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lundi, 25 avril 2016

Grand entretien avec Gérard Chaliand

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Gérard Chaliand: «Nous ne sommes pas en guerre»

 pour Ballast

Ex: http://arretsurinfo.ch

Un petit appartement de la capitale. Aux murs : une carte du monde, des poignards et des objets rapportés de ses nombreux séjours à l’étranger. Gérard Chaliand a quatre-vingts ans mais ne les fait guère : il a déjà dix vies derrière lui. Géostratège spécialiste des conflits armés et poète, « aventureux » et enseignant, il milita clandestinement pour l’indépendance de l’Algérie, combattit en Guinée-Bissau aux côtés du leader révolutionnaire Amílcar Cabral, se rendit au Viêt Nam, dans les rangs communistes, tandis que le pays était sous les bombes nord-américaines, et participa aux écoles de cadres et à l’entraînement de certains mouvements de la résistance palestinienne. Une vie de terrain et d’écriture. Il revient tout juste d’Irak lorsque nous le rencontrons. Les Kurdes tentent de résister à Daech. Le géostratège ne mâche jamais ses mots : le verbe est coupant, cru, sans ornements. La violence n’est pas affaire de concepts mais d’armes et de sang : notre homme préfère parler de ce qu’il connaît. Quitte à heurter.


Entretien inédit pour le site de Ballast

L’expression « 
lames de fond » vous est chère. Vous revenez d’Irak et cela fait une quinzaine d’années que vous suivez la cause kurde : d’où vient cet intérêt spécifique ?

Il y a des dossiers que j’ai suivis davantage que d’autres. J’avais aussi été en Afghanistan de 1980 à 1982 puis de 2004 à 2011, chaque année. Au démarrage, c’est un peu le hasard : je me suis retrouvé à rencontrer l’émir Bedir Khan, le représentant des Kurdes en Europe, dans les années 1950. Je me suis ensuite intéressé à la révolte de Moustapha Barzani, en 1961, mais j’étais déjà engagé dans l’indépendance algérienne et les maquis de Guinée-Bissau. En 1975, lorsque les Kurdes ont commencé à être déportés par le pouvoir irakien, je suis revenu à cette cause et j’ai rencontré Abdul Rahman Ghassemlou, alors leader du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran : en 1980, il m’a invité et j’ai passé deux mois auprès de lui – il sera, plus tard, assassiné. En 1991, la question kurde est revenue à la une, lors de la tentative de renversement du régime de Saddam Hussein. Huit ans plus tard, on m’a demandé d’aller voir ce qu’il en était de cette zone autonome kurde : je suis rentré clandestinement par la Syrie, en passant par Palmyre. J’y suis retourné en 2000, 2001 et 2002, puis la guerre d’Irak est arrivée. Les Kurdes sont un peuple infortuné : ils n’avaient pas de tradition étatique, contrairement aux Turcs et aux Iraniens, et ils le paient toujours. En 1991, quand ils étaient mitraillés par Saddam Hussein, ils ont cependant eu la chance que les caméras occidentales soient sur place – les chiites du sud de l’Irak, qui s’étaient soulevés aussi, n’avaient pas de caméras : on les a écrasés. En 2003, les Américains ont commis l’erreur de déclarer la guerre à l’Irak : une erreur absurde, qu’ils continuent de payer, une erreur idéologique des néoconservateurs qui pensaient qu’ils allaient remodeler à leur guise le Moyen-Orient. Ils se sont trompés. Ils pensaient changer le régime en Iran, ça n’a pas marché ; ils pensaient forcer la main de Bachar el-Assad pour qu’il cesse d’aider le Hezbollah libanais, ça na pas marché ; ils ont essayé d’installer, soi-disant, « la démocratie » en Irak, ça n’a pas marché.

« Les Américains ont commis l’erreur de déclarer la guerre à l’Irak : une erreur absurde, qu’ils continuent de payer, une erreur idéologique des néoconservateurs. »

chaliand1xx.jpgJusqu’en 2007, la situation n’était pas fameuse pour les Kurdes d’Irak, d’un point de vue économique, mais ils ont eu l’idée d’exploiter le pétrole sous leur sol, n’en déplaise à Bagdad. Ils l’ont vendu aux Turcs – c’était le seul débouché géographique possible –, qui se montraient hostiles, au départ, avant de conclure qu’il s’agissait d’une bonne affaire car ils pouvaient effectuer de sérieuses économies en achetant le pétrole kurde à bon marché. Chaque camp y a trouvé son compte. Les Kurdes, au nord, ont cru qu’ils se trouvaient dans les Émirats ! Ils ont investi, construit – la corruption est venue avec, bien sûr. Ils se sont laissé aller ; ils ont oublié qu’ils étaient entourés d’États hostiles. Ils n’ont pas pris la mesure de la montée de Daech. Leurs combattants peshmergas avaient pris du gras : même pour fuir, ce n’est pas bon d’avoir du ventre ! Ils étaient mal entraînés, mal armés : ils avaient dépensé leur argent à bâtir des malls et des hôtels. Grave erreur ! Même les Suisses, qui sont dans un environnement plutôt sympathique, continuent d’avoir une arme à la maison et, jusqu’à 45 ans, font chacun quinze jours de service militaire. Quand Adolf Hitler s’est dit qu’il allait s’emparer de la partie germanique de la Suisse, ses généraux lui ont fait savoir que ce serait très coûteux de prendre la Suisse et qu’il serait mieux d’aller voir plus à l’est… Quand Daech, après Mosul, est monté jusqu’au Sinjar, les troupes kurdes ont pris la fuite. Ils ont reculé partout. Massoud Barzani a alors demandé aux Américains de les aider, sans quoi les Kurdes allaient tomber – il faut reconnaître ça aux Américains : ils ont la logistique et l’organisation, ils sont venus le jour même et ils ont stoppé l’État islamique. Les Kurdes d’Irak s’entraînent, à présent. Ils ont repris le Sinjar avec l’aide du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des Unités de protection du peuple (YPG). Les YPG – des Kurdes de Syrie – sont les meilleurs combattants de la zone : ce sont des laïcs idéologisés. Ils sont donc prêts à mourir.

Vous avez déclaré que vous êtes favorable à la coordination internationale des frappes contre Daech. Que répondez-vous à ceux qui tiennent cela pour de l’ingérence et qui estiment que ça ne fera que renforcer les jihadistes, puisqu’ils n’attendent que ça pour légitimer leurs attaques ?

L’ingérence, on y est déjà ; je ne vois pas ce que ça change. Par contre, la question de savoir si l’ingérence, à la base, était une bonne idée, oui, elle se pose. Qu’est-ce qu’on est allés faire en Libye ? D’autant qu’on a violé le cadre fixé par le Conseil de sécurité des Nations unies. On a liquidé le dictateur. Si les Russes ou les Chinois l’avaient fait, qu’aurait dit l’Occident ? Que c’est dégueulasse et intolérable. Nous sommes des hypocrites, il faut le reconnaître. Il y en a marre du discours uni-dimensionnel, comme si tout ce que nous faisions était bien et que l’autre, qu’il s’appelle Poutine ou non, était un méchant. Nous sommes sur les listes de Daech et d’Al-Qaeda depuis des années – ils l’ont dit. Je suis donc favorable à une coordination (qui, soit dit en passant, existe déjà) et, même, pour du combat au sol en raids. Pas pour l’occupation de terrain. Daech n’est pas un mouvement terroriste ni un mouvement de guérilla : ils utilisent aussi le choc frontal, la bataille, c’est-à-dire la guerre classique. Quand l’adversaire est en face, prêt à mourir, avec 1 500 ou 2 000 hommes, je suis pour l’intervention de troupes spéciales – et qu’on en tue le plus possible.

Mais vous disiez en 2014, sur Europe 1, que vous étiez partisan d’une intervention au sol si, et seulement si, le régime d’el-Assad était menacé…

… Tout le monde a constaté que le pouvoir syrien était essoufflé. Et c’est bien pour cela que les Russes sont arrivés. Que fait-on avec Daech ? Ils sont très difficiles à contrôler ; il faut donc les affaiblir. Pourquoi ? Car les frapper et les affaiblir diminue leur aura et le nombre de jeunes hommes qui ont, chez nous et ailleurs, envie de s’enrôler. L’an passé, lorsque Daech a remporté des victoires sur le terrain, ça a été un appel d’air – qui se compte par milliers. Je n’ai pas dit que les frappes allaient tout résoudre, car on ne bombarde pas une idéologie. C’est une guerre d’usure, qui prendra du temps, puisqu’il n’y a rien à négocier : Daech ne met rien sur la table.

Le Dalaï-Lama vient pourtant de dire qu’il faut dialoguer avec eux.

(Il rit.) Ils veulent la victoire ou la mort. Donnons-leur la mort. Mais personne n’ose plus dire les choses clairement, de crainte d’être traité de je-ne-sais-quoi. Je me suis battu durant des décennies pour les luttes d’indépendance et de décolonisation : je ne vais pas me laisser terroriser par des petits cons qui n’ont jamais reçu la moindre gifle et qui ont peur de leur ombre.

Nos gouvernements, avez-vous dit, ont laissé la peur s’installer dans les têtes en diffusant jusqu’à plus soif les communiqués et les vidéos de Daech. Qu’aurait-il fallu faire ?

«Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech ; ils font leur propagande: si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service.»

On ne montre pas en boucle, à la télévision, les images des cadavres et les familles, cousin après cousin, pour dire que les victimes étaient formidables. On dit qu’un bus a sauté et qu’il y a quinze morts ; point final. L’autre jour, je suis passé à la pharmacie et la pharmacienne me disait que les clients défilent, depuis le 13 novembre, pour prendre des calmants. Les gens se demandent ce qui va se passer ; ils ont peur. Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech ; ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service. C’est la société du spectacle. C’est minable. Mais, non, contrairement à ce que raconte Hollande, nous ne sommes pas en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours ; on est dans une situation conflictuelle. Le vieux Aron avait trouvé la seule formule intelligente qui soit, à propos du terrorisme : « Peut être considéré comme terroriste toute action dont l’impact psychologique dépasse de très loin les effets proprement physiques. ». Le tam-tam autour des 3 000 morts du 11 septembre ! Pendant des semaines ! J’enseignais à Singapour l’an passé et j’ai demandé à mes élèves quel était l’évènement le plus important de ces quinze dernières années : « Nine eleven ! » Ça ne va pas la tête ? C’est la Chine, partie de presque rien et devenue numéro 2 mondial !

