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mercredi, 26 juin 2024

Bons à rien et prêts à tout: voici les modérés (qui ne sont pas les conservateurs)

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Bons à rien et prêts à tout: voici les modérés (qui ne sont pas les conservateurs)

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/buoni-a-nulla-e-disposti-a-tutto-ecco-i-moderati-che-non-sono-i-conservatori/

Nous sommes assiégés par les "modérés". Réels ou supposés. Mais indéfinissables dans l'absolu. Chacun se définit à sa manière et décline cette catégorie intangible comme il l'entend. C'est aussi une façon d'être "modéré": ne pas avoir de caractère établi et reconnu. Et au final, il n'est pas irréaliste de penser que les "modérés" sont les femelles de la politique: ils souhaitent être soumis à une violence agréable. "L'idée d'être sauvées par un adversaire est toujours dans leur cœur".

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Ainsi s'exprimait Abel Bonnard (1883-1960), universitaire, poète, romancier, essayiste et homme politique français qui publia en 1936 Les modérés, livre publié en Italie en 1967 par l'éditeur Volpe et ensuite oublié. Pourtant, à sa sortie, il suscita curiosité et discussion: pour la première fois, il diagnostiquait un "symptôme" (pour ne pas dire un "mal") du siècle qui allait se répandre surtout dans l'après-guerre dans toute l'Europe et en particulier dans les pays les plus fragiles, comme l'Italie, où elle allait connaître les fastes du pouvoir incarné par des partis politiques qui, comme l'écrit Stenio Solinas dans la brillante préface de la nouvelle édition italienne des Modérés (Oaks editrice, pp.178, 14,00 €), se sont référés à la catégorie des "modérés" pour représenter "cette bourgeoisie moyenne qui espère la révolution parce qu'elle n'ose plus croire à la conservation".

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Abel Bonnard.

Telle est la donnée culturellement et anthropologiquement décisive qui caractérise le modérantisme: son aversion pour le conservatisme, auquel il a aussi été assimilé à tort par les habituels benêts qui manipulent les idées comme s'il s'agissait d'eau et de farine, sans même imaginer que pour faire fructifier des éléments essentiels et primaires, il faut les faire lever.

Et les conservateurs ont été et sont le levain des sociétés ordonnées: quand on croit pouvoir s'en passer, voici que le modérantisme se substitue à eux et devient l'avocat d'une sauvagerie politique qui n'a rien à voir avec la tendance naturelle à soutenir l'organicité communautaire et, par conséquent, une agrégation civile et cohésive. Solinas note d'ailleurs que le "conservatisme impossible" en Italie provient précisément de l'incompréhension du fait que les modérés ne s'identifient pas aux conservateurs. Pour en venir à aujourd'hui, Solinas observe que "les modérés de Berlusconi se définissent comme des réformateurs et accusent la gauche de conservatisme, et les modérés de l'Ulivo puis du PDD se définissent comme tels contre l'extrémisme de leurs adversaires... Et, en somme, les conservateurs sont toujours les autres".

Mais alors, qui sont les modérés? Abel Bonnard les voit constitués en parti, un parti imaginaire ou idéal si l'on veut, "semblable à une ampoule d'eau pure, dans laquelle le profane ne voit qu'un objet insignifiant, mais où le devin intentionné voit mille scènes du passé et de l'avenir".

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Lors des campagnes électorales, se souvient Bonnard, parmi les maisons fouettées des petites villes, les affiches des candidats modérés étaient celles qui entraient le moins en conflit avec l'environnement, la douceur du contexte : "Tous les mots ronflants y apparaissaient, mais comme des cadavres jetés sur une pierre tombale ; aucun ne conservait sa propre vertu. On y parlait d'ordre, sans jamais indiquer de principes ni de conditions ; de progrès, avec une volonté évidente de ne pas bouger ; de liberté, mais pour éviter toute discipline ; le seul mot de patrie impliquait des obligations acceptées avec sincérité et parfois même avec courage". Et au Parlement ? "Les modérés, se souvient Bonnard, apparaissaient comme un ramassis d'indécis, et leurs têtes tournaient au vent des discours, comme des girouettes au sommet des cheminées, obéissant à tous les zéphyrs. Ils semblaient toujours avides d'un malentendu qui leur permettrait de rattraper leurs adversaires. A la moindre phrase d'un ministre, qui ne les traitait pas trop dédaigneusement, ils l'applaudissaient avec enthousiasme. Si, par contre, l'un d'entre eux parlait en leur nom avec une certaine vigueur, ils se détournaient rapidement de lui, l'abandonnaient par leur silence, avant de l'abandonner à l'ennemi avec les "lignes de couloir".

