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dimanche, 20 février 2011

Jimmy Shand - Mairi's Wedding

Jimmy Shand - Mairi's Wedding

dimanche, 21 mars 2010

L'héritage des clans en Ecosse

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1988

L'héritage des Clans en Écosse

par Freiceadan nan Gaidheal

Grâce à Sir Walter Scott et à toute l'armée de ses héritiers, depuis la Reine Victoria jusqu'aux millionnaires texans du pétrole se réclamant d'une vague ascendance calédonienne, le système écossais des clans est généralement perçu aujourd'hui en termes de tartans, de kilts et de chefs vivant à Dallas. Mais le système des clans est davantage que tout ce folklore : il incarne l'idée d'un modèle de relations entre les hommes, entre égaux, entre les égaux et les chefs qu'ils se désignent et entre égaux et le pays qu'ils habitent et enrichissent. Cette idée de­meure aussi valable et pertinente aujourd'hui qu'il y a mille ans.

Car le clan écossais était davantage qu'une simple association d'hommes vêtus de plaid et partageant un même nom. Avant que les romantiques de l'ère victorienne ne l'imaginent, il n'existait rien de semblable au "tartan clanique". Le clan constituait une entité sociale très rare dans l'Europe d'alors : il était une association d'hommes libres, possédant leurs propres terres et élisant leurs chefs.

Les terres du clan n'étaient pas possédées par un seigneur, ou par le chef du clan, mais par la to­talité de ses membres. Seul le clan en tant que tout pouvait vendre ou céder les terres qui lui appartenaient. Ces terres étaient partagées entre tous les membres par l'assemblée du clan pour le bénéfice de toute la collectivité. Une partie était allouée au chef et à son administration ; une autre aux prêtres (d'abord païens, ensuite chrétiens de rite celtique) ; une autre partie était travaillée en commun et, enfin, une dernière partie était tenue en réserve pour subvenir aux besoins des pauvres, des vieillards et des infirmes. Le reste était partagé de façon telle que chaque membre du clan puisse disposer de son propre lopin à cultiver.

 

Solidarité clanique et éligibilité des rois

 

Chacun des membres du clan payait des impôts au clan de façon à soutenir la communauté et de soutenir les pauvres, les vieux, les malades et les orphelins. Lorsqu'un membre du clan tom­bait malade, il ou elle avait droit, légalement, à de la nourriture et un traitement médical gra­tuits, payés par le clan. Se doter de provisions pour le bien-être de tous les membres du clan, telle était la fonction même de l'institution cla­nique, codifiée dans l'ancienne loi écossaise.

Le chef du clan n'était pas un suzerain héréditaire mais un chef élu, choisi habituellement mais non nécessairement dans une famille de chefs, lors de l'assemblée de tout le clan. Le chef en titré nommait et formait généralement son successeur, le tanist (du gaélique tanaiste, « second »), qui n'était pas son fils aîné mais la personne qu'il jugeait la plus capable de lui succéder. L'assemblée du clan n'était pas tenue d'entériner ce choix.

Le même système de tanistry, ou de chefferie élective, se retrouvait à plus grande échelle dans le gouvernement de l'Écosse entière. Cha­cune des six provinces ou mhaorine (intendance) de l'Écosse du haut moyen-âge était gouvernée par un mormaer (mor-mhaer ou Grand Intendant) élu par les chefs des clans de sa province. Il était issu généralement d'une vieille famille d'intendants. Tous les chefs de clan du pays, conjointement aux mormaer et aux évêques de rite celtique, avaient le droit d'élire et de déposer le Ard Righ na h-Alba ou le Grand Roi d'Écosse au cours d'une grande assemblée tenue selon la coutume dans l'ancienne capitale Scone. Les Grands Rois étaient généralement choisis dans les maisons royales de Moray et Atholl mais la dignité de roi n'avait rien d'héréditaire et ne se transmettait pas de père à fils aîné.

Les hommes et les femmes d'un clan, même humbles, n'étaient nullement serfs et leur chef n'était jamais un despote féodal. Chaque membre du clan avait son mot à dire dans l'élection du chef et détenait une part de propriété dans les terres collectives du clan. Il ou elle disposait de droits clairement définis par l'ancienne et complexe loi celtique. Les querelles étaient réglées par arbitrage devant un breithaemh professionnel, un juge. La peine de mort était rarement prononcée et, le cas échéant, uniquement pour des crimes monstrueux. Les femmes ne l'encouraient jamais. Les jugements barbares par ordalie, les punitions entraînant des mutilations, pratiquées dans toute l'Europe avec la bénédiction de l'Église officielle, étaient inconnues dans la vieille Écosse. La punition la plus terrible et la plus crainte était le bannissement.

 

Le christianisme sape le système clanique

 

Les femmes détenaient une place élevée dans la société clanique, contrairement à la position subordonnée (« bien meuble » ou « instrument ») que leur assignait l'idéologie chrétienne domi­nante. Toute femme pouvait être élue chef de clan et même conduire son clan à la bataille. Elle demeurait propriétaire de tous les biens qu'elle avait amenés lors de son mariage. Elle pouvait exercer une fonction à égalité avec un homme et elle jouissait de nombreux droits non octroyés ailleurs dans le « monde chrétien ».

Ce système celtique, unique en son genre, atteignit son apogée vers la moitié du XIème siècle, sous le règne sage et éclairé de MacBeth MacFindlaech, mis en scène plus tard par Shakespeare. La chute de MacBeth en 1057, dont la position fut usurpée par le roi­marionnette Malcolm Canmore, mis sur le trône d'Écosse par une armée anglaise, enclencha le processus de déclin des clans.

Ce déclin a eu pour base l'Église chrétienne. Tout comme en Scandinavie, en Écosse, l'Église apporta dans le sillage de ses missions la fin de la liberté et la mort des anciennes et vénérables traditions, apanages d'une nation fière et indépendante. L'Église imposa à l'esprit des hommes une tyrannie totalitaire, à l'ombre du chevalet de torture et des bûchers. L'Église détestait le système clanique parce qu'il interdisait la transmission de terres aux ecclésiastiques et parce qu'il subordonnait la hiérarchie ecclésiale à sa structure propre, chaque espace clanique devant constituer un diocèse dont les membres intervenaient dans la nomination des évêques. Rome suspectait ainsi l'Église celtique d'Écosse de servir de havre à des idées indépendantes et « hérétiques ».

En Écosse, l'Église, comme une calamité, s'abattit sur le peuple par les intrigues de Mar­garet, l'épouse fanatique et religieuse de Mal­colm Canmore, le roi laquais des Anglais. Ses fils continuèrent son travail de sape. Trois d'entre eux régnèrent sur l'Écosse. Ils importèrent des prêtres et des moines anglais, ce qui contribua à mettre l'Église celtique à genoux.

Des conceptions étrangères à l'Écosse, comme la primogéniture (l'hérédité du pouvoir et des terres par le fils aîné, indépendamment de ses compétences) et, surtout, l'idée que les terres ne sont pas un héritage collectif inaliénable, appartenant au peuple dans son ensemble, mais une simple propriété qui peut être vendue ou achetée. Dans cette conception, les hommes ne sont plus eux-mêmes que des « biens meubles » et doivent être traités en conséquence (servage et féodalisme). Voilà quelques-uns des principes pervers que l'Église a imposé à la vieille Écosse.

 

Les Highlands restent libres...

 

Sous le règne des fils de Margaret (et surtout sous David Ier), qui s'emparèrent du pouvoir illégalement, soit par « héritage » tout en déposant le roi élu Donald Ban, des chevaliers normands furent introduits dans le pays pour défendre le roi contre le peuple. Ceux-ci reçurent en octroi des terres écossaises en remerciement de leurs services. Le Roi, selon la loi traditionnelle, n'avait pas le droit de les donner...

Dans la partie méridionale de l'Écosse, la culture autochtone celtique, avec son système de clan, fut annihilée par une religion étrangère, un système politique étranger, des soldats étrangers et une langue étrangère. L'Église encouragea l'usage de l'anglais à la place du gaélique parce que cette langue était celle des « hérétiques » du rite celtique. L'ère des hommes libres, régis par des lois correctes, fut supplantée par la domination âpre de seigneurs en armures et à cheval, de prêtres étrangers en robe soutenus par une police tonsurée des esprits, sur leurs serfs.

Seuls les Highlands demeurèrent libres. En 1411, sur le champ sanglant de Red Harlaw, les Highlanders furent sur le point de libérer l'Écosse entière. Hélas, ils connurent l'échec. Un jour humide d'avril 1746, les Highlands finirent par ployer le genou. Les derniers restes du système clanique succombèrent avec eux. La loi étrangère et féodale de la possession personnelle des terres fut imposée au Nord, transformant les chefs de clan en seigneurs héréditaires et leurs clansmen en manants.

Les mérites des deux systèmes sociaux peuvent se jauger à la lumière de ce qui se passa après. Comme le Dr. Johnson put le prévoir avec justesse, la nouvelle loi transforma les chefs patriarcaux en seigneurs rapaces. Pendant plus de mille ans, sous l'ancien système, les clansmen des Highlands avaient vécu en toute sécurité sur la terre de leurs ancêtres. Après moins de cent ans sous la nouvelle loi, les collines étaient désertées de leurs habitants, chassés par les héritiers non élus de leurs anciens chefs, de façon à faire de la place pour les moutons, décrétés « plus rentables ». Le lien immémorial entre la terre et le peuple venait de se briser. L'ancienne culture et l'ancienne langue furent houspillés, au bord de l'annihilation.

