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vendredi, 30 avril 2021

L'écho de l'Allemagne secrète. Pour un lógos physikós

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L'écho de l'Allemagne secrète. Pour un lógos physikós

Giacomo Rossi

Ex : https://www.centrostudilaruna.it/

Le dernier livre de Giovanni Sessa vient de sortir en librairie. Il s'agit d'un volume important pour la densité de la pensée qui se dégage de ses pages. Nous nous référons à L’eco della Germania segreta. “Si fa di nuovo primavera”, qui a paru dans le catalogue des éditions OAKS (pour les commandes : info@oakseditrice.it, pp. 225, euro 18.00). Le texte de Sessa est agrémenté d’une'introduction du germaniste Marino Freschi, de la préface et de la postface des philosophes Romano Gasparotti et Giovanni Damiano.

Freschi souligne que la mythologie de l'Allemagne secrète, se référant non seulement à une patrie allemande de la Tradition, mais aussi comme le saisit très bien Romano Gasparotti, à une Europe possible: "elle est née à un moment crucial de l'histoire allemande, et s'est développée de façon surprenante après la terrible défaite de 1918" (p. 11). Elle circule surtout dans le Cercle de Stefan George, dans les milieux de la Révolution conservatrice, elle est présente aussi chez Ernst Jünger, et implique - c'est la nouvelle interprétation proposée par Sessa - des auteurs inattendus comme Karl Löwith et Walter Benjamin. Le premier est connu de la plupart des gens comme un élève "antinazi" de Heidegger, le second a été relégué par la pensée "intellectuellement correcte" dans le cadre du néomarxisme du vingtième siècle.

Les auteurs étudiés dans le texte sont au nombre de cinq: outre Jünger, George, Löwith et Benjamin, Ludwig Klages, le "Munichois cosmique" qui, dans les premières décennies du siècle dernier, a enflammé le quartier intellectuel de Munich, Schwabing. Qu'est-ce qui unit des penseurs aussi différents? Selon Sessa, la démythologisation que, pour reprendre les mots de Gasparotti, chacun d'eux a effectuée: "mettre au travail, à leur manière, les canons dominants du modernisme fondés sur l'idolâtrie aussi progressive que régressive de l'histoire" (p. 20). Une telle déconstruction anti-moderne est centrée sur l'idée du Nouveau Départ, non pas envisagé dans la perspective naïve traditionaliste et palingénésique, comme le retour de l'Age d'Or, autre visage de l'idée de progrès moderne, mais pensé comme l'ouverture du jeu tragique de la régénération d'un Possible qui ne peut être réglé, prédit ou planifié. Chez tous ces auteurs, nous voyons réapparaître ce que Sessa, attentif aux premiers témoignages philosophiques d'Europe, ceux des Sages chers à Colli, définit comme lógos physikós.

Une connaissance qui a la Nature au centre de ses intérêts, comprise comme une force génératrice et dissolvante, la seule transcendance à laquelle l'homme, stoïquement, peut se référer. Le mérite de Sessa est d'avoir lu les cinq auteurs mentionnés d'une manière originale, c'est-à-dire en se référant à une philosophie de l'origine, et en dehors de l'herméneutique historiographique consolidée. Il l'a fait, en outre, non pas simplement en termes historico-philosophiques, mais en formulant une proposition théorique claire. Il écrit, en effet, qu'il a voulu donner à cette étude une tâche: "certainement pas modeste, [...] proposer une manière de nous faire regarder le monde comme une éternelle floraison, un éternel printemps dionysiaque" (p. 53). Et nous voilà donc en train de rappeler, dans le premier chapitre, comment la musique de Wagner, point culminant du retour de la musique tonale en Europe, présentait dans sa grammaire une manifestation de l'idée pré-chrétienne du temps, un temps sphérique ou tridimensionnel. Chaque note wagnérienne contient en elle-même la précédente et renvoie à la suivante, célébrant l'étreinte de l'"immense moment" et de l'"éternel". Sessa note d'ailleurs, en utilisant l'exégèse du mythe d'Orphée par le philosophe Massimo Donà, comment, ab origine, la pensée hellénique faisait allusion à une autre possibilité, par rapport à la possibilité statique, instituée par le théorisme et le logocentrisme, de faire l'expérience de la réalité: la vision poïétique, capable de dynamiser la réalité et de nous restituer l'être pérenne à l'œuvre dans les choses de la nature.

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L'auteur nous introduit à la pensée de Klages, une philosophie construite sur l'une des plus puissantes élaborations du 20ème siècle concernant le "lien entre la vie, la pensée et l'image" (p. 21). Pour l'Allemand, l'absolu de la vie animée et animant la physis est image, non concept. Toute l'histoire du modernisme est marquée, dans la perspective klagesienne, par la superstition imposée par l'Esprit, antagoniste de l'Âme, mais pas au sens de perspectives dualistes et oppositionnelles. En effet, l'Esprit, synthèse du logocentrisme occidental, n'est rien d'autre que l'Âme, statique en raison de la prédominance du principe d'identité, dans l'iter gnoséologique qui de Parménide conduit à Carnap, responsable du ‘’physicide’’, de la mise sous silence des raisons de la Nature, manifestée dans la philosophie et la science modernes. L'image klagesienne permet de retrouver le "chant" d'Orphée, elle permet de lire le monde dans son devenir constitutif, dans son devenir perpétuellement nouveau, toujours différent de lui-même. Une telle connaissance peut restaurer l'éternel printemps de la vie.

Dans la même perspective, Sessa réalise l'exégèse de la pensée poétique de George. Pour le Meister, le faire poétique, de nature rythmique-musicale, re-sacralise le réel au sens du sacer, et non du sanctus: "en le soustrayant à toute objectivation et donc à toute conquête, possessibilité, manipulabilité" (p. 22), explique Gasparotti. Dans la création artistique, le sujet lui-même ne fait qu'un avec la nature, coïncidant avec les processus métamorphiques de cette dernière. Selon l'auteur, la récupération la plus significative du lógos physikós au vingtième siècle peut être déduite des travaux de Löwith. Löwith était un critique radical des philosophies de l'histoire: l'historicisme moderne, dans son interprétation, n'est rien d'autre que l'immanentisation de la vision eschatologique-sotériologique d'origine judéo-chrétienne. Heidegger lui-même était empêtré dans cette vision, car il pensait à la fois l'être-là et l'être en termes de temporalité. La philosophie "naturaliste" de Löwith, au contraire, a une matrice spinozienne: la physis y est l'être-là des choses, irréductible, donc, à toute approche statique.

