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dimanche, 17 mai 2020

Ortega y Gasset, la philosophie et la vie

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Ortega y Gasset, la philosophie et la vie

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« Toute vie est plus ou moins une ruine dans les décombres de laquelle nous devons découvrir ce que la personne aurait voulu avoir été ». En écrivant cette phrase à propos de Goethe, dans un des textes qu’il a consacrés à ce dernier durant les années 1930 et 1940, le philosophe espagnol José Ortega y Gasset ne songeait-il pas spécialement à lui-même ? Les biographes de Goethe, faisait-il remarquer, ont essentiellement décrit sa vie de l’extérieur, contribuant ce faisant à façonner une statue qui donne de lui une image mensongère. En les invitant et en s’employant lui-même à reconstruire sa vie « de l’intérieur », par la comparaison de ce qu’elle a effectivement été et du rêve qui animait l’écrivain, Ortega ne faisait qu’appliquer l’idée, au cœur de sa philosophie, que toute vie est définie par une « vocation » que chacun parvient plus ou moins à réaliser, dans un combat de tous les jours très difficile à gagner  : « la vie est de manière constitutive un drame, parce qu’elle consiste en la lutte frénétique contre les choses et contre notre propre caractère pour accomplir ce que nous sommes en projet ».

Il est cependant difficile de ne pas faire un lien tout particulier entre la phrase citée et la vie d’Ortega y Gasset lui-même, dont l’histoire est celle « d’une frustration et […] d’un succès insuffisant » déclare Jordi Gracia en ouverture du remarquable livre qu’il vient de lui consacrer. Publié dans la collection « Españoles Eminentes » dans laquelle sont notamment déjà parues des biographies de Miguel de Unamuno et Pío Baroja – deux écrivains par rapport auxquels (et en grande partie contre lesquels), Ortega s’est défini dans sa jeunesse – cet ouvrage se distingue des précédentes biographies du philosophe par la grande attention qui y est portée à sa personnalité.

Une image nuancée et complexe

51H2WYJTFWL._SX319_BO1,204,203,200_.jpgLa littérature sur Ortega y Gasset est extraordinairement abondante. Longtemps, elle s’est limitée à la présentation et l’étude de ses idées philosophiques, sociologiques, politiques et esthétiques. Ce n’est qu’assez récemment que sont apparues les premières biographies en bonne et due forme. Deux des plus fouillées, par Rockwell Gray et Javier Zamora Bonilla, coordinateur de la nouvelle édition des œuvres complètes d’Ortega en dix volumes, sont essentiellement, pour reprendre l’expression utilisée par le premier de ces deux auteurs à propos de son livre, des biographies « intellectuelles ». En filigrane de l’exposé des idées d’Ortega et de leur évolution, un certain nombre d’aspects de sa vie personnelle et de son caractère y étaient toutefois évoqués. Jordi Gracia va plus loin encore dans cette direction, en s’appliquant à mettre en évidence, grâce à l’exploitation de nombreux documents dont certains inédits (notes privées, correspondance), le jeu serré des interactions entre la personnalité d’Ortega, ses idées et les péripéties de sa vie. Dense, touffue, farcie de citations et rédigée sur un ton souvent subjectif, personnel et passionné, épousant les reliefs et les sinuosités de la vie intellectuelle et émotionnelle d’Ortega plutôt que de présenter de manière linéaire, distante et méthodique les événements de son existence et le contenu de ses œuvres, cette biographie, dont la lecture profitera surtout à ceux qui sont déjà un peu familiers des théories du philosophe et de sa trajectoire, jette sur le personnage une lumière nouvelle.

javier-zamora-bonilla-ortega-y-gasset-D_NQ_NP_878042-MCO28655681105_112018-F.jpgL’image qui ressort de ce portrait est nuancée et complexe. C’est celle d’un homme « d’une intelligence insolente […] impérialement sûr de lui et souriant, plaisantin, jovial, fanfaron et séducteur », d’un travailleur forcené et infatigable doté d’une imagination puissante, mais aussi d’un homme anxieux, tourmenté et non sans contradictions, s’efforçant avec opiniâtreté de surmonter des faiblesses dont il était en partie conscient, vulnérable au découragement et qui a traversé plusieurs épisodes de dépression psychologique paralysante. Comme l’indique sans équivoque la première phrase du livre, c’est aussi l’image d’un homme pouvant penser que sa vie avait été, au moins partiellement, un échec. Pour quelles raisons ?

Dans son élogieux compte rendu de l’ouvrage de Jordi Gracia, Mario Vargas Llosa, lecteur assidu d’Ortega y Gasset et grand admirateur du philosophe en qui il voit un héraut du libéralisme humaniste, évoque le « grand échec » qu’a représenté pour Ortega l’impossibilité de traduire dans les faits ses idéaux politiques. C’est assurément dans ce domaine que la distance entre ses ambitions et la réalité a été la plus grande et la plus lourde de conséquences. Fils de l’écrivain et journaliste José Ortega Munilla, directeur du supplément littéraire du journal El Imparcial, petit-fils, par sa mère, du fondateur de ce même journal, rejeton, en un mot, de la bourgeoisie intellectuelle, cultivée et progressiste madrilène de la fin du XIXe siècle, Ortega y Gasset a embrassé dès sa jeunesse les idéaux de cette génération dite « de 1914 » dont il  allait devenir la figure la plus notoire. Les représentants de la génération précédente, dite « de 1898 », Unamuno, Baroja et d’autres écrivains comme Azorin et Valle-Inclán, exprimaient dans leurs œuvres une vision tragique, irrationaliste et volontiers pessimiste de la vie et étaient fortement attachée à l’identité espagnole. Les membres de ce nouveau groupe, dont les plus connus et représentatifs, à côté d’Ortega, étaient ses deux amis le médecin lettré Gregorio Marañon et l’écrivain et journaliste Ramón Pérez de Ayala, l’écrivain et politicien Manuel Azaña et le diplomate Salvador de Madariaga, étaient par contre de fervents rationalistes, tournés vers l’action et animés par la volonté de moderniser l’Espagne et de l’ouvrir à l’Europe en s’appuyant sur une élite intellectuelle sensible à l’idéal du progrès et acquise aux valeurs du libéralisme.

Un libéral conservateur

Dans un premier temps, Ortega apparaît avoir identifié cet idéal avec celui du socialisme, un socialisme non marxiste de caractère social-démocrate qui le séduisait au plan intellectuel au moins autant que strictement politique : « Ce qui attirait Ortega dans le socialisme, observe pertinemment Javier Zamora Bonillo, était sa rationalité ». Sa vision politique évoluera assez rapidement. « Dans sa maturité, résume Gracia, [Ortega] a été un libéral conservateur cherchant à redéfinir le libéralisme démocratique, identifiant les deux totalitarismes des années trente comme de néfastes régressions à un état antérieur au libéralisme du XIXe siècle [et cherchant] à protéger ce libéralisme contre les conséquences négatives et les faiblesses des démocraties modernes ». Dans son livre le plus connu et le plus traduit, La Révolte des masses, Ortega se livre ainsi à un plaidoyer pour les valeurs du libéralisme éclairé en mettant en garde, dans un esprit proche des réflexions de Tocqueville au sujet des dérives de la démocratie, contre les dangers liés à la massification des individus, une massification dont il voyait dans le nazisme et le communisme à la fois l’expression extrême et le produit le plus dévastateur.

Mais Ortega n’eut la satisfaction, ni de pouvoir appliquer ses idées politiques lui-même, ni de les voir mettre en œuvre par d’autres. À deux reprises, il s’engagea dans la politique active, pour s’en retirer chaque fois rapidement. La deuxième occasion est la plus connue. Quelques semaines avant la proclamation de la seconde république espagnole, qui mit fin, au mois d’avril 1931, à la dictature du général Primo de Rivera, premier ministre du roi Alphonse XIII durant les dernières années de la restauration monarchique, Ortega avait fondé avec Gregorio Marañon et Ramón Pérez de Ayala un mouvement intellectuel et politique baptisé « Agrupación al Servicio de la República ». Transformé en parti, il remporta aux élections suffisamment de voix pour faire élire Ortega au Parlement. Choqué par les excès du parti républicain, Ortega démissionna de son siège au bout de quelques mois, en déclarant renoncer à toute vie politique active. Peu de temps après, le déclenchement de la guerre d’Espagne allait le placer face à un choix impossible.

Un choix impossible

La position politique d’Ortega pendant et après le conflit a donné lieu à d’innombrables gloses et commentaires. Plus personne, à présent, n’ose affirmer que le silence public qu’il s’est imposé reflétait une stricte neutralité. Homme d’ordre, abhorrant le communisme, Ortega, à l’instar de ses amis libéraux Marañon et Perez de Ayala, souhaitait à titre privé la victoire du camp nationaliste, qu’ils considéraient tous les trois comme un moindre mal face au risque de voir s’établir en Espagne un régime totalitaire. Parce qu’il avait malgré tout signé, dans des circonstances très discutées (peut-être suite à des menaces), un manifeste en faveur des républicains, craignant pour sa vie et sa sécurité, il choisit de s’exiler. À Paris tout d’abord, puis en Argentine où il s’était déjà rendu plusieurs années auparavant et avait eu l’occasion de donner des conférences, à Lisbonne, enfin, où il établit sa résidence et resta domicilié jusqu’à sa mort, en dépit de séjours en Espagne durant les dernières années de sa vie, régulièrement entrecoupés de voyages dans d’autres pays.

18982430389.jpgCes années furent les plus pénibles de l’existence d’Ortega. À Paris, où s’était également réfugié Gregorio Marañon, il souffrit de graves problèmes de santé qui mirent ses jours en danger. En Argentine, la fréquentation de milieux conservateurs lui valut l’opprobre des intellectuels progressistes, avec pour effet de le placer dans une situation de terrible isolement. L’étrange théorie du penseur comme prophète condamné à la solitude qu’il développa à ce moment dans plusieurs articles, à rebours de sa vision de toujours du rôle de l’intellectuel, pourrait être interprétée, suggère judicieusement Eve Giustiniani, comme une tentative d’auto-légitimation de cette solitude forcée – preuve supplémentaire, s’il était nécessaire, de l’impact permanent des épisodes de sa vie sur sa pensée.