 

Freiceadan nan Gaidheal (article tiré de la revue The Dragon, n°1, 1987, éditée par Julie O'Loughlin, adresse : BM-IONA, London WCIN 3XX).

 

mardi, 05 janvier 2010

Intégration ou isolement? Le dilemme de la Grande-Bretagne face au continent

Grande_Bretagne_1689.gifArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

Intégration ou isolement?

Le dilemme de la Grande-Bretagne face au continent

 

par Gwyn DAVIES

 

Le samedi 24 février 1990 s'est tenu à Londres le colloque annuel de l'association IONA. Sous la présidence de Mr. Richard Lawson, plusieurs orateurs ont pris la parole: le Prof. Hrvoje Lorkovic, Robert Steuckers, Gwyn Davies et Michael Walker. Vouloir publiera chacune de ces interventions. Nous commençons par celle de Mr. Davies.

 

A une époque de grande fluidité, lorsque des changements soudains bouleversent les modèles devenus conventionnels de la vie quotidienne, il est souvent nécessaire de juguler nos impulsions immédiates qui nous poussent à participer à l'euphorie générale que suscite la nouveauté. Lorsque des concepts jadis tenus pour intan­gibles et immuables s'effritent à une vitesse in­soupçonnée, il est trop facile de se laisser porter par l'effervescence d'une liberté nouvelle. Mais l'homme rationnel doit maintenir une saine dis­tance devant l'immédiateté provocatrice du chan­gement, car le changement per se  n'est pas un but en soi mais un simple catalyseur qui fera ad­venir un but. Les actions prestées à des époques aussi décisives ne doivent pas s'arcbouter sur le rien de l'éphémère mais, au contraire, réfléchir des analyses solides, denses et raisonnées. Car lorsque les pratiques conventionnelles subissent une révision radicale, des décisions doivent être prises rapidement, des choix doivent être posés; dans ces moments où nous sommes confrontés à des dilemmes, les fonctions sélectives de notre intelligence doivent pouvoir travailler à bon es­cient. Si les choses doivent se passer ainsi dans la vie personnelle de chacun d'entre nous, il est d'autant plus impératif qu'elles empruntent la même voie temporisatrice, réfléchie, délibérée, lorsque la destinée des nations est en jeu.

 

Lorsque les constantes rigidifiées de l'orthodoxie politique acceptée par tous sont challengées voire balancées par-dessus bord, lorsque la Grundnorm (la norme fondamentale) du gouver­nement des Etats est minée et affaiblie derrière le paravent de la cohésion structurelle de l'ordre existant, les groupes sociaux qui souhaitent de­venir des pièces influantes sur l'échiquier trans­formé n'enregistreront des succès, ne réaliseront leurs ambitions, que s'ils identifient correctement puis résolvent les questions-clefs que soulève la réalité nouvelle.

 

Susciter de nouveaux foyers d’énergie en Europe

 

Les événements récents qui ont agité la partie orientale de l'Europe au cours de ces derniers mois, ont soulevé l'espoir de voir disparaître la division artificielle du continent. Les deux blocs, aux contours bien distincts, qui se sont regardés en chiens de faïence depuis une quarantaine d'années, abrités derrière leurs retranchements respectifs (d'ordre tant physique que philoso­phique), se sont débarrassé aujourd'hui de leur antipathie mutuelle, au point de permettre à leurs satellites de dévier de leurs orbites préétablies.

 

En effet, avec l'implosion imminente de l'une des composantes du binôme USA/URSS, les liens gravitationnels qui avaient préalablement entravé le mouvement des planètes satellisées pourraient très bientôt se dissoudre. Mais les lois de l'ordre naturel nous enseignent que dans tout univers nouvellement émergé, de nouveaux foyers d'énergie doivent rapidement jaillir du chaos pour imposer de la discipline dans le vide désordonné. En gardant ces lois à l'esprit, il est d'une importance vitale de bien évaluer les mo­dèles émergeants hors de ce bouillonnement de transformations et de forger, sur base de telles données, un concept global pour indiquer à la Grande-Bretagne la marche à suivre dans la dé­cennie tumultueuse qui s'ouvre devant nous.

 

Le contexte historique des relations euro-britanniques

 

Avant de vous livrer notre contribution à l'élaboration de ce concept, il m'apparaît néces­saire de passer en revue le contexte historique des relations euro-britanniques.

 

D'abord, il me semble opportun de constater que les Iles britanniques n'ont pas eu la moindre in­fluence sur la scène européenne avant la conquête normande. L'installation par la force d'une aris­tocratie étrangère a conduit l'Angleterre à partici­per activement aux rivalités et machinations des dynasties de l'Occident chrétien et, plus particu­lièrement, à la longue lutte d'hégémonie avec les Capétiens de France. Le rêve angevin d'un Etat anglo-français faillit réussir après le mariage d'Henri II avec Eléonore d'Aquitaine mais le projet s'enlisa dans une orgie de luttes fratri­cides. Après l'échec de cette union, le Royaume d'Angleterre n'a plus eu la possibilité de jouer un rôle déterminant sur la scène politique euro­péenne et les Français affrontèrent seuls les fai­blesses du Saint Empire et les prétentions fragiles des Hohenstaufen.

 

Dès le début du XIIIième siècle, la Couronne anglaise ne s'engagea plus qu'à la périphérie de l'arène européenne en jouant le rôle d'un agent interventionniste. Beaucoup, sans doute, ne se­ront pas d'accord avec mon affirmation et cite­ront, pour la réfuter, les triomphes d'Edouard III et de Henri V en France et la grandiose participa­tion du Prince Noir dans la querelle pour la suc­cession au trône de Castille. Il n'en demeure pas moins vrai que, malgré les épisodes héroïques de Crécy, Poitiers, Navarette et Azincourt, l'Etat anglais fut incapable de transformer ses succès tactiques en gains stratégiques permanents.

 

Avec le début de la Guerre des Deux Roses (entre les partis de York et de Lancaster), la Guerre de Cent Ans touchait à sa fin et le conflit interne, très sanglant, qui se déroula sur le sol anglais, empêcha toute déviation des forces na­tionales vers des objectifs étrangers.

 

Ce ne fut pas avant le règne de Henri VIII que l'appétit pour les engagements transnationaux revint à la charge, aiguillonné par le tort causé au commerce de la laine flamande par la rivalité entre les maisons de Valois et de Habsbourg. L'intervention théâtrale et sans conséquence du Roi Henri peut être considérée comme la dernière expression de l'ancienne doctrine de l'absolutisme monarchique. Ses royaux succes­seurs ne purent plus se payer le luxe de traiter la politique étrangère comme un instrument au ser­vice de leurs ambitions personnelles.

 

L’ère impériale commence

avec Elizabeth Ière

 

L'ère élizabéthaine ouvrait un âge nouveau. La philosophie du temps s'accomodait parfaitement aux exigences du commerce, dont les demandes pressantes annulaient tous les autres impératifs qui tentaient de s'imposer à la Cour. Le com­merce devint ainsi le premier moteur de l'action royale. La Couronne répondit au défi écono­mique en élargissant ses perspectives et en adoptant une vision impériale, reflet de sa propre gloire et de l'agitation vociférante des princes marchands dont les fortunes aidèrent à asseoir l'ordre intérieur.

 

L'hégémonie monolithique des Habsbourgs d'Espagne sur le commerce avec l'Orient créa un goulot d'étranglement et obligea les négociants britanniques à chercher d'autres voies de com­munication; la royauté marqua son accord tacite pour l'organisation de telles expéditions; des compagnies à participation se mirent à proliférer, tirant profit des découvertes et de leur exploita­tion. Les bénéfices engrangés grâce au trafic d'esclaves et à la piraterie frappant les posses­sions espagnoles dans le Nouveau Monde ont conféré une légitimité officielle à l'idéologie ex­pansioniste. Et comme les raiders et les mar­chands avaient besoin de bases et que les bases demandaient à être défendues, l'Angleterre éla­bora une stratégie coloniale pour protéger et fournir en matériaux divers ses postes d'outre-mer. L'existence même de ces dépendances lointaines postulait l'inévitable développement de colonies, car colons, soldats et artisans débar­quaient sans cesse dans les comptoirs initiaux, processus qui assurait la promotion et l'expansion du commerce.

 

La protection des routes commerciales conduisit l'Angleterre à mener des guerres successives contre les puissances continentales, la Hollande, la France et l'Espagne. Ces guerres induisirent à leur tour la politique de Balance of Power (équilibre de puissance), qui atteindra son abo­minable apex dans les désastres humains de la première guerre mondiale.

 

En résumé, l'approche doctrinale des Britanniques vis-à-vis des querelles continentales était la suivante: soutien politique et militaire au parti ou à l'alliance dont la victoire empêcherait la création d'un bloc unitaire hostile disposant de suffisamment de ressources pour priver l'Etat britannique de l'oxygène du commerce. Les ré­sultats engrangés par ce calcul astucieux ont été énormes; il suffit de se remémorer les triomphes britanniques à la suite de la Guerre de Succession d'Espagne (1701-14) et de la Guerre de Sept Ans (1756-63). A la fin de ce conflit, le continent nord-américain était devenu chasse gardée de la Grande-Bretagne et sa suprématie maritime pou­vait faire face à tous les défis.

