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mercredi, 13 février 2019

Pour mieux saisir la post-vérité, relire Hannah Arendt

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Pour mieux saisir la post-vérité, relire Hannah Arendt

par Mazarine Pingeot

Source : The Conversation, Mazarine Pingeot

M’interrogeant sur la « post-vérité », ou ce qu’on appelle ainsi, j’ouvris la page Wikipédiafort documentée et anormalement longue (détaillée et passionnante) pour une notion aussi récente. Sans doute la longueur des articles du net sur le net est-elle à proportion de la contemporanéité, pour ne pas dire de l’actualité bien que les deux notions aient tendance à fusionner, du concept. Un concept encore assez mal défini, et qui fut forgé en réaction à une série d’événements politiques et géopolitiques dont le mensonge de Bush Junior à propos des armes de destruction massive en Irak est le préalable, mais dont la multiplication, de la propagande du Brexit au grand déballage de « Bullshit » de Trump sont la consécration.

Raison pour laquelle l’expression d’ère « post-vérité » a été élue « mot de l’année 2016 » par le dictionnaire d’Oxford, qui la définit ainsi :

« ce qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. »

Ère post-vérité, ère de l’indifférence

Et si j’utilise le terme de « bullshit », c’est que Wikipédia me rappelle justement le titre de l’article du philosophe américain Harry Frankfurt, publié en 1986 : « De l’art de dire des conneries », où il distingue le mensonge qui s’appuie sur une reconnaissance de la vérité et la connerie qui se fiche éperdument de la simple distinction entre vérité et mensonge.

 

Or cette indifférence à la vérité a été très précisément analysée par Hannah Arendt dans « vérité et politique » où elle revient en philosophe sur le monde qu’Orwell avait décrit en romancier. C’est même là son point central, et je ne résiste pas à la tentation de la citer,

« … le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. » (« Vérité et politique », dans La crise de la culture, folio poche p. 327-328).

Autrement dit, le danger de la post-vérité n’est pas le mensonge, qui en soit peut même constituer une forme de liberté par rapport au factuel, mais bien l’indifférence à la distinction entre mensonge et vérité. Nous parlons ici de « vérité de fait », et si la prétention à la vérité peut aussi être un danger pour le politique en ce que le réel est soumis à des interprétations diverses et contradictoires, elle doit demeurer une idée régulatrice à moins de sombrer dans un parfait cynisme.

hartot.jpgLes traces du totalitarisme

Si Hannah Arendt me semble être une source stimulante pour comprendre l’ère post-vérité, ce n’est pas seulement parce qu’elle a écrit ce texte en 1964, (et déjà, dans les Origines du totalitarismes publié en 1951 elle en faisait état) et qu’à ce titre, on peut admettre soit qu’elle était visionnaire, soit que le concept de post-vérité remonte malheureusement bien plus loin que les lubies d’un Donald Trump adossées à l’exponentielle prolifération de la rumeur et de l’opinion indépendamment de tout fact checking que représente la Toile ; la post-vérité est la vérité de tout totalitarisme, autrement dit de toute politique où l’idéologie tend à se substituer intégralement au réel.

Totalitarisme dont l’école de Francfort, et Hannah Arendt elle-même montrent que certaines de ses tendances perdurent en démocratie, du fait de la structure de masse : la masse est la condition de possibilité du régime totalitaire, elle l’est aussi du capitalisme libéral – la publicité par exemple substituant là aussi à la valeur réelle d’une chose, une simple image, et peu importe que cette image soit fausse.

Homme privé – homme public

Revenons alors à la deuxième raison pour laquelle j’en appelle à Hannah Arendt, et à sa conception de la vie privée dans son opposition à la vie publique qu’elle emprunte à la philosophie grecque – ce qu’elle expose dans la Condition de l’homme moderne, paru en 1958 ; opposition qui me semble particulièrement pertinente pour comprendre la victoire de l’ère post-vérité.

Les Grecs distinguaient la vie privée et la vie publique de façon très différente de la nôtre, qui a vu émerger le phénomène du social, dépassant, voire abolissant cette distinction : la vie privée est celle de l’homme économique, indépendamment de son inscription dans le monde humain, c’est-à-dire le monde où l’on produit du sens reconnu et manifeste, des objets, et des œuvres, et tout ce qui, étant public, transcende l’homme privé aliéné à la seule nature.

« Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux objets communs, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à l’absence des autres ; en ce qui les concerne l’homme privé n’apparaît point, c’est donc comme s’il n’existait pas. » écrit Hannah Arendt (éd. Pocket, p. 99).

Et voilà que l’homme privé est devenu tout puissant. Tout puissant, mais demeurant privé, privé de cette transcendance qui caractérise le monde humain. L’ascension de l’homme économique est allée de pair avec la destruction du monde commun et du politique tout à la fois. Or « la réalité » est étroitement liée à l’idée de monde commun comme seul lieu d’une véritable existence humaine. C’est dans cet espace-là que peut avoir encore du sens la notion de vérité de fait, dans sa relation à la réalité humaine (et non scientifique) :

« Notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée ».

Et dans « apparence », il ne faut pas entendre l’apparaître dans son opposition à l’être, mais au contraire comme sa révélation.

« Pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. (…). C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes (…) ».

Mise en scène du « moi privé »

Mais si l’individu privé, non pas dans sa singularité mais dans son conformisme, se substitue, à travers sa duplication, et la guise de relation que constitue le réseau, au monde commun, si la structure de « masse », remplace la notion de « commun » corrélative de pluralité, alors la réalité en effet n’a plus lieu d’être, sinon à s’éparpiller en de multiples points de vue, dont la vue ne porte pas sur une réalité commune, comme le proposerait le modèle monadologique de Leibniz, mais sur le point de vue lui-même, dans un reflet à l’infini de l’œil : le point de vue qui ne reflète plus le monde, mais bien le moi privé.

Et de fait, c’est encore le moi privé que la télévision vient mettre en scène aujourd’hui, non seulement celui d’anonymes qui par ce biais deviennent ce qu’il est convenu d’appeler des « people » ou « demi-people », exposant leur intimité et déplaçant ce qui auparavant n’était pas digne d’appartenir à la sphère publique, vers ce nouvel espace, où les choses apparaissent, mais délestées de toute possibilité de transcendance.

Cet espace d’apparaître est devenu le champ du public, et de ce fait la mort du public. Le privé l’a emporté, cédant la place à l’intimité de l’homme politique au détriment de son discours – aux émotions et à la psychologie au détriment de la pensée.

À ce titre, je citerais volontiers la phrase de Guy Carcassonne, constitutionnaliste, et trouvée sur Wikipédia, tiré du papier d’Éric Aeschimann dans Libération le 14 juillet 2004 :

« À tort ou à raison, les hommes politiques ont l’impression que l’appréciation que les Français vont porter sur eux ne sera pas liée à la qualité de ce qu’ils disent, mais à la rapidité et à l’intensité de leur émotion. »

ou encore Claude Poissenot dans The Conversation du 22 novembre 2016 :

« Les individus sont désormais définis par un « moi émotionnel ». Devenir soi-même est devenu une norme. (…) Le populisme de « l’après-vérité » (est) un effet pervers de la modernité qui invite les individus à se construire eux-mêmes »

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Faillite du commun, faillite du langage

L’homme privé était jadis l’esclave. Il l’est encore aujourd’hui. C’est l’esclavage qui est devenu public, et de ce fait vertu. L’aliénation à des « valeurs » qui n’ont rien de partageable en tant que valeurs communes, puisqu’elles consacrent l’individualisme – ce qui est « à moi » et non aux autres, de la richesse à l’enfance, de la femme ou des enfants à la coiffure. Bref, tout ce qui était exclu du champ du politique et du monde humain par les Grecs.

La réalité commune qui définissait le monde humain, champ de l’action et de la parole, a fait faillite : chacun a la sienne, les communautés ont les leurs, les algorithmes s’occupent de ne les faire jamais se rencontrer. Faillite de l’idée même de vrai, et de toute prétention à établir quelque chose de commun à partir du réel.