Vous citez Aron, sur le terrorisme. Alain Gresh, du Monde diplomatique, avance que c’est une notion inopérante car elle recouvre absolument tout et son contraire. Comment pourriez-vous le définir ?

chaliand2xx.jpgAron a tout dit, mais je n’oublie pas que le terme « terreur » rentre dans l’Histoire comme terreur d’État. C’est 1793 et Robespierre. Le nazisme a été une terreur d’État, tout comme le stalinisme. La Turquie la pratique et, en face, le PKK mène une guérilla qui a recours à des méthodes à caractère terroriste. Daech, dit-on, est un mouvement « terroriste » ou « nihiliste» : c’est faux. Ce sont des révolutionnaires. Je parle ici en observateur froid, sans jugement de valeurs. Comment s’emparer du pouvoir ? Mao répond : il faut mobiliser les masses. Il faut des cadres qui se rendent dans les villages et expliquent les raisons et les détails de la lutte. Pourquoi, comment, qui est l’ennemi ? À travers un processus de persuasion/coercition, ils vont l’emporter. Ce n’est pas le contrôle du territoire qui compte : voilà des années que les talibans rendent la justice dans les villages afghans. C’est eux, l’État. En cas de différend avec un voisin, à cause d’une terre, on va voir le taliban, et il tranche. Daech n’est pas que le tas d’imbéciles que nous pensons : il y a des gens qui pensent. En Irak, ils dispensent de l’électricité, des soins sociaux, gèrent des écoles. Ils bourrent le crâne des plus jeunes, qui les voient puissants, armés, bien habillés, prestigieux. Même si on écrase Daech, tout ceci restera dans la tête de ces enfants. C’est un mouvement révolutionnaire qu’il ne faut pas sous-estimer. En Afrique noire, nous aurons, dans l’avenir proche, à faire face à d’autres situations de ce type : la population africaine est en train de doubler. Qui va leur trouver du travail et les instruire, alors que tout ça fait déjà défaut à l’heure qu’il est ? Il y aura une population très jeune, composée de beaucoup d’hommes, totalement désœuvrée et dans l’incapacité de franchir les frontières européennes par millions. L’islamisme sera la solution. Une arme et la possibilité de tuer de « l’autre ».

Dans votre Histoire du terrorisme, vous expliquez que le terrorisme islamiste n’aura, avec le recul, pas plus d’incidence sur l’Histoire que les attentats anarchistes du XIXe siècle. Pourquoi tant de gens redoutent-ils une guerre mondiale ou voient-ils dans tout ceci une catastrophe inédite ?

Parce qu’on est dans l’inflation verbale. Il faut en finir avec notre époque de l’adjectif. Je n’ai pas besoin de dire que c’est « ignoble », ce qu’ils font. Trouvez-vous normal que le président de la République se déplace et déclare que la France est en deuil suite à l’accident d’un autobus, qui a fait 43 victimes ? Où est-on ? Et le Bataclan, c’est Verdun ? On est devenus d’un mou… On est dans la victimisation permanente. Nous n’avons plus aucun sens commun.

L’idée que des opérations de guerre puissent avoir lieu sur notre sol a traumatisé plus d’une personne de notre génération. Comme si « la guerre » était quelque chose de lointain, qui ne nous concernait pas…

« Même si on écrase Daech, tout ceci restera dans la tête de ces enfants. C’est un mouvement révolutionnaire qu’il ne faut pas sous-estimer. »

En 1961, durant la guerre d’Algérie, nous étions dans une situation qui frisait la guerre civile. C’était une partie à trois : l’OAS, qui voulait assassiner de Gaulle (ils l’ont raté deux fois), les barbouzes gaullistes et le FLN. Il y avait des parpaings élevés à hauteur d’homme devant les commissariats. Ça n’a pas empêché les gens d’aller en boîtes de nuit et de s’amuser. Trente ans plus tard, durant la guerre du Golfe, il n’y avait personne dans les rues. Des gens achetaient de l’huile et du riz pour faire des réserves. En France ! En l’espace de trente ans, les gens se sont ramollis. Ils ont peur. Mes compatriotes, dans l’ensemble, ont peur de tout. La tragédie ne se passe pas qu’à la télévision, chez les autres.

Et que pensez-vous du fameux « choc des civilisations » ?

Il a déjà eu lieu. Au XIXe siècle, lors de l’irruption brutale de l’Europe dans le monde afro-asiatique.

Vous avez fait savoir que vous aviez la plupart du temps éprouvé de l’empathie pour les minoritaires et les maquisards que vous suiviez, mais jamais pour les combattants islamistes. Pourquoi ?

Je les ai connus en Afghanistan : ça n’a pas accroché, d’un côté comme de l’autre. Les hommes de Gulbuddin Hekmatyar étaient odieux. Un mouvement qui aspire à l’émancipation et à la liberté, bien sûr ; mais un mouvement qui veut imposer sa loi à tous les autres, je ne vois pas au nom de quoi j’irais leur prêter main forte.

Le socialisme révolutionnaire armé n’était pas tendre non plus, et vous y avez cru.

«Je n’ai pas le goût des appareils. J’aime bien penser librement, et j’aime le terrain.»

chaliand3xxx.jpgOn y a cru. On pensait que c’était une avancée. Que la dictature d’une majorité sur une minorité serait un progrès. Il y a eu du monde, en effet, pour mourir au nom du marxisme-léninisme. Il faut des temps d’apprentissage, et je ne prétends pas toujours avoir eu raison. Il faut se déniaiser. Prenez le Rojava, en Syrie. Je viens de passer une dizaine de jours avec eux. Ils expliquent qu’ils fonctionnent de façon totalement démocratique, que les hommes et les femmes sont égaux et que les minorités sont protégées. Si c’était la première fois que je l’entendais, bien sûr que je serais très enthousiaste. Mais j’ai déjà entendu ça aux côtés du Front populaire de libération de l’Érythrée, avec les Tigres Tamoul et dans leSentier lumineux, au Pérou. Je sais par expérience que ce type de discipline conduit, en général, à un État de type totalitaire. Oui, les hommes et les femmes sont égaux au Rojava, mais sous la forme d’un couvent militarisé. Il en va de même pour les « fronts » : en Algérie comme au Viêt Nam, c’est très bien au début, puis toutes les petites franges qui le constituent sont écrasées, une fois le Front parvenu au pouvoir. C’est comme ça. En attendant, les Kurdes du YPG se battent bien, et ce sont nos alliés.

D’où votre volonté de marginalité, présente dans vos écrits, de « cavalier seul », de « franc-tireur ». D’où votre refus d’être au Parti communiste, dans votre jeunesse.

Oui. Je n’ai pas le goût des appareils. J’aime bien penser librement et j’aime le terrain.

Vous portez un regard très critique sur Mai 68. Sur quels points, notamment ?

C’était un mouvement multiforme, avec des agendas totalement contraires. Politiquement, on militait pour ce que Prague rejetait à la même époque. On rêvait d’un « socialisme à visage humain » quand les autres avaient déjà donné ! Les trotskystes, c’était « radio nostalgie » ; les maoïstes, c’était « raconte-moi une histoire formidable : jusqu’à quel point va-t-on bâtir l’utopie ? ». Au-delà de ce qu’il y a eu de sympathique (la libération sexuelle, notamment), j’ai beaucoup de mal avec ce qui a accompagné ce moment : en faire le moins possible, « s’éclater »… Se saouler à la bière et prendre quelques « tafs », c’est ça, la vie ? Le monde est vaste… Cherche, comprends. C’était un mouvement décevant – Castoriadis, Edgar Morin et Claude Lefort en ont bien parlé. Rien de grand n’a été fait depuis ; rien de grand n’est sorti de cette « génération 68 ». J’aime assez l’esprit protestant : on manque de rigueur éthique. Qu’un type comme Sarkozy puisse oser se représenter, c’est effarant – dans n’importe quel pays protestant, on le sortirait. Tout juste si on ne continue pas d’admirer Bernard Tapie ! Nous sommes des enfants gâtés. Il y aura des émeutes dans les prochaines années. La peur va dominer ; les déchirements communautaires vont s’accentuer au quotidien – à partir d’un incident, avec quelques morts qui seront instrumentalisés par ceux qui souhaitent activement creuser un fossé social et religieux.

Vous dénoncez souvent l’idéologie dans vos livres, mais l’idéologie ne permet-elle pas, dans une certaine mesure, de structurer une pensée et de tenir tête au cynisme, au à-quoi-bon ?

« Qu’un type comme Sarkozy puisse oser se représenter, c’est effarant – dans n’importe quel pays protestant, on le sortirait. »

Si, c’est indispensable. Je vois très bien ce que l’idéologie transporte comme mythologies mais j’admets qu’on ne peut pas faire sans. Qui, autrement, peut tenir pour un principe, une idée ? Qui peut décréter qu’il ne cédera jamais, sans ce moteur, sans y croire ?

Vous êtes nostalgique de cette époque, celle du socialisme international ?

C’est fini ; c’est une page tournée. C’est comme l’amour qu’on a porté à une femme : on continue d’avoir de la tendresse pour elle mais on sait que cette passion-là est finie.

Vous pointez une sorte de paradoxe : nous sommes saturés d’informations tout en manquant cruellement d’analyses. Il y a, dites-vous, deux éléments clés pour tout comprendre : la mémoire collective et le passé. Comment résister au zapping, au tout-présent ?

C’est difficile… Parmi mes élèves, je vois ceux qui avalent et ceux qui pensent avec esprit critique. J’essaie de développer cette pensée chez eux. Avec des choses simples, a priori : un État démocratique est-il démocratique à l’extérieur de ses frontières ? Est-ce que ce ne sont pas ses intérêts qui priment davantage que ses principes ? Pourquoi parlent-ils de « morale » ? Les États sont des monstres froids. Nous n’avons que le plaisir amer de n’être pas dupes. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : l’esprit critique sera toujours le fait d’une minorité. Il faut travailler, lire, connaître les traditions. Quand les Américains débarquent en Irak ou en Afghanistan, ça se solde toujours par des échecs politiques ; pourquoi ? On ne peut pas prétendre se battre pour la liberté d’un peuple dont on ne connaît ni les traditions, ni la culture, et dont on soutient un gouvernement corrompu et impopulaire. C’est simple, non ? Robert McNamara, l’un des architectes de la guerre du Viêt Nam, a déclaré en 1995 qu’il ne savait rien de ce pays, avant d’ajouter qu’il a sans doute eu tort de n’en connaitre ni la culture, ni les traditions. Il lui aurait fallu lire Bernard B. Fall, qui est mort en marchant sur une mine tandis qu’il enquêtait sur place – c’est-à-dire en faisant son travail. Fall avait compris que les combattants vietnamiens n’étaient pas des « bandits », mais des communistes et des nationalistes qui se battaient, avec le soutien des populations rurales, contre un gouvernement impopulaire corrompu et tenu à bout de bras par des étrangers. Si on ne sait pas ça, on perd son temps.