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Même Jünger, souligne Sessa, est un penseur qui a tenté de récupérer la dimension "cosmique" de la vie. Cela peut notamment être compris à partir de ce qu'il a écrit sur la conception astrologique de la temporalité, dans laquelle se produisent des recommencements continus, aussi imprévisibles soient-ils. Le dernier chapitre du livre traite de Walter Benjamin, que nous lisons à la lumière de la catégorie de l'"immémorisation". Benjamin nous a appris que chaque passé renferme quelque chose de "non exprimé", qui peut être réactualisé, de manière inhabituelle, dans le présent. Dans cette perspective, le messie de la tradition juive est vécu par le philosophe comme une action mise en œuvre par le Possible, qui domine la vie humaine. Ainsi, l'origine peut revenir se donner sous des formes toujours nouvelles ou, au contraire, être définitivement réduite au silence. Sessa soutient que si la pensée de Benjamin peut être définie comme matérialiste, elle ne peut pas être classée comme "matérialisme historique", mais plutôt comme "matérialisme stoïque".

Dans ce volume, l'auteur tente d'inaugurer une conversation théorique entre la pensée de la Tradition et les auteurs mentionnés ci-dessus, ce qui constitue une nouveauté. Cela explique la postface de Damiano, qui explicite de manière exemplaire la relation Evola-Klages. Un livre important, donc, qui trace un chemin sur lequel le traditionalisme peut laisser derrière lui le ‘’nécessitarisme historique’’, résultat d'une lecture scolastique de la "doctrine des cycles".

lundi, 28 décembre 2020

Hommage à Stefan George

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Hommage à Stefan George

par Luc-Olivier d'Algange

La poésie est un combat. Aussi sereine, désinvolte ou légère qu’on la veuille, si éprise de songes vagues ou du halo des mots qui surgissent, comme l’écume, de l’immensité houleuse de ce qui n’est pas encore dit, la poésie n’existe en ce monde que par le dévouement, le courage, l’oblation martiale de ses Serviteurs. A ce titre, toute poésie est militante, non en ce qu’elle se voudrait au service d’une idéologie mais par la mise en demeure qu’elle fait à ceux qui la servent de ne servir qu’elle. Nul plus que Stefan George ne fut conscient de cette exigence à la fois héroïque et sacerdotale qui pose la destinée humaine dans sa relation avec la totalité de l’être, entre le tout et le rien, entre le noble et l’ignoble, entre l’aurore et le crépuscule, entre la dureté du métal et « l’onde du printemps» :

 

« Toi, toujours début et fin et milieu pour nous

Nos louanges de ta trajectoire ici-bas

S’élèvent Seigneur du Tournant vers ton étoile… »(1)

 

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Le cours ordinaire des jours tend à nous faire oublier que nous vivons brièvement entre deux vastitudes incertaines qui n’appartiennent point à ce que l’homme peut concevoir en terme de vie personnelle, et qu’à chaque instant une chance nous est offerte d’atteindre à la beauté et à la grandeur en même temps que nous sommes exposés au risque d’être subjugués par la laideur et la petitesse. Depuis que nous ne prions plus guère et que nos combats ne sont plus que des luttes intestines pour le confort ou la vanité sociale, ce qu’il y a de terrible ou d’enchanteur dans notre condition nous fait défaut. Nous voici au règne des « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Pour Stefan George, la poésie est un combat car le monde, tel qu’il se configure, n’en veut pas. La poésie n’est pas seulement le combat de l’artiste avec la matière première de son art, elle est aussi un combat contre le monde, un « contre-monde » selon la formule de Ludwig Lehnen, qui est, pour des raisons précises, le contraire d’une utopie. Pour Stefan George, ce n’est pas la poésie qui est l’utopie, le nulle part, mais ce monde tel qu’il va, ce monde du dernier des hommes auquel la poésie résiste :

 

« Ainsi le cri dolent vers le noyau vivant

Retentit dans notre conjuration fervente » (2)

 

On peut, certes, et ce sera la première tentation du Moderne, considérer cette majestueuse, hiératique et solennelle construction georgéenne comme une illusion et, de la sorte, croire la récuser. Il n’en demeure pas moins que cette illusion est belle, que cette illusion, si illusion il y a, entraîne en elle, pour exercer les pouvoirs du langage humain, le sens de la grandeur et du sacrifice, l’exaltation réciproque du sensible et de l’intelligible. Force est de reconnaître que cette « illusion » si l’on tient à ainsi la nommer, est à la fois la cause et la conséquence d’une façon d’être et de penser plus intense et plus riche que celles que nous proposent ces autres illusions, ces illusions subalternes dispensées par les sociétés techniciennes ou mercantiles, voire par les idéologies dont les griseries sont monotones et fugaces :

« Et renferme bien en ta mémoire que sur cette terre

Aucun duc aucun sauveur ne le devient sans avoir respiré

Avec son premier souffle l’air rempli de la musique des prophètes

Sans qu’autour de son berceau n’eût tremblé un chant héroïque. » (3)

 

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L’éthique georgéenne s’ordonne à des Symboles et à une discipline qui resserre l’exigence autour du poïen. Ascèse de la centralité, du retour à l’essentiel, de l’épure, cette éthique rétablit la précellence d’une vérité qui se laisse prouver par la beauté en toute connaissance de cause. Pour Stefan George, rien n’est moins fortuit que la poésie. Loin d’être le règne des significations aléatoires ou de vagues divagations de l’inconscient, la poésie est l’expression de la conscience ardente, de la lucidité extrême. L’Intellect n’est point l’ennemi de la vision, bien au contraire. L’Image n’advient à la conscience humaine que par le miroir de la spéculation. Toute poésie est métaphysique et toute métaphysique, poésie. On peut considérer cette poésie métaphysique comme une illusion, Stefan George se refusant à en faire un dogme, mais cette illusion demeure une illusion supérieure dont la supériorité se prouve par la ferveur et la discipline qu’elle suscite :