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L'attitude des modérés n'a pas beaucoup changé depuis 1936. Il faut avoir siégé au parlement au cours des dernières décennies pour confirmer l'expérience de Bonnard. Le portrait semble sortir de la plume d'un chroniqueur contemporain. Sans parler de l'esquisse morale dont l'écrivain français n'imaginait même pas qu'elle aurait pu traverser les époques et s'adapter au nouveau siècle où le modérantisme, loin de ne représenter rien de politiquement pertinent, est en réalité l'absence de sentiment politique auquel certains se raccrochent pour justifier leur présence dans la vie.

Bons à rien mais prêts à tout, les modérés que l'on voit pulluler dans les palais du pouvoir ont toujours l'air d'être sur le point de dire quelque chose de fondamental, d'incontournable, d'inévitablement intelligent. Ils sont devenus, sans le vouloir probablement, la colonne vertébrale du système politique qui, dans ses différentes composantes, est désormais modéré par habitude.

Regardez-les bien, ce sont des extrémistes prêts à tout et qui n'ont rien à voir avec la modération: "elle, dit Bonnard, est aux antipodes de ce qu'ils sont... la vraie modération est l'attribut du pouvoir : il faut y reconnaître la plus haute vertu de la politique". Elle marque le moment solennel où la force devient capable de scrupules et se tempère selon la conception de l'ensemble dans lequel elle intervient". On peut dire que ces mots sont sortis de la bouche d'Edmund Burke dans l'un de ses célèbres discours au Parlement de Dublin. Ce sont celles d'un universitaire modéré qui ne pensait pas offrir, il y a quatre-vingts ans, avec son traité politico-moral, des conseils pour reconnaître un type humain qui, hélas, sévit dans la vie publique, inondant malheureusement jusqu'à nos vies privées.

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Pour tempérer ce malheur, il ne serait peut-être pas inutile de relire - puisque tout le monde est essentiellement "modéré" - l'essai en or de Simone Weil, Contro i partiti (Piano B edizioni, pp.125, €12.00), qui vient d'être réédité, dans lequel la grande essayiste française qui eut une vie brève (1909-1943) et à la pensée longue et intense, analyse impitoyablement l'inadéquation des partis et leur tendance intrinsèque au conformisme pour conclure que "le parti ne pense pas", mais crée des consensus et des passions collectives. Rédigé quelques mois avant sa mort, Weil aurait ajouté, si elle avait eu le temps de voir comment ils se réorganisaient après la guerre, que les partis sont aussi des vecteurs de corruption ; pas toujours et pas tous, bien sûr. Leur tendance à s'immiscer dans l'administration publique, cependant, n'oublions pas qu'elle a été prévue et dénoncée par Marco Minghetti dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le processus du Risorgimento était en train de s'achever politiquement.

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Weil affirme que le problème politique le plus urgent auquel sont confrontés les partis est double: comment offrir au peuple la possibilité d'exprimer une opinion sur les grandes questions collectives d'une part, et d'autre part, comment éviter que ce même peuple, une fois interrogé, ne soit imprégné et donc conditionné par une quelconque passion collective. Une réflexion très actuelle. Il suffit de lire les considérations sur le besoin de démocratie directe soulevé en France par l'écrivain Michel Houllebecq. L'élimination de la médiation des partis pourrait-elle favoriser le besoin exprimé par Simone Weil (et plus tôt encore en Italie par Giuseppe Rensi, pour ne citer qu'un intellectuel qui a posé très tôt le problème de la démocratie, en notant toutes les apories liées à la production du consensus) ? La réponse n'est pas simple. Mais que les partis traversent (comme le supposait l'écrivain français) une phase de crise profonde est incontestable.

