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dimanche, 14 mars 2010

Le déclin comme destin

Le déclin comme destin

par Guillaume Faye

declin.jpgEn apparence l’erreur d’Oswald Spengler fut immense : il annonçait pour le XXe siècle le déclin de l’Occident, alors que nous assistons tout au contraire à l’assomption de la civilisation occidentale, à l’occidentalisation de la Terre, à la généralisation de cet « Occident » auto-instauré comme culture du genre humain, dont, suprême paradoxe, les nations néo-industrielles de l’Orient constitueront peut-être d’ici peu l’avant-garde. En apparence toujours, c’est au déclin de l’Europe que nous sommes conviés. Montée en puissance de l’Occident et perte de substance de l’Europe : les deux phénomènes sont sans doute liés, l’un entraînant l’autre. Tout se passe comme si, après avoir accouché de l’Occident, répandu aujourd’hui sur toute la planète, l’Europe épuisée entrait dans un nouvel âge sombre.

La thèse ici présentée sera simple : l’Occident n’est pas « en » déclin – il est au contraire en expansion – mais il est le déclin. Et il l’est depuis ses fondements, depuis son décollage idéologique au XVIIIe siècle. L’Europe, quant à elle, n’est qu’en décadence.

Déjà, parle l’étymologie : l’« Occident » est le lieu où le soleil se couche. Et, dans son essence, la civilisation occidentale, apparent mouvement ascendant, se confond en réalité avec une métaphysique du déclin, un dépérissement du principe solaire qui, superficiellement, semble la fonder. Ce déclin intrinsèque qui est la loi de l’Occident n’est pourtant pas facile à déceler tant il est empreint de paradoxes.

Premier paradoxe : alors que l’idéologie occidentale entre dans son déclin – déclin des théories progressistes, révolutionnaires, démocratistes, etc. – la civilisation occidentale connaît, même sur le plan politique, une expansion irrésistible de ses régimes économiques et politiques, qu’ils soient socialistes ou capitalistes, au détriment des traditions locales de souveraineté et de culture. Deuxième paradoxe : alors que l’Europe semble entamer, hélas, en tant qu’ensemble continental, un dépérissement dans un nombre impressionnant de domaines, l’Occident qui constitue, pour Abellio comme pour Heidegger, le fils métaphysique et géopolitique de cette Europe, explose à l’échelle de la planète entière. Troisième paradoxe : alors qu’au sein même de notre culture, nous vivons l’implosion du sens, le déclin des grandes valeurs constituantes, l’effondrement des ressorts spirituels, nous assistons en même temps à la montée en puissance de la partie matérielle de notre culture, de sa « forme », c’est-à-dire de ses manifestations technologiques et scientifiques qui sont en passe de détenir le règne absolu de la Terre.

La civilisation technique et économique qui, partie d’Europe et d’Amérique du Nord, gagne la planète entière, ne peut pas sérieusement être confondue avec un fait de « décadence ». Les historiens nous ont montré, par exemple, que la fameuse « décadence de l’Empire Romain », trop souvent et à tort comparée avec notre situation, s’accompagnait d’une régression des « formes » de civilisation : techniques, institutions, villes, infrastructures, échanges, etc.

Toujours de plus en plus de routes, d’usines, d’avions, d’écoles, d’hôpitaux, de livres, de pollution et d’êtres humains. Troisième paradoxe : plus la « structure » explose, moins ses assises idéologiques et morales semblent assurées. On assiste en parallèle à une explosion des formes de civilisation, et à une implosion des valeurs, des idéologies et surtout de tous les fondements moraux et spirituels qui confèrent un « sens » englobant aux sociétés.

Quatrième paradoxe : si l’on se contente même de considérer le secteur de la pure économie, on observe une crise des mécanismes mondiaux de libre-échange commerciaux et monétaires, mais en même temps une irrésistible progression des technologies et de l’organisation commerciale et scientifique de l’humanité. Cinquième paradoxe : à l’heure où l’effondrement des taux de fécondité partout dans le monde (commencé en France au XVIIIe siècle et dans le Tiers-monde ces dernières années) n’a encore donné lieu à la dénatalité que dans les seuls pays industriels, la population mondiale, du fait d’une loi arithmétique simple à saisir, continue de croître à un rythme exponentiel [1].

Ces cinq paradoxes sont inquiétants. Au lieu de vivre des déclins globaux et linéaires comme les autres civilisations qui nous ont précédés, nous subissons ce que l’on pourrait nommer un « déclin emboîté dans une expansion ». Comme si la civilisation occidentale était une machine devenue folle, son centre implose tandis que sa périphérie explose. L’Europe régresse, l’Occident se répand. Le sens disparaît, les formes croissent. Le « sang » s’évapore, mais les veines se ramifient en réseaux de plus en plus vides. De moins en moins de cerveau, mais de plus en plus de corps et de muscles. De moins en moins d’humanité, mais de plus en plus d’hommes. De moins en moins de cultures, mais de plus en plus de civilisation. Tout cela ressemble étrangement à une prolifération cancéreuse. Un cancer, en effet, c’est le déclin de la différenciation qualitative des cellules au profit du triomphe de la reproduction quantitative.

La logique profonde de l’Occident, à travers l’égalitarisme social, la conversion de toutes les cultures aux mêmes modèles politiques et économiques, à travers la rationalisation de l’existence que ne peuvent même pas éviter les régimes qui, dans leurs doctrines, la combattent, c’est depuis ses fondements la réduction de l’organique au mécanique.

Le suprême paradoxe de l’Occident, c’est que son assomption est, sous l’apparence de la croissance et de la juvénilité, une entropie, c’est-à-dire une homogénéisation croissante des formes de vie et de civilisation. Or, la seule forme véritable du déclin, comme nous l’enseignent l’astrophysique et la biologie, c’est précisément l’entropie : croissance cancéreuse des cellules indifférenciées ou, selon le deuxième principe de la thermodynamique, déperdition d’énergie par homogénéisation. De ce point de vue, l’essence de l’Occident, c’est le déclin, puisque sa raison d’être est l’uniformisation des formes-de-vie humaines. Et l’essence du « progrès », c’est l’entropie. La multiplication explosive des technologies vient masquer ce déclin à ses propres protagonistes, exactement comme, dans le processus tragique de rémission des cancéreux, la prolifération des cellules indifférenciées donne, pour quelque temps, l’illusion de la santé et de la croissance organique. L’Occident est un vieillard qui se prend pour un adolescent.

Mais, dans la mesure où cette civilisation occidentale entre dans son « troisième âge », connaît à la fois un triomphe de ses formes, de ses quantités, de son expansion statistique et géographique mais un épuisement de son sens, de son idéologie, de ses valeurs, on peut se demander si elle n’est pas au bord de la résolution de ce déclin qu’elle porte en elle. Hypothèse : ce serait toute la Terre alors qui entrerait dans le temps du déclin, puisque, pour la première fois, toute une civilisation l’unifie, une civilisation minée de l’intérieur. La civilisation occidentale ressemble aux arbres de Paris : ils continuent à pousser alors même qu’ils sont rongés.

On peut considérer que l’uniformisation de la Terre entière sous la loi d’une seule civilisation – politique, économique et culturelle – est un processus bio-cybernétique, puisqu’il s’agit, comme le montrèrent Lupasco et Nicolescu, d’une homogénéisation d’énergies. Pour l’instant cette entropie est « expansive » ; elle sera un jour, comme toute entropie dans sa phase n° 2, implosive. Et n’allons pas croire, comme l’imagine Lévi-Strauss, que de « nouvelles différences » et de nouvelles hétérogénéités puissent surgir au sein d’une civilisation mondiale devenue occidentale [2]. Il ne s’agirait que de spécificités superficielles, des folklores ou des « variantes ». Et, dans la mesure où cette accession historique de l’humanité à une seule et même civilisation occidentale, démocratique, prospère, individualiste et égalitaire constitue le projet des idéologies du Progrès depuis plus d’un siècle, qu’elles soient socialistes ou libérales, ne doit-on pas se demander si l’idée même de Progrès ne serait pas la figure centrale du Déclin ? La matière et l’essence du Progrès, c’est l’accès de tous les hommes à la même condition et à la même morale sociale, réputée universelle. En ce sens, les doctrines progressistes, sécularisant les religions monothéistes de la vérité révélée, entament un processus de fin de l’histoire, de fin des histoires de chaque peuple.

Nous entrevoyons cette fin de l’histoire aujourd’hui : statu quo planétaire par la menace thermonucléaire, condominium soviéto-américain sur le monde qui gèle les indépendances nationales, « gestion » techno-économique et financière d’une économie mondiale qui uniformise les modes de production et de consommation, etc. On ne cesse de dire, après Alvin Toffler, que nous entrons dans la « troisième révolution industrielle » ; c’est vrai, mais ne perdons pas de vue néanmoins cet étonnant paradoxe : au fantastique bouleversement des formes socio-économiques correspond la glaciation des formes politiques et « historiques ». Nous vivons une « mutation immobile ». Tout vibre (technologies, rapports sociaux et économiques) mais rien ne « bouge » (géopolitique) ; ou plutôt rien ne bouge encore. Et, comme la conscience historique, les idées et les valeurs, elles aussi, congèlent.

Derrière son triomphe, la civilisation occidentale voit aujourd’hui son ressort brisé : ses mythes fondateurs et ses idéologies dépérissent et se sclérosent. Le progressisme, l’égalitarisme, le scientisme, le socialisme ont désenchanté leurs partisans et ne mobilisent plus les énergies. Les modèles politiques d’une civilisation quantitative, tout entière fondée sur l’économie, ont produit à l’Est le totalitarisme tyrannique, à l’Ouest le totalitarisme doux et despotique de la société de consommation prévu par Tocqueville, et dans le Tiers-monde, l’ethnocide et le paupérisme de masse, ce dernier masqué par la triste mystique du « développement ». Devenues anti-révolutionnaires, les idéologies occidentales, à l’image de cette civilisation néo-primitive qu’elles représentent, convergent aujourd’hui dans un social-libéralisme tiède, cynique, sans projet, gestionnaire, inessentiel, rassemblé autour de la vulgate académique des « Droits de l’Homme », dont Claude Polin a bien montré l’inanité et l’inefficacité [3]. Privée de toute transcendance, organisée dans son principe autour du rejet de toute référence au spirituel, la civilisation occidentale est l’organisation technico-rationnelle de l’athéisme. Or, mutilée de ses dieux, quels qu’ils soient, une culture humaine se condamne à terme, même si par ailleurs brille l’éclat de Mammon, même si l’accumulation technologique, la progression nominale des revenus ou les « progrès de la justice sociale » donnent l’illusion de la vitalité.

Mais cette ascension de l’économie et de la technique, au nom de quoi la prendre pour une amélioration ? Il est facile de démontrer, par exemple, que les processus mentaux de la société de consommation, même du point de vue de l’intelligence gnoso-praxique et technicienne, ne sont pas nécessairement plus élaborés que ceux des sociétés traditionnelles. La société technicienne voit, concrètement, décliner l’incorporation de « spirituel » (Evola) ou d’« être » (Heidegger), et même peut-être aussi d’intelligence dans ses formes de vie [4]. Et, paradoxalement, puisque le monde, contrairement aux vues chrétiennes n’est pas dualiste mais associe dans une apparente contradiction ce qu’il y a de plus immatériel et ce qu’il y a de plus biologique dans la même unité organique et vitaliste, il n’est pas étonnant qu’au déclin spirituel corresponde aussi le déclin de l’esprit de lignage, le déclin démographique. Conscience biologique et conscience spirituelle sont liées.