« Seul peut d’aider ce qu’avec toi tu as fait naître –

Ne gronde pas ton mal tu es ton mal lui-même…

Fais retour dans l’image retour dans le son ! » (4)

Notons, par ailleurs, que ceux-là mêmes qui « déconstruisent » et « démystifient » avec le plus d’entrain les métaphysiques sont aussi ceux qui s’interrogent le moins sur les constructions et les illusions banales comme si, du seul fait d’être majoritaires à tel moment de l’Histoire, elles échappaient à toute critique, voire à toute analyse. La pensée de Stefan George se refuse à cette complaisance. Peu lui importe le jugement ou les habitudes de la majorité. Plus humaniste, au vrai sens du terme que des détracteurs, Stefan George prend sa propre conscience comme point de référence à la conscience humaine. Il éprouve la conscience, la valeur, la volonté, la possibilité et la création à partir de son propre exemple et de sa propre expérience : méthode singulière où l’on peut voir aussi bien un immense orgueil qu’une humilité pragmatique qui consisterait à ne juger qu’à partir de ce que l’on peut connaître directement, soi-même, et non par ouïe dire, précisément à partir d’un « soi-même » dont l’exemplarité vaut bien toutes les représentations et tous les stéréotypes du temps :

« Seuls ceux qui ont fui vers le domaine

Sacré sur des trirèmes d’or qui jouent

Mes harpes et font les sacrifices au temple..

Et qui cherchent encore le chemin tendant

Des bras fervent dans le soir – d’eux seuls

Je suis encore le pas avec bienveillance

Et tout le reste est nuit et néant. » (5)

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Pour Stefan George, croire que sa propre conscience ne puisse nullement être exemplaire de la conscience humaine, ce serait consentir à une démission fondamentale, saper le fondement même du « connais-toi toi-même » c’est-à-dire le fondement de la pensée grecque du Logos qui tient en elle le secret de la liberté humaine. Si un seul homme ne peut, en toute légitimité, donner tort à ses contemporains, fussent-ils en majorité absolue, toute pensée s’effondre dans un établissement automatique et général de la barbarie, voire dans une régression zoologique : le triomphe de l’homme-insecte. Toutefois, à la différence de Stirner, George ne s’appuie pas exclusivement sur l’unique. Sa propre expérience de la valeur, il consent à la confronter à l’Histoire, ou, plus exactement à la tradition. Son « contre-monde » se fonde à la fois sur l’expérimentation du « connais-toi toi-même » et sur la tradition qui nous juge autant que nous la jugeons. L’humanitas, en effet, ne se réduit pas aux derniers venus quand bien même ils s’en prétendent être l’accomplissement ultime et merveilleux. Ce que le dépassement de sa propre conscience exige de lui, ce qu’exige son sens de la beauté et de la grandeur, son refus des valeurs des « derniers des hommes », Stefan George le confronte à ce que furent, dans leurs œuvres, les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, les Prophètes, les Aèdes, les moines guerriers ou contemplatifs, non pour être strictement à leur ressemblance mais pour consentir à leur regard, pour mesurer à l’aune de leurs œuvres et de leurs styles, ce que sa solitude en son temps lui inspire, ce que sa liberté exige, ce que son pressentiment lui laisse entrevoir :

« Nommez-le foudre qui frappa signe et guida :

Ce qui à mon heure venait en moi…

Nommez-le étincelle jaillie du néant

Nommez-le retour de la pensée circulaire :

Les sentences ne le saisissent : force et flamme

Remplissez-en images et mondes et dieux !

Je ne viens annoncer un nouvel Une-fois :

De l’ère de la volonté droite comme une flèche

J’emmène vers la ronde j’entraîne vers l’anneau » (6)

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Si la joie de Stefan George n’était que nostalgie, elle ne serait point ce salubre péril pour notre temps. La nostalgie n’est que le frémissement du pressentiment, semblable à ces ridules marines qui, sous le souffle prophétique, précèdent la haute vague. Il ne s’agit pas, pour George, de plaindre son temps ou de s’en plaindre mais de le réveiller ou de s’en réveiller, par une décision résolue, comme d’un mauvais rêve. La décision georgéenne n’est nullement une outrecuidance ; elle a pour contraire non point une indécision, qui pourrait se targuer de laisser les hommes et le monde à eux-mêmes, mais une décision inverse, également résolue :

« Possédant tout sachant tout ils gémissent :

‘’Vie avare ! Détresse et faim partout !

La plénitude manque !’’

Je sais des greniers en haut de chaque maison

Remplis de blé qui vole et de nouveau s’amoncelle –

Personne ne prend… » (7)

De même que l’on ne peut nuire à la sottise que par l’intelligence, on ne peut nuire à la laideur que par la beauté. Les promoteurs du laid sous toutes ses formes sont si intimement persuadés que la beauté leur nuit qu’ils n’ont de cesse d’en médire. La beauté, selon eux, serait archaïque ou élitiste et, quoiqu’il en soit, une odieuse offense faite à la morale démocratique et aux vertus grégaires. Le plus expédient est de dire qu’elle n’existe pas : fiction aristocratique et platonicienne dépassée par le relativisme moderne. Sans entrer dans la dispute fameuse concernant l’existence ou l’inexistence de la beauté en soi (et devrait-elle même exister pour être la cause de ce qui existe ?) les démonstrations en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse tiennent sans doute plus à ce que l’on éprouve qu’à ce que l’on raisonne. La beauté telle que la célèbrent Platon ou Plotin est moins une catégorie abstraite qu’une ascension, une montée, une ivresse. Cette beauté particulière, sensible, lorsqu’elle nous émeut, lorsque nous en éprouvons le retentissement à la fois dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit, nous la voulons éternelle. La pensée platonicienne, surtout lorsque s’en emparent les poètes, autrement dit le platonisme qui n’est laissé pas exclusivement à l’usage didactique, est une ivresse, une extase dionysienne qui, par gradations infinies, entraîne l’âme du sensible vers l’intelligible qui est un sensible plus intense et plus subtil. Entre le Sens et les sens, Stefan George refuse le divorce. Sa théorie de la beauté, et le mot « théorie » renvoie ici à son étymologie de contemplation, dépend de ce qu’elle donne ou non à éprouver à travers ses diverses manifestations. Eprouvée jusqu’à la pointe exquise de l’ivresse, la beauté devient éternelle. On peut certes discuter de la relativité des critères esthétiques, selon les temps et les lieux, il n’en demeure pas moins que par l’expérience que nous en faisons, la beauté nous arrache à la temporalité linéaire pour nous précipiter dans un autre temps, un temps rayonnant, sphérique, harmonique, qui n’est plus le temps de l’usure, ni celui de la finalité. Confrontée à cette expérience, la pensée platonicienne édifie la théorie de la beauté comme splendeur du vrai qui n’exclut nullement l’exclamation rimbaldienne : «  O mon bien, ô mon beau ! » car cette beauté en soi n’est « en soi » que parce qu’elle se manifeste en nous. Elle nous doit autant que nous lui devons et réalise ce que les métaphysiciens nomment une « unité supérieure à la somme des parties » :

