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jeudi, 29 décembre 2011

L’appel aux dieux: la phénoménologie de la présence divine

L’appel aux dieux:
la phénoménologie de la présence divine

par Collin Cleary

Ex: http://www.counter-currents.com

1. Introduction

Le problème avec nos païens occidentaux modernes, c’est qu’ils ne croient pas vraiment en leurs dieux, ils croient seulement croire en eux.

Mes ancêtres croyaient, mais je ne sais pas de quelle manière ils croyaient. Je confesse que je ne sais pas à quoi cela ressemble de vivre dans un monde où il y a des dieux. De temps en temps j’aurai un aperçu de ce à quoi cela pourrait ressembler, mais dans la vie quotidienne je vis dans un monde qui semble complètement humain et complètement profane. Cela ne sert à rien de me dire que le monde m’apparaît ainsi parce que j’ai été imprégné de scientisme et de matérialisme modernes. Savoir que c’est le cas ne m’ouvre pas forcément le monde d’une manière différente. Il est également inutile de me dire à quel point je me sentirais mieux (ainsi que le monde) si nous croyions encore aux dieux. Ceci est une approche purement intellectuelle et même idéologique qui ne marchera simplement pas.

Ainsi pourquoi, pourrait-on se demander, suis-je donc préoccupé par le « problème » de ne pas croire aux dieux ? Parce que je sais qu’il est vraiment peu plausible de penser que mes ancêtres soient simplement restés assis et aient « inventé » leurs dieux1[1]. La pensée me tenaille qu’ils possédaient une sorte de conscience différente, ou un certain sens particulier qui s’est maintenant atrophié en nous, qui permettait aux dieux de se manifester à eux. Et ensuite il y a aussi ma conviction que quelque chose de très important a été perdu pour nous dans le monde « post-païen ». J’ai tenté de penser mon chemin de retour à la croyance aux dieux ; me convaincre moi-même, intellectuellement, de leur existence. Je sais que cela ne marche pas, et je ne pense pas que cela marchera pour quiconque d’autre. Quelles sont donc nos autres options ?

Dans mon essai « Connaître les dieux », j’ai dit quelque chose dans le genre-là. J’ai rejeté l’approche moderne tentant d’« expliquer » ce que sont les dieux en les réduisant à quelque chose d’autre (par ex. à des « forces »). J’ai dit que l’« ouverture aux dieux » implique une ouverture à l’Etre en soi. En disant cela, je m’inspire bien sûr de la pensée de Heidegger. Pour celui-ci, ce qui fait la différence entre les anciens et les modernes est que les modernes voient la nature somme une simple « matière première » à transformer d’après les projets et les idéaux humains. En d’autres mots, pour les modernes, la nature n’a essentiellement pas d’Etre : elle attend que les humains lui confèrent une identité. D’après Heidegger, l’attitude des anciens était tout à fait différente. Il serait probablement excessif de dire que les anciens regardaient la nature (physis, en grec) avec « respect ». Cela ressemble beaucoup trop à l’attitude des citadins retrouvant la nature par hasard, après en avoir été séparés pendant longtemps ; ce n’est pas l’attitude de ceux qui vivent quotidiennement avec la nature. Pour utiliser le langage de Kant, on pourrait dire que les anciens regardaient les objets naturels comme des fins-en-soi, pas simplement comme des moyens pour des fins humaines.

Pour expliquer cette idée, j’utiliserai une analogie très simple. Il n’est pas inhabituel de voir des mariages dans lesquels le mari est la figure dominante – à tel point que la femme semble à peine avoir une présence. Le mari fait des grands discours sur une question quelconque, en compagnie d’amis, et lance un regard en coin à la femme : « Tu penses la même chose, n’est-ce pas ma chérie ? ». Et avant qu’elle puisse répondre il recommence à discourir sur autre chose. Même s’il lui donnait le temps de répondre, elle n’oserait jamais s’opposer à lui. Un tel homme a tendance à être très surpris quand, des années après, il découvre d’une manière ou d’une autre que sa femme est très mécontente de cet arrangement. Il a généralement un choc quand il découvre qu’elle a une vie intérieure bien à elle, et qu’en interdisant à cette vie intérieure de s’exprimer il s’est fait un très mauvais mariage. Cette situation est exactement analogue à la relation entre l’homme moderne et la nature. La nature, si elle est traitée comme une simple chose à laquelle l’homme impose sa volonté, se ferme. Elle devient silencieuse et cesse de révéler sa vie intérieure et ses secrets à l’homme. Pendant ce temps, bien sûr, l’homme pense qu’il a sondé les profondeurs de la nature, et qu’elle n’a plus beaucoup de secrets à révéler. Mais, comme l’a dit Héraclite, « la nature aime se cacher ».

L’homme occidental chrétien avait jadis cru que le monde était un objet créé par un Dieu omnipotent. L’homme moderne a rejeté Dieu, mais a conservé l’idée que la terre est un objet. Nos scientifiques s’efforcent de découvrir comment les objets naturels sont « construits » ou « assemblés ». Ils décomposent les choses en « parties » ou en « composantes ». Avec un objet, bien sûr, on peut le détruire et utiliser sa « matière » pour construire quelque chose d’autre – peut-être quelque chose de meilleur que ce qui existait à l’origine. C’est ainsi que l’homme moderne voit la nature : simplement comme une chose à transformer en une autre chose meilleure. Et la chose que nous fabriquons continue à s’améliorer sans cesse. Ou c’est ce que nous nous imaginons. Face à une humanité qui n’accepte plus l’existence même de la nature, aucune existence par elle-même, les dieux, semble-t-il, nous ont quittés. Comme l’a dit Heidegger : « sur la terre, sur toute sa surface, se produit un obscurcissement du monde. Les événements essentiels de cet obscurcissement sont : la fuite des dieux, la destruction de la terre, la réduction des êtres humains à une masse, la prépondérance du médiocre » [2].

En nous fermant à l’être de la nature, nous nous fermons simultanément à l’être des dieux. Ceci est une partie majeure de ce que j’ai dit dans « Connaître les dieux ». Les dieux et ce que nous appelons nature appartiennent au même domaine : le domaine du « en soi ainsi ». En chinois, « Nature » est tzu-jan. Cela s’écrit en utilisant deux pictogrammes, dont l’un peut être traduit par « en soi » et l’autre « ainsi ». Qu’est-ce que cela signifie ? Le « en soi ainsi » est ce qui est, ou ce qui est arrivé, indépendamment de l’action ou de l’intervention humaine consciente[3]. Il a approximativement le même sens que le grec physis.

J’étais un jour à une conférence, et j’eus l’occasion de parler de la « nature » à une universitaire. Elle me demanda ce que je voulais dire par ce mot. J’exprimai ma surprise qu’elle ne connaisse pas cela, sur quoi elle m’informa que la nature était une « construction sociale ». Nous étions assis à une table et je lui demandai de tendre le bras et de découvrir son poignet. Je pris son poignet dans ma main, et quand j’eus trouvé son pouls je lui dis de mettre son autre main dessus et de le sentir. « Voilà », dis-je. « C’est la nature. La société n’a pas construit cela. Ce n’est pas venu non plus par votre propre choix ou intention. Cela arrive simplement, que ça vous plaise ou non ». C’est le « en soi ainsi ».

Les êtres humains ont le choix de s’ouvrir au « en soi ainsi » ou de s’y fermer. L’homme moderne a choisi de s’y fermer. Mais bien que le « en soi ainsi » soit traduit par « nature », c’est une catégorie beaucoup plus large. En se fermant au « en soi ainsi », l’homme s’est fermé à tout ce qui est autre : à ce que nous appelons nature, et à tout ce qui existe de soi-même, en-dehors de l’humanité – incluant tout ce qui pourrait être « surnaturel ».

Le but de cet essai, que j’ai conçu comme une suite à « Connaître les dieux », est de demander spécifiquement comment nous pouvons restaurer l’ouverture au « en soi ainsi ». C’est la question que l’autre essai avait laissé largement sans réponse. Au cas où ce ne soit pas clair, laissez-moi dire encore une fois que je prends l’ouverture au « en soi ainsi » comme supposition. Je la prends comme un moyen de conscience et d’acceptation de ce qui a une existence en soi. Je prends la « nature » comme faisant partie de ce « en soi ainsi », avec ce qui a été désigné comme le « surnaturel » : les dieux, ainsi que le dieu-sait-quoi.

Avant tout, il faut comprendre que ce qui est le « en soi ainsi » fait aussi partie de nous. Le pouls qui bat dans nos poignets en est un exemple. Ainsi que la faim que l’on ressent quand un repas met longtemps à venir, ou le désir sexuel qui monte, sans aucune permission de l’intellect. Quand je dis que l’homme moderne s’est fermé à ce qui est autre, je ne veux pas dire qu’il s’est fermé à tout ce qui est à l’extérieur de sa peau. L’homme moderne s’est identifié à son intellect conscient seul. Il traite son corps de la manière qu’il traite tout autre objet naturel : comme quelque chose qui lui « appartient », et qui doit être maîtrisé, et même, comme nous disons souvent aujourd’hui, « converti ». Nous n’avons pas besoin de « sortir de nous-mêmes » pour rencontrer la nature ou le « en soi ainsi », à condition d’avoir une conception du moi qui englobe davantage que l’intellect conscient.

L’ouverture doit donc impliquer le rejet de l’idée que l’esprit est la seule chose qui compte pour l’identité de quelqu’un. Elle doit impliquer la reconnaissance qu’une grande partie du « moi » n’est pas consciemment choisie ou contrôlée. L’ouverture devient alors non pas tant l’ouverture d’un espace qui se remplira par la suite qu’une sorte de communion avec un autre qui, en un sens, n’est maintenant plus aussi autre.

Dans un essai surtout consacré à Benjamin Franklin, D. H. Lawrence offre sa propre « croyance », par opposition à la croyance « sensible » des Lumières qui était celle de Franklin. Il écrit qu’il croit

« Que je suis moi ».

« Que mon âme est une forêt obscure ».

« Que mon moi connu ne sera jamais plus qu’une petite clairière dans la forêt ».

« Que les dieux, les dieux étranges, sortent de la forêt pour entrer dans la clairière de mon moi connu, et ensuite repartent ».

« Que je dois avoir le courage de les laisser aller et venir ».

« Que je ne laisserai jamais l’humanité mettre quelque chose au-dessus de moi, mais que je tenterai toujours de reconnaître les dieux en moi et de m’y soumettre ainsi que pour les dieux dans les autres hommes et femmes » [4].

L’âme est en effet une forêt obscure. Comme l’a dit Héraclite : « Vous ne découvririez pas les limites de l’âme même si vous fouliez chaque chemin : elle a un logos si profond » [5]. Mais l’homme moderne s’est identifié à la petite clairière du Moi connu. En-dehors de cette clairière il y a une grande forêt obscure, et au-delà se trouve la grande nature sauvage qui est le monde lui-même. L’homme l’éclaire avec sa lampe de poche et s’imagine qu’en-dehors de son rayon il n’y a que le vide. Et « petit bois » est le mot ingénieux qu’il utilise pour décrire la minuscule partie qu’il éclaire.

2. Comment appeler les dieux

Arrêtons-nous et examinons à quels moments – à quelles occasions – nous avons le sentiment de la réalité de ce qui est autre. Les meilleurs exemples sont quand les choses tombent en panne ou trompent nos attentes d’une façon ou d’une autre. C’est ainsi que Heidegger approche la question. Nous montons dans notre voiture pour commencer une journée chargée, faire des affaires et faire les courses – et nous découvrons qu’elle ne démarre pas. Mon expérience de telles situations est qu’il y a d’abord un sentiment de quasi « irréalité ». Nous avons envie de dire (et nous disons souvent) : « Je ne peux pas y croire ». Et soudain l’être de cette concaténation de métal et de plastique nous confronte à toute sa facticité frustrante. Une situation encore pire survient quand le corps tombe malade, quand soudain il ne fonctionne pas comme nous l’attendons. Le corps nous semble alors être un simple autre. Ces deux situations, et toutes les autres comme elles, sont des occasions où une chose qui a été prise comme allant de soi semble soudain s’affirmer toute seule. Ce qui avait été regardé comme un simple instrument, comme une extension de la volonté humaine, devient un être en soi. Le résultat est de la frustration, de l’étonnement, de la fureur, et quelque chose comme du respect.

Mais, en termes religieux, ce que nous voulons ce n’est pas d’être intimidé par ceci ou cela, mais plutôt de finir par trouver le monde lui-même respectable dans son étrangeté. Faut-il que le monde « tombe en panne », comme une voiture, pour que nous connaissions cela ? Bien sûr, la réponse est qu’il ne le peut pas. Ce qui arrive très souvent c’est que nous tombons en panne et que le monde nous apparaît comme quelque chose qui pourrait être perdu pour nous à jamais. J’ai à l’esprit des situations où les êtres humains ont un contact avec la mort ou la folie, ou se retrouvent face à leur propre mortalité ou fragilité. Et j’ai souvent pensé que certains hommes prennent délibérément des risques – précipitent délibérément un contact avec la mort – simplement pour pouvoir ressentir un sentiment renouvelé de respect ou d’émerveillement face à l’existence. De tels hommes développent très souvent un « sentiment » non seulement de la bizarre étrangeté du monde, mais aussi une intuition « mystique » de quelque chose comme la divine providence agissant derrière la scène[6].

Heureusement, nous n’avons pas besoin de sauter d’un avion ou de gravir une montagne pour parvenir à l’ouverture du genre qui m’intéresse. Il nous suffit de poser une seule question et d’y réfléchir : pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ? Ici encore, j’emprunte à Heidegger, mais pour aller dans une direction que Heidegger n’a pas vraiment explorée[7].

En Inde, il y a un exercice de méditation très simple souvent accompli par les chercheurs de sagesse. Il consiste à prendre n’importe quel objet si banal soit-il – ce peut être un caillou, ou un mégot de cigarette –, à le placer sur le sol, et à tracer un cercle autour de lui dans la poussière. L’effet est de prendre un objet qui normalement est considéré comme allant de soi, qui figure dans la vie comme un simple instrument ou comme quelque chose d’à peine remarqué, et de nous rendre conscients de son être. Disons que c’est un mégot de cigarette. Quand nous traçons un cercle autour, il devient un objet de méditation approprié. Ce sur quoi nous méditions, ce n’est pas sa grossière nature de mégot de cigarette, mais le fait de son être – le fait même qu’il existe. C’est une manière de s’habituer à la merveille de l’être.

Poser la question pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ?, c’est tracer un cercle autour ce qui est, tel quel. C’est une manière par laquelle, en un clin d’œil, le monde entier dans lequel nous nous trouvons peut devenir un objet de méditation – et de respect et d’émerveillement.

Quand nous rencontrons l’être-en-soi comme un miracle, il est naturel (et inévitable) que nous nous demandions d’où il vient. La version infantile de cette question est : « Qui l’a fait ? ». La version plus sophistiquée ne s’interroge pas sur l’existence physique de l’univers considéré comme une totalité, mais sur la source de l’abondance qui se présente à nous dans l’univers. Nous nous émerveillons de l’inépuisable richesse de l’univers, de l’infinie multiplicité des types de choses, et des variations de ces types, et de l’infinie complexité de chaque chose, si banale soit-elle. Nous nous émerveillons du continuel réapprovisionnement des êtres – la continuelle parade des types donnant naissance à d’autres semblables à eux, et de la faculté des êtres à se régénérer et à se guérir eux-mêmes. Il est naturel de s’émerveiller de la source de tout ceci. C’est la « source de l’être » que cette question fondamentale, pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ?, rend thématique.

Pensez un moment à l’origine d’une source. Où se termine la source et où l’origine commence-t-elle (ou vice-versa) ? A son origine, la source disparaît dans le sol. L’origine est-elle le trou dans le sol ? Assurément non. L’origine est-elle une quantité d’eau distincte de la source ? A nouveau, sûrement pas. La source et son origine se mêlent. L’origine du courant est invisible. Mais nous comprenons que la source s’écoule à partir de cette origine invisible. C’est exactement ainsi que les Grecs concevaient la physis, comme surgissant continuellement  d’une origine ultime – archè, en grec. Cette compréhension est le sens des symboles anciens tels que la corne ou le chaudron d’abondance, et le Saint Graal. L’archè est le fondement infondé de toute l’abondance.

Le problème fondamental avec les êtres humains est qu’en fait ils veulent être eux-mêmes l’archè, la source de toutes choses. Toutes nos tentatives pour comprendre une chose quelconque impliquent de saisir comment l’être de la chose découle de certains principes que nous avons découverts. Nos tentatives pour comprendre sont des tentatives de comprendre du-dessous. Nous nous efforçons en effet de supprimer les bases d’un objet et d’en devenir le fondement en finissant par voir comment l’être de l’objet découle de nos idées. Quand le scientifique, par exemple, comprend les phénomènes, il souligne que les phénomènes découlent des principes qu’il instaure[8]. Mais quand nous tournons nos esprits vers l’archè ultime – dont nous venons nous-mêmes –, en dépit de toutes nos affirmations d’avoir conquis la nature, l’être se manifeste comme une donnée mystérieuse et miraculeuse. L’archè est le fond sur lequel la figure de l’être-en-soi se manifeste.

Cependant, comme l’indique l’exemple du cercle autour du mégot de cigarette, on peut trouver une merveille dans un être unique, aussi bien que dans l’être-en-soi. Et quand nous nous tournons, avec cette attitude d’émerveillement, vers les phénomènes individuels dans l’existence, une autre question fondamentale surgit. Nous pourrions nous demander à propos d’une chose quelconque, pourquoi cette chose particulière doit-elle être, et être de la manière qu’elle est ? Prenons le phénomène du sexe. Quand l’esprit tente de penser au sexe d’une manière dépassionnée, cela finit par ressembler à une activité plutôt absurde et grotesque. Pourquoi cela devrait-il être aussi fascinant ? Pourquoi cela devrait-il absorber autant de notre temps et être si important pour nous ? Et pourtant ça l’est. Et plus on tente d’y penser de cette manière, plus on craint de finir par tout gâcher ! Le résultat est que, intimidés par la pure et inexplicable réalité du sexe, nous continuons à nous en émerveiller et à le rechercher comme avant. En fait, c’est peut-être bien le seul domaine, dans la vie de beaucoup de gens, dans lequel le miracle arrive encore[9].

