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dimanche, 11 février 2024

Convulsions rurales

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Convulsions rurales

par Georges FELTIN-TRACOL

À cinq mois des élections européennes, les campagnes du Vieux Continent s’emballent dans une exaspération variée. Espagnols, Britanniques, Belges, Allemands et Français suivent avec deux à cinq ans de retard la révolte de leurs homologues néerlandais. Ces derniers protestèrent contre les normes administratives, les injonctions officielles et les oukases écologiques punitifs. La Commission européenne a, d’une part, incité à prendre ces mesures et, d’autre part, insisté à ratifier les traités déments de libre-échange au moins disant agricole avéré.

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Depuis bientôt trois semaines, les syndicats majoritaires de l’agriculture hexagonale, productiviste et mécanisée, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles) et les Jeunes Agriculteurs, rencontrent la concurrence non plus de la Confédération paysanne altermondialiste, mais de la Coordination rurale. Dissidence de la FNSEA en 1991 en réaction contre la réforme libre-échangiste de la PAC (Politique agricole commune), la Coordination rurale fusionne avec la FFA (Fédération française de l’Agriculture) dont l’une des figures marquantes fut l’infatigable défenseur de l’enracinement et grand activiste agricole à l’instar d’Henri Dorgères, Alexis Arette. Qu’on se souvienne du magnifique blocus paysan de Paris en 1992 ! Quant au MODEF (Mouvement de défense des exploitants familiaux), proche du PCF, il se met à la remorque des événements…

La présente crise agricole résulte de plus de six décennies d’« industrialisation », de « tertiarisation » et de « bureaucratisation » du secteur primaire. Les agriculteurs sont de nos jours les formidables aventuriers d’une ère moderne finissante. Certains commentateurs voient dans ces manifestations et autres blocages autoroutiers la synthèse des Bonnets rouges bretons de 2013 et des Gilets jaunes de 2018 – 2019, d’où le bonnet jaune porté avec fierté par les mécontents. D’autres y transfèrent leur nostalgie ruraliste et agrarienne alors que le monde agricole est à 100 % urbanisé dans les mentalités. La césure entre les aires rurales et les espaces urbains n’existe plus d’un point de vue psychologique.

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Photo: Jacques Ellul et Bernard Charbonneau

Ce constat, Bernard Charbonneau l’a fait dès 1973 dans son essai Tristes Campagnes (Éditions L’Échappé, coll. « Poche », 2023, 232 p., 12 €). Ami personnel du philosophe anti-technicien Jacques Ellul (1912 – 1994), Bernard Charbonneau (1910 – 1996) reste à l’écart des milieux politiques écologistes. C’est un paradoxe ! Son œuvre riche en essais édifiants constitue une belle somme intellectuelle non-conformiste. Méfiant envers le progrès technique, il clame son amour des patries charnelles. Il regardait d’un œil critique et sceptique l’entrée des écologistes dans l’électoralisme.

Amoureux des paysans du Béarn, des Landes et du Pays Basque, Bernard Charbonneau remarque qu’« autrefois maître de sa terre, le paysan béarnais n’en est plus que l’exploitant provisoire ». Il souligne que « la grande nouveauté de l’après-guerre c’est l’intégration de la campagne dans l’ensemble industriel et urbain, avec pour effet sa transformation en banlieue ». Il note en outre que « nous vivons dans une société qui n’a guère qu’une idée : produire ». Cette course au rendement explique l’endettement des exploitants agricoles, l’extension nécessaire des parcelles au grè des remembrements incessants et l’acquisition, de plus en plus en GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun), de machines automatisées coûteuses. L’introduction de la compétition dans le travail des champs explique le passage du paysan libre au salarié, plus ou moins direct, de l’industrie agro-alimentaire.

