jeudi, 01 août 2024
Molière et la création des bourgeois.es modernes
Molière et la création des bourgeois.es modernes
Nicolas Bonnal
Dans mes deux livres Littérature et conspiration et Chroniques sur la Fin de l’Histoire j’ai essayé de dater les débuts du monde moderne. Je suis tombé d’accord avec René Guénon (Crise du Monde moderne) pour jeter la coulpe au siècle de Louis XIV. Bien avant le bourgeois louis-philippard d’Audiard on a le bourgeois moliéresque, celui qui fait dire à George Dandin : – Tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu…
Le bourgeois de Molière est un idiot malmené par sa femme. Sa femme savante est déjà woke et hostile à la chair sous toutes ses formes : elle ne se rêve que gnostique et spirituelle. Elle est déjà en mode Reset. Elle hait l’homme qui la craint.
Ce bourgeois semble un produit créé artificiellement ; Fukuyama parle d’un produit fabriqué à l’époque de Hobbes sans doute pour s’accommoder d’une société matérialiste, athée, et d’un pouvoir digne du Léviathan. Taine dans ses Fables de La Fontaine a parlé aussi d’un produit bourgeois qui se développe avec les monarchies fortes. Et Marx comprend dans son Dix-Huit Brumaire que le bourgeois s’accommode d’un Etat fort parce qu’il transforme ses enfants en fonctionnaires et en retraités, tout en tapant sur les ouvriers : de Louis-Napoléon à Macron cela n’a guère changé. Le même bourgeois est moqué par ses domestiques comme Scapin ou Martine dans les pièces : ce peuple de gilets jaunes n’a pas encore mauvaise presse, il incarne un bon sens rural près de chez vous qui échappe totalement à cette inquiétante caste urbaine qui accaparera le pouvoir (sans le peuple) en 1789.
Molière a peut-être appartenu à des sociétés savantes ou semi-secrètes, libertines et matérialistes (pensez à Gassendi, Cyrano, Spinoza, à Descartes et ses animaux-machines), mais il est avant tout l’héritier des grands comiques grecs et romains qui dépeignent aussi une humanité tuméfiée par la vie en ville et l’Etat gréco-romain omniprésent (voyez mes textes sur Ibn Khaldoun ou Fustel de Coulanges) ; et il pressent une sous-humanité présente et à venir, petite, avare, médiocre, vieille, bigote, crédule, fan de gazettes, fascinée par les aristos, les riches ou les VIP (bourgeois gentilshommes) ; c’est un monde limité et médiocre qui s’impose depuis le crépuscule du Moyen Age (Michelet). Le pullulement des Tartufes et des hypocrites comme Don Juan – tous entourés d’Orgon ou de Sganarelle guettant leurs gages – donne une vision claire du monde dénoncé plus tard par les romantiques ou les surréalistes.
Vers le milieu du Siècle dit Grand, les Grands perdent leur guerre (la Fronde) ; le baroque décline et devient classicisme. La muse doit apprendre à marcher droit. Comme dit Hugo dans une merveilleuse préface : les autres peuples disent Dante, Goethe, Shakespeare : nous disons Boileau. A la même époque D’Artagnan vieillit (c’est dans Vingt ans après) et devient un fonctionnaire à rubans. Il s’adonne, dit Dumas dans une page incroyable, à une méditation « transfenestrale » – tant il s’ennuie.
Mais le couple le plus génial de Molière c’est Géronte et c’est Harpagon, c’est nos vieillards génocidaires : Schwab, Biden, Soros ou Rothschild, ces vieux de la vieille qui veulent nous mettre à la portion congrue, et qui se sont adjoint les services des Dorante et Scapin. Les racailles unies aux vieillards argentés.
Sur le bourgeois, Taine écrit donc ces lignes immortelles qui scellent notre Histoire de rance :
« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l'antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d'hommes que la société façonne, la moins capable d'exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu'ailleurs. Le gouvernement l'a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l'élégance. L'administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. »
Taine enfonce le clou : « Sa maison est l'image de son esprit et de sa vie, par ses disparates, sa mesquinerie et sa prétention. »
C’est dans La Fontaine et ses Fables.
Et comme on disait, en ces temps de wokisme et de féminisme fou, les Femmes savantes (vers 935-940) annoncent sans ambages l’épuration du langage :
« Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit ou verbes ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers
Dont nous voulons purger et la prose et les vers. »
Que de vers rimés ont eût pu faire avec « code QR » !
Terminons avec ce fascisme de cabale si français, qui reprit un si bel élan depuis Mitterrand et a incroyablement rebondi avec le binôme Hollande-Macron :
« Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui, jugerai mal de tout le monde, et n'aurai bonne opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d'injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. »
C’est dans Don Juan. Ici Molière annonça la Terreur sèche dont a parlé Cochin.
« La Terreur régnait sur la France en 1793, mais elle régnait déjà sur les lettres, au temps où le philosophisme jetait Fréron à Vincennes, Gilbert à l'hôpital et Rousseau hors de ses sens et fermait l'Académie aux « hérétiques ». Avant le Terreur sanglante de 1793, il y eut, de 1765 à 1780 dans la république des lettres une Terreur sèche dont l'Encyclopédie fut le Comité de Salut public et d'Alembert le Robespierre. »
A-t-on besoin de prophètes quand on a de tels écrivains ?