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Certes, un parti est une machine à fabriquer de la passion collective ; c'est une organisation construite de manière à exercer une pression sur la pensée de chacun ; son but exclusif est sa propre croissance, "sans aucune limite". Et alors ?

Weil n'indique pas d'issue. Mais elle offre une plate-forme sur laquelle articuler une nouvelle pensée politique qui dépasse la médiation des partis. Méfions-nous de ceux qui rejettent tout avec l'anathème du "populisme". Cette lecture autorise également les pages de Weil. Elle conclut, non sans raison, que presque partout "l'opération de prise de parti, de prise de position pour ou contre, a remplacé l'obligation de penser. Cette lèpre a pris racine dans les milieux politiques et s'est étendue à la quasi-totalité du pays".

Comment en finir avec cette lèpre ? Qui sait, peut-être en battant en brèche le tabou du "modérantisme" qui, comme une subtile tentation totalitaire, voudrait que tous les partis s'alignent sur la pensée unique. A bien y regarder, Abel Bonnard et Simone Weil n'étaient pas si éloignés que leurs histoires le laissent entendre.

mardi, 03 août 2021

De l’urgence d’une doctrine de droite (Abel Bonnard)

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De l’urgence d’une doctrine de droite (Abel Bonnard)

 
Cette nouvelle vidéo illustre la pensée d'Abel Bonnard et sa critique fine et philosophique des "Modérés", nom choisi pour désigner la droite bourgeoise et conservatrice timorée. Sa critique, saine et positive, a pour fonction de montrer le point d'où l'on part vers ce qu'il faut être. La faiblesse principale des modérés, faisant d'eux de simples suiveurs, réside dans l'absence d'une doctrine politique claire.
 
 
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Musiques utilisées dans la vidéo :
- Brahms: Symphony No.3 in F Major, Op.90, poco Allegretto (Karajan)
- Franz Schubert : Erlkönig
- Erik Satie Gnossienne n°1
- Shostakovitch : Piano Concerto No. 2: II. Andante

jeudi, 15 novembre 2012

L’en­ne­mi prin­ci­pal s’ap­pelle modé­ran­tisme

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L’en­ne­mi prin­ci­pal s’ap­pelle modé­ran­tisme

par Philippe Baillet

Ex: http://www.catholica.presse.fr/

Cet ou­vrage col­lec­tif inau­gure une pro­met­teuse col­lec­tion dont les pre­miers titres se pro­posent d’ana­ly­ser, dans une pers­pec­tive plu­ri­dis­ci­pli­naire et en fai­sant lar­ge­ment appel à des au­teurs étran­gers, trois at­ti­tudes pro­duites par la si­tua­tion mi­no­ri­taire au­jourd’hui propre aux membres des re­li­gions éta­blies en Eu­rope. Outre le mo­dé­ran­tisme, sont visés le com­mu­nau­ta­risme, avec sa ten­ta­tion de la contre-​so­cié­té, et le plu­ra­lisme re­li­gieux conju­gué à l’es­prit de concur­rence.

[Note : cet ar­ticle a été pu­blié dans Ca­tho­li­ca, n.​98]