De manière générale, les anciens républicains et ceux qui avaient sympathisé avec leur cause accusaient Ortega d’avoir trahi leur idéal. Ils furent confortés dans ce sentiment lorsqu’en 1946, dix ans après la victoire des troupes du général Franco et l’instauration de la dictature militaire, le philosophe décida de réapparaître officiellement en Espagne et de s’y exprimer publiquement. L’initiative était malheureuse, parce qu’elle pouvait être (et a effectivement été) interprétée comme une caution apportée au régime franquiste. « Le drame d’Ortega » résume très bien Andrés Trapiello dans son histoire des écrivains dans la guerre civile espagnole Les Armes et les Lettres, « fut d’être un libéral dans un monde qui n’acceptait pas le libéralisme, d’être obligé, par conséquent, de choisir un camp quand aucun n’était accueillant à ses idées et aucun, bien entendu, ne s’accordait à son tempérament pacifique, érudit et intellectuel ».

Mais Ortega a-t-il réellement été franquiste ? Certains l’ont soutenu et tenté de le démontrer, en premier lieu Gregorio Morán dans El Maestro En El Erial, un livre brillant et à bien des égards très éclairant sur la vie politique et intellectuelle espagnole d’après-guerre et la personnalité d’Ortega, mais dont, dans sa radicalité, la thèse centrale apparait fragile, tant elle implique de solliciter les témoignages et les documents. Jordi Gracia, qui connaît très bien l’histoire des intellectuels sous le franquisme pour l’avoir étudiée dans plusieurs ouvrages, est au contraire d’avis qu’Ortega n’a jamais été franquiste au sens fort et strict du mot. On peut aisément le suivre sur ce point.

91fZQW8xy5L.jpgÀ l’évidence, Ortega n’avait en effet aucune sympathie intellectuelle pour l’idéologie franquiste. Résolument agnostique (par fidélité avec ses convictions sur ce plan, sa famille, à sa mort, refusa les funérailles religieuses qu’envisageaient les autorités), il se sentait à des années-lumière du conservatisme clérical et religieux du parti de Franco. Il est incontestable qu’une partie des phalangistes au pouvoir se sont emparés de certaines de ses idées dans le but de fournir au régime une légitimité intellectuelle. Mais de cela on ne peut le tenir responsable. On ne peut pas non plus vraiment lui reprocher d’avoir naïvement pensé que le régime franquiste pouvait évoluer dans le sens de la démocratie. On peut par contre lui faire grief de s’être laissé aller, par manque de courage ou par opportunisme, à tenir des propos et à prendre des initiatives qu’il aurait pu éviter, ainsi que d’avoir continuellement maintenu autour de sa position politique une ambiguïté troublante. Il la paiera lourdement : regardé avec méfiance par les opposants au régime comme par les responsables de celui-ci, il passera les vingt dernières années de sa vie dans une situation peu claire et inconfortable en Espagne, ne bénéficiant d’une réelle reconnaissance sans réserve et sans arrière-pensées qu’en dehors des frontières du pays.

Des États-Unis d’Europe

Ortega est par ailleurs mort deux années trop tôt pour pouvoir assister au triomphe de l’idée de l’unification européenne dont il avait été un pionnier sous la forme, dans La Révolte des masses, de l’appel à la création des « États-Unis d’Europe ». Cette idée, Ortega la défendait au nom du principe « L’Espagne est le problème, l’Europe la solution », un slogan très révélateur de ses préoccupations profondes. Dans son célèbre portait contrasté d’Unamuno et Ortega y Gasset, Salvador de Madariaga met bien en évidence combien il n’est pas simple de caractériser les deux hommes dans leurs rapports à l’Espagne et l’Europe. Avocat de l’hispanité et férocement attaché à l’université de Salamanque au cœur de l’Espagne la plus hispanique, mais polyglotte et intellectuellement cosmopolite, Unamuno peut cependant être considéré comme un véritable esprit européen et universel. Face à lui, Ortega, peu à l’aise dans d’autres langues en dépit de sa grande maîtrise passive de l’allemand et dont l’œuvre, dit très bien Rockwell Gray, « semble souvent plus résolument programmatique dans son besoin de mesurer tout ce qui est européen aux besoins de l’Espagne », bien qu’à première vue davantage européen, se révèle en réalité plus espagnol que son aîné. C’est ce qu’avait d’ailleurs bien aperçu un des rares penseurs français à s’être intéressés à lui, Albert Camus, qui écrivait à son propos : « [Ortega y Gasset] est  peut-être le plus grand écrivain européen après Nietzsche, et pourtant il est difficile d’être plus espagnol ».

Essayiste, homme de presse et d’édition (il a fondé un quotidien, El Sol, cinq revues, dont El Spectator et laRevista de Occidente et une maison d’édition), commentateur politique, agitateur d’idées, analyste de la société, Ortega se voyait et se présentait avant tout comme un philosophe. Dans ce domaine, ce qu’il a réalisé a-t-il été à la hauteur de ses aspirations ? Rationaliste fervent, Ortega respectait la science. Comme l’a montré l’historien des sciences José Manuel Sanchez Ron, il avait même une assez bonne connaissance (certes de seconde main et approximative) de certaines disciplines et réalisations, par exemple la théorie de la relativité en physique. Pour Ortega, aux yeux de qui la véritable justification de la science moderne n’était pas sa capacité à énoncer des vérités sur la réalité, mais le succès des réalisations techniques auxquelles elle a donné lieu, la connaissance scientifique n’était cependant qu’une expression subalterne de la raison. Dans son esprit, la véritable connaissance était la connaissance philosophique.

« Moi et mes circonstances »

Des milliers de pages ont été écrites sur la philosophie de José Ortega y Gasset, dont il demeure difficile de se faire une image d’ensemble parfaitement cohérente. Bien qu’il ait toujours prétendu avoir conçu un système, Ortega était en effet par tempérament un penseur non-systématique. Ses idées n’ont de surcroît jamais cessé d’évoluer, en conformité avec une des thèses centrales de sa philosophie. C’est ce que lui-même soulignait en commentant en ces termes une de ses affirmations les plus fameuses : « « Je suis moi et mes circonstances ». Cette phrase, qui apparaît dans mon premier livre [Meditaciones del Quijote] et qui condense […] ma pensée philosophique n’est pas simplement l’énoncé de la doctrine que mon œuvre expose et propose, elle est elle-même une illustration de cette doctrine. Mon œuvre est, par essence et dans son existence même, circonstancielle. »

518YDWHJ9ZL.jpgEsprit curieux et lecteur vorace, Ortega a emprunté des idées ou des concepts à de nombreux penseurs, pour les mettre au service d’une intuition centrale : « le socle de toutes mes idées philosophiques, écrira-t-il, est l’intuition du phénomène de la vie humaine ». L’idée que l’objet de la philosophie ne peut être que l’existence humaine dans ce qui fait sa singularité – le fait qu’elle ne se réduit pas à sa réalité biologique et possède une dimension historique au plan individuel et collectif –  Ortega l’a trouvée dans la lecture de penseurs comme Nietzsche, Bergson et surtout Wilhelm Dilthey, psychologue et philosophe allemand qu’il considérait comme « le philosophe le plus important de la seconde moitié du XIXe siècle ».

Dans un ouvrage par ailleurs exceptionnellement intelligent et d’une grande richesse, l’historien John T. Graham s’efforce d’établir l’existence d’une influence déterminante du pragmatisme du psychologue américain William James sur les idées d’Ortega. Il est difficile de l’exclure complètement, mais on a beaucoup de peine à se convaincre qu’elle a eu l’importance que lui attribue Graham. De manière générale, Ortega, qui a étudié à Leipzig, Berlin et Marbourg, mettait au plus haut la philosophie allemande, dont deux écoles de pensée contemporaines, le néo-kantisme d’Hermann Cohen et Paul Natorp, et (surtout) la phénoménologie d’Edmund Husserl et Max Scheler, l’ont significativement marqué. De l’une et l’autre il héritera certaines idées, tout en soulignant rapidement ce qu’il percevait comme leurs limitations. Du néo-kantisme, par exemple, il retiendra l’insistance sur le rôle central de la raison dans la structuration de l’expérience humaine et la volonté de construire une philosophie de la culture et de l’éducation, tout en lui reprochant de manquer par un excès d’intellectualisme la réalité de l’existence humaine. Dans le même esprit, il accusera la phénoménologie de s’en tenir à l’analyse de la conscience. Ces penseurs allemands ne furent toutefois pas ses seules sources d’inspiration. Chez Unamuno, par exemple, dont il dénonçait pourtant avec véhémence l’irrationalisme et le spiritualisme, Ortega a trouvé (à tout le moins retrouvé) une de ses idées fondamentale, celle du caractère foncièrement tragique de la vie.

À partir de tous ces éléments, Ortega réalisera une synthèse très personnelle organisée autour du concept de « raison vitale » qui lui permettait, pour reprendre la belle formule de Fernando Savater, de « combiner lucidité intellectuelle […] et urgence vitale ». Au bout d’un certain temps, cette « raison vitale » sera élargie à la dimension collective de l’Histoire sous la forme de la « raison historique ».  « L’Ortega de la maturité, résume Jordi Gracia,  n’est ni kantien ni néokantien, mais un exemple rare de déserteur de la phénoménologie par l’intermédiaire du néo-nietzschéisme, moins préoccupé par les problèmes du savoir et de la théorie de la connaissance […] que par l’étude des conditions historiques de l’existence humaine ».