Molière a retourné l’observation de Marx : on est comique, puis tragique…
Sources :
https://www.revuemethode.org/sf011705.html
https://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/MOLIERE_DOMJUA...
https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-expliq...
https://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/MOLIERE_FEMMES...
https://www.dedefensa.org/article/guenon-et-linterminable...
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vendredi, 24 novembre 2023
Taine et le bourgeois numérisé comme catastrophe française
Taine et le bourgeois numérisé comme catastrophe française
Nicolas Bonnal
Le bourgeois français était l’épicentre du système républicain. Il est maintenant la base du système woke, du système écologiste, mondialiste et même numérique. Le bourgeois progressiste a tourné avec son bien aimé pape François la page catho-chrétienne-bourgeoise (c’est Bernanos qui doit être content au paradis d’être ainsi confirmé sur sa conception du catholicisme entropique bourgeois) et il est le père du cauchemar mondialiste et numérique qui s’abat sur ce foutu pays ou ce qu’il en reste. Essayons de comprendre.
Il se peut que La Fontaine soit l’écrivain le plus important de notre histoire. Taine lui a rendu un hommage vivifiant et oublié dans sa monographie et il a insisté sur un point négligé : le bourgeois dans les Fables. Et notre splendide historien, le premier à avoir décrit la France telle qu’elle est et pas telle qu’elle se rêve (pour reprendre son expression sur le Saint-Julien de Flaubert) explique très bien de quel bois se chauffe la fille de l’Eglise, de l’Etat, de maître Patelin et de Renard :
« Derrière le clergé et la noblesse, loin, bien loin, le chapeau à la main, dans une attitude respectueuse, marche le tiers-état, «frère cadet des deux premiers ordres» si on l'en croit, «simple valet» selon la déclaration des gentilshommes. Les bonnes villes, bourgeoisies et corps de métiers, ont envoyé leur députation de ridicules, et La Fontaine, qui semble un bourgeois quand il raille les nobles, semble un noble quand il raille les bourgeois. Et ce n'est pas ici la matière qui manque. Parlons-en tout à notre aise; nous sommes de cette bande, et nous avons le droit de la montrer telle qu'elle est. »
Je suis d’accord : bourgeois on l’est tous plus ou moins. N’est-ce pas Nizan (voyez mon texte) qui disait déjà que le bourgeois c’est celui qui vit en pantoufles devant son écran ? C’était il y a presque cent ans !
Guénon a parlé (Autorité spirituelle...) de cette monarchie française bourgeoise ; de cette monarchie qui mit au pas la caste sacerdotale comme la classe guerrière aristocratique et qui a tout fonctionnarisé, récoltant en 1789 ce qu’elle avait semé : l’Etat bourgeois s’est passé d’elle. Devenu purement machine, il va se passer de tout l’Etat avec son inintelligence artificielle.
Taine écrit superbement (j’ai déjà cité cet extrait, un des plus importants de notre littérature – avec ceux de Balzac, Chateaubriand ou Tocqueville) :
« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l'antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d'hommes que la société façonne, la moins capable d'exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu'ailleurs. Le gouvernement l'a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l'élégance. L'administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d'Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »
On se rapproche de cet Etat antiromantique qui en effet va nous ôter le trouble de penser et la peine de vivre. En attendant la télévision (voyez mon texte sur la méditation transfenestrale de d’Artagnan…).
L’homme rapetissé est déjà là, il n’a pas attendu Tati-Etaix-Godard, les congés payés, la télé et l’éternel parti de la majorité présidentielle :
« Ses pareils d'Allemagne trouvent aujourd'hui une issue dans la religion, la science ou la musique. Un petit rentier de la Calabre, en habit râpé, va danser, et sent les beaux-arts. Les opulentes bourgeoisies de Flandre avaient la poésie du bien-être et de l'abondance. Pour lui, aujourd'hui surtout, vide de curiosités et de désirs, incapable d'invention et d'entreprise, confiné dans un petit gain ou dans un étroit revenu, il économise, s'amuse platement, ramasse des idées de rebut et des meubles de pacotille, et pour toute ambition songe à passer de l'acajou au palissandre. Sa maison est l'image de son esprit et de sa vie, par ses disparates, sa mesquinerie et sa prétention. »
Taine le trouve plus médiocre que ses voisins européens ce bourgeois froncé :
« Il n'est point un Cincinnatus. C'est l'orgueil, d'ordinaire, qui fait le désintéressement. Un campagnard suisse ou romain qui à l'occasion devenait chef d'armée, arbitre de la vallée ou de la cité, pouvait avoir des sentiments grands, laisser le gain à d'autres, vivre de pain et d'ognons, et se contenter du plaisir de commander: sa condition le faisait noble. Comment voulez-vous que cette manière de penser naisse parmi nos habitudes bourgeoises? Le bourgeois probe s'abstient du bien d'autrui; rien de plus. Il serait niais de se dévouer pour sa bicoque. Les dignités municipales exercées sous la main de l'intendant ne valent pas la peine qu'on se sacrifie à elles; échevin, maire, élu, il n'est qu'un fonctionnaire, fonctionnaire exploité et tenté d'exploiter les autres. »
Ce devenir-fonctionnaire du monde, bien plus fort que le devenir-marchandise du monde, explique très bien le totalitarisme européen façon Leyen-Macron-Breton et le Grand Reset de Schwab (banal bureaucrate boche). C’est le monde de maître-rat, comme dit La Fontaine. Et comme on en a produit industriellement dans les (grandes) écoles puis dans les fabiennes universités anglo-saxonnes, on n’a pas fini de reproduire ce modèle de bourgeois bureaucrate dont l’ONU ou l’Unesco ou le FMI ont fourni les modèles terrifiants.