Vous lisez la presse ?

« On se paie notre tête ! Ce dont je me méfie le plus, au fond, c’est la propagande de notre camp. »

chaliand4xx.jpgPeu. Je la lis surtout en anglais. Nous nous sommes provincialisés : la France ne couvre presque plus, par exemple, ce qui se passe entre l’Inde et le Japon. La presse française est européo-africaine – notre limite extrême, c’est l’Iran. Je regarde parfois Le Monde et je suis abonné à The Economist – c’est un journal de droite, mais il est bien ficelé : ils n’ont pas perdu le sens des rapports de force, qu’on soit d’accord ou non. Même s’ils se fichent de nous en décrivant Jabhat al-Nosra comme une « opposition force » selon la presse anglo-saxonne : ce groupe serait devenu halal, après avoir été haram, depuis que Daech est arrivé ! On se paie notre tête ! Ce dont je me méfie le plus, au fond, c’est la propagande de notre camp. Je préfère les livres. Et quelques revues – comme Conflits : c’est une très bonne revue de stratégie ; c’est froid, factuel.

Les livres, justement. Vous décrivez, dans Le Regard du singe, le livre comme un objet « sacré ». Quelle évolution avez-vous pu noter, au fil de votre vie, quant à sa place dans la société ?

Contrairement à une idée répandue, il n’y a jamais eu beaucoup de lecteurs. J’avais connu André Bay, qui dirigeait une collection chez Stock et avait été à la revue NRF dans les années 1930. Il m’avait dit qu’ils la vendaient à 2 000 exemplaires ! La revue la plus prestigieuse de l’époque ! Avec Gide, Malraux, Claudel… On a toujours ces 2 000 lecteurs pointus. Ce que je vais dire n’est pas original, mais l’apparition, chez les jeunes, des smartphones et des tablettes a fait chuter la lecture. J’ai demandé à un jeune les raisons pour lesquelles il ne lisait pas ; sa réponse : « Ça prend trop de temps. » Sans commentaire. Je lis quatre à six livres par semaine. Je m’ennuie, sans. J’étais coincé à l’aéroport d’Istanbul il n’y a pas très longtemps : douze heures d’attente. J’ai acheté deux livres et j’ai écrit un poème. Le temps mort est vivant, ainsi. Pendant que je donne des cours, des élèves sortent subrepticement leur téléphone ! Je leur demande s’ils sont amoureux : « Non ? C’était pourtant ta seule excuse ! » (rires) Il faudrait les confisquer. À un autre, j’ai demandé : « C’est qui, le maître, ton téléphone ou toi ? » Il ne savait pas… (rires) On a baissé, côté esprit critique : on est dans une époque où on ne juge pas du propos mais de l’opinion politique de celui qui le porte : ce n’est pas juste ou faux, c’est bien ou mal en fonction de l’idéologie. À part sur quelques sujets fondamentaux, je ne m’occupe plus de ces clivages pour penser. Entre démocrates et républicains, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Un professeur d’histoire formidable m’avait dit, élève, une chose qui m’avait marqué: « Rappelez-vous, Chaliand, que la proportion des médiocres dans les élites est la même qu’ailleurs. »

Vous vous présentez volontiers comme un « aventureux ». Un jour, un journaliste a demandé à Régis Debray s’il se définissait ainsi, s’il était parti en Bolivie et à Cuba par goût de l’aventure : il a reçu le mot comme une offense. Il opposait le révolutionnaire à l’aventurier.

« Il faut savoir ce qu’est la tragédie pour en parler : ce qu’elle contient de sang, de chair, de souffrances, de capacité à endurer… »

chaliand5xxx.jpgL’aventurier, dans les milieux bourgeois, signifie que la personne n’est pas très recommandable. Un peu filou, pas fiable. L’aventurier, c’est celui qui accepte l’aventure et ses risques – le contraire de l’esprit de sécurité. J’aime mettre ma vie en jeu (mais pas bêtement) ; je n’aime pas les gens pour qui « la violence » n’est qu’un concept. Il faut savoir ce qu’est la tragédie pour en parler : ce qu’elle contient de sang, de chair, de souffrances, de capacité à endurer…

… Ce que vous appelez « le savoir de la peau ».

C’est ça. C’est irremplaçable.

Vous parlez des milieux bourgeois ; mais l’aventurier est mal vu, aussi, dans les milieux politiques radicaux : on peut le considérer comme un mercenaire sans foi ni loi.

Il fait électron libre. Pas tenu par « la cause ». Pas assez « militant ». Eh bien, tant pis ! Les militants sont toujours déçus, alors que l’aventure ne déçoit jamais. Voyez George Orwell : il a été militant et aventureux dans sa vie ; il est rentré déçu d’Espagne, puis son plaisir, comme écrivain, fut d’être lucide. Dire la réalité. J’aime beaucoup ses écrits politiques.

Vous avez lu Nietzsche et vous évoquez souvent le caractère « tragique » de l’existence. À quel moment la lucidité tragique devient-elle un fatalisme ? À quel moment le « réalisme » bascule-t-il dans l’acceptation du cours des choses ?

Le fatalisme, c’est n’être responsable de rien. Tout serait tracé d’avance. C’est arrivé car « ça » devait arriver – au Moyen-Orient, je le vois souvent, et Dieu expliquerait tout. Le tragique n’empêche pas le libre arbitre. On doit pouvoir diriger sa vie comme faire se peut – même si nous n’avons pas prise sur tout.

Vous êtes ami avec l’écrivain et marin Patrice Franceschi – vous avez même écrit plusieurs livres ensemble. Arrêtez-nous si nous nous trompons : tout en maintenant l’impératif de lucidité, Franceschi paraît moins sombre que vous, plus idéaliste…

«On ne fait que patauger dans les caillots de l’Histoire. Tout n’est que bain de sang. Notre monde est atroce.»

Ça doit être les vingt ans qui nous séparent ! La vie est tragique, c’est net. Vous le savez peut-être : à la fin, elle finit mal. (rires) On ne veut plus le voir. L’Occident ne veut plus mourir. Voilà – on y revient – pourquoi tout le monde a peur de tout dans notre société ! Un jihadiste, c’est quoi ? Un gars entre 18 et 35 ans. Un jihadiste de 50 ans, ça n’existe pas : il est patron. Ce sont les enfants-soldats les pires : ils se croient immortels et tirent sur tout ce qui bouge. Les plus âgés se demandent s’ils ne pourront pas se servir des prisonniers ou en tirer de l’argent. La jeunesse compte beaucoup pour comprendre Daech… On ne fait que patauger dans les caillots de l’Histoire. Tout n’est que bain de sang. Notre monde est atroce. Je ne retiens qu’une seule chose, au fond : il ne faut jamais être vaincus. Tout le reste, c’est de la littérature – et nous l’oublions, en France. Le vainqueur, si tu es marié, va violer ta femme devant toi, et si tu protestes, il va égorger ton enfant. Le vainqueur, qui n’était rien et répétait « oui, chef » il y a peu, devient Dieu avec une arme dans les mains. La seule chose qui limite la torture, c’est l’imagination des hommes. Sans cela, tout est possible, la pire des cruautés. J’ai connu des officiers qui ont vu des Croates énucléer des Serbes à la cuillère. Voilà, c’est comme ça. Disons que je suis un optimiste physiologique mais un pessimiste historique. C’est ma santé qui me sauve.

La poésie occupe une place importante dans votre vie. Ce qui peut surprendre certains, peut-être, avec l’image terre-à-terre et rugueuse que vous pouvez renvoyer et celle, plus intimiste et sensible, qu’incarne souvent la poésie.

J’ai écrit trois ou quatre livres importants, politiquement. L’Atlas stratégique était une grande nouveauté, en 1983 : aujourd’hui, tout le monde en fait. Personne n’a fait mieux, depuis, que l’Anthologie mondiale de la stratégie que j’avais publiée. En 1976, avec Mythes révolutionnaires du tiers monde, j’ai été un des premiers à dire de l’intérieur que le « tiers-mondisme » ne marcherait pas comme prévu et qu’il ne suffit pas de mener une guerre juste pour la gagner. J’ai écrit Mémoire de ma mémoire, en prose poétique, sur ma famille et le génocide des Arméniens – mais sans esprit victimaire ! Je ne le supporte pas. Ça a été lancé après ce qui est arrivé d’atroce à la communauté juive et, ensuite, tout le monde s’est précipité pour réclamer son dû victimaire. C’est à qui sera le plus une victime, maintenant ! Tu te présentes comme une victime (il mime une poignée de main) et on te répond : « Ah oui ? C’est très bien ! » Il n’y a rien de pire. Mais la poésie, c’est ce qu’il y a de plus formidable. Je peux vous en lire un bout. (Il se lève et cherche les derniers poèmes qu’il a écrits : il en lit deux, l’un sur la condition des femmes dans les sociétés traditionnelles, l’autre sur l’esprit de vengeance… « Chaque aurore ramène le même labeur sans joie : puiser l’eau, chercher du bois, cuire, tisser, élever les enfants qui survivent, travailler la terre / Dans un temps immémorial et comme arrêté que les jours et les nuits ne peuvent mesurer »… « On tue et on se tue pour elles à cause de leurs ventres et de leurs yeux »… « Elles enfantaient jusqu’à l’usure et la mort, mais on les voulait à jamais prisonnières »…) En dehors de quelques livres – Guerre du Péloponnèse de Thucydide, La Muqaddima d’Ibn Khaldounou De la démocratie en Amérique de Toqueville –, la seule chose qui reste, c’est la littérature. Homère, Madame Bovary, Anna Karénine ou Richard II de Shakespeare, ça dépasse toutes les analyses politiques. L’œuvre d’art dépasse tout – sauf le génie, comme Aristote ou Kautilya

Quand on se penchera sur votre œuvre, plus tard, il faudra donc considérer vos analyses géostratégiques et vos poèmes comme un tout ?