Un leitmotiv des remarques d’Ortega au sujet des philosophes du passé et des penseurs contemporains qui l’ont inspiré est qu’ils ne se sont pas montrés assez « radicaux » – « radical » et « radicalité » sont des mots clés de son vocabulaire et de sa pensée – et qu’il convient donc de les « dépasser ». Une des raisons de ceci est qu’il ne trouvait pas chez eux l’écho de son intuition fondamentale de l’existence humaine. Une autre, sans doute plus déterminante, est qu’Ortega, très soucieux d’affirmer son originalité et sa supériorité, ne supportait guère l’idée d’avoir des rivaux. Lorsque les vues de Husserl, dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, semblèrent se rapprocher de sa théorie de la raison historique, il ne tarda pas à souligner tout ce qui dans les idées du père de la phénoménologie manquait pour rendre compte de ce que le concept qu’il avait lui-même forgé permettait d’expliquer.

La découverte de Heidegger

CtT2VeeWcAEpakA.jpg large.jpgUn choc considérable à cet égard a été la parution, en 1927, de L’Être et le Temps, l’ouvrage qui a fait connaître Martin Heidegger. À plusieurs endroits de son livre, Jordi Gracia évoque le bouleversement qu’a engendré chez Ortega la découverte de la philosophie de Heidegger, dont la proximité apparente des idées avec les siennes ne pouvait manquer de le perturber. Conformément à son habitude, Ortega prit soin de se distancer de Heidegger en pointant du doigt ce qu’il critiquait comme les faiblesses de sa pensée : dans un premier temps ce qu’il appelait son pessimisme, bien illustré dans son esprit par le rôle dévolu dans L’Être et le Temps à l’angoisse comme révélateur de la condition humaine ; plus tard ce qu’il présentait à juste titre comme la dérive de la pensée de Heidegger vers des considérations de caractère religieux et théologique, lorsque ses préoccupations ont évolué d’une philosophie de l’existence à des réflexions ontologiques (sur la nature de l’être en général).

Un des rares endroits de son œuvre où Ortega s’étend un peu sur la pensée de Heidegger est une longue note de bas de page d’un de ses textes sur Goethe. Significativement, après y avoir qualifié L’Être et le Temps de « livre admirable », il s’empresse de faire remarquer qu’« on peut à peine trouver [dans cet ouvrage] un ou deux concepts importants qui ne préexistaient pas, parfois avec une antériorité de trois ans, dans [ses propres] livres.» Cette question d’antériorité était d’autant plus sensible pour lui que plusieurs de ses élèves et disciples portaient aux nues le philosophe allemand. (Ortega n’aura l’occasion de rencontrer Heidegger qu’en 1951, à la satisfaction apparente des deux hommes qui, semble-t-il, s’apprécièrent beaucoup).

Il est une autre parenté d’esprit encore plus flagrante qui semble avoir échappé à Ortega, vraisemblablement parce qu’il n’a jamais lu très attentivement l’auteur concerné. Dans une réflexion sur le thème d’Ortega et la sagesse, qui est en réalité une plongée au cœur même de sa pensée, le philosophe Jesús Mosterín énumère tous les termes et les expressions qu’il utilise pour faire référence à l’idée centrale et fondamentale de sa philosophie : « Vocation ; vocation inexorable ; vocation vitale ; destin ([employé dans le sens] non de ce qui doit se passer et se passe, mais de ce qui devrait se passer et souvent ne se passe pas) ; destin intime ; destin exclusif ; plan vital ; programme vital ; programme d’existence ; projet vital ; projet d’existence ; projet d’être ; vie-projet ; mission […] ».

À la lecture de cette liste, comme de tout ce qu’Ortega a écrit sur ce thème, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec les idées d’un philosophe dont le nom n’a curieusement été que rarement associé au sien (essentiellement par Alfred Stern et à sa suite John Graham), celui de Jean-Paul Sartre. « La thèse fondamentale d’Ortega », rappelle Mosterín, « est que chaque vie humaine est caractérisée par une vocation déterminée de manière univoque, indépendante de la volonté [de la personne concernée] et de ses capacités ». On est vraiment très près, ici, du concept de « projet existentiel » au cœur de l’anthropologie philosophique du Sartre d’avant la rencontre avec le marxisme, et au centre des études biographiques qu’il a consacrées à Baudelaire, Genet et Flaubert.

Comme Sartre, rempli de lui-même

Les points communs ne s’arrêtent pas là. Comme chez le premier Sartre, les concepts d’«authenticité » et de « vie authentique » jouent un rôle important dans la pensée d’Ortega. Et entre la « situation » du premier et les « circonstances » du second, la différence n’est pratiquement que de mot. Si manifestes qu’elles soient, ces ressemblances ne témoignent nullement d’une influence directe dans un sens ou un autre. Les idées d’Ortega étaient formées plusieurs années avant que Sartre n’énonce les siennes, et rien n’indique que Sartre ait été significativement influencé par le philosophe espagnol, qu’irritait d’ailleurs de manière générale l’ignorance de son œuvre par les existentialistes français.

51Jyu7IgSEL.jpgLe parallèle pourrait être poussé plus loin encore, jusqu’à inclure un trait psychologique particulier des deux hommes, leur attitude face aux penseurs et aux artistes dont ils traitaient. Ortega analysait la vie de Goethe, Velasquez ou Goya à la lumière de leur « vocation fondamentale » exactement comme Sartre lisait celle des écrivains dont il parlait en référence à leur « projet existentiel ». Mais l’un et l’autre tendaient de surcroît à se projeter dans la vie et la personnalité des créateurs sur qui ils écrivaient, d’une façon qui conférait aux portraits qu’ils livraient d’eux le caractère d’autoportraits implicites et déformés. Comme Sartre, Ortega était rempli de lui-même, même si c’est d’une manière très différente, la forme particulière d’orgueil de Sartre lui interdisant cette vantardise dans laquelle le philosophe espagnol tombait volontiers. Mais, comme lui, il a réussi à faire de cette caractéristique psychologique une force, en développant une vision de la vie qui, tout en nous parlant ostensiblement de lui-même, possède à l’évidence une portée universelle.

Ortega était conscient de la valeur de ses idées, et s’il a pu éprouver un sentiment d’échec et de frustration au plan philosophique, ce n’est pas de n’être pas parvenu à en formuler qui fussent fortes. C’est de ne pas avoir réussi à les présenter sous une forme systématique. « Nous avons la chance », faisait remarquer l’écrivain mexicain Octavio Paz, « qu’Ortega n’ait jamais cédé à la tentation du traité ou de la somme ». Cette affirmation est à la fois exacte et inexacte. Elle est exacte en ce sens qu’il est heureux que les idées d’Ortega nous aient été transmises sous une autre forme, dans laquelle il excellait. Mais il est faux qu’il n’ait jamais tenté de leur conférer une forme plus systématique. Il s’y est au contraire longtemps évertué, mais sans succès. Comme tous les autres biographes d’Ortega, Jordi Gracia évoque le triste feuilleton de deux projets de livres, indéfiniment reportés, dans lesquels Ortega aurait voulu respectivement condenser ses idées sociologiques et sa philosophie de la raison vitale et de la raison historique. Ils ne verront jamais le jour, en tous cas pas de son vivant (le premier, L’homme et les gens, sera publié à titre posthume), parce qu’Ortega, pourtant un travailleur acharné, n’avait pas le type de caractère nécessaire pour mener à bien ce type d’entreprise.

Essais, articles et conférences

« La première chose à dire au sujet de mes livres », reconnaissait-il d’ailleurs volontiers, « est que ce ne sont pas à proprement parler des livres ». De fait, dans les dix mille pages de ses œuvres complètes, on ne peut identifier qu’un seul livre originellement conçu et voulu comme tel, le premier qu’il ait publié, lesMeditaciones del Quijote, qu’on pourrait d’ailleurs en réalité considérer comme l’assemblage de deux textes indépendants. Tous ses autres ouvrages sont des collections réalisées après coup d’articles de journaux ou de revues, de textes de conférences ou de divers essais de circonstances sur un même thème, assortis le cas échéant de textes d’introduction, de préfaces et de postfaces écrits pour les besoins de la cause. C’est notamment le cas de La Révolte des masses, dont, dans l’édition sous lequel nous le connaissons, le corps du texte, directement dérivé d’articles parus dans la presse, est flanqué d’un « Prologue pour les Français » et d’un « Épilogue pour les Anglais » rédigés respectivement huit et neuf ans plus tard à l’occasion de la publication de traductions de l’ouvrage, dans lesquels Ortega introduit un certain nombre de précisions, de nuances et d’idées nouvelles.

oygquikote.jpgSi Ortega a choisi de s’exprimer presque exclusivement de la sorte, c’est certainement pour pouvoir toucher un large public, en conformité avec ce qu’il voyait comme son rôle d’éducateur de l’élite. Mais c’est aussi pour des raisons liées à son caractère et sa personnalité, justement soulignées par son disciple Julian Marias : « Écrire un livre requiert un tempérament bien plus ascétique que celui d’Ortega. […] Le caractère voluptueux des sujets [qu’il traitait], qu’Ortega ressentait intensément d’une manière qui faisait de lui non seulement un intellectuel, mais un écrivain au sens plein du terme, le distrayait très fréquemment et l’entraînait vers des questions secondaires et, surtout, vers de nouveaux sujets […]».

Le nombre très important de textes de conférences dans son œuvre illustre de surcroît ce fait qu’Ortega était avant tout un homme de la parole prononcée plutôt qu’écrite. « Ortega aimait parler, bavarder, converser. Probablement plus qu’écrire » rappelle José Lasaga Medina dans le très utile petit livre qu’il lui a consacré. Dénonçant la « tristesse spectrale de la parole écrite », il trouvait l’expression orale mieux accordée à la fluidité de la pensée, comme à la mobilité foncière de l’objet de la philosophie, la vie humaine. Comme souvent avec lui, cette justification théorique était aussi le reflet de dispositions et de préférences personnelles : au témoignage unanime de ceux qui ont eu l’occasion de l’écouter, Ortega était un orateur et un débatteur exceptionnellement brillant au magnétisme puissant, dont les conférences et les interventions lors des innombrables « tertulias » (réunions intellectuelles) qu’il a animées au cours de sa vie laissaient ses auditeurs et interlocuteurs remplis d’admiration. C’est avec raison que Mario Vargas Llosa fait de ce point de vue le rapprochement avec Isaiah Berlin, auquel Ortega fait songer non seulement par sa conception essentiellement philosophique, politique et éthique (plutôt qu’économique) du libéralisme, mais aussi par des caractéristiques comme son incapacité à mener à bien des projets de livres annoncés de longue date, sa franche prédilection pour l’expression orale et le brio de ses exposés improvisés ou formels.