Mais le Français est AUSSI un bourgeois râleur, un prof gauchiste, un étudiant écolo-trotskiste, un je-ne-sais-quoi. La fable sur les grenouilles (symbole français) et leur roi (on pense au macaron), voici comment Taine l’explique :
« Ils sont inconstants, mécontents par état, frondeurs, faiseurs de remontrances, fatigants, obstinés, insupportables, et par-dessus tout impertinents et poltrons. Ils se lassent de «l'état démocratique;» et, quand Jupin, fatigué de leurs clameurs, leur donne pour roi «un bon sire, tout pacifique,» la gent «sotte et peureuse» va se cacher dans tous les trous, jusqu'à ce qu'elle redevienne familière et insolente. Pourquoi sont-ils si déplaisants? Quand le roi des dieux leur envoie une grue «qui les tue, qui les croque, qui les gobe à son plaisir,» on est presque du parti de la grue et de Jupiter.
Oui, avec Jupiter on est servi ; et il y en a même encore plein qui n’ont pas encore compris.
Taine a compris bien avant les ingénieurs sociaux comme on fabrique du fonctionnaire, du militaire, du dernier homme :
« Nous naissons tous et nous croissons d'un mouvement spontané, libres, élancés, comme des plantes saines et vigoureuses. On nous transplante, on nous redresse, on nous émonde, on nous courbe. L'homme disparaît, la machine reste; chacun prend les défauts de son état, et de ces travers combines naît la société humaine. »
Toujours rat, le bourgeois est attiré par le people aristo, écrit Taine :
« Le bourgeois sait qu'il est bourgeois et s'en chagrine. Sa seule ressource est de mépriser les nobles ou de les imiter. Il se met au-dessus d'eux ou parmi eux «et se croit un personnage.» Cet orgueil est raisonneur et esprit fort. Par exemple le rat s'étonne de voir tout le monde tourner la tête au passage de l'éléphant. Il réclame contre cet abus en théoricien spiritualiste: la grosseur et l'étalage ne font pas le mérite; l'animal raisonnable ne vaut point «par la place qu'il occupe,» mais par l'esprit qu'il a. Il est clair que ce philosophe de grenier est un disciple anticipé de Jean-Jacques, et médite un traité sur les droits du rat et l'égalité animale. »
C’est le monde du moyen (c’est rigolo parce que le but de notre monde global-bourgeois-technocrate est de liquider la classe moyenne maintenant) :
« Là est la misère des conditions moyennes. Les extrêmes s'y assemblent et s'y heurtent; les couleurs s'y effacent l'une l'autre, et l'on n'a qu'un tableau ennuyeux et choquant. De là vient la laideur du monde moderne. Autrefois à Rome, en Grèce, l'homme, à demi exempt des professions et des métiers, sobre, n'ayant besoin que d'un toit et d'un manteau, ayant pour meubles quelques vases de terre, vivait tout entier pour la politique, la pensée et la guerre. »
Magnifiquement Taine ajoute (je crois qu’il n’est pas populaire – bien que très connu – parce qu’il est trop dur, ce n’est pas pour rien qu’il fut un fidèle correspondant de Nietzsche qui compare dans Zarathoustra le charbon au diamant) :
« Aujourd'hui l'égalité partout répandue l'a chargé des arts serviles; les progrès du luxe lui ont imposé la nécessité du gain; l'établissement des grandes machines administratives l'a écarté de la politique et de la guerre. La civilisation, en instituant l'égalité, le bien-être et l'ordre, a diminué l'audace et la noblesse de l'âme. Le bonheur est plus grand dans le monde, mais la beauté est moindre. Le nivellement et la culture, parmi tous leurs mérites, ont leurs désavantages: d'un paysage nous avons fait un potager. »
Qui se doutait qu’avec Malleret, Hollande ou Macron la machinerie administrative française allait accoucher du monstre administratif mondialiste et numérique ? Mais poursuivons :
« Les occupations nobles s'altèrent en devenant marchandises. Le sentiment s'en va et fait place à la routine. »
Il va parler de Virgile notre Taine dont l’école m’avait dégoûté (la version latine ne servant qu’à sélectionner un ingénieur social, pas à découvrir le génie initiatique d’une littérature) :
« Une page de Virgile, que vous avez fait réciter à vingt écoliers pendant vingt ans vous touchera-t-elle encore? Vous devez la lire tel jour, à telle heure; l'émotion coulera-t-elle à point nommé comme quand on tourne un robinet? Sous cette obligation, et sous cette régularité, l'esprit s'émousse et s'use, ou, si la vanité le soutient, il devient une mécanique de bavardage qui, à tout propos, hors de propos, part et ne s'arrête plus. Lorsque nous naissons, les forces de notre âme sont en équilibre. Qu'un métier soit un emploi utile de ces forces, un remède contre l'ennui, à la bonne heure. Mais, ainsi qu'une maladie, il rompt ce balancement exact. En développant un organe spirituel, il fait périr les autres. Le rôle accepté détruit l'homme naturel. C'est un acteur qui partout est acteur, et qui, une fois hors de son théâtre, est un sot. »
Ce devenir-acteur du monde Macluhan en parle très bien à propos du roi Lear. Taine a tout dit avant tout le monde, comme Dumas, Poe, Baudelaire et les autres (pourquoi croyez-vous que j’insiste ?).