« … Instant intemporel

Où le paysage devient spirituel et le rêve présence.

Un frisson nous enveloppa… Instant du plus grand heur

Qui couronnait toute une vie terrestre en la résumant

Et ne laissait plus de place à l’envie de la splendeur

De la mer parsemée d’îles de la mer divine. »(8)

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La beauté n’appartient ni à l’Esprit, ni à la chair mais à leur fusion ardente. Sauver la cohésion du monde, son unité supérieure pour garder en soi la multiplicité, la richesse des contradictions, la polyphonie des passions, ce vœu exactement contraire à celui des Modernes, Stefan George en appellera pour le réaliser « aux Forts, aux Sereins aux Légers », qu’il veut armer contre les faibles, les excités et les lourds, autrement dit les hommes grégaires, acharnés à peupler le monde de leurs abominations sonores non sans, par surcroît, être de pompeux moralisateurs et les infatigables publicistes de leur excellence, au point de considérer tous les génies antérieurs comme leurs précurseurs. Tout Moderne imbu de sa modernité est un dictateur en puissance éperdu d’auto-adulation mais en même temps extraordinairement soumis, soucieux de conformité sociale, « bien-pensant », zélé, esclave heureux jamais lassé de s’orner des signes distinctifs de son esclavage. Le Moderne « croit en l’homme », c’est-à-dire en lui-même, mais ce « lui-même », il consent à ce qu’il soit bien peu, sinon rien ! Rien ne lui importe que d’être à ses propres yeux supérieur à ses ancêtres. La belle affaire ! Ceux-ci étant morts, il s’en persuade plus aisément.

« Ne me parlez d’un Bien suprême : avant d’expier

Vous le ravalez à vos existences basses…

Dieu est une ombre si vous-mêmes pourrissez !

(…) Ne parlez pas du peuple : aucun de vous ne soupçonne

Le joint de la glèbe avec l’aire pavée de pierres

La juste co-extension montée et descente –

Le filet renoué des fils d’or fissurés. »(9)

L’œuvre est ainsi un rituel de résistance à l’indifférenciation, c’est-à-dire à la mort : rituel magique, exorcisme au sens artaldien où la sorcellerie évocatoire et l’intelligence aiguë s’associent en un même combat contre Caliban. Pour Stefan George, rien n’est dû et tout est à conquérir, ce qui relève tout autant d’une haute morale que d’une juste pragmatique. Chaque espace de véritable liberté contemplative ou créatrice est conquis de haute lutte contre les autres et contre soi-même. Il n’est d’autre guerre sainte, pour Stefan George, que celle qui sauve, qui sanctifie la beauté de l’instant.

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A l’heure où l’Europe fourvoyée se désagrège, on peut voir en Stefan George l’œuvre ultime de la culture européenne. Cet Allemand nostalgique de la France, disciple de Shakespeare et de Dante, ce poète demeuré fidèle dans ses plus radicales audaces formelles aux exigences et aux libertés de la pensée grecque nous donne à penser que l’Europe existe en poésie. Une idée, une forme européenne serait ainsi possible mais qui ne saurait se réaliser en dehors ou contre les nations. Pour Stefan George, l’Idée européenne jaillit des profondeurs de l’Allemagne secrète, autrement dit de ces puissances cachées, étymologique, ésotériques qui gisent dans le palimpseste de la langue nationale. Evitons un malentendu. Certes, la poésie, comme nous en informe Mallarmé, est faite non avec des sentiments ou des significations mais avec des mots, mais ces mots participent d’une poétique qui engage la totalité de l’homme et du monde. La poésie qui n’est point confrontation avec la totalité de l’être n’est que babil, « inanité sonore ». Toute chose possède son double hideux ; celui de la poésie est la publicité.

La poésie de Stefan George est militante, mais en faveur d’elle-même, où, plus exactement, en faveur de la souveraineté du Symbole dont elle témoigne, du dessein dont elle est l’accomplissement. La poésie est au service de son propre dessein qui, loin de se réduire aux mots, s’abandonne aux resplendissements de l’Esprit dont les mots procèdent et qu’ils tentent de rejoindre sur ces frêles embarcations que sont les destinées humaines. Stefan George dissipe ainsi le malentendu post-mallarméen. Son œuvre restitue aux vocables leur souveraineté. On distingue d’ordinaire dans l’œuvre de Stefan George deux époques, l’une serait vouée à « l’art pour l’art », dans l’influence de Villiers de l’Isle-Adam et de Mallarmé, l’autre, qui lui succède, serait militante, au service de l’Idée et de l’Allemagne secrète. L’une n’en est pas moins la condition de l’autre. Mallarmé et Villiers sont pour  Stefan George, « les soldats sanglants de l’Idée ». Villiers est un écrivain engagé contre le « progrès » et contre l’embourgeoisement du monde. Mallarmé poursuit une « explication orphique de la terre ». C’est en accomplissant l’exigence de la poésie, en amont, que la poésie et la politique se rejoignent. Toute politique procède de la poésie. Rétablir la souveraineté de la poésie, c’est aussi rétablir celle de la politique contre le monde des insectes, contre le triomphe du subalterne sur l’essentiel.

