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lundi, 25 décembre 2023

Raymond Abellio et l’établissement du communisme sacerdotal en Europe

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Raymond Abellio et l’établissement du communisme sacerdotal en Europe

Nicolas Bonnal

L’Europe se retrouve soumise à une dictature technocratique et socialiste, mais aussi à une dictature de manipulateurs de symboles (Robert Reich) qui usent de l’informatique pour réordonner le monde un peu comme la théologie fut usée jadis. Voyons quel inspirateur peut nous expliquer ce projet.

Je l’ai rencontré en 1984-85 quand je découvrais joyeusement ces thèmes. D’un manière amusante, cet écrivain collaborateur, extrémiste (comme tous les anciens socialos) pendant la guerre, marginal, trempé d’ésotérisme, de sexualisme, de socialisme, d’européisme et de « communisme sacerdotal », ancien précepteur du fils Mitterrand, et tireur de cartes pour les filles de Mme Claude (ne le niez pas, je les ai vues) dans son studio de la rue des Bauches (sic) face au cimetière de Passy, a titillé mes souvenirs récemment ; car tout comme son disciple et ami Parvulesco, Abellio (alias Georges Soulès), était un partisan enjoué des grandes phrases, de romans du huitième jour (j’en écrivais alors…), des grandes constructions, de la métapolitique européenne et de la néo-grande synthèse hermétique post-guénonienne.

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On n’en parle plus beaucoup d’Abellio. Il a fatigué son monde comme tous les ésotéristes (Guénon n’est finalement qu’un historien décalé de la pensée comme Barzun ; ses états multiples de l’être font fuir tout le monde, sauf la poignée résiduelle de cinglés propre à toute secte). Mais je suis tombé sur ces lignes d’un site plus vulgarisateur que mes propos, et qui vont j’espère rappeler quelques bons souvenirs à certains :

« Il considère, comme il l'explique dans Les Militants, que la société se compose de quatre castes : à la base, les hommes d'exécution, au-dessus, les hommes de gestion, les technocrates, puis les hommes de puissance et, au sommet, les hommes de Connaissance, ceux-ci ne pouvant encore exister dans la société actuelle. Si la Connaissance est le but de sa quête, il ne peut résister à la fascination de la puissance, comme son personnage Pirenne, prêt à tout pour l'obtenir. Fortement influencé par Nietzsche, il veut voir l'avènement d'un "nouvel homme" forgé par cette volonté de puissance ».

Je vous laisse relire et apprécier. On ne relance pas en ce moment le mot de « caste » pour rien, on ne met pas l’Inde au-dessus de la Chine pour rien, alliée des anglo-saxons et détentrice maniaque de ce secret des castes. On relira mes textes sur Alain Daniélou que j’ai rencontré trop brièvement à la même époque.

Poursuivons. Le modèle national-socialiste revient à la mode sur fond d’effondrement démographique et de métissage généralisé (mais c’est  logique : dans Mein Kampf Hitler déjà est convaincu de l’un et de l’autre, comme Gobineau). Il est germano-européen, autoritaire-bureaucratique, russophobe rabique, et veut fonder dans le fer et dans le feu – enfin, dans la mesure de ses gâteuses capacités) un ordre européen qui se passera de Twitter…

md31053267733.jpgAbellio est socialiste jusqu’au bout, comme nos élites mondialistes actuelles (voyez mon texte sur Trotski et ce problème). Et il rejette le marxisme :

« Dans les années trente, alors qu’il avait à peine plus de vingt ans, il avait cru pouvoir réaliser cette volonté de puissance dans le militantisme socialiste. Sa déception, très forte, constitue la reconnaissance d'une première erreur. Dans le premier tome de ses Mémoires, Les Militants, violente attaque du marxisme, Abellio dénonce cette erreur et prophétise l'effondrement inévitable du marxisme. Celui-ci s'avérant incapable de réaliser ses rêves, notamment celui d'un socialisme européen qu'il expose dans Assomption de l'Europe (1954), c'est vers le national-socialisme qu'il se tourne ; c'est avec lui qu'il veut voir naître "une Europe idéale surgie de la guerre comme un bienfait des dieux".

Mais en 1942, il prend conscience de son aveuglement : "Les positions abstraites que j'avais pu prendre à l'Oflag deux ans auparavant sur la construction socialiste de l'Europe et sur lesquelles je vivais encore lors de l'attaque allemande en Russie avaient pu me faire croire à un dépassement possible de mon premier échec. J'étais bien obligé de constater qu'elles n'avaient pas résisté à l'épreuve des faits. Durant ces deux dernières années, j'avais cherché les socialistes allemands et ne les avais pas trouvés, et les rafles des Juifs posaient désormais sur le sens du nazisme une interrogation fondamentale qu'il était impossible d'éluder".

La volonté de puissance, miroir aux alouettes fatal à G. Soulès, n'a plus, pour Abellio à la fin de sa vie, qu'une acception mystique. C'est parce qu’il avait cru voir dans le socialisme européen prôné par le nazisme les fondements de cette "âme universelle" que Soulès tomba dans l'erreur et l'errance qui occultent hélas, aujourd'hui encore, la richesse de pensée et la perfection d'écriture de Raymond Abellio. »

Il me semble évident que derrière le charabia du maître et son occultisme de synthèse, les intuitions demeurent : l’Europe, l’ésotérisme, les castes, la vision dantesque, et le fanatisme bureaucratique et synarchique dont ce petit maître fut une manifestation.

https://books.openedition.org/msha/19840

 

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vendredi, 27 novembre 2020

Raymond Abellio, le roman du huitième jour

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Luc-Olivier d’Algange

Raymond Abellio, le roman du huitième jour

         « Je n'étais qu'une ombre parmi les ombres, mais je sentais bouger en moi ce monde ultime où la pensée devient acte et purifie le monde, sans geste ni parole, toute seule, par la seule vertu de sa rigueur, de sa claire magie. » 

                                                                                              Raymond Abellio

         Le roman « idéologique » de Raymond Abellio outrepasse l'idéologie au sens restreint d'une partialité humaine, liée à des appartenances ou des circonstances historiques. C'est un roman engagé dans le désengagement, décrivant les conditions de l'advenue de l'Inconditionné. En allant aux confins de la psychologie, il importe à l'auteur de passer de l'autre côté, là où toute psychologie devient métaphysique, toute politique, gnose. Le roman d'Abellio s'achemine vers la « conversion du regard », ou, mieux encore, il est le cheminement de la conversion du regard à travers les apparences d'un monde transfiguré, impassible et lumineux, où les ténèbres mêmes sont devenues les ressources profondes du jour. Qu'importe un récit qui n'a pas pour ambition ultime de dire le huitième jour ? Qu'importe un personnage dont l'auteur n'ôte point le masque humain ? Qu'importe une histoire qui n'est point le signe visible d'une hiéro-histoire ? Qu'importe le visible s'il n'est point l'empreinte de l'invisible ? Qu'importe l'instant qui ne tient pas au cœur de l'éternité ?

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La vaste orchestration abellienne, dont l'ambition romanesque n'est pas sans analogie avec celle de Balzac, semble n'avoir d'autre dessein que ce basculement à la fois final et inaugural dans l'éternel. Mais pour abolir le Temps, pourquoi écrire romans et mémoires qui semblent être, au contraire, des modes d'accomplissement de la temporalité ? Pour quelles raisons Abellio, qui visait à une sorte de monadologie leibnizienne appliquée à l'épistémologie contemporaine, ne s'est-il point limité à l'exposé didactique de la structure absolue ? « Ma plus haute ambition écrit Raymond Abellio, c'est en effet d'écrire le roman de cette structure absolue, à travers les bouleversements qu'entraîna pour moi cette découverte, et d'écrire à ce sujet non pas un essai philosophique romancé, ou un roman bâtard, mais un vrai roman, celui de ma propre vie, replacée dans cette genèse, et, à cet égard, toute vie sachant reconnaître les signes est selon moi un sujet d'une valeur romanesque sans égale, le seul sujet. »

unnamedrastrabs.jpgLa structure absolue de Raymond Abellio se distingue d'abord du structuralisme universitaire en ce qu'elle est une structure mobile.  La structure absolue n'est pas un schéma mais un tournoiement de relations qui s'impliquent les unes dans les autres, jusqu'à ce vertige que Raymond Abellio nomme « le vertige de l'abîme du Jour ». Or, qu'est-ce qu'un roman lorsqu'il se délivre du positivisme sommaire de la psychologie et de la sociologie, sinon la victoire de « l'abîme du jour » sur « l'abîme de la nuit » ? Les forces obscures, destructrices, qui hantent les personnages d'Abellio (et ne sont pas sans analogie, à cet égard, avec ceux de Dostoïevski) sont la « matière première » au sens alchimique, du Grand-Œuvre qui portera le roman idéologique jusqu'à l'incandescence du roman prophétique. Le paroxysme de l'événement est effacement de l'événement.