 

Arrivé au sommet de sa puissance, le régime des rois hannovriens oublia les prudences d'antan et poursuivit les projets d'outre-mer dans le plus parfait isolement. Mais cet oubli de la politique européenne traditionnelle coûta très cher; il en­traîna la perte des treize colonies américaines re­belles, soutenues par ses alliés européens, trop heureux de porter des coups durs à la vulnérable Albion.

 

La clef de la suprématie britannique: le système des coalitions

 

Mais les leçons de la défaite américaine ont été rapidement assimilées. Les guerres de la Révolution et de l'Empire offrirent l'occasion de remettre en jeu les règles du système des coali­tions. Tandis que les alliés de l'Angleterre rece­vaient de considérables subventions et affron­taient les Français sur terre, les Britanniques agissaient sur mer avec brio, contrôlaient les voies de communication maritimes et purent ainsi survivre au blocus continental napoléonien, fermé au commerce britannique, et à la défaite de toutes les puissances européennes devant les ar­mées de l'Empereur corse.

 

Grande-Bretagne-map.jpgEnsuite, après l'effondrement des rêves bona­partistes de conquête de l'Orient consécutif à la bataille perdue du Nil, les Britanniques purent débloquer des ressources considérables pour as­seoir leur domination aux Indes et s'emparer de colonies étrangères dont le site détenait une im­portance stratégique. Au Congrès de Vienne en 1815, c'est un second Empire britannique, fer­mement établi, qui se présentait face aux autres puissances européennes.

 

Dès le début du XIXième siècle, une destinée impériale prenait son envol et allait occuper toutes les imaginations britanniques pendant près d'un siècle. Les troubles intérieurs qui agitaient les puissances rivales permirent à cette destinée de se déployer sans opposition. L'Europe perdait tout intérêt aux yeux des Anglais. J'en veux pour preuves les abandons successifs d'atouts straté­giques en Europe continentale: la dissolution de l'union avec le Royaume du Hannovre en 1837 et, plus tard, l'abandon d'Héligoland pour obte­nir des réajustements de frontière en Afrique orientale.

 

Les Indes: pièce centrale de l’Empire britannique

 

L'ère de la Splendid Isolation  commençait et les seules menaces qui étaient prises en compte, étaient celles qui mettaient l'Empire en danger, et plus particulièrement les Indes. De là, le souci quasi hystérique qui s'emparait des milieux dé­cisionnaires londoniens lorsque la fameuse «question d'Orient» faisait surface et l'inquiétude qui les tourmentait face à l'expansionisme des Tsars en Asie Centrale. Avec toutes les res­sources de ses vastes domaines d'outre-mer, la Grande-Bretagne se croyait à l'abri de toute at­taque directe et les paroles de Joseph Chamberlain, prononcées en janvier 1902, sont l'écho de cette confiance: «Nous sommes le peuple d'un grand Empire... Nous sommes la nation la plus haïe du monde mais aussi la plus aimée... Nous avons le sentiment de ne pouvoir compter que sur nous-mêmes et c'est pourquoi j'insiste en disant que c'est le devoir de tout homme politique britannique et que c'est le de­voir du peuple britannique de ne compter que sur eux-mêmes, comme le firent nos ancêtres. Je dis bien que nous sommes seuls, oui, que nous sommes dans une splendid isolation, entourés par les peuples de notre sang».

 

Mais au moment même où ces paroles étaient prononcées, les réalités politiques du jour heur­taient de plein fouet cette arrogance. L'alliance anglo-japonaise de 1902 marquait une limite dans le déploiement de la politique étrangère britan­nique: Londres était obligée d'abandonner les «formules obligatoires et les superstitions vieil­lottes» (comme l'affirma Lansdowne à la Chambre des Lords), c'est-à-dire ne plus consi­dérer l'isolement comme désirable et adopter à la place une approche plus active de la scène inter­nationale, avec un engagement limité auprès de certaines puissances pour des objectifs spéci­fiques.

 

L'Allemagne wilhelmienne, aveuglée par les possibilités d'un destin impérial propre, renia, à cette époque, les principes de la Realpolitik, en rejetant toutes les offres d'alliance britanniques. La conséquence inévitable de ce refus fut le rap­prochement anglo-français, avec l'Entente Cordiale de 1904, impliquant la résolution à l'amiable des querelles coloniales qui, jusqu'alors, avaient envenimé les relations entre les deux puissances occidentales. Cette amitié nouvelle fut encore renforcée par les crises suc­cessives au Maroc et par la «conciliation des inté­rêts» entre Russes et Britanniques au détriment de la Perse.

 

La polarisation en Europe était désormais un fait et l'équilibre savamment mis au point par Bismarck pour éviter une tragédie fatale fut re­misé au placard et tous se précipitèrent avec une criminelle insouciance vers la destruction mu­tuelle. L'inutile catastrophe que fut la première guerre mondiale blessa et mutila l'Europe au point que même les puissances victorieuses en sortirent exsangues et épuisées par leur victoire à la Pyrrhus. Non seulement ce conflit inutile sema les graines de misères futures mais tous les pro­tagonistes furent désormais exposés aux usurpa­tions extra-européennes. Les bénéficiaires réels des carnages de la Somme et de l'Isonzo, de Verdun et de Tannenberg, furent des puissances observatrices et opportunistes, des belligérants prudents, comme le Japon et les Etats-Unis. Par le sacrifice de ses soldats dans la Forêt d'Argonne, les Etats-Unis, par le droit du sang versé, demandèrent à siéger à la Conférence de Versailles. Pour la première fois, une ombre transatlantique voilait un soleil européen, pâle et malade. La puissance américaine n'était encore qu'au stade de l'enfance et, bien que ses mar­chands avaient exploité à fond les opportunités laissées par les Européens occupés à s'entre-dé­chirer et avaient systématiquement braconné les anciens marchés réservés de l'Europe sur les autres continents, de vastes zones du globe res­taient à l'abri de la pénétration américaine grâce au protectionnisme colonial.

 

Le premier après-guerre

 

Durant ces années cruciales du premier après-guerre, quand la marée montante des nationa­lismes envahissait les débris d'anciens empires continentaux, la Grande-Bretagne quitta, dépitée, le théâtre européen, pour se vautrer une nouvelle fois dans les délices nostalgiques de sa gloire impériale d'antan. Mais la puissance de l'Empire s'était ternie dès les années 90 du siècle passé, lorsque le principe du Two Power Standard  (équilibre des forces entre, d'une part, la Grande-Bretagne, et, d'autre part, les deux na­tions les plus puissantes du continent) ne s'appliquait plus qu'à la flotte. Dans les années 30, qu'en était-il de ce tigre de papier? N'était-ce plus qu'illusion?

 

Tandis que les Français cherchaient à contrer une Allemagne renaissante en forgeant un jeu d'alliances complexes avec des Etats est-euro­péens et balkaniques, les Britanniques restaient stupidement aveugles. La politique étrangère du gouvernement national-socialiste allemand fonc­tionnait à l'aide du Führerprinzip. Les signes avant-coureurs d'un désastre imminent étaient parfaitement perceptibles. Mais un malaise débili­tant paralysait les ministères britanniques suc­cessifs. La crise tchécoslovaque demeurait, pour ces diplomates, «une querelle dans un pays loin­tain, entre des peuples dont nous ne savons rien». L'arrogance et l'ignorance venaient d'atteindre leur apogée.

 

L'incapacité de Neville Chamberlain à saisir le projet hitlérien dans sa totalité apparaît à l'évidence dans les garanties aussi pieuses que sans valeur que son gouvernement accorda à toute une série d'Etats est-européens instables. Ces gestes vains ne firent rien pour arrêter les ambitions germaniques et ne servirent qu'à en­traîner la Grande-Bretagne dans une guerre où la victoire était impossible et la défaite inévitable.

 

Si la première guerre mondiale avait permis aux Etats-Unis d'entrer dans un club d'élite de «courtiers de puissance» internationaux, la se­conde leur permit d'assumer simultanément les rôles de Président et de trésorier. A la Grande-Bretagne, il ne restait plus qu'à devenir le secré­taire scrupuleux, qui enregistre et annonce les motions décidées par le patron-contrôleur.

 

Les buts de guerre des Etats-Unis

 

Les Etats-Unis ne sont pas entrés dans le conflit à son début, animés par une ferveur libérale, par le feu d'une croisade. Ils sont entrés en guerre à contre-cœur, contraints d'agir de la sorte par une agression japonaise délibérée. Mais dès que leurs forces pesèrent dans la balance, les Etats-Unis décidèrent que leurs sacrifices pour la cause de la liberté ne seraient pas si vite oubliés et que le monde devrait leur en savoir gré. Le prix exigé par les Américains pour la sauvegarde de l'Europe était élevé: c'était le remodelage du Vieux Continent ou, du moins, de sa portion dite «libre». L'Europe devait être à l'image de ses li­bérateurs et le Plan Marshall était l'instrument destiné à provoquer la métamorphose.