Car pour établir quelque chose de commun, encore faut-il parler le même langage : faillite donc du langage qui s’est déconnecté de sa vocation à dire, au profit d’un simple accompagnement d’émotions, et qui pourrait en réalité se réduire à des interjections ou des onomatopées, mais auxquelles on a rajouté des story tellings. Le plaisir du récit n’a pas totalement disparu.

harcult.jpgCar si l’on est dans une ère post-vérité, c’est donc qu’on est dans une ère post-langage. Certes, déjà les sophistes usaient du langage comme d’un simple outil de pouvoir, au demeurant fort rémunérateur (cf. Les Zemmour qui en font profession et gagnent très bien leur vie, à proportion de leurs outrances – l’outrance est aujourd’hui économiquement rentable) – ce qui tendrait à relativiser le préfixe de « post ».

Il semble pourtant que le phénomène se soit accentué. Et s’il est vrai que la Raison est soumise à un perpétuel mouvement dialectique, disons que nous sommes confrontés à sa figure la plus triste, à sa fixité la plus morbide, avant qu’elle-même ne se réinvente pour se libérer de ce qu’elle est devenue : la technique autonome d’un côté, la crédulité dans la parole humaine et sa valeur de l’autre.

Platon s’était érigé contre les sophistes pour asseoir l’idée du vrai qui sauverait et le logos et la pensée ; Descartes s’était érigé contre les sceptiques pour sauver la philosophie et la science ; c’est lors de crises majeures de la vérité que la philosophie s’est refondée. On peut espérer voir surgir le nouveau héraut du « critère ».

La reconnaissance du vrai contre l’opinion

Pourtant, la société de masse semble être un phénomène nouveau au regard des millénaires passés, et rendre le différend d’autant plus irréductible : car lorsque le commun n’est plus, lorsque le moi est érigé en norme et dupliqué à l’envi, lorsque les réseaux et la toile offrent aux pulsions la possibilité d’immédiatement s’exprimer, lorsqu’il n’est plus de sanction face au mensonge puisqu’il se présente comme une opinion et que l’opinion est devenue toute puissante (le moi émotionnel étant son fondement inattaquable), puisque l’émotion elle-même n’entre pas dans le champ de la vérité ni celle du mensonge, et se dégage ainsi de tout débat pour le remplacer, dans ces conditions, qu’importe en effet la vérité ?

Ou la tentative d’ajuster ses propos à une réalité qui serait communément reconnue ? Comment résister à l’autonomie pure du discours qui se détache de ses conditions de validation ou de vérification. L’acte même de vérification est rendu caduc par l’indifférence au vrai.

Cette indifférence n’est pas universellement partagée, bien sûr, et il demeure des soldats de la reconnaissance du Vrai (parfois même fanatiques), qui vérifient incessamment, prennent des risques, recoupent leurs sources, mais la conséquence de leur action n’aura d’intérêt que pour ceux qui tiennent la vérité pour une valeur commune.

Les négationnistes ne font pas autre chose : le principe de contradiction n’a pas de prise sur eux ; la démonstration scientifique, le témoignage humain, rien ne peut les faire changer d’avis puisque leur avis relève d’une croyance, dont la clé d’intelligibilité n’est pas à chercher du côté de la passion scientifique, mais d’une passion d’un autre ordre. Le réel n’a pas de prise sur eux. Comme il n’en a pas sur les électeurs de Trump ou de Marine Le Pen.

La démocratie contre le « mensonge complet »

La vraie question devient alors : qu’est-ce que l’avenir d’une démocratie si ce que Arendt appelle la « vérité de fait » n’a plus lieu d’être ? Car « la possibilité du mensonge complet et définitif, qui était méconnu aux époques antérieures, est le danger qui naît de la manipulation des faits ».

Qu’en sera-t-il en outre pour les historiens, si

« Les chances qu’a la vérité de fait de survivre à l’assaut du pouvoir sont effectivement très minces : elle est toujours en danger d’être mise hors du monde, par des manœuvres, non seulement pour un temps, mais, virtuellement, pour toujours. » (p. 294) ; et en effet, « qu’est-ce qui empêche ces histoires, images et non-faits nouveaux de devenir un substitut adéquat de la réalité et de la factualité ? »
(Arendt, « Vérité et politique » p. 323)

Source : The Conversation, Mazarine Pingeot, 20-01-2017

mercredi, 21 mars 2018

Hannah Arendt and Richard Weaver on the Crisis of Western Education

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Hannah Arendt and Richard Weaver on the Crisis of Western Education

In writing not so long ago about my appropriation of the “smart classroom” (that obtrusion of entertainment-technology into the solemnity of the academic space) so as to introduce students in a “Modern Drama” course to the mid-Nineteenth Century operatic theater of Richard Wagner, I concluded with the following thought concerning today’s collegians: “Their education, even in college, once they get there, leaves them bereft of high-cultural experience. That is a pity because taste tends to become fixed in late adolescence.” I remarked that contemporary freshmen, coming from a culturally jejune public-school curriculum, hover as though on a verge, intellectually speaking. “They will never respond to esthetic greatness unless they have an opportunity to experience it”; and yet, “those opportunities shrink away to fewer and fewer every year.”

In writing about the struggles that students experienced, first in understanding and then in articulating their responses, to two challenging novels by H. G. Wells, I ended with this meditation: “Like any healthy person, the specimen college student welcomes the chance to see things from a higher perspective, but the system as it stands is designed precisely to deprive students of any higher perspective. What passes for education is a mental diet of infant pabulum and an entrenched infantilism is one of its noticeable results.”

HAtot.jpgWagner was born in 1813, two centuries ago last year; he died in 1883, more than one hundred and thirty years ago. Wells was born in 1866; he died in 1946, nearly seventy years ago. To most college students, dates such as 1813, 1883, 1866, and 1946 are so many meaningless references, number-conglomerations about as significant from their perspective as the number-designations before the course-descriptions in the college catalogue. I was born in 1954. I can report accurately that I first read Wells, his War of the Worlds, in 1965, when I was a fourth-grader at Toland Way Elementary in Highland Park, California. I believe it was my brother, sixteen years my elder from my father’s first marriage, who recommended it. My father needed to check out the Wells omnibus from the Colorado Street branch of the Los Angeles Public Library because the institution shelved it in the adult section and I held borrowing privileges only in the children’s section. I first heard music by Wagner in 1970 or 71, when a quirky, German-born English teacher at Santa Monica High School, who went by the name of Gary Johnston, decided to enliven his summer “Myth and Folklore” course, or lighten the burden of his instruction, by providing us with mimeographed sheets of the libretto and playing for us on a portable stereo in the classroom excerpts from The Ring of the Nibelung.

The encounter with The War of the Worlds made a reader. A doctoral degree in Comparative Literature from UCLA (1990) and teaching career, such as it is, are late effects of the cause. The encounter with The Ring awakened a passionate interest in the Edda and the sagas, a curiosity for serious music, and an inclination to investigate into my mother’s Swedish ancestry, which (the last) eventuated in my first degree, a baccalaureate in Germanic and Scandinavian Languages, also from UCLA.

Other keynote events give articulation to my intellectual journey to adulthood. I omit to mention them, wishing not to bore my readers, except to say that they all have something in common with the two that I have just mentioned: Breaking into the immature consciousness, they put the child, or the adolescent, suddenly in touch with the past, with a tradition – and that bridging of temporal loci entailed the complementary experience that it lifted the initiate out of the present and thus also out of himself. The War of the Worlds is noticeably Edwardian; people take the train, ride in horse-carts, or walk; they read newspapers. Wagner’s Ring takes place in the time-before-time of myth, but its story has connections to events in the Fifth Century AD. Either way, the experience is foreign to someone whose milieu was the mid-Twentieth Century or is, as today, the incipient Twenty-First Century.

In both cases also, an older agent of transmission recommended to the younger person something that he regarded as meaningful and valuable – that the recommender implicitly (in the case of my brother) or explicitly (in the case of the eccentric English teacher) wished to preserve or conserve or pass along by making the representative of a new cohort amenably aware of it. Wells and Wagner made good gifts, intellectually; they proved themselves investments whose value has steadily increased over the years. Without such charitable gestures, every generation would begin again at the degree-zero of culture and history. Viewed in that light, contemporary education is not merely uncharitable; it is stingy and mean – its gift to the present is invariably the present, and when it mentions the past, it does so in language haughty and derisive.