Canotier et voitures décapotables

Au plan personnel, enfin, la vie de José Ortega y Gasset peut-elle être considérée comme une réussite ? En dépit de son admiration palpable pour l’homme, Jordi Gracia ne cherche nullement à dissimuler les défauts, les faiblesses de caractère et les traits psychologiques les moins plaisants d’Ortega, souvent relevés avec amusement, indulgence, affliction, sévérité ou cruauté selon les cas par ses contemporains et plusieurs de ses biographes, de moins en moins réservés à ce sujet à mesure que le temps passe. Déterminé, sous l’emprise de ses préjugés idéologiques à son égard, à proposer d’Ortega un portrait à charge au plan humain également, Gregorio Morán, par exemple, multiplie les anecdotes qui ne montrent guère le philosophe à son avantage. Son parti pris est évident. Mais sous une forme atténuée, on retrouve sous la plume d’autres commentateurs un certain nombre de ses observations indignées ou sarcastiques sur ses traits de personnalité les moins flatteurs.

cochenueva.jpgAu titre de ceux-ci, l’écrivain Javier Cercas énumère ainsi « [la] pédanterie d’Ortega, son snobisme, sa tendance aux jugements arbitraires, son nationalisme mal dissimulé, son autoritarisme de salon [et] son goût pour les gens prétentieux », caractéristiques dont Jordi Gracia, tout en soulignant à l’envi ses qualités (sa générosité intellectuelle, son courage dans l’adversité, son tempérament combatif et passionné), ne tente pas de faire davantage mystère que des traits physiques et de comportement qui leur sont liés et sont autant de composantes de l’image qu’il voulait donner (et que nous avons) de lui : l’élégance vestimentaire extrême, le canotier et les voitures décapotables décapotées même en hiver, habitude dont la combinaison avec l’assuétude à la cigarette, a-t-on dit, a pu contribuer aux problèmes respiratoires dont il a souffert durant toute sa vie.

Un des aspects les plus embarrassants de la personnalité d’Ortega est son attitude à l’égard des femmes et sa vision du monde féminin. Au moins aussi fasciné par la figure de Don Juan que son ami Marañón, qui lui a consacré un livre, Ortega, qui adorait plaire et séduire en général, aimait tout particulièrement plaire aux femmes et les séduire par son verbe éclatant. Appréciant et recherchant la société des femmes, qu’il affirmait préférer à celle des hommes, il éprouvait un vif plaisir à s’entourer de femmes belles, riches et intelligentes. C’était le cas de deux des trois femmes dont, selon Jordi Gracia, il fût le plus éperdument amoureux au cours de sa vie, la plus fameuse étant l’éditrice et écrivain argentine Victoria Ocampo. En contradiction apparente avec ce goût affiché pour les femmes cultivées, et en dépit du fait que parmi ses plus brillants élèves, collègues et interlocuteurs figuraient des femmes (Maria Zambrano, Rosa Chacel), Ortega défendait toutefois dans ses écrits des opinions sur les femmes, leurs capacités intellectuelles et leur place dans la société qu’on a justement pu qualifier de « préhistoriques », archaïques et particulièrement conservatrices, même pour un homme de sa génération.

À l’instar de Gregorio Marañon, libéral dans beaucoup de domaines mais professant sur ce point des vues terriblement traditionnelles en les appuyant sur la thèse d’un déterminisme hormonal presque absolu de la psychologie masculine et féminine, Ortega, « antiféministe congénital » aux dires de sa fille Soledad, n’envisageait pratiquement pour la femme d’autre fonction dans la société que d’adoucir le caractère belliqueux des hommes et d’offrir à ceux-ci le spectacle de leur beauté et la possibilité de s’élever au-dessus d’eux-mêmes dans l’exaltation de la passion amoureuse.

Solitude radicale

L’excellente opinion qu’Ortega avait et exprimait de lui-même et cette volonté de singularité si prononcée qu’elle le poussait à refuser l’idée d’avoir des disciples, ont à l’évidence profondément affecté ses relations avec son entourage. Jordi Gracia attire l’attention sur ce fait remarquable que dans la totalité de ses lettres avec presque tous ses correspondants Ortega emploie le vouvoiement : « En dehors des membres de sa famille, la seule personne qu’il tutoie est Victoria Ocampo, et ceci sans doute à l’initiative de cette dernière. Cette incapacité à moduler les relations personnelles, à descendre de son piédestal, est significative. » La solitude radicale dont parlait Ortega, conclut Gracia, n’était pas seulement métaphysique, elle avait aussi un caractère personnel.

« Quand je mourrai », écrivait José Ortega y Gasset à l’âge de vingt-et-un ans, « j’espère que ma vie aura laissé un sillon profond et fécond dans l’histoire de l’Espagne ». Lorsqu’un cancer des voies digestives l’emporta en 1955, à l’âge de soixante-douze ans, pouvait-il avoir le sentiment d’avoir réalisé cette ambition de jeunesse ? À la question « Ortega y Gasset est-il le plus grand philosophe contemporain de langue espagnole ? », Gracia répond par cette autre question, rhétorique : « En existe-t-il un autre ? ». L’absence de réelle concurrence a certainement contribué à la stature acquise par la figure d’Ortega en Espagne. Elle n’explique cependant pas à elle seule qu’il soit presque impossible pour un intellectuel de langue espagnole aujourd’hui d’ignorer Ortega : la vigueur de sa pensée et la qualité littéraire de ses écrits y sont tout de même pour beaucoup.

D’un autre côté, d’être espagnol ne l’a pas toujours servi. S’il avait été français ou anglais, faisait observer Mario Vargas Llosa (mais il n’est pas le seul à s’être exprimé de la sorte), il serait aujourd’hui aussi célèbre que Jean-Paul Sartre ou Bertrand Russel. Il y a du vrai dans cette affirmation, dont il ne faudrait cependant pas conclure que l’œuvre d’Ortega est ignorée en dehors de l’Espagne et, plus généralement, du monde hispanophone. En Allemagne, par exemple, elle fait l’objet d’une grande attention, tout comme aux États-Unis – il n’est pas fortuit que deux des meilleurs ouvrages existant sur Ortega, sa biographie par Rockwell Gray et la discussion de ses idées philosophiques et de leur origine par John Graham, soient dus à des auteurs américains. C’est moins le cas, il est vrai, en Grande-Bretagne, et encore moins en France, où l’œuvre d’Ortega à quelques exceptions près (par exemple Alain Guy, Paul Aubert et Eve Giustiniani pour l’époque récente), n’a guère bénéficié de l’intérêt qu’elle mérite.

978841740820.JPGUne pépinière d’idées

Dans son propre pays, la personne et l’œuvre de Ortega y Gasset, après avoir dominé la vie intellectuelle, ont successivement connu les deux types de périodes de purgatoire qu’un penseur ou un écrivain peut traverser : une  première de son vivant, durant les vingt dernières années de sa vie au cours desquelles sa position ambigüe à l’égard du régime franquiste l’a contraint à mener une vie publique largement exempte de reconnaissance et d’honneurs officiels, sans pour autant bénéficier de l’aura attachée à l’opposition franche à la dictature ; la seconde posthume, au cours des premières décennies qui ont suivi sa mort, en conséquence du désintéressement du monde intellectuel espagnol, tout occupé à découvrir, avec le retour de la démocratie, d’autres horizons que celui de la pensée nationale, pour un auteur trop rapidement perçu comme dépassé. Aujourd’hui, grâce notamment au travail d’archives et d’édition réalisé par la Fondation José Ortega y Gasset dirigée par la fille du philosophe (aujourd’hui Fundación José Ortega y Gasset – Gregorio Marañón), une nouvelle génération d’historiens et de critiques est en train de redécouvrir Ortega, en qui il est presque commun à présent de voir, pour employer l’expression de Jordi Gracia, « un penseur pour le XXIe siècle ».

Après avoir souffert l’indignité de l’oubli, Ortega mérite-t-il ce que certains pourraient appeler un excès d’honneur ? José Ortega y Gasset a énormément écrit et s’intéressait à une étonnante variété de sujets : « Anatomie d’une âme dispersée », cette expression utilisée dans le titre d’un de ses articles de jeunesse consacré à Pío Barojà, fait remarquer Gracia, pourrait tout aussi bien lui être appliquée. Son œuvre abondante et peu structurée est de qualité inégale. Si brillants que soient certains des essais qu’il a rédigés durant ses dernières années (par exemple ses réflexions sur Leibniz et ses portraits de Velasquez et Goya), il est généralement reconnu que c’est dans la première partie de sa vie que se concentre le meilleur de son œuvre. Ortega est par ailleurs resté aveugle ou insensible à beaucoup de choses. Convaincu de la supériorité de la pensée allemande, il a presque totalement ignoré la philosophie analytique anglo-saxonne contemporaine. Et s’il admirait Proust, ses vues sur l’art et la littérature modernes étaient souvent sommaires et dédaigneuses.

Dans l’ensemble, cependant, Ortega est un penseur robuste, puissant et original. Dans son désordre apparent, son œuvre, pour reprendre la jolie métaphore de Fernando Savater à son sujet, est une véritable « pépinière d’idées ». Il n’est guère de page de ses écrits qui ne contienne deux ou trois réflexions stimulantes et autant de formulations heureuses et mémorables. En dépit des facilités d’écriture qu’il s’accordait par intermittence avec indulgence, ces expressions hyperboliques et ces phrases trop somptueusement fleuries que l’écrivain catalan Josep Pla appelait des « orchidées verbales » et le critique Rafael Sánchez Ferlosio des « ortegajos », Ortega était un écrivain de grand talent et un remarquable styliste s’exprimant dans une langue à la fois élégante et précise, musclée, rythmée, expressive et imagée.

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Les obsèques de José Ortega y Gasset (1955).