Luc-Olivier d’Algange.

  • L’Etoile de l’Alliance, éditions de la Différence, page 9
  • , page 19
  • Ibid., page 29
  • , page 37
  • , page 49
  • Ibid., page 43
  • Ibid., page 51
  • Ibid., page 139
  • Ibid., page 59

Stefan George, L’Etoile de l’Alliance, Traduit de l’allemand et postfacé par Ludwig Lehnen (éditions de la Différence)

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samedi, 11 mars 2017

Ernst Kantorowicz: man of two bodies

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Ernst Kantorowicz: man of two bodies

by Robert E. Norton

Ex: http://www.the-tls.co.uk

In the summer of 1943, at the height of the Allied invasion of Sicily, Hermann Goering made frantic efforts to have the remains of the Holy Roman Emperor Frederick II of Hohenstaufen and his family transferred from the cathedral in Palermo to Germany. The symbolic power of Frederick was obvious: at his death in 1250, his empire, the first German Reich, had achieved its greatest extent, stretching across the middle of Europe from the Baltic to the Mediterranean and as far east as Lebanon, only to fragment and shrink in subsequent centuries, finally coming to an ignominious end at the hands of Napoleon in 1806. The Nazis, always keen to seek legitimacy through forcible appropriations of the past, regarded their own Third Reich, and hence themselves, as Frederick’s rightful heirs. It is nonetheless extraordinary that in the midst of a military emergency so much thought and energy would have been expended on salvaging a pile of dust. Perhaps Reichsmarschall Goering thought the Emperor’s body might act as a potent talisman in the flagging fatherland. In any case, it is even more remarkable that Goering’s distracting enthusiasm for the medieval monarch had originally been ignited by a Jew.

That man was Ernst Kantorowicz. In 1927, entirely unknown and at the absurdly young age of thirty-one, he had stunned the academic world when he published the first biography ever written of a man loved and feared in equal measure, to some a tyrant and to others the Messiah. Frederick II towered over his era, leaving an enormous and complex legacy, which makes both the person and his creation difficult to grasp and even harder to explain. Kantorowicz – who a few years before had completed a dissertation in economics and had never formally studied the Middle Ages – did something no professional historian had previously dared or been able to do, and he did it with sensational flair. Over 600 pages long, densely packed with recondite information drawn from scattered sources in ancient and modern languages, and written in flamboyant German prose, Kaiser Friedrich der Zweite immediately became an improbable bestseller, with a fourth edition issued in 1936. Frederick II, with its enthralling glorification of absolute power and ruthless ambition, predictably appealed to the new overlords of Germany as well. Indeed, Goering – who made sure to send a copy of the book with an inscription to Mussolini – was far from the only Nazi leader to fall under its spell: Heinrich Himmler was a fan, as was Hitler himself. When he surprised one of his generals reading the book during the war, the officer feared the Führer would object. Hitler reassured him by saying he had read it twice.

Kantorowicz’s first book on the Staufer Emperor alone may have sufficed to secure his place in the scholarly pantheon. But he managed to outdo himself with the even more influential The King’s Two Bodies, which appeared in 1957, shortly before he died in 1963, and has never been out of print. Yet most striking is that these two monumental books exist at opposite ends of the ideological and historiographic spectrums: the first, written in the overwrought, mystagogic style cultivated within the “circle” around the poet Stefan George, celebrates an almighty, autocratic ruler who held sway over a vast realm. Kantorowicz deliberately – and compellingly – cast his book as a political allegory meant to inspire his fellow Germans to seek and submit to such a leader should he appear. The latter book, written in English in American exile in Berkeley and Princeton, is a sober, meticulous, but no less scintillating study of an esoteric historical problem in what Kantorowicz called “political theology”. It is an immensely learned work bolstered by thousands of footnotes (the first book had none) and spiked with rebarbative terms only a pedant could embrace: “catoptromancy”, “geminate”, “caducity” and “equiparation”. When it was published, one reviewer hailed it as “a great book, perhaps the most important work in the history of medieval political thought, surely the most spectacular, of the past several generations”. Its appeal for subsequent readers was enhanced when Michel Foucault approvingly cited The King’s Two Bodies in Discipline and Punish, while Giorgio Agamben called it “one of the great texts of our age on the techniques of power”.

Kantorowicz’s life, then, is a study of two extremes, exemplified by these two books, and reflective of two radically different political and cultural universes. The central question of this extraordinary scholar’s life, which Robert Lerner raises but never satisfactorily answers – perhaps because it is unanswerable – is how to make sense of this apparent disparity. If Lerner does not offer a definitive solution to this puzzle, we do learn enough from his finely grained portrait to be able to imagine where one might lie.

Few academics merit a full biography, and those who do rarely lead lives that would warrant one. The contemplative life, the necessary condition for writing serious works that endure, usually precludes a vita activa, and there are surely few things less captivating than looking over the shoulder of a scholar. But the author of these two remarkable books was anything but a typical scholar, and he lived through far from typical times. In many ways, however, Ernst Hartwig Kantorowicz was representative of the assimilated Jewish haute bourgeoisie in Wilhelminian Germany. Born in 1895 into a family of considerable wealth (his father owned a thriving liqueur firm) in Posen in West Prussia (now Poznań in Poland), Kantorowicz instinctively, even proudly, saw himself as an unhyphenated German. Later in life he would say he was of “Jewish descent, not Jewish belief”. His family celebrated Christmas and Easter, and only scattered Yiddish words were ever spoken at home. As a youth he attended the exclusive Royal Auguste-Viktoria Gymnasium, where he learned Greek, Latin and French. Along with the values of the Prussian Bildungsbürgertum, he also imbibed a kind of reflexive patriotism and nationalist pride that was frequently stronger among Jews than among their gentile compatriots.