Dès 1973, Bernard Charbonneau écrit, visionnaire, qu’« au nom de la rentabilité on détruit l’exploitation familiale de polyculture établie ici depuis des siècles sur sa terre, pour la remplacer par la grande entreprise travaillant pour le marché européen ou mondial. Ou bien on persuade les derniers jeunes de mener un jeu pour lequel ils ne sont pas faits : Dieu – l’Économie – reconnaîtra les siens. Abandonnés dans un désert parsemé de ruines, ils vieilliront dans une angoisse de la faillite, sans pouvoir prendre femme, en attendant le jour où, liquidés par leur tracteur et les hasards de la monoculture, ils devront partir, laissant le nouveau Béarn aux mains de gros propriétaires ou de sociétés étrangères. »

la_fin_des_paysans-631328-264-432.jpgLa « fin des paysans », pour reprendre le titre d’une célèbre enquête du sociologue Henri Mendras en 1967, n’implique toutefois pas la disparition des terroirs. Au contraire, les terres arables conservent toute leur valeur. Elles deviennent plutôt la propriété de multinationales chinoises, indiennes ou moyennes-orientales, car l’agriculture demeure un enjeu crucial pour le maintien de toute communauté politique surtout à un moment où la mondialisation atteint enfin ses limites. L’autosuffisance alimentaire comme d’ailleurs l’autosuffisance énergétique auraient dû être érigées depuis bien longtemps en priorités absolues. Or cela aurait impliqué l’affirmation de l’homme de la terre aux dépens de l’individu de bitume. En fin détracteur du modèle stato-national, Bernard Charbonneau observe que la « modernisation agricole » « a été décrétée d’en haut, en vertu d’un esprit hostile aux particularités, à l’invention et à l’originalité locale, ennemi de tout pays ou patrie ». Ainsi déplore-t-il qu’« un pays, une patrie – je ne dis pas un État-nation - c’est-à-dire un paysage et un style de vie, disparaît ».

Réaliste pessimiste, Bernard Charbonneau estime aussi que « la campagne ne fait pas les révolutions; si elle subit le changement, elle ne favorise guère l’aptitude à le concevoir ». Il faut se défaire de l’envie de voir dans l’actuelle agitation agricole une répétition de la révolte paysanne du Schleswig-Holstein en 1928 - 1932 décrite dans La Ville (1932) d’Ernst von Salomon. Les conditions ne sont guère propices à un tel soulèvement. Il manque aux côtés des agriculteurs des penseurs organiques, des poètes et des artistes authentiques non subventionnés. En effet, dans un récit d’anticipation qui clôt Tristes Campagnes, Bernard Charbonneau rappelle à propos du rôle social de l’art – qu’il ne confond surtout pas avec l’art contemporain ! - qu’« une action révolutionnaire aurait la vertu de lui rendre, comme à la parole, sa dignité. L’art, ou plutôt la pensée vécue jusqu’au sang du cri, serait à nouveau force sociale, créateur de rites et de cérémonies ».

Par leurs actions coups de poing sur les autoroutes et au marché d’intérêt national de Rungis, les adhérents intrépides de la Coordination rurale et des fédérations départementales des exploitants agricoles démontrent cependant leur grand sens de la médiatisation. Hélas ! Ces convulsions rurales actuelles n’empêcheront pas la mort lente des campagnes et leur mutation en zones d’accueil permanent d’une immigration de peuplement en hausse constante. Le cosmopolitisme déteste toute pérennité. La société liquide inonde désormais les campagnes. On assiste en direct à la noyade du monde rural. Qui s’en soucie vraiment ? 