 

Il n'est guère surprenant que les Américains aient largement réussi dans la tâche monumentale qu'ils s'étaient assignée, à savoir transformer l'Europe sur les plans culturel et économique. Le Vieux Continent, ébranlé, a été obligé d'embrasser la main tendue qui offrait les moyens de la reconstruction, quelqu'aient d'ailleurs été ces moyens. Les Etats-Unis utilisè­rent l'aide alimentaire et les transfusions de dol­lars pour reconstituer les économies des pays tombés dans leur sphère d'influence. Les Soviétiques utilisèrent, quant à eux, des moyens nettement plus frustes: l'Armée Rouge comme élément de coercition et la mobilisation en masse des forces de travail. Quoi qu'il en soit, l'assistance américaine précipita les bénéficiaires dans un réseau étroit de dépendance économique. Par leur «générosité» magnanime, les Etats-Unis s'assurèrent la domination de leur zone de comptoirs à l'Ouest de l'Elbe pendant quelque deux décennies après la fin de la guerre.

 

Si tel était le magnifique butin ramassé par les Américains, que restait-il aux Britanniques, si­non les fruits amères d'une défaite réelle mais non formelle? Les années d'austérité qui s'étendirent jusqu'à la fin des années 50 ternirent la «victoire» et mirent cruellement en exergue le coût de la guerre. L'Empire se désagrégea lente­ment, malgré la conviction têtue que la nation britannique restait un arbitre dans les affaires du monde. Cette illusion fit que les Britanniques se préoccupèrent d'une stratégie globale, au détri­ment d'une stratégie européenne. L'énorme charge des budgets militaires, due à cette volonté de garder une position en fait intenable, retarda la restructuration économique de la métropole, ce qui provoqua la chute de la livre sterling, devant un dollar qui ne cessait de monter.

 

Et malgré le désir de préserver le statut de super-puissance pour la Grande-Bretagne, la politique des gouvernements successifs ne put nullement ôter aux observateurs objectifs l'impression que notre pays n'était guère plus qu'un pion de l'Amérique. L'opération de Suez, qui sera un fiasco, fut lancée par l'état-major britannique malgré l'opposition de Washington. La réaction négative du State Department suffit à arrêter pré­maturément l'opération, ce qui contribua à aigrir les relations franco-britanniques pendant toutes les années 60. La Grande-Bretagne battit sa coulpe et ne tenta plus aucune intervention unila­térale sans recevoir au préalable l'imprimatur  de son «allié» d'Outre-Atlantique.

 

Les «special relationships»

 

Les fameuses special relationships,  dont on parle si souvent, sont effectivement spéciales, car quel Etat souverain délaisse volontairement ses intérêts légitimes pour satisfaire les exigences stratégiques d'un partenaire soi-disant égal? Le mythe de la dissuasion nucléaire indépendante de la Grande-Bretagne montre le véritable visage de ces «relations spéciales»: car sans la livraison par les Etats-Unis des fusées lanceuses, sans leur coopération dans la conception des bombes, sans leurs matériaux nucléaires, sans les facilités qu'ils accordent pour les essais, sans leurs plate­formes de lancement, sans leurs systèmes de navigation et sans leurs informations quant aux objectifs, où résiderait donc la crédibilité de l'arme nucléaire anglaise?

 

Un tel degré de dépendance à l'endroit de la technologie militaire américaine fait qu'un flux continu de concessions part de Londres pour aboutir à Washington: cela va des arrangements particuliers qui permettent aux forces américaines d'utiliser des bases britanniques d'outre-mer  —ce qui réduit à néant les discours pieux sur l'auto-détermination—  jusqu'aux droits de dé­collage et de survol pour les appareils de l'USAF en route pour attaquer des Etats tiers, sans que le gouvernement britannique ne soit mis au courant! Toutes ces concessions font que les Européens perçoivent de plus en plus souvent la Grande-Bretagne comme un simple pion dans la politique américaine; la promptitude empressée de nos politiciens qui obéissent aux moindres lubies du Pentagone signale qu'ils accordent une pleine confiance aux requêtes de Washington.

 

L'affaire de Suez, au moins, a prouvé la fragilité de l'édifice impérial. La course au désengage­ment qui s'ensuivit conduisit à accorder l'indépendance tant aux colonies qui la désiraient qu'à celles qui ne la désiraient pas. Le «rôle glo­bal» du Royaume-Uni ne se justifiait plus, ne méritait plus les soucis et l'attention qu'on lui avait accordé dans le passé. Pendant ce temps, la situation changeait en Europe.

 

Le défi du Traité de Rome

 

En 1957, les Six signent le Traité de Rome et mettent ainsi sur pied deux corps supra-natio­naux, la CEE et l'EURATOM, destinés à com­pléter la CECA déjà existante. Le but déclaré de ces organisations, c'était de favoriser une plus grande unité entre les Etats participants par l'harmonisation des lois et par une libéralisation des régimes commerciaux. Inutile de préciser que ces changements ne suscitèrent que fort peu d'enthousiasme en Grande-Bretagne; les Traités furent ratifiés avant le discours de Macmillan (Wind of Change),  quand le Royaume-Uni se laissait encore bercer par la chimère de la Commonwealth Preference  (La préférence au sein du Commonwealth). Mais l'institution de tarifs douaniers communs par les Etats membres de la CEE frappait les marchandises d'importation venues de l'extérieur. Il fallait ré­pondre à ce défi et c'est ainsi que le RU devint l'un des principaux signataires du Traité de Stockholm de 1959, établissant l'AELE (Association Européenne du Libre Echange; EFTA en anglais). Cette Association fut créée comme un simple mécanisme destiné à faciliter le commerce et n'avait pas d'objectifs en politique extérieure allant au-delà des buts purement mer­cantilistes.

 

Il apparut très vite que l'adhésion à l'AELE/EFTA n'était pas un substitut adéquat à la pleine adhésion à la CEE. Rapidement, les re­présentants des intérêts commerciaux de la Grande-Bretagne exercèrent une pression cons­tante sur le gouvernement, afin qu'il leur garan­tisse un accès préférentiel aux marchés plus lu­cratifs, c'est-à-dire qu'il demande la pleine ad­hésion du RU à la CEE. Macmillan s'exécuta et la première demande britannique fut soumise en juillet 1961, pour être finalement rejetée par De Gaulle en 1963, à la suite de longues négocia­tions inutiles. L'opposition française n'empêcha pas qu'une seconde demande fut formulée en 1967. L'amertume laissée par l'affaire de Suez était passée. Et la Grande-Bretagne entra finale­ment dans la Communauté le 1 janvier 1973, en même temps que l'Irlande et le Danemark. Un ré­férendum en 1975 donna des résultats en faveur de l'adhésion: 67% des votants ayant émis un avis favorable. Les rapports ultérieurs du RU avec la CEE furent souvent turbulents et diffi­ciles, ce qui trahit la profonde ambiguïté des atti­tudes britanniques à l'égard des principes consti­tutifs de l'eurocentrisme.

 

La Grande-Bretagne reste en marge de l’Europe

 

A tort ou à raison, la Grande-Bretagne se perçoit toujours comme une nation à part, jouissant d'un lien particulier, bien que souvent ambigu, avec les pays associés au Commonwealth, lesquels forment un monde où les affinités historiques ac­quièrent fréquemment plus d'importance que la solidarité interne.

 

L'influence pernicieuse des «relations spéciales» freine le développement d'une approche plus eu­rocentrée des relations internationales. Lorsque les intérêts militaires américains exigent que les politiques nationales de Londres et de Washington soient parallèles, comment cela peut-il être possible, comment la collaboration RU/USA peut-elle s'avérer rentable, si la Grande-Bretagne participe activement à un sys­tème protectionniste eurocentré? Il vaudrait la peine de noter le nombre de fois où le gouverne­ment britannique a résisté aux initiatives commu­nautaires parce qu'elles offusqueraient inutile­ment Washington et provoqueraient une «guerre commerciale» soi-disant au détriment de tous.

 

De plus, malgré que la Grande-Bretagne ait ac­cepté l'Acte Unique Européen, dont le premier article déclare que «les communautés euro­péennes et que la coopération politique euro­péenne auront pour objectif de contribuer en­semble à faire des progrès concrets en direction de l'unité européenne», Londres ne respecte que formellement ces aspirations. Tout ce qui va au-delà des paramètres de pure coopération écono­mique est perçu d'un très mauvais oeil à Westminster et les privilèges locaux et étriqués de la Grande-Bretagne sont défendus fanatique­ment, bec et ongles.

 

Pareilles équivoques ne donnent nullement con­fiance aux autres Européens; la crédibilité de la Grande-Bretagne est ruinée. De plus en plus de voix réclament la construction d'une Europe à deux vitesses avec, d'une part, les Etats récalci­trants relégués à un étage inférieur, de façon à permettre aux éléments plus progressistes de poursuivre le rêve de l'unité sans trop d'entraves. Tandis que la Grande-Bretagne croupit, asservie, sous le régime thatchérien, il semble inconcevable qu'une convergence réelle puisse un jour avoir lieu entre les partenaires eu­ropéens.

 

Alors que notre gouvernement proclame à grands cris l'importance du progrès scientifique et tech­nologique, la contribution britannique à l'Agence Spatiale Européenne est incroyablement basse. Alors que notre gouvernement se déclare le dé­fenseur impavide de la livre sterling, il refuse de participer au mécanisme de stabilisation qu'est le serpent monétaire européen. Voilà qui est abso­lument déconcertant. Si des objectifs éminement conservateurs comme ceux-là ne sont même pas activement poursuivis, pourquoi nous étonne­rions-nous que le gouvernement de Madame Thatcher s'oppose implacablement à l'augmentation des droits des travailleurs grâce à une nouvelle Charte sociale?