Thus it was entirely natural that, six days after the First World War broke out, the nineteen-year-old Kantorowicz should volunteer for Posen’s first field artillery regiment. He was soon dispatched to the Western Front, where his exceptional bravery and skill earned him the Iron Cross. Wounded at Verdun, he was later transferred to Constantinople in 1917, where he learned some Turkish, returned to battle and promptly won the Iron Crescent, the Ottoman equivalent to the German distinction. At the conclusion of the war, the collapse of the monarchy did not mean that his allegiances followed suit: in the ensuing chaos Kantorowicz lent his military experience and elan to various counterrevolutionary efforts: first in Posen, where he clashed with Polish separatists who wanted to break away from Germany and merge with the Polish state; then in Berlin, where in January 1919 he joined the notorious Freikorps, the loose paramilitary groups of veterans hostile to republican, let alone communist, ideas, that crushed the Spartacist uprising; and finally in Munich three months later, where he helped put down the short-lived “Soviet Republic of Bavaria”. This time he was not only wounded again, but by his own testimony he also shot and killed a number of insurgents.

kanto070758586FS.gifDespite experiencing – and somehow surviving – four and a half years of unimaginable violence and upheaval, Kantorowicz made a notably smooth transition back into civilian life. In the autumn of 1919 he enrolled at Heidelberg University to study economics in preparation for taking over the family business. A year later, however, he met the man who would change his plans and life forever. Among initiates, Heidelberg was then known as the capital of the “Secret Germany”, that select group of young (and some older) men united in their commitment to the vision and person of Stefan George, who at the time often spent long sojourns there. It is difficult now to understand the intense devotion, even veneration, George inspired in – and demanded from – his intimates. After beginning as a rarefied poet in the French symbolist mode in the 1890s, he gradually became one of the most powerful figures in German culture, attracting ever larger numbers of brilliant and energetic followers who placed themselves and their talents in the service of furthering the goals of the man they called der Meister. Elitist, anti-democratic, hostile to the Enlightenment values of rationality, equality and personal freedom, George and his circle promulgated a vision of a hierarchically ordered society in a future Germany, no longer “secret” but in every sense real, in which individuals would occupy the place assigned to them by nature and would be ruled by a supreme and omnipotent Führer – a word George and his followers did much to popularize.

One of the most effective ways George found for promoting his programme was by recruiting his disciples to write what he called Geistbücher, “Spirit Books”, in essence stylized and tendentious hagiographies in which his intellectual and political heroes were fashioned into the embodiments and mouthpieces of his ideals. Plato, Caesar, Napoleon were all submitted to this treatment, as were Goethe, Hölderlin and Nietzsche, resulting in books that often received tumultuous acclaim. George had long had a particular fascination with Frederick II, the mightiest and most mysterious emperor of the Middle Ages, and had written a poem in 1902 that extolled him as the “Greatest Frederick” by comparing him with the eighteenth-century Hohenzollern king who was merely Frederick “the Great”. George had previously urged several of his acolytes to bring the Staufer sovereign back to life in a Geistbuch, but to no avail. George, who undeniably had an eye for talent, recognized the promise in the young Kantorowicz and asked him to take on his orphan project. After completing his dissertation in economics in 1921, Kantorowicz sat down to his appointed task.

Frederick II would more than fulfil George’s most fervent hopes. But George had an eye for more than just intellectual abilities. It was an open secret that George loved boys and men – a fact necessarily cloaked in euphemism and innuendo since homosexuality remained outlawed in Germany by the in­famous paragraph 175 of the penal code enacted in 1872 – and he cultivated a male Eros that drew heavily on ancient Greece for both inspiration and cover. Kantorowicz was irresistibly dashing, favoured finely cut clothes, was fond of good food and drink – and, as Lerner documents, had numerous male and female lovers before and after his encounter with George. When they met, Kantorowicz was in fact living together with another student, Woldemar Uxkull. Soon after making his acquaintance, George revealed to a friend that he thought Kantorowicz was “what the French call a chevalier, and he was entirely a chevalier of a kind one no longer sees. Lithe, yet of masculine firmness, sophisticated, elegant in dress, gesture and speech”, with something of “a foil fencer about him”. By 1923, George preferred to stay in Kantorowicz’s apartment when he visited Heidelberg, often living with him for two or three months at a time, especially during the composition and proofreading of Frederick II. Strangely – and with no evidence to back up such a categorical claim – Lerner insists that their relationship was strictly platonic and that George harboured no “sexual designs on the awestruck twenty-five-year-old”, which may or may not have been true. But Lerner also states that, with regard to “George’s practice with his disciples . . . he adhered to the principle of high-minded relationships between educator and protégés”. This, as all of George’s recent biographers have amply demonstrated, is patently false. In a sense, of course, it is irrelevant whether George and Kantorowicz were physically intimate: what really mattered was the work. But even after he turned his back on Germany for good, Kantorowicz, whom George had affectionately rechristened as “EKa” and who thereafter insisted all his friends and closest students call him by that nickname as well, never forsook his master.

kantoroD73IL._UY250_.jpgAlthough Frederick II stirred fierce controversy within medievalist circles in Germany, owing mainly to its unapologetic mythologizing and overtly nationalist agenda, it was still recognized as a pathbreaking scholarly achievement. Such was its reputation that, astoundingly, it was on the strength of this single book alone that in the autumn of 1932 Kantorowicz was appointed as Professor Ordinarius, the highest rank in the German university system, to teach medieval history at the University of Frankfurt – despite the fact that he held a PhD in an unrelated field and, even more significantly, had not completed the otherwise requisite Habilitation (usually involving a second monograph on a different topic from the dissertation) and, perhaps most surprising of all, despite his being a Jew. In private, EKa made wry jokes about his implausibly rapid rise and almost unbelievable good luck. But he was also conspicuously quick to order new stationery displaying the coveted double prefix “Prof. Dr.” before his name.