GF-T

 

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 101, mise en ligne le 7 février 2024 sur Radio Méridien Zéro.

mercredi, 05 avril 2023

Retirons l'agriculture aux bourgeois et aux affairistes

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Retirons l'agriculture aux bourgeois et aux affairistes

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/02/27/bs-togliamo-l-agricoltura-a-borghesi-ed-affaristi/

par Bologne

Depuis les temps les plus reculés jusqu'à il y a quelques années, l'agriculture a certainement représenté le travail le plus important pour l'humanité en termes de communauté et de coexistence civilisée. Bien que l'homme ait pu survivre, et pendant longtemps, en tant que simple chasseur ou cueilleur de fruits sauvages, l'art de la vie en communauté n'a pu se développer jusqu'à l'épanouissement de civilisations impressionnantes qu'à travers l'exploitation de territoires où s'installer de façon permanente, en obtenant de la nourriture pour soi et sa famille/son clan/sa communauté et en créant un lien stable, sacré et de vénération, avec la terre où l'on vit.

Même les civilisations les plus indomptables et guerrières ont su reconnaître la valeur intrinsèque du travail des champs et de l'entretien de la terre, qui n'est pas par hasard divinement associée à la fertilité. Au Japon, c'est la déesse Inari, kami du riz, de la fertilité et de l'agriculture; dans l'ancienne Germanie, c'est plutôt Nerthus, la dame de la terre fertile; pour les peuples italiques, on ne peut pas ne pas mentionner Cérès, avec sa tête entourée d'épis de blé, dont l'héritage se reflète encore aujourd'hui dans ce que nous appelons les céréales.

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L'agriculture est donc un travail sacré depuis la nuit des temps, souvent associé à une condition indispensable pour être un homme libre. Si, lorsqu'on parle de l'évolution de l'histoire européenne, il ne faut pas oublier les grands hommes, les chefs explorateurs et les scientifiques, il ne faut pas non plus oublier que notre civilisation s'est toujours appuyée sur la figure de l'agriculteur-soldat.

Pensons aux Spartiates, ces guerriers féroces rendus célèbres par l'épopée des Thermopyles, et considérons que chacun de ces nobles guerriers se voyait attribuer par la Polis une ferme et un espace cultivable, qu'il fallait mettre à profit pour que la cité soit autosuffisante. Mais sans s'embarquer pour la Grèce, il suffit de penser à la Res Publica romaine, fondée sur la charrue et l'épée de ses légionnaires qui, jusqu'aux réformes du premier siècle avant J.-C., étaient toujours aussi des agriculteurs. L'épisode du grand politicien Cincinnatus, homme clé de la politique républicaine, est emblématique : joint par les sénateurs qui l'implorent d'assumer le titre de dictateur pour renverser le cours de la guerre, ils le trouvent en train de cultiver ses propres champs !

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Avec la révolution industrielle et la diffusion de la mentalité capitaliste, la conception sacrée du travail agricole s'est très vite perdue. À partir des grandes innovations technologiques anglaises, qui se sont ensuite répandues comme une traînée de poudre en Europe et dans le monde, la terre cultivée n'a plus été considérée comme une réalité communautaire à sauvegarder avec respect, humilité et dévouement, mais plutôt comme un espace à pressurer pour en tirer toujours plus de profit.

Cette mentalité perdure malheureusement encore aujourd'hui dans la conception occidentale de l'agriculture.

Dans "Nous, les Fascistes", Léon Degrelle constate avec réalisme que "les paysans, si favorisés par les fascismes, ont partout été relégués au second plan". Or, ce sont précisément les fascismes qui ont redonné de la dignité à la paysannerie, au travail agricole dans une grande partie de l'Europe, une dignité qui n'était pas du tout en contradiction avec les profondes réformes technologiques et industrielles que ces gouvernements poursuivaient avec la même ferveur. La politique d'assainissement des marais Pontins en Italie, projet monumental si souvent ridiculisé par les ignorants en matière économique et agraire, avait pour pivot central la création de domaines rationnellement divisés et attribués à des familles paysannes principalement originaires de Vénétie et de la région de Ferrara: une véritable restauration de cette classe de petits et moyens paysans libres, à l'époque éteinte par les pratiques serviles.