La culture du refus de l’en­ne­mi. Mo­dé­ran­tisme et re­li­gion au seuil du XXIe siècle1  : cet ou­vrage col­lec­tif inau­gure une pro­met­teuse col­lec­tion, la « Bi­blio­thèque eu­ro­péenne des idées », dont les pre­miers titres se pro­posent d’ana­ly­ser, dans une pers­pec­tive plu­ri­dis­ci­pli­naire et en fai­sant lar­ge­ment appel à des au­teurs étran­gers, trois at­ti­tudes pro­duites par la si­tua­tion mi­no­ri­taire au­jourd’hui propre aux membres des re­li­gions éta­blies en Eu­rope. Outre le mo­dé­ran­tisme, sont visés le com­mu­nau­ta­risme, avec sa ten­ta­tion de la contre-​so­cié­té, et le plu­ra­lisme re­li­gieux conju­gué à l’es­prit de concur­rence.
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D’em­blée, il faut fé­li­ci­ter les res­pon­sables de cet ou­vrage d’avoir su dé­ga­ger la pro­blé­ma­tique du mo­dé­ran­tisme de la gangue de l’his­toire de la dé­mo­cra­tie chré­tienne, fran­çaise ou non, pour lui res­ti­tuer toute sa pro­fon­deur sur le long terme. Ils ma­nient aussi bien la loupe que la longue-​vue, s’in­té­res­sant à la fois au proche et au loin­tain. L’in­ti­tu­lé des trois par­ties com­po­sant l’ou­vrage (His­toire – Concepts – Pers­pec­tives) est à cet égard très par­lant et plei­ne­ment jus­ti­fié.
Au lieu de se li­mi­ter à la des­crip­tion ou à la dé­non­cia­tion des tra­duc­tions pra­tiques du mo­dé­ran­tisme dans le champ po­li­tique ou re­li­gieux, il s’est agi d’abord de mettre en re­lief un état d’es­prit, une at­ti­tude de­vant la vie, voire une phi­lo­so­phie im­pli­cite. En deçà des ava­tars po­li­tiques (Sillon, dé­mo­cra­tie chré­tienne, par­ti­ci­pa­tion à la construc­tion de l’Eu­rope) ou re­li­gieux (théo­lo­gie mo­der­niste, ins­tru­ments du com­pro­mis et de la » ré­con­ci­lia­tion »), c’est l’es­sence du mo­dé­ran­tisme et de l’iden­ti­té mo­dé­rée — dont le ca­rac­tère mou­vant, dif­fi­cile à sai­sir, n’al­tère en rien la ca­pa­ci­té de nui­sance — qui consti­tue l’objet de l’ou­vrage. En effet, « de­puis la po­li­tique mo­derne, la culture du refus de l’en­ne­mi […] a pris forme avec une fi­gure par­ti­cu­lière, celle du mo­dé­ré » (Jean-​Paul Bled, « Pré­sen­ta­tion », p. 10). La culture en ques­tion est le pro­duit de « l’es­prit tran­sac­tion­nel qui pré­vaut dans l’im­mense ma­jo­ri­té du monde ca­tho­lique » (Gilles Du­mont, « Pro­blé­ma­tiques du mo­dé­ran­tisme », p. 17), es­prit dont l’au­teur sou­ligne bien qu’il peut prendre au moins trois formes : la col­la­bo­ra­tion avec les « struc­tures de péché », au nom de l’en­trisme et des bonnes in­ten­tions vi­sant à com­battre et rec­ti­fier le mal de l’in­té­rieur ; l’op­ti­misme niais qui pré­tend sa­voir dé­cryp­ter la réa­li­té (l’en­ne­mi est bien là, et même mas­si­ve­ment, mais en fait c’est un ami qui s’ignore) ; enfin, op­tion plus sub­tile et plus rare, le quié­tisme, qui prend dans ce cas la forme du re­trait du monde dans le jar­din de l’in­té­rio­ri­té, l’aban­don à la Pro­vi­dence étant censé pal­lier tout le reste.