I recently ran across a previous formulation of the same insight, to whose precedence and superior clarity I humbly defer. “It seems to me,” wrote philosopher Hannah Arendt (1906 - 1975) in her chapter on “The Crisis in Education” (included in her book Between Past and Present, 1961), “that conservatism, in the sense of conservation, is of the essence of the educational activity, whose task is always to cherish and protect something – the child against the world, the world against the child, the new against the old, the old against the new.” Arendt argues in a corollary to her “conservation” thesis that education functions “to preserve the world against the mortality of its creators and inhabitants,” an idea with a good Platonic pedigree. Arendt defines the teacher’s mission as the responsibility “to mediate between the old and the new, so that his very profession requires of him an extraordinary respect for the past.” At the same time, education must constitute itself as something more than “simple, unreflective perseverance.” Otherwise education becomes indoctrination, the production-line of Mandarins for the staffing of the managerial class, or mere rote learning.

HAvita.jpgA good deal of contemporary education at all levels resembles just what Arendt describes, as indoctrinators prod students to internalize the correct opinions concerning the limited range of topics while guarding them against contamination by actual knowledge and rendering them incapable of independent judgment. The mandarins receive their training in the Ivy League while the rest receive instruction in the state colleges in how to defer to the righteous decrees of the mandarinate. Ideally, as Arendt urges, education should stand aloof from politics and social pressure rather than serving them. Politics and social pressure are corrupting forces, always totalitarian in their direction, always trying to crowd out everything else that constitutes the human world, so that nothing else constitutive of that world might compete with them. Politics and social pressure, belonging as they do to the isolated present, must stand in a hostile relation to history and tradition; respecting only themselves, they invariably revolt against “respect for the past.”

When Arendt writes of “the world” she means the continuum of tradition, that lore of human trial-and-error from which wisdom derives, that forms the object of the conscious curatorship that goes by the name of high culture. It is in this sense of “the world,” as the high-cultural image-of-existence, that the most oft-quoted passage from Arendt’s essay should be understood: “Education is the point at which we decide whether we love the world enough to assume responsibility for it, and by the same token save it from that ruin which except for renewal, except for the coming of the new and the young, would be inevitable. And education, too, is where we decide whether we love our children enough not to expel them from our world and leave them to their own devices, nor to strike from their hands their chance of undertaking something new, something unforeseen by us, but to prepare them in advance for the task of renewing a common world.”

One phrase in particular, the one concerning the question whether the current adult cohort will leave the members of current child-cohort “to their own devices,” has only increased in poignancy in the decades since “The Crisis of Education” first appeared. Politics and social pressure are now fully digitized and they make themselves universal through the ubiquitous “devices.” The necessary first reflection of the philosopher might well be the Cartesian formula, “I think therefore I am,” which indicates his reflective character. What then is the character of the person whose defining mental activity is not thinking, but tweeting? His character is assimilated to what I have elsewhere named post-literacy. He has become detached from the high-cultural continuum, detached also from history, whose medium is literature, and detached therefore from the possibilities of meaningful growth beyond the paltriness of youth-oriented popular entertainment. He might acquire vocational knowledge and skills, which he can apply to a job, but he will remain in his state of limitation and deprivation through the phase his merely chronological adulthood. He will suffer from a low level of verbal competency, from a restricted ability to reason, and from a concomitant vulnerability of manipulation through political propaganda and advertising.

Arendt writes of assuming responsibility for the inherited world, as the conservative or curatorial heart of education. A strikingly complementary notion occurs in the work of one of Arendt’s contemporaries who also wrote about the perils threatening education in the period of the Cold War. This writer saw in the self-styled progressive pedagogy of his day, which in his view had already begun to subvert traditional education, an essential “irresponsibility to the past and to the structure of reality in the present.” Indeed, he saw that the assumptions of this revolutionary coup-d’état in the classroom could never “serve as the foundations of culture because [they] are out of line with what is.” It was the case that “where [these assumptions] are allowed to provide foundations,” or to allege to provide foundations, “they imperil the whole structure.”

The other writer is Richard Weaver (1910 - 1963) and the lines quoted above come from the chapter on “The Gnostics of Education” in his book Visions of Order: The Cultural Crisis of Our Time (published posthumously, 1964). Arendt was a woman of the Left; Weaver was a man of the Right. That their separate and independent commentaries on the same topic, appearing in book form within three years of one another, should be so convergent and complementary is striking. What explains it? A commitment to civilization, shared across the political frontier, might be the best answer to the question. Both Arendt and Weaver, in contrast to the advocates of avant-garde pedagogy whom they criticize, see education in its conservative or curatorial role as a civilizational, rather than as a social, institution. When the high-school English teacher in Santa Monica brought his portable stereo to the classroom and invited his students to listen to Wagner, he appealed to them in the name of civilization, not in the name of society. At the time, society’s idea of music was The Beach Boys and The Rolling Stones. When I challenge students to read and appreciate Tono-Bungay by Wells, I do so in the name of civilization, not of society, whose notion of literary challenge is non-existent.

HAhuman.jpgWhereas Arendt expresses concern for the direction that education takes in a world, that of the late 1950s, dominated by technocratic convictions, Weaver frankly condemns “the progressive movement in education” for being a type of “apostasy,” and its advocates and practitioners for being “attackers and saboteurs” of actual education. Beginning with the same conception of education, Weaver departs from Arendt in his diagnosis of existing educational arrangements. Among their important traits, these progressives are epistemological nihilists who “do not have faith in the existence of knowledge” and whose real aim is “the educationally illicit one of conditioning the young for political purposes.” The revolutionary educational regime is also, in Weaver’s scrutiny of it, utopian and therefore totalitarian. It proposes “to substitute a subjective wishfulness for an historical reality.” Weaver omits to quote directly from the prescriptions of the radical educators, preferring to distill them in the form of his own summary. It is easy, however, to find textual support for that summary. In John Dewey’s seminal “Pedagogic Creed” (1909), with its bizarre imitation of the Nicene Creed (Dewey [1859 - 1952] was self-declaredly atheist), the anti-intellectualism of the School of the Radiant Future becomes immediately evident.

According to Weaver, the object of progressive education “is not to teach knowledge”; it is rather, as the slogan says, to “teach students.” Dewey’s “Creed” fully supports Weaver’s characterization of progressive education just as it inaugurates the American chapter of Twentieth-Century pseudo-pedagogy. “I believe,” Dewey writes, “that we violate the child’s nature and render difficult the best ethical results, by introducing the child too abruptly to a number of special studies, of reading, writing, geography, etc., out of relation to this social life.” Never mind that “reading, writing, geography” and all that the etcetera also covers constitute Arendt’s “world,” that arduously accumulated representation of reality to which civilized people constantly refer in their negotiations in the market and in private. The world in its pre-existence must stand out of the way. Elsewhere, writes Dewey: “I believe, therefore, that the true center of correlation on the school subjects is not science, nor literature, nor history, nor geography, but the child’s own social activities.” The anti-literacy implicit in these formulas is quite astonishing; it is also at the root of the post-literate condition prevailing a century later.

In another formula, Dewey anticipates and justifies Twentieth-Century political indoctrination: “I believe that the image is the great instrument of instruction. What a child gets out of any subject presented to him is simply the images which he himself forms with regard to it.” Like good Chinese-Communist re-education leader, Dewey sees consciousness as “essentially motor or impulsive” and as “passive,” waiting to be remolded or, in Dewey’s unkillable phrase, “socialized.” Notice how the two formulas contradict one another. On the one hand, the child is supposed, creatively and originally, to produce the “images” through which he will learn. On the other hand, the child must submit willy-nilly to a regime of “socialization,” which implies external agency acting on a pliable object. One last quotation from the “Creed” will aid in understanding why Weaver refers to modern educators as “Gnostics,” which at first blanch is a rather odd attribution. While recalling his atheism, we let Dewey speak: “I believe that in this way the teacher always is the prophet of the true God and the usherer in of the true kingdom of God.”

Yes, Dewey invoked “the prophet of the true God” and “the true kingdom of God.” How to explain such hyperboles and grotesqueries? When Weaver sought the origins of the counter-intuitive propositions that education-reformers propound, the result of his search startled him. The rhetorical temerity with which he introduces his discovery attests his surprise. Weaver’s sense that “progressive education is a wholesale apostasy, involving the abandonment of fundamental and long-held beliefs about man and the world” directed him to the examination of historical apostasies. Among these he found only one that seemed to him “of a nature and magnitude to warrant comparison” modern pedagogic Messianism: “The Gnosticism of the first and second centuries A.D.”