The new semester had not even begun in early 1933 before the cataclysm struck. In short order, the Nazis took control of the universities and on April 7 issued the so-called Law for the Restoration of Professional Civil Service – then, as now, professors in Germany were Beamte, or public officials employed by the state – which stipulated that, among other things, “civil servants who are not of Aryan descent are to be placed in retirement”. At a stroke, the prospects for Prof. Dr. Ernst Kantorowicz had gone from enviable to bleak (he did, however, maintain his sense of humour and archly told a friend that he must have been the youngest “emeritus” professor in German history). But the staunch German nationalist and devoted George disciple was ambivalent about whether the new situation, however disastrous it undoubtedly was for him personally, might not be a welcome development overall. That is, like many others, Kantorowicz initially imagined that Nazi Germany might be the realization of George’s dream of the “Secret Germany”. But with resigned stoicism he appeared to accept that, no matter how things turned out, he would not be a part of it. Citing his hero Frederick in a letter to George on his birthday in July 1933, Kantorowicz humbly acknowledged that the “empire transcended the man”. His message to the Meister managed to be simultaneously a note of congratulation and a kind of farewell:

May Germany become what the Master has dreamt of!” And if current events are not merely the grimace of that desired ideal, but really are the true path to its fulfilment, then I wish that everything may turn out for the best – and then it is of no consequence whether the individual – rather: may – march along – or steps to one side instead of cheering. “Imperium transcendat hominem”, Frederick II said, and I would be the last person to contradict him. If the fates block one’s entrance to the Reich – and as a “Jew or Colored Person,” as the new coupling puts it, one is necessarily excluded from the state founded on race alone – then one will have to summon amor fati and make one’s decisions accordingly.

After a six-month interlude at Oxford in 1934, where he met and fell in love with the classicist and fellow bon vivant Maurice Bowra, he was encouraged to travel to the United States. For a variety of reasons, however, Kantorowicz did not leave Germany for another five years. Some have suggested that he hoped that he might after all be able to stay; but the main thing that held him back is that he had nowhere else to go. Finally, he received an offer from the department of history at Berkeley, where he arrived in the winter of 1939.

kantoro2K-6168.gifKantorowicz was enchanted. The climate was “like paradise”, he wrote to a Swiss friend; “I praise almost every day I am allowed to live here . . . the view of the Bay reminds me of Naples . . . the food is excellent, the wine not too bad”. Over the course of the next decade, despite his idiosyncratic spoken English, he became a popular and sought-after teacher, holding captivating seminars for the intellec­tually ambitious. One student recalled: “Entering promptly, faultlessly dressed, Kantorowicz brought into the classroom an almost tangible aura of intellectual excitement and anticipation . . . . Nothing was alien to this agile mind, roaming freely over the centuries as it unfolded the drama of man”.

Kantorowicz might have happily lived out the rest of his days in California had politics not again intervened. In 1949, at the height of the anti-communist hysteria fanned by the House Un-American Activities Committee, the President of the University of California, Robert Sproul, made what Lerner calls the “tactical decision” to demand that all employees of the university sign an oath declaring: “I am not a member of the Communist Party”. Failure to do so would lead to termination of contracts. Outraged, Kantorowicz publicly denounced the measure, pointedly drawing comparisons to similar pledges people had been compelled to take in the country he had been forced to flee. “I have killed Communists”, he told one colleague, “but I shall never take the oath.” During a special session held by the Academic Senate on June 14, 1949, attended by some 400 faculty members, Kantorowicz stood up and read from a text he had prepared for the occasion:

It is a typical expedient of demagogues to bring the most loyal citizens, and only the loyal ones, into a conflict of conscience by branding nonconformists as un-Athenian, un-English, un-German. I am not talking about political expediency or academic freedom, nor even about the fact that an oath taken under duress is invalidated the moment it is taken, but wish to emphasize the true and fundamental issue at stake: professional and human dignity.

Thus it was that Kantorowicz achieved yet another rare distinction: that of having been fired by two major academic institutions, from one because of who he was and from the other because of who he refused to be.

The Institute for Advanced Study in Princeton, which had been founded in 1930 by another admirer of Kantorowicz, Abraham Flexner, was delighted to welcome the newly unemployed medievalist. The eminent art historian Erwin Panofsky, likewise a refugee from Nazi Germany, was at first wary about the author of Kaiser Friedrich der Zweite and even asked a colleague if Kantorowicz was “dangerous”. But after learning of the stand he had taken at Berkeley, Panofsky became his champion and later one of his closest friends. Other luminaries at the Institute also soon warmed to the vivacious newcomer, including Robert Oppenheimer, then its Director, as well as George Kennan, who described Kantorowicz in his memoirs as “a man of ineffable Old World charm” and “an essential feature of the Princeton of the 1950s”.

After The King’s Two Bodies appeared, several publishers, hoping to capitalize on its success, pleaded with Kantorowicz to allow another reprinting of his earlier volume. Without explaining why, he steadfastly refused, at one point saying only: “the man who wrote that book died many years ago”. It was probably another death that stiffened his resistance to resuscitating the portentous emperor. Kantorowicz had left most of his family behind in Germany when he made his escape in 1938, including his cousin Gertrud Kantorowicz and his mother, Clara. In 1942, aged sixty-five and eighty respectively, they had managed to reach the Swiss border, where they were caught, transported back to Germany and shuttled among a succession of camps. In February 1943, Kantorowicz’s mother died in Theres­ienstadt. There is no record of his ever commenting on his mother’s death, but a friend in Princeton reported him as having once said: “As far as Germany is concerned they can put a tent over the entire country and turn on the gas”.

Yet there continued to be two Germanys for Kantorowicz, the one that had murdered his mother and would have killed him as well given the opportunity, and the other one that had fostered his intellectual development. In 1953, Robert Boehringer, Stefan George’s biographer, wrote to Kantorowicz asking him to describe the poet’s influence on him. Kantorowicz, who after the war never spoke publicly about the Meister or referred to him in any of his writings, responded by making an astonishing confession: “There is not a day in which I am not aware that everything that I manage to accomplish is fed by a single source, and that this source continues to bubble even after twenty years”.

samedi, 17 mai 2014

Prophet des geheimen Deutschlands

Prophet des geheimen Deutschlands

von Sebastian Hennig

Ex: http://www.jungefreiheit.de

Als Stefan George vor achtzig Jahren im Bauerndorf Minusio am Lago Maggiore verstarb, bedeutete dies nicht allein das Ableben eines legendären Poeten und Sprachkünstlers. Einige Monate danach bezeichnete ihn der Dichter Gottfried Benn in einem Essay als „das großartigste Durchkreuzungs- und Ausstrahlungsphänomen, das die deutsche Geistesgeschichte je gesehen hat“.