Oui.

Finissons sur une dernière question qui en comprend trois : nous vous donnons deux noms et vous nous dites lequel vous tient le plus à cœur…

… Je vous coupe. Dans un journal américain, on avait proposé deux portraits anonymes : un dirigeant qui ne fume pas, qui aime les animaux et est monogame ; un autre, connu pour être coureur, qui fume beaucoup et se saoule comme jamais. Avec comme question : « Lequel préférez-vous ? » Les gens ont répondu le premier, l’écolo… Donc Hitler plutôt que Churchill ! (rires)

Vous allez voir, ça fait sens avec votre parcours. Yasser Arafat ou Georges Habache ?

« Pourquoi le capitalisme fonctionne ? Car il dit aux gens de s’enrichir et de consommer le plus possible : ça plaît à l’espèce humaine. »

Habache. C’était un homme qui ne maniait pas la duplicité du politicien. J’ai rencontré Arafat à trois reprises et je n’ai jamais eu la moindre sympathie pour lui. Habache était authentique et courageux. Arafat était un tacticien malin ; Habache un honnête homme, sans génie mais au service d’une cause – même s’il s’est trompé : il a contribué à couper la résistance palestinienne de sa base, qui était la Jordanie.

Amílcar Cabral ou Ernesto Guevara ?

Cabral, de loin. Guevara était une belle figure mais un homme particulièrement autoritaire. À Alger, j’avais demandé à son entourage, lorsqu’il était de passage, comment ils le trouvaient. Réponse : « Implacable. » À Cuba, comme ministre de l’Économie, il estimait que la morale révolutionnaire suffisait. Non. Pourquoi le capitalisme fonctionne ? Car il dit aux gens de s’enrichir et de consommer le plus possible : ça plaît à l’espèce humaine. Guevara était un idéologue et un mauvais stratège : sa théorie du foco, que j’avais critiquée à l’époque, conduisait nécessairement au fiasco. Mais il avait pour lui un grand courage et le fait d’être prêt à mourir – il a transformé son échec en victoire, c’est-à-dire en mythe. Cabral n’était pas un homme aux gestes spectaculaires, même s’il était parvenu à faire reconnaître l’indépendance de son pays avant de l’avoir arrachée. Dommage qu’il ait été assassiné… Il avait le sens des rapports de force, l’intelligence, l’ouverture ; il était poète. Il avait beaucoup de qualités.

Blaise Cendrars ou Vladimir Maïakovski ?

(Il sourit puis marque un long silence.) J’ai connu le grand amour de Maïakovski, Lili Brik, en 1976. Nous étions dans une datcha. Elle avait une grâce d’oiseau. Elle ne l’avait pas oublié. Un homme qu’on n’oublie pas près de cinquante ans après sa mort, ce n’est pas rien : ça compte. Les histoires d’amour inoubliablement vôtres… J’aime certains des poèmes de Maïakovski, même s’il utilise un peu trop de cuivres à mon goût – un peu comme Saint-John Perse. Il a cru à la révolution, sincèrement, mais il a compris qu’il y avait maldonne. Il a écrit dans son ultime poème : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. » Voilà un homme qui avait du savoir-vivre… et du savoir-mourir. La belle mort est un art perdu, dans nos sociétés. On ne sait plus se suicider lorsque l’affaire est close. En ça, Maïakovski me plaît. Cendrars, c’était un type formidable pour l’adolescent que j’ai été. Plein d’énergie. Ce n’est pas un grand écrivain mais il a écrit un très grand poème, « La Prose du Transsibérien ». « En ce temps-là, j’étais en mon adolescence / J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance / J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance / J’étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares / Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours » C’est très beau. Je lui garde toute ma tendresse. Et même s’il a un peu fabulé, il donne le goût du large.

Par Stéphane Burlot, pour Ballast

Route de la soie, route des épices

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Route de la soie, route des épices

Ex: http://www.huyghe.fr

Un secret est toujours loin : enfoui sous les apparences, ou hors de portée. Y compris géographiquement. Le cheminement vers sa découverte se confond alors avec le chemin concret par où transitent des hommes, des marchandises ou des informations. Tel est le cas de la soie et des épices qui ont donné leur nom à des routes : leurs secrets consistent en histoires de voyages. D'Est en Ouest, circulaient des produits rares et inconnus, de l'Occident vers l'Orient, des marchands et prédicateurs en attendant des colonisateurs.

Soie et épices sont intimement liées parce qu'ils évoquent des lieux ou tout est différent, plus chaud, plus parfumé, plus raffiné, plus luxueux, plus sensuel. Elles servent à la glorification des dieux et des puissants et à l'ornement de la beauté ; leur origine exotique stimule l'imaginaire. C'est l'idée qui ressort déjà des premières mentions de ces produits dans la littérature latine. Ne dit on pas que c'est le roi des Sères, tout à l'Orient du monde qui produit le fil merveilleux qui permet aux Romaines de laisser transparaître la peau laiteuse de leurs seins ? Ne croit-on pas que la cannelle si parfumée et qui l'hiver rend le vin meilleur, est cachée comme le sont les diamants dans une vallée protégée par des aigles immenses ? Et les moralistes se plaignent de ce que les romains se ruinent pour acquérir ces produits de luxe venus de pays inconnus. L'idée même d'exotisme, ou l'attirance pour l'Orient leur doit beaucoup ; les progrès de la connaissance, de la géographie, de la navigation, bref la découverte réelle du monde, leur doit davantage encore.

Dans les deux cas, secret d'un savoir et secret d'une origine se mêlent. Pour obtenir deux produits dont l'Occident raffole depuis Rome, le tissu et les graines qui servent autant à la médecine qu'à la cuisine, il a fallu d'abord identifier les pays d'où ils venaient, la Chine, les Indes et les îles aux épices. Il a fallu les atteindre, et pour cela lancer des expéditions. Mais il a fallu aussi s'emparer des supports du secret, des cocons de vers à soie dans un cas, de quelques graines dans l'autre.

La soie a plus souvent traversé les montagnes et les steppes à dos de chameau, les épices ont plutôt voyagé dans les cales des bateaux. Parfois leurs routes se croisaient ou fusionnaient au hasard, d'une guerre ou d'un traité pour que les marchandise parviennent à Rome, à Byzance. Il y a donc des périodes où les expressions de route de la soie et route des épices désignent les mêmes itinéraires marchands ; rouleaux de tissus et sacs odorants se mêlaient dans les mêmes caravanes et dans les mêmes soutes. Certes les deux routes n'ont pas fonctionné de même manière. Sur la route de la soie, c'est le secret, disons l'art de la sériciculture, qui a voyagé d'Orient en Occident jusqu'à ce que l'on sache produire de la soie en France. Sur la route des épices, au contraire ce sont les marchands puis les soldats qui ont progressé tant que les Européens n'ont pas atteint les terres où poussaient les épices, et que les grandes compagnies dites des Indes ne s'en sont pas assuré le monopole. Tracée par une logique de la transmission ou par une logique de la conquête, la route s'est toujours assimilée à une lente révélation.

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Un secret de quatre mille ans

Une des plus célèbres légendes chinoise raconte que la princesse Xi Ling Shi fit tomber par hasard un cocon accroché à un mûrier des jardins impériaux dans une tasse de thé bouillant. Elle déroula un fil interminable qui lui parut si beau qu'elle le fit tisser, puis fabriqua une étoffe douce et fine. Elle obtint de l'Empereur d'élever les vers qui rongeaient les feuilles de mûrier. Ce souverain serait Houang Ti à qui la légende prête également l'invention de l'écriture. Dès l'origine, la soie est liée à l'empereur. Le tissu de soie ne servait pas seulement à tisser des vêtements somptueux, mais aussi à tracer des idéogrammes. Les premiers exemples d'écriture chinoise sur soie datent de 750 avant notre ère. Et la Chine elle-même est connue pendant toute l'Antiquité comme le pays des Sères, c'est-à-dire de la soie, sera.

La sériciculture remonte au néolithique chinois et, trois mille ans avant Jésus Christ, les techniques de tissage étaient déjà sophistiquées ; elles permettaient d'obtenir de la soie unie comme de la soie brodée qui accompagnaient dans l'au-delà les puissants. C'est dans une tombe princière que se retrouve la première preuve du voyage de la soie vers l'autre extrémité de l'Eurasie, au VIe siècle avant notre ère dans une sépulture du Bade Wurtemberg. Lorsque l'on découvrit dans le tombeau de Philippe de Macédoine, le père d'Alexandre le Grand, des bandelettes de soie s'est tout de suite posée la question de leur origine : était-elle chinoise ? Quelles routes ont emprunté ces premiers échantillons, qui les a offerts aux Princes, qui les a jugés assez précieux pour qu'ils les accompagnent dans leur voyage funèbre ? L'exportation de soie avait-elle un caractère exceptionnel ? Difficile d'établir une chronologie précise d'un des plus longs secrets de l'histoire, ou plutôt d'un secret double celui de l'origine du tissu et celui de sa fabrication, la sériciculture.

Son exceptionnelle durée tient à la volonté délibérée des empereurs chinois, toutes dynasties confondues. Ces empereurs qui exercent un monopole sévère, contrôlent la production comme les marchés, décident de qui pourra porter quelle qualité. Ils édictent des arrêts de mort contre quiconque oserait faire franchir les frontières à un seul oeuf ou cocon de vers à soie. Le secret sera ainsi maintenu jusqu'au cinquième siècle de notre ère environ. Pour parvenir à ce résultat, il fallut sans doute un système de surveillance sans faille car la sériciculture occupait des milliers de gens et les plantations de mûriers couvraient des provinces entières. L'enjeu était énorme, cette industrie est un secret d'État: la soie étant tout bonnement une unité monétaire. Rare, inimitable, issue d'une source que pouvaient contrôler les autorités, de qualité relativement constante, facile à stocker, à diviser et à mesurer, la soie présente toutes les qualités d'une unité d'échange commode. A certaines époques, en Chine, les impôts se paient en rouleaux de soie, comme le salaire des fonctionnaires; la somptuosité des cadeaux impériaux, se mesure à la même aune, comme la dot des princesses ou des aristocrates. Sous les Tcheou une dizaine de siècles avant notre ère un écheveau de soie s'échange contre cinq esclaves et un cheval. Pour la Chine, laisser fuir une chose (un grain de vers à soie) et une information (toute la technique d'élevage) équivaut à une catastrophe. Cela reviendrait, pour un État moderne à perdre sa planche à billets et à laisser divulguer la formule chimique de son papier-monnaie. Soie et souveraineté chinoise étaient intimement liées.