Weaver gleaned the basic facts about Gnosticism from various Patristic texts and from the relevant chapters of Eric Voegelin’s New Science of Politics (1952), which he footnotes. Pedagogic Messianism, like ancient Gnosis, regards Creation as botched and imperfect, with the duty falling to man, who is more Godlike than the Creator, to fulfill it. The world, as either Pedagogic Messianism or ancient Gnosis sees it, including the entire human or cultural achievement, is an affront to man from which, bearing the spark of true divinity within him, man must escape; either that or destroy it so as to create again, this time perfectly. The Gnostics’ view of “the natural blessedness of man” and their rejection of any requirement for man to be redeemed by external agency made them, as Weaver writes, “antiauthoritarian.” Weaver remarks that such a notion “has a parallel in the attempts of our ‘progressive’ educationists to base everything on psychology,” quite as Dewey did. Weaver concludes that “the progressive educationists of our time, while not Gnostics in the sense of historical descent, are Gnostics in their thinking.” Furthermore, “their gnosticism exhibits the same kind of delusion, fantasy, unreality, and unacceptable metaphysics which the Church Fathers… challenged and put an end to.”

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It is possible to add to Weaver’s description of the Gnostic attitude. Gnosticism, wherever it manifests itself, is only antiauthoritarian as a starting gesture; it invariably presents itself, once it has gained lodgment in an institution, as absolutely and incontrovertibly authoritative in status. It knows what it knows (the Greek gnosis means access to knowledge not vouchsafed to others) and it tolerates as a claim to knowledge only its own claim; it regards all other claims with implacable hostility. The original Gnosticism founded itself parasitically in received tradition, which it declared false while nominating itself as true; that resentment is the substructure of all Gnosis, whether of the ancient or modern varieties, is abundantly evident. A totally antithetic resentment is moreover totally dependent on what it anathematizes or resents; it produces nothing original. By way of compensation, as St. Augustine already observed of the Manichaeans, Gnosticism orders itself in a mockery of the hierarchy that it rejects, endows itself with ranks and distinctions, and congratulates itself on its dazzling achievements. It invents a special language, impermeable to outsiders, which it marks its users as an elect – all of which describes the innumerable contemporary Schools of Education to the proverbial “T.”

The specific crisis of education that Arendt and Weaver saw in common from their noticeably different perspectives is merely an instance of a larger crisis, a crisis of civilization as a whole through which the West has been passing perhaps since the Reformation but at least since the Eighteenth Century. This crisis is a revolt of those for whom the pressure of civilization is too great to bear, for whom therefore civilization is an unbearable burden. For the ego-in-revolt even so benign a thing as literacy is unbearable so that to it (the ego) and for it, literacy (and along with it literature) must together be sacrificed. Pictures please these people so pictures they shall retain; they are pretty and the mental challenge in them disturbs no one. Only through such sacrifices, and through such recursions to culturally primitive forms, will what Dewey brazenly called “the kingdom of God” be realized. It is best to have a clear view of the phenomenon, as grim as the prospect is.

lundi, 23 novembre 2015

Le viol de la cité

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Le viol de la cité

par Patrice-Hans Perrier

Ex: http://www.dedefensa.org

Nous avons pris le parti de relire un classique de la philosophie politique afin d’y puiser quelques victuailles conceptuelles en cette période tumultueuse entre toutes. Les derniers attentats de Paris ont été exécutés à une époque charnière, dans un contexte où l’Imperium semble vouloir reprendre la main au Moyen-Orient. Les commanditaires qui téléguident la nébuleuse dite de l’État islamique (EI) sont les mêmes qui profitent de l’ouverture des frontières afin de pulvériser la souveraineté des états au moment de composer notre analyse. Et, si le procès politique devenait caduc au moment même où nos représentants s’apprêtent à décréter l’état d’urgence généralisé ?

La politique n’est plus un art : elle dérive de plus en plus vers la sphère de la gestion des activités humaines liées à la survie de l’espèce. C’est en partie ce que soutient la philosophe Hannah Arendt dans la première partie de son opus intitulé « Condition de l’homme moderne ». (*) Reprenant l’observation de Martin Heidegger à propos de la dérive techniciste du monde moderne, Arendt nous met en garde contre l’anéantissement de la volonté politique qui menace nos cités. Le citoyen, devenu consommateur, ne possède plus rien en propre et son aliénation croissante est tributaire du rôle qui lui est assigné au cœur de la société postmoderne. Le consommateur s’exécute, sans discuter, alors qu’une caste de professionnels de la politique fait semblant de gouverner. Le procès politique n’est plus qu’un leurre dans un contexte où nos gouvernants ont remis les clefs de la cité à de puissants conglomérats apatrides.

Il est difficile, dans un tel contexte, d’analyser les actualités afin d’en extraire un sens, une direction qui puisse nous aider à identifier les jalons du procès politique en cours de déroulement. Certaines puissances anonymes (l’état profond) ont subventionné la nébuleuse de l’État islamique et de ses affidés afin de pulvériser l’ordre géopolitique au Moyen-Orient, de faire main-basse sur de nouveaux gisements énergétiques et de remodeler cette région du monde au profit du projet d’un « Grand Moyen-Orient » susceptible de conforter leur domination.

Les vases communicants

Pendant ce temps, les mêmes commanditaires faisaient pression sur la classe politique pour que l’ouverture des frontières soit maintenue in extenso, histoire d’accueillir les flots de réfugiés et de « migrants » en provenance de ce Moyen-Orient plongé dans les grands remous de cette réingénierie forcée. Il devenait patent qu’un projet de « Grande Europe » s’actualisait alors que les effets délétères de la recomposition d’une partie du monde risquaient de faire exploser le cœur de l’Europe pro-atlantiste. Les vases communicants de la géopolitique fonctionnent à plein rendement à l’heure où nos dirigeants politiques sont incapables de prendre des décisions susceptibles d’avoir un impact en temps réel sur la gouvernance de nos cités.

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Action – réaction

Les récents attentats terroristes qui ont frappé Paris de plein fouet permettront à ceux qui sont véritablement aux manettes d’actionner une nouvelle séquence de décisions arbitraires. De nouvelles forces d’intervention se préparent d’ores et déjà au combat afin d’aller frapper quelques cibles affiliées à la nébuleuse de l’EI, des mesures de musellement de la liberté d’expression seront adoptées sous peu, la tension montera encore d’un cran et le chaos s’étendra de plus belle. Les résultats seront à la hauteur des attentes des commanditaires de toute cette agitation sans queue ni tête. La Russie risque d’élargir son périmètre d’intervention dans l’espace aérien syrien, ce qui pourrait entraîner, par voie de conséquence, le déclenchement d’un véritable conflit régional. Les alliés de l’état syrien voudront intervenir et châtier une partie des pays commanditaires de cette fumeuse nébuleuse islamiste. D’autres populations seront déplacées, avec pour conséquence une augmentation des flux de réfugiés prenant d’assaut les métropoles européennes. La boucle sera bouclée, alors que la reconfiguration de l’ensemble européen pourra démarrer.

Une politique de destruction contrôlée

Le domaine public a été supprimé au profit d’une « politique sociétale » qui permet à d’astucieux intérêts privés d’empiéter sur le bien commun. À l’heure où l’ubiquité de la communication court-circuite la chronologie des événements réels, on peut raisonnablement affirmer que les grands régisseurs de la machination politique sont capables de fabriquer de toutes pièces une partie de l’histoire officielle. Le consentement sera manufacturé en fonction de la grille de lecture commandée pour la circonstance.

Hannah Arendt nous prévient que, dans un contexte où l’impérialisme techniciste triomphe, « la propriété a perdu sa valeur d’usage privé, qui était déterminée par son emplacement, pour prendre une valeur exclusivement sociale déterminée par sa perpétuelle mutabilité, la fluctuation des échanges ne pouvant être fixée temporairement que par rapport à un dénominateur commun, l’argent ». Cette assertion est capitale en cela qu’elle illustre avec concision le phénomène de dérive progressive qui gangrène l’habitus de l’ancien citoyen.