 

Dans tous ses domaines, le RU exerce ses préro­gatives pour bloquer et retarder les résolutions de la Communauté et pour satisfaire ses propres objectifs, en fin de compte négatifs pour le salut du continent. Si cette opposition s'appuyait sur une critique tranchante des principes mécanicistes et bureaucratiques qui sous-tendent le processus d'unification européenne porté par les institutions communautaires, la position britannique jouirait d'un certain capital de sympathie. Mais, malheu­reusement, cette hostilité ne consiste pas en une censure permanente et constructive du modus operandi;  au contraire, elle présente toutes les caractéristiques d'un nombrilisme malsain et per­vers. En effet, cet égoïsme étroit, justifié par l'«intérêt national», nous oblige à nous demander si le RU doit demeurer associé au processus d'unification européenne, tant que la seule justi­fication qu'il évoque pour son engagement, re­pose sur la base douteuse de l'expédiant écono­mique.

 

Une orientation européenne sans arrière-pensées pour la Grande-Bretagne

 

Or c'est précisément aujourd'hui, en ces jours décisifs, dans le tourbillon de changements qui balaye ce dualisme moribond auquel nous de­vons la division de notre continent, que les têtes pensantes en Grande-Bretagne doivent se mobili­ser pour construire le futur de l'Europe. Ces têtes pensantes doivent ignorer les événements péri­phériques de l'Afrique du Sud et de Hong Kong, montés en épingle pour les distraire. Ce sont des soucis résiduels, hérité d'un Empire qui est bel et bien mort aujourd'hui. Le seul défi actuel con­siste, pour nous, à définir quelles relations le RU entretiendra avec l'Europe. Cette question cru­ciale nous conduit à un dilemme tranché. En ef­fet, deux voies, qui s'excluent l'une l'autre, s'offrent à notre choix: celle de l'isolement et celle de l'intégration.

 

La première de ces voies ne demande pas un ef­fort particulier de lucidité car la politique actuelle de la Grande-Bretagne accentue déjà la tendance au désengagement en Europe. Cependant, il nous faudra bien mettre en évidence les dangers inhé­rents à ce retrait.

 

Un exemple: combien de temps le programme Inward Investment (Investissement intérieur), tant vanté par Madame Thatcher, survivra-t-il dans un RU découplé? Après tout, le rôle de Cheval de Troie pour les industries japonaise et américaine, que joue notre pays, n'est possible que parce que les investisseurs nippons et yankee considèrent le RU comme une tête de pont vers la CEE, idéale pour les opérations «tourne-vis». Ces opérations seraient rapidement évacuées ail­leurs si disparaissaient les opportunités de péné­trer le marché européen dans sa totalité.

 

Certes, les conséquences économiques d'un repli sur soi seraient catastrophiques. La menace qui pèse sur nous est toutefois plus terrible encore si on l'envisage d'un point de vue plus large. Si le RU prend ses distances par rapport à l'Europe, sans plus avoir d'ancrage de sécurité dans un Empire, il dérivera, erratique, sur la mer des re­lations internationales sans motivation et sans punch. Très rapidement, notre nation se réduirait à un simple appendice des puissants Etats-Unis et perdrait, dans la foulée et sans doute à jamais, tout vestige de son ascendance morale et cultu­relle.

 

Avec un tel destin à l'horizon, la perspective de voir un RU isolé, survivant comme une entité bien distincte au XXIième siècle, s'avère pure illusion. La seule vraie chance de préserver l'héritage culturel unique de nos îles, c'est, para­doxalement, de les immerger dans un idéal euro­péen. Cette solution n'est pas aussi contradictoire qu'elle en a l'air à première vue car l'éthos euro­péen n'exige pas un renoncement total à nos identités (à rebours du modèle américain si vo­race et destructeur). L'éthos européen appelle une synthèse entre l'élément national/ethnique et le projet continental. L'élément national/ethnique acquiert ainsi un sens du contexte civilisationnel, soit un sens vital du destin. Le concept d'Europe peut s'accomoder de la multiplicité de ses com­posantes sans mutiler celles-ci par quelque con­centration artificielle, par quelque corset de con­formisme.

 

Dans cette optique, l'idée d'une «Europe aux cent drapeaux» demeure parfaitement compatible avec l'objectif d'un continent plus fort et plus confédéré. Les progrès dans le sens de l'hété­rogénéité doivent toutefois toujours avancer dans le même sens que la marche à l'unité, si l'Europe veut éviter les pièges des monolithismes de tous ordres.

 

Comme la réunification allemande est désormais davantage une question de calendrier que de conjoncture, il existe un risque réel de voir les faibles économies est-européennes basculées dans une nouvelle Mitteleuropa germanocentrée. Les tentations de se livrer à un paternalisme ger­manique menacent la logique d'une Europe des peuples, car la diversité serait asphyxiée sous une uniformité germano-industrielle, terreau sur lequel pourraient germer de nouvelles idéologies autoritaires. Un tel scénario doit être évité à tout prix, si l'on veut faire l'économie d'un conflit. La Grande-Bretagne ne doit pas fuir ses respon­sabilités et doit participer à la sécurité collective du continent.

 

La notion de Balance of power  est sans doute démodée. Mais sauf si l'on pousse le processus d'unification européenne jusqu'à son ultime conclusion, avec la pleine participation de toutes les nations européennes dans l'enthousiasme, le retour de cette vénérable doctrine serait inévitable pour contrer les prédominances dangereuses. Dans le cas particulier qui nous préoccupe, l'énergie déployée par la ferveur pangermanique ne pourra être canalisée que par le consensus et non par la coercition, de façon à ce que, demain, l'Europe puisse être une et que tous les peuples du Continent puissent prospérer avec une égale vigueur.

 

Nous, peuples des Iles britanniques, devons être prêts à renier l'hypocrisie et la rhétorique propa­gée pendant des siècles de désintérêt hautain puis embrasser avec une conviction venue tout droit du cœur notre identité européenne réelle et con­crète. La barrière illusoire que constitue le Pas-de-Calais a longtemps été plus difficile à traver­ser pour nous que les immensités de l'Atlantique. Toutefois, le retour de la vraie perspective euro­péenne doit recevoir la priorité absolue. Re­connaître notre héritage européen commun, vouloir agir positivement à la lumière de cette évidence, voilà les impératifs vitaux à honorer si nous voulons préserver la paix, si nous voulons résister puis repousser l'avance d'une culture créole globale, faites de bric et de broc.

 

Gwyn DAVIES.  

lundi, 28 décembre 2009

L'Ecosse deviendra-t-elle indépendante?

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Dr. PETERSEN :

 

 

 

L’Ecosse deviendra-t-elle indépendante ?

 

Un chapitre nouveau dans une longue lutte pour l’indépendance et la liberté !

 

L’histoire ne fait jamais de sur-place. On le constate en observant les efforts que font actuellement les Ecossais pour devenir plus indépendants de l’Etat britannique et pour se poser comme une entité autonome en des domaines de plus en plus diversifiés.

 

Pour comprendre les événements qui secouent aujourd’hui l’Ecosse, il faut se livrer à une brève rétrospective : le 1 mai 1707, l’Ecosse et l’Angleterre fusionnent pour former le Royaume-Uni, dont la capitale, Londres, devient le centre d’où émanent tous les pouvoirs. Depuis les Romains, on avait l’habitude de considérer les deux pays comme deux îles distinctes, dotées de quelques « ponts de terre ferme ». A partir de 1707, ces deux « îles » et ces deux peuples, désormais fusionnés, seront considérés comme un bloc uni à tous les points de vue : formel, juridique, administratif et territorial. L’histoire de l’Ecosse avait commencé pendant les « siècles obscurs », entre 400 et 800 de l’ère chrétienne, où elle avait subi diverses attaques ennemies comme le reste de la Grande-Bretagne, pendant l’époque romaine et après le départ des légions de l’Urbs. L’Ecosse, au 7ème siècle avait été partagée entre quatre royaumes, souvent en querelle pour des questions territoriales ou pour savoir lequel jouirait d’une supériorité sur les autres. Finalement, les divers peuples qui composaient l’Ecosse de ces « siècles obscurs » vont fusionner pour former, en bout de course, un royaume unique d’Ecosse. Les étapes suivantes sont mieux connues : on se souvient tous de la lutte de l’Ecosse pour conserver sa liberté, sous l’égide de William Wallace qui s’était opposé avec énergie à la rude mainmise anglaise sur le pays.

 

L’Ecosse : mise hors jeu par des techniques raffinées

 

Au 17ème siècle, la voie vers l’unité de la Grande-Bretagne semblait déjà tracée avec les Stuarts qui étaient rois d’Angleterre et, par union personnelle, aussi rois d’Ecosse. Cependant, après les Stuarts, l’annexion de l’Ecosse par l’Angleterre allait se faire par des techniques raffinées, mettant hors jeu les Ecossais. D’abord, les Anglais menacent de proclamer l’ « Alien Act », par lequel tous les Ecossais vivant en dehors d’Angleterre auraient été considérés comme étrangers et exclus de tout commerce avec l’Angleterre et ses colonies. Ensuite, les Anglais appliquent une technique financière, en créant la « Company of Scotland », une société commerciale écossaise, laquelle était flanquée d’un projet, dit « Projet Darien » ; dans le cadre de cette société, on envisageait de créer une colonie exclusivement écossaise à Panama. Le projet échoua de manière catastrophique et ruina complètement les finances du royaume d’Ecosse. Acculés à la misère et à la banqueroute, les Ecossais n’avaient plus qu’une issue, pour redonner de la stabilité à leur pays : accepter l’Union complète, l’ « Act of Union ».