Mais tout le reste peut être approché avec cette attitude d’émerveillement. Un bel animal est aussi un objet d’émerveillement. Pourquoi cette chose particulière doit-elle être, et être de la manière qu’elle est ? Le fait du vent et de la pluie, du soleil et des étoiles, tout cela peut susciter l’émerveillement, et susciter ce questionnement. Et il n’y a pas besoin que ce soit une entité physique ou perceptible : ce peut être le fait de la naissance, ou de la mort, ou des cycles naturels, etc.

Maintenant, quand nous posons cette question, il peut sembler que nous demandons une sorte d’explication officielle et scientifique, mais ce n’est pas le cas. Aucun cours sur la sélection naturelle ne pourra supprimer mon émerveillement devant l’être de mon chat – mon émerveillement qu’une telle chose soit, et soit de la manière qu’elle est. Je n’ai aucune querelle avec l’explication scientifique. Mais l’explication scientifique ne peut pas supprimer cet émerveillement ultime et métaphysique devant la pure existence des choses. Je suis parfaitement prêt à accepter l’explication des scientifiques sur la manière dont les chats sont apparus – mais je regarde quand même mon chat et je me dis : « N’est-ce pas incroyable de vivre dans un monde où des choses aussi merveilleuses existent ? ».

Ma thèse est celle-ci : notre émerveillement devant l’être de choses particulières est l’intuition d’un dieu, ou d’un être divin.

Suis-je en train de dire que quand je regarde mon chat et que je connais ce sentiment d’émerveillement, j’ai l’intuition que mon chat est un dieu ? Oui et non. L’émerveillement que je connais vient de ce que des choses comme cela puissent simplement exister. Je peux tout aussi bien avoir cette expérience en contemplant le soleil, le vent, la pluie, l’océan, les montagnes, etc. Mon émerveillement devant l’être de ces choses est précisément une expérience de leur divinité. Ainsi, il y a des dieux du soleil, du vent, de la pluie, de l’océan, des montagnes, et aussi des chats (les Egyptiens comprenaient très bien cela). En vérité, toutes les choses rayonnent de divinité ; toutes les choses sont Dieu. Et il n’y a pas de contradiction entre cette affirmation et l’affirmation qu’il y a des dieux. Ce sont simplement deux manières différentes de regarder la même chose. Dans la mesure où la divinité des chats rayonne à travers mon chat, il est le dieu des chats.

Il y a un autre aspect dans cette expérience. Quand nous rencontrons les choses dans leur être, et que nous nous émerveillons que de telles choses puissent exister, notre perception du temps et de l’espace change. Quand une chose est regardée avec émerveillement, au sens que j’ai décrit, nous savons simultanément que son être s’étend au-delà du présent temporel. L’objet est donc devant nous, dans le présent, mais simultanément nous avons l’intuition d’un aspect d’éternité dans la chose. Quand je m’émerveille que des choses comme mon chat puissent simplement exister, ce dont je m’émerveille est en un sens le « fait de l’existence des chats » dans le monde. Comme Alan Watts l’a probablement dit, nous nous émerveillons devant le fait qu’il y ait production de chats, de chiens, de gens, de fleurs et de fruits dans ce monde. C’est l’aspect de la divinité qui rayonne à travers la chose, regardée d’une certaine manière.

Nous pourrions penser aux dieux comme à des « régions » de l’être. Il y a autant de dieux qu’il y a de régions de l’être[10]. Notre conscience des régions de l’être ne vient pas par l’analyse philosophique ou la construction de systèmes spéculatifs. Elle vient par l’expérience et l’intuition. Il y a autant de régions qu’il y a d’expériences d’émerveillement devant le fait que « des choses comme X » puissent exister. Et il y a des régions à l’intérieur des régions. C’est ainsi qu’avec un suprême bon sens les Indiens laissaient les choses dans le vague concernant le nombre de leurs dieux. Les récits hindous diffèrent. Certains disent qu’il y a 330.000.000 dieux. Un nombre aussi énorme n’est pas destiné à être un chiffre exact. Il est destiné à suggérer, en fait, l’infinité des dieux, une infinité fondée sur le fait qu’il y a d’infinies expériences possibles d’émerveillement devant les choses. Exactement de la même façon, les anciens auteurs chinois parlent des « dix mille choses », pas pour donner un chiffre précis, mais pour suggérer l’incompréhensible immensité de l’existence.

3. Objections et reponses

La position exposée ci-dessus est simple, mais susceptible de produire beaucoup de scepticisme. Et les sceptiques viendront de presque tous les « camps » établis : rationalistes, empiriques, théologiens, et même païens. Pour tenter de répondre à quelques-unes de leurs plaintes à l’avance, je présente la série suivante d’objections et de réponses, dans le style de St. Thomas d’Aquin.

Objection Un : J’ai dit que la question Pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ? nous permet de « mettre en valeur » la totalité de l’existence et de la regarder avec émerveillement. J’ai dit ensuite que la question Pourquoi cette chose particulière doit-elle exister, et exister de la manière qu’elle est ? nous permet de connaître des objets de ce monde avec émerveillement, et que cet émerveillement devant le pur être des choses est une expérience du divin. Mais devons-nous croire que nos ancêtres se promenaient dans la forêt (ou ailleurs) en regardant les choses et en pensant, quel que soit la langue qui était la leur, « Pourquoi cette chose particulière doit-elle exister, et être de la manière qu’elle est ?

Réponse. Bien sûr que non. En fait, l’une de mes affirmations est que nos ancêtres avaient une capacité naturelle et spontanée à l’émerveillement, une capacité enfantine que nous les modernes (même les enfants modernes) avons en grande partie perdue. Les questions que je présente ici sont des tentatives pour formuler en mots l’attitude mentale tacite nécessaire pour permettre la manifestation de la divinité. Cependant, elles ne sont pas seulement descriptives, mais aussi prescriptives. Pour ceux d’entre nous qui ont perdu la capacité de l’émerveillement spontané, le fait de se poser consciemment ces questions peut être un chemin pour revenir à la mentalité de nos ancêtres.

Objection Deux : Une objection apparentée pourrait être exprimée ainsi : l’attitude mentale consistant à regarder les choses avec émerveillement est une sorte de réalisation de « second ordre » de la conscience. La plupart d’entre nous passent leur journée avec un but purement « terre-à-terre » : c’est-à-dire que nous nous intéressons aux choses elles-mêmes, pas à l’émerveillement devant leur « pur être ». De cela s’ensuivent deux problèmes. D’abord, il va sans dire que plus nous retournons loin en arrière dans le temps, plus le but de nos ancêtres devait être « terre-à-terre », étant donné la dureté de leurs conditions de vie. Ils devaient avoir peu d’occasions pour la « réflexion ». Et de ce problème découle un second : si je suis simplement en train de décrire « l’attitude mentale tacite nécessaire pour permettre la manifestation de la divinité », et si l’émerveillement n’est pas conscient ou délibéré, alors il doit être occasionné par certains événements. En d’autres mots, quelque chose devait « arriver » pour que l’homme se détourne d’un but terre-à-terre et passe à une attitude d’émerveillement. Qu’était-ce donc ?

Réponse : Concernant le premier problème, il se peut que la capacité de se détourner d’un but terre-à-terre pour passer à une attitude d’émerveillement soit ce qui rend les êtres humains uniques dans le royaume animal. A un certain moment de notre évolution, il devint possible de « changer d’attitude » envers le monde. Concernant ce qui occasionna ce saut extraordinaire dans les capacités mentales, je n’ai pas de théorie personnelle à proposer. Manifestement, cela n’a rien à voir avec l’établissement de l’agriculture, ou de la technologie, ou des villes, ou un accroissement du temps de loisir, puisque nous trouvons des expériences du divin dans les cultures d’agriculteurs aussi bien que dans les cultures de chasseurs, dans celles avec de la technologie et dans celles sans technologie, dans celles situées dans des villages et dans celles situées dans des villes. Mais un mot sur le loisir : les modernes tendent à exagérer le degré de « dureté » qui rendait la vie des anciens chaotique et périlleuse, avec peu de temps pour le repos, et encore moins pour la religion. En réalité les anciens, particulièrement dans les cultures de chasseurs-cueilleurs, avaient une formidable quantité de temps pour la réflexion, puisque la chasse implique surtout de s’assoir tranquillement et d’attendre (je tends aussi à penser que loin de nous libérer et de nous fournir plus de loisirs, la technologie a rendu la vie plus compliquée, et pénible). Ainsi, si nous supposons que la capacité de connaître l’émerveillement est apparue à un certain moment, il est raisonnable de supposer qu’il y avait largement assez de « temps libre » pour parvenir à cela.

Quant à la seconde objection – qu’est-ce qui a occasionné l’expérience de l’émerveillement ? –, je pense immédiatement à Vico, qui affirma dans La Science Nouvelle (1730/1744) que la conscience de la divinité commença au premier coup de tonnerre, quand nos ancêtres primitifs coururent se cacher dans leurs cavernes en criant « Jupiter ! » (le premier nom de Dieu). Il y a du vrai dans cette théorie, en dépit de sa naïveté. Comme je l’ai dit plus haut, ce qui nous détourne de l’approche terre-à-terre des choses et nous fait passer à une réflexion sur leur Etre doit être une sorte d’expérience saisissante. Il faut que les choses nous surprennent, nous frustrent, nous dépassent, d’une certaine manière (et cela ne doit pas forcément être un sentiment « négatif » de « dépassement » ou de « surprise »). Dans ma propre expérience, j’ai parfois un sentiment spontané d’émerveillement devant les choses, et très souvent je ne parviens pas à trouver ce qui l’a occasionné.

Objection Trois. Revenons un moment au mégot de cigarette mentionné plus haut. J’ai dit que l’on pouvait tracer un cercle (littéral ou figuratif) autour de n’importe quel objet et finir par s’émerveiller devant son être, même pour un caillou ou un mégot de cigarette. Existe-t-il un dieu des mégots de cigarette ? Y a-t-il des dieux des sacs poubelles, des tasses de café, des camions jouets, et des postes de TV ? Cela semble certainement absurde. Et si ma position nous oblige à déclarer, par besoin de cohérence, qu’il existe de tels dieux, alors cela en représente sûrement une simplification.

Réponse : Heureusement, ma position ne requiert pas cela. Avant tout, ce que j’ai dit avant tient toujours : il est parfaitement possible de s’émerveiller devant la pure existence de mégots de cigarettes et de postes TV. Ce sont des objets fabriqués : des objets créés par les êtres humains. Quand on s’émerveille devant des objets naturels, la racine de l’émerveillement, le sentiment de mystère qui ne peut pas être éliminé, se trouve dans la nature mystérieuse de la source ultime de leur être. Dans le cas des objets fabriqués, il n’y a aucun mystère concernant leur source : ce sont les êtres humains qui les ont créés[11]. Ainsi, quand nous nous émerveillons devant la facticité d’un objet fabriqué, ce dont nous nous émerveillons est l’être de l’homme lui-même, l’archè (ou architecte) de l’objet. L’homme est-il lui-même un dieu ? Bien sûr. Mais il n’y a pas de dieu de ses créations, pas de dieu de la machine[12]. C’est pourquoi l’idée même d’un dieu des mégots de cigarette nous semble immédiatement absurde, alors qu’il ne semble pas absurde du tout de s’émerveiller devant l’être de l’animal capable de créer de telles choses et, en particulier, toutes ces grandes choses comme les jets supersoniques, les symphonies, les ordinateurs, les poèmes épiques, les ponts suspendus, les navettes spatiales et les cathédrales. On pourrait dire que certaines de ces choses – peut-être même l’homme lui-même – sont un cancer pour la planète, mais l’on doit quand même être frappé de stupeur devant ce que l’homme peut accomplir, devant le fait qu’il existe un être possédant des pouvoirs aussi remarquables.

Mais si l’homme est un dieu, il est seulement un dieu parmi un nombre infini. Si les gens semblent aujourd’hui se comporter comme s’ils pensaient que l’homme est le seul dieu, c’est parfaitement explicable. Nous vivons dans un monde où ce sont les objets fabriqués, pas les objets naturels, qui sont les plus disponibles. Nous vivons en contact immédiat avec les mégots de cigarette, les sacs poubelle, les tasses de café, les postes TV, les jets supersoniques, les ordinateurs, les ponts suspendus et les navettes spatiales. Pour la plupart d’entre nous, notre contact avec des choses comme le vent, la pluie, l’océan, les montagnes, et la « nature » en général, se fait à travers des objets. Nos maisons et nos immeubles nous abritent du soleil, du vent, et de la pluie. La plupart d’entre nous, assez remarquablement, ont vu le monde entier : mais seulement à travers des livres de photographies, sur nos postes TV, et sur internet. Nos systèmes de climatisation nous protègent même des saisons : nous sommes agréablement au chaud en hiver et agréablement au frais en été. Certaines personnes vivent près de l’océan, mais très peu vivent de lui. Et leurs habitations les abritent de sa violence (la plupart du temps).

Si les objets fabriqués sont ce avec quoi nous entrons en contact de manière régulière, et si par et au moyen des objets le seul dieu dont nous avons l’intuition est nous-mêmes, est-ce vraiment surprenant que des « ismes » comme « humanisme », « scientisme » et « athéisme » règnent ? Est-ce vraiment surprenant que des gens modernes vivent leurs vies sur la supposition qu’ils sont les êtres les plus élevés de tous, et maîtres de tout ? Coupés du contact direct avec la nature, ils sont coupés de l’expérience de son prodige, qui est l’expérience de l’infinité des dieux. C’est la « fuite des dieux ». Les dieux ne se sont pas exactement enfuis. Nous sommes simplement devenus aveugles à eux, en érigeant un monde fabriqué qui a fait obstruction au monde réel.

Objection Quatre. Maintenant, on pourrait dire que la tentative ci-dessus pour rendre compte de l’expérience du divin constitue un abus de langage. J’ai dit que notre émerveillement devant l’être des choses est une intuition de la divinité. Ainsi, s’émerveiller qu’il existe une chose comme le vent est précisément l’expérience du « Dieu du vent ». Mais, peut dire le critique, ce n’est pas ce que nous avons à l’esprit quand nous pensons à un dieu. J’ai simplement substitué une compréhension entièrement différente de la divinité, qui n’a pas grand-chose à voir avec la compréhension traditionnelle (en tous cas c’est ce que dirait l’objection). Le dieu du vent est une personnalité. En Inde, c’est Vâyu. Il est décrit comme étant blanc, chevauchant un chevreuil, et portant un arc et des flèches. Les mythes impliquent les sentiments, les pensées, les discours et les actions de tels dieux. Bref, les dieux sont supposés être des êtres conscients qui se promènent aux alentours et font des choses.

Réponse : le problème avec cette manière de comprendre les choses est qu’elle confond les symboles avec leurs référents. Le dieu du vent est une personnalité parce que les êtres humains l’ont consciemment et délibérément personnifié. Et séparer le symbole personnifié de son référent est très difficile. Notez que j’ai parlé d’un dieu au masculin. J’aurais peut-être dû utiliser le genre neutre [= dans le texte anglais]. Mais quelque part cela sonne faux. Nous personnifions parce que nous avons besoin de personnifier pour garder le dieu à l’esprit. En fait, cela signifie que nous personnifions afin de garder à l’esprit le vent, pris non pas comme un « phénomène naturel » (comme le prendrait un scientifique) mais comme un noumenon, comme un être provoquant l’émerveillement. La tendance à personnifier est naturelle, et il se pourrait que certaines des manières concrètes par lesquelles nous personnifions soient aussi « construites » dans notre conscience. Les recherches de C.G. Jung et de ses étudiants semblent aussi confirmer cela. Mais il est difficile de savoir où placer la limite. Le fait que Ganesh soit décrit comme ayant la tête d’un éléphant est manifestement entièrement attribuable à l’accident historique qui fit que son symbolisme fut développé en Inde.

Le symbolisme d’un dieu, le sexe d’un dieu (mâle ou femelle), les attributs d’un dieu, et les mythes associés, servent tous à nous parler de la nature d’un certain phénomène pris dans son aspect numineux. Pour illustrer cela, il n’y a pas de meilleur symbolisme que celui de l’hindouisme. L’iconographie hindoue est extrêmement complexe, et chaque élément symbolise un certain pouvoir ou un certain aspect d’un dieu.

Dans toute religion, il y a des niveaux de compréhension. Il y a indubitablement des hindous dont la piété consiste en une confusion permanente entre le symbole et le référent. En d’autres mots, il y a indubitablement des hindous qui pensent que vraiment croire à Vâyu signifie croire qu’il est réellement un être entièrement blanc qui chevauche un chevreuil et porte un arc et des flèches. Nous tendons à supposer qu’une telle compréhension de « bas niveau » ou littérale est une caractéristique des « gens ordinaires », mais que les gens supérieurs (les prêtres, les brahmanes) comprennent mieux. Supposer cela est risqué, cependant. En Occident, par exemple, particulièrement en Amérique, confondre le symbole avec le référent n’est en aucune manière limité aux gens simples. C’est un trait de la croyance de la plupart des chrétiens, quel que soit leur niveau d’éducation. Les athées occidentaux confondent aussi le symbole et le référent, et pour cette raison ils déclarent que la religion est manifestement absurde. Les séminaristes comprennent qu’un symbole est un symbole, mais trouvent très difficile de croire en ce dont il est un symbole. C’est pourquoi ils déclarent que nous pouvons garder la religion, si nous comprenons qu’elle concerne en fait la « communauté religieuse », ou l’instruction morale, ou l’activisme social.

Il y a quelque temps j’ai regardé un documentaire britannique sur l’hindouisme, qui incluait le filmage d’un festival d’une durée d’une semaine en l’honneur d’une déesse (je crois que c’était Saraswati). La célébration impliquait de modeler et de peindre une figure d’argile élaborée de la déesse. Une nouvelle était créée chaque année, et à la fin du festival elle était joyeusement jetée dans le fleuve. Le visiteur britannique demanda à un brahmane si les gens adoraient la statue. Le brahmane sourit et dit qu’il doutait beaucoup qu’un seul des célébrants, même un simple d’esprit, pensait que la statue d’argile était réellement Saraswati. Après tout, ils devaient remarquer que chaque année il y avait une nouvelle statue ! En vérité, c’était ici le journaliste occidental qui était simple d’esprit. En fait, la manière typique dont nous Occidentaux comprenons le polythéisme (ou la religion soi-disant « primitive ») est, pour dire le moins, psychologiquement naïve.