Mais pensons aussi à la forte influence de Walther Darré pour obtenir du national-socialisme allemand le consentement des paysans, loin d'être acquis dans l'Allemagne de l'après-guerre. C'est lui qui a élaboré un programme de politique agricole pour le Troisième Reich et qui l'a mis en œuvre en tant que ministre de l'agriculture. Dans "La nouvelle noblesse de sang et du sol", Darré avait déjà théorisé, avant même son accession au pouvoir, que la meilleure jeunesse dirigeante allemande serait précisément issue de ces familles paysannes libres, soustraites à l'exploitation latifundiaire d'une noblesse désormais largement mêlée matrimonialement à la bourgeoisie. Cette conviction du penseur allemand s'accompagne d'une fine analyse politique et historique, qui s'inscrit en fait dans la droite ligne des actions fascistes dans les campagnes pontines.

Aujourd'hui, l'agriculture est en effet revenue à une mentalité totalement commerciale de profit à tout prix. Même les agriculteurs que nous voyons travailler avec amour sur leurs terres sont souvent pris au piège de la logique du marché et de l'exploitation de la main-d'œuvre par les multinationales de la consommation, qui contrôlent en fait la main-d'œuvre agricole dans le monde entier.

C'est normal et parfaitement conforme à l'esprit de notre époque, mais nous ne devons pas permettre à cette mentalité de prévaloir même dans le travail de la terre, qui, comme nous l'avons vu, a des racines spirituelles beaucoup plus anciennes et plus profondes.

La tâche de notre jeunesse est de tout reprendre : les batailles environnementales, le respect de la terre et aussi la dignité du travail agricole, en l'enlevant une fois pour toutes aux bourgeois et aux hommes d'affaires.

18:03 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, agriculture, paysannat, paysannerie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 09 octobre 2017

Vers un ethnocide des paysans?...

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Vers un ethnocide des paysans?...

Entretien avec Yves Dupont

Propos recueillis par Laurent Ottavi

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Yves Dupont au site de la revue Limite à propos de l'essai qu'il a écrit avec Pierre Bitoun, Le sacrifice des paysans (L'échappée, 2016).

Yves Dupont : L’ethnocide des paysans

Yves Dupont est professeur émérite de socioanthropologie à l’université de Caen et co-auteur du sacrifice des paysans, une catastrophe sociale et anthropologique (éditions l’Echappée) avec Pierre Bitoun, chercheur à l’Inra-Paris. Il réinscrit ce qu’il nomme un ethnocide dans la cadre d’une modernité conçue comme une « synthèse inaboutie entre les idéaux universalistes des Lumières et la dynamique expansionniste du capitalisme qui a fini par considérer comme archaïques toutes les aspirations à l’enracinement et à la sédentarité » caractéristiques des sociétés paysannes. Il en déduit l’absolue nécessité de bâtir un monde post-productiviste et décroissant.

Limite : Pourquoi avoir construit votre livre comme vous l’avez fait, en le scindant en deux grandes parties, le sacrifice des paysans en tant que tel n’étant abordé que dans un second temps ?

Yves Dupont – Parce qu’il nous fallait d’abord, pour rendre compréhensibles les raisons pour lesquelles le sacrifice des paysans a longtemps été retardé et occulté en France, revenir sur la tentative, à partir de 1945, de trouver une troisième voie entre capitalisme et communisme par la construction d’un Etat-Providence. Si cette tentative a, durant les « Trente Glorieuses », engendré une forte croissance économique, une augmentation générale des niveaux de vie et une protection sociale à la majorité des français, elle a néanmoins abouti à ce que nous avons appelé les Quarante Honteuses avec le retour de politiques néolibérales à partir du début des années 1980. Dans les faits cependant, c’est dès le début des années 1960 qu’ont véritablement été engagées les politiques de « modernisation » de l’agriculture et, sur le fond, de son industrialisation. Le sacrifice des paysans qui n’utilisait le marché que comme un « détour de reproduction » était dès lors scellé.

Pourquoi la modernité telle que vous la définissez ne veut plus des paysans, qu’elle a transformé en agriculteurs productivistes ? Que se joue-t-il dans le passage du paysan à l’agriculteur, également sur le plan symbolique et des mentalités ?