 

Depuis lors, plus de 300 ans se sont passés et voilà que les héritiers de Wallace remettent en question ce « mariage de raison » entre les deux pays. Il y a déjà de nombreuses années que le processus d’émancipation vis-à-vis du « grand frère anglais » est en cours et constitue un objet de querelle entre les « époux », avec pour corollaire, que la partie écossaise du contrat matrimonial revendique de plus en plus souvent un franc divorce. Fer de lance de cette revendication, le SNP (Scottish National Party) d’Alex Salmond avait fait de celle-ci le point numéro 1 de son programme électoral de 2007. Tony Blair avait senti passer le vent du boulet, en perdant des voix dans une Ecosse traditionnellement travailliste, sans compter le ressac qu’il avait subi pour avoir trop manifestement soutenu la politique belliciste américaine en Irak. La défaite de Blair et le pacifisme écossais ont donc contribué à renforcer toutes les tendances favorables à l’indépendantisme en Ecosse.

 

Les tirades de Blair

 

McConnell, un des leaders du parti travailliste en Ecosse, avait pourtant adopté un profil fort différent de celui de Blair lors de la campagne électorale calédonienne, mais avait tout de même émis l’opinion que l’Ecosse retirait d’énormes avantages de son union avec l’Angleterre. Blair, lui, lança force tirades pour démontrer que les Ecossais devraient payer leur éventuelle indépendance fort cher. Mais ni les admonestations de McConnell ni les tirades de Blair n’ont pu modifier l’opinion des Ecossais. Taylor, journaliste de la BBC, a commenté la victoire du SNP : « La plupart des Ecossais veulent que leur fierté nationale et leur identité se reflètent dans les structures politiques. Beaucoup d’entre eux traduisent ce désir par une volonté d’indépendance ».

 

La marche vers l’indépendance a commencé en 1999, lors de la fameuse « dévolution », qui a permis aux Ecossais d’avoir leur propre parlement. Les compétences dont bénéficie ce parlement écossais comprennent, pour l’essentiel, tous les aspects de la « domestic policy », de la « politique intérieure ». Dont, notamment, les politiques de l’enseignement, de l’environnement, du transport, du tourisme et de la région proprement dite. Le 30 novembre 2009, exactement le jour de la fête nationale écossaise, ce parlement présente enfin le « livre blanc », qui résume les desiderata des Ecossais, cherchant à obtenir l’indépendance vis-à-vis de toutes les autres composantes du Royaume-Uni. Ce « livre blanc » recadre le processus d’indépendance, tel que l’envisage le SNP, dans un contexte plus vaste, et avance quatre options :

1.     Le statu quo.

2.     Un élargissement des droits et compétences de l’actuel parlement régional écossais.

3.     Une forme d’autonomie qui laisserait aux Ecossais presque toutes les compétences d’un Etat normal, y compris la souveraineté financière et monétaire, à l’exception de la défense et de la sécurité. En avançant ce projet d’autonomie, les Ecossais parlent de « dévolution max » (le maximum en matière de dévolution) ou d’ « indépendance light » (l’indépendance ‘light’).

4.     Se détacher complètement de la Grande-Bretagne. Dans ce dernier cas, le SNP veut conserver la monarchie et la livre sterling.

 

Le problème : la crise financière

 

Le processus vers l’indépendance est toutefois freiné en Ecosse aujourd’hui parce que le gouvernement d’Alex Salmond est minoritaire. Toutefois en janvier prochain, un projet de loi sera présenté au parlement écossais, visant l’organisation d’un référendum sur la constitution future de l’Ecosse. Deuxième frein au processus d’indépendance : la récession actuelle et la situation financière tendue. Dans ce contexte économique peu favorable, les sondages les plus récents montrent qu’une bonne part de la population écossaise craint que la puissance financière d’une Ecosse indépendante, détachée du Royaume-Uni, serait battue en brèche. Ainsi, en 2008, deux grandes banques, la « Royal Bank of Scotland » (RBS) et la « Halifax Bank of Scotland » n’ont pu être sauvées que par des injections de capitaux fournis par le trésor britannique.

 

Avec cette situation financière considérablement fragilisée pour arrière-plan, on assiste en Ecosse aujourd’hui à l’émergence d’une dualité politique. On peut ainsi tracer un parallèle avec la situation d’il y a 300 ans. A l’époque, l’Ecosse s’était embarquée dans une aventure financière à Panama, où les risques financiers étaient considérables. La suite ne s’est pas fait attendre : les finances du royaume ont été mises en banqueroute complète. La seule issue avait donc été de s’unir à l’Angleterre. Aujourd’hui, nous devons constater que les finances sont à nouveau ébranlées, conséquence de la crise financière et bancaire mondiale, dans le déclenchement de laquelle la « City » londonienne porte une très lourde responsabilité. C’est pourquoi beaucoup d’Ecossais, même s’ils ont un jour aspiré à un maximum d’autonomie voire à l’indépendance, voient leur salut dans un maintien de l’union avec l’Angleterre. Les conservateurs écossais, par exemple, dans les eaux troubles de l’omniprésente crise financière, préfèrent encore et toujours naviguer sous pavillon britannique.

 

Malgré cette réticence sur fond de crise, les « dévolutionnistes » ne baissent pas les bras. La majorité des Ecossais ne cessera pas de vouloir bientôt vivre le vieux rêve de l’indépendance. Sur le long terme, les angoisses générées par la crise financière ne pourront pas faire taire les aspirations d’un peuple à la liberté. La voie vers l’indépendance de l’Ecosse est tracée et rien, me semble-t-il, ne pourra plus l’arrêter.

 

Dr. PETERSEN.

(article paru dans DNZ, Munich, n°51/2009 ; trad. franc. : Robert Steuckers).  

 

 

jeudi, 26 novembre 2009

La découverte du trésor de Sterling en Ecosse

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La découverte du trésor de Stirling en Ecosse

 

David Booth, un Britannique qui, comme bon nombre de ses concitoyens, aime manier un détecteur de métaux, vient de faire une découverte archéologique sensationnelle : en testant son nouvel appareil, Booth fait à peine quelques pas qu’il découvre quatre torques datant du premier siècle avant J. C. La torque, rappelons-le, était un bijou fort prisé par les hommes appartenant à l’aristocratie des tribus celtiques. Deux de ces pièces sont d’origine écossaise ou irlandaise. Une troisième provient vraisemblablement du Sud-Ouest de la France actuelle. La quatrième combine des éléments de style local et de style méditerranéen. L’hebdomadaire allemand « Der Spiegel », qui relate la découverte, estime que toute l’histoire antique de l’Ecosse doit être révisée à la suite de cette découverte fortuite d’un archéologue malgré lui. Cette découverte prouve que les régions du Nord de la Grande-Bretagne à l’âge du fer n’étaient pas aussi isolées qu’on ne l’a cru jusqu’ici.

 

(source : « Der Spiegel », n°47/2009).

dimanche, 19 juillet 2009

L'église monacale irlando-écossaise, concurrente nord-européenne de Rome

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L'église monacale irlando-écossaise, concurrente nord-européenne de Rome

 

 

par Johanna BECK

 

Nos contemporains savent, généralement, que le christia­nisme nous est venu du sud, de Rome; et aussi que des moi­nes-missionnaires sont venus d'Irlande à partir de la fin du 6ième siècle. On connait également le nom de quelques-uns de ces moines, comme Patrick, Colomban et Win­frith­-Boniface; de même que le nom de quelques mo­nastè­res, comme celui de Bangor, près de Belfast, d'Iona et de Lin­disfarne sur les côtes occidentales et orientales de l'E­cos­se. En revanche, on sait moins, aujourd'hui, que tout un réseau de petites communautés monastiques irlandaises s'était installé en Europe du Nord et aussi en Europe cen­trale; et on ne sait pas trop comment le christianisme est arrivé en Irlande ni qui l'y a apporté. Ce n'est que depuis quel­ques années que l'on a commencé des recherches sé­rieu­ses, précises et scientifiques pour attester les indices ou les suppositions des archéologues qui nous ont précédés.

 

On admet généralement que c'est Saint Patrick qui a ap­por­té le christianisme en Irlande. Or, lors de son premier sé­jour dans la Verte Eirinn, en 412, il rencontre déjà des chré­­tiens. Dans le plus ancien manuscrit de sa Vita, on trou­­ve cette phrase: «Je ne cherche pas à m'approprier le travail de mes prédécesseurs».