La séparation opérée par le dualisme chrétien entre Dieu et le monde a profondément marqué la civilisation occidentale, rompant avec l’unité du transcendant et de l’immanent de la tradition hellénique. Pénétrant l’inconscient collectif et les formes de civilisation, ce dualisme a progressivement donné lieu à un désenchantement et à une désacralisation du monde, à une civilisation schizophrène : d’où les séparations mutilantes entre l’Etat-Père-et-Juge et la société, entre la Loi et le peuple, entre les rationalités du libéralisme et du socialisme et l’élan vital « aveugle » (mais donc clairvoyant parce qu’« obscur ») des civilisations, entre l’individu érigé en monade et ses communautés, entre la légitimité apparente de l’Occident, c’est-à-dire cette « démocratie » dont tous (tyrans compris) se réclament sans en percevoir le sens, et les aspirations réelles des populations, entre la Technique figure dominante du temps, et l’idéologie.

Ces deux derniers points méritent des précisions. Le divorce entre la Technique, aujourd’hui prosaïque et désenchantée et l’idéologie fut souvent mal compris, notamment par Spengler et Jünger. Ce n’est pas, selon nous, la Technique qui constitue la cause du matérialisme, de l’uniformisme et de la déspiritualisation de l’Occident ; mais c’est l’idéologie occidentale elle-même qui a fait de cette Technique le moteur de sa logique mortifère. La Technique est désenchantée et non désenchantement dans son essence. La raison en est ce divorce entre l’essence de la Technique qui est, comme le vit Heidegger, poétique, lyrique, faustienne, donc spirituelle et « artistique », et les idéologies dominantes en Occident qui n’assignent à cette Technique que le prosaïsme mécanique de la domestication par le bien-être et la finalisent comme « technologie du bonheur individuel ». Si la fusée Ariane ne fait pas rêver alors qu’elle le devrait, qu’elle devrait représenter pour notre imaginaire la « transfiguration des dieux », c’est parce que sa finalité est la retransmission des émissions de télévision, c’est-à-dire l’expression du « banal » le plus plat.

Et lorsque Gilbert Durand en appelle à la renaissance des ombres de l’imaginaire, seules capables peut-être d’affronter le désenchantement de la techno-société de consommation, ce n’est pas dans la consommation du passé, dans les musées, dans les études, dans les nostalgies, dans les mythes mis en fiches informatiques qu’elles pourront être retrouvées. C’est paradoxalement dans la contemplation brute des ordinateurs eux-mêmes, dans les fusées et les centrales, bref dans une Technique qui porte en elle le plus grand potentiel de rêve que l’humanité ait pu trouver et qui est aujourd’hui neutralisée, déconnectée, par des idéologies et des modèles sociaux tout entiers dominés par la petitesse domestique et la froide logique comptable des bureaucraties.

La deuxième conséquence grave du dualisme occidental porte sur le divorce entre le régime politique officiel (la fameuse « démocratie ») et la manière dont ce régime est concrètement ressenti, est socialement vécu par les prétendus « citoyens ». Nous ne pouvons ici qu’énumérer sans les développer les effets de ce divorce : non-représentativité radicale de la classe politique, toute-puissance des féodalités minoritaires (corporations syndicales, médias, réseaux bancaires, corps technocratiques), simulacre de participation électorale des citoyens au pouvoir par le caractère inessentiel des enjeux des scrutins, volonté constante des partis politiques de détourner à leur profit l’opinion réelle du peuple, etc. Plus que jamais, l’opposition entre pays réel et pays légal demeure la règle. Fondé sur la souveraineté du peuple, l’Occident l’établit moins encore que les sociétés traditionnelles tant décriées comme tyranniques. Dans cette affaire, le plus grave n’est pas l’absence de « démocratie » (mieux vaudrait à tout prendre un pouvoir qui reconnaisse officiellement l’impossibilité de la démocratie et qui fonde la souveraineté sur – par exemple – une autocratie sacralisée) mais la schizophrénie endémique, le mensonge permanent d’un système de pouvoir qui, à l’Est comme en Occident, tire sa légitimité d’un principe (le Peuple souverain) qui non seulement n’est pas appliqué, mais dont la principale préoccupation des classes dirigeantes est d’en interdire l’application.

En effet, que craignent et que combattent le plus les partis, les syndicats, les grands corps, les médias progressistes (et en URSS le PCUS) sinon la démocratie directe, sinon le césarisme référendaire où l’avis brutal du peuple s’exprime sans ambages ? Et pourquoi redoutent-ils tant ce peuple ? Parce qu’ils savent bien que dans ses profondeurs l’humanisme, l’égalitarisme éclairé, le cosmopolitisme déraciné n’ont pas de prise. Ils savent qu’au sein du peuple « ignorant », livré à lui-même sans l’encadrement des « élites » syndicales, partitocratiques et journalistiques, vivent toujours des valeurs et des aspirations qui ne correspondent pas à ce que les scribes, les technocrates, les politiciens et les prêtres attendent.

Ceux-là, qui tiennent la position d’« élites européennes » mais qui n’en ont pas la carrure, en proie au vide intellectuel et idéologique, se rallient comme à une bouée de sauvetage à la vulgate occidentale. La « droite » et la « gauche » politique font converger leurs discours appauvris dans le même atlantisme socio-libéral. Avec impudence, la gauche française, après l’échec prévisible de son « socialisme », accomplit les funérailles discrètes de celui-ci et se nomme porte-parole du capitalisme et de l’individualisme, abandonnant définitivement tout discours révolutionnaire. Ainsi naît, sur le plan idéologique comme sur le terrain politicien, une « gauche-droite », nouveau parti unique des démocraties occidentales, qui communie dans l’atlantisme, la défense de l’Occident (thème jadis des crypto-fascistes), le reaganisme, la philosophie sommaire des Droits de l’Homme et le conservatisme.

Cette « gauche-droite » idéologique et politique ne se caractérise pas seulement par son occidentalisme mais par sa dérive anti-européenne masquée par un anti-soviétisme primaire et un discours apparemment pro-européen. Il s’agit de nier toute spécificité et toute indépendance à l’Europe en la désignant comme simple zone (et comme bouclier) de l’Occident atlantique [5].

Or il se trouve que, pour la première fois sans doute dans son histoire, l’Europe n’a plus les intérêts de l’Occident (culturels, géopolitiques et économiques) et qu’un découplage de l’Europe et de l’Occident américanomorphe est devenu nécessaire. C’est précisément parce qu’elle participe exclusivement de la civilisation occidentale – qui fut jadis européenne mais qui ne l’est plus – que l’Europe est entrée en décadence.

Les figures de la décadence européenne sont connues. Rappelons-les pour mémoire : cette civilisation qui est toujours virtuellement la plus dense et la plus puissante de la Terre, gît, comme Gulliver enchaîné, démembrée par le condominium soviéto-américain. Privée d’indépendance politique, futur champ clos d’un affrontement entre les deux Super-Gros, l’Europe vit avec la perspective de son génocide nucléaire. Le « jour d’après » ne concerne pas, en réalité, nos deux protecteurs. Victime d’une guerre économique qui la désindustrialise, en proie au centre à la colonisation et à l’occupation et, à l’ouest, à la déculturation et à l’exploitation, l’Europe est également en chute démographique. Dans tous les domaines, après avoir explosé, l’Europe, comme un trou noir, implose. Elle entre, comme après la chute de Rome, dans un nouvel âge sombre.

Mais la décadence européenne est moins grave et n’apparaît pas de même nature que le « déclin explosif » qui porte l’Occident. Ce dernier, répétons-le, est le déclin ; il porte en lui le dépérissement de toutes choses. Le déclin d’un organisme est sans rémission, parce qu’il touche ses fondements et son principe. L’Occident a un principe, abstrait, c’est l’idéologie (américanisme ou soviétisme, tous deux sécularisations du christianisme). Or l’Europe n’est pas un principe, mais un peuple, une civilisation, une histoire, de nature vivante et organique et non pas mécanique. En ce sens l’Europe n’est qu’en décadence. Elle traverse un âge sombre dont elle peut se remettre. Elle est malade et peut se guérir par auto-métamorphose, alors que l’Occident est inguérissable parce qu’il ne peut pas se métamorphoser, parce qu’il obéit à une logique linéaire, ignorant tout polymorphisme. Comme le formule l’historien Robert Steuckers, l’Occident américain est l’alliance de l’Ingénieur et du Prédicateur ; l’Occident soviétique est l’alliance de l’Ingénieur et de l’Idéologue. Or l’Idéologue et le Prédicateur perdent, en ce moment même, leur légitimité, leur mystique, leur enchantement. Le travail de l’Ingénieur, qui n’était fondé que sur la corde raide de leurs discours et qui continue, pour un temps encore, par effet inertiel, son processus, est condamné à terme parce qu’il n’est plus alimenté. L’Europe, en revanche, est l’alliance de l’Ingénieur et de l’Historien. Le discours de ce dernier, irrationnel, fondé sur les profondeurs de l’imaginaire, peut sans doute entrer en crise comme aujourd’hui, mais il est inépuisable parce qu’il peut se régénérer selon le principe dionysiaque de perpétuelle efflorescence.

L’Europe n’est que provisoirement liée au discours occidental. Ses « principes de vie » sont multiples : un peuple ne doit pas son existence, à l’inverse de l’Occident américain ou soviétique, à un mécanisme idéologique, à une légitimité « politique » qu’il faut sans cesse justifier, ou, pire encore, à la logique quantitative de l’économie. Pour survivre, un vrai peuple – cas de l’Europe et de nombreuses civilisations du « Tiers-monde » – n’a rien « à prouver ». L’Occident, lui, doit sans cesse « prouver » ; or, c’est précisément ce qu’il ne peut plus faire…

La décadence de l’Europe est liée aux effets de la civilisation occidentale, qu’il s’agisse de l’américanisme et du soviétisme. Mais, paradoxalement, le déclin déjà commencé de cette civilisation, même si dans un premier temps paraît être la cause de la décadence européenne, sera, dans un second mouvement, la condition d’une régénération de la culture européenne.

La condition d’une renaissance européenne doit être trouvée dans une auto-métamorphose comme notre histoire en connut plusieurs : abandon des idéologies occidentales et naissance de nouveaux fondements que nous ne connaissons pas encore, qui ne peuvent être qu’irrationnels et spirituels, et qui, eux aussi, n’auront qu’un temps.

Mais la civilisation normalisée, ayant transformé en morale prosaïque et réglementaire ses propres principes spirituels fondateurs, ne laisse plus d’espace à la création de valeurs mobilisatrices. Le narcissisme devient la destinée d’individus qui s’isolent dans le présentisme face à une société devenue autonome, dont les normes n’ont d’autres fins qu’elles-mêmes. Dans ces conditions, peut-on considérer comme un « retour du sens », comme une réponse spontanée de la société aux structures normalisatrices, les multiples manifestations contemporaines qui, dans leurs « explosions », font apparemment échec à la transparence rationnelle des discours et à la froideur des mécanismes techno-économiques ? Les phénomènes récents de libéralisation des mœurs, l’inventivité des groupes qui viennent en « décalage » où la sociologie pense découvrir de nouveaux types de rapports humains, le mouvement diffus de réenracinement culturel qui semble annoncer un réveil des cultures populaires contre la culture marchande de masse, etc., tout cela augure-t-il un renouveau d’un « paganisme social » contre la normalisation des Etats-Providence ? Ou bien n’assistons-nous pas à la naissance de « soupapes de sécurité », comme des porosités dans le corps de la norme par où s’échapperaient, en quantités programmées, des énergies virtuellement dangereuses qui se verraient récupérées et neutralisées, transformées en « distractions », reproduites comme « loisirs » ? Il est difficile de répondre. Cependant on ne peut s’empêcher de noter que notre époque voit coexister deux phénomènes inverses, l’un de renforcement des normes techno-économiques, l’autre de libération des morales privées. L’hétéronomie sociale répond à l’autonomisation des règles non-économiques d’existence. Ce parallélisme, qui n’est pas forcément un hasard, nous incite à considérer très attentivement la fonction des mouvements de libération et d’innovation des mœurs, sans cependant négliger les espoirs qu’ils peuvent aussi susciter. Quoiqu’il en soit, pour répondre à ce désir de normalité, devenue normalisation effective, où nous enferme l’idéologie occidentale, je suis enclin à fonder plus d’espoir sur les peuples que sur les sociétés, ces peuples que mettent en branle non pas des « vibrations » de mœurs mais des mouvements de l’histoire. Or l’Europe, avant d’être une société, n’est-elle pas d’abord un peuple ?