Drameille, dans La Fosse de Babel, précise que l'on ne peut décrire un effacement. En revanche, il est possible, à l'écrivain de l'extrême, de décrire un paroxysme, « cette floraison d'un Dieu si plein de lui-même que martyrs et criminels s'y confondent. » Avant la grande libération solaire, impériale, il faut passer par l'ascèse nocturne de l'action. «  Les hommes, écrit encore Abellio, ne retrouveront le sens du sacré qu'après avoir traversé tout le champ du tragique. » La passion encore invisible du « dernier Occident » s'accomplira dans « la montée nocturne du roman où s'efface sans cesse et se renouvelle le pouvoir des mots. »

L'œuvre de Raymond Abellio rejoint ainsi l'ambition continue de la philosophie grecque, des présocratiques jusqu'aux néoplatoniciens, qui est de changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante: « Les hommes les plus torturés par l'impossible peuvent passer pour des êtres en repos, mais leur passivité met en action, dans l'invisible, les forces les plus puissantes ». Le parcours de Raymond Abellio, de la politique à la gnose, relate ce passage de l'Eris néfaste à l'Eris faste. L'ascèse personnelle de Raymond Abellio consistera pour une grande part à juguler en lui la violence tragique et dostoïevskienne de l'ultime Occident et à dépasser, par le haut, le nihilisme des idéologies antagonistes: « Il fallait alors regrouper secrètement, au-delà de toutes les idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future prêtrise. ». Le premier chapitre du roman significativement intitulé Heureux les Pacifiques débute précisément par un meurtre inaccompli. L'ennemi véritable n'est pas celui que paraissent désigner, au demeurant de façon toujours obscure ou aléatoire, les circonstances historiques. L'Ennemi véritable est le Moi. Pour atteindre le Soi, il faut tuer le Moi. Les romans d'Abellio décrivent l'élévation transfigurante, avec ses dangers, ses écueils et ses échecs, de la « petite guerre sainte » à la « grande guerre sainte ».

CVT_Heureux-les-pacifiques_2955.jpegL'œuvre de Raymond Abellio est de celles pour qui le monde existe. Là où le romancier du singulier ratiocine en exacerbant son recours à l'analyse psychologique ou en se perdant en volutes formalistes, le romancier de l'extrême vit son œuvre comme « la triple passion de l'éthique, de l'esthétique et de la métaphysique. »Le singulier enferme l'individu en lui-même. L'extrême le conduit à ses propres limites qui non seulement le révèlent à lui-même mais changent le miroir du Moi en une vitre murmurante, voire en un vitrail dont les couleurs sont clairement délimitées mais dont les accords sont infiniment variés par le mouvement de la lumière. Les rosaces des cathédrales sont les figures versicolores de la Structure Absolue. A la fois dans le temps et en dehors du temps, révélant l'éternité par la mobilité de ses dialectiques entrecroisées, la structure absolue circonscrit  « l'abîme du jour » de la conscience dans sa rotation solaire, dans son ensoleillement génésique. Tout pour le romancier, comme pour le gnostique (et la phénoménologie husserlienne dont se revendiquera Abellio se définit elle-même comme une « communauté gnostique ») se joue dans la conscience, qui est « le plus haut produit de l'être ».

Le roman digne de ce nom, qui entretient encore quelque rapport avec une spiritualité romane, sera donc le roman d'une ou de plusieurs « consciences en action ». A  la ressemblance des romans de Stevenson, de Conrad ou de John Buchan, les romans d'Abellio inventent des personnages qui se mesurent aux évidences et aux ténèbres du monde. Ces personnages « lucifériens » ne croient point  abuser de leurs forces en allant « au cœur des ténèbres », voire au cœur du « typhon ». Leur quête de l'immobilité centrale passe par l'expérimentation des tumultes et des tourbillons les plus périlleux. N'est-il point dit dans les récits du Graal que le château périlleux « tourne sur lui-même »? Pour n'être point rejeté dans les ténèbres extérieures, il importe de saisir au vif de l'instant l'opportunité excellente. C'est bien cette prémisse qui donne à la gnose abellienne le pouvoir de subjuguer le récit et de susciter un romancier qui, en toute conscience, domine son genre, sans nuire à l'impondérable vivacité: « Chaque fois j'ai vécu d'abord, réfléchi ensuite, écrit enfin. J'ai même parfois revécu assez vite pour être obligé de détruire ce que j'avais écrit. Mais qui me comprendra ? Un seul roman dans toute ma vie, ce devrait être assez, quand la vie est finie en tant que récit et qu'en tant que réalité, elle commence. »

104595451.jpgAlors que Les Chemins de la liberté de Sartre ou les Déracinés de Barrès s'alourdissent de l'insistance avec laquelle leurs auteurs défendent leur thèse, la trilogie abellienne (ou la tétralogie, selon que l'on y intègre ou non son premier roman Heureux les Pacifiques) fait jouer la Structure Absolue dans tous les sens et se refuse aux vues édifiantes, laissant au lecteur la possibilité d'une lecture périlleuse, où la conscience  ne peut compter que sur ses propres pouvoirs pour discerner le Bien et le Mal, autrement dit, la Grâce et la pesanteur. Si Abellio est bien le contraire d'un donneur de leçon, il est fort loin de se complaire dans un immoralisme qui ne serait que la floraison parasitaire de la morale qu'il condamne. Il peut ainsi fonder une éthique, directement reliée à l'esthétique et à la métaphysique. La morale abellienne est cette fine pointe où la pensée de Nietzsche rejoint la théologie de Maître Eckhart.

Dans leurs fidélités et dans leurs transgressions, c'est bien à la recherche d'une morale que s'en vont les personnages de Raymond Abellio et à travers eux, Raymond Abellio lui-même. Mais cette morale n'est pas une morale utilitaire, une morale de la récompense ou du marchandage, mais une morale héroïque et sacerdotale. Pour Raymond Abellio, le péché, c'est l'erreur. A ce titre, le péché ne doit point conduire à la culpabilité mais à un repentir, au sens artistique. Le penseur est un archer: il doit apprendre à ajuster son tir. Pécher, c'est rater le cible. La méditation du repentir favorise une plus grande exactitude. Le moralisateur se trouve en état de péché continuel, lui qui à force de s'occuper des archets d'autrui, ne cesse de manquer, dans sa propre relation au monde, la cible du Bien, du Beau et du Vrai.  A cet égard, l'œuvre de Raymond Abellio relève bien d'une ascèse pascalienne.

La_fosse_de_Babel.jpgLes romans de Raymond Abellio sont pascaliens par leur dramaturgie qui décrit la rencontre, à travers les personnages, de l'esprit de finesse, qui saisit les nuances du moment, et de l'esprit de géométrie, qui entrevoit les vastes configurations où s'inscrivent les destinées humaines, collectives ou individuelles. L'œuvre de Raymond Abellio n'est pas moins novatrice lorsqu'elle délivre le sens du destin, le fatum des tragédies et des romans de Balzac, du déterminisme purement naturaliste où l'entraînent les intelligences rudimentaires. Dans La Fosse de Babel ou Visages immobiles, le destin individuel n'a pas une moindre signification que le destin collectif. L'individuel et le collectif s'entretissent si bien qu'il n'est aucune complexité, ni aucune puissance, qui ne dussent être saisies et dominées par l'entendement. Loin de soumettre l'individu, de lui ôter son libre-arbitre, l'interdépendance universelle, qui est l'apriori théorique de la Structure Absolue,  restitue la personne à sa souveraineté bafouée par l'individualisme de masse des sociétés occidentales modernes. Si les mouvements majestueux des astres influent sur nos destinées, Abellio ne manquera pas de rappeler qu'un homme qui étend ses bras change l'ordre des constellations, fût-ce de manière infime. Mais qui est juge de l'importance de l'infime ou du grandiose ? Lorsque l'esprit de finesse coïncide avec l'esprit de géométrie, l'infime et le grandiose s'impliquent l'un dans l'autre dans un ordre de grandeur où la qualité entre en concordance avec la quantité sans plus être écrasée par elle, comme par sa base, la pointe d'une pyramide inversée. Tout auteur, qui n'entend pas être réduit au rôle de pourvoyeur de distractions ou d'homélies à conforter la bonne conscience du médiocre, ne peut témoigner en faveur de son art sans avoir entrepris, au préalable, une critique radicale des morales, des valeurs et des savoirs qui prétendent au gouvernement absolu des hommes par l'exclusion de toute métaphysique et de toute transcendance. Conjoignant la finesse du romancier et la géométrie du métaphysicien, s'inscrivant ainsi dans la voie royale de la haute-littérature (qui, de la Délie de  Scève  jusqu'aux Nouvelles Révélations de l'Etre d'Antonin Artaud, n'a jamais cessé de relever le défi que le prophétisme adresse à la raison non pour détruire la raison mais pour en exaucer le vœu secret dans les arcanes du Logos-Roi) l'œuvre de Raymond Abellio définit l'espace nécessaire aux nouvelles advenues de l'Intellect.