Mais avant toute en­quête his­to­rique, c’est la ré­flexion phi­lo­so­phique qui doit dé­mon­trer en quoi le mo­dé­ran­tisme est une dé­for­ma­tion ou une ca­ri­ca­ture de la mo­dé­ra­tion ou, mieux, de cette qua­li­té émi­nente que le grec ou le latin nom­mait tem­pé­rance. Celle-​ci est étroi­te­ment as­so­ciée au sens de l’har­mo­nie et de la me­sure, non celui de M. Ho­mais, mais en tant que la tem­pé­rance « c’est la convic­tion que le seul ab­so­lu c’est l’uni­vers, conçu comme ce qui est tel que tout puisse y être conte­nu de ma­nière har­mo­nieuse sans qu’au­cune des par­ties ne puisse pa­raître en consti­tuer la fin propre et être culti­vée comme telle sans in­tem­pé­rance » (Claude Polin, « Mo­dé­ra­tion et tem­pé­rance : conti­nui­té ou an­ti­no­mie ? », p. 25). Pour l’au­teur, la tem­pé­rance n’a plus sa place dans le monde mo­derne, quand s’ef­face tou­jours plus la conscience de l’ordre du monde et du monde comme ordre, quand un pro­mé­théisme en­core très lar­ge­ment do­mi­nant mal­gré les aléas du « pro­grès » en­seigne en­core et tou­jours qu’il n’y pas d’autre ordre que celui constam­ment créé et re­créé par l’homme. Mais Claude Polin est un phi­lo­sophe qui sait aussi ob­ser­ver les ma­ni­gances de la po­li­tique. Ainsi quand il taille aux po­li­ti­ciens mo­dé­rés, en rap­pe­lant leurs deux règles de base, ce cos­tume si bien ajus­té qu’on le voit déjà sur le dos d’un cer­tain pré­sident-​vi­brion : « La pre­mière est de pré­sen­ter comme no­va­trices et ré­vo­lu­tion­naires des idées qui ne fassent peur à per­sonne, en tout cas pas au plus grand nombre, et la se­conde de se tenir aussi près que pos­sible de son concur­rent et de ses dis­cours (au point que la confu­sion de­vienne pos­sible), tout en se pré­sen­tant comme son ir­ré­duc­tible ad­ver­saire » (p. 31).
Avec Péguy, ce sont sur­tout les clercs au sens propre du terme qui font les frais de la cri­tique, par­fois très in­ci­sive, à la li­mite même de l’in­vec­tive quand l’écri­vain ca­tho­lique se moque de l’ap­pa­rence phy­sique des re­pré­sen­tants du « parti dévot », ces théo­lo­giens mo­der­nistes dont il dit : « Parce qu’ils n’ont pas le cou­rage d’être d’un des par­tis de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu » (cité p. 35 par Laurent-​Ma­rie Poc­quet du Haut-​Jus­sé, « Péguy et les mo­dé­rés »). Pour Péguy, le théo­lo­gien mo­der­niste est « l’homme qui tremble. C’est l’homme dont le re­gard de­mande par­don d’avance pour Dieu ; dans les sa­lons » (ibid., cité p. 39). Bien qu’il faille se gar­der de gé­né­ra­li­ser sur la puis­sance plas­ma­trice des idées et des vi­sions du monde, force est de consta­ter que le mo­dé­ran­tisme, et tout spé­cia­le­ment le mo­dé­ran­tisme en ma­tière re­li­gieuse, pro­duit sou­vent des types hu­mains im­mé­dia­te­ment re­con­nais­sables jusque sur le plan phy­sique : mé­lange de mol­lesse et de suf­fi­sance, air com­pas­sé et plain­tif, di­gni­té et sé­rieux de com­mande sur le mode des huis­siers an­non­çant, parmi les ors de la Ré­pu­blique, l’en­trée du pré­sident de la Chambre dans la salle des séances. Que l’on songe par exemple à un Louis Schweit­zer, an­cien pré­sident-​di­rec­teur gé­né­ral de Re­nault-​Nis­san, membre de la fa­mille du cé­lèbre