Paradoxalement, la chance de l’Europe réside peut-être dans sa vieillesse qui peut se transformer en jeunesse : l’Europe touchée la première par la civilisation occidentale, réagira peut-être la première contre elle. En ce cas, la décadence serait un facteur d’anti-déclin, et la sénescence, un facteur d’expérience et de rajeunissement : revenus de tout, désenchantés, les néo-européens des jeunes générations qui, dans leur « docte ignorance », ne veulent même plus savoir ce que politique, démocratie, égalité, Droits de l’Homme, développement, etc. signifient, qui ne croient plus dans le prométhéisme vulgaire des mystiques socialistes ou capitalistes, reviennent, du fait de cette apparente dépolitisation, aux choses essentielles : « nous ne voulons pas mourir, avec notre peuple, écrasés par une guerre atomique en Europe dont les enjeux ne sont pas les nôtres ; nous ne voulons pas nous « engager » auprès d’une droite ou d’une gauche, d’un occidentalisme ou d’un soviétisme qui ne sont que les visages faussement antagonistes du même totalitarisme ». Ce discours est fréquent dans la jeunesse. Tant mieux ; c’est celui de l’« Anarque » d’Ernst Jünger. C’est un discours révolutionnaire et engagé sous des apparences de désengagement et d’incivisme. C’est l’attitude des neutralistes allemands qui n’expriment nullement une démission, mais une prodigieuse énergie, l’éternelle ruse du peuple qui sait qu’on peut se relever d’un « régime politique » mais pas d’un holocauste.

La renaissance arborescente, rusée ou inconsciente, des vitalités populaires de toutes natures contre l’ordre froid des planificateurs ou des libéraux, des centralisateurs ou des décentralisateurs, des politiciens, des « humanistes », des prêtres, des professeurs, des socialismes, des libéralismes, des fascismes – et même des « anarchismes »… – contre les règlements, les réseaux, les programmes et les circuits, contre l’égalité et l’inégalité, la justice et la tyrannie, la liberté et l’oppression, la démocratie et le despotisme, la société permissive ou le totalitarisme, bref contre tous ces faux contraires, ces fausses fenêtres des idéologies occidentales dont le dessein commun est, comme jadis Moïse, d’imposer leur Loi contre la vie et le réel, cette renaissance donc, constitue aujourd’hui, notamment dans les jeunes générations, la principale force de l’anti-déclin. En-dehors des Etats et des institutions officielles des pays occidentaux qui sont devenus aujourd’hui des forces de dépérissement, il faut parler d’une résistance populaire. Résistance aux décadences, au social-étatisme, aux plats pré-cuisinés des angélismes humanitaires et des croyances progressistes, résistance de la sagesse dionysienne face à la folie prométhéenne des niveleurs, résistance multiforme dont l’indifférence croissante envers la politique n’est qu’un aspect.

Ce vitalisme social n’est pas un désengagement, mais un engagement. Dans un monde où tout ce qui se veut légitime et institué en appelle au narcissisme de masse, au travail aliéné, au présentisme, au machinisme, au déracinement, de nouvelles énergies apparaissent spontanément et, malgré les pressions des pouvoirs et des pédagogies, osent « faire de la musique sans solfège ».

Fils de la décadence, les néo-européens, nouveaux barbares, ne connaissent même plus la vulgate du moralisme humanitaire occidental. C’est là l’effet pervers – et de notre point de vue positif – du déclin de l’éducation culturelle en Europe : sous prétexte d’égalité et d’universalisme, l’idéologie dominante a négligé l’enseignement de la culture élitaire. Mais elle a jeté le bébé avec l’eau du bain. Les jeunes générations se retrouvent peut-être déculturées, privées de mémoire, ce qui était le but recherché par les professeurs de déracinement, mais également – ce qui est sans doute un événement considérable – libérées de la scholastique et des tabous des idéologies mortifères de l’Occident. Les grands concepts sacrés (Egalité, Démocratie, Politique, Liberté, Economie, Développement, etc.), responsables du déclin, flottent désormais comme des corps morts dans le panthéon mental des jeunes générations.

De deux choses l’une alors : ou bien cette fin radicale de la « culture classique » (à laquelle appartiennent malgré tout toutes les catégories politiques actuelles et toute la mystique égalitaire de l’Occident) ne donnera lieu qu’au vide et à l’immersion dans le néo-primitivisme, ou bien elle laissera surgir le fond assaini du psychisme européen, le fond issu de notre « instinct grec ». Au diagnostic apparemment pessimiste de « fin de l’histoire » qui semble toucher les Européens, on peut objecter sans doute qu’à l’étage du quotidien, de l’intensité de la vie des sociétés, les « histoires » continuent de dérouler leurs stratégies et qu’il ne faut pas jouer les Cassandre. Mais, privées de la dimension « historiale » (et non pas « politique » puisque « politique », « individualisme » et « fin de l’histoire » vont ensemble) de leur existence, démunies de perspective souveraine, les sociétés européennes pourraient-elles mêmes encore connaître dans leurs dynamiques privées et quotidiennes, dans l’énergie secrète du peuple, « des » histoires, des aventures, des pulsions créatrices ?

Nul ne peut répondre. Deux repères positifs, deux puissants facteurs de régénération peuvent néanmoins être définis au sein même de la décadence. Premier repère : le foisonnement dionysiaque de nouveaux comportements sociaux parallèles, sécessionnistes, sensuels, liés à une renaissance contemporaine de l’esthétique européenne, qui biaisent les institutions, les savoirs institués, les réseaux technocratiques, et que la sociologie de Maffelosi met en lumière, constituent à la fois le signe que la moralité réglementée, que le bourgeoisisme technomorphe de la civilisation occidentale (c’est-à-dire du déclin) butent sur l’inertie du peuple, mais aussi qu’on assiste à un regain de l’imaginaire, de l’irrationnel, de forces quotidiennes inconscientes de leur puissance. Ces forces sont celles qui donnent aux nations de grands artistes, de grands entrepreneurs. Comme la graine pendant l’hiver, nous devons coûte que coûte espérer que germent les énergies de la société civile. Demain, elles peuvent être fécondées par une souveraineté à venir, si le Destin qui ne reste jamais longtemps muet le décide.

Deuxième repère. A ce facteur de régénération intérieure, vient s’ajouter un motif possible de régénération extérieure. Il s’agit paradoxalement du grand « risque » de voir la civilisation progressiste et mondiale de l’Occident sombrer dans la crise géante. Le déclin latent deviendrait, au sens de Thom, catastrophe. En effet, à la période actuelle d’auto-résolution des crises par une fuite technologique en avant, à la macro-stabilité du système occidental, peut fort bien succéder une déstabilisation assez brutale. Nous nous dirigeons de fait vers une fin de siècle où vont converger des évolutions dont le parallélisme est pour l’instant facteur de « croissance » (cancéreuse) mais dont la rencontre, et la fusion, risquent d’être la cause d’un déséquilibre géant et planétaire. Ces « lignes évolutives » sont : les déséquilibres économiques croissants provoqués par le « développement » néo-colonial du Tiers-Monde, les effets cumulés du gel géostratégique (statu quo) imposé par les superpuissances combiné avec la sophistication et la densification des armements hyperdestructifs, la continuation de la déchéance de la démocratie à l’Ouest comme à l’Est, l’écart démographique Nord-Sud qui se creuse, l’écart population-ressources dans les pays pauvres, la montée des forces d’auto-affirmation nationales et religieuses dans le Tiers-monde parallèle au renforcement d’une technostructure mondiale, etc.

Notre temps est dominé par la menace d’un « point de rupture » qui se profile à l’horizon de la fin du XXe siècle, où l’humanité pléthorique se heurtera à des défis convergents à la fois alimentaires, écologiques, géopolitiques, etc. Or, aucune société traditionnelle ne peut les résoudre. Le retour à un modèle « holiste » et anti-technique de civilisation est impossible. Sommes-nous condamnés à la normalité occidentale ? L’ambiguïté de la modernité se reconnaît à ce qu’elle s’instaure comme seul remède des maux qu’elle a suscités. Pourtant, et pour ne donner que l’exemple de l’économie, il serait intéressant de prêter l’oreille à des nouvelles doctrines qui tentent de résoudre cette contradiction ; elles nous semblent bien plus originales que l’imposture intellectuelle du retour d’Adam Smith sous le visage publicitaire des « nouveaux économistes ». Ces nouvelles doctrines auxquelles je fais allusion, défendues en France par François Perroux, André Grjebine, François Partant, etc., préconisent l’abandon, non pas de l’industrie et de la technologie, mais de la norme universelle d’un marché et d’un système d’échange et de production planétaires. Elles se prononcent pour la construction progressive de zones « autocentrées », où les unités culturelles, politiques, économiques et géopolitiques se recouvriraient, où le productivisme marchand, le contenu des « besoins » humains, et la place de l’économique dans la société seraient repensés de fond en comble. Il s’agit, en quelque sorte, de penser une modernité qui ne soit plus mondialement normative.

Brutale ou progressive, la vraie crise est devant nous. Ou bien elle débouche sur le déclin définitif, le baiser des mégatonnes, le grand soleil nucléaire qui peut fort bien illuminer la fin de ce siècle du feu de l’holocauste des vertébrés supérieurs, ou bien, en-dehors de cette perspective à la fois terrifiante et très esthétique, la civilisation occidentale, butant sur cette « convergence des évolutions », ne pourra plus physiquement continuer à fonctionner. Faute de l’avoir envisagé sereinement, nous serions alors contraints d’organiser, au bord du tombeau, l’autarcie économique, la post-démocratie, bref de nouveaux principes politiques de vie en société. Ces principes ne seraient certainement plus ceux du progressisme occidental. Chaque région du monde improviserait sa solution…

Alors, pour éviter une telle improvisation, il appartient peut-être aux intellectuels éclairés, ceux qui aujourd’hui échappent aux grandes dogmatiques ridées de l’humanisme, du libéralisme, du socialisme, etc., de réfléchir à ces nouveaux principes, à des valeurs post-modernes capables de prendre le relais de cette longue procession d’illusions qui se confondent aujourd’hui avec le déclin et qui forment encore, hélas, le corps de cette vulgate occidentale qui tient lieu de savoir aux élites européennes.

notes
[1] Cf. sur ce point, Alain Girard, L’homme et le nombre des hommes, PUF, 1984.
[2] Claude Lévi-Strauss, Paroles données, Calmann-Lévy, 1984.
[3] Claude Polin, L’esprit totalitaire, Sirey.
[4] Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines, Trédaniel, 1984.
[5] Cf. à ce propos, Laurent Joffrin, La gauche en voie de disparition, Seuil, 1984.