Héritiers de la pensée de Cornélius Castoriadis, nous appréhendons la modernité dans une perspective anthropologique, comme incarnation d’une conception particulière de l’humanité de l’homme. Les sociétés s’instituent en effet à partir de confrontations entre des imaginaires rivaux, et les formes sociales et historiques qu’elles finissent par revêtir portent toujours les traces de ces affrontements. Toute société conserve ainsi en son sein ses cohortes de vaincus, d’humiliés, d’aigris, mais aussi d’aspirants à un autre ordre du monde prenant appui sur un passé qui n’a pas été honoré. Ainsi, malgré les compromis auxquels ils semblent être parvenus, les régimes démocratiques sont-ils loin d’avoir rompu avec les logiques et les pratiques de domination. La modernité, c’est d’abord la passion des artifices, de l’artificialisation de la nature et des hommes progressivement réduits à des ressources. C’est également un processus qui a conduit à interposer entre les hommes et la nature, mais également entre les hommes, un gigantesque appareil d’organisation, de gestion et de contrôle de la totalité de ce qui est. La modernité peut ainsi être appréhendée comme une tentative de synthèse inaboutie entre les idéaux universalistes des Lumières et la dynamique expansionniste du capitalisme qui a fini par considérer comme archaïques toutes les aspirations à l’enracinement et à la sédentarité qui caractérisaient les sociétés paysannes. Selon nous, leur valorisation d’un universalisme articulé à des appartenances particularistes ne les assimilait en rien à des sociétés closes, voire obscurantistes. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, de se rappeler le patriotisme qui habitait les paysans lorsqu’ils se précipitèrent au front lors de la mobilisation de 1914 puis en 1939. Le nombre terrifiant de leurs morts en témoigne d’ailleurs à l’évidence. Mais cette conception parfaitement acceptable du monde a été balayée par l’universalisme abstrait et l’individualisme « hors sol » qui accompagnent les aspirations à l’illimitation du capitalisme finissant dont l’agriculteur productiviste ou l’agro-business man constituent aujourd’hui la pathétique incarnation.

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Contrairement à ce qu’affirmait Michel Onfray dans l’entretien que votre revue a récemment réalisé avec lui, le capitalisme ne se réduit pas à l’activation d’une pulsion d’échange incoercible entre deux individus convoitant le même bien en situation de rareté. Il suffit de relire Marx ou Karl Polanyi pour s’en convaincre. Et ce qui est sur le point de rendre le capitalisme obsolète ou périssable, ce sont le mur écologique et le chômage de masse qui se dressent désormais devant l’humanité tout entière et nous obligent à nous interroger à nouveaux frais sur la démesure et la profonde irrationalité qui ont emporté la modernité vers ces abîmes. 

Vous employez les mots d’« ethnocide » et de « catastrophe » sociale et anthropologique. Pourquoi le choix de termes aussi forts ?