 

Pelagius contre Augustin

 

Vers 400, un jeune érudit irlandais, Pelagius, enseignait et prêchait à Rome. On sait qu'il s'est rendu à Carthage, sans doute pour y rencontrer Augustin, et puis, on perd sa trace. Dans sa théologie, il avait osé contredire le Père de l'E­gli­se, Augustin. Il enseignait que les hommes n'avaient pas tous été corrompus et perdus par la chute d'Adam, qui avait entraîné le péché originel. Pour Pelagius, le péché trouve plutôt son origine dans la volonté humaine, de même que le bien, la bonté. L'homme est donc libre et responsable de suivre ou l'exemple d'Adam ou celui du Christ. La cas de Pe­lagius prouve qu'en Irlande, on se préoccupait intensé­ment de théologie chrétienne et qu'on y avait déjà fondé des écoles où l'on débattait de ces ques­tions. Pelagius était cer­tes un «marginal»; ses attaques contre l'Eglise de Rome ont provoqué la dite «dispute pé­lagienne» qui s'est pour­suivie jusqu'en 529, d'abord avec virulence, ensuite sur un ton atténué. Rome en est sortie victorieuse.

 

Autre indice tendant à prouver que le christianisme avait acquis des formes fixes en Irlande dès la moitié du 4ième siècle: l'œuvre de Saint Ninian. Né vers 360 en Bretagne (= Angleterre actuelle), Saint Ninian passa quelque quinze années à Rome, où il fut sacré évêque. Après un séjour à Tours, sur les rives de la Loire, il retourna dans son pays et fonda le monastère Candida Casa sur la presqu'île bri­tannique de Withorn, juste en face de Belfast en Irlande. Ce monastère se trouvait donc dans une région de l'actuelle Ecosse qui était celtique et picte et se trouvait bien au-delà de la frontière septentrionale du territoire britannique oc­cupé par les Romains. Ninian était fidèle à l'Eglise de Rome. Son monastère, le premier de ce genre dans la ré­gion, exerça une profonde influence sur le pays, comme l'attestent les sources, et aussi sur l'Ouest, c'est-à-dire sur l'Irlande. Mais, réciproquement, la future Angleterre reçut d'Irlande bon nombre d'influences fécondes; la règle des monastères s'y imposa, alors qu'auparavant, elle était in­connue en Angleterre; de même, de nombreuses particulari­tés liturgiques et de règles simples, ayant trait à la vie quo­tidienne. Le monastère Candida Casa devint ainsi une sorte de base irlandaise sur le territoire britannique. On y formait des prêtres et des clercs, qui essaimèrent pendant cent ans et fondèrent d'autres monastères.

 

Un monachisme d'origine égyptienne?

 

Le christianisme s'est répandu en Irlande par l'essaimage de communautés monastiques. Comme le pays est petit, ces communautés furent rapidement connues de tous et les moines n'eurent plus besoin de sillonner le pays pour mis­sionner le peuple. Bientôt, chaque clan avait son monas­tère et les moines accomplissaient toutes les tâches dévo­lues aux hommes d'Eglise. C'est la raison pour laquelle on parle d'une église monacale irlandaise. Reste la question: comment ces moines sont-ils venus en Irlande?

 

Aux débuts du monachisme chrétien, nous trouvons le monachisme égyptien, né vers le milieu du 3ième siècle. Croyant que la fin du monde était proche, que le Jugement de Dieu était imminent, certains chrétiens avaient décidé de vivre une vie ascétique, de fuir le monde, moins par souci du salut personnel que par volonté de servir d'exemple pour la communauté toute entière et la représenter ainsi, pauvre et détachée des biens terrestres, devant Dieu. Ce mona­chis­me présentait, dès ses débuts, deux tendences, le mo­na­chis­me individuel, érémitique, et le monachisme com­mu­nau­taire, soumis à des règles très strictes de vie en commun. Le tout premier monastère, celui de Tabenisi, a été fondé en 320 sur une île du Nil. De là, sans cesse, des équipes de sept moines partaient pour fonder ailleurs une nouvelle communauté monastique. Cette conception du monachis­me est arrivée en Occident à la fin du 4ième siècle; elle a aussitôt été combattue avec vigueur, ce qui l'a obligée à subir de multiples transformations.

 

Rôle primordial de l'Abbé

 

Curieusement, le monachisme irlandais présente des carac­téristiques, perdues ailleurs en Occident, au cours de la trans­formation/altération des règles égyptiennes-orientales dans l'orbite romaine-occidentale. Seulement en Irlande, l'Abbé détient la plus haute dignité: les évêques consacrés lui sont subordonnés. Ensuite, dans l'art des enluminures, apanage des monastères irlandais, nous retrouvons des mo­tifs issus du monachisme égyptien, des scènes de la vie de Saint Antoine, qui distribue ses biens et s'en va dans le dé­sert pour mener une vie d'ermite, des éléments décoratifs typiquement coptes, comme les paupières des personnages peintes en noir ou des manières coptes de lire les textes bibliques. L'Evangile de Jean joue en Irlande un rôle im­portant, comme en Orient, tandis qu'à l'Ouest, les Evan­gi­les synoptiques sont mis à l'avant-plan. Quand on examine les légendes, on découvre le récit de sept moines égyptiens qui fondent un monastère, puis périssent mar­tyrs, ce qui expliquent qu'on les ait représentés sur le socle d'une haute croix.

 

Tous ces éléments, ajoutés à d'autres encore, nous permet­tent d'avancer l'hypothèse d'une christianisation de l'Irlande et d'une constitution d'une église monacale irlandaise par des moines venus d'Orient, qui auraient contourné le con­tinent. Ces moines seraient arrivés directement par mer, en empruntant des navires marchands, venus en Irlande pour y chercher de l'or, du cuivre ou de l'étain.

 

Le monachisme irlandais, une christianisation du druidisme?

 

Ce qui étonne, c'est que cette christianisation de l'Irlande n'a pas coûté de martyrs. Sans résistance, les Irlandais pas­saient au christianisme ou restaient païens. Les prêtres cel­tiques, c'est-à-dire les druides, les grands sages, se conver­tissaient, ce qui est en somme bien compréhensible, puis­qu'ils auraient été une secte, venue, elle aussi, d'Orient. Les Druides connaissaient aussi la coutume de quitter leur communauté initiale à sept pour aller officier en un autre lieu sacré. En passant au christianisme mona­cal oriental, les Irlandais ne devaient pas abjurer leurs dieux et leurs déesses celtiques ni abandonner leurs cou­tumes: il leur suf­fisait de les intégrer. Divinités et cou­tumes celtiques ont été assimilées à des coutumes ou des saints chrétiens; dans leurs prophéties et leurs visions, les Druides les plus éle­vés dans la hiérarchie, comparent leurs lieux sacrés (bos­quets, bois, sources, etc.) à ceux de la Terre Sainte, com­me si la religiosité celtique avait précédé la religiosité chrétienne!

 

Cette tolérance a fait que pendant plusieurs siècles, les moi­nes ont recopié, dans les monastères irlandais, les vieux mythes et les anciennes légendes celtiques. C'est ain­si que nous avons pu les conserver. Il est également in­téressant de noter que la coiffure des druides  —l'avant du crâ­ne rasé et l'arrière de la chevelure longue et pendante—  a été adoptée par les moines irlandais.

 

Saint Patrick, personnage moins important qu'on ne l'a cru?

 

L'église monacale irlandaise s'est développée très vite et Ro­me n'a pas pu s'y opposer. Raison pour laquelle, plus tard, elle a monté en épingle la personnalité de Saint Patrick et lui a attribué la christianisation de l'Irlande. De Saint Patrick, nous savons qu'il est né en 390 en Bretagne romaine et que, pendant ses jeunes années, il a été enlevé par des pirates et amené en Irlande. C'est à cette époque qu'il semble s'être tourné vers le christianisme. Il s'enfuit ensuite en Gaule, poursuit sans doute son voyage vers l'Italie, où il reçoit sa formation de prêtre. En 432, il dé­barque en Irlande, plus précisément en Ulster, dans le Nord-Est de l'île. Dans cette région, se trouve la colline de Tara, où l'ensemble des clans celtiques avait coutume de se rassembler. Patrick entame sa mission au nom de l'église de Rome, mais, apparemment, sans succès. Il n'aurait réussi qu'à se gagner les faveurs du Grand Roi d'Armagh, car dans le livre d'Armagh, nous trouvons sa Vita. Au­tre­ment, rien ne rappelle son souvenir. Il n'a pas réussi à fon­der de monastère ni de communauté chrétienne. Et il n'a pas eu de successeur. Dans sa Vita, on raconte qu'il a éten­du le christianisme «jusqu'à la limite au-delà de la­quelle plus aucun homme ne vit». Selon toute vraisem­blance, ce­la ne peut concerner que l'île d'Eirinn (Hibernia). Patrick meurt en 462.

 

Brendan en Amérique?

 

Dans un écrit du 8ième siècle, le Catalogus Sanctorum Hiberniae, dans lequel on trouve beaucoup de détails con­cernant l'église monacale irlandaise, on parle des monas­tères et de leurs fondateurs. L'Ile était recouverte de monas­tères, dont beaucoup étaient des écoles de haute spiritua­lité. En concordance avec la culture celtique-chrétienne, ce serait Sainte Brigit qui aurait fondé le célèbre monastère féminin de Kildare au 5ième siècle. A proximité, se trou­vait un monastère masculin; elle les dirigeaient tous les deux en tant qu'Abbesse vers 500. Au même moment, Saint Brendan fonde Clonfert. Celui-ci nous a laissé le ré­cit d'un long voyage sur l'océan, que l'on avait toujours pris pour de la pure fantaisie, jusqu'au moment où l'on s'est aperçu qu'il contenait des observations et des descrip­tions très précises en matières de navigation et de géogra­phie. Cette précision atteste que des moines irlandais, sans doute à la recherche du pays des Bienheureux, ont sans doute atteint l'Amérique, en passant par l'Islande et le Groenland.