Ces advenues seront transdisciplinaires, impériales, européennes, tiers-incluantes et gnostiques. « Si aujourd'hui, en Europe, écrit Raymond Abellio, la politique n'est plus qu'affairisme ou futilité, une supra-politique est train de naître, qui n'est encore que pressentiment et reste au stade de la non-politique. Le grand drame intérieur de Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Husserl, qui s'est dilué chez les épigones en scolastiques de minuties incapables de rapprocher les signes, devient le drame même de l'histoire. Sur la sous-humanité, par une juste compensation, une surhumanité tente de naître. Dans un monde où toute relation véritable est rompue, elle seule vit, dans sa solitude, la triple et unique passion de l'éthique de l'esthétique et du religieux, d'où sortira un comble de relation: une religion nouvelle. »

Est-il même nécessaire de préciser que  cette « surhumanité » n'a rien de darwinien, qu'elle ne se rapporte nullement à quelque évolution biologique mais demeure, tout comme la « religion nouvelle » essentiellement christique, comme une éternelle possibilité de la Sophia perennis ?

Luc-Olivier d'Algange.

dimanche, 10 mars 2013

Raymond Abellio: a modern Cathar?

Raymond Abellio: a modern Cathar?

The French politician and author Raymond Abellio could be one of modern history’s most enigmatic characters… if his career and reputation were known outside of France, where he is largely an unknown entity.

Philip Coppens

Ex: http://www.philipcoppens.com/



Raymond Abellio

The French Cathar expert Déodat Roche may not be the only modern Cathar. Another candidate put forward for such a distinction is “Raymond Abellio”. Raymond Abellio is the pseudonym of French writer and political activist Georges Soulès. Already, in his choice of nom de plum, there is a direct reference to the solar deity of the Pyrenees, often linked with Apollo – and Lucifer. It was, in fact, Otto Rahn himself who made the link between Lucifer and Abellio.
Abellio was a deity of Soulès’ homeland, especially the Garonne Valley in Gallia Aquitania. His existence is known through a number of inscriptions that were discovered at Comminges. He may have been a god of apple trees. Equally, though Raymond is a name of Germanic origin, composed of the elements ragin (“counsellor”) and mund (“protector”), the name was, at the time of Catharism, specifically linked with the counts of Toulouse. The choice of protector and counsellor of the deity of light is an apt choice to describe what Soulès envisioned to be his mission in life.

Soulès was born November 11, 1907 in Toulouse, and died August 26, 1986 in Nice. His parents came from Ax-les-Thermes, in the Ariège valley, only 16km from the ancient Cathar castle at Montségur. Soulès was a brilliant student, and during his engineering studies, discovered an interest in politics and became a staunch supporter of Marxism. He joined the Étudiants Socialist of the XIV arrondissement of Paris, affiliated to the French Socialist party (SFIO). Here he befriended the celebrated political philosopher, Claude Lévi-Strausse. Amongst his tutors was Marcel Deat, the politician and philosopher who formed his own party, the Parti Socialiste de France, under the motto “Order, Authority and Nation”.


In 1931, at the age of 24, he joined the Centre Polytechnicien d’Études Économiques, popularly known as X-Crise. The aim of the group was to study the political and economic consequences of the 1929 Wall Street crash. One of the results of this study was his adoption of “Planisme”, a political philosophy that embraced centralised control of the economy and key services, such as power and transport, which today remain pillars of most socialist governments.


According to Guy Patton, author of “Masters of Deception”: “It appears that the Planist approach offered the best route to a French national renewal and a change in France’s economic fortune. He wanted to replace the famous Republican slogan, ‘Liberty, Equality, Fraternity’, with ‘Prayer, War, Work’, to represent a new society built on an absolute hierarchy led by a king-priest.” It is therefore apparent that Abellio did not want to stop with bringing socialism to power, but had a much greater vision for France.

Abellio was also on the board of the Atlantis magazine, founded, in 1926, by Paul Le Cour. Le Cour was to be an inspiration for Pierre Plantard’s political and esoteric philosophy – the illustrious Priory of Sion. Le Cour himself was the heir of the Hiéron du Val d’Or movement, which campaigned for the return of a priest-king to rule France. All of these organisations, however diversified they might appear to be, had one common denominator: the return of a New or Golden Age, and it is here that they link up with Abellio’s vision for France.
In 1947, Abellio’s “Vers un prophetisme nouveau” specifically called for the formation of “a grand order consisting of a community of initiates under the direction of a man with a sense of mission”. The question, of course, is: initiates of what?

Abellio wrote two books in the Gnostic genre, entitled “Manifeste de la nouvelle gnose” (Manifestation of the New Gnosis) and “Approches de la nouvelle gnose” (Approaches of the New Gnosis). He was also interested in the possibility of a secret numerical code in the Bible, a subject that he developed in “La Bible, document chiffré” (which could best be translated as “The Bible Code”!) in 1950, and later in “Introduction à une théorie des nombres bibliques” (Introduction to a theory of biblical numbers), in 1984. He proposed in particular that the number of the Beast –i.e. the Devil – 666, was the key number of life, a manifestation of the holy trinity on all possible levels, material, animist and spiritual.


Abellio’s writings all underline his ideology, which is that there is an ongoing process whose final term he called the “assumption” of the world’s multiplicity into the “inner Man”. Man was supposed to be able to achieve the complete unification of that multiplicity, a unification that would end up providing the subject with a “gnostic consciousness”, also called “secondary memory”, by the same token leading to the “transfiguration of the world”.

So far, there is little evidence that Abellio might have been a Cathar. Whenever his ideology is explained, there are references to the influence of Pierre de Combas on his thinking, as well as his interest in Oriental philosophy, the Vedas, and eschatology. Indeed, it is only in Jean Parvulesco’s “Le Soleil Rouge de Raymond Abellio” (The Red Sun of Raymond Abellio) – and then even in a somewhat secretive manner – that the notion that Abellio likely had Cathar allegiances rises to the surface.


Parvulesco was a writer and French journalist, who argued that he was heir of the “Traditional thinking”, in line with other esoteric authors like René Guénon and Julius Evola. He knew Abellio personally, and was thus a person who could penetrate into his inner world – see his “true self”, which was an important part of Abellio’s philosophy.

It is in the chapter “The Final Secret of Raymond Abellio” that we find – unexpectedly – two direct references to Catharism. But before doing so, Parvulesco opens the chapter by underlining that Abellio died in an “immense solitude”. He then writes how “Raymond Abellio never stopped to be, secretly, and whether he himself knew or not nevertheless is important, the ecstatic and suicidal ecstatic of Montségur, whom carried inside himself the mission for this life and for all lives to come.” He continues: “And, on the other part, he, so long amongst us as the confidential agent of the other world, is going to try to be, now, our confidential agent in the other world.”


The first paragraph is a rather awkward method of writing and it is almost as if Parvulesco is about to fall over his own words, trying to express something that is very intense. Parvulesco nevertheless makes it clear that Abellio had a mission, which he links with Montségur, and though some might argue that Parvulesco used the castle’s name because it was near to where Abellio’s family originated from, that actually doesn’t work within the context, with references to suicide – noting that suicide was specifically linked with the Cathars besieged at that castle during the Siege of Montségur. Even more specific: Parvulesco implies Abellio’s mission is specifically linked with Montségur – known for one thing only: the symbolic demise of Catharism.


Two pages later, and totally out of sorts with the tone of the book and chapter, Parvulesco introduces the consolamentum. Parvulesco is at odds to explain the end of Abellio’s life, why he died in total isolation, and is unable to come up with a logical answer – except one: “the only answer that I can support is not the least: […] it is in the mystery of this sacrament instituted by the consolamentum of the very perfect that it is where we need to search the reasons of his mystic complicity with the arrest of death that concerned him, and about which he did not ignore the promises of deliverance, the suspension of the movement of the penitential wheel of the blind lives. But let us not talk about that which is so savagely prohibited to be spoken off.”