Comme l’a montré le philosophe Alain Brossat, Tocqueville a, le premier, mis en évidence la coextensivité de la démocratisation du monde et des premiers génocides et ethnocides de la modernité. C’est toutefois l’ethnologue Robert Jaulin qui a inventé le terme d’ethnocide pour qualifier les violences et les massacres commis par les colonisateurs à l’encontre des autochtones en Amérique du Nord et du Sud. Pour Pierre Clastres, ethnologue lui aussi, si le génocide renvoie à l’idée d’extermination d’une « race », l’ethnocide caractérise la destruction de la culture propre à certains agrégats humains : l’ethnocide écrivait-il, « est donc la destruction systématique des modes de vie et de pensée de gens différents de ceux qui mènent cette entreprise de destruction. En somme, le génocide assassine les peuples dans leur corps, l’ethnocide les tue dans leur esprit ». Comme nous l’avons montré dans notre essai, c’est par et au prix d’une profonde dévalorisation de leur culture que les paysans sont devenus agriculteurs. Parce qu’ils ont été considérés comme porteurs de « mauvaises différences » beaucoup d’entre eux se sont résignés ou tus, quand ils n’ont pas mis fin à leurs jours dans une indifférence quasi généralisée. Quant au mot catastrophe, il vise simplement à caractériser la transformation radicale et probablement irréversible du monde qu’avaient pendant presque mille ans imaginé et construit les sociétés paysannes. Sociétés, il faut une fois encore le souligner, largement ouvertes, productrices d’architectures, de paysages, de techniques, de savoirs, de produits et de cuisines dont nous découvrons tardivement aussi bien la beauté que l’extraordinaire adéquation avec les écosystèmes au sein desquels elles s’étaient déployées. Sociétés aux multiples langues, dialectes et patois, irriguées par de multiples foires et marchés, solidaires aussi et ayant opposé de farouches résistances à leur destruction. Sociétés qui, comme l’a montré Tocqueville dans L’Ancien régime et la révolution, étaient profondément irriguées par des usages démocratiques et dont les membres n’avaient rien à voir avec les « péquenots » ou les « bouseux » que l’idéologie dominante en a stupidement construits. 

Quelles sont les conséquences du sacrifice des paysans pour nous tous ? Diriez-vous qu’il n’y a pas de pays vivable sans paysans, le second mot signifiant d’ailleurs étymologiquement « gens du pays » ?

Ces conséquences sont évidemment multiples et encore en devenir si l’on pense que le « travail » de dépaysannisation est toujours en cours, qu’il s’accélère, qu’il devient de plus en plus brutal, et qu’il va se cumuler avec les vagues d’exode écologique liées au changement climatique, aux conflits armés et à l’exploitation minière et industrielle des territoires.

On peut en effet estimer qu’il reste aujourd’hui environ trois milliards de paysans sur la Terre qui, comme cela s’est passé en Chine depuis une cinquantaine d’années, ne cessent de quitter les campagnes sous l’empire de la nécessité en croyant que ce déracinement leur permettra d’améliorer leur condition. Beaucoup de ceux qui trouvent un travail participent, pour des salaires de misère, à édifier des villes où la population asphyxie, à construire tous les appareils imaginés par les ingénieurs de la Silicon Valley pour faire advenir un monde entièrement numérisé, ou à bâtir des porcheries industrielles où s’entassent des centaines de milliers de cochons. Dans ces conditions, en effet, il va de soi qu’il n’y a pas de pays vivable sans paysans mais, plus généralement, sans l’existence de travailleurs indépendants, d’artisans et de commerçants. Mais, plus fondamentalement, ce qui a tendu à disparaître avec le sacrifice des paysans et des sociétés paysannes, ce sont toutes les discontinuités non monétaires qui participaient de l’équilibre général des échanges : coopérations diverses, échanges de biens, de savoirs et de services, dons et contre-dons créateurs de liens sociaux et de solidarités qui limitaient le désir d’emprise et de réussite individuelle. Il est donc loin d’être établi, surtout aujourd’hui, que cela n’allait pas mieux avant !

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Vous écrivez qu’il est nécessaire d’en finir de façon radicale avec le capitalisme pour bâtir une société postproductiviste, « prudente, solidaire et pluraliste », et sauver nos paysans. Comment rendre une telle ambition possible et y-a-t-il des mouvements actuels sur lesquels il est possible et souhaitable d’après vous de s’appuyer (Confédération paysanne, Via Campesina) ?

Votre formulation pourrait paraître brutale, voire excessive, car nous sommes avant tout des chercheurs et bien loin d’en appeler « de façon radicale » à la liquidation du capitalisme, nous nous sommes efforcés de montrer l’absolue nécessité dans laquelle l’humanité se trouve aujourd’hui d’inventer un monde post-productiviste et par conséquent décroissant. Ou, pour reprendre une expression du sociologue allemand Ulrich Beck, de rompre avec toutes les formes « d’intoxication volontaire » qui empoisonnent à petit feu l’humanité contemporaine.