Das lebendige Wesen dieses Dichters entfesselte und bündelte die verschütteten Energien des deutschen Sprachvolkes. Er wirkte unmittelbar und bewußt konzentrierend auf einen wachsenden Kreis von Vertrauten, die wiederum in ihrem Wirkungsfeld den hohen Anspruch ihres Meisters weitergaben.

Die Elementarkraft der Sprache

Ab 1892 scharte er Gefährten um die Zeitschrift Blätter für die Kunst. Es ging um nichts Geringeres als die Erneuerung der lyrischen Dichtung. Berühmte Verse jener Zeit locken zart und streng zugleich: „Komm in den totgesagten park und schau:/ Der schimmer ferner lächelnder gestade – /Der reinen wolken unverhofftes blau/ Erhellt die weiher und die bunten pfade.“

Skepsis gegenüber dem auf Effizienz ausgerichteten preußisch-deutschen Kaiserreich einerseits („spotthafte Könige mit Bühnenkronen“) und dem Demokratismus andererseits („Schon eure zahl ist Frevel“) kennzeichnen Georges Haltung.

Gerade noch rechtzeitig, bevor sich der große Aufbruch des deutschen Geistes der Goethezeit vollständig in die Wolken von Bildung und Humanismus verdunstete, verwies Stefan George auf die im Kunstwerk verdichtete Elementarkraft der Sprache.

Verkörperung der „menschlich-künstlerischen Würde“

Neben Goethe waren Hölderlin, Jean Paul und August von Platen die Erz-Zeugen und Berufungs-Instanz dieser abermaligen Wandlung des Wortes vom Schall zur Tat. In der Herausforderung des Zeitalters geht die Artistik in Aktion über.

Der Anspruch der Blätter für die Kunst beginnt weitere Kreise zu ziehen. Gedichte Stefan Georges aus seinen Bänden „Der siebte Ring“ (1907) und „Der Stern des Bundes“ (1913) wurden zum Leitmotiv der Jugendbewegung. Klaus Mann erinnert sich später: „Inmitten einer morschen und rohen Zivilisation verkündete, verkörperte er eine menschlich-künstlerische Würde, in der Zucht und Leidenschaft, Anmut und Majestät sich vereinen.“

Geistig ausgehungerte Studentenschaft

Akademiker, die George eng verbunden waren, bringen seine Forderungen einer geistig ausgehungerten Studentenschaft nahe. Die deutsche Universität erhält dadurch wesentliche Anstöße. Beispielhaft dafür ist der Heidelberger Germanist Friedrich Gundolf, dessen dickleibige Werkmonographie „Goethe“ (1916) ein Bestseller der Zwischenkriegszeit wurde.

Andere Bände der Reihe „Werke der Wissenschaft aus dem Kreis der Blätter für die Kunst“ galten Shakespeare, Napoleon, Winckelmann, Nietzsche und Platon. Die philologische Wiederentdeckung der Gedichte Friedrich Hölderlins durch Norbert von Hellingrath kam aus diesem Umfeld.

Die Katastrophe eines fortgesetzten Weltkrieges

Von hervorragender Bedeutung für das Selbstverständnis des jungen deutschen Aufbruchs war der Band über „Kaiser Friedrich II“. von Ernst Kantorowicz von 1927. Im Jahr darauf erscheint Stefan Georges letzter Gedichtband „Das Neue Reich“. George lieh der Sorge und Zuversicht für das von innen und außen bedrohte Vaterland seine durchdringende Stimme.

Daß er die Katastrophe eines fortgesetzten Weltkrieges voraussah, zeigt die Zählung in der Titelzeile des bereits 1921 erschienenen Gedichts „Einem jungen Führer im ersten Weltkrieg“. Neben diesen Worten, die wie in Stein gemeißelt stehen, verfügt er bis zuletzt auch über die Flötentöne des lyrischen Gedichts. Den apodiktischen Zeitgedichten stehen die Lieder zur Seite und beleben die Wucht der Worte mit ihrer zwanglosen Anmut.

Gegner Goebbels

Der Vorwurf der ästhetischen Starre und Sterilität, welche dem George-Kreis entgegengebracht wird, kommt nicht auf dessen Haupt. Es zeugt nur für die Fruchtbarkeit des Umfelds, daß ihm auch Furchtbares entsproß. Denn sowohl Joseph Goebbels als auch Claus Schenk Graf von Stauffenberg wurden während des Studiums in Heidelberg von Georges Lieblingsjünger Friedrich Gundolf stark geprägt.

So trägt der Propagandaminister 1933 George die Präsidentschaft einer Akademie für Dichtung an. Dessen Abweisungsbrief datiert auf den Tag, an dem in Deutschland die Bücherverbrennungen stattfinden. Unter denen, die sich dem Dichter in Wort und Tat verbunden fühlen, werden viele aufgrund ihrer jüdischen Wurzeln verfolgt und aus der Heimat vertrieben.

Geistiger Ziehvater Stauffenbergs

Andere, darunter die Gebrüder Stauffenberg, haben die „nationale Erhebung“ zunächst begrüßt. Sie erhofften von dem Regime den Einsatz für das von George verkündete „Geheime Deutschland“ und wurden darin schwer enttäuscht. Mit dem Bekenntnis zum geheimen Deutschland auf den Lippen ist der Patriot Stauffenberg schließlich als Hitler-Attentäter unter den Gewehrkugeln seiner Widersacher gefallen.

Die letzte Auszweigung dessen, was vereinfachend als „George-Kreis“ bezeichnet wird, erreichte noch die jüngst vergangene Jahrhundertwende. Aus einer Gruppe Amsterdamer Emigranten ist 1950 die Zeitschrift Castrum Perigrini hervorgegangen, welche bis 2008 die lebendige Erinnerung an den Dichter und seinen Kreis pflegte. Der Stiftung „Castrum Peregrini – Intellectual Playground“ ist durch den Dunst des Zeitgeistes ihre frühere Abkunft inzwischen nur mehr schemenhaft anzumerken.

Im Wallsteinverlag, der die Reihe „Castrum Peregrini“ weiterführt, ist zuletzt ein Band zum Briefwechsel und den Nachdichtungen Georges zu Stéphane Mallarmé erschienen.