C'est du reste pour une raison géopolitique grave que la soie franchit vraiment la Grande Muraille. Au second siècle avant notre ère, les empereurs Han assiégés par des barbares nomades ancêtres des Huns ont besoin d'alliés et de chevaux. Pour acheter les deux, la Chine doit donner ce qu'elle a de plus précieux, ce qui ne s'exportait que par infimes quantités ; la soie devient un produit d'échange. Cette décision a des conséquences incalculables : la Chine s'ouvre au commerce et au monde extérieur. Ainsi naît la fameuse Route de la soie. Par le relais des caravanes traversant l'Asie centrale ou des navires contournant le sous-continent indien, la soie et bien d'autres marchandises circulent d'une extrémité à l'autre de l'Eurasie. Vers le début de notre ère, un commerçant indien sait évaluer la valeur d'un ballot de soie en sesterces romains, et, à Rome même, l'empereur s'inquiète de la perte que provoque l'importation de soie : à certaines époques, elle s'échange exactement contre son poids en or et le Trésor du plus puissant Empire tout à l'Ouest s'épuise.

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Des élevages de mûriers à sa destination finale, la soie suit un si long chemin, passe par tant d'intermédiaires et de frontières, est si protégée et entourée de tant de légendes et de périls que, sur les bords de la Méditerranée, nul ne sait que le fil est produit par le cocon des papillons. On ignore à plus forte raison comment le traiter : les mieux informés disent que la soie "pousse sur les arbres". Les romains sont fous de cette étoffe qu'ils découvrirent, dit la légende, au cours d'une bataille contre les Parthes. Leurs étendards brillants et bruissants étaient faits de ce tissu inconnu. Il ne fallut pas longtemps pour que les patriciennes n'aient plus qu'une envie : se vêtir de robes si fines qu'elles peuvent passer à travers un anneau. Mais le tissu parvient par les pistes d'Asie Centrale, et est contrôlé par des intermédiaires, dont justement les Parthes. Aucun voyageur latin n'a franchi leur territoire, tout au plus a-t-on appris que la soie provenait du pays dit des Sères. L'Europe ignore même qui ils sont cet à quoi ils ressemblent.: "Les premiers hommes que l'on connaisse (en ce pays) sont les Sères célèbres par la laine de leurs forêts. Ils détachent le duvet blanc des feuilles en l'arrosant d'eau ; puis les femmes exécutent le double travail de dévider les fils et de les tisser. C'est avec un travail si compliqué, c'est dans des contrées si lointaines qu'on obtient ce qui permettra à une matrone de se montrer en public avec un étoffe transparente. Les Sères sont civilisés ; mais semblables eux-mêmes aux animaux sauvages, ils fuient la société des autres hommes et attendent que le commerce viennent les trouver." Ce que Pline écrit dans son Histoire naturelle est le premier texte occidental qui propose une explication de l'origine et de la fabrication la soie.

sparte10.jpgLe géographe Pausanias au second siècle de notre ère se rapproche un peu plus de la vérité quand il dit : "Quant aux fils dont les Sères font leurs vêtements, ils ne proviennent pas d'une écorce, mais ils ont une origine différente que voici. Il existe dans leur pays un petit animal, que les Grecs appellent ser, mais auquel les Sères eux-mêmes donnent un autre nom ; la grandeur de cet animal est double de celle du grand scarabée ; pour le reste, il ressemble aux araignées qui font leurs toiles sur les arbres, et il a huit pattes comme les araignées. Les Sères élèvent ces animaux en leur construisant des cages appropriées à la température de l'hiver et de l'été ; et le travail de ces animaux est une fine trame qui se trouve autour de leurs pattes". Nous sommes loin encore du secret révélé. Pour pouvoir produire de la soie, il faut pouvoir maîtriser toute une série de techniques dont les bases : sélectionner et cultiver le mûrier blanc, reconnaître le Bombyx mori, savoir l'élever et pour cela disposer de lieux humides à température constante entre 20 et 25°, protéger le vers pendant qu'il file son cocon, conserver un certains nombre de ceux ci pour la reproduction, étouffer la chrysalide avant qu'elle n'ait percé le cocon (sinon ceux-ci peuvent être cardés et donner l'équivalent de la soie sauvage), et, bien sur, dévider sans le rompre le fil qui peu mesurer entre 900 et 1200 mètres.

Il faut des mois, des années pour qu'un ballot franchisse le continent passant de mains en mains ; c'est assez pour que la vérité se perde en chemin. Y a-t-il eu des tentatives de contact ? La chronique chinoise parle d’une mission impériale envoyé en Inde en 58 ap. J.C. On sait aussi comment, aux alentours de la fin du premier siècle de notre ère, période où l’empire parthe contrôle les relations commerciales avec l’Occident, la Chine cherche à se passer de ce coûteux intermédiaire. En 97, un envoyé chinois vers l'Occident est parvenu à la frontière de la Perse mais les capitaines des navires lui racontent tant d'horreurs sur les difficultés qui l'attendent qu'il préfère renoncer. Des missions d'explorations occidentales ne donnent pas de meilleurs résultats. Vers la même période, il court sur les zones désertiques du Taklamakan des histoires de villes englouties, de mirages, d’esprits qui appellent les voyageurs pour les égarer, tout à fait semblables à celles que rapporteront onze siècles plus tard les voyageurs médiévaux. Aux facteurs multiples qui pourraient expliquer la pauvreté des renseignements conservés il faudrait ajouter que pendant l'Antiquité au moins, en un point capital du trajet, véritable borne frontière de l’Empire des Sères, le commerce se pratique “à la muette” : vendeurs et acheteurs déposent en un lieu convenu, qui la marchandise, qui le prix proposé et lorsque l’on est parvenu à un accord (parfois sans se voir) chacun remporte sa part de l’échange, toujours sans un mot. Peu importe que ces marchands muets aient eu peu de chances d’être de véritables Chinois, ce procédé d’évitement réduisant le commerce au seul échange des valeurs (et pratiqué en d’autres lieux et à d’autres époques) suffirait à expliquer bien des ignorances.

Transporter, transformer

La Route de la soie offre l'exemple d'un paradoxe. D’une part y circulent les richesses les plus rares et avec elles nombre de connaissances et d’influences culturelles. D’autre part, les hommes s’ignorent, et s’inventent sans se connaître. A Rome on dit les Chinois de très grande taille, aux yeux bleus et aux cheveux rouges. Les Chinois au contraire se plaisent à imaginer les Romains tout à fait comparables aux habitants de l’Empire du Milieu. Pareilles fables se perpétuent des siècles. Les Chinois appellent Rome le Da Qin (la grande Chine), tandis que, de leur côté les Romains rêvent du Pays des Sères, le peuple qui fabrique la soie. En dépit des relations commerciales qui s’intensifient, il faudra attendre le XIIIe siècle, avec le temps des Mongols, et quelques voyageurs médiévaux dont Marco Polo n'est que le plus illustre, pour que les mondes européen et chinois commencent à se connaître. Et ce n’est qu’au temps des missions jésuites en Chine, au XVIe siècle que les Européens acquerront des connaissances géographiques et historiques acceptables sur la Chine tandis qu’en retour celle-ci commencera vraiment à soupçonner à quoi ressemble le monde occidental. La route de la soie a donc bien fonctionné comme un lien entre les peuples de l'Eurasie, comme la grande voie des relations commerciales, religieuses et culturelles. C'est un fonctionnement à plusieurs temps : la chose (la soie marchandise), la connaissance de la chose (au sens des techniques et moyens de la sériciculture), les hommes (des marchands de l'Antiquité aux voyageurs et missionnaires médiévaux) et la connaissance des hommes (telle qu'on peut la mesurer par la diffusion de manuscrits ou de récits) ont toujours été comme décalées.

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Pourtant la soie finit par échapper à l'Empire du Milieu. Plusieurs récits proposent une description de l'évasion des graines. Comme celui rapporté par Hiuan-Tsang, un des pèlerins chinois partis à la recherche des Soutras bouddhiques en Inde. Tout au long de son voyage au milieu du VIIe siècle, il tient son journal et note ce qu'il voit et ce qu'il entend sur les pays qu'il traverse. Parmi ces histoires il raconte comment un des premiers rois du Khotan parvint à fabriquer de la soie. Au début du V° siècle la soie tissée circule entre la Chine et les pays d'Asie centrale ; elle fait même l'objet d'un trafic qui enrichit nombre d'intermédiaires, certaines tribus turques, l'Empire perse, etc., mais personne ne sait la produire. Celui qui y parviendra s'enrichira considérablement. Pour cela il faut se procurer mûriers et vers à soie. "Le roi (du Khotan), ayant appris que le royaume de l'Est (la Chine) en possédait y envoya un ambassadeur pour en obtenir. A cette époque, le prince du royaume de l'Est les gardait en secret et n'en donnait à personne, et il avait défendu sévèrement aux gardes des frontières de laisser sortir de la graine de mûriers et de vers à soie. Le roi de Khotan, dans un langage soumis et respectueux, demanda en mariage une princesse chinoise. Le prince du royaume de l'Est qui avait des sentiments de bienveillance pour les peuples lointains, accéda sur le champ à sa demande. Le roi de Khotan ordonna à un ambassadeur d'aller au devant de son épouse, et lui donna les instructions suivantes : "Parlez ainsi à la princesse du royaume de l'est : "Notre royaume n'a jamais possédé de soie : il faut que vous apportiez des graines de mûriers et de vers à soie ; vous pourrez vous même vous faire des vêtements précieux."

La princesse n'hésita pas à enfreindre les édits impériaux qui punissaient de mort quiconque exportait graines de vers et de mûriers. Pleine d'astuce elle en cacha dans la ouate de son bonnet "Quand elle fut arrivée aux barrières, le chef des gardiens fouilla partout, à l'exception du bonnet de la princesse qu'il n'osa visiter." La princesse organisa la première production de soie ordonnant par un décret gravé sur une pierre :"Il est défendu de tuer les vers à soie. Quand tous les papillons des vers à soie se seront envolés, on pourra travailler les cocons. Quiconque enfreindra cet ordre sera privé du secours des dieux". C'est pourquoi poursuit le pèlerin chinois, "ce royaume possède des vers à soie et personne n'oserait en tuer un seul."

