Ellen KOSITZA:
Hommage à Knut Hamsun pour son 150ème anniversaire
Il y a cent cinquante ans, le 4 août 1859, naissait l’un des écrivains les plus chatoyants d’Europe. Il fut un homme fier, indocile, il cherchait la rébellion à tout prix mais demeure, malgré cela, un artiste aux sens très aiguisés.
Cette description ferait certes grommeler notre jubilaire: quoi, moi, un artiste? Pfff... les artistes, un ramassis qui n’a point besoin du monde! Chatoyant, moi? Fichtre, sous mes ongles, il y a de la terre sombre qui colle, alors, votre chatoyance, vos apparences... elles me laissent froid! Ecrivain, moi? Avec une rage contenue, cet homme de lettres si célèbre répondait à tous ses lecteurs qui lui écrivaient, en lui adressant leur courrier par un “A Monsieur l’Ecrivain Knut Hamsun”, qu’il était un paysan et rien de plus et que sans ses enfants, il “n’aurait même pas mérité une pierre tombale”.
Pour Hamsun, les hommages, qu’on lui rendait, n’avaient guère de sens. Il refusait très souvent les titres de docteur “honoris causa”, les décorations et les honneurs. Il n’avait pas l’habitude de lire les biographies qu’on lui consacrait, ni les recensions qu’on écrivait sur ses livres. Mais il s’insurgeait avec véhémence quand il voyait que la presse maltraitait un livre de sa femme Marie (en l’occurrence: “Les enfants de Langerud”, qui aujourd’hui encore reste un livre qui n’a pas pris une ride). Mieux: tout à la fin de sa carrière, il envoya la médaille du Prix Nobel, qu’il avait gagné en 1920, et qu’il jugeait “objet inutile”, à Joseph Goebbels, et, cerise sur le gâteau, rédigea une notice nécrologique pathétique à la mort d’Adolf Hitler, ce qui fit de lui, et définitivement, un personnage controversé.
Mais qui fut donc ce Knut Hamsun? Il était le fils d’un pauvre tailleur et d’une mère qui deviendra vite neurasthénique. Né Knud Petersen, il était le quatrième d’une famille de sept enfants, natifs du centre de la Norvège. Très jeune, il fut hébergé par un oncle, homme cultivé mais chrétien rigoriste et, par là même, incapable d’aimer, qui avait élu domicile très loin dans le Nord du pays. C’est là, parmi les animaux, les livres, en ne fréquentant qu’épisodiquement l’école, et sous des frimas qui duraient quasiment toute l’année, que Hamsun a grandi. L’adolescent était très soucieux de publier ses premiers écrits, qui n’ont pas été conservés; il en finançait l’impression et des colporteurs distribuaient ces courtes nouvelles pour quelques “öre” (quelques sous).
Hamsun ne s’est jamais fixé en un endroit précis: il travaillait ci et là comme instituteur, comme commis aux écritures dans l’administration ou comme ouvrier sur les chantiers des ponts et chaussées. Lorsqu’il émigra pour la première fois en Amérique en 1882 et y demeura plusieurs années, il avait déjà vécu quelques expériences à l’étranger. A vingt-neuf ans, et après de nombreuses tentatives opiniâtres, il perce enfin en littérature: un quotidien imprime son récit intitulé “La faim” (1890) en feuilleton. L’histoire se base sur les propres expériences de Hamsun à Christiana (l’actuel Oslo), où jeune artiste jeté dans les précarités de l’existence, il meurt presque de faim. Le récit attire lecteurs et critiques, qui en restent marqués à jamais.
Un an après, Hamsun publie un écrit polémique “Le vie intellectuelle dans l’Amérique moderne”, au ton acerbe, amer et virulent pour régler ses comptes avec l’esprit borné d’Outre-Atlantique, ressenti comme hostile à toute forme de culture. Hamsun avait demandé qu’on ne le réédite pas. Mais avec ces deux livres, son nom avait acquis célébrité. La bohème littéraire des grandes villes aimait se référer à ce poète rebelle, à ce coléreux exalté, qui, en plus, ne mâchait pas ses mots quand il évoquait les grandes figures intellectuelles de son pays, surtout Ibsen et aussi, plus tard, son protecteur, l’écrivain national Bjørnstjerne Bjørnson. Hamsun suscitait l’intérêt parce qu’il ribouldinguait et s’avèrait un causeur spirituel de tout premier ordre.