mé­de­cin, mu­si­co­logue et théo­lo­gien pro­tes­tant, à pré­sent à la tête de la Halde (Haute au­to­ri­té pour la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions et pour l’éga­li­té). Il suf­fit de re­gar­der un ins­tant un per­son­nage comme ce­lui-​là, par ailleurs ri­chis­sime, pour sai­sir ce que si­gni­fie la sub­ver­sion ins­tal­lée, dans ses meubles, « fai­sant au­to­ri­té », mais se don­nant tou­jours pour équi­li­brée, im­par­tiale, au-​des­sus des pas­sions et des fac­tions. Chez ce genre de mo­dé­rés, il est évident que mo­dé­ra­tion rime avec tar­tu­fe­rie.
Tou­jours dans le cadre des tra­duc­tions his­to­riques du mo­dé­ran­tisme, l’en­quête se pour­suit par un ar­ticle (de Chris­tophe Ré­veillard) sur la par­ti­ci­pa­tion des ca­tho­liques à la construc­tion de l’Eu­rope, un autre (de Paul-​Lud­wig Wei­nacht) sur le même thème en lien avec les chré­tiens-​dé­mo­crates al­le­mands, et un troi­sième (de Mi­guel Ayuso) mon­trant com­bien, pour l’Es­pagne res­tée « dif­fé­rente » jusqu’à la fin du fran­quisme, l’eu­ro­péi­sa­tion a été sy­no­nyme de sé­cu­la­ri­sa­tion ac­cé­lé­rée. Ce sont là, en effet, au­tant d’exemples d’hé­té­ro­ge­nèse des fins : les rêves d’Eu­rope « ca­ro­lin­gienne » en­tre­te­nus par les ca­tho­liques mo­dé­rés ont dé­bou­ché sur un es­pace-​Eu­rope ou­vert à tous les vents, théâtre de tous les mé­langes, simple pré­lude au mar­ché mon­dial dé­ter­ri­to­ria­li­sé.
La par­tie la plus pro­pre­ment po­li­to­lo­gique et théo­rique de ce re­cueil ap­pa­raît, lo­gi­que­ment, comme im­pré­gnée de la leçon de Carl Schmitt, par­fois aussi de son « dis­ciple » fran­çais, Ju­lien Freund. Qu’il s’agisse du refus d’ad­mettre la pos­si­bi­li­té de l’en­ne­mi (Jerónimo Mo­li­na Cano), du refus du conflit (Teo­do­ro Klitsche de la Grange) ou en­core de l’ami ex­té­rieur et de l’en­ne­mi in­té­rieur (G. Du­mont), plu­sieurs des grands thèmes chers au maître de Plet­ten­berg re­viennent ici, avec une in­sis­tance sur l’en­ne­mi in­té­rieur et le cli­mat de guerre ci­vile lar­vée, tous deux consub­stan­tiels à la dé­mo­cra­tie mo­derne. Le der­nier au­teur cité sou­ligne la gra­vi­té en­core plus forte de la né­ga­tion de l’en­ne­mi en mi­lieu chré­tien, dans la me­sure où le refus du conflit est aussi né­ga­tion de la pré­sence agis­sante du Mal. Il in­tro­duit ainsi aux deux contri­bu­tions de na­ture théo­lo­gique, l’une (de Claude Barthe) por­tant es­sen­tiel­le­ment sur le do­maine moral, l’autre (d’Ans­gar San­to­gros­si) sur cer­taines dé­marches œcu­mé­niques comme exer­cices de mo­dé­ran­tisme.
Ap­pa­rem­ment sans lien avec le mo­dé­ran­tisme et la culture du refus de l’en­ne­mi, les contri­bu­tions de la der­nière par­tie en­tendent ou­vrir des pers­pec­tives de re­cons­truc­tion, comme s’il s’agis­sait de prendre acte de l’écrou­le­ment dé­fi­ni­tif des grandes struc­tures so­cio-​his­to­riques (Etat, na­tion, peuple) et de voir à par­tir de quoi il est pos­sible de re­bâ­tir. En fait, c’est par leur conte­nu « ra­di­cal » qu’elles gardent une re­la­tion pa­ra­doxale avec le thème do­mi­nant de l’ou­vrage. Tel est no­tam­ment le cas