Jean Parvulesco

Few have read this sole paragraph for what it truly states. Not only does it refer directly to the fact that Parvulesco knew what Catharism meant – the end of the series of incarnations, accomplished through the consolamentum –, not only does he reveal that such things should not be spoken off, but he specifically does note that it is in this framework and especially in the sacrament of the consolamentum that one should search the reason why Abellio died in the manner that he did. In short, Parvulesco states that Abellio died in total solitude, as he died after receiving the consolamentum; the total isolation being nothing else but his endura.

These two paragraphs are powerful evidence, by a person who knew him, that Abellio was indeed a Cathar. In two paragraphs, Parvulesco sums up the life of his friend as that of a man who was born with “the mission of Montségur” and who died conform to the Cathar rituals.


These paragraphs also put another episode in Abellio’s life in context: a theatre play entitled “Montségur”, which was about the Cathar Crusade. In the play, he set off the conflict between knowledge and power on the one hand, as well as an awakening and the part it played in a particular mindset. Was it his awakening and his mindset?

As such, all of his interests in the Bible, as well as Oriental philosophy, should be seen for what they were: the interests of a Cathar, who realised that the Bible and these philosophies contained ideas that were similar to his own – those of Catharism. These interests should not be seen – as most interpret them – as those of a social activist who went in search of a larger religious framework. It was a confirmation of his belief, rather than exploration of beliefs, to eventually pick one that suited him best.


Equally, as Parvulesco underlined, perhaps we should see his social activism and his strife for a New Europe as his “mission” – to once again quote Parvulesco – a mission that equally was part and parcel of the Cathar social agenda of medieval Europe. Though Abellio has often been labelled a synarchist (i.e. a man who proposed that the world was ruled by a secret elite – his “initiates”), it may be that he realised that after the fate that Catharism befell in the 13th century, rule by secrecy might have been the only method through which his – if not their – social reform could ever be accomplished. Hence, we need to ask whether his strife – and that of those like him – as another Cathar revival.

 

vendredi, 14 octobre 2011

Questions à Raymond Abellio sur sa vision de l’Occident

Questions à Raymond Abellio sur sa vision de l’Occident

(Revue Question De. No 4. 1974)

Vers la fin d’un certain ésotérisme

Q. Quelle place accordez-vous à ce que chacun aujourd’hui nomme « l’ésotérisme » ? Voyez-vous dans l’ésotérisme une situation radicalement nouvelle de la vie sociale et religieuse, un signe de transformation de l’Histoire présente ? Est-ce une révolte, le dernier soubresaut d’un monde en train de disparaître ou l’annonce d’une renaissance spirituelle ? Vous avez d’ailleurs intitulé votre dernier ouvrage « la fin de l’ésotérisme ». Qu’entendez-vous par là ?

R. Bien entendu, j’ai choisi un titre provocant, la provocation étant un moyen de communication utile aujourd’hui. Il faut secouer les gens pour qu’ils s’éveillent. Il est bien évident que l’ésotérisme, de par son essence, ne peut pas avoir de fin, dans la mesure où l’on admet que la connaissance en soi est toujours inachevée et inachevable, étant donné que c’est une question d’intensité. Mais « fin » signifie aussi que nous sommes dans une période de désoccultation et qu’il convient de réagir contre une certaine tendance des ésotéristes traditionnels à s’enfermer dans ce qu’ils appellent le secret. Certes, l’ésotérisme, en tant que corps de connaissance, aura toujours une frange secrète, ou plutôt un noyau secret (puisqu’encore une fois il est d’une intensité inachevable) ; mais le secret, en tant que forme moralisatrice de protection d’un corps de doctrine dont on ne connaît d’ailleurs pas le développement, me paraît quelque chose de très dégradé comme conception. C’est contre cela, finalement, que j’ai voulu être provocant. Attaquer les ésotéristes qui se servent dans leurs livres de ces formules : « Je connais beaucoup de choses, mais je ne peux pas les dire », « Je ne veux pas les dire ». Mais qu’ils n’écrivent pas de livres, alors ! Ce qu’on sait, on le sait, et l’on doit le dire. Pourquoi craindre le danger ? Les mots « danger » et « décadence », je ne les emploie pas ou je les mets entre guillemets.

Q. Mais je pense que, pour les ésotéristes qui sont, je crois, beaucoup plus occultistes qu’ésotéristes, il s’agit d’intéresser à tout prix par un pseudo-secret, par des points d’interrogation, par des conditionnels en succession infinie. Alors on voit apparaître dans ce sens de nombreuses collections d’ouvrages qui sont effectivement  la fin d’un certain ésotérisme, qui sont l’extrême du vulgaire. Par contre, on peut entendre aussi la fin de l’ésotérisme comme étant son accomplissement.

R. Parfaitement. C’est ainsi que je l’entends, dans le sens supérieur. Quand je parle de désoccultation, il est certain que c’est d’un accomplissement qu’il s’agit. C’est le besoin qu’a tout être qui cherche la connaissance, d’être illuminé par elle, et il est incontestable que l’illumination est un accomplissement. C’est assurément une fin, fin toute relative, bien entendu, que vous ressentez comme un absolu et dont vous savez bien que vous retomberez, quitte ensuite à rechercher une intensité supérieure. Mais il est certain que, chez les ésotéristes dont nous parlons, se développe aujourd’hui une sorte de « décadence ». Par exemple, le mépris qu’ils témoignent à l’Occident, à l’effort scientifique de l’Occident, est quelque chose d’incompréhensible.

Q. Le mépris de René Guénon à l’égard de l’Occident en est le meilleur exemple.

R. Il est très provocant, injuste. Mais Guénon vivait à une époque où il était nécessaire de détruire le scientisme.

Q. Guénon ne pouvant se convertir à l’hindouisme, se convertit à l’islam. Tout plutôt que l’Occident ! Partant de là, il échafaude des théories qui sont en soi assez discutables, celles de la Tradition primordiale. Celle-ci est reléguée dans un temps historique indéterminé, où les hommes sont parfaits, purs et connaissants. Il énonce alors ses idées sur l’initiation. Qu’en pensez-vous ?

 

R. Les moyens de communication que ces hommes pouvaient avoir avec le monde supérieur, avec le monde invisible, les forces divines ? Je crois qu’il est préférable de ne pas en parler, parce qu’on ne peut pas en parler. Alors, faire de ces êtres du début des temps de la Tradition, des êtres purs, omniscients, etc., cela ne fait pas très sérieux.

Q. Non seulement cela ne fait pas très sérieux, mais on retrouve tout un courant qui est pris chez Saint-Yves d’Alveydre et chez quelques autres, et la tradition de l’Aggartha n’est pas de Guénon.

R. Enfin, ces yeux tournés vers le passé, vers une sorte d’âge d’or perdu, non ! Ce n’est pas conforme à la vocation de l’Occident.

Le rôle de l’initiation

 

Q. Comment vous situez-vous par rapport aux doctrines « initiatiques » ? Pensez-vous qu’il y ait une initiation possible pour l’homme, la réalisation du « passage », faire mourir le vieil homme et renaître à la vie transcendante ? Qu’est-ce que l’initiation pour vous, et que pensez-vous des ordres initiatiques ?

R. Il se peut très bien qu’à une certaine époque historique, mal déterminée, les rites aient été un mode de communication nécessaire et privilégié, dans la mesure où l’on n’en connaissait pas la signification exacte : une sorte de magie que l’on retrouve dans certaines peuplades d’Afrique. Je crois que les rites d’initiation, tels que les conçoit Guénon, ont eu leur nécessité en Occident à une époque où, justement, la conceptualisation n’avait pas atteint le degré de nécessité et de clarté qu’elle peut atteindre aujourd’hui : de même que, dans certaines peuplades d’Afrique noire, la magie joue un rôle que joue en Europe la science. Je me rappelle l’histoire que me racontait un de mes amis. Il avait été désigné par je ne sais quelle société savante américaine pour faire une enquête auprès de peuplades primitives. Il voit, un jour, une vieille femme qui était en train de regarder le feuillage d’un arbre qui bougeait. Il dit : « Qu’est-ce que vous faites ? » Elle répondit : « Je passe » un message à mon petit-fils qui est à l’école et à qui j’ai oublié de dire ce matin de me rapporter du café. Je lui passe un message par le vent des arbres. » Il s’étonna, bien qu’il fût là pour faire des études sur la télépathie. Il demanda des explications. La femme était très gênée ; elle disait : « Vous êtes très forts, vous êtes de grands magiciens, vous avez le téléphone. » Elle considérait le téléphone comme un instrument de magie plus perfectionné. Le rite est simplement un medium de magie, moins perfectionné que le medium scientifique. C’est tout. Et l’on comprend que, selon les époques, les besoins de rites d’initiation diffèrent.

Q. Ce qui semblerait indiquer qu’aujourd’hui, selon vous, les rites d’initiation, l’appartenance à des sociétés secrètes, choses tant prônées par les milieux ésotériques de la fin du siècle dernier, ne représentent plus que l’ultime chatoiement d’un monde en voie de disparition.