Quoi qu’il en soit des mérites de son œuvre (et ils sont hors de doute), on ne peut en tout cas qu’être frappé par le degré auquel la vie d’Ortega y Gasset vérifie ses idées sur la vie. Est-ce parce qu’il vivait en conformité avec sa conception de l’existence humaine, objet central de ses réflexions et, à son opinion, de la philosophie ? Parce que ses idées et sa philosophie sont largement le produit et le reflet de sa vie et de la manière dont il l’a vécue ? Ou parce que ces idées sont justes et capturent une caractéristique essentielle de toute vie ? Un peu de ces trois choses à la fois, sans doute, raison pour laquelle, de tous les philosophes, Ortega y Gasset est sans doute un de ceux dont on peut le moins ignorer la vie, dont il était par conséquent le plus nécessaire et utile d’écrire, une nouvelle fois, la biographie.

Michel André

Ortega y Gasset: rationalisme, utopisme et raison historique à l'âge de la complexité et de la post-modernité

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Ortega y Gasset: rationalisme, utopisme et raison historique à l'âge de la complexité et de la post-modernité

par Irnerio Seminatore

1. La modernité et le monde contemporain

La réponse qu'Ortega y Gasset apporte à l'analyse du monde contemporain procède de sa réflexion sur l'origine et l'historicité de la ''Raison''.C'est une réponse anticipatrice, lorsqu'il dégage les traits saillants de la poétique historique et la naissance d'une stratégie cognitive d'importance capitale, la ''révolution galiléenne''.

C'est un pari existentiel, à l'accent stoïcien, lorsqu'il décrit la condition anthropologique de l'homme, confronté à la crise des certitudes et à celle de l'esprit rationaliste. C'est une critique aristocratique des sociétés, qu'il conçoit sous l'angle de l'action conjointe et fondatrice des élites, de la tradition et des croyances. C'est enfin une réponse actuelle, lorsqu'il s'en prend aux philosophies et aux doctrines de la modernité, éditées à partir d'utopies, d'esprit de système, de théories ou de lois.

Ortega y Gasset devance son temps.

Il ne cesse de répéter que « la vie est la seule réalité radicale », que « la vie concrète, celle de tout individu est, en son essence, circonstance et, avant tout, appartenance à la circonstance... ».L'horizon du devenir a un centre et un point d'ancrage permanents : c'est l'homme, maître unique de son destin !

L'eschatologie du salut n'est que la toile de fond, où l'homme sécularise son besoin d'absolu.

Opposée à la Raison abstraite, à l'idée de « nécessité » ou de providence, appliquées à la société par la Weltanschauung rationaliste, Ortega y Gasset met l'accent sur l'abîme que celle-ci creuse entre le monde des idées et la situation concrète de l'homme. La volonté rationaliste veut faire coïncider à tout prix et a-priori des constructions et des projets idéaux avec la réalité vivante. Cette forme de rationalisme est à la base du radicalisme de la « raison pure », dont le radicalisme politique n'est qu'une conséquence.

Observant les événements de son temps, Ortega y Gasset y décèle les fondements de « l'esprit révolutionnaire, qui résident en une attitude radicale face à la réalité...; en une forme d'activisme doctrinaire. L'esprit révolutionnaire- dit-il – est traversé de part en part par le projet de matérialiser l'utopie, la fille de la raison pure calquée sur l'histoire ».

Puisque la vie est un devenir, la vie humaine ne peut être tenue pour une chose; elle n'a pas une nature définie ou préétablie, dont la consistance réside en un vérité, fixe et immuable. Sa seule réalité est un « facendium », un « que hacer », « un événement à caractère dramatique », bref, un heurt permanent avec la circonstance.

41Su+1tnUPL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgÀ tout moment et dans toute conjoncture; l'homme est acculé à un choix. Par ce choix, il affirme sa vocation profonde qui confère au projet humain la portée d'un engagement, dans lequel l'individu risque la perte de son existence et celle de son âme.

Substance migrante dans les formes infinies de l'être, l'homme s'investit dans le temps, en accord ou en opposition avec les multiples variations des croyances, car « on vit toujours à partir de certaines croyances ».

La vie humaine, en sa vocation authentique, demeure quête de sens et recherche de foi. C'est ainsi qu'elle est créativité et, de ce fait, histoire et seule historicité possible. Toute abstraction ne peut qu'apparaitre anti-historique, puisqu'elle ne possède pas, en soi, la faculté de juger et de résoudre les problèmes de l'homme. 

2. La Raison et la « Raison Pure »

La « Raison Pure » n'est pas, pour Ortega y Gasset, la Raison, car nous entendons «par Raison, la capacité de penser vrai et, par conséquent, de connaître l'être des choses». « L'idée de Raison inclut, à l'intérieur de soi, les thèmes de la vérité, de la connaissance et de l'être »; elle est donc vecteur d'une conception éthique, d'une certaine forme de savoir et d'une représentation particulière de la réalité, naturelle ou sociale. Or, d'après Ortega y Gasset, la Raison du « Discours de la méthode » n'était pas toute la Raison, mais seulement la « raison pure », celle des concepts et des objets mathé­matiques.

« La Raison pure n'est pas l'intelligence, mais une manière poussée aux extrêmes de faire fonctionner la Raison... Au lieu de créer un contact avec les choses, elle s'en éloigne et cherche la fidélité la plus exclusive dans ses propres lois internes... Cet usage pur de l'intellect, cette pensée « more geometrico », est appelé d'habitude rationalisme. Il serait peut-être plus exact de l'appeler « radicalisme ».

« Le radicalisme politique n'est pas une attitude originelle, mais une conséquence. On n'est pas radicaux en politique, puisqu'on est politiquement radicaux, mais parce que, avant, on est intellectuellement radicaux. ». Le radicalisme, comme renversement du rapport entre la vie et les idées, consistant à vouloir plier la réalité au projet, à s' éloigner de celle-là et à en dédaigner les formes, à faire de l'idée la seule valeur et la seule chose juste, bonne et belle, s'accomplit en l'amour pour l'idée.

La politique devient politique d'idées et la vie doit se mettre au service d'un concept, d'un système de concepts. « Toute la culture scientifique moderne depuis sa fondation par Descartes, s'est prévalue de disciplines radicales ». « La solidité de son œuvre a su résister à trois siècles d'assauts et d'expériences, pour décliner seulement aujourd'hui (1940). Cette solidité était due au radicalisme de sa méthode». Or, la crise de cette méthode se commue en une « crise de la foi en la Raison ».

Depuis la Renaissance, « le drapeau de la coexistence européenne, c'était la Raison, faculté, pouvoir, ou instrument, sur lequel l'homme avait cru pouvoir compter, pour éclairer son existence, orienter ses actions et résoudre ou contrôler ses conflits ».

La plus flagrante manifestation de cette crise apparaît dans le paradoxe, par lequel « nous avons bouclé la boucle des expériences politiques, comme le démontre le fait ajoute-t-il - qu'aujourd'hui (1937), les droites promettent des révolutions et les gauches proposent des tyrannies ».

3. La vie humaine et le monde des idées

La-Rebellion-de-las-masas.jpgVers 1860, Dilthey, considéré par Ortega y Gasset comme le plus grand penseur de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, fit la découverte d'une nouvelle réalité philo­sophique, celle de la « vie humaine ». La vie, rappelle ce dernier, n'est point « quelque chose de dérivé ou de secondaire, mais le constituant de l'idée elle-même ».

Lorsque les hommes tournent le dos à la réalité, ils « tombent amoureux des idées comme telles ». Ce « renversement radical de la relation entre la vie et les idées, devient alors l'essence véritable de l'esprit révolutionnaire ». « Une idée, forgée sans autre but que de la rendre parfaite comme idée, quelle que soit sa pertinence à la réalité, est ce que nous appelons utopie ».

Rationalisme, radicalisme et pensée « more geometrico » sont des utopismes. Or, depuis les origines, la connaissance et l'action appartiennent à deux domaines distincts.

Connaître ce n'est point changer !

Pour connaître le monde, il suffit d'une hypothèse ou d'une conjecture, pour le changer, il faut des capitaines et des forces. « L'intelligence n'a pas créé les peuples, elle n'a pas fabriqué les nations ». Or, puisque « la politique est réalisation », elle doit forcément entrer en contradiction avec l'idée ou l'utopie, en tant que promesse irréalisée d'une réconciliation définitive de l'Histoire.

Toute révolution se propose la chimère de réaliser une utopie plus ou moins complète. La tentative, inexorablement, fait échec. L'échec suscite le phénomène jumeau et antithétique de toute révolution : la contre-révolution. Nouvel échec, nouvelle réaction.. , et ainsi successivement, jusqu'au moment où la conscience sociale commence à soupçon­ner que le mauvais résultat n'est pas dû à l'intrigue des ennemis, mais à la contradiction même du projet utopique ».

4. L'Esprit Rationaliste et l'Esprit Révolutionnaire

L'époque de l'esprit rationaliste et de l'esprit révolutionnaire qui s'y accompagne, liée au refus du passé et donc au rejet de ses usages et de ses croyances, est due au triomphe de l'individualisme. Celui-ci répudie la tradition et, de ce fait, est obligé de reconstruire l'univers idéalement, fictivement, dans la tête et par la seule raison, aux moyens des idées pures, des axiomes et des principes. En ce sens, le « révolutionnaire » ne se révolte pas véritablement contre les abus de son temps, car il ne serait alors qu'un réformateur, il se « révolte contre les héritages » et donc contre la tradition.

« La révolution - affirme-t-il - n'est pas une barricade, mais une attitude de l'esprit ». Elle veut faire table rase du passé. Cependant, « la chose la moins essentielle dans les vraies révolutions, c'est la violence ». L'essentiel y est une attitude spirituelle, une vision du monde.

C'est ainsi que Ortega y Gasset perçoit tout à la fois la valeur fondatrice des croyances, qui sont à la base des grandes mutations de l'histoire et l'importance parallèle, pour la vie de l'homme, de la tradition et de la continuité historiques. Pour la sauvegarde de son équilibre créatif, de ses racines et de sa mémoire, l'homme moderne revendique son « droit à la continuité ».