Les premiers principes de la sériciculture venaient de quitter le pays des Sères, la princesse avait exporté l'élevage du vers à soie et l'indispensable secret du mûrier.
Monopoles

Les princes d'Asie centrale n'étaient pas les seuls à vouloir s'emparer du secret. Byzance n'en pouvait plus de payer des sommes énormes à ses ennemis perses pour importer la soie brute que ses ouvriers savaient travailler mais dont on ignorait la source. L'Empire va mener une guerre de l'ombre et multiplier les sources d'information et d'approvisionnement. Procope de Césarée, décrit comment pour éviter de passer par les Perses Justinien, vers 531, envoya des ambassadeurs chez les rois chrétiens de l'Éthiopie et d'Himyar (le sud du Yémen). Ces missions furent vaines : "Les Éthiopiens, ne pouvaient acheter de la soie aux Indiens, car les marchands perses s'installaient toujours aux ports où accostaient les navires indiens (ils vivent dans un pays voisin) et ils avaient coutume d'acheter leurs cargaisons entières. Quant aux Himyarites, il leur semblait difficile de traverser un pays qui était un désert et si grand que sa traversée était un long voyage, comme de s'opposer à un peuple bien plus guerrier qu'eux mêmes".

cb0d64b55311d9cee84edda021bfe19d_large.jpgPour conserver leur monopole les Perses étaient disposés à payer le prix fort et à acheter tout ce qui était à vendre dans tous les lieux qu'ils pouvaient atteindre. La seconde partie se joue avec le représentant d'un peuple nouvellement venu sur la scène internationale : les Sogdiens. C'est un peuple de marchands qui se répandront de la mer de Chine à Byzance en de nombreux comptoirs ou même simples communautés commerçantes installées dans des cités du bout du monde. Comme le dit la chronique officielle des Tang : "Les gens du pays de Sogdiane sont tous d'habiles commerçants ; partout où l'on peut faire du profit ils sont allés". Ils se sont fixés à l'Est de l'Oxus la mythique ville de Samarcande est leur capitale. A l'époque c'est un centre important où se croisent des commerçants et voyageurs venus du monde entiers. La fresque des ambassadeurs qui est exposé au Musée d'Afrasyab-Samarcande montre des Chinois, des Persans, des Coréens, etc.. et il ne faut pas beaucoup d'imagination pour deviner que parmi eux se glissaient des espions et des aventuriers de toutes sortes. Ils ont d'abord essayé de vendre la soie du Khotan aux Perses qui pour montrer leur mépris la brûlent. Dépités, ils sont allés voir les Byzantins. On a même conservé le nom de l'ambassadeur marchand qui est arrivé à la cour de Justinien (482-465), un certain Maniakh qui réussit au bout de son entreprise à ouvrir une route de la soie en évitant l'Empire sassanide.

Justinien utilisa aussi des agents secrets très spéciaux. C'est encore à Procope de Césarée que nous devons l'histoire. Un jour des moines arrivèrent à Byzance, ils se firent introduire auprès de l'empereur et lui offrirent le vrai secret de la soie. Ils lui expliquèrent : "Nous avons résidé longtemps dans une région où il y plusieurs cités indiennes bouddhistes et qui se nomment Serinda. L'élevage du ver à soie y est pratiqué ; si vous le voulez nous vous en rapporterons le secret." Les moines précisèrent alors que la soie était produite par "certains vers à qui la nature avait enseigné cet art et rendu aisée leur tâche". Ils ajoutèrent : "Il est impossible à cause de la distance de rapporter des chenilles vivantes, mais nous aurons recours à une ruse. Les graines de ces vers sont constituées par une multitude d'oeufs. Longtemps après la ponte, les autochtones les recouvrent de fumier en les chauffant ainsi pendant un temps suffisant pour que les animaux naissent. Ils nous sera facile de cacher ces oeufs une fois que les chenilles auront pondu". Justinien leur promis ce qu'ils voulurent. Les moines peut-être s'agissait-il de ces moines bouddhistes qui parcouraient les chemins en s'appuyant sur leur long bâton , dérobèrent les graines, les rapportèrent nous dit la légende dans leurs bâtons creux, et les livrèrent à l'Empereur. Cette fois, Byzance pouvait produire de la soie.

La nouvelle industrie fut protégée d'éventuels espions par les peines les plus lourdes. A nouveau la soie devenait synonyme de secret d'État. Les Empereurs ne prenaient pas moins au sérieux sa symbolique : peine de mort pour qui osait fabriquer certaines variétés de pourpre réservées à la cour, châtiments terribles pour qui aurait tenté de débaucher ou faire fuir les ouvriers des ateliers impériaux, stricts contrôles douaniers... Du reste la soie n'était-elle pas cotée à un prix équivalent en esclaves et sa circulation strictement contrôlée ? La soie impériale surveillée par la terrible bureaucratie servait à payer les serviteurs de l'État, à remplir ses caisses, mais aussi à doter les monastères, à glorifier Dieu et l'Empire grâce au plus désirable des ornements. Lorsque les Arabes propageant l'islam eurent conquis les terres de l'Asie centrale à l'Atlantique la sériciculture se répandit avec eux.

Après avoir conquis la Perse, ils développèrent l'élevage de la soie autour de la Méditerranée. Seuls les Européens, les Francs, étaient exclus du secret. Il leur faudra quelques siècles pour maîtriser toutes les étapes qui, depuis l'élevage de chenilles de bombyx mori aboutit aux brocarts mêlés de fils d'or et d'argent que revêtaient les princes de l'Église et du monde.

220px-Roger_II_Sicily.jpgAu XIIe siècle seulement le roi normand Roger II établit en Sicile une industrie de sériciculture ; un siècle plus tard, les tisserands s'installeront en Italie et en Espagne, en attendant la France et l'Angleterre : l'Europe est enfin en mesure de fabriquer le tissu dont elle rêve depuis longtemps. Le plus long secret de l'histoire a été gardé quatre millénaires.

Quant aux routes terrestres, leur cycle historique s’achève au XVe siècle, après la mort de Tamerlan. Il se voulait le successeur de Gengis Khan. De Samarcande, sa capitale, il avait étendu son pouvoir jusqu’à Bagdad, Hispahan et l’Indus, s’apprêtait à conquérir la Chine. Après son règne, il n’y a aura plus de grand empire des steppes au coeur des routes de la soie. Vers la même époque, la nouvelle dynastie chinoise de Ming décide de fermer l’Empire aux relations extérieures : la construction de bateaux hauturiers est punie de mort et les caravanes se font plus rares.

Routes et obstacles

Peu après d’autres acteurs entrent en scène dans le commerce entre Est et Ouest. Les Portugais lancent les grandes explorations. A la fin du XVe siècle, ils ouvrent la voie des Indes par le cap de Bonne de Espérance. Désormais les nouveaux découvreurs vont “faire des chrétiens et chercher des épices”; ils ouvrent le chemin de l’Extrême Orient aux missionnaires dont les fameux jésuites, en attendant compagnies européennes des Indes. Le négoce de la soie subsiste mais bien d’autres produits la supplantent; tout l’Ancien Monde est maintenant accessible et connu; le mythe des routes de la soie vient de mourir. La route des épices, vient, elle de connaître un renouveau décisif.

Elle n'est pourtant pas nouvelle. Dès l'expédition d'Alexandre les aromates de l'Océan Indien sont connus en Europe. Les botanistes grecs mentionnent la cannelle, la cardamome et le poivre. Avant la soie les Romains connaissent le poivre, la cannelle, le safran et toutes sortes de produits culinaires et médicaux. Pline l'Ancien cite particulièrement la cannelle "si rare et si appréciée qu'elle est vouée aux honneurs par les grands du jour. L'empereur Vespasien est le premier qui ait dédié dans le temple du Capitole et dans celui de la Paix des couronnes faites de cinnamomum (cannelle) incrustée dans de l'or ciselé." Le poivre est importé en si grandes quantités qu'il provoque une hémorragie d'or et d'argent. Quand le roi wisigoth Alaric s'emparera de Rome en 410 il réclamera une rançon payée en poivre : 5000 livres ; de même, peu après, quand Attila menace Théodose II empereur de Constantinople, il se fait payer en poivre pour épargner la ville.

Notre mot épices vient du latin species, qui signifie marchandises rares. Rares, mais pas inconnues : le monde romain sait parfaitement que les épices proviennent des Indes avec lesquelles il a établi des liens commerciaux, de l'île de Ceylan, voire de Malaisie. Depuis que le Grec Hippale a inventé l’art de naviguer en fonction de la mousson au I° siècle, les navires marchands savent se rendre aux pays des épices.

Cela annonce une course qui va durer des siècles, saigner l’Europe de ses métaux précieux. mais aussi lui faire découvrir le monde puis le conquérir. Même si la Bible et Hérodote parlent des caravanes d’épices, la partie se joue surtout sur mer. Qui circule dans l’océan Indien, y a ses escales et ses comptoirs est maître des épices. Après la chute de l'Empire romain, il y aura toujours une puissance intermédiaire qui s'interpose entre le monde occidental et les pays des épices. Il y a coupure entre l'Océan Indien et l'Europe. personne n'imagine contourner l'Afrique.

Les navires perses puis byzantins se risquent jusqu’à Ceylan et la côte de Malabar. Les triomphes de l’Islam séparent le monde méditerranéen de tout accès aux pays des plantes parfumées. Mer Rouge et golfe Persique sont interdits aux navires chrétiens. Le marin arabe, lui, est partout chez lui sur la route de la mer Rouge à la mer de Chine. Les marchands indiens ou malais avec qui il traite sont souvent des coreligionnaires et il a ses mosquées et ses entrepôts jusqu’à Canton.

Les croisades réapprendront les épices aux Occidentaux. Ils fréquenteront les marchés du Levant et seront plus avides encore d'épices, symbole de luxe par excellence. On en raffole dans la cuisine et on leur attribue mille pouvoirs curatifs. Mais ils sont achetés à Beyrouth ou au Caire, et il faut passer par l’intermédiaire vénitien qui fonde sur ce commerce une grande partie de sa puissance.