Bien qu’appartenant à une école de pensée à coup sûr minoritaire, nous ne nous considérons en rien comme catastrophistes en affirmant, preuves à l’appui, que dans l’état actuel des choses et pour longtemps encore, ce qui contribue à nous entraîner vers la catastrophe croît beaucoup plus rapidement que ce qui pourrait nous sauver. L’accélération de la fonte de la banquise liée au réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité et la poursuite de l’extinction des espèces, l’augmentation des « cancers environnementaux, la pollution des mégapoles, notre incapacité à démanteler les centrales nucléaires, l’exode écologique de millions d’individus pour ne prendre que quelques exemples incontestables de notre impuissance, montrent qu’aucun développement durable ou soutenable ne parviendra à enrayer les dégâts du capitalisme car il est dans la nature même de ce dernier de fonctionner à la dépense incontinente et à l’autophagie. Ayant accompagné pendant plus de trente ans de multiples mouvements sociaux paysans et écologistes et aussi beaucoup travaillé aux côtés de la Confédération paysanne, nous savons que leur manière d’habiter la Terre est aussi parfaitement ouverte que rationnelle et raisonnable. Mais l’agriculture (paysanne ou biologique) qu’ils pratiquent est souvent extensive et peu compatible avec la poursuite de l’urbanisation galopante et de la multiplication des zones commerciales, des infrastructures routières et ferroviaires, mais aussi de l’apparition de véritables déserts ruraux interdisant le développement de circuits courts. A quoi il faut ajouter l’inégale répartition des aides aux producteurs et la captation des terres par les grandes exploitations industrielles.  Ainsi, comme je l’ai déjà indiqué, il est pour le moment incontestable qui ce qui menace l’humanité dans son ensemble se développe aujourd’hui beaucoup plus rapidement que ce qui pourrait la sauver.

Yves Dupont, propos recueillis par Laurent Ottavi (Limite, 7 septembre 2017)

samedi, 28 novembre 2015

Le crépuscule de la paysannerie dans Le Médecin de campagne de Balzac

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Le crépuscule de la paysannerie dans Le Médecin de campagne de Balzac

En 1833, Balzac publie Le Médecin de campagne, l’un des romans les plus singuliers de la Comédie Humaine dont l’intrigue laisse entrevoir la fin du monde paysan traditionnel.

Le décor est planté dans la première moitié du XIXe siècle, en 1829. Le colonel Pierre-Joseph Genestas, vétéran des armées napoléoniennes, rencontre un médecin de campagne du Dauphiné, à quelques lieues de Grenoble. Le premier contact entre ces deux bourgeois est amical et, rapidement, ils se confient l’un à l’autre. Le médecin, qui est aussi le maire de la ville, évoque ses victoires et ces dix ans qu’il a passés à développer le bourg pour que « la circulation de l’argent fasse naître le désir d’en gagner ». À son arrivée, le lopin de terre était misérable, la réputation de la province sans rayonnement, et les paysans, hermétiques au progrès. À force de pugnacité, ce bourg s’est transformé en une petite ville dynamique à l’économie florissante : explosion de la natalité (passant de 700 à 2 000 âmes), création de routes pour favoriser le commerce, développement de l’industrie…

Mais l’« ami des pauvres », comme l’appellent à tort les paysans, n’est pas qu’un tacticien pugnace. Celui-ci se montre aussi particulièrement dédaigneux à l’égard des hommes de la terre. Le docteur Benassis considère que ceux qui « croupissaient dans la fange et vivaient de pommes de terre et de laitage » doivent être éduqués. Homme providentiel auto-proclamé, il s’est donné pour mission d’imposer sa vision du monde. « Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant », raconte-t-il. Évoquant l’« incapacité de penser » des paysans, il les infantilise pour imposer son propre modèle qu’il considère comme supérieur.