Ce texte est extrait de la brochure de Guillaume Faye, L’Occident comme déclin, 1985. Les caractères gras ont été ajoutés par le compilateur.

Notice sur Raymond De Becker

Notice sur Raymond De Becker

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Moulinsart
Né en janvier 1912 à Schaerbeek, Raymond De Becker fréquente dès l'adolescence les cercles de l'Action Catholique dont la plupart des militants sont partagés entre monarchisme maurrassien et fascisme italien. Jeune homme enthousiaste et charismatique, Raymond impressionne son entourage par son intelligence et sa culture encyclopédique. En 1929, il rencontre Hergé pour la première fois au sein de la Jeunesse Indépendante Catholique dont il est le secrétaire général. Impressionné par ce brillant cadet, le père de Tintin accepte de dessiner pour "l'Effort", le bulletin de la J.I.C., et d’illustrer les propres ouvrages de Raymond : "Le Christ, roi des Affaires" (1930), "Pour un Ordre Nouveau" (1932) et "Destin de la France" (1937). Convaincu d’avoir un rôle important à jouer dans les années à venir, Raymond De Becker acquiert de plus en plus d’assurance : il s’éloigne du catholicisme et ne craint plus d’affirmer son homosexualité. Politiquement, il s’implique davantage et commence à fréquenter les salons germanophiles bruxellois. En décembre 1939, il fonde l’hebdomadaire neutraliste "L’Ouest" dans lequel Hergé publie les "exploits" de Monsieur Bellum, caricature du Belgicain francophile et va-t-en-guerre. Peu diffusé, encore moins lu, "L’Ouest" cesse rapidement de paraître.


La victoire des troupes de Hitler et l’Occupation sont accueillies favorablement par Raymond De Becker : le temps est venu pour lui d’exposer et d’imposer ses projets politiques au plus grand nombre. Dès l’été 1940, les autorités allemandes lui confient la direction du "Soir", le principal quotidien belge. Raymond ne manque pas de solliciter Hergé qui, le 17 octobre, entame dans le journal de son ami une nouvelle aventure de Tintin : "Le Crabe aux Pinces d'Or". Très vite, la ligne éditoriale du "Soir" se radicalise : déjà farouchement anticommuniste, De Becker n’hésite plus à publier des articles violemment antisémites. Parallèlement, il tente de fonder un "Parti Unique des Provinces Romanes" qui défendrait les intérêts des populations wallonnes dans la nouvelle Europe, mais les Occupants n’approuvent pas ce projet qui pourrait faire de l’ombre à Rex, le parti de Degrelle. A l’automne 1943, Raymond De Becker n’est plus convaincu de la victoire du Reich : il clame son intention d’abandonner la politique de Collaboration. Arrêté le 5 octobre, il est placé en résidence surveillée dans les Alpes bavaroises. Il y demeure jusqu’à la fin des hostilités puis rentre en Belgique où il se constitue prisonnier le 9 mai 1945.


Le 24 juillet 1946, le Conseil de Guerre de Bruxelles le condamne à mort, notamment pour avoir "ébranlé la fidélité des citoyens envers le Roi et l’Etat". Un an plus tard, sur appel, sa peine est commuée en prison à perpétuité puis, par voie de grâce, réduite à 17 ans de réclusion. Le 22 février 1951, De Becker est finalement libéré à condition de quitter sans délai la Belgique et de s’abstenir de toute activité politique et éditoriale. Pendant la détention de son ami, Hergé n’avait cessé de l'encourager et de correspondre avec lui. Raymond délivré, le dessinateur l’aide à se loger décemment à Paris et parvient même à lui trouver un emploi d’"inspecteur des ventes dans les librairies suisses".


En prison, Raymond De Becker s’était vivement intéressé à la psychanalyse. En liberté, il devient rapidement le principal exégète de l’œuvre de Carl Gustav Jung qu’il rencontre à plusieurs reprises. De Becker encourage Hergé à lire les ouvrages du père de l’"Inconscient Collectif" et à entamer une psychanalyse auprès de son disciple, le docteur Riklin.


En quête d’un nouvel auditoire, Raymond ne cesse de publier. D’une insatiable curiosité, il explore des domaines particulièrement variés : le cinéma ("De Tom Mix à James Dean, ou le mythe de l’Homme dans le cinéma américain", Fayard, 1959) , l’homosexualité ("L’Erotisme d’en face", Pauvert, 1964), le paranormal ("Les Machinations de la Nuit", Planète, 1965) ou encore les philosophies orientales ("L’Hindouisme et la crise du monde moderne", Planète, 1966). Dans les locaux de la revue "Planète", il côtoie deux très bons amis de Hergé : le scientifique Bernard Heuvelmans et l’"initié" Jacques Bergier (Mik Ezdanitoff dans "Vol 714 pour Sydney").


Jusqu’à sa mort à Paris, en 1969, Raymond De Becker sera pour Georges Remi plus qu’un ami fidèle : un véritable passeur qui, grâce à ses ouvrages et à ses conseils de lecture, l’aidera à surmonter ses crises, à tendre vers cette sérénité que le père de Tintin désirait plus que tout.

Entourage de Hergé

(Objectif Tintin remercie grimonpont, le capitaine Haddock, Tryphon Tournesol, Moulinsart, Jolyon Wagg, Tan Tan & Milou pour cet article :-)

Ernst von Salomon - Der Geächtete

Ernst von Salomon – Der Geächtete

Geschrieben von: Matthias Schneider - Ex: http://www.blauenarzisse.de/  

Freikorps2-f9911.jpgWird heute über die Konservative Revolution gesprochen, fallen den meisten wohl als erstes Oswald Spengler, Ernst Jünger oder Carl Schmitt als zentrale Theoretiker dieses Zirkels ein. Des weiteren Namen wie Stefan George oder Gottfried Benn, welche zuvorderst durch ihre lyrischen Werke bestachen und mit selbigen fester Bestandteil des Literaturkanons sind. Häufig unter den Tisch fällt aber Ernst von Salomon – völlig zu Unrecht.

Ein Preuße durch und durch

Über Spengler und Co. ist eine nicht unbeträchtliche Menge an Sekundärliteratur aus sowohl politologischer als auch literaturwissenschaftlicher Feder vorgelegt worden. Über Ernst von Salomon gibt es dagegen bei weitem nicht so viel. Die Sekundärliteratur zu seiner Person und seinem Schaffen lässt sich an maximal zwei Händen abzählen. Im Vergleich zu den Werken seiner Kollegen sind von Salomons heute weitgehend unbekannt. Eigentlich recht verwunderlich, besonders wenn man an seinen 1951 erschienenen Roman „Der Fragebogen“ denkt, welcher zum letzten nicht-linken Bestseller deutscher Sprache werden sollte. Von Salomons Wirken bis zur Veröffentlichung desselben evoziert das Bild eines bewegten, fast schon abenteuerlichen Lebens.

Geboren wurde Ernst von Salomon am 25. September 1902 in Kiel. Seine Familie stammte ursprünglich aus Venedig. Das zum damaligen Zeitpunkt preußische Kiel sollte ihn deutlich prägen. Die preußischen Tugenden verinnerlichte er schon sehr früh. Zusammen mit seinem preußischen Idealbild eines autoritären Staates sozialistischer Prägung ließ er sie zu seiner grundlegenden Lebensmaxime werden. Den entsprechenden charakterlichen Schliff erhielt er in einem preußischen Kadettenkorps. 1919 trat von Salomon in das Freiwillige Landesjägerkorps „General Maercker“ ein. Er wollte das besetzte Deutschland im Kampf gegen den Bolschewismus verteidigen. Neben der Aufgabe, kommunistische Aufstände niederzuschlagen, bestand schließlich ein weiteres Betätigungsfeld im Abschirmen der Weimarer Nationalversammlung. Hier fühlte sich von Salomon deplaziert und ausgenutzt. Es war ihm unklar, wie seine Aufgabe eigentlich auszusehen hatte.

Politischer Aktionismus als Selbstzweck?

Was von Salomon schon früh kennzeichnen sollte, war sein unbedingter Handlungswille: „Nicht das war wichtig, dass, was wir taten, sich als recht erwies, sondern dass in diesen aufgeschlossenen Tagen überhaupt gehandelt wurde.“ Die Frage nach der internationalen Verortung Deutschlands beantwortete er mit seinem erneuten Gang an die Front im Baltikum. Hier kämpfte er Seite an Seite mit den Engländern gegen ein Vordringen der Bolschewisten. Er wurde dafür, wie alle deutschen Truppenangehörigen, die sich zu diesem Schritt entschlossen hatten, von seinem Heimatland mit Verachtung gestraft. Orientierungslos und desillusioniert begaben die Truppen sich Ende 1919 in die Heimat zurück.

Nach Beteiligung am missglückten Kapp-Putsch und kurzzeitigem Aufenthalt in der Reichswehr sollte es zunächst der Kreis um den Brigadeführer Ehrhardt, ein Zusammenschluss von Freikorps sein, dessen Reihen von Salomon sich einzugliedern gedachte, um durch verschiedene Aktionen Widerstand gegen die Besatzung durch die Franzosen zu leisten. Der Wille zum unbedingten Handeln ebnete so den Weg für verschiedene Attentate, denen schließlich am 24. Juni 1922 auch Walther Rathenau zum Opfer fallen sollte.

Rathenau wurde nicht nur als Vertreter des Liberalismus, sondern auch als Erfüllungspolitiker und rechte Hand der Siegermächte geschmäht. Diesen verhängnisvollen Schritt sollte von Salomon später bereuen. Zum einen, weil er damit gegen seine preußischen Werte verstoßen hatte. Außerdem weil seine Beihilfe zu diesem Mord an einem Juden, wenn auch in seinem Fall nicht antisemitisch begründet, einen nicht unbeträchtlichen Eindruck auf Adolf Hitler machen sollte. Hitler feierte die Attentäter fortan als Vorläufer der nationalsozialistischen Bewegung. Von Salomon missfiel das sehr.

Nationalrevolutionäre Bekanntschaften: Hielscher und Jünger

Er wurde zu fünf Jahren Zuchthaus verurteilt, schwor seinem einstigen Extremismus ab und begann während dieser Zeit an eigenen Schriften zu arbeiten. Bereits 1927 entlassen schloss von Salomon Bekanntschaft mit verschiedenen nationalrevolutionär gesinnten Zirkeln. Er verkehrte unter anderem mit Friedrich Hielscher und Ernst Jünger, für deren Zeitschrift Vormarsch er als Redakteur tätig war. Während dieser Zeit engagierte er sich für die Landvolkbewegung in Schleswig-Holstein.

Das führte schließlich zu einer erneuten Verhaftung, da die aufständischen Bauern auch Bombenanschläge, allerdings nur auf Gebäude und Privatwohnungen von Regierungsvertretern, verübten. Zwar sprach sich von Salomon gegen diese Vorgehensweise aus, konnte die Bauern aber nicht davon abbringen. In der Folge wurde er mit einem Anschlag auf den Reichstag in Verbindung gebracht und zu weiteren anderthalb Jahren Zuchthaus in Moabit verurteilt.

Das literarische Werk: „Die Geächteten“, „Die Stadt“, „Die Kadetten“, „Der Fragebogen“

Während dieser Zeit verfasste von Salomon sein erstes größeres Werk, den autobiographischen Roman „Die Geächteten“. Darin erläutert er unter anderem die genauen Umstände und Beweggründe für das Rathenau-Attentat und rekapituliert die Zeit im Gefängnis. Der Titel veranschaulicht von Salomons Selbstverständnis: Immer sah er sich als einen Außenstehenden. Weder in der Weimarer Republik noch im Dritten Reich noch in der Bundesrepublik fühlte er sich je heimisch und dem herrschenden System zugehörig, sondern ausgeschlossen und eben geächtet.