La crise du présent est, en même temps, une crise de l'individualisme et une crise, non pas des principes premiers ou des valeurs suprêmes, mais de leur absence. D'où le désenchantement. L'époque que nous vivons est celle de l'âme désenchantée. Notre époque n'est point une époque de réaction, qui est toujours le « parasite de la révolution », mais la phase d'une évolution de la civilisation vers un nouveau développe-ment de la spiritualité. Le développement de la civilisation par époques, induit une correspondance dans les phases de développement de l'homme. Ainsi, « d'une attitude spirituelle de type traditionnel, on passe à un état d'esprit rationaliste et de celui-ci à un régime de mysticisme ». La troisième phase est donc celle de la désillusion, de l'âme facile, docile et servile.

autour-de-galilee-1139283-264-432.jpgL'ère révolutionnaire, dans laquelle la politique se trouvait au centre des inquiétudes humaines », où la politisation intégrale de la vie avait atteint son apogée, cette période de ferveur intense est révolue. Elle représentait une évidente aberration de la perspective sentimentale, car « l'homme moderne, qui a montré sa poitrine sur les barricades de la révolution, a montré sans équivoque qu'il attendait la félicité de la politique ».

Lorsque « la politique a été exaltée à un si haut niveau d'espoir et de dévouement », demandant trop d'elle, il est normal qu'à « la politique des idées, succède une politique des hommes et des choses... L'ère révolutionnaire se conclut simplement, sans phrases, sans gestes, résorbée dans une sensibilité nouvelle ».

Dans une période d' affection pour l'intelligence, « l'intellectuel, comme professionnel de la raison pure... a accompli son devoir, consistant à se trouver sur la brèche anti-traditionaliste, ... et il a obtenu le maximum d'influence, d'autorité et de prestige... ». Dans la période de « déclin des révolutions, les idées ne sont plus le facteur historique primaire » des grands changements historiques. Une « réforme de l'intelligence » et un nouveau rapport entre élites et masses, intellectuels et sociétés, prennent la relève dans la poursuite du cycle.

5. L'évolution des Civilisations

Le schéma des successions dans l'évolution d'une civilisation, allant du traditionalisme (ou du réalisme), au rationalisme (et donc à la révolution et à l'utopie), puis au pragmatisme (ou au désenchantement) et enfin au mysticisme (c'est-à-dire au spiritua­lisme), nous fournit-il une grille de lecture, adéquate à l'intelligibilité de notre temps ?

Si, comme l'affirme Ortega y Gasset dans « les époques d'âme traditionaliste s'organisent les nations », par « un mode traditionnel de réagir intellectuellement, (qui) consiste dans le souvenir du répertoire des croyances reçues des ancêtres » et « si l'âme primitive, quand elle naît, accepte le monde constitué qu'elle trouve... gouverné par un seul principe et disposant d'un seul centre de gravité, la tradition », la naissance, puis le développement de l'individualisme, contiennent la négation de ce monde.

« Le mode individualiste d'agir, tourne le dos à tout ce qu'il a reçu... cette pensée qui ne vient guère de la collectivité immémoriale, qui n'est pas celle des « pères », cette création sans ascendance... doit être nécessairement une Raison ».

Or, puisque pour Ortega y Gasset « la vie humaine est nécessairement histoire », la réalité humaine, à cause de son dynamisme et de son historicité, consiste à procéder du passé vers le futur. La seule limite de l'expérience humaine réside pour Otega y Gasset dans le passé. « Les expériences de vie restreignent le futur de l'homme... car l'homme n'a pas une nature, mais... une histoire ».

La signification du combat intellectuel d'Ortega y Gasset, se trouve en somme définie pour une part, par son refus du rationalisme et de l'idéalisme utopique, et pour l'autre, par la critique du monisme dominant de son temps, le prophétisme matérialiste et son eschatologie.

Estimant toujours possible les retours en arrière, l'histoire, loin d'être le lieu de réconciliation de la Raison est, pour Ortega y Gasset « une perpétuelle succession de deux classes d'époques » ; époques de formation d'aristocraties et, avec elles, de sociétés et époques de décadence de ces aristocraties et, avec elles, de désagrégation des sociétés». Rien de plus frappant, que ce diagnostic colporte un dédain pour la période que nous vivons, une période « servile et mystique », signalée par la « lâcheté et la superstition ».

6. La Scène Planétaire : vers une fin de l'Âge idéologique

La coexistence actuelle d'univers mentaux et de cultures-mondes, vivant différem­ment la communauté et la vie, agissant selon les modalités les plus disparates, magiques, sacralisées, laïcisées, rationalisantes et utopiques, cette coexistence hétérogène des valeurs de référence, comporte des segmentations éthico-culturelles multiples. Le champ des agirs socio-politiques est déchiré entre communauté et individualisme, traditions et rationalisme, croyances et modernité, puisqu'il sous-tend plusieurs types de devenirs, jusqu'ici disparates et irréductibles, sous l'empire d'une même universalité historique. La scène du monde est ainsi caractérisée par l'interdépendance croissante de l'huma­nité et par une complexité inégalée des univers physiques et mentaux. Une gestation permanente de la poétique historique annonce des futurs aléatoires et des avènements de mondes incertains et proches, au sens de l'Apocalypse de Saint-Jean.

978842068608.gifImmédiatement, nous observons la fin provisoire de l'âge idéologique et de l'utilisa­tion, bonne ou mauvaise, de celle-ci. Cela ne signifie point leur disparition définitive, car les utopies et les rêves réapparais-sent perpétuellement dans le siècle, et ils en constituent la trame imaginaire. Les sociétés développées ont refusé le fanatisme et le millénarisme, au profit d'une phase d'apaisement de leurs conflits. Elles ne pourront vivre longtemps dépossédées de leurs âmes. Nous assistons sûrement à une accélération du temps, à l'irruption d'un autre univers mental, où les contradictions frontales seront atténuées et les schémas dialectiques ne seront plus en mesure de rendre compte de l'histoire telle qu'elle est. Dans la perspective d'un avenir, où les buts de la vie humaine seront partiellement profanes, tout en demeurant pour une part transcendants, les anciennes croyances ne pourront que réapparaître dans la vie historique.

7. L'Europe et l'Histoire Universelle

À la faveur des grandes découvertes géographiques, précédées par la double révolution, industrielle et française, les sociétés européennes ont pris conscience de leurs particularités et de leurs différences, par rapport aux autres ensembles humains. D'où la réflexion sur la morphologie de l'Histoire Universelle.

Le goût pour les faits de civilisations a suscité un bilan sur le coût social du progrès, ainsi que sur les avantages et les inconvénients de la Modernité. L'opposition de tradition et de raison, d'intellect et d'âme, la dissolution des sociétés traditionnelles, des anciennes hiérarchies et cadres de vie, a fait l'objet de débats inépuisables. En leur sein, le libéralisme et le socialisme ont été deux variantes idéologiques de l'industrialisme naissant, les deux toiles d'un même rêve de libération ou de liberté. Leurs étiques, complémentaires et contradictoires, ont ainsi différemment modulé les thèmes de l'individualisme et du projet collectif. Ils se sont différemment inclinés face à des archétypes idéaux et à des formes plus ou moins poussées de spiritualisation implicite, sans épuiser, ni l'un ni l'autre, la soif assoupie de religiosité et de transcendance.

La vision pluraliste du monde, que suppose l'incohérence du réel et l'anarchie incompatible des valeurs, s'est, tour à tour, opposée à la vision moniste de la réalité, prétendant à la cohérence fondamentale de l'ordre social et, en perspective, à un type d'organisation, fondée sur la synthèse de valeurs compatibles. Or, la variété des civilisations et des croyances et la multiplicité des régimes politiques nous force au constat, exaltant pour les uns et désarmant pour les autres, qu'il ne pourra jamais y avoir de synthèse de valeurs compatibles.

Le temps des conciliations définitives et l'état des réalités planétaires sont irréductibles aux différents types de monismes, philosophiques, scientifiques ou naturels. Seuls la foi, la religion et le rêve puisent dans le domaine de l'unique et de l'ultime. « Toute sorte de métaphysique - dit Durkheim - n'est que le mythe qu'a la société d'elle-même ».

8. Le spirituel, le religieux et le politique face à l'Histoire

De nos jours, l'appel à la religion n'est plus utilisé comme modèle pour expliquer l'architecture transcendante du monde, à la manière des interprétations du sacré et de l'origine révélée de l'Univers, mais pour affermir une identité et une continuité historiques. Le spirituel a fait sa rentrée en politique, à l'Est de l'Europe, comme fait de connais­sance, comme révision critique de l'histoire, comme individualité et particularité du « destin occidental », pour souligner le caractère contingent et passager des solutions politiques ou des formes d'État et de gouvernement. La religion, rejetée dans le silence, devient une garantie de la pérennité des identités culturelles endormies et des droits fondamentaux de la personne humaine.

Un nouveau type d'opposition se creuse entre l'idéologie, comme justification du pouvoir, et le spirituel, comme légitimation authentique de l'autorité et ressourcement des vieilles consciences nationales. Ainsi, le miracle occidental, comme miracle de l'émergence historique de l'individua­lisme, ne correspond plus à une vision du monde, fondée sur des certitudes.

Sans violer les traditions et les âmes, la conception dominante de l'histoire de l'époque contemporaine, et plus particulièrement de la post-modernité, réfute toute sorte de réduc­tionnisme, philosophique, économique ou politique.

portada_el-tema-de-nuestro-tiempo_jose-ortega-y-gasset_201503052051.jpgLibéralisme et religions y apparaissent sous un regard nouveau. Le libéralisme est un corpus doctrinal qui ne prêche pas de certitudes et vit uniquement dans le présent. L'avenir éloigné le laisse insensible, l'histoire lui apparaît profane, le règne de la liberté dépend d'un projet et d'un pari, profondément individuels. Les conceptions, religieuses et libérales, ont toutefois un point commun. Elles fournissent une base pour résister aux tyrannies de l'histoire. Les premières, rappelant la critique permanente du monde et de la contingence, les autres, se référant aux ambitions et aux finalités de la vie humaine, perpétuellement relatives, insyndicales et arbitraires, plongées dans un univers réversible et incertain.