Objection Cinq : En me référant à mon premier essai, « Connaître les dieux », je peux imaginer que quelqu’un critique le présent essai en disant : « Regardez, dans l’autre texte vous commencez par rejeter toute tentative d’expliquer ce que sont les dieux, ou d’expliquer l’expérience des dieux. Adopter un tel point de vue réfléchi, disiez-vous, c’est se distancer immédiatement du phénomène ; nous en couper d’une manière encore plus décisive. Mais dans ce texte vous faites précisément ce que vous dites qu’il ne faut pas faire : vous proposez une explication des dieux en disant que ‘les dieux’ sont ce qui se manifeste quand nous sommes frappés par l’être mystérieux d’un être ».

Réponse : En fait, je n’ai pas du tout expliqué les dieux, ou l’expérience des dieux. Expliquer un phénomène c’est le prendre comme un effet d’une cause quelconque, et ensuite découvrir la cause (par ex. l’explication de l’eau bouillante est qu’elle a été chauffée à la température de 212 degrés Fahrenheit). Mais ce n’est pas ce que j’ai fait. Ce que j’ai donné n’est pas une explication, mais une description phénoménologique. En d’autres mots, j’ai simplement décrit comment le divin « se manifeste » ou nous « apparaît ». J’ai décrit les circonstances dans lesquelles le divin se manifeste, l’attitude d’esprit nécessaire pour que l’homme « remarque » le divin, et comment il répond au divin dès que celui-ci se manifeste. Cela peut ressembler à une simplification excessive de ce que j’ai fait dans l’assez long texte qui précède, mais ça n’en est pas une. C’est simplement que dans ce cas, avec une matière aussi mystérieuse que celle-ci, une description phénoménologique est un peu plus difficile que, disons, celle de la manière dont une boîte aux lettres se manifeste à nous. Si le lecteur revient en arrière et repense à ce qui a été dit, il trouvera que la théorie que j’ai donnée concernant la manière dont le divin se manifeste est en fait très simple. Malheureusement, nous avons été conditionnés à penser au divin d’une manière tellement faussée que passer à la bonne description implique une grande quantité d’explications, d’exemples, de définitions de termes, d’étymologie (comme nous le verrons), et, d’une manière générale, de désapprentissage.

Finalement, Objection Six. C’est peut-être l’objection la plus grave de toutes. Mon discours ne « subjectivise »-t-il pas complètement les dieux ? Ne suis-je pas en train de dire que les dieux sont en quelque sorte des fonctions de la manière dont nous regardons les choses, et que sans nous, il n’y aurait pas de divin ? Toute l’approche phénoménologique néo-kantienne décrite ci-dessus semble suggérer cela très clairement.

Réponse : Je peux certainement comprendre pourquoi quelqu’un pourrait réagir de cette manière – spécialement étant donné mon appel à la phénoménologie, mais en fait l’objection représente une mauvaise compréhension de ma position (ainsi que de la phénoménologie et du kantisme, mais je ne peux pas approfondir ces points ici). Je n’ai rien dit qui approche même de l’idée que « le divin » serait une catégorie mentale subjective et que sans observateurs humains il n’y aurait pas de dieux. Je reconnais volontiers que sans une certaine « structure » cognitive (quoi qu’elle puisse être) nous ne pourrions pas être conscients des dieux, mais cela ne m’oblige pas au subjectivisme. Nous avons besoin d’oreilles pour remarquer les ondes sonores, mais personne ne pense que cela signifie que l’oreille « crée » les ondes sonores[13]. Encore une fois, pour citer ma première formulation, j’ai donné une description phénoménologique de « l’attitude d’esprit nécessaire pour que l’homme ‘remarque’ le divin ». Je n’ai pas dit « crée » le divin, j’ai dit remarque le divin. J’ai parlé de la manifestation du divin, pas de l’invention ou du « postulat » par les humains.

Cependant, quelqu’un pourrait dire ici : « Très bien, mais en-dehors de l’apparition des dieux pour nous, y a-t-il vraiment des dieux ici ? ». Exprimé en langage kantien, cela veut dire : à part l’apparition phénoménale des dieux, les dieux existent-ils par eux-mêmes ? Le mieux que je puisse faire pour répondre à cela est de paraphraser Kant lui-même : même si nous ne pouvons percevoir les choses comme elles sont par elles-mêmes (c.-à.-d. en dehors de la façon dont nous les percevons), nous devons au moins être capables de penser les mêmes objets comme des choses en soi, sinon nous tomberions dans la conséquence absurde de supposer qu’il peut y avoir apparence sans rien qui apparaît[14].

4. Précedents : Usener et Cassirer

La théorie précédente partage certains traits avec les idées de Hermann Usener, telles qu’exposées et développées par Ernst Cassirer. Dans Langage et mythe de Cassirer, celui-ci explique que Usener pensait que le plus ancien (et, dirais-je, le plus pur) stade d’expérience religieuse fut marqué par la « production » de ce qu’il appelait des déités momentanées[15].  Cassirer écrit :

Ces êtres ne personnifient aucune force de la nature, et ne représentent aucun aspect particulier de la vie humaine ; aucun trait ou valeur récurrent n’est conservé en eux et transformé en image mythico-religieuse ; c’est quelque chose de purement instantané, un contenu mental fugitif, émergeant et disparaissant, dont l’objectification et la projection extérieure produit l’image de la « déité momentanée ». Chaque impression que l’homme reçoit, chaque souhait qui naît en lui, chaque espoir qui le trompe, chaque danger qui le menace peut ainsi l’affecter religieusement. Que le sentiment spontané investisse l’objet devant lui, ou sa propre condition personnelle, ou quelque manifestation de puissance qui le surprend, avec un air de sainteté, et le dieu momentané a été connu et créé[16].

Or, comme je l’ai dit, cette théorie a certains traits en commun avec la mienne. Ce qui est vague dans l’exposé d’Usener-Cassirer, c’est qu’il prétend qu’un « sentiment spontané » investit un objet. Et qu’est-ce qu’un « air de sainteté » ? Ma propre théorie tente d’expliquer la manière spécifique dont un objet (ou une circonstance) pourrait être perçu d’une manière tellement inhabituelle qu’il pourrait produire en nous l’intuition d’un dieu. En d’autres mots, je tente de décrire spécifiquement ce que cela signifie de considérer une chose comme sainte.

De plus, je soutiens que si l’expérience de la « déité momentanée » n’est pas immédiatement celle d’un dieu personnifié, elle peut le devenir plus tard (sur ce point, je ne crois pas que Usener-Cassirer seraient d’un autre avis). Cassirer poursuit : « Usener a montré par des exemples de la littérature grecque combien ce sentiment religieux primitif était réel même chez les Grecs de la période classique, et combien il les motivait sans cesse »[17]. Et ensuite il cite Usener :

En raison de cette vivacité et de cette capacité de réaction de leur sentiment religieux, toute idée ou objet qui commande pendant un instant leur intérêt sans partage peut être élevé à un statut divin : Raison et Compréhension, Richesse, Chance, Apogée, Vin, Fête, ou le corps de la Bien-aimée. … Tout ce qui nous arrive soudainement comme un envoi du ciel, tout ce qui nous réjouit ou nous peine ou nous opprime, apparaît à la conscience religieuse comme un être divin. Aussi loin en arrière que nous pouvons rechercher chez les Grecs, ils subsument de telles expériences sous le nom générique de daimon.[18]

D’après Usener, après le stade des « dieux momentanés » vient le stade des « dieux particuliers ». Bien qu’Usener semble avoir ici à l’esprit, étroitement, des déités associées aux activités humaines (voir la note #12 à la page 35). Cependant, telles que rapportées par Cassirer, les idées d’Usener sont stimulantes, et recoupent les miennes :

Chaque département de l’activité humaine donne naissance à une déité particulière qui le représente. Ces déités aussi, qu’Usener appelle des « dieux particuliers » (Sondergötter), n’ont pas encore de fonction et de signification générales ; elles n’imprègnent pas l’existence dans toute sa profondeur et toute son ampleur, mais sont limitées à une simple section de celle-ci, un département étroitement circonscrit. Mais dans leurs sphères respectives elles ont atteint la permanence et un caractère déterminé, et avec cela une certaine généralité. Le dieu patron du hersage, par exemple, le dieu Occator, ne règne pas seulement sur le hersage d’une année, ou la culture d’un champ particulier, mais est aussi le dieu du hersage en général, qui est invoqué chaque année par toute la communauté comme son aide et protecteur pour la récurrence de cette pratique agricole. Il représente donc une activité rustique particulière et peut-être humble, mais il la représente dans sa généralité. [19]

Se basant sur l’œuvre d’Usener, Cassirer va jusqu’à affirmer dans Langage et mythe que le langage apparut essentiellement comme un moyen de fixer dans l’esprit ces déités momentanées (souvenez-vous qu’il les caractérise comme un « contenu mental fugitif, émergeant et disparaissant »). Ainsi sont nés des mots utilisés pour communiquer et retenir ces expériences (sur ce point, il y a un intéressant parallèle entre le lien fait par Cassirer entre « déités » et mots, et le lien, décrit plus loin, que je fais entre déités et Formes platoniques ; voir Section 6 plus loin). Les « dieux particuliers » sont des déités investies de noms particuliers. Finalement, ces noms se séparent de la divinité et restent seuls comme des « termes » désignant l’activité gouvernée par la divinité d’origine (ainsi, si dans une certaine langue le Mot X signifie « hersage », X peut avoir été à l’origine le nom approprié du dieu de cette activité).

Usener donne une multitude d’exemples de dieux « particuliers » et « fonctionnels », dont un grand nombre est tiré de l’ancienne religion romaine. La plus grande réalisation religieuse, d’après Usener, est le développement de « dieux personnels ». Cassirer écrit : « Les nombreux noms divins qui désignaient à l’origine un nombre équivalent de dieux particuliers fortement distingués fusionnent maintenant en une seule personnalité, qui est ainsi apparue ; ils deviennent les diverses appellations de cet Etre, exprimant des aspects divers de sa nature, de son pouvoir, et de sa portée » [20]. Il n’est pas très difficile de discerner un préjugé judéo-chrétien dans une telle théorie, qui interprète le monothéisme non seulement comme le telos de tout développement religieux, mais aussi comme son point culminant.

En vérité, il est possible, comme je l’ai suggéré précédemment, d’être à la fois monothéiste et polythéiste. Nous pouvons certainement regarder le monde comme l’expression d’une multiplicité de dieux individuels. Si nous voyons ces divinités comme étant, en un sens, des « régions de l’être », nous pouvons aussi les voir comme des manifestations ou des expressions différentes d’une unité sous-jacente. Ce sont simplement deux manières de voir la même chose. Il n’y a pas de contradiction à dire que le vrai Dieu est Brahman, et à dire simultanément qu’il y a 330.000.000 dieux. La plupart des religions ont totalisé l’une ou l’autre de ces approches, et la tendance historique, semble-t-il, va du polythéisme au monothéisme, et non l’inverse. La raison de cela est une question que je ne peux pas traiter ici[21].

5. Le langage du Divin

Si nous regardons l’étymologie des mots que nous utilisons pour parler du divin et y réfléchir, nous trouverons un autre appui à ma position. C’est important, car au plus profond de nous se trouve l’idée que le mot « dieu » doit simplement signifier un super-être personnel (en fait, je pense que c’est là-dessus que la première objection est fondée – celle disant que je ne parle pas du tout de ce que les gens ont voulu dire par « dieux »).

Le terme proto-indo-européen reconstruit pour divinité est *deiwos, et voici quelques-unes de ses formes :

Vieil-irlandais dîa

Vieux gallois duiu-tit

Latin deus

Vieux norrois Týr (pl. tívar, « dieux »)

Vieil-anglais Tîw

Vieux haut-allemand Zîo

Lithuanien dievas

Letton dìevs

Avestique daéva

Vieil-indien devá

Une source dit de *deiwos : « A l’origine un dérivatif thématique de *dyeu- ‘ciel, jour, soleil (dieu)’ signifiant lumineux, dieu (en général) »[22].

Or, si *deiwos ou Dieu signifie quelque chose comme « lumineux », il y a au moins deux ou trois manières très différentes pour expliquer cela. Puisque le mot est dérivé de *dyeu-, « ciel, jour, soleil », on suppose généralement que les dieux indo-européens originels (ou du moins l’échelon supérieur des dieux, par ex. les Aesir nordiques) sont des dieux du ciel. Ce phénomène consistant à rechercher la divinité dans les cieux n’est pas limité aux Indo-Européens, comme nous le savons tous depuis le catéchisme. Mais je me demande s’il n’y aurait pas un sens plus profond à l’idée que Dieu serait « le lumineux ». Comme je l’ai exposé ci-dessus, quand nous parvenons à la conscience de l’être merveilleux des choses individuelles, c’est comme si elles étaient soudain « éclairées ». Et je ne dis pas seulement cela au sens figuré. Très souvent l’expérience semble être littéralement un moment où les choses brillent d’une lumière nouvelle. Les descriptions d’expériences mystiques abondent de ce genre de langage. Nous disons que nous sommes « illuminés », ainsi que les choses. Pour revenir à un exemple précédent, quand je m’émerveille que des choses comme mon chat puissent exister, mon chat est « éclairé » pour moi d’une manière nouvelle, et la lumière qui rayonne à travers mon chat est la divinité, la divinité lumineuse.

Il est tout naturel que nos ancêtres aient associé l’expérience physique de l’impressionnant éclat du soleil à l’expérience psychique de l’impressionnante lumière de l’Etre rayonnant à travers les êtres. Ainsi, *deiwos signifiant « lumineux » est en fait une abstraction dérivée de tout ce qui est *dyeu-, ou de tout ce qui « brille », le « ciel », le « jour » et le « soleil » étant des exemples de brillance.

Si nous regardons en-dehors de la tradition indo-européenne, nous trouvons chez les Chinois ce qui semble être une conception similaire. Les plus anciens termes chinois pour désigner la divinité remontent à la Dynastie Tchang (vers 1751-1028 av. J.C.). Le dieu suprême est conçu comme céleste. Assez curieusement, il est appelé Ti (qui signifie simplement Seigneur) ou Tchang Ti (Seigneur d’en Haut) [23]. D’après Mircea Eliade, « Ti commande les rythmes cosmiques et les phénomènes naturels (pluie, vent, sécheresse, etc.) ; il accorde au roi la victoire et assure l’abondance des récoltes ou, au contraire, apporte les désastres et envoie les maladies et la mort » [24]. Il y a d’autres dieux (et les Chinois vénéraient aussi leurs ancêtres), mais ceux-ci sont subordonnés à Ti. Mais à la différence de Tyr dans la tradition germanique, Ti demeure quelque peu éloigné de la vie des croyants ordinaires, et devint finalement, en fait, un deus otiosus. Il serait fascinant de retracer l’étymologie de « Ti », mais je ne connais pas du tout le chinois, et je n’ai pas trouvé beaucoup de sources en anglais qui traitent de ce sujet.

Pour revenir aux Indo-Européens, examinons quelques autres termes désignant le divin. Dans un article originellement publié dans Rúna, Edred Thorsson analyse les termes germaniques désignant « le sacré » [25]. En proto-germanique, ce sont *wîhaz et *hailagaz, en vieil-anglais wîh et hâlig, en vieux haut-allemand wîh et heilig, en gothique weihs et hailags, en vieux norrois et heilagr. L’allemand moderne conserve les deux termes, dans weihen (consacrer) et heilig. L’anglais moderne conserve seulement le second, dans « holy ».

Comme Thorsson le remarque, *wîhaz dérive de la racine proto-indo-européenne *vîk, qui signifie « séparer ». L’idée de séparation implique un contexte religieux ou rituel. De *vîk vient le latin victima, animal sacrificiel[26]. Ainsi, ce qui dérive de *vîk signifie quelque chose de « séparé d’une manière ou d’une autre du quotidien » [27]. Le *wîhaz est ce qui a été  extrait, en quelque sorte, de ce qui est à portée de la main, et investi d’une signification d’un genre très particulier.

Ce que Thorsson ne mentionne pas, toutefois, c’est que *vîk (parfois écrit *wîk) peut aussi signifier « apparaître », aussi bien que séparer (ou « consacrer »). Nous avons ainsi le vieil-anglais wîg ~ wîh ~ wêoh, « image, idole ». Le lithuanien į-vŷkti, signifiant « arriver, survenir ; devenir vrai, s’accomplir », semble originellement avoir signifié « venir à la vue » [28]. Le grec eikōn, signifiant « image, apparence », vient de la même racine. Platon oppose l’eikon à l’eidos, la Forme (voir Section 6 plus loin). Mais comment la même forme linguistique peut-elle signifier « séparer », « consacrer », et « apparaître » simultanément ? La réponse est qu’une chose apparaît d’elle-même seulement quand elle est séparée. Toute apparition implique une opposition entre la « figure » et le « fond ». Pour apparaître, un objet doit être d’une manière ou d’une autre « distingué » de son arrière-plan. Les objets « sacrés » sont des objets qui ont été séparés de l’espace profane (c.-à.d. placés à part des activités et des objets ordinaires) et du temps profane (c.-à.d. liés à ce qui est éternel).

Thorsson donne les significations suivantes pour la racine germanique *wîh- :

1. « un site pour l’activité cultuelle, un terrain sacré »

2. « un tumulus [funéraire] »

3. « un site où siège le tribunal »

4. « une idole, ou une image divine »

5. « un étendard ou un drapeau »[29]

Ce qu’elles ont toutes en commun, c’est qu’elles sont ordinairement « banales » : un morceau de terrain, un monticule de terre, une clairière, un morceau de bois gravé, un morceau de tissu. Mais elles peuvent toutes être regardées d’une manière spéciale et investies, par association, d’une signification (de quelque chose comme ce que les anthropologues appellent le « mana »)[30]. Quand la banalité des choses est niée de cette façon, elles sont rendues « sacrées », et ensuite naît une séparation dans le monde entre ce qui est sacré et ce qui est profane[31]. Ainsi que l’explique Thorsson, en vieux norrois il y a même un verbe qui désigne l’action d’extraire des objets du domaine du profane et de les rendre sacrés : wîhian. De ce qui est *wîh- vient l’un des plus importants noms nordiques pour la divinité : Vé, qui est l’un des trois frères divins décrits dans la cosmogonie nordique, Odin, Vili, et Vé. Le terme veár, venant de Vé, est aussi utilisé pour désigner les « dieux » pluriels en général[32].

Quant à la racine proto-germanique *hail-, une analyse des mots qui en dérivent dans les diverses langues germaniques indique la série de significations suivante :

1. « sacré »

2. « entier, sain » (par ex., anglais « hale and hearty »)

3. « santé, bonheur » (par ex., anglais « health »)

4. « chance, bonne augure »

5. « guérir » (par ex., anglais « heal »)

6. « saluer » (par ex., anglais « hail ! » et allemand « heil ! »)

7. « observer les signes et les augures »

8. « invoquer les esprits, enchanter »[33]

Thorsson écrit que *hail- « est ce qui participe de la qualité numineuse qui est bénie et entière, et qui évoque le sentiment d’‘entièreté’ ou  d’‘unité’ dans le sujet religieux »[34].