de la longue et ori­gi­nale contri­bu­tion de Ber­nard Wicht (« Re­belle, armée et ban­dit : le pro­ces­sus de res­tau­ra­tion de la cité »), en quête de ré­ponses chez des pen­seurs qui ont dû mé­di­ter sur des si­tua­tions de crise pro­fonde : Pla­ton, Ma­chia­vel ou en­core Ernst Jünger écri­vant son Trai­té du Re­belle six ans seule­ment après la dé­faite de l’Al­le­magne nazie. Par ailleurs, un thème au­quel Schmitt s’était in­té­res­sé, celui du ka­te­khon, « ce qui re­tient » ou « re­tarde » la venue du « mys­tère d’ini­qui­té », re­vient dans la der­nière contri­bu­tion (de Ber­nard Mar­cha­dier). Selon l’in­ter­pré­ta­tion de l’au­teur, il y a ana­lo­gie entre la Sa­gesse, la Vierge et la Cité, le mal re­te­nu étant l’ano­mie, « le dé­rè­gle­ment de toutes choses dans la cité hu­maine » (p. 130).
Quant à l’ar­ticle conclu­sif de Ber­nard Du­mont (« La po­li­tique contem­po­raine entre grands prin­cipes et lâ­che­tés »), il se ter­mine par une in­ter­ro­ga­tion sur la ca­pa­ci­té des dé­mo­cra­ties oc­ci­den­tales à ab­sor­ber in­dé­fi­ni­ment des contra­dic­tions de plus en plus criantes, y com­pris par l’en­tre­tien dé­li­bé­ré d’un « désordre éta­bli » per­met­tant au Sys­tème de se poser en ul­time re­cours et moindre mal.
Après cette pré­sen­ta­tion dé­taillée, il im­porte de faire une ré­serve de ca­rac­tère for­mel et de sug­gé­rer une piste de re­cherche, peu ex­plo­rée dans l’ou­vrage, sur les ori­gines du mo­dé­ran­tisme, en France du moins. La ré­serve porte sur le nombre de contri­bu­tions. L’ou­vrage au­rait gagné en co­hé­rence et en clar­té, évi­tant che­vau­che­ments et re­dites, avec moins de contri­bu­tions, mais plus four­nies. Il faut ce­pen­dant rap­pe­ler qu’il trans­crit les in­ter­ven­tions et cer­tains dé­bats d’un col­loque. Si l’im­pres­sion gé­né­rale qui se dé­gage est que le sujet a été abor­dé sous de nom­breuses fa­cettes, il res­te­rait à consi­dé­rer la so­cio­lo­gie des mo­dé­rés, quelle que soit l’époque où l’on peut à bon droit par­ler d’eux (de­puis la fin du XVIIIe siècle, pé­riode de leur ap­pa­ri­tion, jusqu’à la ré­cente et ac­tuelle po­li­tique d’ « ou­ver­ture » de la ma­jo­ri­té pré­si­den­tielle à de pseu­do-​op­po­sants), de même que la ques­tion d’une dé­li­mi­ta­tion confes­sion­nelle pré­cise du mo­dé­ran­tisme. Par exemple, le mo­dé­ran­tisme doit-​il être consi­dé­ré comme un phé­no­mène in­terne au ca­tho­li­cisme eu­ro­péen ou à l’en­semble du chris­tia­nisme du Vieux Conti­nent, et seule­ment ainsi ? Le terme de mo­dé­ran­tisme a-​t-​il en­core un sens lors­qu’il s’ap­plique à des choix po­li­tiques qui n’ont plus qu’un lien très lâche avec l’hé­ri­tage chris­tia­no-​ca­tho­lique de l’Eu­rope ?