Ainsi, pour préciser notre propos, qu’il nous soit permis de rappeler à nos lecteurs que plusieurs instances municipales ont déjà procédé à la confiscation d’un grand nombre de résidences secondaires ou inhabitées afin de les mettre à la disposition des nouveaux « migrants » qui essaiment aux quatre coins de l’Europe de l’Ouest. Les autorités publiques, sous couvert de mesures extraordinaires d’aide aux réfugiés, procèdent à la liquidation d’une part croissante de la propriété privée des petits rentiers, des personnes à la retraite ou des exploitants agricoles.

Une citoyenneté dissoute

Ce bouquet d’actions illégales (couvertes par des décrets d’exception) permettra de mettre en place de véritables « zones franches » au cœur de nos cités, alors que la destruction du tissu social prendra des proportions nouvelles. Les habitants de ces « zones franches » seront subventionnés, dispensés de payer des taxes et feront l’objet de mesures de surveillance onéreuses. Cette situation fera en sorte d’obliger les pouvoirs municipaux à augmenter le fardeau fiscal imposé aux petits exploitants et autres infortunés propriétaires implantés dans le paysage des nations touchées par ce fléau. Les pouvoirs publics, obligés d’obéir aux desiderata de l’hyper-classe mondialiste, deviendront, conséquemment, les complices d’un phénomène de spéculation qui permettra à des holdings immobiliers ou à des trusts de faire main basse sur une partie du patrimoine des « nationaux » devenus de véritables indésirables chez eux. 

Le nouveau consommateur, qui ne produit pratiquement plus rien, est en voie de devenir un ilote, privé de son habitus naturel. Arendt fait le lien avec la politique de l’ancienne Grèce, dans un contexte où le foyer (oikia) et la famille représentaient les lieux de la reproduction générique de l’espèce. La vie en dehors du foyer familial, permettant de participer à l’organisation future de la cité, les hommes d’action pouvaient s’adonner à l’art de la politique. Une borne salutaire séparait la sphère privée de l’espace publique.

De nos jours, la techni-cité fait en sorte de brouiller les pistes, dans un contexte où la politique ne sert plus qu’à régenter les rapports de forces qui mettent en scènes des intérêts privés qui finissent par phagocyter l’espace public, l’AGORA. C’est ainsi que la sphère privée et l’espace publique finissent par être anéantis au profit d’un nouvel espace social, mu par une « politique sociétale ». Et, Arendt de préciser que « l’avènement des « sciences du comportement » signale clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le « comportement social » est devenu la norme de tous les domaines de l’existence ».

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La nouvelle ingénierie sociale

Nous avons eu l’occasion, à plusieurs reprises, de nous pencher sur le phénomène de la « postmodernité à géométrie variable », ce contexte anxiogène qui permet aux « ingénieurs sociaux » de littéralement démolir la conscience de l’individu lambda. Les médias sociaux tiennent le rôle de caisse de résonnance au service de la mise en place de cette ingénierie destinée à remodeler nos habitudes de vie. Les Anonymus, collectif de pirates informatiques travestis en justiciers virtuels, viennent de déclarer la guerre à DAESH, une autre excroissance de la nébuleuse « islamiste ». Plusieurs médias – dominants ou résistants – ont salué avec empressement la décision des Anonymus de pirater les comptes des médias sociaux de plusieurs milliers d’affidés de DAESH. À y regarder de plus près, Anonymus représente le bras « armé » d’une opinion publique qui est muselée et prise en otage par le monde médiatique.

Les trublions de l’information jouent aux défenseurs de la veuve et l’orphelin, prenant pour cible certaines composantes de la nébuleuse « terroriste ». « Les gouvernements sont incapables de nous protéger », semble dire les Anonymus, alors pourquoi ne pas nous défendre par nos propres moyens ? Peu nous importe si l’action entreprise par Anonymus est justifiable ou non, ce qui nous intéresse c’est le rôle joué par cette « nébuleuse de la contre-information » dans le cadre de la vaste entreprise d’ingénierie sociale qui se met en place présentement. Dans un contexte où le gouvernement français parle d’adopter des mesures extraordinaires – temporairement – on peut s’en inquiéter à juste titre. Malgré les vœux pieux de la classe politicienne, les flux de réfugiés prendront encore plus d’ampleur, alors que la circulation des simples citoyens fera l’objet de mesures de contrôle systématiques.

La nouvelle cible à l’ordre du jour c’est DAESH et les autres émanations de la constellation « islamiste ». Qu’il nous soit permis de mettre un bémol face aux assertions d’un Jacques Sapir qui affirmait, récemment, « qu’en décidant de décréter l’état d’urgence, le Président de la République a fait un acte de souverain. Il l’a fait en notre nom à tous, au nom du peuple français ». Nous croyons que le gouvernement Hollande profitera de l’état d’urgence pour faire régner une politique de la terreur et ainsi mettre au pas la grogne populaire et les mouvements de résistance qui menacent  l’« ordre républicain ». Les flux de migrants vont, peut-être, se tarir momentanément et les forces de l’ordre seront en mesure de sécuriser une partie du territoire français. Toutefois, cet état d’urgence permettra de museler toutes les voies qui s’opposaient, d’ordinaire, à la politique extérieur menée par la France depuis Sarkozy. La France n’aura d’autre choix que de se joindre aux forces coalisées derrière l’OTAN et la politique impérialiste pourra se poursuivre vaille que vaille.

Anonymus conforte la position d’impuissance du citoyen lambda en proposant d’agir à la place d’une classe politique qui est discréditée et qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Chemin faisant, les mécanismes de l’ingénierie sociale en phase opératoire agissent comme de puissants adjuvants, alors que la joute politique ressemble à une pièce de théâtre. Nous assistons, impuissants et prostrés, à la destruction de nos habitus pérennes et à l’abolition définitive d’une part importante de cette liberté qui est l’apanage de notre civilisation moribonde. C’est le procès médiatique qui a pris le relais, alors que certains intérêts privés se sont appropriés l’entièreté du domaine public. Il ne nous reste plus que les rogatons de la politique sociétale pour nous divertir. En espérant pouvoir chasser cette angoisse qui paralyse notre conscience de citoyens dépossédés.

Patrice-Hans Perrier

Note

(*) Hannah Arenddt, in « Condition de l’homme moderne – THE HUMAN CONDITION. Éditeur Calmann-Lévy, Collection AGORA, Paris, 1961. ISBN : 2-86917-029-7.

dimanche, 01 février 2015

Qu’est-ce qu’un événement ?

Qu’est-ce qu’un événement ?

Qu’est-ce qu’un événement?

par Grégoire Gambier

Ex: http://institut-iliade.com

Les attaques islamistes de ce début janvier 2015 à Paris constituent à l’évidence un événement. Tant au sens historique que politique et métapolitique – c’est-à-dire total, culturel, civilisationnel. Il provoque une césure, un basculement vers un monde nouveau, pour partie inconnu : il y aura un « avant » et un « après » les 7-9 janvier 2015. Au-delà des faits eux-mêmes, de leur « écume », ce sont leurs conséquences, leur « effet de souffle », qui importent. Pour la France et avec elle l’Europe, les semaines et mois à venir seront décisifs : ce sera la Soumission ou le Sursaut.

Dans la masse grouillante des « informations » actuelles et surtout à venir, la sidération politico-médiatique et les manipulations de toute sorte, être capable de déceler les « faits porteurs d’avenir » va devenir crucial. Une approche par l’Histoire s’impose. La critique historique, la philosophie de l’histoire et la philosophie tout court permettent en effet chacune à leur niveau de mieux reconnaître ou qualifier un événement. « Pour ce que, brusquement, il éclaire » (George Duby).

C’est donc en essayant de croiser ces différents apports qu’il devient possible de mesurer et « pré-voir » les moments potentiels de bifurcation, l’avènement de l’imprévu qui toujours bouscule l’ordre – ou en l’espèce le désordre – établi. Et c’est dans notre plus longue mémoire, les plis les plus enfouis de notre civilisation – de notre « manière d’être au monde » – que se trouvent plus que jamais les sources et ressorts de notre capacité à discerner et affronter le Retour du Tragique.