Essentiellement, *hail- implique la participation du sujet humain au divin, alors que *wîh- désigne la présence divine elle-même. L’homme qui est « entier, sain » est l’homme qui est imprégné d’un état de justesse ou d’harmonie qui est considéré comme associé à l’être divin. Ceci est très proche du sens grec originel d’eudaimonia (assez mal rendu, dans les traductions d’Aristote, par « bonheur »), qui signifie littéralement quelque chose comme « bien pourvu en daimon » [35]. La « chance » est la faveur divine résidant dans un homme. « Guérir » signifie restaurer dans le corps ou l’esprit cette « justesse » d’orientation divine. Aujourd’hui, il est très rare d’entendre quelqu’un saluer en disant « hail ! » et on n’a jamais entendu (après la Seconde Guerre mondiale) de « heil ! ». Quand les gens se saluaient ainsi, saluaient-ils ou reconnaissaient-ils le divin dans l’autre personne ? Bref, « hail ! » était-il similaire au salut indien (toujours en usage aujourd’hui) namastē ?[36]. L’observation de signes et d’augures signifie être attentif à la manifestation du divin dans la vie quotidienne. Finalement, « enchanter » signifie placer quelqu’un sous l’influence d’un pouvoir divin.

Finalement, nous tournant vers le grec classique, on peut mentionner que le mot grec pour piété ou religion, eusebeia, vient du verbe sebein, signifiant « reculer devant quelque chose, par crainte respectueuse ».

6. Platon : Eidos vs. Theos

L’analyse précédente de l’expérience du divin jette une lumière spéciale sur la philosophie grecque, en particulier sur la relation entre la « doctrine des Formes » de Platon et la religion indo-européenne traditionnelle. Examiner ce lien semble aussi apporter un appui supplémentaire à la plausibilité de mon analyse. En fait, les lecteurs ont peut-être remarqué quelque chose de vaguement « platonique » dans ma description de l’expérience humaine de la divinité. J’affirme en effet que la philosophie de Platon a constitué une transformation de l’expérience religieuse grecque. Si j’ai raison, alors nous pourrions apprendre beaucoup de choses sur la nature de cette expérience en lisant Platon.

Je suis sûr que mes lecteurs ont une certaine connaissance des Formes de Platon. Platon pensait que le monde de l’expérience est, en un sens, irréel, et que ce qui est vraiment réel (ou, pourrait-on dire, ce qui est vraiment) ce sont les « Formes » ou les « natures » que les choses expriment. Ces formes sont non-physiques et, à la différence des individus qui les illustrent, elles durent. Le mot grec traduit par « Forme » est eidos (pluriel : eidē), et c’est pourquoi, un peu moins souvent, le terme est traduit par « idée » [37]. Mais la signification littérale d’eidos est « apparence ». L’eidos est l’« apparence » d’une chose. En allemand, le même concept est rendu par Schein, qui est bien sûr apparenté à l’anglais « shine ».

A première vue, il semble y avoir eu une complète transformation dans le sens de l’eidos grec. Ce qui signifiait originellement l’« apparence » d’une chose finit par signifier, chez Platon, sa nature intelligible, qui se manifeste non pas aux yeux mais à l’esprit. Mais après un examen plus attentif, un lien subtil entre les deux se révèle. Examinons d’abord comment Platon décrit la manière dont nous devenons conscients des Formes. Un exemple classique peut être trouvé dans le Symposium (210e). Dans un « flashback », Socrate se souvient de la manière dont il fut instruit de la nature du beau par la sage Diotime. Elle décrit une « échelle de beauté », et dit à Socrate qu’il parviendra à la conscience de la Beauté elle-même (la Forme de la Beauté) en examinant différentes choses considérées comme « belles » :

Tu vois, l’homme qui a été ainsi guidé loin dans les questions de l’Amour, qui a regardé les belles choses dans le bon ordre et correctement, parvient maintenant au but de l’Amour : d’un seul coup il apercevra quelque chose de merveilleusement beau dans sa nature [le « Beau lui-même »] ; cela, Socrate, est la raison de tous ses travaux précédents[38].

Un second exemple moins familier survient dans le dialogue ultérieur, le Parménide. Ici, Socrate, décrit comme un jeune homme, converse avec un autre de ses premiers maîtres, le philosophe Parménide. Au paragraphe 132a, son aîné met à l’épreuve la théorie des Formes (alors dans sa forme la plus précoce et la plus brute) de Socrate :

Je suppose que tu penses que chaque forme est une pour la raison suivante : dès qu’un certain nombre de choses te semble grand, peut-être semble-t-il y avoir quelque caractère commun, le même que tu vois à travers toutes, et de cela tu conclus que le tout est un. [39]

Ces deux descriptions phénoménologiques de la manière dont les Formes se manifestent à nous les décrivent comme apparaissant au penseur alors qu’il contemple les objets sensibles. Sans doute, ce n’est pas comme si la Forme surgit des choses et se présente comme un objet sensible séparé. On pourrait dire qu’elle apparait à l’« intellect », mais cela simplifie trop les choses. Ce qui semble se produire dans notre venue-à-la-conscience des Formes, c’est que les sens et l’intellect coopèrent d’une manière particulière et ineffable. Il semble y avoir une transformation littérale de l’expérience sensible quand la Forme « apparaît ». Nous voyons toujours la même chose sensible, mais nous en voyons maintenant une nouvelle dimension. Ce que je dis, c’est que si je parviens à la conscience de la « chatitude » en regardant mon chat, il semble juste de dire que l’« apparence » littérale du chat ne change pas – mais, dans un autre sens, l’apparence change vraiment. Je vois maintenant l’aspect atemporel du chat (sa nature, sa « chatitude ») à travers lui, et l’expérience sensible donne le sentiment qu’il a été transformé. Il est important de noter que le verbe eidenai (savoir), qui est apparenté à eidos, signifiait originellement « voir » ou « avoir un aperçu de ».

Je pense que c’est pour cette raison que Parménide semble forcer Socrate, dans la dernière partie du dialogue, à dépasser une conception où les Formes sont des choses « séparées » des choses sensibles, et à envisager l’idée que le sensible est précisément la Forme considérée dans son aspect immuable[40]. Dans les dialogues antérieurs, les choses sensibles sont traitées comme des « images » ou des « apparences » des Formes. Ceci est métaphorique, et n’est pas destiné à être pris à la lettre. Voir une peinture de quelqu’un que j’ai vu en personne est très différent de voir une peinture de quelqu’un que je n’ai jamais rencontré. Dans le premier cas, il y a une dimension additionnelle à l’expérience. Je vois la personne réelle dans, ou à travers la peinture. De la même manière, pour Platon, nous voyons la vraie nature d’une chose (par ex. la « chatitude ») rayonner à travers les choses individuelles (c.-à.-d. les chats).

Or, la même idée semble être exprimée, sous une forme plus sophistiquée, dans la dernière partie du Parménide, dans la série particulière des « déductions » qui y sont présentées. Les choses sensibles sont considérées comme des « apparences » des Formes. Le mot grec traduit par « apparences » est phainomena, qui n’a pas le sens de « simple apparence » ou d’« aspect » que notre mot « apparence » possède habituellement. Dans Etre et Temps, Heidegger tente de retrouver le sens grec originaire de phainomenon, qui survit dans notre langue, bien sûr, dans le mot « phénomène ». Heidegger écrit que phainomenon signifie ce qui se montre, le manifeste. … Ce qui se montre en soi-même, le manifeste. De même, les phainomena ou ‘phénomènes’ sont la totalité de ce qui se trouve dévoilé ou qui peut être dévoilé – ce que les Grecs identifiaient parfois simplement aux ta onta (êtres) »[41]. Heidegger continue en distinguant le « phénomène » de l’« apparence ». Par apparence, il veut dire quelque chose comme « image ». Une apparence peut être une illusion, une hallucination, ou une représentation, comme une peinture. Celles-ci ne sont aucunement des phenomena, au sens grec d’origine. Un phénomène n’est pas une image de quelque chose (et surtout pas une  « apparence » trompeuse), c’est la chose qui se montre elle-même. Même notre mot « apparence » peut signifier cela. Si quelqu’un me dit que la Reine a « fait une apparition » en Ecosse, je n’en déduis pas que quelqu’un a vu une image d’elle à cet endroit. J’en déduis qu’elle s’y est montrée en personne » [42].

Or je pense qu’on peut facilement voir qu’il y a un parallèle entre la façon dont j’ai décrit l’expérience des dieux, et la façon dont Platon décrit l’expérience des Formes. Les dieux tout comme les Formes sont des phénomènes : ils rayonnent eux-mêmes à partir des choses, dans notre expérience. Quand la « chatitude » rayonne du chat, d’une certaine manière c’est comme si quelque chose d’autre rayonnait du chat, et d’une autre manière ça ne l’est pas. Il est clair qu’en voyant la « chatitude » du chat nous avons dans un certain sens « vu au-delà » de ce chat particulier, mais d’une autre manière nous avons vu ce qui est fondamental en ce qui concerne ce chat[43]. Les deux choses sont vraies, et illustrent l’aspect dual des Formes qui sont simultanément transcendantes et immanentes. Voir la divinité dans le chat, comme j’en ai décrit l’expérience, est pratiquement identique à cela. Dans une attitude d’émerveillement, frappant par le fait que des êtres comme les chats puissent simplement exister, un aspect jusqu’alors caché du chat se manifeste à nous : l’être miraculeux du chat. Et simultanément, nous avons le sentiment que cet émerveillement a émergé d’une source également miraculeuse, ce que j’ai appelé l’archè. La « divinité » du chat, comme je l’ai dit plus haut, est à la fois le chat lui-même, et quelque chose d’autre qui transcende ce chat particulier.

Dans la fameuse « allégorie de la caverne » de la République, la montée de l’ignorance à la sagesse est figurée par la montée depuis une caverne jusqu’à la lumière du jour, où la vraie nature des choses est « illuminée » (cf. 516a–b). Dans le Parménide, le jeune Socrate utilise une comparaison pour expliquer la relation des choses sensibles avec leur Forme. La Forme, dit-il, est « comme une journée unique. Ce qui est dans de nombreux lieux en même temps et qui n’est absolument pas séparé de soi-même. S’il en est ainsi, chacune des formes pourrait être, en même temps, unique dans tout » (131b)[44].

En dépit des similarités, il y a en fait une énorme différence entre la conscience de la divinité et la conscience des Formes de Platon. Ce qui a été banni de l’exposé de Platon, c’est l’émerveillement et le mystère. La divinité du chat qui rayonne en lui n’est plus la divinité, c’est simplement la « nature intelligible » de la chose. Le sens dans lequel la conscience de l’eidos, l’« apparence » de la chose, englobe le sensible et l’intellectuel, le sens dans lequel la conscience de l’eidos transforme la véritable expérience sensuelle de la chose, a été en grande partie perdu. Sans doute cet eidos est-il encore « surnaturel », « au-dessus » de la nature, et en-dehors de l’espace et du temps. Mais il est traité comme un modèle ou paradeigma (voir Parménide, 132d) et il est vu sous l’angle des mathématiques. Sous l’influence du pythagorisme, Platon développa un enseignement secret complet qui est seulement discrètement évoqué dans les dialogues, impliquant une conception mathématique de la réalité, issue de deux « principes » ultimes, le « Un » et la « Dyade indéfinie »[45]. Le projet de Platon et de ses étudiants était alors de comprendre les Formes en accord avec ce système mathématique. Les Formes peuvent être « mystérieuses » en étant tout à fait différentes des objets sensibles banals, mais elles sont en relation avec ces choses de la même façon qu’un plan est en relation avec une maison, et il n’y a rien d’intrinsèquement mystérieux (et encore moins de religieux) là-dedans[46].

Ma thèse est que Platon reprend l’expérience du divin, ainsi que le concept de divinité, et les remanie sous une forme philosophique et même « scientifique ». L’expérience religieuse ou mystique devient l’« idée » philosophique ou scientifique, et les dieux deviennent des « Formes » ou des modèles dans la nature. Platon développe cette approche en utilisant la philosophie mathématique des pythagoriciens, tout en conservant certains aspects « mystiques » du pythagorisme (en particulier la doctrine de la réincarnation ; voir le Phédon). Platon rend possible pour un homme d’être religieux et de prendre grand soin de son âme, tout en ne croyant pas aux « dieux »[47]. Le christianisme, comme l’a dit Nietzsche, a peut-être été du platonisme pour le peuple, mais le platonisme lui-même était du polythéisme pour les athées. Et même si la doctrine de la réincarnation dans le Phédon est défendue pour des raisons pratiques (voir le Phédon, 114d–e), le platonisme est du mysticisme sans mystère[48].

Platon est ouvert aux descriptions métaphoriques de l’Etre des choses, mais tout ce qui ressemble au genre d’iconographie religieuse exposé antérieurement est rejeté entièrement. Une telle imagerie, comme je l’ai dit, aide à fixer dans l’esprit et à contempler le mystère et le miracle des choses. Mais le but de Platon est la compréhension : c’est-à-dire l’analyse des êtres. Ainsi, en dépit de sa reconnaissance du statut surnaturel de l’Etre des êtres, ses Formes sont des « banalisations » de l’être. Avec Aristote, la banalisation est poussée encore plus loin. Aristote déclare que toute philosophie « commence dans l’émerveillement », mais que la philosophie a pour tâche la suppression ou l’annulation de l’émerveillement au moyen de l’explication scientifique. Il reprend la doctrine des Formes mais la modifie, et oppose la Forme à la « matière » (une opposition que Platon n’emploie pas réellement). Toute la réalité est conçue par Aristote sur le modèle des objets de fabrication humaine : la combinaison d’une matière quelconque et d’un plan ou d’un modèle.

Maintenant, on pourrait objecter que j’ai été déloyal envers Platon en affirmant qu’il veut prendre le surnaturel qui rayonne à travers les choses et le dénuer de prodige et de mystère. Après tout, Platon ne suggère-t-il pas très clairement (et très fameusement dans la République) que nous ne pouvons jamais connaître les Formes telles qu’elles sont en elles-mêmes, qu’elles transcendent toujours nos pouvoirs de les comprendre ?[49]. Cela est vrai, mais cette doctrine n’est pas présentée comme une occasion d’émerveillement, ou de nous ramener à la religion, mais comme un idéal régulateur à la Kant, comme dans les Idées de la Raison. Si la pure ou totale connaissance des formes est impossible, le but de la connaissance totale est un but que nous approchons par une asymptote. Connaître les Formes devient ainsi une tâche infinie, et motive nos enquêtes (scientifiques) sur la nature des choses.

7. Conclusion

Un problème important demeure. Comment exactement pouvons-nous retrouver la capacité de faire se manifester le divin, d’invoquer les dieux ? Pour revenir au commencement, il semble que nos ancêtres faisaient cela sans effort, mais que ce pouvoir se soit atrophié en nous. La raison de cela est le sujet principal de « Connaître les dieux ». Mais que pouvons-nous faire dans notre situation ?

Dans « Connaître les dieux », j’ai fait quelques suggestions concrètes, qui revenaient essentiellement à dire « revenez à la nature, débarrassez-vous de tous vos gadgets, et ne faites pas confiance à la science moderne ». Certains lecteurs ont trouvé cela peu satisfaisant – et l’auteur aussi, pourrais-je ajouter. Ce n’était pas grand-chose, mais cela me semblait être, incontestablement, une bonne manière de commencer (un lecteur m’accusa d’hypocrisie, puisque je vis dans un appartement et que j’écris des articles sur un ordinateur ! A cela, je plaide : no lo contendere). Je m’en tiens à ces suggestions, et finalement j’ai l’intention de les suivre moi-même. Cependant, je pense que je peux maintenant offrir davantage.

Le lecteur aura peut-être remarqué que l’expérience du divin décrite ici attribue à l’homme antique quelque chose qui ressemble beaucoup à la capacité d’un enfant à l’émerveillement. Il n’y a là rien de nouveau, mais dans le passé l’« émerveillement enfantin » de l’homme antique était considéré comme une marque de sa nature « primitive ». Il est cependant impossible de retrouver la capacité de répondre à la divinité du monde sans réveiller cette capacité à l’émerveillement.

En discutant ce sujet, je me rappelle de trois textes. Je vais surprendre mes lecteurs d’abord en citant le Nouveau Testament (Mathieu, chapitre 18, verset 3) : « En vérité, je vous le dis, si vous ne redevenez pas comme des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux ». Le second texte pourrait bien être considéré par certains comme l’antithèse du premier : il vient de du livre de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Dans « Sur les trois métamorphoses », Zarathoustra nous raconte « comment l’esprit devient un chameau ; et le chameau, un lion ; et le lion, finalement, un enfant » [50]. En tant que chameau, l’esprit est une bête de somme, chargée de « Tu feras ». Dans « Dans le désert solitaire » (un lieu de transformation spirituelle, comme le savaient Moïse, Jésus et Mahomet), l’esprit rejette les « Tu feras » et devient un lion. Mais le lion est purement réactif : il frappe les « Tu feras » et passe sa vie à se révolter contre eux. Il ne peut pas créer de nouvelles valeurs. Cela doit être laissé à la troisième métamorphose, l’enfant. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement, un jeu, une roue se mouvant elle-même, un premier mouvement, un ‘Oui’ sacré » [51].

Le troisième texte est rarement cité, sinon jamais. Il vient d’une merveilleuse lettre que D.H. Lawrence écrivit de Cornouailles à Bertrand Russel, le 19 février 1916. Lawrence écrit :

Il faut être un hors-la-loi ces jours-ci, pas un enseignant ou un prédicateur. Il faut se retirer du troupeau et ensuite lui envoyer des bombes. … Coupez-la – coupez votre volonté et laissez votre vieux Moi derrière. Même vos mathématiques ne sont que vérité morte : et aussi finement que vous hachez la viande morte, vous ne la ramènerez pas à la vie. Cessez complètement de travailler et d’écrire et devenez une créature au lieu d’être un instrument mécanique. Purifiez-vous de toute discipline sociale. Pour votre fierté même devenez un simple rien, une taupe, une créature qui sent les choses à sa manière et ne pense pas. Pour l’amour du ciel soyez un bébé, et plus un savant. Ne faites plus rien – mais pour l’amour du ciel commencez à être – commencez par le commencement et soyez un bébé parfait : au nom du courage. [52]

Quelqu’un pourrait dire qu’il est facile pour un enfant de connaître l’émerveillement, puisque le monde est tout nouveau pour lui. Mais dès que l’on s’est habitué au monde, il est naturel que l’émerveillement cesse, et même que le cynisme et la lassitude s’installent. Nous devons rejeter cela. L’émerveillement de l’enfant ne cesse pas simplement parce que les choses lui deviennent familières, mais parce que les adultes autour de lui piétinent avec joie son émerveillement, en lui « expliquant » tout d’une manière réductrice sous la forme d’un « Oh, X ? Pourquoi, stupide garçon, c’est seulement Y » (voir mes commentaires précédents sur la science et la pornographie).