Auf den Romanerstling von 1930 sollte schon zwei Jahre später „Die Stadt“ und schließlich 1933 „Die Kadetten“ folgen. Letzterer handelt von seiner eigenen Jugend im Kadettenkorps und stellt auch eine Art Loblied auf diese Zeit dar. In dem Werk „Nahe Geschichte“ (1936) bemühte sich von Salomon darum, die ideologische Trennlinie zwischen den Freikorpsverbänden, zu denen er sich einst gezählt hatte, und den Nationalsozialisten herauszustellen, insbesondere vor dem Hintergrund der zunehmenden Vereinnahmung ersterer durch letztere: „Die Partei wird wohl schwer zu schlucken haben an dem eindeutigen Verhältnis der Freikorps, auf die sich die Partei als ihre Vorgänger beruft, als Korporationen eines starken Staatsbewusstseins gegenüber dem Volk, welches freilich in allen seinen Manifestationen gegen den staatlichen Willen stand.“

Sein wohl größter Erfolg dürfte aber der ebenfalls wieder autobiographisch angelegte Roman „Der Fragebogen“ sein. Selbiger gilt heute als erster großer deutschsprachiger Nachkriegsbestseller. Er lässt die eigens durchlebten letzten 50 Jahre deutscher Geschichte inklusive aller Biegungen und Brechungen in Form von Antworten auf die im auszufüllenden Entnazifizierungsfragebogen gestellten Fragen Revue passieren. An Zynismus wird hier sowohl in Bezug auf die eigene Vergangenheit mit allen Jugendsünden als auch den vom Autor strikt abgelehnten Nationalsozialismus nicht gespart. Gleichzeitig werden die Fragen sarkastisch-spöttisch kommentiert und insbesondere die Entnazifizierungspraxis der Amerikaner kritisiert.

Von Salomon kritisierte die Alliierten ebenso wie die Nationalsozialisten

Von Salomon scheut sich nicht, konkrete Vergleiche zu den Methoden der Nationalsozialisten anzustellen. Etwa wenn die Häftlinge in den Internierungslagern der Alliierten grundlos als Kriegsverbrecher beschimpft, verprügelt oder mit Urin bespritzt werden. Dass solche Themen auf Seiten der Kritiker, auch schon unter Adenauer, für hitzige Diskussionen und Anfeindungen gegen von Salomon führten, lässt sich leicht vorstellen.

Der Hauptvorwurf an von Salomon dürfte wohl gewesen sein, durch die mitunter zugegebenermaßen etwas undifferenzierte Anklage der Amerikaner, den NS zwangsläufig aufgewertet zu haben. Dass dies keineswegs gewollt war, dürfte anhand von Salomons mehr als einmal deutlich formulierter Abneigung gegenüber Rassismus und Antisemitismus sowie dem totalitären Charakter des NS deutlich geworden sein. Nicht umsonst gab er Ille Gotthelft, eine Jüdin, als seine Frau aus, um sie vor der Verfolgung durch die Nazis zu schützen.

Deutscher Selbstbehauptungswille im verdammten 20. Jahrhundert

Ungeachtet der teilweisen negativen Kritikerstimmen war der Roman ein großer literarischer Erfolg. Auch heute noch lohnt es sich, ihn zu lesen. Von Salomon tritt hier für einen deutschen Selbstbehauptungswillen ein, welcher sich ressentimentfrei und absolut tolerant gegenüber jedweder politischer Idee, solange sie nicht ins Verbrecherische ausufert, zeigt und spricht sich gegen die Kollektivverdammung der eigenen Nation aus. Allerdings reichte der Erfolg des „Fragebogens“ nicht zum Leben und so verfasste von Salomon unter anderem wenig ernstgenommene Drehbücher für Filme. Es wurde zunehmend stiller um ihn. Ernst von Salomon starb am 9. August 1972.

Heute ist seine schillernde und facettenreiche Persönlichkeit weitgehend in Vergessenheit geraten. Auf manche mag von Salomons preußischer Geist antiquiert wirken. Seine Ideen und Betrachtungen sind aber bis heute sehr scharfsinniger Natur. Seine Erfahrungen bieten dem Leser ein weitreichendes Panorama über ein spannendes Leben in schwierigen politischen Zeiten.

La correspondance de Céline en Pléiade

La correspondance de Céline en Pléiade

Nonfiction.fr, 25/01/2009 : “Être de la Pléiade” est une des grandes obsessions littéraires des dernières années de Céline, “fameuse idée” qui lui vient dès 1956, et dont il sera question dans une bonne partie de ses lettres à Gaston Gallimard : “Les vieillards, vous le savez, ont leurs manies. Les miennes sont d’être publié dans La Pléiade.” C’est chose faite un an après sa mort, et parachevée par la parution de cette anthologie, qui rassemble 50 ans de correspondances, dont une partie inédite. Avec ce volume, la maison Gallimard met la dernière pierre à son entreprise de réédition des correspondances céliniennes . Céline aura pourtant donné du fil à retordre à ses fondateurs. S’il rend hommage à la NRF de l’avoir généreusement accueilli, c’est pour préciser entre parenthèses “avec 20 ans de retard”. La veille de sa mort, cet enragé menace Gallimard, s’il n’augmente pas les termes de son contrat, de louer un tracteur et de “défoncer la NRF”. Constamment persuadé d’être floué, il reproche à Gallimard de ne pas faire assez de publicité pour ses livres, de ne pas le remercier pour sa dédicace dans Féerie pour une autre fois, de ne pas répondre assez vite à ses lettres, mais trouve en celui-ci un interlocuteur à sa mesure, qui ne se laisse nullement démonter par ses lettres les plus déchaînées : “Vraiment Céline, vous m’étonnez, en vous lisant j’ai cru lire du Jarry.”

Il faut dire que le monde littéraire n’a jamais eu les faveurs de Céline. Au fil de ses lettres, il balance, à droite à gauche, ces “petites vacheries acidulées” dont il a le secret. La littérature est “cette grande partouze des vanités” dans laquelle les éditeurs, “parasites goulus”, les prix littéraires, “crise de grande canaillerie”, les “confrères”, vaniteux et jaloux, “Si tu veux voir les pires abrutis d’un pays, demande à voir les écrivains” écrit-il à Milton Hindus, sont l’objet d’une détestation particulière. Céline, “la première vache du pré Denoël”, “le cheval courageux qui a tiré toute sa cargaison de navets”, serait la proie de toutes les jalousies depuis la sortie du Voyage : son entrée trop éclatante en littérature fait de lui “la bête à abattre”.

Ça commençait plutôt bien, pourtant : aux antipodes du héros de Mort à Crédit, ses lettres d’enfance envoyées à ses parents lors de ses séjours linguistiques en Angleterre et en Allemagne, dressent le portrait d’un fils aimant et attentionné, qui apprend le piano et le violon “avec ardeur”, remercie ses parents pour les sacrifices qu’ils font pour lui, et compte les jours qui le séparent de leurs retrouvailles. On est étonné par l’autorité qui se dégage de ces lettres, où Destouches multiplie descriptions caustiques et adresses sentencieuses. À 15 ans, alors que sa tante Joséphine est sur le point de mourir, il recommande à sa mère de soutenir son oncle “En un mot, puisque tout espoir est perdu, cherche à lui préparer une autre vie plutôt que de le consoler de la présente.” L’appareil critique est attentif à repérer les motifs qui nourriront la future œuvre célinienne, y compris les plus prosaïques : les pardessus, les cols de chemise, l’abcès de la mère, le cresson, et surtout la traversée de la Manche, ancêtre de l’épique traversée en mer de Mort à Crédit. Second temps, le front, “spectacle d’horreurs”, “odyssée lamentable”, qui met en scène Céline en soldat courageux et patriote, récompensé de la médaille militaire, bien différent du Bardamu du Voyage. Le souvenir de la guerre apparaît dans la correspondance avec Joseph Garcin, autre ancien combattant de 14, comme le déclencheur de l’écriture, rempart à l’oubli, résistance à la dislocation des choses : “Vous le savez mon vieux, sur la Meuse et dans le Nord et au Cameroun j’ai bien vu cet effilochage atroce, gens et bêtes et loi et principes, tout au limon, un énorme enlisement – je n’oublie pas. Mon délire part de là.”

Les lettres des années 1930, et la diversité des interlocuteurs avec lesquelles elles sont échangées, constituent autant d’éclairages sur l’itinéraire intellectuel de Céline. Hantise de la décadence, ultrapessimisme mais aussi anti-intellectualisme de plus en plus forcené, antisémitisme larvé jusqu’en 1935, obsessionnel et proliférant dans toutes les correspondances à partir de 1936, en sont les traits les plus saillants. “Je suis ici l’ennemi numéro un des Juifs” se félicite Céline après la parution de Bagatelles pour un massacre, ce qui rend ses tentatives de justification d’après guerre assez dérisoires. Ces années sont également celles de la mise en place d’une figure d’ouvrier des lettres, Céline s’appliquant, comme il le fera toute sa vie, à désamorcer tous les clichés romantiques de la création littéraire : “Cette sorte d’état second, joie créatrice soi-disant ! Quelle merde !” Écrire, c’est avant tout “gagner du pèze”, pour “se tirer d’embarras matériels”. Les termes d’œuvre, et même de manuscrit sont écartés, au profit d’un vocable plus prosaïque : “blot”, “ours”, “machin”, “monstre”. Céline, qui signait ses lettres d’Afrique “des Touches”, se réclame à présent du peuple. Intéressante à ce titre la comparaison entre les lettres à Joseph Garcin, aventurier un peu voyou, proxénète à ses heures uni à Céline par les souvenirs de 14 et une “camaraderie de bordel” et à Élie Faure, jusqu’à leur rupture en 1935. “Vous êtes au nerf – vous accrochez la vie, comme moi vous êtes curieux, vous savez le prix des choses, vous n’êtes pas allé au lycée commun.” écrit-il au premier en 1933, et dans une de ses dernières lettres à Faure : “Vous ne savez pas ce que je sais. Vous avez été au lycée.” Ce rejet du lycée, de la culture scolaire, est lié à une conception de l’écriture du côté du nerf, de la viande, de la fibre, qui, débarrassée des médiations savantes, puise dans l’émotion directe, poétique à laquelle se greffe la problématique antisémite : pour Céline, Proust écrit “tarabiscoté” parce qu’il est juif, et encombré d’un trop-plein de médiations culturelles .

Autre période où l’épistolier se montre particulièrement prolifique : les années d’exil au Danemark. La plainte, et son revers, l’agression, forment la véritable toile de fond de la correspondance. En 1945, il commente ainsi son sort, alors que Le Monde a publié dès avril 1945 les premiers témoignages des rescapés des camps nazis : “Je crois que rien d’aussi monstrueux aucun fanatisme aussi enragé ne se soit jamais abattu sur une sorte d’hommes, ni juifs, ni chrétiens, ni communards n’ont connu une unanimité d’Hallali aussi impeccable.” Le ton est donné : l’Histoire est passée au filtre des récits délirants, des haines obsessionnelles qui font de Céline une victime sacrificielle, aux prises avec une “ménagerie de monstres” déchaînés. Son séjour au Danemark est transfiguré en un tableau qui tient à la fois de Shakespeare, de Breughel, et d’Ensor : La Baltique : “La Baltique est pas regardable. La Sépulcrale je l’appelle et les bateaux rares, des cercueils, les voiles : des crêpes.” Staegersallee, où il a logé : “C’est le nid, le repaire, la taverne des sorcières maléficieuses” ; Karen Jensen, qui l’a hébergé : “une sorcière de Macbeth, en plus pillarde, canaille”. Korsor, où il habite trois ans, “une sévérité de mœurs et de paroles et d’allure à faire crever 36 Calvins”.