Tout commence avec les Grecs…

Ce sont les Grecs qui, les premiers, vont « penser l’histoire » – y compris la plus immédiate.

Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la majeure partie de l’humanité. » (1)

Tout est dit.

Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait fait « campagne avec Thucydide » (2)

Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (www.cerphi.net) analyse comme suit ce court mais très éclairant extrait :

1) Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement, mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire), il doit être rapporté, faire mémoire, pour devenir proprement « historique » (c’est-à-dire mémorable pour les hommes). C’est-à-dire qu’un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu.

2) Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à l’appel de l’événement. Ainsi, il y avait déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes. Mais celle-ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des choses.

3) Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque, il se fait destin. Irréversible, « l’événement porte à son point culminant le caractère transitoire du temporel ». L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée.

4) L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé – d’où son caractère de catastrophe, de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est, fondamentalement, altérité.

5) Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même. Celui-ci ne concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais se propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain : l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».

Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un événement. Un discours de François Hollande non plus…

Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce que l’on appelle événement » au sens propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale – ou au contexte – des événements précédents.

Histoire des différentes approches historiques de « l’événement »

La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de cette problématique.

L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIXe siècle, a fait de l’événement un jalon, au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages et les morts illustres, mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres « jours qui ont ébranlé le monde » ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait naturellement en majesté.

Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années 1980 (3), conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret, « objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un récit : celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique : il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.

Mais, reflet sans doute de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est l’âge d’or des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié Vercingétorix à Gambetta.

Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme une science, Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique, Paris, 1921).

Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de l’événement (4) :

1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits eux-mêmes.

2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment s’emparer Spengler et Toynbee.

3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.

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Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au temps, et donc à l’événement.

Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social, l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale », parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux, aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.

Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité (5).

L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de 1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.

braudel.jpgDéjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :

1) Un temps quasi structural, c’est-à-dire presque « hors du temps », qui est celui où s’organisent les rapports de l’homme et du milieu ;

2) Un temps animé de longs mouvements rythmés, qui est celui des économies et des sociétés ;

3) Le temps de l’événement enfin, ce temps court qui ne constituerait qu’« une agitation de surface » dans la mesure où il ne fait sens que par rapport à la dialectique des temps profonds.

Dans son article fondateur sur la « longue durée », publié en 1958, Braudel explique le double avantage de raisonner à l’aune du temps long :

  • l’avantage du point de vue, de l’analyse (il permet une meilleure observation des phénomènes massifs, donc significatifs) ;
  • l’avantage de la méthode (il permet le nécessaire dialogue – la « fertilisation croisée » – entre les différentes sciences humaines).

Malgré ses avancées fécondes, ce qui deviendra la « nouvelle histoire » (l’histoire des mentalités et donc des représentations collectives, avec une troisième génération animée par Jacques Le Goff et Pierre Nora en particulier) a finalement achoppé :

  • par sa rigidité idéologique (la construction de modèles, l’identification de continuités prévalant sur l’analyse du changement – y compris social) ;
  • et sur la pensée du contemporain, de l’histoire contemporaine (par rejet initial, dogmatique, de l’histoire politique).

Pierre Nora est pourtant obligé de reconnaître, au milieu des années 1970, « le retour de l’événement », qu’il analyse de façon défensive comme suit : « L’histoire contemporaine a vu mourir l’événement ‘naturel’ où l’on pouvait idéalement troquer une information contre un fait de réalité ; nous sommes entrés dans le règne de l’inflation événementielle et il nous faut, tant bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu de nos existences quotidiennes. » (« Faire de l’histoire », 1974).

Nous y sommes.

L’approche morphologique : Spengler et Toynbee

Parallèlement à la « nouvelle histoire », une autre approche a tendu à réhabiliter, au XXe siècle, la valeur « articulatoire » de l’événement – et donc les hommes qui le font. Ce sont les auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler les « morphologies historiques » : Toynbee et bien sûr Spengler.

L’idée générale est de déduire les lois historiques de la comparaison de phénomènes d’apparence similaire, même s’ils se sont produits à des époques et dans des sociétés très différentes. Les auteurs des morphologies cherchent ainsi dans l’histoire à repérer de « grandes lois » qui se répètent, dont la connaissance permettrait non seulement de comprendre le passé mais aussi, en quelque sorte, de « prophétiser l’avenir ».

Avec Le déclin de l’Occident, publié en 1922, Oswald Spengler frappe les esprits – et il frappe fort. Influencé par les néokantiens, il propose une modélisation de l’histoire inspirée des sciences naturelles, mais en s’en remettant à l’intuition plutôt qu’à des méthodes proprement scientifiques. Sa méthode : « La contemplation, la comparaison, la certitude intérieure immédiate, la juste appréciation des sentiments » (7). Comme les présupposés idéologiques pourraient induire en erreur, la contemplation doit porter sur des millénaires, pour mettre entre l’observateur et ce qu’il observe une distance – une hauteur de vue – qui garantisse son impartialité.

De loin, on peut ainsi contempler la coexistence et la continuité des cultures dans leur « longue durée », chacune étant un phénomène singulier, et qui ne se répète pas, mais qui montre une évolution par phases, qu’il est possible de comparer avec celles d’autres cultures (comme le naturaliste, avec d’autres méthodes, compare les organes de plantes ou d’animaux distincts).

Ces phases sont connues : toute culture, toute civilisation, naît, croît et se développe avant de tomber en décadence, sur des cycles millénaires. Etant entendu qu’« il n’existe pas d’homme en soi, comme le prétendent les bavardages des philosophes, mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance, subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie » (8).

Certes, le terme de « décadence » est discutable, en raison de sa charge émotive : Spengler précisera d’ailleurs ultérieurement qu’il faut l’entendre comme « achèvement » au sens de Goethe (9). Certes, la méthode conduit à des raccourcis hasardeux et des comparaisons parfois malheureuses. Mais la grille d’analyse proposée par Spengler reste tout à fait pertinente. Elle réintroduit le tragique dans l’histoire. Elle rappelle que ce sont les individus, et non les « masses », qui font l’histoire. Elle stimule enfin la nécessité de déceler, « reconnaître » (au sens militaire du terme) les éléments constitutifs de ces ruptures de cycles.

Study_of_History.jpgL’historien britannique Arnold Toynbee va prolonger en quelque sorte cette intuition avec sa monumentale Etude de l’histoire (A Study of History) en 12 volumes, publiée entre 1934 et 1961 (10). Toynbee s’attache également à une « histoire comparée » des grandes civilisations et en déduit, notamment, que les cycles de vie des sociétés ne sont pas écrits à l’avance dans la mesure où ils restent déterminés par deux fondamentaux :

1) Le jeu de la volonté de puissance et des multiples obstacles qui lui sont opposés, mettant en présence et développant les forces internes de chaque société ;

2) Le rôle moteur des individus, des petites minorités créatrices qui trouvent les voies que les autres suivent par mimétisme. Les processus historiques sont ainsi affranchis des processus de nature sociale, ou collective, propres à l’analyse marxiste – malgré la théorie des « minorités agissantes » du modèle léniniste.

En dépit de ses limites méthodologiques, et bien que sévèrement remise en cause par la plupart des historiens « professionnels », cette approche morphologique est particulièrement stimulante parce qu’elle intègre à la fois la volonté des hommes et le « temps long » dans une vision cyclique, et non pas linéaire, de l’histoire. Mais elle tend à en conserver et parfois même renforcer le caractère prophétique, « hégélien », mécanique. Surtout, elle semble faire de l’histoire une matière universelle et invariante en soi, dominée par des lois intangibles. Pourtant, Héraclite déjà, philosophe du devenir et du flux, affirmait que « Tout s’écoule ; on ne se baigne jamais dans le même fleuve » (Fragment 91).

Le questionnement philosophique

La philosophie, par son approche conceptuelle, permet justement de prolonger cette première approche, historique, de l’événement.

Il n’est pas question ici d’évoquer l’ensemble des problématiques soulevées par la notion d’événement, qui a bien évidemment interrogé dès l’origine la réflexion philosophique par les prolongements évidents que celui-ci introduit au Temps, à l’Espace, et à l’Etre.