Et le monde moderne a ainsi accouché non pas d’une souris mais d’un rat bourgeois. Dans une admirable note sur son Anglaise Taine écrit :
« En dehors des sectaires qui aimaient surtout leur système, beaucoup de Français aimaient passionnément la France, et l’ont prouvé par leurs sacrifices, leur zèle et leur courage. La vérité est que l’esprit public ne se montre pas chez nous sous la même forme qu’en Angleterre et aux États-Unis, par l’étude froide et sérieuse des affaires publiques, par l’action locale et journalière, par l’association multipliée, efficace et pratique. On bavarde en phrases générales et vagues, on laisse prendre son argent au percepteur, on marche à la frontière, et on se fait tuer (Note du traducteur). »
Aujourd’hui on n’ira pas se faire tuer pas les Russes en Biélorussie (encore que, en insistant un peu à la télé…) mais on se fera piquer, stériliser, numériser et remplacer.
Sources
http://classiques.uqac.ca/classiques/taine_hippolyte/la_f...
https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-conclusion-de-notre-histoire
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/11/09/terreur-republicaine-et-dictature-sanitaire-un-retour-sur-hyppolite-taine-et-son-anglaise-anonyme-par-nicolas-bonnal/
https://www.dedefensa.org/article/nizan-et-les-caracteres...
https://www.dedefensa.org/article/balzac-et-la-prophetie-...
https://lesakerfrancophone.fr/vigny-et-la-servitude-milit...
https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-expliq...
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vendredi, 01 juillet 2016
L'esprit bourgeois, l'ennemi intérieur
L'esprit bourgeois, l'ennemi intérieur
par Maurice Gendre
Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com
Note : Nous reproduisons ci-contre un extrait de l'intervention de Maurice Gendre prononcée devant E&R Ile-de-France, lors d'une récente conférence et dont le thème était : Sortir de la société bourgeoise.
Pour Marx "Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante".
Et c'est à travers "ces idées dominantes" que la Bourgeoisie triomphe. La Bourgeoisie est plus qu'une classe sociale, c'est un état d'esprit.
A tel point, qu'il n'est pas inutile de parler d'esprit bourgeois ou de bourgeoisisme. L'esprit bourgeois se répand au sein de la société dans sa totalité et envahit le moindre interstice de la vie.
Il s'infiltre partout.
Soumission à l'ordre marchand
L'esprit bourgeois s'illustre par une soumission à l'ordre marchand, une apathie que rien ne vient bousculer, un hédonisme froid et qui n'a d'autre finalité que lui-même, un encouragement perpétuel à l'avachissement psychologique et moral, un nihilisme que l'on pourrait qualifier de cool, une capacité à se rouler dans le conformisme et que rien ne vient jamais contrer.
L'esprit bourgeois n'envisage des rapports que purement utilitaires entre les êtres.
Le bourgeoisisme considère la gratuité et le don comme des anomalies.
Le sens du sacrifice comme une forme de démence qu'il est urgent de soigner.
L'esprit bourgeois touche tous les êtres. Il les enrobe. Les domine. Les dompte.
Personne n'y échappe.
L'esprit bourgeois est une solution de facilités.
André Gide déclarait : « Peu m’importent les classes sociales, il peut y avoir des bourgeois aussi bien parmi les nobles que parmi les ouvriers et les pauvres. Je reconnais le bourgeois non à son costume et à son niveau social, mais au niveau de ses pensées. Le bourgeois a la haine du gratuit, du désintéressé. Il hait tout ce qu’il ne peut s’élever à comprendre. »
L'esprit bourgeois est le plus court chemin pour éviter de se poser toutes questions dérangeantes et perturbantes.
Le Bourgeois dans sa version post-moderne se distingue par l'hypertrophie du Moi. Le tout-à-l'égo. Le narcissisme des petites différences perpétuellement mis en scène.
La glorification du vide. Le désert spirituel vu comme un bienfait et comme un horizon indépassable.
Une propension qui ne se dément jamais à accepter de subir les événements plutôt que de tenter d'en être acteur, ne serait-ce qu'à un très modeste niveau.
Une résignation désinvolte. Un détachement qui n'est pas motivé par la volonté de prendre de la hauteur face aux événements, mais un détachement qui est
uniquement le fruit du regard détourné. Regard détourné qui permet d'éviter d'affronter la Vérité et ainsi d'en tirer toutes les conclusions.
Car en tirer toutes les conclusions peut s'avérer rapidement périlleux pour garantir son confort matériel, assurer sa sécurité physique ou son avenir professionnel.
La société bourgeoise contemporaine s'appuie essentiellement sur trois piliers : le parlementarisme - la Mediasphère et le capitalisme déterritorialisé.
Parlementarisme
Le parlementarisme est ce régime de collaboration des pouvoirs entre le corps législatif ( le parlement) et le corps exécutif (le gouvernement).
Le parlementaire se targue d'être le représentant de la Nation. Je ne vous ferai pas l'affront d'entrer dans le détail sur ladite représentativité de l'Assemblée nationale notamment sur le plan des catégories socio-professionnelles présentes dans l'Hémicycle et plus grave encore sur le poids réel des deux formations politiques ultra-majoritaires au Palais-Bourbon au sein du corps électoral français.