Au XVe siècle, au début des grandes découvertes européennes, les épices arrivent par deux voies. La route maritime commence par le trajet des jonques chinoises et bateaux malais. Ils amènent les épices orientales, y compris les rarissimes muscade et girofle qui ne poussent qu'aux Moluques jusqu'à Ceylan et la côte de Malabar. Là, interviennent les Perses et Egyptiens qui, par la mer Rouge, mènent les épices jusqu'aux échelles du Levant, où les Vénitiens viennent s'approvisionner. Le tout donne lieu à la multiplication du prix d'étape en étape et à la perception de lourdes taxes par les puissances intermédiaires. Par terre, les caravanes contournent le désert du Turkestan jusqu'à Bassorah et à la Perse ou encore passent par la vallée de l'Indus via l'Afghanistan : c'est le même trajet que la route de la soie. Deux épices ont un statut à part : le clou de girofle et la noix de muscade dont on dit qu'ils proviennent d'îles au delà du détroit de Malaca. Les Arabes les achètent à des intermédiaires généralement malais. Les savants de l'Islam, s'ils donnent une place à ces épices dans leurs traités de pharmacopée, se contentent très vaguement d'en situer l'origine vers Java.

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Mais, par terre ou par mer, les Européens sont incapables de s'approvisionner directement. Débarquer aux Indes, emplir ses cales de poudres odorantes, poivre de Malabar, cannelle de Ceylan s’en retourner, et les vendre vingt fois leur prix tel est longtemps le rêve des aventuriers, marchands et princes d’Europe. L'un d'eux, Henri de Portugal, dit le Navigateur lance systématiquement des expéditions le long de la côte africaine, accumule les informations géographiques ou pratiques sur la route des Indes. À ce stade, il n'y a pas de secret ou de mystère des épices à proprement parler. Chacun sait que ce sont des plantes qui poussent aux Indes, à Ceylan, dans des îles plus orientales. Certes, il court des légendes sur les Indes fabuleuses. Certes l'Europe se fait une représentation géographique erronée de l'Océan Indien que la plupart s'imaginent, sur la foi des auteurs antiques, comme une mer close. Certes, l'erreur de Christophe Colomb parti chercher les épices des Indes par la voie occidentale et prenant Cuba pour la Chine témoigne spectaculairement des aléas de la géographie de l'époque. Certes, techniques de navigation, rapports de pilotes et surtout cartes sont considérées comme de vrais secrets militaires et les histoires d'espionnage ne manquent pas. Mais les épices ne sont pas protégées par des mystères ou par la dissimulation. Il est simplement impossible d'atteindre les sources d'approvisionnement. Des voyageurs sont parvenus sur place mais pas avec une caravelle dont on puisse remplir les cales plus quelques canons pour inciter les souverains locaux à ne pas s'opposer au remplissage des dites cales.

Ce sera bientôt chose faite. En 1498, Vasco de Gama passe le cap de Bonne Espérance et parvient à Calicut après avoir contourné l'Afrique. Suivent quelques guerres, et l’arrivée des Portugais en Chine et au Japon, et leur installation au delà du détroit de Malaca. En 1557, ils installent même une enclave sur la côte chinoise, à Macao.Magellan, parti en 1519 pour son tour du monde fait escale aux Moluques, ne manque pas de faire provision de muscade et de girofle . Il incite les Espagnols à s'emparer de ces îles. Pour peu de temps : en 1529, le pape partageant l'Orient par le traité de Saragosse donne les îles aux épices aux Portugais.

Grandes compagnies et grands secrets

Le XVIIe siècle est celui des Hollandais. Tandis que les compagnies des Indes fleurissent dans toute l'Europe, en quelques décennies, les Hollandais arrachent aux Lusitaniens leurs comptoirs d’outre mer. Les Hollandais, ou plutôt la V.O.C., Compagnie Unifiée de Indes Orientales, plus puissante qu’un État, et qui s’approprie des territoires. Il n’est plus question d’exclusivité sur la cannelle qui se trouve en Inde, à Ceylan et en Indonésie, ni sur le poivre en Inde et dans tout l’Extrême Orient voire à Madagascar. Subsistent deux monopoles absolus : ceux de la muscade et surtout du clou de girofle cultivés exclusivement aux Îles aux Épices, les Moluques. Elles appartiennent à la V.O.C., dont les tribunaux et les gibets protègent le privilège. "Il n'a y a point disait un Français en 1697 d'amants si jaloux de leurs maîtresses que les Hollandais ne le sont du commerce de leurs épices"

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La V.O.C. est la première grande compagnie capitaliste, dotée de prérogatives étatiques : battre monnaie, avoir une armée, signer des traités, administrer la justice, y compris la peine de mort dont elle n'est pas avare. Les dirigeants de la compagnie, les très puissants membres du Comité des XVII, s'adressent aux États généraux de Hollande sur un pied d'égalité Ils leur écrivent qu'il considèrent leurs possessions des Indes orientales comme des propriétés privées, ne relevant que de leurs actionnaires. De ce fait, ils ont, proclament-ils, le droit de céder ces biens à qui ils veulent fut-ce au roi d'Espagne ou à tout autre ennemi de leur pays. Libérée de toute contrainte politique, les Portugais éliminés, les Européens éloignés, les populations locales sous le joug, la V.O.C. n'a à se soucier que de deux choses : protéger son monopole et maintenir le prix des épices.

Elle contrôle flux et stocks. Pour soutenir le cours des clous de girofle et noix de muscade, les Hollandais en détruisent périodiquement les réserves. La cérémonie a lieu à Batavia, l'actuelle Djakarta; elle est connue comme la "fête de l'incendie des Épices". Parfois aussi, ce sont les stocks accumulées à Amsterdam qui sont détruits. En 1760, un Français assiste ainsi à la crémation d'années d'épices accumulées dans les greniers afin d'en garantir la rareté et d'en soutenir le cours. Deux jours de suite, un brasier public consomme l'équivalent de millions d'argent de France en girofle et muscade. Les spectateurs de cette invraisemblable cérémonie de destruction ont les pieds plongés dans plusieurs centimètres de l'huile parfumée et probablement les narines pleines d'une des odeurs les plus capiteuses qui soit.

La V.O.C. a une autre obsession : le secret des plants. Elle entend interdire qu'une seule racine puisse être cultivée ailleurs que sur les terres qu'elle contrôle : une multitude d'îles difficiles à surveiller où contrebande et piraterie sont des traditions séculaires, où les roitelets locaux ne sont pas sûrs et où les agents des autres grandes compagnies, anglaises, françaises, suédoises ou autres ne demandent qu'à s'infiltrer. Il n'y a que deux solutions : restreindre les surfaces cultivées aux zones les plus faciles à contrôler, puis les truffer de gardes et soldats. Il s'agit de faire régner la terreur pour guérir contrebandiers et espions de la tentation d'exporter une racine, ou d'acheter une simple carte.

La V.O.C. instaure la monoculture chaque fois qu'elle le peut pour restreindre les zones à surveiller à quelques champs gardés comme des forteresses. Ailleurs on détruit. Parfois contre le gré des chefs locaux, parfois en les achetant pour obtenir le droit d'arracher des plants. Parfois aussi, la Compagnie s'empare par la force d'îles sans intérêt stratégique immédiat, mais où des concurrents pourraient songer à cultiver les mêmes épices ou des contrebandiers à s'installer : c'est le cas à Macassar dans les Célèbes. Par la violence, l'obstination et la discipline, la V.O.C. obtient ce qu'elle veut : la monoculture et le monopole Autre avantage : les territoires ainsi spécialisés seront plus dépendant économiquement de la Compagnie et de ses importations.

Louis-Antoine_de_Bougainville.jpgBougainville au cours de son tour du monde, est déporté par la mousson entre les Malouines et l'Inde. La mer le contraint à chercher refuge aux Moluques. Il résume le système de spécialisation des îles." Par ce moyen, tandis que la cannelle ne se récolte que sur Ceylan, les îles Banda ont été seules consacrées à la culture de la muscade ; Amboine et Uleaster qui y touche à la culture du gérofle sans qu'il soit permis d'avoir du gérofle à Banda ni de la muscade à Amboine. Ces dépôts en fournissent au-delà de la consommation du monde entier. Les autres postes des Hollandais dans les Moluques ont pour objet d'empêcher les autres nations de s'y établir, de faire des recherches continuelles pour découvrir et brûler les arbres d'épicerie et de fournir à la subsistance des seules îles où on les cultive."

Les indigènes sont parfois déportés, comme aux îles de Banda et vendus comme esclaves à Java. Opérations policières contre les trafiquants et répression militaire des révoltes alternent. Les Hollandais eux-mêmes sont épiés et contrôlés. Les marins et les employés qui travaillent sur place sont tenus, lorsqu'ils repartent, de rendre toutes les cartes et documents qu'ils posséderaient. Un malheureux Batave qui avait conservé un bout de plan et s'était fait prendre à le montrer à un Anglais est fouetté, marqué au fer, et déporté dans une île déserte. Dans d'autres cas, c'est le gibet. La Compagnie multiplie les garnissons ; elle expulse les étrangers et ne laisse débarquer les marins ou voyageurs que sous bonne garde. Bougainville lui-même, lors de son escale forcée aux Moluques est accueilli par des soldats menaçants. Le résident de l'île exige de savoir le motif de cette escale, fait remplir une déclaration écrite à Bougainville et lui interdit de mouiller dans les eaux territoriales de la Compagnie, malgré les prières que lui fait le Français au nom de la simple humanité de le laisser prendre des vivres et des secours.

Dans la course aux épices, notre pays paraît plutôt en retrait. Sous Colbert, est née une compagnie des Indes qui aura des comptoirs comme Surate, Chandernagor, Masulipatam et Pondichéry. A la suite d’une révolte à Madagascar en 1674, les Français commencent à peupler les Mascareignes où ils créent une escale pour leurs navires sur la route des Indes. Cela ne fait pas de la compagnie française une très redoutable rivale de la V.O.C. Pourtant c'est un Français qui violera le secret des épices hollandaises.

Voleur d'épices

Voler des plants et les acclimater dans nos possessions, tel est le projet d'un jeune homme téméraire, en 1748. Lyonnais et nullement marin de vocation, ancien séminariste, missionnaire indocile, auquel un boulet anglais, rencontré en mer de Chine, a enlevé le bras et la vocation ecclésiastique (on ne peut bénir sans main droite !), se pique de littérature et de science. Ce personnage imaginatif au nom prédestiné : Pierre Poivre, sera le plus grand voleur d’épices de l’histoire : mais cela lui prendra un quart de siècle.