R. C’est en ce sens, d’ailleurs, que j’ai parlé de la fin de l’ésotérisme — la fin d’un certain ésotérisme.

Le Renouveau de l’Occident

 

Q. Votre recherche politique se fonde sur une double connaissance : connaissance du monde spirituel traditionnel et connaissance de la technocratie moderne. Dès après la Seconde Guerre mondiale, vous avez entrepris une pénétrante méditation sur le rôle de l’Europe dans la politique future.

R. Depuis la guerre, l’Europe ne joue plus de rôle politique, ou, si elle essaie d’en jouer un, vous voyez au milieu de quelles difficultés et à quel niveau inférieur ! Actuellement, l’Europe, par l’intermédiaire des sociétés multinationales, est colonisée par l’aire américano-russe. De même, sur le plan de la recherche intellectuelle, palle marxisme russe. Nous avons à présent une aire américano-russe occidentale et une aire tibéto-chinoise. C’est dans ce sens que je donne à l’absorption du Tibet par la Chine une signification sacrée. Il y a là une véritable « théophagie ». Et c’est cela qui donne toute son amplitude au conflit est-ouest maintenant. L’Orient apparaît, de nos jours, devant la dégénérescence des religions occidentales, comme le porteur d’une puissance spirituelle par la révolution culturelle. Mais ce n’est là qu’une vision profane.

Q. Alors, selon vous, la Chine ne pourrait pas nous apporter, à nous Occidentaux, un renouveau des forces ordonnées face à une évidente dégénérescence des croyances judéo-chrétiennes et à un retour brutal des formes les plus frustes du paganisme ?

R. Je ne crois pas. Je crois que la révolution culturelle chinoise est une révolution collectiviste. Il est incontestable qu’en Chine, par exemple, les problèmes de l’homme intérieur ne sont pas posés. Le problème du sexe, celui de l’art, le problème métaphysique de la mort et de la religion sont éludés par le marxisme chinois. Or ce sont ces problèmes-là qui, dans l’invisible, commandent l’activité de la « prêtrise » occidentale à venir.

Les nouveaux prêtres… et les hippies

Q. Cette « prêtrise » invisible est-elle la suite moderne de l’antique caste des brahmanes védiques ? Voyez-vous en cela un renouveau possible à l’idée de castes ?

R. Absolument pas. Les prêtres invisibles sont des hommes qui passent au-delà des castes. Alors que les hommes de connaissance, les brahmanes, veulent institutionnaliser la connaissance, c’est-à-dire l’enfermer dans des églises, les prêtres invisibles refusent de se laisser institutionnaliser. Eux seuls sont les prêtres de la fin des temps, les nouveaux prophètes.

Q. Il est bon alors de rappeler qu’aux trois castes le plus communément admises prêtres, guerriers, agriculteurs vous opposez une vision nettement plus équilibrée de la société avec une division en quatre castes. Ces quatre castes seraient sommairement ordonnées comme suit : hommes de connaissance, de puissance, de gestion, d’exécution. Mais se pose à nouveau aujourd’hui le problème des hors-castes, les hippies et autres contestataires modernes.

R. Vous avez raison, et je suis persuadé que la mauvaise conception actuelle des quatre castes conduit à une méconnaissance de la hors-caste : celle d’en-bas disons les hippies — mais également celle d’en haut, les prêtres invisibles. Il y a incontestablement la caste des hippies qui refusent justement d’être des hommes d’exécution, de travail, mais qui ne sont pas, bien entendu, des « brahmanes ». Ils sont dans une hors-caste indéfinissable, et je crois cependant que leur rôle est capital, car c’est là que germent, dans ce terreau d’humus indifférencié, les nouvelles générations de castes. De ce point de vue, on peut même imaginer toute une sorte de géographie sacrée qui préciserait les zones de l’hémisphère occidental où apparaissent ces castes.

La notion de géographie sacrée

Q. L’existence de certaines zones privilégiées, de régions chargées de forces, d’énergies particulières, c’est pour vous, je crois, la géographie sacrée ou, tout au moins, sa structure de base. Ainsi, dans cette conception du monde, vous accordez à la Californie un rôle déterminant dans l’évolution et le développement des nouvelles hors-castes.

R. Oui, pour moi, sur un plan symbolique, la Californie est une ligne qui marque la limite à l’extrême ouest de l’Occident. Elle s’oppose à l’Amérique ; la Californie n’est pas du tout l’Amérique. Et c’est justement ce qui m’a conduit à penser qu’il y avait un symbolisme considérable dans la révolte des étudiants de Berkeley en 1964, qui a été la première manifestation dans le monde de la révolte des étudiants.

Q. Si la Californie n’est pas l’Amérique, mais l’Extrême-Occident, l’Occident n’est pas l’Europe. Je crois même que vous faites une différence fondamentale qui est, en quelque sorte, l’assise de votre géographie sacrée.

R. La distinction entre l’Europe et l’Occident est, pour moi, fondamentale. Dans notre cycle de temps, nul lieu au monde n’eut plus que l’Europe l’illusion de faire naître l’Histoire. L’Europe s’est vue comme déterminant et écrivant l’Histoire tout entière du cycle terrestre actuellement en cours, et une Histoire de plus en plus dense et dramatique. Je fais de la distinction Europe-Occident une clef fondamentale. Ainsi, l’Europe est construite, l’Occident est constitué. L’Est est le support d’une infinité passée, l’Ouest celui d’une infinité à venir : l’Occident est, entre eux, celui d’une infinité présente. Mais c’est justement parce que l’homme européen est pris actuellement dans l’implication infinie des liaisons historiques, et qu’il y est pris seul, qu’il est, à l’état naissant, le porteur de l’être occidental capable de transcender l’Histoire, de la vider de ses événements isolés et passagers et de faire émerger, ici et maintenant, une nouvelle conscience dans le monde. L’Occident est d’abord vision absolue du monde et de lui-même par la découverte d’une structure absolue. L’Europe vit en mode d’ampleur, l’Occident en mode d’intensité. L’Europe veut progresser en mode de sédimentation, l’Occident se résout en mode de cristallisation.

Q. Quel sens donnez-vous à cette opposition ?

R. Un sens dialectique. Ainsi l’Europe se livre au temps tandis que l’Occident lui échappe. L’Europe paraît fixe dans l’espace, c’est-à-dire dans la géographie, tandis que l’Occident y est mobile et déplace son épicentre terrestre selon le mouvement des avant-gardes civilisées. L’Europe est provisoire, l’Occident est éternel. Un jour, l’Europe sera politiquement effacée des cartes, mais l’Occident vivra toujours. L’Occident est partout où la conscience devient majeure.

Révélation et illumination

Q. Vous accordez une importance fondamentale à la notion de révélation dans toute votre œuvre. Vous acceptez l’idée qu’une connaissance peut venir subitement, sans apport intellectuel ; cette connaissance résume alors des formes très diverses du savoir. Elle est la gnose à l’état pur, une réalité universelle qui, soudain, relie l’homme à l’infini.

R. Tous, autant que nous sommes, nous avons eu des moments où la certitude en nous se passait de preuves. Ma propre certitude, à certains moments de ma vie, a été totale, immédiate, fulgurante. C’est ainsi que je puis vous dire, et de façon très précise, que j’ai reçu la révélation de ma clef numérique de la Kabbale le 5 avril 1946 à dix heures du matin, le Vendredi saint de cette année-là. La liste des valeurs ésotériques des nombres m’est venue globalement, sans nuance. Elle m’est tombée dessus comme un coup de tonnerre, à tel point que, pendant trois heures, je suis resté paralysé, dans un état d’immobilité absolue. Je brûlais et j’avais l’impression que ma tête allait éclater. Quand j’ai enfin pu me déplacer, je suis allé me coucher sous une tente qui était au fond du jardin. Pendant ce repos, chaque fois que j’essayais de deviner le sens précis de ma révélation, j’avais l’impression que tout pouvait sauter en moi. Une idée de plus, et mon cerveau sautait ; c’était bien un court-circuit qui s’était produit entre deux univers, le mien, celui de l’homme, et l’autre, celui de la révélation, du savoir infini, de la gnose abrupte. La notion de choc dans la révélation est, pour moi, très importante ; car je l’ai reçue comme un coup de bâton, direct, sans pitié, sans faiblesse. Mais il est, je crois, bien inutile de vous dire qu’au moment où j’ai reçu cette connaissance subite, je n’avais qu’une idée très vague de ce que la révélation m’apportait. Disons que je venais d’accrocher l’idée centrale. Ensuite, j’ai dû procéder aux applications intellectuelles. La révélation est comme un objet brut ; le stade de l’exégèse intellectuelle est celui du raffinement.