 

Puisque la christianisation de l'Irlande a été le fait de moi­nes qui s'y sont fixés en communautés monastiques, les chré­tiens qui habitaient les villages environnants appar­tenaient également au monastère. Dans les villes seule­ment, on devait célébrer des offices ailleurs que dans les monastères. Selon les vieilles règles coutumières et cla­niques des Celtes, l'Abbé ou l'Abbesse était propriétaire des terres et de la fortune du monastère. Or le territoire couvert par un monastère pouvait souvent avoir la taille d'une principauté. C'était les chefs de tribus qui confiaient leurs terres ou une partie de leurs terres aux moines. Rai­son pour laquelle ils réclamaient pour eux-mêmes la di­gni­té d'Abbé, et la transmettaient de génération en géné­ration. Les moines devaient obéissance à leur Abbé ou à leur Ab­besse, comme les simples membres d'un clan à leur chef. 

 

La configuration des monatères variait selon son impor­tance ou selon la région où il se trouvait. Au centre du com­plexe architectural, il y avait toujours le bâtiment où l'on célébrait les offices religieux. Autour de celui-ci se re­groupaient sans ordre précis les cellules monacales et les habitations. Parfois, toute la petite agglomération est en­tourée d'une palissade ou d'un mur de protection. Généra­le­ment, il y a également une tour, pourvue de cloches. Les bâ­timents sont en bois ou en torchis (branchages recou­verts de terre séchée). Le cimetière est hors les murs et tou­jours entouré d'une palissade ou d'un mur. Le chemin qui y mène est entouré de croix de bois ou de pierre.

 

On entre au monastère entre l'âge de quinze et dix-sept ans. On y passe d'abord trois années de probation. Les moines pren­nent en charge l'éducation et l'enseignement. L'idéal ascétique des moines égyptiens ne s'est pas imposé d'em­blée. Le célibat, par exemple, ne s'est imposé qu'après de lon­gues disputes vers la fin du 7ième siècle. A partir de cet­te époque, les contraventions aux règles monacales sont punies de lourdes peines; dans les locaux du monastère, les moines doivent garder le silence absolu.

 

Le pain est la nourriture principale. L'eau, la seule boisson tolérée. Ce n'est qu'après de longues décennies de querelles que des règles nouvelles acceptent la bière et, plus rare­ment, le vin. Pendant les périodes de jeûne, la nourriture est encore plus chiche. Mais, en contrepartie, les moines, y compris leur Abbé, doivent être autonomes et produire eux-mêmes leur nourriture. Les moines doivent donc tra­vailler la terre et élever du bétail, filer et tisser, confec­tionner leurs vêtements, fabriquer des meubles et des ou­tils. On ne sait pas grand'chose des règles du culte à cette époque, sauf que le jeudi saint, les moines se lavaient mu­tuellement les pieds et qu'au jour de Pâques, on pratiquait le vieux rite de bouter le feu au «bûcher pascal». Enfin, comme chaque tribu ou clan avait son propre monastère, chaque monastère avait ses propres coutumes et ses pro­pres fêtes religieuses.

 

Textes antiques et légendes celtiques

 

Le travail intellectuel qui s'effectuait dans les monastères ir­lan­dais, consistait à approfondir les éléments de la foi chrétienne mais aussi et surtout à transmettre le savoir de l'antiquité classique, sur base des manuscrits disponibles, ainsi qu'à transcirre l'héritage oral des Celtes. Dans les en­luminures, qui sont parmi les plus belles du monde, nous retrouvons des symboles de la vieille Irlande celtique et de l'Orient. Dans les arts plastiques, ces symboles sont éga­lement très présents (Croix; grandes croix irlandaises ou celtiques). Le latin est langue d'église, de science et d'écri­ture; la langue quotidienne celtique, elle, n'a jamais été éra­diquée.

 

Columcille et Iona

 

L'expansion vers l'Est de l'église monacale celtique-irlan­daise a commencé à partir d'Iona en Ecosse. Ce monastère a­vait été fondé par Columcille, que l'on appelle aussi Colomban l'Ancien. Columcille descendait d'une famille illustre; il est né en 521 et, dès l'âge de quinze ans, reçoit une formation dans plusieurs monastères. Les chroniques le décrivent comme un homme de haute stature, de grande intelligence, animé par un fougueux enthousiasme pour sa foi, comme un excellent poète et un bon copiste de textes anciens. Vers l'âge de trente ans, il quitte son monastère avec sept compagnons pour fonder de nouveaux monas­tères en Irlande. Là-bas, il eut une idée audacieuse qu'il mit aussitôt en pratique: en 563, il traverse la mer en direction de l'île de Hy (hy = île), située en face de la grande île de Mull sur la côte occidentale de l'Ecosse. Pour Columcille, Hy était la porte vers la Bretagne ex-romaine et le Con­ti­nent, tout en étant suffisamment isolée pour pouvoir y servir Dieu dans la paix et la sérénité. Dans d'autres chro­ni­ques, on apprend qu'il aurait été mêlé à un bain de sang, per­pétré par un roi irlandais, et que c'est la raison prin­cipale de sa fuite.

 

Imitation de Saint Antoine

 

Pour comprendre cette attitude, il faut savoir que l'une des caractéristiques essentielles du monachisme irlandais est de suivre l'exemple de Saint Antoine, qui consiste à partir dans le désert, s'éloigner de sa patrie, de tout ce que l'on aime et de tout ce qui est familier, pour expier ses péchés et pour ne plus se consacrer qu'à Dieu; mais aussi, dans la foulée, à convaincre d'autres personnes d'imiter cet exem­ple et de mener une vie de sainteté. Dans ce sens, les moi­nes doués étaient sollicités par deux appels contradic­toires: partir vers un pays lointain mais demeurer à l'abri du mon­de, sur une île par exemple, et d'y fonder un mo­nastère tout en militant pour la conversion des autres. Derrière cet­te pratique religieuse, nous retrouvons l'antique coutume d'ex­clure les malfaiteurs ou ceux qui ont, par leurs actes ou par leurs omissions, jeté le discrédit sur la communauté ou entaché son honneur; les «bannis» sont ainsi envoyés vers des contrées inhabitées. Columcille, bien sûr, n'était pas un malfaiteur, car son départ n'a pas été secret et s'est fait avec l'appui de sa communauté. Mais il se sentait cou­pa­ble. A l'île qu'il s'est choisie, il donne le nom d'Iona, mot hébreu signifiant la colombe. Son nom «Columcille» si­gnifie en langue celtique «colombe de l'Eglise»; ce n'est pas son nom d'origine, mais celui qu'il a acquis et légué à la postérité.

 

Columcille et ses moines ont rendu l'île fertile et habi­table; ils y ont construit une église en bois; puis des bâ­teaux avec l'aide d'habitants du pays. Les moines assurent par la suite l'éducation des enfants et prodiguent des soins aux malades. L'île, désormais habitable, attire des colons. La vie du monastère s'épanouit. Mot d'ordre: le travail est prière et la prière est travail. Les missionnaires issus d'Io­na partent chez les Pictes, qui ne connaissaient encore rien du christianisme, puis vers les Orkneys et les Shetlands, vers l'Islande. En 583, Columcille couronne le premier roi des tribus pictes unifiées. Iona hérite du savoir de la «Can­dida Casa» de Withorn et devient de la sorte le berceau de la chrétienté écossaise. Raison pour laquelle on parle d'«é­gli­se monacale» irlando-écossaise. Quand Columcille meurt en 597, après 34 années de travail, des monastères ont été fondés dans le sud de l'Angleterre; sa réputation a atteint les Francs de Gaule, les Wisigoths d'Espagne et les Lombards.

 

Destruction et reconstruction d'Iona

 

Après la mort de Columcille, son œuvre est poursuivie par des moines issus d'Irlande, jusqu'en 806 où l'île est atta­quée par les Vikings qui détruisent le monastère. L'île sa­crée devient alors une île des morts: en souvenir de son importance capitale, le premier roi du Royaume-Uni des Pictes d'Ecosse s'y fait inhumer en 860. Par la suite, Iona, pendant plus de 200 ans, devient le cimetière des rois de cette contrée septentrionale d'Europe. Dans ce cimetière ro­yal, le Reilig Odhrain, nous trouvons les tombes de 48 rois écossais, 4 rois irlandais et 8 rois norvégiens; parmi eux: Duncan et son meurtrier Macbeth. Quand, au début du XIIIième siècle, s'établissent à Iona une abbaye bénédictine et un couvent de pères augustins, c'en est fini de la tradi­tion irlandaise. Mais en 1938, quelque 150 hommes et fem­mes fondent la Iona Community sous l'égide du prêtre-ouvrier Macleod de Glasgow, qui, grâce à des dons, a en­trepris de reconstruire l'Abbaye de Columcille.

 

Johanna BECK.

(texte issu de Mensch und Maß, 27ième année, n°4 [23.2.1987]; adresse: Ammerseestr. 2, D-8121 Pähl).