Envoyé par la Compagnie avec une frégate pour le “commerce de la Chine” et afin de “découvrir des épiceries fines” et de les transplanter sur nos terres, Poivre rapporte d’une première expédition en Cochinchine des plants de riz et des vers à soie, mais de girofle point. Aux Philippines, il s’informe des îles aux épices et finit même en 1752, peut-être grâce à quelque trafiquant de Manille, par se procurer une poignée de noix de muscade. Il les introduit en île de France cousues dans son habit pour en tirer cinq malheureux plants qui périssent, peut-être assassinés par un botaniste jaloux. Seconde tentative en 1755 : Poivre trouve d’autres plants à Timor : nouvel échec, sans doute nouveau sabotage. Du coup, il rentre en France et s’y marie.

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Le jeune couple retourne aux Mascareignes en 1768, Pierre étant nommé intendant des îles de France et de Bourbon que la Compagnie découragée a rétrocédées au roi. Pendant ce séjour, les Poivre reçoivent des visiteurs illustres : Bernardin de Saint-Pierre qui tombe amoureux de la belle mais fidèle Françoise et Bougainville achevant son tour du monde. Poivre l’intendant n’oublie pas les rêves de Poivre l’aventurier et envoie des frégates vers les Moluques. Ses envoyés trompent la surveillance des Hollandais, et, avec la complicité d’indigènes heureux de se venger de l’occupant, finissent par réussir. En 1770 deux frégates conduites par Poivre font le voyage aux Moluques sans se faire prendre par les sbires de la V.O.C. ni par les pirates. Elles ramènent en île de France 454 pieds de muscadiers et 70 girofliers. Poivre les cultive dans le jardin des Pamplemousses à Port-Louis, capitale de l'île de France. Le jardin est devenu un centre botanique expérimental sans égal. Et pour son couronnement le roi Louis XVI recevra un cadeau dont la royauté rêvait depuis longtemps : une noix de muscade produite en Terre de France. Des plants sont envoyés à l'île Bourbon et en Guyane française. Les larcins de Poivre seront les ancêtres des cultures de Zanzibar, de Madagascar, des Antilles, des Comores et des Seychelles. À ce moment le blocus hollandais est devenu sans efficacité et leur monopole est perdu.

Giroflier et muscade ont disparu des Mascareignes ; de l’épopée des voleurs d’épices ne subsiste guère qu’une curiosité touristique : le château de Mon Plaisir construit sous la Bourdonnais et son jardin royal du quartier des Pamplemousses au nord ouest de Maurice. C’est là que l’obstiné Poivre se livrait à ses tentatives de transplantation, et, arrachant le secret des îles secrètes et odorantes, condamnait la route aux épices.

Thilo Sarrazin: What Price is Europe Paying for the Refugee Agreement?

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Thilo Sarrazin: What Price is Europe Paying for the Refugee Agreement?

Thilo Sarrazin is the author of Deutschland schafft sich ab (“Germany Abolishes Itself”), an anti-immigration book that cost him his position on the board of Deutsche Bundesbank and made him a pariah among his former comrades in the Social Democrats. The following op-ed by Mr. Sarrazin, which was published on Sunday at the blog Die Achse des Guten, has been translated by Rembrandt Clancy.

Frau Merkel Assumes a Reserved Stance

by Thilo Sarrazin

17 April 2016

The past weeks have brought two deciding events, which could become the turning points for German (and European) contemporary history:

The Alternative für Deutschland (AfD) entered three additional state parliaments with double-digit returns. In Saxony-Anhalt and Baden-Württemberg they became the second largest party; in Rhineland-Palatinate they won more votes than the Greens and the Free Democratic Party (FDP) combined, and then with an unusually high voter participation. With respect to the overriding refugee question, many citizens apparently perceived the Christian Democratic Union (CDU), Social Democratic Party (SPD), Greens and the Left parties to be an opinion cartel and voted for the only party which called for an alternate refugee and immigration policy.

The coming months will show whether the as yet entirely inexperienced AfD (Alternative für Deutschland) mature into a major conservative party and overcome their relegation to the right-wing fringe. But this period will also show whether the other parties have understood the message of these elections. Many initial reactions give cause for doubt. The predominant analysis of established parties was that 75 to 85 percent of the voters did not choose the AfD, and this circumstance allows them to point to an overwhelming approval of the federal government’s refugee policy. Angela Merkel in particular acts as if the election results are of no importance to her federal government policy. As always it was Horst Seehofer of the Union, who as the only leading politician, dissented. But this dissent has a more muted effect each time it occurs, since it obviously does not lead to action. [Union: Christian Democratic Union (CDU) and the Christian Social Union (CSU) collectively]

Finding relief from the strongest enemies of the refugee policy

The federal government is finding relief in the strongest enemies of their refugee policy: the closure of the Balkan route launched in concert by Austria and the Balkan states led to dramatically declining arrival figures. Shortly before Easter, there were in fact several evenings in which refugees were not featured in the lead story of the television news. Good people in responsible positions were able to sidestep responsibility: The decline in the refugee numbers provided urgently needed relief, whilst their own welcoming culture need not be called into question.

The second deciding event was the EU refugee summit with Turkey. It left numerous questions open to be sure, but the nucleus of the agreement with Turkey nevertheless put a great deal in motion: if in future Greece actually sends back to Turkey all newly arriving refugees, soon there will no longer be anyone left to embark on this refugee route. Success of one part of the agreement means that the other part will run dry: if only a few refugees leave Turkey for Greece, only a few will also return; and the number of other refugees whom Turkey can then pass on to Europe as compensation will be correspondingly small.

On the other hand, in other respects this is good; for at the refugee summit, there was clearly no attempt made to agree a method for the distribution of refugees and illegal immigrants throughout the Schengen area. But such a settlement is prerequisite to the ability of the Schengen system to function at all over the long term.

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The question of terrorism cannot be meaningfully separated from the refugee question

A large number of Schengen countries have reservations about the further reception of refugees and illegal immigrants. That applies not only to the Eastern European states, but also to countries like France and Belgium. The integration of Muslims in those countries has succeeded only partially. The terrorist attacks which so rocked the two countries came from these groups. Moreover, it became clear from the connections which have been disclosed over the past weeks, that it is no longer possible to meaningfully separate the question of terrorism from the refugee question. The secret services are also aware of that, but the confusion in people’s minds has become much greater. Inevitably those political factions fundamentally in critical opposition to immigration from the Islamic cultural sphere will be strengthened.

If we assume that Angela Merkel would like to maintain the nucleus of her refugee policy, that obviously means that large numbers of people would continue to arrive, only they would simply be organised and distributed among the Schengen countries on the basis of an agreed procedure. Whom does she still have as allies? The Scandinavian states and Austria are no longer allies, while the Eastern European countries have never been allies. That leaves the Netherlands, Switzerland and Italy. In any case, the latter allows all refugees to continue their journey north, and in fact only a few even want to remain in Italy because the social services are so poor.

Conclusion: either Germany will continue to accept the bulk of the refugees and illegal immigrants to Europe, or she will change her welcoming culture. For this point to be reached, the agreement with Turkey could constitute a stepping stone. But does it really? Presumably Angela Merkel herself is not aware of this; obviously she is assuming a reserved stance. Never will she admit having acted improperly when last year she opened the borders.

The People Smugglers are already Redirecting Themselves

The agreement with Turkey has won time until the summer. All those Germans still disinclined to take leave of their illusions can project their wishes onto its success. By summer it will be apparent that even in the event of the agreement’s success, ample refugee routes across the Mediterranean will remain open. Already the people smugglers are redirecting themselves.

By the summer we will even know whether the price Europe is paying for the agreement is acceptable: Turkey would like the visa exemption for her citizens. In order to acquire it, the refugee waves serve as a lever to exert pressure. Visa exemption could, however, signify the next large wave of refugees: 30 percent of Turkish citizens are of Kurdish origin. Erdogan’s government is waging war against this minority. For the Kurds who have been persecuted and victimised by this war it could be very easy in the future should they wish to apply for asylum in Europe: They would only have to board an aeroplane with valid personal identification, and their reasons for asylum would be at least as good as those of numerous Eritreans, Afghans and Syrians. Did Angela Merkel consider the implications of visa exemption for Turkey or did she approve them? No matter how one looks at it, there is no concept to be discerned either intellectually or practically in the German refugee policy.

Intervento M. Rossi "Julius Evola e il terzo Reich"

Intervento M. Rossi "Julius Evola e il terzo Reich" - RigenerAzionEvola.it

Intervento di M. Rossi "Julius Evola e il terzo Reich: la lotta per la visione del mondo"
al convegno "Ripartire da Evola" organizzato da RigenerAzione Evola (www.rigenerazionevola.it).

Maurizio Rossi, analizza i rapporti tra Evola e il Regime nazionalsocialista. Con il suo intervento ne ha messo in luce le sua trasversalità e capacità di visione d’insieme, nonché il suo lavoro su di un piano più metapolitico. Sono note, infatti, le collaborazioni di Evola con il mondo tedesco dell’epoca, tese a propiziare quell’incontro tra le due aquile, ario-romana l’una, nordico-germanica l’altra, che già nel Medioevo ghibellino forgiarono lo spirito della migliore Europa. Anche queste intese mantenevano un respiro più alto, imperiale, e si concretizzarono con la sua collaborazione con numerose pubblicazioni ed interventi negli ambienti culturali del III Reich per cercare di imporre a concetti come “sangue”, “razza”, “suolo”, “comunità” una direzione ed un carattere spirituali, emancipandoli dal grezzo biologismo, strappandoli alla materialità. Altrettanto note sono le diffidenze con cui alcuni ambienti del Regime hitleriano guardarono al Barone, anche a causa della sua capacità di andare oltre gli steccati nazionalisti di un grezzo pangermanismo. C’è comunque da tenere a mente che nel 1943 c’era anche Evola, e pochi altri fidati, nel Quartier Generale di Hitler, ad attendere Mussolini all’indomani della sua liberazione dalla prigionia sul Gran Sasso. Un Evola, quello svelato da Maurizio Rossi, che fu un vero“homo faber”, non solo del suo destino, ma anche di quello dell’Europa dell’epoca.

Leggi di più per approfondire:
http://www.rigenerazionevola.it/e-ora...