Retrouver l’émerveillement implique un changement dans le sujet. Aucun changement dans l’objet n’est requis. Il y a essentiellement deux « chemins » qu’on peut suivre pour rechercher le changement, et ils correspondent à la vieille distinction taoïste entre alchimie « interne » et « externe » (ou neidan et waidan, respectivement). (Je me hâte d’ajouter que les deux chemins ne sont pas mutuellement exclusifs et peuvent, et doivent, se confondre.)

L’alchimie externe, pour les taoïstes, impliquait l’usage d’élixirs spécialement préparés et conçus pour produire une transformation dans le sujet (par ex. le rendre immortel). Ce dont nous avons besoin, c’est d’un élixir qui modifierait notre conscience du monde et rendrait tout, y compris ce qui nous apparaissait complètement banal, nouveau et merveilleux. Un tel élixir rendrait le profane sacré. Je fais allusion, bien sûr, aux drogues psychédéliques, qui sont un adjuvant utile au réveil spirituel, si elles sont utilisées sagement et avec le plus grand sérieux. J’utilise la phrase « réveil spirituel » parce qu’il faut toujours garder à l’esprit que nous ne tentons pas d’acquérir quelque nouvelle aptitude, mais de réveiller une aptitude qui a été en sommeil.

Ce qui suit est une analogie intéressante, qui peut nous aider à mieux comprendre notre situation, et ce qui est requis pour nous. Dans les années 1880 et 90 les chemins de fer étaient en train d’être posés d’une côte à l’autre, à travers les grandes plaines de l’Amérique. Deux obstacles se présentaient : les bisons, et les Indiens qui les chassaient. En envoyant des hommes pour massacrer les bisons, le gouvernement et l’industrie faisaient d’une pierre deux coups. Avec la disparition des bisons, les Indiens des plaines furent privés de leur principale source de nourriture, et obligés de vivre dans des réserves gouvernementales. Mais pour les Indiens, la perte du bison signifiait bien plus que la perte de leur source de nourriture. Le bison était la figure centrale dans leur religion. Leur mythologie était basée sur la relation entre les hommes et les bisons, qui (croyait-on) s’offraient eux-mêmes pour être chassés et mangés. Le résultat dévastateur du massacre massif des bisons, par conséquent, fut la destruction de la religion des Indiens des plaines en quelques brèves années. La réponse à ce désastre, cependant, survint rapidement sous la forme de petits boutons comestibles qui vinrent du Mexique et parvinrent jusqu’aux Indiens. Les Indiens des plaines commencèrent à consommer du peyotl. Avec des rituels d’une grande solennité, ils se réunissaient dans des loges pour consommer le peyotl, recherchant en eux-mêmes de nouveaux mythes pour remplir le vide créé par la destruction du culte du bison par l’homme blanc. Ironiquement, c’est à peu près dans la même situation que l’homme blanc se trouve aujourd’hui[53]. Et consommer du peyotl (ou quelque chose dans le genre-là) pourrait aussi faire partie de la réponse pour nous.

Les drogues psychédéliques provoquent l’émerveillement d’une manière immédiate et  spectaculaire. Elles ne produisent pas des « hallucinations » ; elles ouvrent un canal par lequel nous pouvons voir le monde d’une manière entièrement différente. Mais faire de telles expériences de drogues au hasard est un sacrilège et peut se retourner contre l’utilisateur. Utilisées de manière appropriée, les drogues elles-mêmes peuvent produire une transformation personnelle immédiate et durable (comme les cas d’alcooliques qui furent guéris spontanément et complètement, après une seule dose de LSD). Cependant, je pense qu’elles sont largement sans valeur si l’on ne peut pas retenir ce que l’on a appris pendant le « trip », et traduire cela en une nouvelle manière de regarder les choses et, en général, d’être dans sa vie quotidienne.

Quant à cette vie quotidienne – par laquelle je veux surtout dire les longs intervalles entre les expériences psychédéliques – c’est là que l’« alchimie interne » a lieu. L’alchimie interne comprend toutes les activités dans lesquelles le moi s’engage (sans besoin d’élixirs) et qui ont pour but la transformation de la conscience. Lire cet article est un acte d’alchimie interne pour vous, tout autant que l’écrire l’a été pour moi. L’étude de soi, où l’illumination est le but, est de l’alchimie interne. Le yoga, avec là aussi pour but la transformation de la conscience, est de l’alchimie interne. Les chemins initiatiques, comme celui proposé par la Rune-Gild et d’autres organisations, sont une forme d’alchimie interne. Prendre la posture du zazen est de l’alchimie interne.

Le problème ici est de sélectionner une forme particulière d’alchimie interne, puisqu’on ne peut pas tout faire. Un premier pas est de poser réellement les questions que j’ai indiquées précédemment, comme des tentatives pour développer l’attitude pré-réflective de nos ancêtres : pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ? Et pourquoi cette chose particulière devrait-elle être, et de la manière qu’elle est ? En d’autres mots, le premier pas est de commencer à connaître l’émerveillement dans la vie.

Mais laissez-moi dire brièvement quelque chose au sujet de la méditation et des pratiques yogiques. La description que j’ai donnée de l’expérience religieuse a beaucoup en commun avec les descriptions des expériences du satori dans le Zen. Le satori est généralement décrit comme une expérience d’« éveil », ou d’« illumination ». Le décrire est délicat, car aucune description ne peut vraiment exprimer à quoi cela ressemble de connaître le satori, mais il semble impliquer au moins deux composants. Le premier est l’intuition que ce qui est, est juste. Lorsqu’on connaît le satori, on sent que tout, exactement comme c’est maintenant, est fondamentalement juste, et que cela doit être de la manière que c’est. Le second, c’est que temps et espace semblent être annulés. L’expérience survient quand on a l’impression d’être dans une sorte d’« éternel présent ». Et le sentiment de séparation entre soi-même et l’objet est également supprimé. Ce n’est pas (ainsi qu’on le dit souvent) parce qu’on a le sentiment que le moi et l’objet sont le même. C’est plutôt parce que dans l’expérience du satori, l’ego disparaît, et l’on est complètement pris par l’expérience de l’autre. Mais, encore une fois, c’est une expérience très particulière de ce qui est « autre ». C’est l’autre connu d’une manière intemporelle, par laquelle nous l’acceptons, nous nous abandonnons à lui, et nous l’affirmons inconditionnellement.

Etant donné la relation étroite entre le satori et mon récit de l’expérience des dieux, il va sans dire que toute la tradition orientale des pratiques consacrées à atteindre le satori, le nirvana, ou tout ce que vous voulez, devrait être d’un grand intérêt pour nous. Mais cela ne restreint pas vraiment les choses, car l’Orient nous fournit autant de voies vers l’Illumination qu’il existe de types de personnes individuelles. Pour chacun, il y a son propre yoga. Ce que toutes ces méthodes ont en commun, cependant, c’est que ce sont des moyens de dépasser une attitude profane envers les choses. Les meilleures d’entre elles nous enseignent à reconnaître le sacré dans le profane, et ainsi à transformer le monde devant nos yeux.

Notes

Originellement publié dans TYR: Myth—Culture—Tradition, vol. 2, ed. Joshua Buckley and Michael Moynihan (Atlanta: Ultra, 2004), 25–64.

[1] Je suppose que mes lecteurs n’ont pas besoin que je les convainque de la naïveté de la vision du XIXe siècle, selon laquelle les mythes seraient des tentatives primitives d’explication scientifique. Lawrence J. Hatab traite cela très bien : « L’explication répond à la question pourquoi ou comment une chose est en découvrant une cause antérieure, en recherchant la cause d’une chose jusque dans une (autre) chose profane. Les mythes, d’autre part, doivent être vus pour dévoiler que quelque chose est, la première forme significative que prend un monde, et dont l’arrière-plan est caché. Le mythe n’est donc pas explication mais présentation de l’arrivée/retrait du sens existentiel. Le passage du dévoilement mythique à la pensée rationnelle et scientifique ne peut pas être vu comme une correction du mythe parce que ce fut un passage à une nouvelle intention – la réduction des êtres aux capacités explicatives de l’esprit humain ou des causes naturelles vérifiables. Voir le mythe comme une erreur (une explication fausse) est une incompréhension anachronique de la fonction du mythe ». Voir Lawrence J. Hatab, Myth and Philosophy: A Contest of Truths (LaSalle, Illinois: Open Court, 1990), 23. Voir aussi (en particulier) p. 26. Plus loin dans le même ouvrage, Hatab parle de la Théogonie d’Hésiode, remarquant qu’elle n’est pas, à proprement parler, une histoire de « création ». Les premiers dieux « simplement apparaissent ; on ne nous dit pas d’où [ils viennent] » (p. 64).

[2] Martin Heidegger, Introduction to Metaphysics, trans. Gregory Fried and Richard Polt (New Haven: Yale University Press, 2000), 47.

[3] Voir Alan W. Watts, Nature, Man and Woman (New York: Vintage Books, 1970), 10.

[4] D. H. Lawrence, Studies in Classic American Literature (New York: Penguin, 1991), 22. Italiques omises.

[5] Heraclitus, Fragment 104, trans. Richard D. McKirahan, in A Presocratics Reader, ed. Patricia Curd (Indianapolis, Indiana: Hackett Publishing, 1996), 40.

[6] C’est essentiellement pour cette raison que la voie du guerrier est aussi un chemin vers la sagesse.

[7] Je souligne que bien que je doive beaucoup à Heidegger, je ne suis pas un heideggérien, et que cet essai n’est pas non plus un essai sur la philosophie heideggérienne. En particulier, je dois avertir le lecteur que mon usage des termes « être », « êtres » et « existence » n’est pas strictement en accord avec l’usage de Heidegger.

[8] Hatab dit ce qui suit : « Le chemin de la philosophie se détourne de l’imagerie sacrée du mythe pour se tourner vers des modèles de pensée empiriques et conceptuels. Ceci entraîne un passage du monde vécu existentiel à des représentations abstraites du monde. Maintenant le monde est mesuré selon des principes d’unité, d’universalité, et de constance, et l’esprit recherche des fondements empiriques et conceptuels qui permettent une sorte de certitude. Ainsi le dévoilement du monde passe d’un processus de divulgation à une sorte de fondationalisme, où la pensée est réduite à une forme et une structure connaissable et déterminée » (Hatab, Myth and Philosophy, 13).

[9] La plus grande partie de ce qu’on appelle « pornographie » constitue un effort concerté pour démystifier le sexe et pour nier ou détruire son miracle. L’ironie et l’irrespect envahissants de la pornographie et sa présentation (qui n’est absolument pas « sexy ») sont en effet une tentative de « moquer » l’effrayant mystère qu’est le sexe, et de le rendre non-menaçant pour les hommes modernes, dont le but est la destruction du mystère, et la réalisation du contrôle et de la connaissance parfaits de la réalité. Ce qui est perçu par les féministes comme la « misogynie » du porno a aussi son origine dans ceci : la femme, en tant que source du mystère, est brutalisée et ridiculisée précisément pour nier son mystère. Une grande partie de ce qu’on appelle « science » est en fait de la pornographie. Un scientifique qui dit à des jeunes : « Il est stupide de croire qu’il y a quelque chose de mystérieux dans la foudre : c’est simplement une décharge électrique atmosphérique » n’est pas moins pornographe qu’un Larry Flynt, qui dit aux même jeunes : « Il est stupide de croire qu’il y a quelque chose de mystérieux dans le vagin :  c’est juste une chatte ».

[10] J’ai emprunté le terme de « région » à la phénoménologie d’Husserl, mais mon idée d’une région a peu en commun avec celle de Husserl. En réalité, le terme que Husserl utilise est « essences régionales ». Celles-ci représentent des divisions fondamentales dans la réalité elle-même. Leur caractère fondamental est démontré par le fait que les différences entre elles sont qualitatives, par opposition aux quantitatives (c’est-à-dire qu’elles diffèrent en genre, plutôt qu’en degré). Deux légumes – une laitue et un concombre, disons—ne diffèrent pas en genre, et appartiennent ainsi à la même « région ». Mais un chien et un concombre ne sont pas seulement très différents, elles sont d’un genre fondamentalement différent. Tout comme un concombre et un cristal de quartz. Ainsi, nous pouvons facilement identifier trois régions correspondant à une division traditionnelle, venant du sens commun : animal, végétal, et minéral. Mes régions sont aussi des « divisions » à l’intérieur de la réalité, mais mon concept d’une région est plus ouvert, comme cela deviendra rapidement apparent.

[11] Bien sûr, les matériels à partir desquels nous créons les objets sont, en fin de compte, naturels. Mais quand nous contemplons un objet en tant qu’objet, ce n’est pas la dimension de leur être qui nous est donnée.

[12] Cependant, il faut noter qu’il y a traditionnellement des dieux des activités humaines, par ex. des métiers humains. Il suffit de penser aux diverses divinités associées aux forgerons et au travail des métaux, comme le Goibniu irlandais, le Gofann gallois, le Vulcain latin, et le Héphaïstos grec. Dans la mythologie indienne nous rencontrons Tvástr et Vishvakaram (celui qui « accomplit tout »). Très souvent de telles divinités non seulement jouent un rôle dans la création, mais sont aussi les enseignants de savoir-faire à l’humanité. Le meilleur exemple d’une telle figure serait probablement l’Hermès grec. La « source » de ces déités semble donc être, du moins en partie, l’intuition du caractère merveilleux des arts par lesquels nous transformons la nature. Ils sont supposés requérir une origine transhumaine pour pouvoir être explicables.

[13] Cependant, comme je l’ai suggéré plus haut en mentionnant Jung, il peut y avoir certaines structures innées qui déterminent, à un degré quelconque, la manière dont nous personnifions ou  décrivons les dieux. N.B.: Dans la réalité nous pouvons « remarquer » les ondes sonores sans les entendre. Leurs vibrations peuvent être vaguement perçues par le sens tactile. S’il existe quelque chose comme un « sens » par lequel nous devenons conscients du divin, la présence du divin pourrait-elle aussi enregistrée par les autres sens, même vaguement ? Je pense que c’est une possibilité et, à nouveau, le sens tactile semble être impliqué. Je pense à des phénomènes comme quand on a la « chair de poule », ou quand on sent ses cheveux se dresser sur sa tête. De telles choses arrivent quand les individus ont un contact avec l’« étrange », et souvent elles arrivent même en l’absence de toute conscience cognitive  d’une présence surnaturelle.

[14] Cf. Immanuel Kant, Critique of Pure Reason, trans. Werner S. Pluhar (Indianapolis, Indiana: Hackett Publishing, 1996), 28 (Bxxvi–Bxxvii). Mon appel à Kant n’est pas destiné à suggérer qu’il aurait été en sympathie avec ma phénoménologie des dieux. Il ne l’aurait très certainement pas été.  Kant divise la connaissance humaine en sensibilité (perception) et compréhension (pensée), et affirme que les « phénomènes » sont des objets tels que perçus par les cinq sens. Cependant, l’expérience du divin décrite ici ne semble appartenir ni à la sensibilité ni à la compréhension, mais semble plutôt être à cheval sur les deux. Ainsi, mes « apparitions phénoménales » des dieux ne doivent pas être comprises au sens kantien des perceptions sensorielles (ce que Kant appelle Anschauungen).

[15] L’ouvrage d’Usener sur lequel Cassirer se base principalement est Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung (Bonn, 1896).

[16] Ernst Cassirer, Language and Myth, trans. Susanne K. Langer (New York: Dover Books, 1953), 17–18.

[17] Cassirer, Language and Myth, 18.

[18] Usener, 290f. Cité dans Cassirer, Language and Myth, 18. La traduction est vraisemblablement celle de Langer. Notez le langage très problématique ici : « Tout ce qui nous arrive soudainement comme un envoi du ciel … apparaît à la conscience religieuse comme un être divin » (les italiques sont de moi). Je soutiens que tout ce qui est venu à l’homme de cette manière fut, pour lui, un être divin, un envoi du ciel. Usener parle comme s’il pensait que l’homme agit avec une idée déterminée de l’être divin, et regarde certains objets comme divins parce qu’ils lui ressemblent.

[19] Cassirer, Language and Myth, 19.

[20] Cassirer, Language and Myth, 21.

[21] Elle a été traitée, dans une certaine mesure, dans « Connaître les Dieux ».

[22] Encyclopedia of Indo-European Culture, ed. J. P. Mallory and D. Q. Adams (London: Fitzroy Dearborn Publishers, 1997), 230.

[23] Une autre chose curieuse est que le mot aztèque pour désigner dieu était Teo. Ces similarités linguistiques sont traitées par la plupart des spécialistes réputés comme une pure coïncidence, puisque l’aztèque et le chinois appartiennent à des groupes linguistiques qui se sont développés tout à fait indépendamment de l’indo-européen. Cependant, la coïncidence est frappante.

[24] Mircea Eliade, A History of Religious Ideas, Vol. II, trans. William R. Trask (Chicago: University of Chicago Press, 1982), 7.

[25] Edred Thorsson, “The Holy,” in Green Rûna (Smithville, Tex.: Rûna-Raven Press, 1996), 41–45. Toutes les références sont faites par rapport à ce texte d’anthologie.

[26] Aussi, vieux norrois vîgja, « consacrer », et vieil-anglais wicca, « sorcière ».

[27] Thorsson, 41. Thorsson poursuit en disant que cela signifie qu’elle est « complètement autre », et  s’inspire de Rudolf Otto qui dit que le mysterium tremendum est ce qui est totalement séparé du terrestre ou de l’existence humaine quotidienne. Je ne suis pas sûr de pouvoir le suivre dans cette identification, cependant, si j’ai bien compris la remarque de Thorsson. L’analyse d’Otto concernant l’expérience religieuse tend à avoir un fort préjugé en faveur de l’expérience judéo-chrétienne, dans laquelle le divin est en effet quelque chose de « complètement autre » au sens de transcendant absolument le monde.