Toute la dif­fi­cul­té pour cer­ner le sujet nous pa­raît venir du fait que les mo­dé­rés et le mo­dé­ran­tisme évo­luent tou­jours à la fron­tière de la so­cio­lo­gie et de la psy­cho­lo­gie. Comme l’avait bien vu Abel Bon­nard dans son livre de 1936, les mo­dé­rés sont, en France du moins, les restes de l’an­cienne so­cié­té ; so­cio­lo­gi­que­ment, ils se re­crutent assez sou­vent, à date plus ré­cente, parmi les an­ciennes élites (chez les des­cen­dants des no­tables de robe, par exemple). Mais le mo­dé­ran­tisme, lui, est un état d’es­prit, qui dé­borde de beau­coup les mi­lieux des conser­va­teurs hon­teux for­mel­le­ment ca­tho­liques. Cet état d’es­prit n’en doit pas moins avoir une his­toire, bien que celle-​ci soit dif­fi­cile à re­tra­cer. La piste de re­cherche que nous sou­met­tons, dans le sillage de Bon­nard, se li­mite à la France et consiste à sug­gé­rer que l’ori­gine des mo­dé­rés re­monte à la vie de so­cié­té au XVIIIe siècle, la­quelle, en France, « s’est si­gna­lée par une spé­cieuse ac­ti­vi­té de l’es­prit, et c’est par là qu’elle a pu être aussi fu­neste dans ses suites qu’elle était fas­ci­nante dans ses ma­ni­fes­ta­tions »2 . La brillante for­mule de Bon­nard — « La France est le pays où les dé­fauts des sa­lons sont des­cen­dus dans les rues »3  — nous pa­raît pou­voir rendre compte de plu­sieurs traits propres au phé­no­mène des mo­dé­rés et du mo­dé­ran­tisme : l’im­por­tance des in­tel­lec­tuels dans les rangs mo­dé­rés ; la sur­es­ti­ma­tion par ces mi­lieux de l’in­tel­li­gence dis­cur­sive et ra­tio­ci­na­trice, au dé­tri­ment de l’in­tui­tion in­tel­lec­tuelle im­per­son­nelle et de la force de ca­rac­tère ; la va­ni­té des mo­dé­rés, qui, comme di­sait Bon­nard, « com­plique » leur fai­blesse et la rend « très nui­sible » ; leur per­ma­nent com­plexe d’in­fé­rio­ri­té en­vers les opi­nions sub­ver­sives, en ce que celles-​ci leur pa­raissent tou­jours té­moi­gner d’une plus grande éner­gie, cette éner­gie qui leur fait tant dé­faut ; leur in­gué­ris­sable pué­ri­li­té, eux qui se laissent gui­der, sous pré­texte de briller, par « la croyance en­fan­tine que ce qu’ils ébranlent du­re­ra tou­jours »4 .
A tous ces titres et à quelques autres, mo­dé­rés et mo­dé­ran­tisme ap­pa­raissent donc, tou­jours en bor­nant la ré­flexion à la France, comme stric­te­ment in­dis­so­ciables de la pré­do­mi­nance dans notre pays de la men­ta­li­té bour­geoise et in­di­vi­dua­liste.
Au bout du compte, qu’ils soient for­mel­le­ment chré­tiens ou non, ca­tho­liques ou non, ce dont souffrent avant tout les mo­dé­rés fran­çais, c’est de ce que l’on pour­rait ap­pe­ler un « dé­fi­cit d’in­car­na­tion ». En ce sens, le mo­dé­ran­tisme, por­teur de la culture du refus de l’en­ne­mi, est bien l’en­ne­mi prin­ci­pal de toute ten­ta­tive au­then­tique de res­tau­ra­tion de la cité, puisque celle-​ci passe né­ces­sai­re­ment, comme l’a bien vu Ber­nard Wicht, par l’ap­pa­ri­tion, par la lente et si­len­cieuse af­fir­ma­tion d’une nou­velle sub­stance hu­maine, donc par une vé­ri­table ré­vo­lu­tion an­thro­po­lo­gique.

  1. . Ber­nard Du­mont, Gilles Du­mont et Chris­tophe Ré­veillard (dir.), La culture du refus de l’en­ne­mi. Mo­dé­ran­tisme et re­li­gion au seuil du XXIe siècle, Presses uni­ver­si­taires de Li­moges, Li­moges, 2007, 150 p., 20 €. []
  2. . Abel Bon­nard, Les Mo­dé­rés. Le drame du pré­sent [1936], Edi­tions des Grands Clas­siques, 1993, p. 99. []
  3. . Ibid., p. 101. []
  4. . Ibid., p. 111. []

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