Il était charmant et charmeur mais, s’il le fallait, il se montrait très combattif. Il y avait toutes sortes d’attitudes qu’il détestait: l’esprit du mouvement féministe, ensuite ceux de la réforme orthographique (“Il ne faut pas démocratiser la langue, il faut l’anoblir”), du culte des vieillards (devenu vieillard lui-même, il continuait à le mépriser: “on ne devient pas plus sage mais plus bête”), du tourisme qui était en train de se développer, de la vie urbaine (même si elle l’attirait toujours vers les métropoles), de la décadence des temps modernes et surtout l’esprit contemplatif de la bourgeoisie. Et avant toute chose, il abhorrait le monde anglo-saxon avec son “pragmatisme dépourvu d’esprit”. La Russie (parce qu’il aimait Dostoïevski), la France (parce qu’il vécut quelque temps à Paris) et surtout l’Allemagne (il y envoya sa fille Ellinor à l’école) suscitaient sa sympathie. C’est surtout la réception de ses oeuvres en Allemagne qui aida Hamsun à faire rayonner sa célébrité en dehors de la Scandinavie. Son éditeur, Albert Langen, devint l’un de ses meilleurs amis.
Pourtant, au départ, l’oeuvre de Hamsun a connu une réception ambigüe. Deux livres surtout ont déplu: l’énigmatique roman “Mystères” (1892), qui est considéré aujourd’hui comme un classique (récemment Helmut Krausser en a tiré une pièce de théâtre sous le titre de “Helle Nächte”/”Nuits claires”), et “Lynge, rédacteur en chef”, une critique mordante du journalisme de son époque. C’est donc avec ses romans “Pan” et “Victoria”, qui n’ont plus jamais cessé d’être édités et réédités, que Hamsun connut le succès.
Il eut une fille avec sa première femme en 1902, mais ce mariage fut très éphémère. S’ensuivirent des années fébriles et mélancholiques, ponctuées de crises de créativité. Hamsun en souffrit énormément. Il se soumit même à une psychothérapie de longue durée pour surmonter le syndrome de la page blanche. Son public ne s’en aperçut guère: Hamsun était un polygraphe génial; en bout de course, son oeuvre couvre trois douzaines de volumes, principalement des romans, bien sûr, mais aussi des récits, des poèmes, des drames et des souvenirs de voyage.
Vers 1906, plusieurs oeuvres se succèdent à un rythme rapide, comme “Sous l’étoile d’automne”, “Benoni”, “Rosa” et “Un vagabond joue en sourdine”. Une nouvelle phase dans l’oeuvre de Hamsun venait de commencer. En 1909, il épouse Marie, une actrice bien plus jeune que lui. De ce mariage naîtront deux fils et deux filles. Amoureux de la Vie, qu’il croquait à belles dents, Hamsun savait, depuis sa plus tendre enfance, vivre et créer dans toutes les situations mais, il passait maître dans l’art de ne jamais trouver ni paix ni quiétude.
Dans la pauvreté, il fanchissait les obstacles; il avait l’habitude de transporter avec lui une planche qui lui servait de chevalet, son manteau lui servait d’oreiller. Quand il avait de l’argent, il le dépensait en des achats grandioses et distribuait le reste aux nécessiteux. Entouré de sa famille, il ne trouvait pas la quiétude pour écrire. Quand il se retirait, il souffrait de l’absence de sa femme et de ses enfants. Il aimait jouer avec ceux-ci. S’il vivait ici, il fallait qu’il se rende là-bas; s’il était absorbé par la rédaction d’un roman, le travail de la terre lui faisait cruellement défaut.