[28] Encyclopedia of Indo-European Culture, 25. Cette définition doit être particulièrement excitante pour les heideggériens.

[29] Thorsson, Green Rûna, 42.

[30] La manière dont les objets associés aux divinités acquièrent cette propriété semblable au mana n’est pas une chose que je discute ici. Mon analyse concerne seulement la manière dont le divin est « remarqué » pour la première fois dans le monde. J’hésite à utiliser le terme « mana » à cause de son association avec la théorie anthropologique totalement laïque et réductrice, mais je ne connais pas de meilleur terme.

[31] Le latin profanum signifie littéralement « devant le sanctuaire ». Il désignait le sol ordinaire en-dehors de l’enclos d’un lieu sacré. Hatab écrit : « Pour l’esprit mythique . . . le profane est ce qui est dépourvu de signification, le sacré est ce qui possède une signification ». Hatab, 23.

[32] Thorsson, Green Rûna, 42.

[33] Thorsson, Green Rûna, 43.

[34] Thorsson, Green Rûna,  43.

[35] De la racine proto-indo-européenne *sakros (par ex., « sacré ») vient le tokharien A sâkär signifiant « merveilleux, heureux, de bon augure ». Le tokharien B sâkre signifie « merveilleux, heureux, béni, de bon augure ».

[36] Et, pourrais-je ajouter, le banal « hi ! » d’aujourd’hui ne vient-il pas de hail/heil ?

[37] La raison pour laquelle eidos est traduit par Forme plutôt que par le plus naturel « Idée » est simple. « Idée » suggère quelque chose de subjectif, alors que les Formes de Platon sont des entités objectives existant dans une dimension séparée, non-spatio-temporelle.

[38] Plato, Symposium, trans. Alexander Nehemas and Paul Woodruff, in Plato: Complete Works, ed. John M. Cooper (Indianapolis, Indiana: Hackett Publishing, 1997), 493.

[39] Plato, Parmenides, trans. Mary Louise Gill and Paul Ryan, in Plato: Complete Works, 366.

[40] Voir le livre de Mitchell H. Miller, Plato’s Parmenides: The Conversion of the Soul (University Park, Pennsylvania: Pennsylvania State University Press, 1991), dans lequel cette thèse est developpée  magistralement.

[41] Martin Heidegger, Being and Time, trans. John Macquarrie and Edward Robinson (New York: Harper and Row, 1961), 51.

[42] Le très récent usage de « phénomène » pour signifier « grosse affaire » (comme dans « le phénomène du hula hoop ») n’a évidemment pas grand-chose à voir avec le sens que je discute ici.

[43] Il y a fondamentalement quatre manières par lesquelles Platon décrit la relation entre les Formes et les sensibles : (a) mimesis ou imitation (les sensibles sont des « imitations » des Formes), (b) methexis ou « participation » (les sensibles « participent » des Formes), (c) koinonia ou communauté, et (d)  parousia ou présence. A et B représentent plutôt des interprétations naïves et littérales de la relation, qui se révèlent inadéquates à l’analyse (le Parménide est consacré, en partie, à démontrer cela). Mais la koinonia et la parousia sont beaucoup plus intéressantes et défendables. Koinonia signifie que le sensible  « communie avec » ou est « en communion avec » la Forme. Parousia indique que nous rencontrons la Forme comme « présente dans » le sensible ; ou, en jargon phénoménologique, la Forme « se rend présente » dans le sensible si le sensible est regardé d’une certaine manière.

[44] Plato, Parmenides, p. 365.

[45] Les principaux témoignages sur cela viennent d’Aristote. Voir la Physique (209b 13–6) et la   Métaphysique (I.6). Il y a aussi un certain nombre de livres récents par des spécialistes de Platon et traitant de ce sujet. Voir Hans Joachim Kramer, Plato and the Foundations of Metaphysics, trans. John R. Catan (Albany: State University of New York Press, 1990) ; et Giovanni Reale, Toward a New Interpretation of Plato, trans. John R. Catan (Washington, D.C.: Catholic University of America Press, 1997).

[46] La « divine figure » du Démiurge dans le Timée, qui crée le monde sur le modèle des Formes éternelles, était reconnue comme un simple procédé poétique, même par les membres de l’Académie de Platon.

[47] Et aussi, faut-il ajouter, en paraissant suffisamment religieux pour éviter le sort de Socrate. Celui-ci fut accusé de deux crimes : corrompre la jeunesse, et ne pas adorer les dieux de la cité.

[48] Néanmoins, il n’est pas sans mythe, comme le sait n’importe quel étudiant des dialogues. Platon interrompt très souvent la discussion dans un dialogue pour permettre à Socrate, ou à quelque autre personnage, de présenter un mythos. Mais les mythes de Platon cadrent tous avec la conception du XIXe siècle concernant la nature des mythes : c.-à.-d. qu’ils sont tous des « récits probables » qui ont une fonction explicative. Ce sont essentiellement des substituts à l’explication scientifique. Cela ne veut pas dire qu’ils n’expriment pas très souvent des vérités profondes, mais Platon emploie le mythe  quand aucune réponse « rationnelle » n’est disponible.

[49] En réalité, dans la République, Socrate déclare explicitement que les Formes sont connaissables. Mais ceci est un exemple de l’ironie socratique. Au paragraphe 516b, son évadé de la caverne fixe directement le Soleil, mais il est impossible de faire cela longtemps sans être aveuglé. L’implication est que la Forme du Bien (symbolisé par le Soleil), n’est pas non plus connaissable directement ou pleinement. Ceci s’applique probablement aux autres Formes, comme cela est suggéré par certains des autres dialogues.

[50] Friedrich Nietzsche, Thus Spoke Zarathustra, trans. Walter Kaufmann (New York: Penguin Books, 1978), 25.

[51] Nietzsche, Thus Spoke Zarathustra, 27.

[52] The Selected Letters of D. H. Lawrence, ed. Diana Trilling (New York: Farrar, Straus and Cudahy, 1958), 129.

[53] Je dois cette analogie à Joseph Campbell, qui l’exprima dans un cours public au début des années 1970. A ma connaissance, le cours n’a été publié que sous forme de CD : « Confrontation de l’Orient et de l’Occident dans la religion » (Joseph Campbell Foundation, 1996).


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jeudi, 17 mars 2011

Vintur, le dieu lumineux des montagnes provençales

 

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Vintur, le dieu lumineux des montagnes provençales

Ex: http://tpprovence.wordpress.com/

Le nom Vintur, présent uniquement en Provence, apparaît sur trois inscriptions votives datant du IIe siècle. La première a été découverte au XVIIIe siècle, à Mirabel-aux-Baronnies, dans la Drôme, sur le site de Notre-Dame de Beaulieu, par Esprit Calvet. Elle indique VENTVRI/CADIENSES/VSLM (1). La deuxième a été relevée à Apt, dans le Vaucluse, en 1700, par Joseph-François de Rémerville, qui nota : VENTVRI/VSLM/M.VIBIVUS (2). La troisième enfin, fut exhumée, également dans le Vaucluse, lors de fouilles effectuées en 1993 à la Chapelle Saint-Véran, près de Goult : seul VINTVRI restait encore lisible sur un fragment (3). Une question se pose alors : qui était ce mystérieux Vintur, honoré par ces inscriptions ?

Apollon, le Bélénos gaulois

L’on peut lire dans La Provence antique de J.P. Clébert : « Il y a aussi des dieux des sommets comme le fameux Ventur, dieu du vent, qui a donné son nom au mont Ventoux, et à celui de la Sainte Victoire (Vencturus) et probablement dieu Mistral » (4). De même, Patrice Arcelin, dans un article du magazine Dossier Archeologia sur les « Croyances et les idées religieuses en Gaule méridionale », précise à propos des divinités associées aux montagnes : « Les sommets ont également été l’objet de dévotion. On connaît plusieurs noms de divinités qui leur sont liés : le dieu Vintur, d’après une dédicace de Mirabel (Drôme) pour le mont Ventoux : le même nom se retrouve à Buoux dans le Luberon » (5).

Comme souvent, le recours à l’étymologie permet d’éclaircir la question. C’est ainsi que Claude Sterckx explique : « Le théonyme Vintur(os) a été très peu étudié jusqu’à présent. L’alternance Vint/Vind apparaît bien attestée par la série de théonymes certainement apparentés : Vindios/Vintios-Vindonnod/Vintoros. Ils semblent tous basés sur l’adjectif gaulois Vindos : “ blanc, brillant, clair “ ». Interrogé par nos soins, Jean Haudry nous a précisé : « La présence de formes en vind- à côté des formes en vint- me semble favoriser le rattachement à l’adjectif vindos « blanc », mais le flottement entre t et d est surprenant: les diverses formes qui se attachent à vindos ont toujours nd. D’autre part, je ne connais pas de formes en -ur- à côté de formes en -o-. L’étymologie de vindos est incertaine : le rattachement habituel à *weyd- « savoir », « trouver » n’est pas très bon pour le sens, le rattachement à *sweyd- « briller » serait préférable de ce point de vue, mais le *s de cette racine n’est pas un *s- mobile ».

Pour sa part, Claude Sterckx conclut : « Vintur(os) serait donc à comprendre comme “le petit blanc“, “le petit lumineux“, et donc comme une épiclèse vraisemblablement de l’Apollon gaulois dont les autres désignations (Bélénos, Vindios, Albius) ont exactement le même sens (sans la finale hypocoristique) ». Avis partagé par tous ceux qui se sont penchés sur le cas Vintur.

Le théonyme celtique Bélénos est attesté dans l’ensemble du monde celtique continental, puisque des inscriptions ont été retrouvées en Gaule cisalpine et transalpine, en Illyrie et en Norique. Mais c’est dans le sud de la Gaule, en Provence, que son culte était prééminent. Dans son ouvrage de référence La Religion des Celtes, de Vries indique qu’il était à l’honneur surtout chez les Salyens, des Celto-ligures installés précisément en Provence. Le fait que Bélénos soit, selon l’interprétation romaine, le nom de l’Apollon gaulois, divinité « solaire », a fait comprendre cet appellatif comme « le lumineux, le brillant ». Ainsi, selon de Vries, « l’Apollon gaulois a, lui aussi, d’étroits rapports avec le soleil ; son surnom de Belenus suffirait à l’indiquer » (6). On étymologise ensuite par des racines indo-européennes imaginaires, *gwel-« briller ». En réalité, comme le démontre Xavier Delamarre dans son Dictionnaire de la langue gauloise, le théonyme Belenos vient tout simplement de *belo, *bello, « fort, puissant » (7).

Bélénos n’en est pas moins un dieu lumineux, dont les principales fonctions étaient la médecine et les arts. Il était honoré lors de la fête de Beltaine, qui marquait une rupture dans l’année, le passage de la saison sombre à la saison claire, lumineuse. Parmi ses surnoms plus spécifiquement gaulois, l’on remarque « Iovancocarus » (Juvent- : jeunesse), dieu rayonnant de jeunesse.

En Irlande, Bélénos s’appelait Oengus, le Mac-Oc, c’est à dire le « dieu jeune », décrit dans les récits médiévaux comme « un jeune guerrier monté sur un cheval blanc ». Le Mac-Oc irlandais se nomme Madon au Pays de Galles : les contes gallois insistent sur son caractère solaire, car il est décrit comme « un jeune guerrier monté sur un cheval blanc ». On peut aussi assimiler Bélénos au dieu médecin de la mythologie irlandaise, Diancecht.

Il faut aussi rapprocher Bélénos du dieu germanique Balder (vieil islandais Baldr), dieu de la jeunesse décrit dans l’Edda de Snorri Sturlusson, comme « si beau d’apparence et si clair qu’il en est lumineux ». Joseph Chérade Montbron soulignait, dès le XIXe siècle : « Il est probable que ce Balder est le même que le Belen ou Belenos qu’adoraient les Gaulois. Selon Rudbek, l’étymologie de Balder ou Belenos vient de Bella, se bien porter (…) De là Bol, Bold, Baal et Baldur, puissant, sain » (8). On retrouve là l’étymologie donnée par Xavier Delamarre.

En outre, Bélénos est assimilé à l’Apollon du panthéon classique gréco-romain, dieu du chant, de la musique et de la poésie, mais aussi des purifications et de la guérison. Revenant chaque année au printemps du pays des hyperboréens, situé à l’extrême nord, il était le dieu de la lumière. Sa fonction éminemment solaire est confirmée par ses surnoms : « le blond », « le dieu aux cheveux d’or », « Phoibos », c’est à dire « le brillant », dont les Romains firent Phébus. A en croire l’hymne homérique, Apollon « a l’apparence d’un astre qui luit en plein jour. Des feux sans nombre jaillissent de sa personne, l’éclat en va jusqu’au ciel ». Dieu guérisseur, il était nommé, en Grèce, « Apotropaïos », « celui qui éloigne les maladies » ; à Rome, un premier temple lui fut érigé à la suite d’une épidémie, en 443 av JC et y port le nom d’Apollo Medicus (9). Dans son interprétation romaine du panthéon gaulois, César qualifiait ainsi Bélénos : « Apolinem morbos depellerre », soit « ils croient qu’Apollon chasse les maladies » (10).

Sous le nom de Vintur, qui n’est qu’une épiclèse, c’est à dire une épithète par laquelle nos ancêtres désignaient le dieu dont le nom devait rester occulté, se cache donc le Bélénos gaulois, le Diancecht des Irlandais, l’Apollon des Grecs, l’Apollo Medicus des Romains.

Le Mont-Ventoux

J. Whatmough, dans The dialects of Ancient Gaul, suggère un apparentement entre le nom de Vintur et celui du Mont-Ventoux (11). Il est vrai qu’en Occitan provençal, Mont-Ventoux se dit Mont Ventor selon la norme classique ou Mount Ventour selon la norme mistralienne.

Dès 1904, dans les Annales de la société d’Etudes Provençales, C.M. Clerc écrivait : « Le vrai nom du Mont Ventoux, sur les cartes du XVIIIe s est, non pas Ventoux, mais Ventour. Ce nom dérive indubitablement du nom d’une divinité, Venturius, à laquelle sont dédiées deux inscriptions romaines tracées, l’une à Mirabel, près de Vaison, l’autre à Buoux, au nord du Luberon. Il n’est pas impossible que cette divinité ait été non seulement celle du Ventoux, mais la divinité générale des montagnes de toute la région provençale, divinité d’origine celte ou plutôt ligure. Ce nom dérive, sans doute d’une racine analogue au latin Ventus ».

Si le Ventoux doit bien son appellation à Vintur, celui-ci est nullement le dieu du vent ou du Mistral, ni un dieu local. En effet, il n’existe pas de divinités topiques dans la religion gauloise. Les Gaulois ne divinisaient pas leurs forêts, leurs fleuves ou leurs montagnes. Si le nom de Sequona est associé à la Seine, Matrona à la Marne ou Vosegos aux Vosges, c’est uniquement que ces lieux étaient consacrés à ces divinités et portaient leur nom…

Le sommet du Mont-Ventoux, enneigé tout au long de l’hiver, et recouvert de pierres blanches le reste de l’année, a été consacré à Vintur, le dieu solaire, « le blanc », « le brillant », « le lumineux », en raison de sa blancheur persistance. Quant à la célèbre source du Groseau, au pied du Ventoux, elle a été considérée comme salutaire car protégée par le dieu guérisseur Vintur.

La Sainte-Victoire

De nombreux érudits ont rapproché la toponymie du Mont-Ventoux avec celle d’un autre géant de Provence, tout aussi fameux : la Sainte-Victoire.

Passons rapidement sur la légende qui rattache l’appellation de la montagne à la victoire de Marius sur les Teutons, en 102 av JC. Elle remonte au XIXe s, et fut forgée de toutes pièces par quelques écrivains et journalistes locaux. Walter Scott, qui situe à la Sainte-Victoire un chapitre de son roman Charles Le Téméraire ou Anne de Geierstein, écrit en 1829, donne l’explication (?) suivante : « Le nom de la Montagne, écrit-il, avait été donné par suite d’une grande victoire qu’un général romain nommé Caio Mario avait remporté sur deux grandes armées de Sarrasins portant des noms ultramontains, probablement les Teutons et les Cimbres. En reconnaissance de cette victoire Caio Mario fit vœu de bâtir un monastère sur cette montagne et de le dédier à la Vierge Marie, en l’honneur de laquelle il avait été baptisé ». Défense de rire !

Pour redevenir sérieux, notons que le nom de Sainte-Victoire est inconnu dans les documents avant le XVIIe s.  Le terme de « Victoire » est mentionné pour la première fois en 1653, quand un bourgeois d’Aix-en-Provence, Honoré Lambert, fait le vœu, au cours d’une grave maladie, de restaurer la chapelle et l’ermitage situés au sommet de la montagne, sous le nom de « Notre-dame de la Victoire », et de s’y retirer pour se consacrer à une vie de prière et de contemplation. On ne sait pas si, avec un tel nom, il s’agit de commémorer la victoire de Louis XIII sur les Protestants, ou la bataille victorieuse de Lépante contre les Turcs, même si la première hypothèse semble la plus plausible.

Dans la période précédente, le nom de la montagne est « Venture » ou, sous une forme chrétienne, « Sainte-Venture » ou « Sainte-Adventure », cette appellation figurant encore sur des cartes du début du XVIIIe s, et il n’est question dans les textes que d’un chemin menant à Sainte Adventure (Itinere sancte Adventuro) en 1390, ou à Sainte-Venturie (Sancte Venturie) en 1345.

D’où l’hypothèse émise par Camille Jullian, en 1899, dans les colonnes de la Revue d’Etudes Anciennes : « Sainte-Victoire vient d’un mot celtique, ou ligure, comme Venturi, Venturius ou quelque chose d’approchant. Le nom même de la montagne n’a jamais été Victoria. Lorsqu’on trouve son nom sous sa vraie forme locale et provençale, elle s’appelle Venturi, du latin Ventur et Venturius comme le vrai nom et le nom primitif de Sainte-Victoire. Venturi, Ventoux, c’est tout un. Et dans le passé la distance entre ces deux mots diminue encore. Le Ventoux s’appelle dans les chartes Venturius, et à l’époque romaine, Vintur. Sainte-Victoire et le Ventoux ont donc porté, à l’origine, le même nom celtique ou ligure, nom fort approprié à des sommets d’où semblent partir nuages et vent ». Comme Camille jullian, Charles Rostaing et de nombreux érudits n’ont eu de cesse de rapprocher la toponymie de la montagne Sainte-Victoire de celle d’un autre sommet tout aussi célèbre : le Mont-Ventoux.