L’approche philosophique exige assez simplement de réfléchir aux conditions de discrimination par lesquelles nous nommons l’événement : à quelles conditions un événement se produit-il ? Et se signale-t-il comme événement pour nous ? D’un point de vue philosophique, déceler l’événement revient donc à interroger fondamentalement l’articulation entre la continuité successive des « ici et maintenant » (les événements quelconques) avec la discontinuité de l’événement remarquable (celui qui fait l’histoire) (11).

Dès lors, quelques grandes caractéristiques s’esquissent pour qualifier l’événement :

1) Il est toujours relatif (ce qui ne veut pas dire qu’il soit intrinsèquement subjectif).

2) Il est toujours double : à la fois « discontinu sur fond de continuité », et « remarquable en tant que banal ».

3) Il se produit pour la pensée comme ce qui lui arrive (ce n’est pas la pensée qui le produit), et de surcroît ce qui lui arrive du dehors (il faudra d’ailleurs déterminer d’où il vient, qui le produit). Ce qui n’empêche pas l’engagement, comme l’a souligné – et illustré –Thucydide.

Le plus important est que l’événement « fait sens » : il se détache des événements quelconques, de la série causale précédente pour produire un point singulier remarquable – c’est-à-dire un devenir.

L’événement projette de façon prospective, mais aussi rétroactive, une possibilité nouvelle pour les hommes. Il n’appartient pas à l’espace temps strictement corporel, mais à cette brèche entre le passé et le futur que Nietzsche nomme « l’intempestif » et qu’il oppose à l’historique (dans sa Seconde Considération intempestive, justement). Concept que Hannah Arendt, dans la préface à La Crise de la culture, appelle « un petit non espace-temps au cœur même du temps » (12).

C’est un « petit non espace-temps », en effet, car l’événement est une crise irréductible aux conditions antécédentes – sans quoi il serait noyé dans la masse des faits. Le temps n’est donc plus causal, il ne se développe pas tout seul selon la finalité interne d’une histoire progressive : il est brisé. Et l’homme (celui qui nomme l’événement) vit dans l’intervalle entre passé et futur, non dans le mouvement qui conduirait, naïvement, vers le progrès.

ha.jpgPour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, il ne provient pas de l’idéalité abstraite. Mais elle corrige l’eschatologie du progrès historique par l’ontologie du devenir initiée par Nietzsche : le devenir, ce petit non espace-temps au cœur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l’histoire mais n’en provient pas – « contrairement au monde et à la culture où nous naissons, [il] peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé. » (13) Alors que « la roue du temps, en tous sens, tourne éternellement » (Alain de Benoist), l’événement est une faille, un moment où tout semble s’accélérer et se suspendre en même temps. Où tout (re)devient possible. Ou bien, pour reprendre la vision « sphérique » propre à l’Eternel Retour (14) : toutes les combinaisons possibles peuvent revenir un nombre infini de fois, mais les conditions de ce qui est advenu doivent, toujours, ouvrir de nouveaux possibles. Car c’est dans la nature même de l’homme, ainsi que l’a souligné Heidegger : « La possibilité appartient à l’être, au même titre que la réalité et la nécessité. » (15)

Prédire ? Non : pré-voir !

Pour conclure, il convient donc de croiser les apports des recherches historiques et des réflexions philosophiques – et en l’espèce métaphysiques – pour tenter de déceler, dans le bruit, le chaos et l’écume des temps, ce qui fait événement.

On aura compris qu’il n’y a pas de recette miracle. Mais que s’approcher de cette (re)connaissance nécessite de décrypter systématiquement un fait dans ses trois dimensions :

1) Une première dimension, horizontale sans être linéaire, plutôt « sphérique » mais inscrite dans une certaine chronologie : il faut interroger les causes et les remises en causes (les prolongements et les conséquences) possibles, ainsi que le contexte et les acteurs : qui sont-ils et surtout « d’où parlent-ils » ? Pourquoi ?

2) Une deuxième dimension est de nature verticale, d’ordre culturel, social, ou pour mieux dire, civilisationnel : il faut s’attacher à inscrire l’événement dans la hiérarchie des normes et des valeurs, le discriminer pour en déceler la nécessaire altérité, l’« effet rupture », le potentiel révolutionnaire qu’il recèle et révèle à la fois.

3) Une troisième dimension, plus personnelle, à la fois ontologique et axiologique, est enfin nécessaire pour que se croisent les deux dimensions précédentes : c’est l’individu qui vit, et qui pense cette vie, qui est à même de (re)sentir l’événement. C’est son histoire, biologique et culturelle, qui le met en résonance avec son milieu au sens large.

C’est donc fondamentalement dans ses tripes que l’on ressent que « plus rien ne sera comme avant ». L’observateur est un acteur « en dormition ». Dominique Venner a parfaitement illustré cette indispensable tension.

Il convient cependant de rester humbles sur nos capacités réelles.

Et pour ce faire, au risque de l’apparente contradiction, relire Nietzsche. Et plus précisément Par-delà le bien et le mal : « Les plus grands événements et les plus grandes pensées – mais les plus grandes pensées sont les plus grands événements – sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. Il arrive ici quelque chose d’analogue à ce que l’on observe dans le domaine des astres. La lumière des étoiles les plus éloignées parvient en dernier lieu aux hommes ; et avant son arrivée, les hommes nient qu’il y ait là … des étoiles. »

Grégoire Gambier

Ce texte est une reprise actualisée et légèrement remaniée d’une intervention prononcée à l’occasion des IIe Journées de réinformation de la Fondation Polemia, organisées à Paris le 25 octobre 2008.

Notes

(1) Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, traduction, introduction et notes de Jacqueline De Romilly, précédée de La campagne avec Thucydide d’Albert Thibaudet, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

(2) Ibid. Dans ce texte pénétrant, Thibaudet rappelle notamment l’histoire des livres sibyllins : en n’achetant que trois des neuf ouvrages proposés par la Sybille et où était contenu l’avenir de Rome, Tarquin condamna les Romains à ne connaître qu’une fraction de vérité – et d’avenir. « […] peut-être, en pensant aux six livres perdus, dut-on songer que cette proportion d’un tiers de notre connaissance possible de l’avenir était à peu près normale et proportionnée à l’intelligence humaine. L’étude de l’histoire peut nous amener à conclure qu’en matière historique il y a des lois et que ce qui a été sera. Elle peut aussi nous conduire à penser que la durée historique comporte autant d’imprévisible que la durée psychologique, et que l’histoire figure un apport incessant d’irréductible et de nouveau. Les deux raisonnements sont également vrais et se mettraient face à face comme les preuves des antinomies kantiennes. Mais à la longue l’impression nous vient que les deux ordres auxquels ils correspondent sont mêlés indiscernablement, que ce qui est raisonnablement prévisible existe, débordé de toutes parts par ce qui l’est point, par ce qui a pour essence de ne point l’être, que l’intelligence humaine, appliquée à la pratique, doit sans cesse faire une moyenne entre les deux tableaux ».

(3) Après bien des tâtonnements malheureux, les manuels scolaires ont fini par réhabiliter l’intérêt pédagogique principal de la chronologie. Au niveau académique, on doit beaucoup notamment à Georges Duby (1919-1996). Médiéviste qui s’est intéressé tour à tour, comme la plupart de ses confrères de l’époque, aux réalités économiques, aux structures sociales et aux systèmes de représentations, il accepte en 1968 de rédiger, dans la collection fondée par Gérald Walter, « Trente journées qui ont fait la France », un ouvrage consacré à l’un de ces jours mémorables, le 27 juillet 1214. Ce sera Le dimanche de Bouvines, publié pour la première fois en 1973. Une bombe intellectuelle qui redécouvre et exploite l’événement sans tourner le dos aux intuitions braudeliennes. Cf. son avant-propos à l’édition en poche (Folio Histoire, 1985) de cet ouvrage (re)fondateur : « C’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est ‘grossi par les impressions des témoins, par les illusions des historiens’, parce qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce que, brusquement, il éclaire. »

(4) Cette analyse, ainsi que celle qui suit concernant l’Ecole des Annales, est directement inspirée de La nouvelle histoire, sous la direction de Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, CEPL, coll. « Les encyclopédies du savoir moderne », Paris, 1978, pp. 166-167.

(5) Cf. la revue de sociologie appliquée « Terrain », n°38, mars 2002.