Q. Considérez-vous la découverte abrupte, la révélation comme la vérité absolue ?

R. Pas nécessairement. La certitude, aussi forte soit-elle, n’est pas forcément la vérité, même si elle s’accompagne de phénomènes étranges qui s’apparentent à ce que communément l’on nomme « Révélation ». La révélation n’est pas, pour autant, un terrain vague, une certitude reçue à travers un voile, le donné abstrait à partir duquel on tirera des élucubrations plus ou moins confuses. Elle est, au contraire, parfaite et précise ; elle s’apparente totalement à la gnose, c’est vrai ; or la gnose, c’est le domaine de la certitude absolue, instantanée et totale, sinon celui de la vérité.

Q. Du reste, dès que l’on se situe à ce niveau de la perception spirituelle, le mot « vérité », tel qu’il est communément utilisé, ne veut plus rien dire. La révélation transmise à l’homme qui vit dans le temps, dans les dimensions de l’espace, se heurte évidemment à un mur, le mur du temps. La connaissance ou la certitude intemporelles sont récupérées par des êtres qui vivent dans le temps. Ce glissement de l’intemporel au temporel affaiblit sans doute la révélation, lui fait perdre cette force immédiate, totale, instantanée et infinie qu’elle possède en elle-même.

R. Vous avez raison. Mais c’est la force de la loi du progrès : la loi de l’homme. La loi étant historique, soumise à la succession du temps, nous n’avons pas la prétention de tout vivre, de tout assumer, de tout comprendre, même nos propres moments de certitude, de révélation. Nous vivons cependant à certains moments dans des rapports privilégiés avec l’étincelle éternelle, avec l’Un informel : c’est alors la réalisation de l’homme intérieur, l’homme intérieur qui est en assomption tout au long des siècles, une assomption qui trouve sa plénitude, sa pleine réalité à chaque instant éternel de la révélation.

***

MEDITATION POUR LES DERNIÈRES FOIS

Heureux celui qui sait ne pas donner de raisons vaniteuses à ses défaites. Et encore plus heureux celui qui sait qu’il n’est pas de défaites.

Partout où nous irons désormais nous porterons en nous ce monde horizontal. Il est celui des ténèbres extérieures.

Mais la grande nouveauté est celle-ci : Ce monde ne sera plus jamais trop grand pour nous, c’est nous qui sommes devenus trop grands pour lui. Jamais plus nous ne pourrons dire comme Moïse : Je verrai la terre promise et je mourrai.

Nous avons déjà vu toutes les terres promises et nous survivons.

Ce soir, je rêve d’Archimède, insensible au tumulte des guerres et traçant sur le sable, du bout de sa canne, les figures géométriques de son énigme intérieure, tandis que le soldat, irrité, l’interpelle et se prépare à le tuer. Nous sommes voués comme lui à une connaissance et une immobilité infinies. En elles se tiennent toute dévotion, tout amour, toute adoration, tout accomplissement, tout service.

Et même si le sens de ce dernier mot nous échappe car il englobe tous les sens, et si, plus encore qu’à nous, il échappe aux Barbares, que ces derniers au moins, quand ils viendront, nous trouvent d’abord attentifs à notre art.

Rien ne peut sauver les corps. Mais on peut rêver d’un regard si plein de connaissance humaine que les corps tout entiers se perdent dans ce regard. Un jour, en rencontrant les yeux de l’homme immobile, l’assassin le moins capable de retour sur soi saura que cet assassiné était plus grand que lui. Au cœur le plus sensible de l’Europe, à l’endroit d’où elle se croit le plus absente, s’accumulent ce comble de refus et ce comble d’attention qui, par la réversibilité mystérieuse du rachat, constituent au contraire sa vraie présence.

Le goût des formes et des bavardages, la hâte du présent et la déception du lendemain, les petits brigandages politiques, le cynisme sans risques, la vulgarité des riches et la soumission des pauvres, et, par-dessus tout, l’impuissante nostalgie d’une beauté qui se refuse et d’une vérité qui se perd, composent une sorte de cri profond qui monte des plaines d’Europe, mais qui stagne dessus comme un brouillard d’hiver.

Ce désordre est trop grand. Comment en démêler les fils ? On peut aujourd’hui donner une sorte de curiosité fraternelle à ceux qui veulent mettre de l’ordre dans ce qu’on appelle le monde, et qui se jettent dans la foule.

Mais il y a temps pour tout sous le soleil.

Aujourd’hui, ce n’est pas dans ce monde qu’il faut mettre de l’ordre, mais dans nos pensées. Nous avons fait dans le monde assez d’expériences, et ce n’est pas en vain que nous en avons traîné le poids si haut. Le monde est ici, pas ailleurs.

J’essaie d’imaginer ce que pourront être ces heures de la transfiguration, quand les guerriers se feront prêtres, et, n’ayant plus rien à défendre qui ne soit détruit, se découvriront les hommes les plus riches du monde.

Extrait de l’Assomption de l’Europe (Paris, Flammarion, 1953).

POUR MIEUX CONNAÎTRE RAYMOND ABELLIO

De son vrai nom Georges Soulès, Raymond Abellio est ne le 11 novembre 1907 d Toulouse.

De 1930 à 1932, il est élève de l’École des ponts et chaussées. Ingénieur enfin, il commence une carrière qui le conduit dans la Drôme. C’est là qu’il prend contact avec le monde politique. Des 1932, il est nommé secrétaire fédéral adjoint de la S.F.I.O. En 1935, il est un des dirigeants de la dissidence socialiste connue sous le nom de Gauche révolutionnaire. A Paris, en 1936, il entre au cabinet de Jules Much. A partir de 1937, il est un des dirigeants du Parti socialiste, tout en gardant très évidente son optique Gauche révolutionnaires, que développent encore ses études marxistes et trotskystes.

Au cours des combats de 1940, il est fait prisonnier à Calais et se retrouve, pour quelque temps, dans un camp d’internement en Allemagne. Cette triste période sera occupée par quantité de réflexions. Il se lie avec différents officiers cagoulards qui partagent la même captivité. Ses options politiques sont remises en cause. Le marxisme, qu’il considéra toujours comme valable du point de vue de l’analyse économique et comme philosophie réflexive, l’a déçu, au moment de la guerre d’Espagne et du pacte Staline-Laval.

Pendant la guerre

En 1941, il est libéré et rentre en France. Il s’inscrit au Mouvement social révolutionnaire de Deloncle, dont il devient l’adjoint. Les rapports avec l’occupant restent tendus, malgré l’apparente reconnaissance du Mouvement social révolutionnaire par le nazisme.

L’année suivante, en 1942, un fait va déterminer le cours de l’évolution intellectuelle de Georges Soulès : sa rencontre avec Pierre de Combas. Ce dernier a une connaissance remarquable des grandes philosophies et doctrines traditionnelles, du judaïsme à l’hindouisme. Il a étudié les mouvements occultes et ésotériques occidentaux par ailleurs, il possède une excellente documentation sur les différents mystiques.

C’est Pierre de Combas qui, notamment, déterminera son évolution critique en face de la pensée de René Guénon.

La découverte de Husserl

Georges Soulès est bien à la recherche de tout autre chose. Son but : découvrir le véritable cheminement qui irait de la Tradition jusqu’à l’exploitation de toutes les ouvertures scientifiques offertes par le monde moderne. C’est dans ce sens, la découverte de Husserl et de la phénoménologie, découverte qui restera un des premiers événements de sa vie spéculative. La tradition hébraïque lui apporte, avec la Kabbale, les éléments du savoir religieux initiatique, tandis que la phénoménologie lui permet d’acquérir une méthode prospective et une charpente méthodique qui manquent aux traditions étudiées comme telles.

Dès cette époque sont en gestation les thèmes fondamentaux qui formeront la trame philosophique de ses livres. Selon lui, le politicien moderne est loin de représenter une vision réelle de ce que devrait être la politique authentique. Celle-ci serait, selon Soulès, appuyée à la fois sur un organisme de sociétés secrètes recelant des connaissances traditionnelles et sur un développement scientifique des facultés métapsychiques, afin d’influer, sans autres moyens que la réalisation mentale, sur les foules. La géopolitique occupe également une place dans la construction de son système. Les différents États, les continents eux-mêmes sont, certes, des réalités évidentes. Mais celles-ci ne sont quand même que les jouets de forces cosmiques et telluriques dont une plus exacte connaissance serait indispensable, afin d’accéder à la parfaite réalisation d’un pouvoir à la fois occulte et politique.

Après la guerre

En 1944, sa position devient de plus en plus difficile. Bientôt, on le recherche, et il doit se cacher.