Les correspondances sont également l’espace où s’élabore bien avant les Entretiens avec le professeur Y, un art poétique “égrené en images” . Images connues du “métro émotif” ou du “bâton tordu”, mais aussi images de l’écriture en “forêt tropicale”, pleine de lianes à abattre, en château à extirper d’une “sorte de gangue de brume et de fatras”, en “statue enfouie dans la glaise” à nettoyer, déblayer. À certains privilégiés, Céline expose les éléments maîtres de sa poétique : le rendu émotif, “Je sais bien l’émotion avec les mots, je ne lui laisse pas le temps de s’habiller en phrase”, la musique, la danse, demandant à son traducteur de respecter “le rythme dansant du texte”, “toujours au bord de la mort, ne pas tomber dedans”. On retrouve dans ces lettres tout ce qui fait le génie du style célinien, dans une version brute, impulsive, surexcitée – on sait que Céline, s’il était conscient de la valeur de sa correspondance, ne retravaillait pratiquement pas ses lettres. C’est encore lui qui parle le mieux du célèbre style Céline. Dans une lettre à la NRF de 1949, il expose ainsi ses ambitions littéraires : “rendre la prose française plus sensible, raidie, voltairisée, pétante, cravacheuse et méchante”, “style surtendu”, composé de “menues surprises”, d’infimes torsions de la langue, et d’une superposition aussi savante qu’instinctive des registres les plus divers.

Car Céline sait faire toutes les voix, et c’est pourquoi malgré la monotonie de ses plaintes et de ses colères, il lasse rarement son lecteur : il parle tantôt comme un moraliste du XVIIe siècle, égrenant sentences pascaliennes et aphorismes de son cru, tantôt comme un maquereau. Sur l’amour, par exemple, ce “bouquin que nous achetons tous à un moment de notre vie”. Non que ce soit un sujet sur lequel il convient de discourir : “Le sexe dure trois secondes. On en écrit pendant trois siècles – Quelle histoire !” Mais quand Marie Canavaggia, sa secrétaire et l’une de ses principales correspondantes, commet le tort de s’aventurer sur un terrain sentimental, Céline s’il se prétend retiré des affaires, tient à rappeler une fois pour toutes qu’il est de l’“école Cascade”, et oppose aux sentiments “accessoires et froufrouteurs” de Marie son propre idéal de santé et sa vigueur de ton. “La vie est trop courte pour se torturer d’abstinences idiotes et les hommes organisent les privations et les tortures avec trop de zèle pour que j’y ajoute des rosaires ! et des rosières ! Foutre Dieu non ! Seulement la force manque ! Les femmes ont des réserves sensuelles ‘tropicales’ ne l’oubliez pas, les plus prudes, les plus réservées et les plus piaffants lovelaces ne sont à leurs côtés jamais que de miteux velléitaires.” On est quasiment dans du Laclos quand elle lui demande de lui retourner ses lettres et qu’il s’exécute, maussade. “Ramassez toute cette brocaille !” intime-t-il à la malheureuse.

La variété des registres produit des effets comiques, parfois involontaires. Le 7 février 1935, Céline envoie deux lettres, la première, assez élégiaque, à Karen Jensen, une amie danoise : “Poésie d’abord Karen, et poésie c’est continuité d’une histoire qui va si possible de l’enfance à la mort”. L’autre à son traducteur, John Marks, en prévision d’un voyage à Londres : “Préparez-moi, mon vieux, un cul bien anglais pour ce séjour.” À travers ces lettres, c’est un vaste spectacle à plusieurs voix qui est mis en scène, où le tragique côtoie bien souvent le grotesque. La guerre est une “ignoble tragédie”, son procès une comédie où son avocat se prend pour une actrice, et Céline lui-même tantôt clown, tantôt “vieil acrobate vieillard qui remonte au trapèze”, quand au Danemark, il se remet à écrire, tantôt moraliste observateur de ce spectacle des vanités.

Ces correspondances constituent à la fois un observatoire de choix sur le parcours de Céline et la genèse des romans, et par la virtuosité du style, une pièce même de l’œuvre célinienne. L’appareil critique est particulièrement riche et éclairant, même si une notice présentant les principales figures de cette galerie de correspondants aurait pu apporter plus de commodité à une lecture souvent complexe. “Serrer au plus près l’énigme Céline”, comme le propose Henri Godard dans sa préface, n’est pas pour autant l’élucider. 1936 constitue le seuil à partir duquel un noyau obscur, harangues antisémites et paranoïa galopante, résiste à toute logique. Il y a l’amertume du Goncourt raté et de la mauvaise réception de Mort à Crédit. Il y a aussi que la pulsion, la violence forment le carburant de l’écriture romanesque, et pas seulement des pamphlets. Autoproclamé écrivain de la haine, Céline s’est cependant toujours refusé à reconnaître ce à quoi l’expression des siennes l’a amené à participer

Camille KOSKAS

Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard Pléiade, 2009.
Merci à Pierre L.

Entrevue avec Marco Tarchi, chef de file de la "Nuova Destra" italienne

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

Entrevue avec Marco Tarchi, chef de file de la «Nuova Destra» italienne

 

propos recueillis par Jürgen Hatzenbichler et Helena Pleinert lors de l'Université d'été du GRECE (1990) à Roquefavour en Provence

 

Qu'est-ce que la «nuova destra» en Italie? Quels objectifs poursuit-elle? Comment se présente-t-elle globalement?

 

campo-hobbit1.jpgLa nouvelle droite italienne est essentiellement un mouvement de pensée qui s'est constitué à partir de la seconde moitié des années 70, en partie sous l'influence de la nouvelle droite française, en partie à la suite de l'évolution de quelques centaines de jeunes gens, déçus par leurs expériences au sein des droites ou des extrêmes droites italiennes. C'est aujourd'hui un groupe qui travaille surtout dans les milieux culturels et intellectuels, en éditant toute une série de publications, revues et livres, dont, surtout, notre mensuel Diorama letterario et notre revue théorique trimestrielle Trasgressioni. Ce groupe tente de jeter les fondations d'une nouvelle idéologie qui s'oppose simultanément à la pensée libérale, aujourd'hui hégémonique en Europe, et à ce qui reste encore du vieux rêve marxiste. Ce groupe se divise en deux sous-groupes majeurs: un groupe militant de quelque 150 personnes, qui travaille sans relâche à élaborer cette idéologie nouvelle, et un groupe plus vaste de sympathisants (1500 personnes), qui diffusent les résultats des travaux des précédents dans leur milieu. Ces sympathisants diffusent donc les revues et les livres que nous éditons.

 

Quand on entend parler de la «droite» italienne, chez nous, en Autriche, c'est généralement des «néo-fascistes» du MSI ou de la Destra Nazionale qu'il s'agit. Comment la nuova destra se différencie-t-elle de ce néo-fascisme? Y a-t-il entre elle et eux des frontières nettes, bien distinctes?

 

Certainement. Les frontières sont bien nettes entre nous et les néo-fascistes du MSI, même si la plupart d'entre nous ont connu une expérience très décevante dans ce mouvement. Les différences sont nombreuses et je ne pourrai vous en citer que quelques-unes. Premièrement, nous, garçons et filles de la nuova destra, n'avons aucune attitude nostalgique. Pour nous, le fascisme et le national-socialisme sont des phénomènes qui doivent être jugés historiquement et qui ne peuvent en aucun cas servir de modèles de référence dans le débat politique et culturel actuel. Ensuite, nous n'acceptons pas les positions nationalistes et chauvines qui ont toujours caractérisé les mouvances de droite et d'extrême-droite en Italie. Notre vocation est européenne. Notre volonté est de nous ouvrir au monde. Ce qui nous détache également, vu d'un autre angle, d'une autre perspective, du monde de l'extrême-droite, c'est notre refus de l'anti-modernisme droitier. Nous essayons, au contraire, d'être sans cesse confrontés à cette modernité. Nous essayons de voir s'il n'y a pas moyen d'affronter de façon différente les défis de la modernité. Une façon qui ne soit ni matérialiste ni sécularisée ni utilitariste ni individualiste à la manière du libéralisme aujourd'hui dominant. C'est la raison pour laquelle nous n'acceptons pas les attitudes occidentalistes et atlantistes, typiques des mouvements d'extrême-droite. De plus, nous rejettons les attitudes militaristes et autoritaires. Pour nous, le problème de recréer un sentiment communautaire d'appartenance ou des identités collectives est un problème d'épanouissement de l'esprit humain et non pas d'obligations émanant d'une autorité quelconque, comme tente de la faire accroire les mouvements néo-fascistes. Il faut encore ajouter que, dans le cadre de notre européisme, nous voulons remettre en question l'Etat-Nation et redistribuer les charges politiques entre des régions culturelles autonomes en Europe, ce qui nous éloigne diamétralement des positions xénophobes et chauvines de l'extrême-droite italienne.

 

Cette idée d'autonomie, que vous venez d'évoquer, me suggère d'emblée une question: quelle est la position de la nuova destra italienne vis-à-vis de l'ethnie allemande du Tyrol du Sud?

 

vocedellafogna.jpgNous estimons que les attitudes de toutes les parties en présence au Tyrol du Sud sont excessives. Nous sommes évidemment en faveur de la reconnaissance des droits de tous les groupes ethniques, de leur droit à vivre leur propre culture dans leur territoire propre. En même temps, nous croyons que le rapport qui existe aujourd'hui entre les communautés allemande et italienne du Tyrol du Sud doit se définir à partir d'une volonté réelle d'organiser une coexistence sur base de valeurs communes. Une telle harmonie existe en Finlande entre les communautés finnoise et suédoise ainsi que dans d'autres régions d'Europe. Il faut instituer un véritable bilinguisme des deux côtés. Il faut à tout prix se débarrasser de l'idée qui veut que lorsque l'on a pour voisins des gens différents de nous, ils sont automatiquement des ennemis. Il faut au contraire penser que tous ont le droit de vivre leurs traditions culturelles, de les maintenir, en s'appréciant mutuellement. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que mœurs et styles de vie doivent se mélanger entre Italiens et Allemands, mais je ne pense pour autant qu'il faut que s'institue une sorte d'apartheid comme le voudraient, paraît-il, les uns et les autres. Notre position est très proche de celle de certains Verts du Tyrol du Sud, surtout celle de leur chef, Alexander Lange, qui, lui, s'est toujours prononcé pour le respect des droits des différentes cultures, en refusant tout affrontement et tout apartheid. Lui, le garmanophone, et moi, l'italophone, appartenons à la macro-culture européenne et avons intérêt à créer les conditions d'une coexistence harmonique et continue. Il n'y a aucune raison pour refuser l'autre, de manière primaire.

 

Ce qui nous a beaucoup intéressé, en Autriche et en Allemagne, ce sont les débats et les colloques qui ont réunis des protagonistes et de la nouvelle droite et de la nouvelle gauche. Quels ont été les thèmes de ces débats?  