Le monde ne peut adopter l'uniformisation par une seule religion, avec ses prétentions d'universalité et d'absolu et la politique ne peut épouser aucune religion, sauf que pour mieux dominer les âmes, car le propre de la politique, c'est de vivre dans le siècle et d'en résoudre les problèmes. La religion est, par sa nature, exclusive, car celui qui croit en une vérité absolue ne peut considérer qu'il y en ait d'autres dans le monde.

L'histoire n'en est pas à sa fin, comme le prétend Fukuyama, car elle est un théâtre d'évènements, résultant d'une pluralité de principes et de motivations, d'une multitude d'intérêts et de doctrines, irréductibles à une conciliation définitive.

Berceau et en même temps tombeau des philosophies et des idéaux, auxquels sont rapportés le sens des évènements et l'ordre du devenir immanent, l'histoire aura la durée des contradictions de l'humain.

« La conscience de la finitude de tout phénomène historique et de toute situation humaine ou sociale, ainsi que la conscience de la relativité de toute sorte de foi, n'est qu'un pas vers la libération de l'humanité » (Dilthey).

Cette libération ne peut comporter d'apaisements définitifs.

Au regard d'une finalité intelligible, aucune des conditions ou des idéalités qui mènent le monde, n'a une fonction première, aucune ne détermine les autres de façon exclusive, toutes sont ouvertes sur l'ensemble et cet ensemble ne forme jamais un système, ne se fige jamais en une structure, ne peut être ordonné à une loi, à un but ou à un principe. Cette irréductibilité à un principe premier est aussi une irréductibilité à une fin ultime.

9. Modernité, complexité et questionnements

La fin de l'histoire ne sera pas pour demain. Aucun système de concepts ne pourra la réduire à un monisme efficient ou à une dialectique d'opposition irréconciliables.

A l'âge de la complexité, de nouveaux paradigmes s'imposent, pour fonder un nouveau dialogue entre l'homme et la nature, ainsi que de nouvelles possibilités de description et de compréhension de la société. Cet âge de mutation de la rationalité et de la connaissance est en réaction vis-à-vis des canons de la tradition scientifique de type classique, érigée sur des hypothèses et modèles, fermées et réductionnistes.

La fin des matérialismes, traduisant au niveau politique, les conceptions mécanistes et linéaires de la connaissance jadis dominantes, ainsi que d'autres formes de déterminisme, ouvre-t-elle la voie à des révolutions des esprits et des âmes, à des changements promé­théens des leviers de l'espérance humaine?

Le nihiliste refuse les faiblesses de l'espoir et renie à l'ordre existant le mérite de survivre. L'idéaliste est incapable d'accepter le divorce de la vérité et du monde et ne peut exalter que l'éthique de la conviction. Il oscille ainsi entre l'intégrisme négateur de la réalité et l'utopisme du recommencement perpétuel. Le réaliste ne dispose guère de concepts et de théories, clos, définitifs et fixes, mais d'un ensemble de convictions et de coordonnées, par définition innombrables, dispersées dans l'infini inépuisable de l'expérience.

A quelle catégorie d'exhortations ou de projets s'inspireront les énergies de la politique pour guérir le mal séculaire de l'homme ?

Le pessimisme protège des illusions, que le cynisme interdit de cultiver. Or, s'il ne peut y avoir de projet rationnel ou de politique scientifique, peut-il exister d'action politique sans espérance et de prophétie sans illusions ?

A quels buts et à quels dieux veut-il servir l'homme, qui va à la politique en citoyen et au combat pour la liberté en modéré, avec la conviction de servir la cité et non les Princes, qui croit à la solidarité entre les êtres, sans faire de concessions aux passions des foules ou à la foi brûlante des prophètes ?

A quelle République de l'Esprit veut-il obéir, dans la vie et dans l'action, le radical sans tomber dans l'utopie d'une société unifiée, pacifiée et homogène qui, justifiant la corruption inévitable des institutions représentatives, favorise les tentations des despotismes?

Comment établir une hiérarchie entre les valeurs de la science ou de la raison et celles de la vie ou de la passion et comment les inscrire dans le cadre des convictions globales de l'homme?

L'engagement qui éliminerait la raison ou la science de l'horizon de nos choix tomberait dans le relativisme le plus total ; celui qui en ferait un fétiche et un idole, les poserait en substituts d'une croyance religieuse. Or, comment prendre partie en politique, si l'ordre temporel se sécularise totalement et la science élimine la religion et désenchante le monde?

Si l'engagement, politique et métaphysique, devient l'expression d'une condition, faite à l'homme par la connaissance, de dépouiller la totalité de toute signification, l'irrationalité et le probabilisme domineraient le champ de l'historicité et toute perspective d'action collective serait, ainsi dissoute. De quels arguments s'armeront alors les hommes, pour affronter l'avenir et réfuter les prétentions des utopistes ou des prophètes, à déterminer nos valeurs et à nous dicter des conduites au nom d'un futur totalement écrit à l'avance et d'un bonheur collectivement garanti pour toujours ?

En insistant sur les limites des déterminismes, économiques, scientifiques ou religieux, Ortega y Gasset refuse toute hiérarchie des univers spirituels, ordonnés à un but ultime. Homme tragique et, dans le même temps, homme de science, il garde la conviction que la connaissance réserve un espace à la foi, que la « raison » récuse et considère que le champ de la politique est celui où les passions humaines vivent en permanence dans le conflit, que seul le monde spirituel peut transcender, dans une quête, jamais éteinte, d'absolu.

Covid 19. Les leçons

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Covid 19. Les leçons

Ex: http://www.europesolidaire.eu

Cette étude est de Luc Brunet, qui participe à notre comité de rédaction. Il nous autorise à la rééditer. Nous l'en remercions. Ses constats sont accablants, notamment en ce qui concerne la France. Il restera à s'interroger sur les raisons profondes de ces échecs. Mais certaines explications apparaissent déjà à la lecture du texte. JPB pour Europe-Solidaire

COVID-19. Les leçons

par Luc Brunet

La plupart d'entre nous ont maintenant passé plusieurs semaines de ce qu'on appelle le 'confinement', dans certains endroits très strict et beaucoup plus souple dans d'autres.

Pour ceux qui me suivent sur Facebook, vous savez que je publie régulièrement des statistiques et des analyses sur l'évolution des épidémies dans chaque région du monde. Un des faits impressionnants lorsqu'on regarde les statistiques partout dans le monde est la différence du niveau d'impact du virus selon la région et le continent.

Seules deux régions affichent un nombre de morts croissant très rapidement: l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord. Toutes les autres régions sont beaucoup moins touchées et devraient finir avec un nombre de morts par million inférieur à la grippe habituelle (100), tandis que l'Europe est déjà à 5 fois ce niveau et les États-Unis 2,5 fois.

De nombreuses questions devront être étudiées après la fin de la pandémie, et les statistiques dont nous disposons aujourd'hui ne suffisent pas pour avoir une idée claire de la raison pour laquelle Corona a tué beaucoup plus en Europe occidentale qu'en Europe orientale, plus aux États-Unis qu'au Canada, ou pourquoi il a tué beaucoup plus en Espagne qu'au Portugal.

De nombreuses opinions sont publiées, par exemple que le nord de l'Italie a été si durement touché car la population compte de nombreuses personnes âgées. Mais l'Allemagne s'en est mieux tirée, avec également un grand nombre de personnes âgées. De même, la France compte beaucoup de personnes âgées dans le sud, mais le nord a été le centre de l'épidémie. Tous les pays ont connu un niveau d'isolement élevé, à l'exception de la Suède, qui compte désormais beaucoup de morts, mais moins que la France, l'Italie ou la Belgique.

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Certes, beaucoup de travail sera nécessaire pour comprendre pleinement l'action de ce virus et les raisons pour lesquelles les populations y répondent de différentes manières.

Mon objectif aujourd'hui n'est pas de discuter de la façon dont le virus fonctionne ou comment le guérir. Ce n'est en aucun cas mon domaine de compétence.

Ce que je souhaite aborder dans cette lettre, c'est la manière dont divers gouvernements et sociétés du monde ont réagi au virus et tenter de tirer des conclusions. Encore une fois, rien ici ne parlera de la meilleure façon de guerir la maladie, mais plutôt de la façon dont elle agit comme un catalyseur social, politique et économique, révélant à ceux qui gardent les yeux ouverts la vraie nature des dirigeants et l'état d'avancement de putréfaction de la société, en particulier dans le monde occidental.

Bien sûr, chaque pays a une histoire Corona différente et propre, même si l'histoire n'est pas encore derrière nous. Je ne prétends certainement pas savoir en détail ce qui s'est passé dans chaque pays. La plupart de mes données concernent la France, la Russie et certains pays asiatiques clés. J'ai également reçu des informations intéressantes de contacts dans divers pays comme les États-Unis, le Portugal ou l'Iran, et vos commentaires seront les bienvenus si vous avez de nouvelles choses à communiquer.

Mais sur la base des commentaires de nombreuses personnes et de mon observation de ce qui a été dit et décidé dans de nombreux pays, le nom que j'utiliserai pour décrire les actions et leurs résultats est principalement le nom d'ÉCHEC.

Echec technique

La stratégie de lutte contre le virus a été dans de nombreux pays, en particulier en Europe occidentale, la stratégie du confinement strict. Ce fut par exemple le cas en Italie, en Espagne, en France et dans une certaine mesure en Allemagne. Cependant, la plupart des pays asiatiques ont utilisé une approche différente, basée sur un test rapide, l'identification des personnes infectées et leur isolement strict pendant 14 jours, la protection des personnes âgées, tandis que la plupart des autres personnes pouvaient vivre normalement en suivant les consignes de sécurité. Bien sûr, les réunions de masse à l'intérieur étaient interdites et les masques / distances devaient être respectés, bien que les restaurants soient toujours ouverts, avec quelques limitations.