En 1945, ce sont les gaullistes qui, à leur tour, le poursuivent. Commence alors pour lui une vie de traqué et de vagabond. Enfin, il quitte la France A la fin de février 1947. La Suisse sera son lieu d’exil jusqu’en 1951, époque à laquelle, à la suite d’un non-lieu, il rentre à Paris.

Ses années de fuite et d’exil furent les plus fructueuses, spirituellement. Sa vision du monde atteint un aspect prophétique. En 1946, il fait paraître, sous le pseudonyme d’Abellio, son premier livre. C’est un roman, Heureux les pacifiques, qui sera suivi de Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts ; enfin, beaucoup plus tard, de la Fosse de Babel. Ces trois livres forment une trilogie romanesque sur laquelle il fonde la partie la plus publique de son œuvre. Parallèlement, il développera des recherches, avec la Bible, document chiffré, Vers un nouveau prophétisme, Assomption de l’Europe et la Structure absolue (1965).

Ce dernier ouvrage, véritable somme philosophique, est une recherche fondée sur l’ésotérisme et la phénoménologie afin de cerner la clé universelle de l’être et du devenir, des situations et des mutations.

Le monde futur

Vers un nouveau prophétisme est un « essai sur le rôle du sacré et la situation de Lucifer dans le monde moderne ». L’Occident — et l’Europe en particulier — n’a pas terminé son rôle sur la grande scène de l’Histoire. L’ultime Occident est à naître, « quand les guerriers se feront prêtres et, n’ayant plus rien à défendre qui ne soit détruit, se découvriront les hommes les plus riches du monde » (Abellio, Assomption de l’Europe).

Abellio reconnaît que nous vivons la fin d’un cycle, les dernières saccades de l’agonie. Mais cette agonie est à la mesure de notre formidable destin luciférien. L’Europe accède à son assomption et le monde entier se développe et vit et meurt selon nos concepts, nos religions, nos hérésies et nos systèmes politiques.

Une situation retient tout particulièrement son attention : celle de la Chine, Abellio ne cache pas un certain pessimisme qui s’accompagne de visions apocalyptiques dans la Fosse de Babel.

OEUVRES DE RAYMOND ABELLIO

Aux éditions Flammarion :

« Heureux les. Pacifiques », roman

« Assomption de l’Europe », essai

« La fin de l’ésotérisme », essai

Aux éditions Gallimard :

« Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts », roman

« Vers un nouveau prophétisme », essai

« La Bible, document chiffré », 2 vol., essai

« La fosse de Babel », roman

« La structure absolue », essai

« Ma dernière mémoire », récit, le tome I est, jusqu’à présent, seul paru

« Un faubourg de Toulouse »

Dans une âme et un corps », Journal de l’année 1971

L’Europe transfigurée de Raymond Abellio

L’Europe transfigurée de Raymond Abellio

par Daniel COLOGNE

assEurope.jpgEn 1978, l’éditorialiste du Figaro-Magazine constate la désuétude du clivage idéologique Droite-Gauche. Louis Pauwels appelle de ses vœux une « redistribution des cartes », une recomposition des familles de pensée selon des critères « métapolitiques ». Un de ces critères est la vision de l’histoire.

La même année, dans le sillage de son exact contemporain Mircea Eliade (1907 – 1986), Georges Soulès alias Raymond Abellio (1) observe que « les anciennes conceptions linéaires et progressistes de l’histoire font place à des conceptions cycliques » (2).

La représentation circulaire du mouvement historique se réfère à la géométrie plane. Du point de vue de la géométrie dans l’espace, c’est en toute rigueur la « sphéricité » qu’il convient d’opposer à la « linéarité » (p. 64).

Dans la vision abellienne de l’écoulement du devenir s’enchevêtrent deux spirales, l’une montante, l’autre descendante : « la double torsion du temps » (p. 342).

La spirale ascendante se caractérise par un passage de l’ampleur à l’intensité. L’intensification est synonyme de transfiguration. Elle est notamment illustrée, au VIe siècle av. J.C., par le prophétisme juif, auquel la « Latinité » sert de relais ultérieur. Abellio désigne les Latins comme les « successeurs des Juifs à l’extrême pointe de la fonction d’analyse » (p. 105), tout en plongeant les racines de sa réflexion philosophique dans le riche terreau de la pensée germanique : Maître Eckhart, Spinoza, Nietzsche, Husserl (3).

La « Latinité de Marie » (p. 340) appelle quelques réserves, même si les hauts lieux de culte de la Vierge s’échelonnent de Fatima à Banneux en passant par Lourdes et de Garabandal à Beauraing en passant par San Damiano. Il ne faut pas oublier Medzugorje ni Chestokowa, ni surtout l’importance de la mariologie dans toute l’Église orthodoxe d’Europe orientale.

On peut aussi regretter l’inachèvement d’une cyclologie sacramentale limitée au baptême et à la communion. Abellio allèche le lecteur en prétendant « fonder une symbolique historique des sacrements » (p. 13), mais elle reste malheureusement à l’état d’esquisse. Elle ouvre pourtant d’intéressantes perspectives. La décadence d’une civilisation pourrait correspondre au sacrement de l’extrême-onction, l’apogée de sa caste sacerdotale à celui de l’ordination.

Un ouvrage d’une rare densité

Assomption de l’Europe renferme 352 pages d’une rare densité. Un quart de siècle sépare la première mouture de la seconde édition. Celle-ci ne comporte cependant qu’onze notes infra-paginales. Il y est peu question de l’Islam, dont le réveil sonne un an plus tard avec la révolution iranienne (1979). Il était difficile à l’auteur de prévoir la décomposition du marxisme, dont il proclame la « perpétuité » (p. 261), la chute du Mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne. Aussi cette dernière est-elle jugée politiquement « morte » (p. 7), au mieux « épuisée » (p. 9).

Plus clairvoyante s’avère la critique abellienne de l’américanisme et du soviétisme. L’un et l’autre sont renvoyés dos à dos comme de pitoyables dérives de théories économiques initialement européennes. L’Europe exporte vers l’Est « le socialisme libertaire et égalitaire » (p. 171) qui se « dénature » en « communisme dictatorial et niveleur » (p. 172). Elle propage vers l’Ouest « le capitalisme libéral et hiérarchisant » (p. 171) qui dévie « en productivisme monopoliste et planifié » (p. 172).

« Aux limites extrêmes de l’Ouest et de l’Est », Raymond Abellio discerne des « lieux d’évasion » (p. 187). La Californie et le Tibet sont comme des digues où « la vague d’activisme venue d’Europe » atteint son « maximum d’ampleur » (p. 145), se brise et épouse in fine un mouvement de « reflux » : le New Age et les révoltes étudiantes des années 60. Le Mai 68 de Paris est précédé par la contestation universitaire de Berkeley (1964). L’Europe tombe sous le charme d’un courant où se mêlent l’apologie de l’élan vital et l’éloge du lamaïsme d’Extrême-Asie (Ibid., note infra-paginale).

sem nome2.jpgMais remontons avec l’auteur à l’une des principales sources de « l’activisme européen » : la conquista des Amériques du Sud et centrale. Elle a vidé ces régions « de toute sève et de toute richesse pour en gorger l’Europe du moment, en sorte que les nations ibériques faillirent en mourir de pléthore et de paresse et furent même de ce fait écartées pour longtemps de l’activisme européen » (p. 233). A présent mûre pour un « futur engrossement » (p. 234), disponible pour accueillir une « migration du germe occidental » (p. 230), l’Amérique dite « latine » peut former avec l’Europe un des grands axes géopolitiques de demain, une sorte d’empire transocéanique reposant sur une puissante symbolique.

La direction Sud-Ouest correspond en effet à des moments clefs du cycle annuel et du cycle journalier. « Trois heures de l’après-midi », moment présumé de la Crucifixion de Jésus, « indique exactement l’heure du Sud-Ouest » (p. 232). Au cœur de l’été de l’hémisphère Nord, à mi-chemin entre le solstice de juin (Sud) et l’équinoxe de septembre (Ouest), dans le signe de feu du Lion que la tradition astrologique tient pour le domicile du Soleil, le calendrier festif catholique situe la Transfiguration (6 août) et l’Assomption (15 août). C’est un 6 août qu’explose la bombe atomique sur Hiroshima. L’humanité reçoit alors un « sacrement de sang » (p. 197).

Le destin spirituel de l’Europe

Dans ce genre d’évocation, l’écriture d’Abellio est saisie d’un lyrisme somptueux. « J’essaie d’imaginer ce que pourront être ces heures de la transfiguration, quand les guerriers se feront prêtres, et, n’ayant plus rien à défendre qui ne soit détruit, se découvriront les hommes les plus riches du monde » (p. 348, c’est nous qui soulignons).