Le thème principal que nous avons débattu, portait sur la crise de la modernité, c'est-à-dire la crise des institutions politiques et culturelles dans la réalité d'aujourd'hui, l'insuffisance des idéologies de droite, du centre et de gauche à nous formuler des projets d'avenir, à nous donner l'espoir de sortir de cette crise. Ce n'est pas un hasard si les premiers intellectuels de gauche ou d'extrême-gauche que nous avons rencontré publiquement sont des gens qui, à partir d'une critique des positions du marxisme classique, ont beaucoup lu et médité des auteurs comme Nietzsche ou Heidegger ou d'autres auteurs, qu'ils appellent les «philosophes de la pensée négative» en voulant les opposer aux philosophes de la «culture bourgeoise». Et c'est à l'initiative de quelques-uns des plus importants de ces intellectuels, comme Massimo Cacciari ou Giacomo Marramao ou Ferugio Masini, spécialiste très connu de Nietzsche et Heidegger, que nous avons pu confronter nos idées et nos espoirs et réfléchir à la possibilité de dépasser et la culture libérale marchande et les projets de socialisme réel totalitaire, qui se sont réalisés dans l'Est de l'Europe. Mais nous avons trouvé aussi d'autres interlocuteurs à gauche, parmi les Verts ou les animateurs d'autres mouvements sociaux, équivalents aux Bürgerinitiativen allemandes, qui, tous, souhaitent porter le débat sur le terrain de la qualité de la vie. Un terrain assez éloigné de celui de la défense des intérêts, terrain de la politique actuelle. Dans ce sens, eux comme nous essayons de faire revivre la participation du peuple à la chose politique, une participation venue d'en-bas, de la base. Notre objectif commun est donc de trouver des formes d'expression institutionnelles qui ne se limitent pas au Parlement, aux partis classiques, etc. Cette gauche non-conformiste et la nuova destra essayent donc, ensemble, de retrouver cette dimension de «mouvement populaire», dynamique, reflet de l'effervescence permanente de la socialité. Nous voulons par là lancer une formule politique différente. Cette nécessité politique fait que nous nous retrouvons entre personnes qui, il y a vingt ans, étaient farouchement hostiles les unes aux autres. Nous avons été profondément déçus de nos expériences dans les mouvements de la droite autoritaire. Eux ont abandonné, déçus, un marxisme figé, braqué sur l'idéologème de la lutte des classes. Notre coopération vise à trouver une voie de synthèse, qui n'est pas une voie «ni droite ni gauche» mais une voie qui soit à la fois celle de la droite et de la gauche. Nous pensons donc en terme de conjonction (et...et), non de disjonction (ou bien...ou bien) ou d'exclusion (ni...ni). Nous voulons additionner ce qu'il y avait de meilleur dans les intuitions de la droite et de la gauche de ce siècle. Pour nous, il est très important de reprendre en compte dans un sens critique, non nostalgique, toutes les tentatives qui, depuis le début du siècle et même dans les années 30, ont essayé de transcender les idéologies résiduelles du XIXième siècle et de trouver des réponses allant au-delà du matérialisme contemporain. Pour parfaire une telle opération, nous devons puiser aussi bien à droite qu'à gauche.

 

vocefogna.jpgJe voudrais maintenant vous poser une question d'ordre pratique... Chez nous, il est encore impensable d'amorcer un débat public entre gens de droite et gens de gauche. Comment avez-vous réussi ce coup de maître sur le plan pratique?

 

La différence qu'il y a entre la situation italienne et la situation allemande/autrichienne, c'est que nous n'avons pas de «complexe national» découlant des événements de l'entre-deux-guerres et de la dernière guerre. Le fascisme a été digéré assez facilement, surtout par les intellectuels. Ensuite, le mouvement communiste a eu beaucoup plus d'importance chez nous, tant pour les intellectuels que pour la masse du peuple, qu'en Allemagne ou en Autriche. Dans cette masse de citoyens italiens, un bon million de personnes ont été fortement déçues par l'autoritarisme communiste. Elles ont remis en question leur façon de pensée, y compris le style dur de l'anti-fascisme militant; elles ont opéré leur auto-critique et se sont dit que, avant de prendre une position, il faut discuter avec les autres. La crise de la gauche, très forte, et notre propre crise, due à notre déception d'avoir perdu tant de temps à militer dans les rangs des droites, permettent de confronter nos positions, de nous expliquer les uns aux autres le sens de nos engagements, de critiquer nos omissions. La première fois que nous avons organiser un débat public avec un intellectuel de gauche très connu, Massimo Cacciari  —c'était en novembre 1982—  il y a eu un scandale, bien sûr. Par exemple, le quotidien du parti communiste, L'Unitá, a fait paraître plusieurs articles contre ce colloque. Il faut savoir que ce philosophe célèbre était aussi, à l'époque, député du parti communiste. Il n'a cependant pas été exclu et beaucoup d'intellectuels ont salué ce colloque qui, disaient-ils, inaugurait une ère de discussions fécondes entre personnes affables et civilisées. L'expérience, pensaient-ils, devait être renouvelée. Après cette première expérience, que les uns jugeaient dangereuse et les autres positives, nous avons organisé des colloques avec des personnalités socialistes, écologistes, progressistes et universitaires. Il faut dire qu'en Italie, tous les mythes progressistes de la culture de gauche ont été démontés par les intellectuels de la gauche déçue. Et, comme nous, garçons et filles de la nuova destra, sommes perçus comme les seuls qui ont eu le courage de critiquer les manies de la droite, les intellectuels de gauche développent une certaine curiosité à notre égard. C'est pourquoi ces débats ont eu lieu.

 

Nous avons également dialogué avec un personnage que vous connaissez sans doute en Autriche, le sociologue socialiste Acquaviva, qui a écrit un livre sur le Tyrol du Sud avec Gottfried Eisenmann, où il réclamait la partition de la province. Cette succession ininterrompue de débats est un réflexe à l'encontre de la situation des années 70, les années dites «de plomb», où tout débat était impossible vu le recours incessant à la terreur, tant à gauche qu'à droite. Cette situation était intenable. Ce fut comme une libération de pouvoir enfin dialoguer, se parler, se voir, après des années et des années de bagarres. Cette évolution a été naturelle et nous pouvons, bien sûr, poursuivre ce dialogue, chacun gardant ses positions dans une atmosphère de fair-play. Une telle situation se vérifiera dans tous les pays où il y a eu un mouvement communiste important qui, aujourd'hui, s'effondre. C'est sans doute pourquoi, en Autriche et en Allemagne, où la situation politique est très différente, cette évolution sera plus difficile. Mais je crois bien que cela viendra... Surtout à la suite de ce qui se passe en Europe de l'Est... Toutes les positions devront être redéfinie, reclassées.

 

J'essaye de comparer un petit peu la situation italienne à la situation autrichienne ou allemande; chez nous, pour les intellectuels déçus par la gauche, le grand problème, la crise, le complexe, ce n'est pas, bien sûr, Hitler ou le problème juif, etc,  —choses certes importantes—  mais la honte de leur passé stalinien. Ces intellectuels cultivent un complexe à l'égard de tout ce qui a été de gauche et ils veulent à tout prix prendre distance.

 

Ces débats n'ont-ils lieu qu'entre intellectuels ou existe-t-il des groupements politiques qui incarnent ces idées synthétiques nouvelles?

 

Il est évidemment plus facile d'organiser des colloques entre intellectuels. Cela n'empêche qu'il y a eu quelques impacts politiques directs; je citerai comme exemple la revue officielle du parti socialiste italien qui nous a offert ses colonnes pour débattre des problèmes soulevés par la crise de la démocratie moderne. J'y ai publié un article dans ce contexte. Pour ce qui concerne les autres mouvements, nous avons plus de chances de débattre avec les Verts. Nous avons eu également des contacts avec Lotta Continua, l'un des mouvements les plus radicaux de l'extrême-gauche italienne. D'anciens militants de ce groupe ont même collaboré à nos revues. Quant au parti communiste, sa situation actuellement est si complexe qu'il faut mieux attendre les évolutions qui surviendront immanquablement. Il me semble inutile d'aller y chercher des interlocuteurs aujourd'hui, avec la situation de confusion que nous connaissons. Outre les milieux de gauche, certains mouvements de renouveau catholique ont accepté de dialoguer avec nous. Ainsi, à Padoue, il y a deux ans, nous avons débattu publiquement, devant plusieurs centaines de personnes, avec le leader vert Alexander Lange, dont je viens de parler, et un responsable de Communione e liberazione, association liée au mouvement de jeunesse catholique qui conteste la démocratie chrétienne officielle et ses positions. Le thème de ce colloque était le refus de l'individualisme, de la société marchande, et la possibilité de créer de nouvelles formes de solidarité afin de reconstituer une sorte d'humus social et donc de dépasser le stade égoïste qui suscite conflits sur conflits à tous les niveaux sociaux.

 

En fait, vous cherchez à fonder un nouveau sentiment communautaire. La modernité est en crise. Il y a un philosophe italien, Julius Evola, qui nous a parlé d'un retour à la Tradition. A votre avis, quelle est l'importance d'Evola dans la pensée d'aujourd'hui?

 

Evola a une signification en tant que témoin de cette crise de la modernité. Son œuvre nous permet de comprendre quelles sont les faiblesses de la modernité, quels sont les fondements de la crise de la spiritualité, quelles sont les raisons de l'avènement de la société marchande matérialiste, etc. Lire Evola est également utile pour étayer une critique des mœurs modernes. Mais en revanche, dans ses livres, on trouve assez peu d'éléments positifs concrets pour construire une pratique véritable de l'anti-modernité. Evola s'est borné à déconstruire de fond en comble les assises de la modernité mais il n'a pas répondu à la modernité ni indiqué de modèle alternative. Il est tombé dans le piège du déterminisme de la thèorie des cycles. Il envisageait seulement de faire s'achever le plus vite possible le cycle de la décadence pour pouvoir rebâtir quelque chose après cette tabula rasa. Or cette attitude, qui consiste à attendre une catastrophe finale, ne permet pas de vivre réellement la crise du monde moderne. Nous, praticiens de la métapolitique qui voulons demeurer en prise avec tout le réel, sommes confrontés à l'impératif de vivre dans ce monde, dans cette crise, et d'essayer de lui imprimer notre sens, d'y ancrer les valeurs que nous portons en nous. Si l'on se borne à ne lire qu'Evola, on risque de basculer dans le rêve stérile ou, pire, dans le sectarisme de style soit «guerrier» soit «aristocratique» (c'est-à-dire avec la volonté d'être ne dehors du monde), ce qui apparaît complètement dément et ridicule pour nos contemporains, qui n'arrivent pas à savoir de quoi il s'agit. De plus, il est arrivé que certains «évolomanes» aient dévoyé des jeunes gens dans des formes tout à fait stériles de combat politique qui, parfois mais rarement, ont débouché sur une hyper-violence terroriste, et, le plus souvent, dans les circuits extra-politiques de la magie, du spiritisme, de l'ésotérisme pur, du n'importe-quoi. Je pense, au vu de tout cela, qu'il faut lire Evola mais comme le témoin d'une époque et non comme un prophète.

 

Mais où trouvez-vous donc l'équilibre, vous, les hommes et les femmes de la Nuova Destra: d'un côté vous voulez la démocratie à la base (la Basisdemokratie) et, de l'autre, vous valorisez et exaltez l'élite...