Mais au-delà de ces considérations, c'est la logique même du parlementarisme qui est frelatée. L'auto-proclamée Représentation Nationale, quand elle ne se contente pas d'être une simple chambre d'enregistrement des desiderata des eurocrates, est soumise à toutes les féodalités. Pression des puissances d'argent, des coteries diverses et variées, des loges, des minorités agissantes, des stipendiés de l'antiracisme, des associations en service commandée pour des puissances étrangères etc.
En clair, l'indépendance du député, seul élément garantissant prétendument la préservation de l'intérêt national et l'unique souci du peuple français, relève du conte de fées pour enfants.
Il n'est pas question de nier ici le dévouement et l'implication réelles d'une poignée de députés qui prennent à cœur la mission qui leur a été confiée, mais ces derniers sont condamnés à faire de la figuration ou du témoignage. Même commentaire pour le Parlement européen qui n'a fait qu'ajouter un échelon supplémentaire à cette logique d'accaparement du politique par une fraction infiniment réduite des citoyens.
Le "représentant" (mettre donc tous les guillemets nécessaires à ce vocable) s'érige en intermédiaire. Et c'est là tout le problème.
Le "représentant" au fond de lui-même s'oppose à tout principe fédératif, à tout principe de subsidiarité.
Le parlementaire est un kleptocrate. Il organise une véritable confiscation du pouvoir et se vautre de par sa situation d'intermédiaire, donc au carrefour de toutes les sollicitations, dans la prévarication et la corruption.
Le parlementaire vomit toute démocratie directe. Démocratie directe qui tendrait à prouver son inutilité et sa dimension parasitaire. D'où sa haine pour le référendum.
Mediasphère
La Mediasphère est "un englobant". A la fois véhicule, réceptacle et prescripteur de données.
La Mediasphère est le grand hypnotiseur. Le charmeur de serpents. La Mediasphère est la Voix omniprésente, omnipotente et omnisciente du Système.
Elle en est la manifestation permanente, entêtante, parfois ensorcelante mais le plus souvent terrifiante.
La Mediasphère est le Big Brother total.
La Mediasphère c'est Drahi, Joffrin, Plenel, Thréard, Murdoch et leurs comparses. Ce sont les publicitaires. Les émissions de télé-réalité. Cyril Hanouna.
Evidemment, la Mediasphère est tout cela.
Mais la Mediasphère c'est aussi et peut-être surtout aujourd'hui l'ensemble des acteurs et des intervenants sur les réseaux dits sociaux.
C'est le flux "informationnel" ininterrompu traitant sans distinction et sans hiérarchie de la crise d'aérophagie de Kim Kardashian, du teckel nain de Paris Hilton, des problèmes d'érection de Rocco Siffredi, de la dernière gifle infligée à Gilles Verdez, de la bataille pour la reconquête de Falloujah ou du énième plan d'austérité ... de sauvetage pardon pour la Grèce.
La Mediasphère c'est cette illusion savamment entretenue auprès de l'internaute-citoyen de l'apparition d'une démocratie 2.0.
Démocratie 2.0 qui n'est souvent rien d'autre que le cache-sexe pratique des nouvelles techniques d'intoxication des services, d'officines de propagande et des nouvelles trouvailles neuro-marketing du Big Corporate.
Derrière la rhétorique de l'émancipation se cache en fait un nouveau processus d'aliénation. Cette démocratie 2.0 isole les êtres, les rend envieux, dépressifs parfois. Elle les "vampirise", affaiblit leur système immunitaire face à toutes les attaques cognitives dont les réseaux prétendument sociaux se font les relais.
Le Meilleur des Mondes de Zuckerberg et de ses amis de la Silicon Valley s'avère à l'usage être une terrifiante dystopie. Une contre-utopie présentée pourtant comme la plus emballante et la plus réjouissante des utopies.
Ajouter à cela, la glorification permanente du Néant et de l'autopromotion putassière (duckface, selfie devant des monuments visités des millions de fois, partage de la photo du dernier plat ingurgité dans un resto médiocre et hors de prix etc.).
La Mediasphère est le levier qui contribue à engendrer ce Bourgeois Global-Benettonien.
Un mélange improbable et pourtant cohérent entre le punk-à-chien millionaire Manu Chao et feu "Saint" Steve Jobs.
Capitalisme déterritorialisé
Le capitalisme déterritorialisé c'est ce néo-capitalisme ne connaissant ni patrie, ni frontière. C'est un capitalisme mouvant, transnational, insaisissable, anonyme.
Un capitalisme caché derrière des sociétés-écran. Un capitalisme crypté. Un capitalisme au service d'une ploutocratie mondialisée.
Ploutocratie se réfugiant elle-même derrière des cénacles discrets voire secrets, des fondations, des laboratoires d'idées.
Le capitalisme déterritorialisé favorise l'émergence d'un homme "hors-sol". Déraciné. Nomade. Sans qualité.
Le dernier homme.
Privé de tout attachement, il a pour seule patrie son "ordinateur portable" (dixit Attali, porte-parole de ce qu'il nomme lui-même l'hyperclasse transnationale privilégiée).
Les Nations sont devenues de simples hôtels pour cet "homme détaché".