Par ailleurs, l’on retrouve en Provence d’autres toponymes dérivant du théonyme gaulois Vintur. Charles Rostaing cite l’exemple du village de Venterol, dans les Alpes de Haute Provence, dont le nom dérive, selon lui, du dieu gaulois. Hypothèse confirmée par le site de construction de l’ancien village : un piton à 1185 mètres d’altitude (12).

Jean-François Delfini, Grande Provence, hiver 2010, n°2.

NOTES

(1)  CIL 12, 1341.

(2)  CIL 12, 1104.

(3)  ILN 04, 143.

(4)  J.P. Clébert, La Provence antique, II, Robert Laffont, 1966.

(5)  Dossier Archeologia, juin 1979, n°35.

(6)  De Vries, La Religion des Celtes, Payot, 1962, 45.

(7)  X. Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise, Errance, 2001, p. 62.

(8)  J. Chérade Montbron, Les Scandinaves : poëme, Maradan, 1801, p. 522.

(9) Tite-Live, IV, 25.3 ; XL, 51.6.

(10) Jules César, De bello gallico, 6,7.2.

(11)  J. Whatmough, The dialects of Ancient Gaul, Cambridge, 1970, p. 117.

(12)  C. Rostaing, Essai sur la toponymie de la Provence (depuis les origines jusqu’aux invasions barbares), Laffitte reprints, Marseille, 1973, p. 295.

http://www.grandeprovence.fr/

mercredi, 12 mai 2010

Les déesses du Panthéon scandinave

freya.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1988

Les déesses du Panthéon scandinave

 

Origines historiques des divinités féminines

 

Si la religion des Scandinaves de l'Age du bronze et celle de l'Age du fer sont à peu près connues, désormais, la filiation histo­rique des déesses est difficile à préciser. Comme nous l'avions men­tionné par ail­leurs, peu de divinités ont eu une caractère individualisé, jusqu'à la fin de l'Age du fer. La majorité des fonctions féminines se concentrait autour du concept de TERRA-MA­TER. Cependant, dans le cas d'un certain nom­bre de déesses, il est malgré tout possible de repérer les déités archaïques dont elles des­cen­dent et auxquelles elles ont pris leurs attribu­tions.


A l'origine, dans l'Europe du Nord et l'Europe Centrale, la TERRE-MERE se nom­me APIA. Il s'agirait en même temps d'une déesse de l'Eau; les deux archétypes de la femme, l'eau et la terre, qui représentent, chacun, une partie de la ma­trice y sont regroupés alors que l'air et le feu sont les archétypes masculins. Par la suite, cette divi­nité disparaît complètement du culte et de la my­thologie de l'Europe du Nord, du moins, sous le nom d'APIA, et se voit remplacée par plu­sieurs déesses qui se partagent ses fonctions:

 

- JORD représente la terre primitive, incul­te;

- FYORGYN, souvent confondue avec JORD, est la montagne couverte de chênes;

- SIF est la terre productive, déesse de la fertilité dont la chevelure dorée représente la corne d'abondance;

- TAVITI est la terre, lieu d'habitation et de vie sociale, gardienne des lois et de la reli­gion (elle sera remplacée par la suite, d'une part par VOR, personnification des ser­ments, et par SYN, l'allégorie de la justice);

- FRIGG est la mère et l'épouse;

- FREYJA, l'abondance; cette déesse a conservé l'Eau comme archétype alors que les autres sont avant tout des déesses tellu­riques.

 

FRIGG appartient au vieux fond mythique indo-européen car elle est connue sous ce nom ou tout au moins des variantes de ce nom (FRIA, FRU…) dans toute l'aire d'ex­pansion germa­nique. Il est particulièrement frappant de voir que les Anglais, au moment de la colonisation de la Grande-Bretagne par les Vikings, écrivaient le nom de la déesse non pas sous la forme du vieil anglais, FRIGE, mais sous la forme anglicisée du nom danois FRICG ou FRYCG. De nom­breuses sources anciennes la connaissent comme la grande déesse primitive formant avec ODINN le couple archétypal Terre-Ciel. Descendant direc­tement d'une Déesse Mère, elle est sans doute de conception antérieure à celle de son époux qui n'a pris la place qu'il occupe dans la mythologie nordique que tardivement.

 

FULLA, la servante de FRIGG semble être, elle aussi, relativement ancienne; elle serait la sœur VOLLA d'une certaine FRIIA men­tionnée dans une incantation du «Char­me de MERSEBURG»:

 

«…Alors SINTHGUNT et sa sœur SUNNA

Prononcèrent sur lui des incantations;

De même FRIIA et sa sœur VOLLA,

De même WOTAN, avec tout l'art qu'il possédait…».

(in «les Conjurations de MERSEBURG»).

 

Parmi les déités proches de la TERRE-MERE, il faut aussi considérer les DISES, fort an­ciennes en tant que groupe de divinités représentant les es­prits de la maison et de la famille. De même, la déesse Gete THIUTH, disparaît de la mythologie nordique, en tant que déesse de la famille, de la tribu, de la nation, pour être simplement rem­placée par un personnage allégorique, SJOFN, qui n'est qu'une facette de la déesse SIF.

 

Parmi les divinités indo-européennes de la ferti­lité, nous retrouvons l'origine historique du mythe d'IDUNN (fig.4), avec celui des pommes de l'immortelle jeunesse, de la plupart des tradi­tions européennes. Tou­tefois, les pommes sont un ajout tardif au mythe d'IDUNN: l'introduction des pom­mes en Scandinavie ne s'est faite que vers la fin du Moyen-âge, et le terme «epli» signi­fie non seulement «pomme» mais aussi, tous les fruits ronds. TJOTHOLF de HVIN dans son poème «Haustlong», rédigé vers 900, décrit d'ailleurs IDUNN comme pratiquant la vieille médecine des dieux et non comme gardienne de la jeunesse divine.

 

Par la suite, ce rôle de médecin sera repris par la déesse EIDR dont le nom signifie «cure» et qui n'appartient pas au vieux fond mythologique.

 

L'origine de FREYJA est très mal connue et il existe plusieurs théories. Boyer (1973) pense que, par ses attributions guerrières, FREYJA est, avec ODINN, l'une des divinités les plus proches du monde indo-européen. Ce n'est pas l'avis de Re­naud-Krantz (1972) qui constate que cette déesse est inconnue en dehors de la zone d'expansion de la Civilisation Viking; dans le reste du monde germanique, elle se confond avec FRIGG. Il pen­se qu'il pourrait s'agir d'une divinité d'ori­gi­ne pré-indo-européenne. Appar­te­nant à la race des VANES qui sont des dieux de la Ferti­lité et de la Fécondité, elle aurait acquis les as­pects d'une di­vinité indo-européenne par son rôle de déesse de la guerre et de la mort.


Chez les Scythes, comme chez les Gètes, la déesse de la Lune (Skalmoskis chez les Gètes) est à la fois une déesse de la Production, de la Famille  et de la Fécondité, et une divinité de la Destruc­tion et de la Mort. Les morts étaient censés sé­journer sur la Lune.


A cette déesse se substitueront, plus tard, chez les Scandinaves, trois personnages, un dieu MANI qui devient le dieu lunaire, FREYJA qui ac­capare les fonctions de production mais qui de­vient, en même temps, déesse de la mort, fonc­tion qu'elle partage avec HALIA qui se trans­forme alors en HEL.

 

Les WALKYRIES semblent avoir été à l'origine, non pas les belles jeunes filles décrites dans les textes du XIème-XIIème siècles et surtout dans les opéras de Wag­ner, au XIXème siècle, mais de redoutables génies de la mort, voire même des prê­tresses de quelques cultes sanglants, pro­gres­­sivement divinisées,  qui connais­saient le destin et que l'on appelait les ALHI-RUNES. Lorsque, au IIIème siècle P.C., ODINN prend la place de TYR en tant que seigneur de la guerre et de SKAL­MOSKIS dans ses attributions de divinité des tré­passés, il prend à son service les WAL­KYRIES calquées sur les ALHI-RUNES, prê­tresses au ser­vice du dieu de la guerre. C'est à cette occasion qu'elles prennent leurs aspects de belles jeunes filles blondes, servant au WALHALLA, les EIN­JEHARS (morts au combat) qu'elles sont allées choisir sur les champs de bataille. Le terme WALKYRIES signifie d'ailleurs étymologi­que­­ment «celles qui choisissent ceux qui vont tom­ber». Les Germains païens des pre­miers temps croyaient à des esprits féminins féroces, appli­quant les ordres du dieu de la guerre, ranimant les discordes, prenant part à la bataille et dévorant les cadavres.

 

La prophétie et l'art divinatoire, donc la magie étaient réservées aux femmes et plus particuliè­rement aux vierges. De ce fait, comme les WAL­KYRIES, les NORNES, maîtresses de la destinées, ont été calquées sur des personnages historiques, en parti­culier, les prophétesses telles que VE­LEDA chez les Bructères. Dès lors, elles sont de­venues, dans la tradition, le type et l'idéal des de­vineresses norroises.

 

La notion de NORNE d'après Boyer (1981, pp 217) est concentrée sur URDR qui serait la seule des trois à être vraiment ancienne. «Le nom pro­vient du verbe verda (arriver, se passer) qui ren­voie à l'idée indo-européenne pour laquelle des­tin et temps se confondent.»

 

Le terme de norn paraît remonter à la notion indo-européenne traduite par le préfixe ner- qui signifie tordre… ce qui serait corroboré dans la strophe 3 du «Hel­gakvida Hundingsbana I»

 

«…tressèrent à force

Les fils du destin…» (fig.15)

 

Le personnage de la déesse SKADI est à isoler. En effet, les Scandinaves songeant à associer au dieu des Eaux et de la Pêche, une déesse de la Chasse et ne la trouvant pas dans leur propre mythologie, l'emprun­tèrent aux Finnes et la nommèrent SKADI, qui, à l'origine, était un nom épithétique de FREYJA. Elle est considérée comme hé­ritière de l'ancienne VAITU SKURA (la chas­se) ou de VINDRUS et présente les as­pects d'une déesse lunaire souhaitant épou­ser un dieu solaire (BALDER).

 

Il s'agit, en fait, d'une déesse éponyme (3), pu­rement terrienne, de la Scandinavie.

 

Pour être complète, cette recherche de l'origine historique des déesses, ne saurait ignorer diffé­rents textes, qui font appel à l'évhémérisme, entre autres, ceux de Snorri (Prologue de l'«Edda prosaïque», sagas…) ou encore, ceux de Saxo Grammaticus («Gesta Danorum»).

 

Le mythe de la séduction de RIND par ODINN en est un exemple: Saxo Gramma­ticus la dit prin­cesse slave. Il en est de même pour le mythe de la mort de BAL­DER, fils de FRIGG et d'ODINN, et de son épouse NANNA.

 

récit mythologique: BALDER protégé par tous sauf par le gui, à qui il n'a pas demandé de prêter serment, est tué par son frère HODR (dieu aveugle) sur l'instigation de LOKI. Lors de la crémation du corps de son mari, fils de FRIGG, NANNA le cœur brisé, se jette sur le bûcher.
Explication évhémériste: HOTHERUS (HODR) est un héros qui se bat contre BALDR, demi dieu pour les beaux yeux de NANNA.

 

Cette tentation de transposer les mythes dans le réel n'aboutit pas à grand chose. Quelques per­sonnages (héros…) ont cer­tainement été divini­sés (les WALKYRIES, ou BRAGI, dieu de la poé­sie et ancien scalde), mais il est fort peu pro­bable que les grandes divinités du Panthéon nor­dique aient été des personnages historiques. Il s'agit plutôt de figurations des grandes forces na­turelles. Ils restent, toutefois, très proches du monde des humains. C'est ce que nous allons es­sayer de démontrer en comparant le rôle des déesses dans la religion et la vie quotidienne des Scandinaves du Xème s., après les avoir repla­cées dans la mythologie.

 

jeudi, 08 octobre 2009

Apollon, Pan, Dionysos: la religiosité de Friedrich Georg Jünger

apollon.jpgKarlheinz WEISSMANN:

Apollon, Pan, Dionysos:

la religiosité de Friedrich Georg Jünger

 

Nombreux furent ceux qui s’étonnèrent de la conversion d’Ernst Jünger au catholicisme, quelques temps avant sa mort. Rares furent ceux qui s’attendaient à cette démarche, surtout parce que Jünger avait intensément étudié la Bible dans les années 40 et parce que le “platonisme” ne cessait plus d’imprégner son oeuvre, surtout à la fin, tant et si bien qu’on a soupçonné, lors de son passage au catholicisme, une motivation “hérétique” cachée, de type “gnostique”. Sans doute les frères Jünger, Friedrich-Georg et Ernst, ont été rarement aussi éloignés l’un de l’autre qu’en ce point: pour Friedrich-Georg, le christianisme n’a jamais été une tentation car il se souvenait, qu’enfant déjà, il ne comprenait pas “pourquoi il y avait des prédicateurs, des prêches et des églises”.

 

Pourtant le paganisme de Friedrich-Georg Jünger ne contenait aucune véhémence à l’égard de l’Eglise et de ses doctrines; son paganisme était plutôt quelque chose d’étranger au christianisme, quelque chose qui se situait au-delà de l’Evangile; ce “quelque chose” témoignait d’un résidu d’âme archaïque et, jeune, notre auteur ressentait déjà la nostalgie du temps “du Grand Père, ..., qui s’en allait vers le noisettier pour converser avec le serpent”. Le serpent, qui conserve chez Ernst Jünger une certaine ambivalence, est, chez Friedrich-Georg, un symbole tout à fait positif: “cette créature magnifique qui brille et se repose au soleil”, “cet animal flamboyant du Grand Midi”, consacré pour cela à Apollon, le dieu auquel Friedrich Georg se sentait tout particulièrement lié. Le serpent du Midgard nordique, animal apocalyptique, ne l’attirait nullement. Son paganisme ne se référait que très rarement aux traditions germaniques; ce furent surtout les mythes grecs qui occupèrent sa pensée. A la suite de nombreux essais, Friedrich Georg finit par publier le volume “Griechische Götter” (= “Dieux grecs”) en 1943, qui sera suivit de quelques livres sur des thèmes apparentés. Son engouement pour les dieux et la mythologie grecs, il le parachèvera par un long essai intitulé “Mythen und Mythologie” (= “Mythes et mythologie”), paru en 1976, peu avant sa mort, dans la revue “Scheidewege”, dont il était l’un des co-fondateurs. Cette fascination pour la mythologie grecque, il la doit bien évidemment à sa lecture de l’oeuvre de Nietzsche. Friedrich Georg Jünger était fondamentalement païen au sens où l’entendait Nietzsche, c’est-à-dire qu’il concevait le paganisme comme “un grand oui à la naturalité”, comme “un sentiment d’innocence au sein de la nature”, comme la “naturalité” tout court. Ce n’était pas chez lui une adulation de “l’élan vital” ou de la “Vie” au sens darwinien du terme ou au sens de quelque autre théorie évolutionniste. Son but était de tenter de faire à nouveau rejaillir une vision archaïque de l’existence, surgie jadis, en des temps immémoriaux, et qui s’est prolongée et maintenue jusqu’à l’époque chrétienne, sous des oripeaux christianisés; Friedrich Georg Jünger voulait se rappeler et rappeler à ses contemporains un mode de vie, d’existence, antérieur à l’histoire, a-historique: “Sans le temps, tout est là, simultanément – Au milieu repose chaque cercle” (“Ohne Zeit ist alles zugleich – In der Mitte ruht jeder Kreis”), écrivait-il dans son poème “Die Perlenschnur” (“Le collier de perles”). Les forces originelles possédaient chacun  un rang: Apollon, lumineux, qui apportait l’ordre et fondait des villes; Pan, phallique, qui fécondait et habitait la “Wildnis” (= “la nature inviolée”); Dionysos, en ébriété, sauvage et mutin, qui incitait à la fureur et à la frénésie.

 

friedrich_georg.jpgLe monde créé par les Olympiens n’était nullement idyllique et portait sans cesse la menace en soi. Dans “Chant de Prométhée”, Friedrich Georg Jünger fait justement parler Prométhée, le laisse énoncer ses prophéties, lui, le Titan enchaîné aux parois du Caucase pour être puni de son audace sacrilège:

“Und die Erde, auf deren Nacken Olympos thronet,

Ruft die Giganten herbei, die einst ihr Schoss sich gebar.

Sie, die unüberwindliche Nährerin stolzer Geschlechter,

Rufet mit wilderem Ruf Götter zum Streite herbei.

Untergang seh ich zunächst, Verzweiflung, Jahrhunderte alten,

Unerbittlichen Krieg. Alles versinkt in Nacht”.

 

(“Et la Terre, qui, sur ses épaules, porte l’Olympe, qui y trône,

Appelle à elle les Géants qui jadis naquirent de son giron.

Elle, l’infatigable nourricière de tant de fières lignées,

Appelle d’un cri plus sauvage encore les dieux au combat.

D’abord je vois poindre le déclin, puis le désarroi, enfin, une guerre,

Sans pitié, qui durera des siècles et tout s’enfoncera dans la nuit noire”).

 

La figure de Prométhée n’a cessé de hanter Friedrich Georg Jünger. Le plus “intellectuel” des Titans avait volé le feu aux dieux et l’avait donné aux hommes. Dans son ouvrage “Die Perfection der Technik” (1939/1946), F. G. Jünger donne une interprétation fort intéressante du mythe de Prométhée, car il souligne le caractère éminemment solaire de ce feu donné aux hommes. Ensuite, il n’interprète pas la colère des dieux comme une réaction de jalousie envers les hommes, devenus eux aussi possesseurs de l’élément, mais comme une fureur de voir le feu divin, force élémentaire et primordiale, “mis en service”. Les dieux ne peuvent pas l’admettre. La nature titanique de la technique humaine est entièrement mise en exergue ici car elle n’a jamais trouvé la voie pour utiliser l’énergie solaire: dès lors, elle a toujours dû se rabattre sur des forces telluriques, comme celles qui se libèrent lors de la fission de l’atome. Disproportion, démesure et monstruosité sont les caractéristiques essentielles de tout ce qui relève du titanique et, partant, de la technique. La domination du titanique/technique ne pourra donc être éternelle, avance prudemment F. G. Jünger; en effet, son poème se termine par les vers  suivants:

“Dies war der Gesang des hohen Fürsten Prometheus.

Doch der Donner des Zeus schlug den Titanen hinab”.

 

(“Tel fut le chant du noble prince Prométhée.

Malgré cela, le tonnerre de Zeus le jetta bas”).

