mercredi, 02 décembre 2020
L’« élite mercantile » anglaise
L’« élite mercantile » anglaise
Saint-Paulien
Source: Saint-Paulien, Napoléon, Hitler. Deux époques, un destin, Editions Gergovie, 1999 (extraits).
La Révolution de 1688, qui exclut du trône Jacques II Stuart, marque dans l’histoire de l’Angleterre un tournant aussi important que la création de l’Eglise anglicane par Henry VIII : avec Cromwell, c’est la bourgeoisie qui tente de saisir le pouvoir.
En apparence, le XVIIIe siècle consacre l’échec de cette tentative. Walpole repasse les leviers de commande à l’aristocratie, whig [libérale] surtout, mais à la rigueur tory [conservatrice]. Le ministre des deux premiers George réussira à donner au pays une stabilité politique telle que cette aristocratie ne sera chassée du pouvoir qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale.
Mais ce qu’on entend par aristocratie en Angleterre à partir de 1715 n’est pas ce qu’on entend par aristocratie en France, ni ce qu’on entendait, en Angleterre même, avant Cromwell. La première moitié du XVIIIe siècle a vu se réaliser dans les îles britanniques une véritable « révolution commerciale », qui précède la « révolution industrielle » de la seconde moitié. C’est à cette « révolution commerciale » qu’on doit la naissance de ce qui est en réalité une nouvelle classe, comparable à l’oligarchie vénitienne et qu’un historien britannique qualifie d’« élite mercantile » [1]. Elle groupe les grands marchands, les financiers, les banquiers, tous ceux qu’enrichit le commerce avec l’Inde, l’Amérique, la Chine, le commerce intérieur même ; elle inclut aussi l’ancienne aristocratie, mais dans la mesure où celle-ci s’est également enrichie, ou bien s’est alliée par mariage à l’« élite mercantile ». Rien n’est plus caractéristique à cet égard que la vague de ralliements des tories au parti whig après 1715.
Cette élite comprendra bientôt les squires, ex-gentilshommes campagnards qui, eux aussi, auront évolué en devenant négociants et spéculateurs. Entre le duc, millionnaire, propriétaire d’une ville entière, ministre ou ministrable, et le squire d’un village qui ne sera jamais que juge de paix, ou membre de la Commission locale de l’Education, il semble qu’il y ait un abîme. Pourtant, tous deux spéculent par l’intermédiaire de leur attorney et possèdent peut-être des parts du même navire. La prospérité de l’un et de l’autre dépend de la conservation par l’Angleterre de la maîtrise des mers, du commerce avec les colonies. Cela est si vrai que l’industrialisation du pays se fera sans que le problème social ait un retentissement politique. Les grands industriels, les propriétaires d’industrie, se recruteront dans l’« élite mercantile » existante, ou bien y entreront de plein droit.
A la différence de la France et de l’Espagne, l’Angleterre n’a jamais décrété que le noble doit mépriser l’argent et que faire du commerce équivaut à déroger, mais au contraire que celui qui est riche, quelle que soit la source de sa richesse, est noble et doit gouverner. Aujourd’hui encore, la reine d’Angleterre anoblit systématiquement quiconque est très riche. Cette conviction fait le fond du protestantisme ; aussi la naissance et la domination de ce qu’on a appelé l’establishment sont-elles consécutives au triomphe absolu du protestantisme dans les esprits.
Ces deux phénomènes sont le résultat de la décadence de l’élément celto-normand de la population britannique. Avant Cromwell, l’aristocratie celto-normande, souvent catholique, donnait encore le ton. Elle fut décimée par la guerre civile et chassée du pouvoir par les souverains de la Maison de Hanovre. L’élément saxon étouffa l’esprit essentiellement celto-normand de la Renaissance anglaise.
A la fin du XVIIIe siècle, la classe dirigeante britannique, farouchement anglicane, se distingue par sa ténacité, sa vigueur, mais aussi son étroitesse d’esprit et son manque d’imagination. On ne pouvait lui demander de comprendre Napoléon, sorte de Cromwell papiste, pas plus qu’on ne pût demander à l’Empereur, descendant de hobereaux corses orgueilleux de leur pauvreté, de comprendre ce qu’il appelait naturellement « une nation de boutiquiers ». Il apercevait un aspect moral de la classe dirigeante anglaise, mais non pas le monolithisme politique qui en est la conséquence.
Après 1763, la marine britannique était restée maîtresse presque absolue de tous les océans et cet état de choses semblait éminemment souhaitable à toute la classe dirigeante. La France restreignit d’abord cette maîtrise en aidant les Américains à conquérir leur indépendance. Outre une colonie, la principale source des bois de mâture fut ainsi ôtée à l’Angleterre qui, peu après, dut abandonner la Méditerranée.
Elle y revint assez vite, pour en être chassée à nouveau en 1796 par l’alliance franco-espagnole. Puis Nelson y rentra en 1798 et, en 1805, Trafalgar consacra finalement l’hégémonie absolue de la Grande-Bretagne sur mer : Britannia rules the waves.
C’est ce qui rendit possible un retournement contre l’Europe napoléonienne du Blocus continental. Par les ordres anglais de novembre et décembre 1807, tout navire neutre venant d’un port interdit aux Anglais, ou s’y rendant, fut obligé de faire escale dans un port britannique pour y acquitter un droit de 20 à 30% sur sa cargaison et y obtenir licence de faire commerce avec l’ennemi, sous peine de saisie et de confiscation en mer. Les navires neutres eurent donc le choix entre se faire prendre en haute mer par les Britanniques, ou être saisis dans les ports par les Français. Ce fut la surveillance britannique, inlassable pendant des années, qui l’emporta.
Si les exportations britanniques vers les pays de l’Europe du Nord furent réduites par le Blocus de 16,6 millions de livres sterling en 1805 à 5,4 millions en 1808, elles remontèrent en 1809. Entre ces deux années, l’ensemble des exportations anglaises diminua d’environ 14% ; mais celles de l’empire français diminuèrent de 27% et ne remontèrent pas en 1809.
Si énorme était l’enjeu aux yeux de cette « élite mercantile » qu’elle dépensera chaque année, de 1793 à 1815, de 20 à un peu moins de 100 millions de livres sterling pour faire la guerre à Napoléon. Le coût de cette guerre représentera finalement plus du quart du revenu national annuel. A partir de 1791, la Banque d’Angleterre émettra de plus en plus de papier, et les paiements en or seront suspendus. L’impôt sur le revenu sera créé en 1799 et les impôts indirects seront augmentés. La dette intérieure atteindra 846 millions de livres sterling et coûtera au Trésor 32 millions d’intérêts annuels. Les prix auront à peu près doublé depuis le début du conflit.
Mais la défaite finale de Napoléon fera de la Grande-Bretagne la nation la plus riche et la plus puissante du monde. L’impôt sur le revenu sera supprimé en 1816 par le Parlement, le cours de l’or rétabli en 1821. Ce sera la Pax Britannica, par et pour l’Angleterre.
[1] Cf. J.H. Plumb, The growth of political stability in England : 1675-1725, Londres.
00:39 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, angleterre, mercantilisme, caste marchande | | del.icio.us | | Digg | Facebook