Comme les flux financiers, ce dernier homme est transnational.
Seul l'hybris le guide. La démesure est son seul credo. La sobriété et la frugalité en toute chose sont pour lui à bannir et à proscrire. Définitivement.
Il jouit sans entraves. Il refuse toute forme d'essentialisme et conteste avec la dernière énergie qu'il puisse exister des invariants anthropologiques.
Ce capitalisme déterritorialisé travaille donc à l'avènement d'un "homme nouveau".
"Homme nouveau" qui sera post-racial, post-sexué, post-national et au bout du processus post-humain.
Les fantasmes transhumanistes apportant leur dernière pierre à cette édifice de l'homme déconstruit.
Maurice Gendre pour le C.N.C.
Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.
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jeudi, 15 novembre 2012
L’ennemi principal s’appelle modérantisme
L’ennemi principal s’appelle modérantisme
par Philippe Baillet
Ex: http://www.catholica.presse.fr/
Cet ouvrage collectif inaugure une prometteuse collection dont les premiers titres se proposent d’analyser, dans une perspective pluridisciplinaire et en faisant largement appel à des auteurs étrangers, trois attitudes produites par la situation minoritaire aujourd’hui propre aux membres des religions établies en Europe. Outre le modérantisme, sont visés le communautarisme, avec sa tentation de la contre-société, et le pluralisme religieux conjugué à l’esprit de concurrence.
[Note : cet article a été publié dans Catholica, n.98]
La culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle1 : cet ouvrage collectif inaugure une prometteuse collection, la « Bibliothèque européenne des idées », dont les premiers titres se proposent d’analyser, dans une perspective pluridisciplinaire et en faisant largement appel à des auteurs étrangers, trois attitudes produites par la situation minoritaire aujourd’hui propre aux membres des religions établies en Europe. Outre le modérantisme, sont visés le communautarisme, avec sa tentation de la contre-société, et le pluralisme religieux conjugué à l’esprit de concurrence.
D’emblée, il faut féliciter les responsables de cet ouvrage d’avoir su dégager la problématique du modérantisme de la gangue de l’histoire de la démocratie chrétienne, française ou non, pour lui restituer toute sa profondeur sur le long terme. Ils manient aussi bien la loupe que la longue-vue, s’intéressant à la fois au proche et au lointain. L’intitulé des trois parties composant l’ouvrage (Histoire – Concepts – Perspectives) est à cet égard très parlant et pleinement justifié.
Au lieu de se limiter à la description ou à la dénonciation des traductions pratiques du modérantisme dans le champ politique ou religieux, il s’est agi d’abord de mettre en relief un état d’esprit, une attitude devant la vie, voire une philosophie implicite. En deçà des avatars politiques (Sillon, démocratie chrétienne, participation à la construction de l’Europe) ou religieux (théologie moderniste, instruments du compromis et de la » réconciliation »), c’est l’essence du modérantisme et de l’identité modérée — dont le caractère mouvant, difficile à saisir, n’altère en rien la capacité de nuisance — qui constitue l’objet de l’ouvrage. En effet, « depuis la politique moderne, la culture du refus de l’ennemi […] a pris forme avec une figure particulière, celle du modéré » (Jean-Paul Bled, « Présentation », p. 10). La culture en question est le produit de « l’esprit transactionnel qui prévaut dans l’immense majorité du monde catholique » (Gilles Dumont, « Problématiques du modérantisme », p. 17), esprit dont l’auteur souligne bien qu’il peut prendre au moins trois formes : la collaboration avec les « structures de péché », au nom de l’entrisme et des bonnes intentions visant à combattre et rectifier le mal de l’intérieur ; l’optimisme niais qui prétend savoir décrypter la réalité (l’ennemi est bien là, et même massivement, mais en fait c’est un ami qui s’ignore) ; enfin, option plus subtile et plus rare, le quiétisme, qui prend dans ce cas la forme du retrait du monde dans le jardin de l’intériorité, l’abandon à la Providence étant censé pallier tout le reste.
Mais avant toute enquête historique, c’est la réflexion philosophique qui doit démontrer en quoi le modérantisme est une déformation ou une caricature de la modération ou, mieux, de cette qualité éminente que le grec ou le latin nommait tempérance. Celle-ci est étroitement associée au sens de l’harmonie et de la mesure, non celui de M. Homais, mais en tant que la tempérance « c’est la conviction que le seul absolu c’est l’univers, conçu comme ce qui est tel que tout puisse y être contenu de manière harmonieuse sans qu’aucune des parties ne puisse paraître en constituer la fin propre et être cultivée comme telle sans intempérance » (Claude Polin, « Modération et tempérance : continuité ou antinomie ? », p. 25). Pour l’auteur, la tempérance n’a plus sa place dans le monde moderne, quand s’efface toujours plus la conscience de l’ordre du monde et du monde comme ordre, quand un prométhéisme encore très largement dominant malgré les aléas du « progrès » enseigne encore et toujours qu’il n’y pas d’autre ordre que celui constamment créé et recréé par l’homme. Mais Claude Polin est un philosophe qui sait aussi observer les manigances de la politique. Ainsi quand il taille aux politiciens modérés, en rappelant leurs deux règles de base, ce costume si bien ajusté qu’on le voit déjà sur le dos d’un certain président-vibrion : « La première est de présenter comme novatrices et révolutionnaires des idées qui ne fassent peur à personne, en tout cas pas au plus grand nombre, et la seconde de se tenir aussi près que possible de son concurrent et de ses discours (au point que la confusion devienne possible), tout en se présentant comme son irréductible adversaire » (p. 31).