 

F. G. Jünger avait parfaitement conscience qu’une grande différence existait entre les réflexions que nous posons aujourd’hui sur le mythe et la pensée mythique en soi: le danger de confondre  réflexions dérivées du mythe et pensée mythique est grand. Les réflexions sur le mythe et sur la permanence de sa puissance ont été à la mode, surtout pendant l’entre-deux-guerres. Aussi le nationalisme de facture barrèsienne, auquel les deux frères Jünger avaient adhéré, était-il conçu comme une “foi”, une “religion”. Friedrich Georg Jünger avait expressémentdéfini la Nation comme “une communauté de foi”, une “communauté religieuse”, qui s’exprimait par ses mythes et ses héros. Cette position n’a été qu’un engouement passager car les frères Jünger se sont assez rapidement aperçu que le mythe antique n’avait pas grand chose à voir avec la “foi” ou la religiosité au sens de la tradition biblique: “La foi, en tant que force qui tient quelque chose pour vrai, qui vit et meurt dans la conviction de cette vérité,  implique que ce qui est tenu pour vrai n’apparaît pas, ne se montre pas somatiquement. Rien ne paraît plus étrange et plus invraisemblable pour l’humanité actuelle que l’apparition physique des dieux. Car l’humanité actuelle ne croit pas en eux. Mais énoncer ce constat ne suffit pas. Les dieux ne peuvent plus apparaître à l’homme moderne, même s’il croit encore en eux. Et pourquoi pas? Parce que l’apparition d’un dieu n’a rien à voir avec la foi ou avec l’absence de foi, car les mythes ne recèlent aucune réalité à laquelle il faudrait croire, aucune réalité que l’on pourrait toucher du doigt ou montrer”.

FrGJünger15860.jpg

 

Les dieux ne demandent pas la foi, ils demandent des sacrifices. Les Anciens ne doutaient pas de leur existence parce qu’ils percevaient leurs actions, leurs effets, leurs manifestations, parce qu’ils leur étaient dans une certaine mesure proches, même s’ils étaient fondamentalement séparés des hommes. Mais cette proximité du divin apparaît impossible à ceux qui ne croient qu’à une rencontre avec le “Tout Autre”, dans le sens où l’enseignent les religions révélées. C’est donc cette “expérience” du divin, cette expérience qui rencontre le scepticisme des religions révélées,  qui constitue la véritable racine de la religion de Friedrich Georg Jünger.

 

Karlheinz WEISSMANN.

(article paru dans “Junge Freiheit”, n°38/1998; trad.  franç.: Robert Steuckers, 2009).

jeudi, 09 juillet 2009

Aphrodite und das Uridol

aphrodite2.jpg

SYNERGON/EUROPA - Brüssel - Juni 2000

Gerhoch REISEGGER:
Aphrodite und das Uridol


Mit Aphrodite der Göttin der Liebe wird unsere Behauptung einer urältesten europäischen Herkunft der griechischen Gläubigkeit und Kultur auf die schwerste Probe gestellt. Sogar die griechische Historiographie besteht auf einen orientalischen Ursprung dieser als ³ungriechisch² empfundenen Göttin, deren Namen zudem ³zweifellos ungriechisch² heißt. Herodot, der allerdings auch Herakles aus Ägypten herleiten möchte, nennt als Mutterheiligtum Aphrodites das der Himmelskönigin semitischer Völker und auch des Alten Testaments in Askalon (1, 105). Walter F. Otto, der wie allgemein dieser Genealogie folgt, meint aber doch, daß die asiatische Aphrodite einer alteinheimischen ³begegnet² wäre, die in Athen als ³älteste der Moiren² in den Gärten verehrt wurde.

Er folgert daher:

³Doch wir können die Frage nach dem historischen Ursprüngen ruhig offen lassen, ohne zu befürchten, daß wir etwas Wesentliches für das Verständnis der griechischen Göttin verlieren. Denn was auch der Orient, was Griechenland in vorgeschichtlicher Zeit zu ihrem Bild beige-tragen haben mögen, sein Grundcharakter ist durchaus griechisch.²

Hans Walter meint aber in seinem Werk, das die griechischen Götter im Bildwerk aus dem Gesamtwinkel griechischer Bewußtseinsstufen her betrachtet, geradezu:

³Aphrodite kam nicht von Kypros oder dem Orient, um in Griechenland heimisch zu werden. Sie war eine alteingesessene griechische Göttin schon im zweiten Jahrtausend ... Ihr Ursprung liegt in der unendlichen Fruchtbarkeit des Lebens, nicht in einer fremden Religion. Die Frage nach der Herkunft der Aphrodite ist von geringerer Bedeutung, wenn nach der griechischen Aphrodite gefragt wird.²

Klassischer Archäologe wie Religionshistoriker sind sich demnach merkwürdig einig, daß einmal ³die Himmelskönigin, wie sie in den  babylonischen Liedern verherrlicht wird, ... nicht bloß den Homerischen, sondern auch den Orphischen Hymnen durchaus fremd² ist, und ein andermal: ³wie der Mensch an die Göttin gebunden ist, so ist die Göttin an den Menschen - im antropologischen Sinn: an dessen Werdegang im Seinsbereich. Und dieser Werdegang des Menschen bestimmt den Wandel der Gestalt und der Macht der Aphrodite.²

Nichts könnte das Dilemma einer eingeschränkten historischen Sicht, in der die Vorgeschichte nur als Schattenwelt aufdämmert, besser beleuchten. Teils ist man gezwungen Aphrodite als fremde Göttin mit fremden Namen hinzunehmen, teils begegnet dieses völlig Fremde einer ³alt-eingesessenen² griechischen Göttin, die die Frage nach ihrer Herkunft ³von geringerer Bedeutung² macht. Und dennoch entscheidet in diesem Dilemma ein richtiges Gefühl, nämlich die engste Blutsverwandtschaft zwischen Göttin der Liebe und deren Verehrern. In diesem Bereich kann in der Tat das Fremde keine Bedeutung erlangen.

Scheut man sich nicht, die Schranke des zweiten Jahrtausends rückwärts zu passieren, so wird die Herkunft dieser griechischen Göttin der Liebe nicht etwa nebelhafter und daher unbedeu-tender, sondern alle ihre mythischen Züge, ihre Vielgestaltigkeit im griechischen Glauben ziehen sie zur Quelle zusammen, und man ist nicht mehr genötigt wie Hans Walter nur die allgemeine Voraussetzung zu machen: ³Denn eine allmächtige Göttin der weiblichen Frucht-barkeit und Zeugung kann unter den griechischen Göttern der Vorzeit nicht gefehlt haben - es gab das Leben und den Trieb.² Wie dieser feinsinnige Deuter des Gestaltwandels griechischer Götterbilder nachweist, daß vor allem dasjenige der Aphrodite fähig war, bis ans Ende der griechischen Bildschöpfung stets noch neuer Bewußtseinsstufen der Liebe und Leidenschaft - bis hin zum bloßen ³Reiz des Anblicks² - Gefäß zu bleiben, so reicht auch ihre Bildgestalt zu-rück bis in die ältesten Phasen der paläolithischen Bildenthüllung.

Diese Jahrzehntausende lange Dauer eines Götterbildes der Liebe, die von vornherein nur mit der weiblichen Gestalt, mit der enthüllten Weiblichkeit Bild werden konnte, wird nun von den Stufen des Bewußtseins gegliedert; der mythische Grund wandelt sich nicht, so wenig wie die Macht der Liebe sich wandelt. Nicht nur bindet Aphrodite die ganze Natur und alle Götter, außer Artemis und Athena, sondern mit diesen beiden Polen des Seins den Menschen. Sie ist Göttin des Himmels, des Meeres und der Erde zugleich; ihr Wunder offenbart sich überall und zum Enthüllen ihres Wesens und ihrer Macht bedarf es keines Ortes, keiner Lehre und keines Kultes. Ja, sie kann ihr Wesen in seiner allmächtigen Gegenwart bei jeder Frau von Fleisch und Blut reproduzieren wie etwa in Helena, die im nachklassischen Bildwerk auch anonym nicht anders als Aphrodite selbst erscheint.

Es kann daher nicht befremden, daß bei der allgemeinen Tiergotthaftigkeit der Höhlenkunst die Liebesgöttin nur in menschlicher Gestalt erscheinen kann. Man kann sie nicht wie andere griechische Götter in ihrer Wirksamkeit mit einem besonderen Tier vergleichen, denn alle Tiere sind ihrer Macht in gleicher Weise Darstellung unterworfen. Im griechischen Bildwerk sind ihrer Macht in gleicher Weise etwa der Hase in ihrem Schoß, wie die Gans zu ihren Füßen unterworfen; der Schwan wie gar die Muschel sind ihr nur Gefährt und Gefäß. Abweichend von den anderen Göttern wird sie daher in unserer Darstellung nur mit dem eigenen Urbild, genauer Uridol, assoziiert.

Denn das ist das Kennzeichen der Liebe selbst, daß sie nicht denkbar ist ohne das Bild, das in und aus ihr selbst erzeugt wird. In diesem Sinn durchbricht das weibliche Idol die Hierarchie des Jägertums, die sich im Tierbild manifestieren kann und jene Erklärung, daß hinter dem Tierbild letztlich noch das des Menschen steht, bekommt ihre tiefste Begründung. Zuerst zu diesem Idol, über und vor allem andern, vorhanden, und mehr noch: es ist unbedingt nicht mit einem Kult oder Kultort verbunden. Man fand es oft verstreut, weitab von den alten Heilig-tümern.

Kehren wir zu unserm Ausgangsdenkmal von Angles-sur-Anglin zurück, so sehen wir unter den mehrfach vorgestellten nackten Frauen, daß sich eine mit der Tierhierarchie verbindet und somit den Kultort als universalen Lebensraum vervollständigt. Die anderen sind aber nicht bezogen und weisen daher auf die Eigenständigkeit des Frauenbildes im Bereich der Höhle hin, ja übersteigen sowohl nach der Tiefe als nach der Höhe diesen Höhlenraum; weder ihre Füße noch ihre Häupter werden von diesem umschlossen. Da sie in den geheiligten Rahmen kosmisch-tellurischer Zeugungsmacht und -lust hineinversenkt sind, bedarf es keiner hindeutende Attribute oder Charakteristiken. (Abb. 23)

Attribute können hinzutreten wie in den bekannten Frauenreliefs von Laussel, von denen wir die eine mit der Hornschale in der erhobenen Rechten als Beispiel hervorheben um damit zu kennzeichnen, was allen andern hier gemeinsam ist: das so stark an griechische Tempelbilder erinnernde Hinhalten eines deutenden Signums. (Abb. 7) Mann hat nur an die Assoziation der Frau von Angles-sur-Anglin mit Bison und Stier zu denken um hier die gleiche Beziehung zum Attribut des Horns zu erkennen, gleich ob dieses sich zur Trinkschale der Fülle des Glücks sublimiert oder nicht. Die üppige Lebenslust, die sich dort im feisten Bison äußert, ging in Laussel leibhaftig auf die Frauengestalt selbst über. Darum unterscheidet sie sich von den schlankeren, normativen Frauen von Angles-sur-Anglin.

das gleiche Verfahren tritt dann bei den freiplastischen Frauenidolen auf: man ist jetzt genötigt, durch die Charakterisierung und Ausgestaltung allein Assoziatives einzubeziehen. Drum schwanken diese Bildungen auch so erheblich von zierlichen zarten Figuren zu üppigen, wie die allbekannte Venus von Willendorf. Verismus hat wie allgemein in der Höhlenkunst allermindest mit Idolen zu tun. Sie sind bildliche Versinnungen, ja Versonnenheit in einmaliger Ungebundenheit der Imagination, einer Imagination, in der das Wesen der Aphrodite genannten, unbezwingbaren Macht in urtümlicher Gelöstheit schaltet.

Die Figuren und Gebilde, deren die aphrodisische Versinnung  fähig ist, schweben in einem imaginären Raum und berühren in diesem ungebundenen Flug unfaßbar Ätherisches zugleich mit unsagbar Sinnlichem, bald vogelhaft zum Aufstieg gestreckt, bald fruchthaft zur Schwere geschwollen; am gleichen Gebilde lösen sich weiblich Wonnevolles und männlich Phallisches von einander ab und fließen willkürlich zusammen, und nie - auch nicht in der surrealistischen Kunst der Gegenwart - war die Ambivalenz ungehemmter.

Die Grundsituation der Erscheinung des Idols bleibt die gleiche wie im Höhlenbild der Frau von Angles-sur-Anglin, nämlich die Epiphanie, das unvermittelte, wie aus dem Nirgends her Auftauchende. Dazu bedarf es der Gehorgane nicht und auch nicht des Antlitzes, denn das Wesen des Liebesgottes äußert sich nicht kausal oder geistig, sondern in der Betörung, der Bezauberung des Körperlichen. In all diesen Zügen ist die griechische Liebesgöttin dem Urbild gleich geblieben. Sogar der Mythos muß sie als ³Fremde² in die Göttersippe wie im Leben empfinden. Sie ist am Lande nicht gebunden.

Wenn sie als Tochter des Zeus in die olympische Ordnung aufgenommen zu sein scheint, so zeigt schon die Titanenschaft ihrer Mutter Dione dieses Außensein ihres Wesens an. Doch ist es vor allem ihre Abstammung von Uranos, die ihr unter den Olympiern nicht nur die verschiedene, sondern sogar die ³ältere² Herkunft bezeugt. Möge sie nun in Bildern aus der Erde oder dem Meer auftauchen und von allen Göttern freudig begrüßt werden, auch diesen ist sie eine plötzlich Erscheinende, in keiner Weise aus ihrem Kreise Erzeugte. Auch bleibt ihr Wesen allen unfaßlich weil völlig unbotmäßig. In ihr bleiben alle jene Züge betörender, ungeistig-ordnungswidriger Körperlichkeit der Uridole geistig erhalten als das vitalste und oft erbaulichste Lebenselement in der griechischen Hierarchie.

Damit erledigt sich von selbst das sogenannte Problem der Fremdheit der Aphrodite im griechischen Glauben: die Liebesgöttin ist eine Un-Heimliche in jedem Glauben; nicht weniger im vorderasiatischen Raum als schon im paläolithischen Höhlenkult. Man braucht nur einmal an die unausgesetzte Verunglimpfung durch den Helden des Gilgamesch-Epos zu denken: Sie ist aber nicht weniger von griechischen Dichtern und Denkern geschmäht und verdammt worden; ganz besonders dann, wenn ihre Macht durch die Vernunft in Frage gestellt wird und sie sich dann als unfaßbar und zerstörend erweisen muß. Daß sie, etwa im Parisurteil oder im Untergang des unschuldigen Hippolytos, jeweils ganz entgegengesetzten olympischen Göttinnen der Sittsamkeit wie Hera, Athene und Artemis zuwiderläuft, hat mit einer Freiheit innerhalb dieser Götterordnung nur insofern zu tun, wie die Liebesmacht sich jeder Lebensordnung zu widersetzen vermag. Auch Apollons Forderungen fielen Unschuldige zum Opfer.

Freilich ist nicht zu verkennen, daß Aphrodite schon durch ihre Herkunft aus der Hierarchie des Uranos, besonders aber dadurch, daß sie von mehreren Anhängern begleitet erscheint - von Eros, Himeros, Pothos und Peitho - den Eindruck macht, als habe sie einst eine eigene, weibliche Gläubigkeit vertreten.. Und hier erhebt sich die besonders seit J. J. Bachofens Werk über das Naturrecht nie verstummende Vorstellung von einer Ära der rein weiblichen Herrschaft der Göttermacht. Auch diese Vorstellung wurzelt wie die sogenannte Fremdheit der Aphrodite nicht in einer kulturgeschichtlichen Ära, sondern, wie die Gegenwart nach zwei Weltkriegen zeigt, im ambivalente Fatum der beiden Geschlechter.

Sie kann hiermit und noch einem Hinweis in unserer Untersuchung übergangen werden: Wenn Bachofen vom ³Hetärismus² als ältester Form des Geschlechterverhältnisses ausgehet, das in der ³demetrischen² Ordnung zu einer ehelichen Gynaikokratie erhoben und endlich durch Einwirkung der ³sonnenhaften², männlichen Potenz zur höchsten, geistigen Hierarchie geführt wurde, so kann hierin nicht ein evolutionärer Fortschritt der menschlichen Kultur statuiert werden, denn alle diese vermeintlichen Stufen der Entwicklung liegen bereits völlig ausgebildet im ältesten Jägertum vor Augen. Auch ist es falsch, etwa im Kultakt des Frauenfestes vom Hetärismus zu sprechen als einer Herrschaftsform der Frauen, weil hier sowohl das Vorbild der Tiersbrunst, als die kosmische Rolle des Mondes einbegriffen ist.

Es soll weiterhin von vornherein festgestellt werden, daß in den Höhlenkulten ein maternales Übergewicht herrscht entgegen der männlichen Himmelsordnung in der arktischen Urkultur. Und der Idolkult schließt sich gewiß der ersteren Lösung näher an, obwohl, wie gesagt, das Auffinden der Idole im Freien auch die Ungebundenheit sogar vielleicht von einem Kulte überhaupt nahelegt. Die Liebe selbst sucht nur zu gerne die Freiheit und Vereinzelung der Natur als ihr heimisches Reich auf. Hier ist auch Aphrodites Domäne. In dieser tritt der Pantheismus Aphrodites zumal als Grundlage der ganzen Urreligion in sein Recht. Sie vereint die drei Bereiche der Urkonzeption der Welt; die die himmlische Sphäre mit der irdischen und der dunklen der Unterwelt.

Beginnt man bei ihrer himmlischen Herrschaftssphäre, so besagt schon ihr Name, ihre Tochterschaft aus dem Samen des Uranos im Meer, diese polare Verwandtschaft zu Zeus in seiner Dreigestalt mit Poseidon und Hades aus: es ist keine Inkonsequenz, daß Aphrodite Urania in der Olympischen Mythik als Tochter des Zeus gilt. Wir legten schon dar, daß, wenngleich nach dem Mythos erst als Enkel dieses Uranos auf Kreta geboren, Zeus dennoch Herr der Himmelslenkung war. Daß anscheinend Aphrodite ihm vorausging, kam nur aus dem Bewußtsein herrühren, daß die Liebe vor allem existiert; daß auch ihr Bild als ältestes Idol entstand, mag kulturhistorisch diese selbstverständliche Anschauung nur bestätigen.

Gerhoch REISEGGER.

 (1) Hans Walter: Griechische Götter, München 1971, pg. 169