Les Européens sont « des hommes qu’un siècle et demi de guerres a rejetés d’une aventure géante et pathétique » (p. 10). Quel destin leur convient-il ? Certes pas celui de « confédérés juridiques, bâtards de l’histoire » (Ibid.). Encore moins celui d’un pseudo-redressement qui se réduirait « à la réorganisation d’une maison de commerce mal tenue » (p. 11). Même « de l’Europe politique, il nous faut sortir » (p. 12), si la politique n’est plus que « dévergondage sentimental » de « boutiquiers » accoudés à leur « comptoir de chimères et de prébendes » (p. 11).

L’État de droit et l’économie de marché ne sont certes pas les apsides de « l’axe du bien », pour reprendre le sous-titre d’un livre récent. Une « politique de puissance » est-elle pour autant une judicieuse alternative ? L’auteur de cet ouvrage pense que non et estime opportun de rappeler que, pour l’Europe, « prendre conscience de son rôle sur la scène internationale » ne sera jamais « synonyme de projection de force ». L’actuelle Union européenne « a été fondée pour surmonter le jeu désastreux des politiques de puissance des États-nations. Elle ne pourrait donc pas, sans préjudice pour sa propre intégrité et pour la paix, mener à l’extérieur une politique contraire à sa nature même » (4).

La « nature » de l’Europe n’est ni marchande ni guerrière. L’Europe porte en elle le germe d’une révolution spirituelle, à condition de ne pas confondre la spiritualité avec le religieux ou le sacré. La nouvelle prêtrise évoquée par Abellio n’est pas un clergé de type médiéval ou une caste chamanique de mages ensorceleurs. C’est une aristocratie de savants dont la « longue mémoire » garantit la maîtrise de l’avenir, pour paraphraser Nietzsche. C’est une élite analogue à ces cosmographes chaldéens qui prétendaient détenir « des archives astrales s’étendant sur les 300.000 années écoulées » (p. 293).

L’Occident, devenir de l’Europe

Raymond Abellio nomme « Occident » ce germe spirituel enfermé au cœur de l’Europe. Dans l’acception abellienne du terme, l’Occident n’est donc nullement l’ensemble transatlantique euraméricain. Il ne s’identifie pas davantage à des États-Unis imbus de leur cocktail mercantiliste-belliciste, dont l’Europe devrait se distancier au nom du droit international ou de la primauté du spirituel. Pour Abellio, l’Europe doit devenir Occident pour se transfigurer. L’Occident, c’est l’Europe sublimée.

L’auteur d’Assomption de l’Europe avertit d’emblée : « Nous distinguerons fondamentalement l’Europe et l’Occident » (p. 29). Il confirme un peu plus loin : « L’Europe vit en mode d’ampleur, l’Occident en mode d’intensité » (p. 32). « Soumise au temps, c’est-à-dire à l’histoire », paraissant « fixe dans l’espace, c’est-à-dire dans la géographie » : telle est l’Europe. En revanche, l’Occident échappe au temps et à l’espace, il est méta-historique et méta-géographique, il est « mobile » et il « déplace son épicentre terrestre selon le mouvement d’avant-gardes civilisées » (p. 33). « Un jour l’Europe sera effacée des cartes, l’Occident vivra toujours » (Ibid.).

De préférence aux vocables « Orient » et « Occident » les dénominations « Est » et « Ouest » sont réservées au bloc communiste et aux États-Unis. Se référant aux travaux de l’astrologue André Barbault (5), Raymond Abellio écrit que « le couple Est-Ouest des U.S.A. et de Russie apparaît comme livré à la dialectique Uranus-Neptune » (p. 195). Certes, « les astrologues rattachent symboliquement Uranus aux U.S.A. » (Ibid., note infra-paginale) et à l’individualisme. Dans leur esprit, Uranus – « je cultive ma différence » – s’oppose à Neptune – « j’approfondis ma communion ». Pourtant, « ce fut toujours l’Est, le premier levé, qui défendit son originalité contre l’Ouest par des murailles de Chine ou des rideaux de fer » (p. 128). Derrière cette apparente contradiction se cache le secret de la « structure absolue » et une des clefs de la vision abellienne de l’histoire.

sem nome1.jpgLa « structure absolue » est l’inversion d’inversion en tant que processus intensificateur. Les valeurs symboliques des découvertes d’Uranus (1781) et de Neptune (1846) résident dans leur respective coïncidence avec les révolutions libérales bourgeoises et l’éclosion des mouvements ouvriers. Invertissant l’Ancien Régime, l’individualisme uranien est à son tour inverti par le collectivisme neptunien. Mais ce dernier intensifie le facteur Uranus sous la forme du culte de la personnalité propre à tous les régimes totalitaires : Führer, « père des peuples », « grand timonier », autant de variétés de l’archétype du « chef oriental » (p. 154).

Le collectivisme neptunien englobe une part d’Uranus (le culte du chef) tout comme l’aspiration uranienne « à commencer orgueilleusement l’avenir sans passé » (p. 121) renferme une part de Neptune (dieu des océans), qui réside peut-être dans l’utopisme démocratique des thalassocraties de l’Ouest. A l’opposé de celui-ci, l’Est « n’aspire qu’à recommencer vainement le passé sans avenir » (Ibid.). Le « fatalisme » de l’Est entre ainsi en rapport dialectique avec l’« optimisme » de l’Ouest. L’optimisme de l’Ouest n’est toutefois que « méconnaissance de sa folie ». Chaque principe porte en lui son contraire, à la manière du vieux symbole chinois de la non-dualité où la moitié blanche du yang entoure un petit point noir et la moitié noire du yin un petit point blanc.

Décadence de l’astrologie

Raymond Abellio ne se fait aucune illusion quant à l’astrologie « banale » et « vulgaire » (p. 292), dont il stigmatise « la diffusion croissante et charlatanesque » (p. 293). Mais il n’est guère plus complaisant envers les « savants profanes » aux « conceptions causalistes » qui, ignorant « l’implication indéfinie des corrélations » (p. 193), isolent le drame humain du drame cosmique, avec lequel il est pourtant en constante interaction. Depuis l’édit de Colbert (1666) et le Diktat de Marie-Thérèse d’Autriche (1756) expulsant l’astrologie des universités européennes, il ne subsiste plus, de l’antique art de la Muse Uranie, qu’une dérisoire parodie (contre-tradition) tout aussi ridiculement vilipendée par une « science moderne » (anti-tradition) limitée « depuis trois siècles » à une « quantification des faits » (p. 59). Rejoignant le diagnostic de René Guénon (1886-1951), Raymond Abellio condamne les « sciences européennes en crise » à « l’apprentissage sans fin de la multiplicité » (p. 31). Il place dans l’Europe transfigurée, qu’il nomme « Occident », l’espoir de « l’expérience unique de l’infinité » (Ibid., c’est nous qui soulignons).

L’Europe transfigurée en Occident suppose une révolution au niveau de la vision du monde. À « la durée linéaire et univoque des causes et des fins particulières » doit se substituer « la permanence sphérique d’une interaction globale dépourvue de cause et de fin » (p. 31). Ainsi tout « problème géopolitique » devient « un problème des hauteurs célestes » (p. 192).

Mais ailleurs, Raymond Abellio confesse que « jamais les situations célestes ne sont répétitives » (p. 62). Chassée par le grand portail du palais de la pensée, la « ligne du temps » rentre subrepticement par la porte de service, et l’on comprend pourquoi elle hante l’inspiration des Prix Nobel (Ilya Prigogine) et des académiciens (Jean d’Ormesson). La vision abellienne du monde est in fine non-dualiste. Elle illustre le propos de Leibniz, cité par René Guénon (6) : « Tout système est vrai en ce qu’il affirme et faux en ce qu’il nie ». Ainsi se résume peut-être l’essence de l’esprit européen.

Daniel Cologne

Notes

1 : Né à Toulouse en 1907, mort à Nice en 1986, Raymond Abellio est principalement connu pour son essai La Structure absolue, Paris, Gallimard, 1965.

2 : Assomption de l’Europe, Paris, Flammarion, 1978, p. 176. Toutes les citations suivies d’un numéro de page sont extraites de ce livre.

3 : Le Je transcendantal d’Edmund Husserl (1859-1938) est l’exemple – type d’intensification abellienne par rapport au Moi ordinaire.

4 : Louis Michel, Horizons. L’axe du bien, Bruxelles, Éditions Luc Pire, 2004, p. 72.

5 : André Barbault (né en 1920) a publié récemment un ouvrage de synthèse : Introduction à l’astrologie mondiale, Monaco, Éditions du Rocher, 2004.

6 : Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 1970.


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