Avec Péguy, ce sont surtout les clercs au sens propre du terme qui font les frais de la critique, parfois très incisive, à la limite même de l’invective quand l’écrivain catholique se moque de l’apparence physique des représentants du « parti dévot », ces théologiens modernistes dont il dit : « Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu » (cité p. 35 par Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé, « Péguy et les modérés »). Pour Péguy, le théologien moderniste est « l’homme qui tremble. C’est l’homme dont le regard demande pardon d’avance pour Dieu ; dans les salons » (ibid., cité p. 39). Bien qu’il faille se garder de généraliser sur la puissance plasmatrice des idées et des visions du monde, force est de constater que le modérantisme, et tout spécialement le modérantisme en matière religieuse, produit souvent des types humains immédiatement reconnaissables jusque sur le plan physique : mélange de mollesse et de suffisance, air compassé et plaintif, dignité et sérieux de commande sur le mode des huissiers annonçant, parmi les ors de la République, l’entrée du président de la Chambre dans la salle des séances. Que l’on songe par exemple à un Louis Schweitzer, ancien président-directeur général de Renault-Nissan, membre de la famille du célèbre médecin, musicologue et théologien protestant, à présent à la tête de la Halde (Haute autorité pour la lutte contre les discriminations et pour l’égalité). Il suffit de regarder un instant un personnage comme celui-là, par ailleurs richissime, pour saisir ce que signifie la subversion installée, dans ses meubles, « faisant autorité », mais se donnant toujours pour équilibrée, impartiale, au-dessus des passions et des factions. Chez ce genre de modérés, il est évident que modération rime avec tartuferie.
Toujours dans le cadre des traductions historiques du modérantisme, l’enquête se poursuit par un article (de Christophe Réveillard) sur la participation des catholiques à la construction de l’Europe, un autre (de Paul-Ludwig Weinacht) sur le même thème en lien avec les chrétiens-démocrates allemands, et un troisième (de Miguel Ayuso) montrant combien, pour l’Espagne restée « différente » jusqu’à la fin du franquisme, l’européisation a été synonyme de sécularisation accélérée. Ce sont là, en effet, autant d’exemples d’hétérogenèse des fins : les rêves d’Europe « carolingienne » entretenus par les catholiques modérés ont débouché sur un espace-Europe ouvert à tous les vents, théâtre de tous les mélanges, simple prélude au marché mondial déterritorialisé.
La partie la plus proprement politologique et théorique de ce recueil apparaît, logiquement, comme imprégnée de la leçon de Carl Schmitt, parfois aussi de son « disciple » français, Julien Freund. Qu’il s’agisse du refus d’admettre la possibilité de l’ennemi (Jerónimo Molina Cano), du refus du conflit (Teodoro Klitsche de la Grange) ou encore de l’ami extérieur et de l’ennemi intérieur (G. Dumont), plusieurs des grands thèmes chers au maître de Plettenberg reviennent ici, avec une insistance sur l’ennemi intérieur et le climat de guerre civile larvée, tous deux consubstantiels à la démocratie moderne. Le dernier auteur cité souligne la gravité encore plus forte de la négation de l’ennemi en milieu chrétien, dans la mesure où le refus du conflit est aussi négation de la présence agissante du Mal. Il introduit ainsi aux deux contributions de nature théologique, l’une (de Claude Barthe) portant essentiellement sur le domaine moral, l’autre (d’Ansgar Santogrossi) sur certaines démarches œcuméniques comme exercices de modérantisme.
Apparemment sans lien avec le modérantisme et la culture du refus de l’ennemi, les contributions de la dernière partie entendent ouvrir des perspectives de reconstruction, comme s’il s’agissait de prendre acte de l’écroulement définitif des grandes structures socio-historiques (Etat, nation, peuple) et de voir à partir de quoi il est possible de rebâtir. En fait, c’est par leur contenu « radical » qu’elles gardent une relation paradoxale avec le thème dominant de l’ouvrage. Tel est notamment le cas de la longue et originale contribution de Bernard Wicht (« Rebelle, armée et bandit : le processus de restauration de la cité »), en quête de réponses chez des penseurs qui ont dû méditer sur des situations de crise profonde : Platon, Machiavel ou encore Ernst Jünger écrivant son Traité du Rebelle six ans seulement après la défaite de l’Allemagne nazie. Par ailleurs, un thème auquel Schmitt s’était intéressé, celui du katekhon, « ce qui retient » ou « retarde » la venue du « mystère d’iniquité », revient dans la dernière contribution (de Bernard Marchadier). Selon l’interprétation de l’auteur, il y a analogie entre la Sagesse, la Vierge et la Cité, le mal retenu étant l’anomie, « le dérèglement de toutes choses dans la cité humaine » (p. 130).
Quant à l’article conclusif de Bernard Dumont (« La politique contemporaine entre grands principes et lâchetés »), il se termine par une interrogation sur la capacité des démocraties occidentales à absorber indéfiniment des contradictions de plus en plus criantes, y compris par l’entretien délibéré d’un « désordre établi » permettant au Système de se poser en ultime recours et moindre mal.