 

Aujourd'hui, il est très difficile de parler d'«élite», parce que, bien sûr, les élites se créent à partir des valeurs centrales, fondamentales, d'une société. Donc nous devons en premier lieu poser le problème du changement de la mentalité collective. Nous devons d'abord exercer une influence sur la mentalité collective. Et nous préoccuper de ceux qui manipulent cet imaginaire collectif, sur ceux qui détiennent les média, qui agissent dans les milieux du journalisme et de la culture, etc. Je crois qu'il est important de dire aux gens qu'il est possible de construire des valeurs alternatives, différentes de celles que nous vivons actuellement. Mais ce n'est que lorsque ce processus de transformation de la mentalité collective sera bien avancé que l'on pourra à nouveau se poser la question des élites. D'un point de vue théorique, on peut dire qu'une démocratie de base, une démocratie organique, dans laquelle le peuple pourrait reprendre peu à peu sa signification, retrouver petit à petit son unité, est la matrice idéale d'une élite non coupée du peuple, entretenant avec lui des liens multiples, contrairement à ce qui se passe aujourd'hui, quand les partis politiques sont devenus pratiquement des machines à produire des élites désancrées, non constituées des meilleurs mais des plus obéissants à l'appareil. Je crois qu'aujourd'hui, on peut très bien travailler à réveiller l'intérêt des gens, par exemple, en évoquant le combat pour la qualité de la vie, pour la sauvegarde de l'environnement, pour ˇˇˇˇ

niste, sa situation actuelle est si complexe qu'il vsituation de confusion que y règnessenrêt des gens:ss la redécouverte du sens du sacré, pour la reconstruction des solidarités collectives, pour le refus des égoïsmes sociaux, etc. Ce travail de réveil peut parfaitement s'accompagner d'une volonté de reconstruire les élites. Mais cette reconstitution doit s'accomplir a postriori; le premier pas doit être la restauration de la démocratie de base car, sinon, les partis politiques, la partitocratie, empêcheront toute recréation d'élites échappant à leur contrôle.

 

En générale, c'est la gauche qui croit détenir le monopole de la démocratie de base. Evidemment, en Italie, vous avez tellement de partis, votre sphère politique est instable et parfois, Autrichiens et Allemands, s'étonnent, amusés, de la multiplicité des initiatives politiques italiennes... Quelle est la signification des partis pour la société italienne?

 

dioramalett.jpgLa signification des partis dans la société italienne aujourd'hui? Nous devons d'abord constater une importante désaffection de la population vis-à-vis des partis. J'en veux pour preuve le taux d'abstentions élevé lors des dernières élections municipales et régionales de mai 1990 ainsi que le vote pour les ligues régionalistes, qui refusent le système institutionalisé des partis, et pour les mouvements anti-institutionnels. Nous constatons donc un refus populaire de la domination des partis, alors que, malheureusement, le système italien est de plus en plus contrôlé par les partis. Il existe un mot que l'on utilise beaucoup en Italie, dont je ne connais pas la traduction ni en français ni en allemand, qui la lottizazione. Vocable qui désigne, en tous domaines, le partage entre les partis des postes de fonctionnaires à pourvoir. Ce qui permet de se ménager une clientèle ou d'influencer la télévision, la presse, les institutions universitaires, les banques, certains secteurs de l'économie, etc. Comme il y a, d'une part, accroissement incessant de la puissances des lobbies et, d'autre part, désaffection du public vis-à-vis des partis pourvoyeurs en personnel de ces mêmes lobbies, je crois qu'il est désormais possible d'organiser cet espace d'intersection où errent des masses d'électeurs qui ne croient plus aux messages idéologiques des partis ou sont mécontents de se voir exclus de certains emplois, en dépit de leurs qualités professionnelles.     ement incessant de la puissance

 

De nouveaux mouvements sociaux doivent exploiter cette situation pour recréer une sorte de rapport direct des citoyens avec la politique, avec la vie sociale, en essayant de circonvenir les partis, du moins dans certains secteurs. Le scénario que l'on pourrait avoir demain serait marqué par l'apparition de nouveaux mouvements, qui ne seraient ni de droite ni de gauche ni du centre, tout en étant porteurs de différentes idéologies, et qui seraient tous d'accord pour écarter les vieux partis de la gestion du pouvoir. Ce renouveau constitue à mes yeux un combat assez intéressant. Aujourd'hui, c'est sans doute encore trop tôt pour l'amorcer mais demain les choses pourraient changer. La crise d'aujourd'hui pourra s'amplifier, dans le sens où les distorsions de la modernité deviendront insupportables, tant dans le domaine de l'économie que dans celui de l'écologie ou de la culture. Une quantité de phénomènes se manifestent déjà de nos jours: songeons à l'environnement, à l'émigration, à la perte d'identité de certaines cultures, aux problèmes de croissance économique car nous ne croyons pas que la croissance économique du capitalisme industriel durera jusqu'à la fin des temps. Des difficultés surgiront inévitablement: nous n'allons pas nécessairement vers des lendemains chantants. La situation confortable dont bénéficient les partis risque de disparaître. Le terrain glisse sous leurs pieds, il est instable.

 

La nuova destra et la nuova sinistra ont-elles un projet commun pour l'Europe? Par exemple, une Europe des régions, une Europe articulée autour de la démocratie de base?

 

Oui. On peut dire que depuis quelques années, les nouvelles droites européennes, qui ne revendiquent pas toutes l'étiquette de «nouvelle droite», se retrouvent autour d'une série de thèmes et de propositions. Nous sommes tous convaincus, notamment, que notre destin est un destin continental où les querelles comme celle du Tyrol du Sud, que nous avons évoquée tout à l'heure, n'auront plus de raisons d'exister. Ainsi, si l'on parle de «régions culturelles», d'ethnies, de coexistence entre des cultures différentes, etc., nous pourrions très très bien nous entendre et donc organiser petit à petit, en gardant chacun nos spécificités, notre culture, une sorte de mouvement de conscience collective, appelé à se renforcer et à devenir une véritable école de pensée, qui, elle, n'aura pas de limites. Qui pourra souder en une communauté de pensée des hommes et des femmes venus de tout le continent, du Portugal à la Russie-Sibérie. Ce qu'il faut faire aujourd'hui, c'est réflechir à la nouveauté fondamentale de la nouvelle droite, de mettre l'accent sur le terme «nouvelle» et non plus sur le terme «droite». Sinon, nous traînerons encore l'héritage des courants de pensée vétustes et vermoulus des années 50 et 60 qui continuent, envers et contre tout, à répéter les mêmes slogans et à appréhender le réel au départ de clivages révolus. Vouloir restaurer les nationalismes chauvins participe de ces archaïsmes de la pensée... C'est à nous, à notre génération, que revient le devoir de dépasser définitivement ces vieilleries. Je pense que ce qui se fait actuellement dans les revues de la nouvelle droite en Europe est important. Car ce qui s'écrit en France, en Italie, en Espagne, en Belgique, en Allemagne, en Yougoslavie, en Grèce, en Pologne, en Russie, en Grande-Bretagne, en Hongrie, etc. donne déjà l'idée d'une unité, au moins intellectuelle, du continent européen. En partant de ce constat, nous avons deux choses à faire: nous traduire mutuellement et ne pas revenir en arrière car le passé est le passé et il faut bâtir du neuf, un futur commun. Il faut que nous parlions dans nos publications des revues étrangères et de nous réunir de temps à autre pour parler des mêmes problèmes, pour confronter nos divergences. Il faut traduire et publier au maximum pour faire connaître aux Allemands ce que pensent les Italiens ou les Français, aux Italiens ce que pensent les Belges ou les Autrichiens, les Yougoslaves ou les Grecs... Voilà ce qui est important...

 

Revenons un peu en arrière. Le passé, en Allemagne et en Autriche, est un gros problème. On le refoule constamment. Vous nous dites qu'en Italie, ce problème n'existe plus. Ou qu'il est nettement moindre. Quelle est la différence entre le refoulement du fascisme et le refoulement du national-socialisme?

 

La différence? Elle se situe, à mon sens, dans l'acceptation des thèses d'un grand historien italien, Renzo de Felice, qui, aujourd'hui, réalise un travail colossal sur la vie de Mussolini et toute l'histoire du fascisme. Renzo de Felice est un homme de gauche, d'origine juive, un socialiste, qui, donc, n'était pas d'emblée enclin à être un nostalgique de l'époque fasciste. A la lecture de ses œuvres, on s'est rendu compte que les vingt années de régime fasciste en Italie n'ont pas été simplement des années où a triomphé le régime autoritaire mais des années où il s'était passé beaucoup d'autres choses. Il y a eu des réalisations sociales, un renouvelement des structures administratives de l'Etat, qui ont été considérablement modernisées. Les Italiens n'ont nullement vécu dans un goulag pendant vingt ans mais ont eu la possibilité de participer à la vie politique et culturelle de leur époque. Bien sûr, il y avait des problèmes: la liberté était restreinte, etc. Dans les années 70, les interprétations globales de Renzo de Felice, ses investigations tous azimuts, ont suscité d'énormes débats; aujourd'hui, presque plus personne ne conteste leur validité. C'est la raison pour laquelle nous pouvons dire que le passé a été digéré en Italie, dans le sens où l'opinion a compris que le fascisme était une partie de l'histoire italienne, partie que la plupart des citoyens refusent désormais, mais qui est considérée comme révolue et surmontée. Dans le cas de la communauté allemande en général, le phénomène de digestion du national-socialisme sera plus long. Car il y a le problème de l'élimination de la commnauté juive d'Europe. Je crois cependant que le débat sur le national-socialisme ne pourra être éludé et devra être replacé dans un autre contexte. Personnellement, je travaille dans le domaine de la science politique et je constate que de plus en plus d'auteurs actifs dans les universités américaines adoptent vis-à-vis du national-socialisme une attitude nouvelle, qui n'est plus celle du rejet systématique ou de la haine. Je pense que cela annonce la tendance future des sciences historiques et politiques. Malheureusement pour vous, les Allemands et les Autrichiens seront les derniers à accepter ces nouvelles méthodes de travail. Mais qu'ils sachent bien qu'Outre-Atlantique, le national-socialisme est d'ores et déjà «historiciser» de la même façon que le fascisme italien, à la suite des études de Renzo de Felice. L'affaire Nolte, il y a quelques années, est un fait intéressant. Nolte a essayé d'introduire dans l'historiographie allemande contemporaine les méthodes anglo-saxonnes, qui font littéralement passer le passé. Je ne crois pas que les rétentions allemandes soient un problème de manipulation médiatique ou idéologique mais un problème de «lavage de cerveau», de Charakterwäsche, comme le disait il y a quelques années Caspar von Schrenck-Notzing. Les Allemands sont colonisés psychologiquement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais la construction de l'Europe, et son renforcement, passe par le dépassement de ces blocages, de ces complexes, parce que la vaste communauté germanophone doit jouer un rôle-clef dans l'Europe de demain. Il sera donc impossible de poursuivre ce chantage continu, de faire sans cesse de la surenchère à propos du passé allemand. Je crois donc que tôt ou tard, le problème sera résolu. Dans le cadre de la Grande Europe en gestation, le problème sera digéré définitivement. Il faudra certes attendre encore quelques années. Il serait intéressant, dans ce sens, que les universitaires allemands se penchent sérieusement sur les travaux effectués à l'étranger sur le national-socialisme. Cela accelèrerait bien des choses.

 

Monsieur Tarchi, puis-je vous demander quelques précisions sur votre formation universitaire?

 

J'ai presque 38 ans. Je suis chargé de recherches à l'université de Florence, au département des sciences politiques. Je m'occupe plus particulièrement des problèmes de la crise des régimes démocratiques pendant le premier après-guerre, soit les années 20 et 30. Je dirige deux revues de la nouvelle droite italienne, Diorama Letterario et Trasgressioni. Je traduis également des livres dans le domaine des sciences politiques.

 

Monsieur Tarchi, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.