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Sa solution est toute trouvée : en faisant des agriculteurs des consommateurs comme les autres, Benassis espère voir éclore une économie de marché toute puissante, quitte à réduire la terre, fondement du monde paysan, à un simple moyen de production.

La terre, comme unique bien du paysan

En hébreu la racine du mot « Terre », Adama, est la même que celle du mot « Homme », Adam. Ce lien, révélé dans la Genèse, souligne le fait que l’homme naît de la terre et retourne à la poussière. Ces racines communes expriment combien ces deux entités sont indissociables symboliquement et combien elles se nourrissent mutuellement. Pareillement, l’identité paysanne naît de la relation fondamentale que l’homme entretient avec la terre. La terre est le seul seigneur du paysan et Benassis le saisit lorsqu’il déclare à Genestas : « Le travail, la terre à cultiver, voilà Le Grand-Livre des Pauvres. »

Incarnation de cette bourgeoisie hors-sol, le médecin de campagne ne comprend pas l’attachement du paysan aux lieux dans lesquels il s’enracine. « Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, un paysan s’y attache beaucoup plus qu’un banquier ne tient à son hôtel », confie-t-il à Genestas. Cette incompréhension participe de son dédain du monde paysan.

Le nom que porte le premier chapitre du livre n’est pas anodin. Cette entrée en matière où l’on suit les pérégrinations du médecin accompagné par le militaire s’intitule « Le pays et l’homme ». Il exprime cette déliaison, ce projet en sous-bassement puisque Benassis impose une logique économique toute-puissante. La rupture entre le pays et l’homme correspond à ce à quoi le médecin de campagne fait référence lorsqu’il se dit prêt à « froisser pour accomplir le bien ». Il est impossible de propager des méthodes d’agriculture moderne, de faire du monde un grand marché, sans détériorer ce rapport entretenu avec la terre. Or, la terre, comme les frontières qui la délimitent, figure comme une façon d’enraciner l’homme dans un espace et dans un temps singulier, qui le définissent.

Pour transformer le paysan en consommateur et accomplir ses projets économiques, Benassis essentialise la terre en une matière première qu’il convient d’exploiter. Cela, selon la logique d’Adam Smith dans La Richesse des Nations qui considère la terre comme un simple facteur de production, au même titre que le travail ou le capital. C’est-à-dire seulement comme un moyen d’alimenter la machine économique : sa valeur est conditionnée par son prix de revient, et n’acquière de l’importance que lorsque le salaire qu’on obtient d’elle augmente. Seulement, lorsque la terre devient une valeur marchande comme une autre, elle perd son supplément d’âme.

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Perte de la terre, perte de spiritualité

Parce qu’il veut « élever » les paysans, Benassis va asseoir la domination du matériel sur le spirituel : « Le besoin engendrait l’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gain un bien-être, le bien-être des idées utiles. » Toute puissance supérieure est éradiquée au profit du visible, de la rentabilité et du commerce, dans une logique spéculative. Cette unique source d’« idées utiles » permet de faire naître de nouveaux besoins, à l’infini.

Il ne s’agit pas là d’un remède matériel à une condition spirituelle inaliénable, mais d’une matérialité stricte et assumée : Benassis s’engage à ce que « la circulation de l’argent fasse naître le désir d’en gagner » et fait ainsi de l’argent, non pas un moyen mais une fin en soi. C’est cette logique spéculative que dénoncera Charles Péguy au début du siècle suivant dans L’Argent : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. »

Cette perte de la dimension spirituelle de la terre, participe à l’avènement d’un nouveau dieu. En 1944, dans La Grande Transformation, l’économiste hongrois Karl Polanyi expliquera combien cette soumission de la terre aux lois du marché est l’une des grandes caractéristiques du capitalisme. Le Médecin de Campagne permet de percevoir les prémisses du capitalisme préindustriel dans la société du règne de Louis-Philippe.