Après cette présentation détaillée, il importe de faire une réserve de caractère formel et de suggérer une piste de recherche, peu explorée dans l’ouvrage, sur les origines du modérantisme, en France du moins. La réserve porte sur le nombre de contributions. L’ouvrage aurait gagné en cohérence et en clarté, évitant chevauchements et redites, avec moins de contributions, mais plus fournies. Il faut cependant rappeler qu’il transcrit les interventions et certains débats d’un colloque. Si l’impression générale qui se dégage est que le sujet a été abordé sous de nombreuses facettes, il resterait à considérer la sociologie des modérés, quelle que soit l’époque où l’on peut à bon droit parler d’eux (depuis la fin du XVIIIe siècle, période de leur apparition, jusqu’à la récente et actuelle politique d’ « ouverture » de la majorité présidentielle à de pseudo-opposants), de même que la question d’une délimitation confessionnelle précise du modérantisme. Par exemple, le modérantisme doit-il être considéré comme un phénomène interne au catholicisme européen ou à l’ensemble du christianisme du Vieux Continent, et seulement ainsi ? Le terme de modérantisme a-t-il encore un sens lorsqu’il s’applique à des choix politiques qui n’ont plus qu’un lien très lâche avec l’héritage christiano-catholique de l’Europe ?
Toute la difficulté pour cerner le sujet nous paraît venir du fait que les modérés et le modérantisme évoluent toujours à la frontière de la sociologie et de la psychologie. Comme l’avait bien vu Abel Bonnard dans son livre de 1936, les modérés sont, en France du moins, les restes de l’ancienne société ; sociologiquement, ils se recrutent assez souvent, à date plus récente, parmi les anciennes élites (chez les descendants des notables de robe, par exemple). Mais le modérantisme, lui, est un état d’esprit, qui déborde de beaucoup les milieux des conservateurs honteux formellement catholiques. Cet état d’esprit n’en doit pas moins avoir une histoire, bien que celle-ci soit difficile à retracer. La piste de recherche que nous soumettons, dans le sillage de Bonnard, se limite à la France et consiste à suggérer que l’origine des modérés remonte à la vie de société au XVIIIe siècle, laquelle, en France, « s’est signalée par une spécieuse activité de l’esprit, et c’est par là qu’elle a pu être aussi funeste dans ses suites qu’elle était fascinante dans ses manifestations »2 . La brillante formule de Bonnard — « La France est le pays où les défauts des salons sont descendus dans les rues »3 — nous paraît pouvoir rendre compte de plusieurs traits propres au phénomène des modérés et du modérantisme : l’importance des intellectuels dans les rangs modérés ; la surestimation par ces milieux de l’intelligence discursive et ratiocinatrice, au détriment de l’intuition intellectuelle impersonnelle et de la force de caractère ; la vanité des modérés, qui, comme disait Bonnard, « complique » leur faiblesse et la rend « très nuisible » ; leur permanent complexe d’infériorité envers les opinions subversives, en ce que celles-ci leur paraissent toujours témoigner d’une plus grande énergie, cette énergie qui leur fait tant défaut ; leur inguérissable puérilité, eux qui se laissent guider, sous prétexte de briller, par « la croyance enfantine que ce qu’ils ébranlent durera toujours »4 .
A tous ces titres et à quelques autres, modérés et modérantisme apparaissent donc, toujours en bornant la réflexion à la France, comme strictement indissociables de la prédominance dans notre pays de la mentalité bourgeoise et individualiste.
Au bout du compte, qu’ils soient formellement chrétiens ou non, catholiques ou non, ce dont souffrent avant tout les modérés français, c’est de ce que l’on pourrait appeler un « déficit d’incarnation ». En ce sens, le modérantisme, porteur de la culture du refus de l’ennemi, est bien l’ennemi principal de toute tentative authentique de restauration de la cité, puisque celle-ci passe nécessairement, comme l’a bien vu Bernard Wicht, par l’apparition, par la lente et silencieuse affirmation d’une nouvelle substance humaine, donc par une véritable révolution anthropologique.
- . Bernard Dumont, Gilles Dumont et Christophe Réveillard (dir.), La culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, Presses universitaires de Limoges, Limoges, 2007, 150 p., 20 €. [↩]
- . Abel Bonnard, Les Modérés. Le drame du présent [1936], Editions des Grands Classiques, 1993, p. 99. [↩]
- . Ibid., p. 101. [↩]
- . Ibid., p. 111. [↩]
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samedi, 10 mai 2008
Citation de Hermann Hesse
"Le bourgeois (...) cherche à s'installer entre les extrêmes, dans la zone agréable et tempérée, sans orage ni tempête violente, et il y réussit mais aux dépens de cette intensité de vie et de sentiments que donne une existence orientée vers l'extrême et l'absolu. (...) Ainsi, au détriment de l'intensité, il obtient la conservation et la sécurité ; au lieu de la folie en Dieu, il récolte la tranquillité de la conscience ; au lieu de la volupté, le confort ; au lieu de la liberté, l'aisance ; au lieu de l'ardeur mortelle, une température agréable. Le bourgeois, de par sa nature, est un être doué d'une faible vitalité, craintif, effrayé de tout abandon, facile à gouverner. C'est pourquoi, à la place de la puissance, il a mis la majorité ; à la place de la force, la loi ; à la place de la responsabilité, le droit de vote."
Hermann Hesse, Le Loup des steppes
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