(6) Cf. L’histoire, Editions Grammont, Lausanne, 1975, dont s’inspire également l’analyse proposée des auteurs « morphologistes » – Article « Les morphologies : les exemples de Spengler et Toynbee », pp. 66-73.

(7) Ibid.

(8) Ecrits historiques et philosophiques – Pensées, préface d’Alain de Benoist, Editions Copernic, Paris, 1979, p. 135.

(9) Ibid., article « Pessimisme ? » (1921), p. 30.

(10) Une traduction française et condensée est disponible, publiée par Elsevier Séquoia (Bruxelles, 1978). Dans sa préface, Raymond Aron rappelle que, « lecteur de Thucydide, Toynbee discerne dans le cœur humain, dans l’orgueil de vaincre, dans l’ivresse de la puissance le secret du destin », ajoutant : « Le stratège grec qui ne connaissait, lui non plus, ni loi du devenir ni décret d’en haut, inclinait à une vue pessimiste que Toynbee récuse tout en la confirmant » (p. 7).

(11) L’analyse qui suit est directement inspirée des travaux du Centre d’Etudes en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (Cerphi), et plus particulièrement de la leçon d’agrégation de philosophie « Qu’appelle-t-on un événement ? », www.cerphi.net.

(12) Préface justement intitulée « La brèche entre le passé et le futur », Folio essais Gallimard, Paris, 1989 : « L’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donné historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur terre. Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique (…) Chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (p. 24). Etant entendu que cette vision ne vaut pas négation des vertus fondatrices de l’événement en soi : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liés comme aux seuls guides propres à l’orienter » – Citée par Anne Amiel, Hannah Arendt – Politique et événement, Puf, Paris, 1996, p. 7.

(13) Ibid. Ce que le poète René Char traduira, au sortir de quatre années dans la Résistance, par l’aphorisme suivant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946).

(14) Etant entendu que le concept n’a pas valeur historique, ni même temporelle, car il se situe pour Nietzsche en dehors de l’homme et du temps pour concerner l’Etre lui-même : c’est « la formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir » (Ecce Homo). L’Eternel retour découle ainsi de la Volonté de puissance pour constituer l’ossature dialectique du Zarathoustra comme « vision » et comme « énigme » pour le Surhomme, dont le destin reste d’être suspendu au-dessus du vide. Pour Heidegger, les notions de Surhomme et d’Eternel retour sont indissociables et forment un cercle qui « constitue l’être de l’étant, c’est-à-dire ce qui dans le devenir est permanent » (« Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », in Essais et conférences, Tel Gallimard, 1958, p. 139).

(15) « Post-scriptum – Lettre à un jeune étudiant », in Essais et conférences, ibid., p. 219. En conclusion à la conférence sur « La chose », Heidegger rappelle utilement que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. Ce qui petitement naît du monde et par lui, cela seul devient un jour une chose »…

mardi, 01 octobre 2013

L’amour du monde plutôt que l’amour de dieu

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HANNAH ARENDT
 
L’amour du monde plutôt que l’amour de dieu

Pierre LE VIGAN
 
Ex: http://metamag.fr
 
L’amor mundi est au coeur de la pensée d’Hannah Arendt. Elle avait choisi l’amour du monde plutôt que l’amour de Dieu, une question dont elle était familière avec sa thèse sur Augustin. Pour autant, son œuvre est une interrogation sur les conditions de possibilités de l’amour du monde. Comment la patrie c’est-à-dire la terre d’héritage peut-elle devenir la cité c’est-à-dire la terre d’un droit et d’une politique ? Comment échapper au nationalisme tribal tout en assumant toutes nos appartenances ?
 
Hannah Arendt a toujours distingué le travail, l’œuvre et l’action. Ces actes  se situent selon elle dans un ordre de dignité de plus en plus grand. Le travail peut être mécanique, l’œuvre l’est déjà moins, et l’action touche au politique et aux décisions dans la cité. Ce dernier stade, l’action politique, est le propre de la cité humaine. L’homme qui n’accède pas à ce stade manque à quelque chose. Arendt avait vu fort bien que le principe du totalitarisme, qu’il prenne la forme d’un matérialisme historique chez les communistes ou du darwinisme raciste chez les nazis, consistait, sur les ruines du monde ancien, à nier et à détruire la diversité humaine, au nom d’une idée unique du progrès. Cela passait par une  exaltation démagogique des masses. Le triomphe apparent des masses constituait  à la fois le tombeau de l’individu et celui des communautés libres, qu’elles soient religieuses, professionnelles ou autres. 

Guillaume de Vaulx souligne (p. 48) qu’Arendt se situe dans le sillage de Kant condamnant à la fois les théories de la décadence et celles du progrès. Pour Arendt la modernité a transformé le peuple en masse voire en horde. Elle a tout réduit à l’économie. Or, pour dépasser l’aliénation, l’homo laborans doit accéder au stade d’homo faber. Mais il doit aussi accéder au stade d’acteur politique, et c’est le plus important. La tâche de l’homme selon Arendt est de construire un monde commun, mais celui-ci suppose que l’autre ne soit pas le même. La pluralité précède et conditionne l’universalité, et non l’inverse.

Arendt défend aussi la nécessité de la durabilité des objets comme élément d’un monde commun, rejoignant ainsi les thèses de son premier mari Günther Anders. Comme théoricien du politique, Hannah Arendt rejette la conception de la politique comme se souciant principalement de la conservation des biens et des intérêts des personnes (Hobbes). Comme Rousseau, Arendt pense que la politique nécessite le rassemblement du peuple mais contrairement à lui, elle pense qu’il n’en résulte pas forcement une volonté générale mais qu’il y a besoin d’un acte de fondation, d’une naissance qu’elle appelle plutôt natalité, et qui peut être une révolution. Hannah Arendt, conservatrice au sens de respectueuse des héritages culturels (tel Alain Finkielkraut), est en même temps plus radicalement constructiviste que Rousseau. Le principal droit de l’homme, souligne Arendt, consiste à pouvoir être citoyen. Le principal droit des hommes consiste à pouvoir se constituer en peuple. On voit qu’Arendt est assez loin de toute bouillie « droitsdelhommiste », devenue notre idéologie obligatoire. 

Plutôt que de défendre la fraternité, Arendt prône le principe d’amitié, dans la société et entre les peuples. Pourquoi ? Parce que la fraternité implique l’identité – au sens de la similitude – tandis que l’amitié est parfaitement compatible avec les différences, et même les suppose. Hostile à tous les penseurs du contrat social, tels Hobbes, Locke, Rousseau (aussi différents soient-ils), Arendt défend non pas le principe de souveraineté mais celui d’autorité. Celle-ci repose sur le passé, sur les traditions et sa légitimité n’est donc pas démocratique au sens procédural du terme.
 
L’originalité de la position d’Hannah Arendt, que l’on retrouve une fois de plus chez Alain Finkielkraut, c’est à la fois de rejeter la tyrannie de la majorité, d’où ses réserves vis-à-vis de la notion de souveraineté populaire, et de rejeter l’éparpillement du politique dans les partis. Elle voit donc d’un côté la tyrannie de la majorité comme une conséquence possible de la théorie rousseauiste de la volonté générale, et d’un autre côté elle refuse que la volonté générale soit déléguée à des partis, éparpillée et soumise à la logique des intérêts, et par là elle se rapproche à nouveau de Rousseau, et aussi bien entendu de Simone Weil. Elle vise donc un encadrement par des normes culturelles de civisme des conséquences de la théorie de la volonté générale. Ainsi elle refuse à la fois la théorie rousseauiste de l’homme bon, et celle, en partie chrétienne, de l’homme mauvais. Il n’y a chez Hannah Arendt en aucune façon une vérité démonstrative qui se révèlerait (alètheia), mais un choc salutaire des opinions (doxa). C’est cela qui fait de l’espace public le propre de l’homme.
 
Le livre de Guillaume de Vaulx constitue une utile introduction pour comprendre ce penseur complexe dont l’œuvre est ouverte et inachevée comme toutes celles des grands. Dommage que la maquette et la typographie du livre soient aussi parfaitement calamiteuses.

Guillaume de Vaulx, Apprendre à philosopher avec Hannah Arendt, Ellipses, 236 p., 10 €.