En 1911, Hamsun achète une ferme dans le Nord de la Norvège. En 1917, il retourne dans le Sud avec sa famille, où, avec l’argent que lui procurera l’attribution du Prix Nobel, il achètera une ferme parfaite selon ses voeux. Depuis des années déjà, Hamsun avait été pressenti comme candidat pour ce Prix Nobel. En 1920 aussi, les observateurs estimaient que le Nobel littéraire lui échapperait, à cause de Selma Lagerlöf, membre du jury (Hamsun se moquait d’elle, parce qu’elle était une femme célibataire et sans enfants). Finalement, le roman de Hamsun, “L’éveil de la glèbe”, paru trois ans auparavant, fit l’unanimité.
Dans ce roman, l’écrivain raconte la vie d’un paysan fruste, qui peine sur une terre ingrate, Isak: comment celui-ci se taille une place au soleil, au milieu d’une nature sauvage, comment il plante, travaille et produit; Isak est brave, fidèle et immunisé contre toute corruption de l’âme. Hamsun montre aussi comment le monde moderne, avec tout son cortège de séductions, s’approche de son héros et le frappe. Non, Hamsun n’a pas fait du romantisme à bon marché. Ne s’est pas posé comme un nostalgique qui regrette le bon vieux temps. Elle recèle chaleur et rudesse, fertilité et putréfaction: telle est la Terre sur laquelle croissent et dépérissent les créations d’Isak. De nos jours encore, “L’éveil de la glèbe” est considéré comme un jalon important dans l’histoire de la littérature mondiale.
Cependant, le discrédit tombera sur Hamsun. Jamais il n’avait dissimulé sa germanophilie inconditionnelle. Dans les années 30, il accumule les invectives de nature politique. En 1935, il salue le retour de la Sarre à l’Allemagne. En 1939, des semaines avant que n’éclate la guerre, il plaide pour la réintégration de Dantzig dans le Reich; et il écrit: “Les Polonais sont parfaits – en Pologne”.
Lorsque les Allemands occupent la Norvège en 1940 et ne précèdent les Anglais que de quelques heures, Hamsun publie plusieurs appels à son peuple, qui sympathisait avec les Anglais et l’exhortait à accepter l’occupation allemande. Hamsun n’a jamais pris position quant à l’idéologie nationale-socialiste; il n’était pas antisémite et considérait que les Juifs constituaient un peuple “très doué, formidablement musical”; pour l’antisémitisme nazi, il avait une explication toute prête: “Il y a de l’antisémitisme dans tous les pays. L’antisémitisme succède au sémitisme comme l’effet succède à la cause”. En 1943, Hamsun rend une visite pesonnelle à Hitler, pour se plaindre de la gestion de Terboven, le Commissaire du Reich en Norvège. L’entretien se termine mal: Hamsun a failli se faire jeter dehors sans ménagement. Après cette confrontation tapageuse, Hitler aurait donné l’ordre de ne plus lui présenter des “gens pareils”.
A la fin de la guerre, Hamsun avait 86 ans. On le priva de liberté pendant deux ans pour “activités de trahison”: résidence surveillée à domicile, prison, asile psychiatrique. Son dernier livre, “Sur les sentiers où l’herbe repousse” (1949), raconte les péripéties de cette époque, sans aucune amertume, au contraire avec ironie et sérénité.
Hamsun meurt dans sa ferme à Nörholm en février 1952, réprouvé et ruiné. Contrairement à Hemingway (qui était l’un des auteurs préférés de Hamsun), notre écrivain norvégien n’a jamais tué personne; il s’est simplement agité dans le mauvais camp, celui des perdants. Voilà ce qui nous explique pourquoi des dizaines de cafés portent le nom de Hemingway. Et pourquoi, récemment encore en Norvège, une âpre polémique a éclaté pour savoir s’il fallait baptiser des rues ou des places du nom de Knut Hamsun.
“Je suis comme le saumon”, avait un jour écrit Hamsun, “je me sens obligé de nager à contre-courant”.
Ellen KOSITZA.
(article paru dans “Junge Freiheit”, n°31-32/2009, trad. franç.: Robert Steuckers).