Les résultats respectifs sont clairs. Les pays à confinement strict affichent un nombre de morts bien au-dessus des pays avec une approche plus libérale et moins de catastrophes dans les services de soins intensifs. On peut soutenir que le confinement a été 'inventé' par la Chine à Wuhan. Il est vrai que la Chine a commencé un confinement extrêmement strict à Wuhan, mais il faut comprendre qu'elle a été surprise par le développement de Corona, et qu'une période de déni par les autorités locales n'a pas aidé. En fait, ils devaient faire quelque chose rapidement et l'isolement était la seule option à Wuhan. Parce que le confinement était total, cela a donné des résultats très bons et le décompte final des morts dans le Hubei est inférieur à la grippe habituelle. Dans le reste de la Chine, une version plus douce de confinement a été mise en œuvre, avec des résultats encore meilleurs, car la Chine dans son ensemble compte moins de 5000 morts, pour une population de 1,4 milliard d'habitants.

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Plusieurs pays asiatiques ont mis en œuvre une stratégie différente, comme indiqué ci-dessus. Pour cela, ils ont eu un mois pour se préparer et organiser les protocoles de test / soin / isolement. La Corée du Sud a été la première à être touchée par les épidémies (voir graphique ci-dessous), puis la Malaisie, Taïwan et la Thaïlande. La crise au Japon a de son cote été très précoce, et a montré un développement extrêmement lent du virus, avec une augmentation début avril. Je dois dire qu'il m'a fallu du temps pour comprendre leur stratégie, mais les résultats sont là maintenant, avec un pic atteint fin avril, et un nombre total de morts par million de 5 aujourd'hui (100 fois moins qu'en Europe occidentale) et le Japon devrait terminer à 6 ou 7 morts par million.

L'Europe occidentale et les États-Unis ont en fait eu beaucoup plus de temps pour se préparer, le virus ayant commencé à se développer quelques semaines plus tard qu'en Asie. Ils ont également reçu un avertissement début mars avec le début de la pandémie en Iran. Mais rien n'a été fait dans la plupart des pays, par exemple en termes d'organisation de ressources supplémentaires dans les hôpitaux et les USI (unités de soins intensifs). Rien n'a été fait pour préparer le personnel médical, fournir un équipement approprié pour leur protection personnelle. Rien n'a été fait pour organiser une protection adéquate (et humaine) des personnes âgées à domicile ou dans les maisons de retraite.

Le résultat est que les pays occidentaux ont été pris avec le pantalon baissé, tout comme les Chinois en janvier et se sont retrouvés avec une seule décision possible: essayer de contenir le tsunami en verrouillant tout.

Il est également intéressant d'ajouter que la plupart des pays occidentaux n'ont même pas réussi à arrêter les événements majeurs qui ont eu lieu en mars et ont joué un rôle crucial dans la propagation du virus, comme les matchs de football en Italie (19 février) et en France (le dernier a eu lieu a portes fermées le 11 mars, mais 5000 fans se sont regroupés à l'extérieur), le carnaval de Venise, la Fashion Fair de Milan ou les carnavals locaux en Allemagne. Bien sûr, les autorités ne pouvaient pas imaginer l'issue de tels événements, mais des avertissements étaient déjà là, et le déni initial des Chinois a été bien répondu par un déni similaire en Occident. Dans d'autres cas comme en France, les autorités ont même décidé de prendre des risques supplémentaires, par exemple lorsque Macron a décidé (apparemment contre la recommandation de ses conseillers) de maintenir les élections le 16 mars.

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Un pays d'Europe a décidé de ne rien faire - la Suède. Certains opposants au confinement affirment qu'il s'agit d'un succès total, car le nombre de morts n'est «que» de 300 par million. Mais ce 300 est peu reluisant par rapport au 5 du Japon ou de la Corée. La Suède, a cependant évité un lockdown strict avec ses conséquences psychologiques et économiques, et pourrait en bénéficier à l'avenir.

Echec moral

Dans de nombreux pays, le rôle des autorités dans la protection des personnes âgées et des couches les plus faibles de la population n'a pas été rempli. En France par exemple, les maisons de retraite (privatisées il y a des années) ont souvent été transformées en clusters COVID et ont vu des milliers de personnes âgées mourir du COVID ou tout simplement de désespoir d'être laissées seules dans leur chambre, sans contact avec leur famille, et avec des services infirmiers réduits en raison de nombreux problèmes de santé parmi le personnel.

Aucune préparation ou anticipation n'a été faite en février ou mars pour éviter une situation aussi dramatique. Des informations similaires proviennent des États-Unis, où des maisons de retraite et des maisons d'anciens combattants ont été utilisées pour héberger des patients COVID pour décharger les hôpitaux (privés). En conséquence, les maisons pour personnes âgées et vétérans sont maintenant, comme en France, des centres d'infection à COVID, et de nombreux résidents meurent en silence.

Un autre type d'échec éthique est la quantité répétitive de mensonges que nous avons entendus et lus. Toujours en France, la position initiale du ministre de la Santé était: les chances pour le virus chinois de nous atteindre sont minimes. Ensuite, la position sur les masques était: ils sont inutiles. A cette époque, il n'y avait pas de masques disponibles dans le pays, les pharmacies n'avaient pas le droit de vendre des masques et la police a reçu l'ordre de ne pas les porter. Désormais, au moment de la fin de confinement, les autorités françaises ont rendu le masque obligatoire dans les transports en commun, et les masques sont disponibles dans les supermarchés à 3 ou 5 euros la pièce ... Suivez l'argent.

Enfin, et toujours en France, un spécialiste local de haut niveau en virologie (note de la rédaction: le Professeur Raoult) a recommandé un simple médicament bon marché appelé Chloroquine, et je suis sûr que vous en avez tous entendu parler. Tout a été fait, et est toujours fait pour arrêter et interdire l'utilisation et la vente de ce médicament en France, alors que de nombreux pays l'utilisent. Cependant, l'armée française en a acheté de grandes quantités, et de nombreux artistes français célèbres, des politiques et d'autres membres de l'élite qui étaient infectés expliquent aux médias qu'ils ont été traités à la chloroquine. Echec moral donc.

Echec psychologique

Bien que des décisions impopulaires doivent être prises lors d'une crise comme celle-ci, je pense qu'un problème majeur dans de nombreux pays, mais surtout en France, est la manière dont la communication s'est faite autour des épidémies et les mesures prises pour la combattre. Les autorités ont clairement eu tendance à utiliser les astuces suivantes dans leur communication:

- considérer les gens comme des enfants, incapables de comprendre les choses de base et incapables de faire preuve de bon sens. Je n'ai vu que quelques dirigeants expliquer l'introduction de restrictions de mouvement, mais j'ai rarement vu des dirigeants parler réellement à des adultes, peut-être à l'exception d'Angela Merkel, qui a fait un discours initial tout à fait raisonnable. Vladimir Poutine était également mesuré et raisonnable, tandis que le maire de Moscou ressemblait davantage à de nombreux dirigeants occidentaux: répandre la peur et prédire le désastre.

- les termes utilisés dans les pays anglophones et francophones répandent également la peur, l'anxiété et la méfiance. Le mot "confinement" ne porte que des sentiments négatifs et oppressifs. Vous êtes confiné - comme un poulet industriel confiné dans sa batterie. Seul dans une foule de poulets anxieux, désespérés et terrifiés. Au moins certains autres pays ont utilisé d'autres termes, comme 'Beschraenkung' en allemand, qui signifie 'limitation', un mot plus neutre et moins émotionnel, ou 'samaisolatsia' en Russie, ou 'auto-isolement', où les gens ont un sentiment (même si ce n'est pas vrai) d'être impliqué dans la décision de s'isoler.

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- sentiment de punition. En regardant les règles imposées dans de nombreux pays, il est étonnant de réaliser que des choses comme faire du vélo seul dans les collines, marcher seul sur la plage, promener votre chien à plus de 100 mètres de votre domicile sont interdites et doivent être sanctionnées (en France a partir de 135 euros). D'un autre côté, acheter des produits au supermarché, aller travailler dans les transports en commun, envoyer des petits enfants à l'école (cette semaine autorisée en France), c'est normal et autorise. Bref, si vous travaillez ou dépensez de l'argent, vous êtes autorisé à le faire, mais si vous aimez simplement la nature, vous êtes puni. Encore une fois, réduction de la population a des êtres enfantins, à qui les autorités dictent ce qui est bon et ce qui est mauvais, car ils ne peuvent pas penser par eux-mêmes. Et s'il vous plaît, ne parlez pas de la nécessité d'imposer une discipline afin de sauver des vies. Ceux qui de toute façon veulent faire la fête, ne pas respecter les distance et autres, le feront quand même, avec ou sans amende.

Echec historique

Je crois fermement que la principale raison pour laquelle les pays occidentaux sont beaucoup plus touchés par le virus réside dans la façon dont les soins de santé ont été gérés dans ces pays au cours des 30 ou 40 dernières années. Les pays qui connaissent la pire situation en raison des infections à COVID sont ceux qui ont utilisé une approche privatisée de la médecine au cours des dernières décennies:

. Privatisation des hôpitaux, comme aux États-Unis et dans de nombreux pays occidentaux. Parfois, la privatisation n'est qu'en préparation, mais des dommages ont déjà été causés par des années de diminution budgétaire, de réduction des lits dans les hôpitaux, des règles de gestion appliquées pour réduire les coûts et améliorer la rentabilité, en vue d'une privatisation.

. Privatisation d'une grande partie du segment de la recherche médicale, largement reprise par Big Pharma

. Politique influencée par divers groupes de pression, de Big Pharma, réduisant la part de la médecine préventive (à l'exception des vaccins tres rentables), favorisant l'utilisation de médicaments pour résoudre les problèmes lorsqu'ils sont déjà là. Comme les profits sont la principale raison de toute action ou non action, l'intérêt de Big Pharma n'est pas d'éviter les maladies, mais de les laisser se développer et ensuite proposer des médicaments (sous leurs propres brevets) pour guérir la maladie, générant des milliards de profits. Cela a également conduit les occidentaux à consommer une grande quantité d'antibiotiques et d'autres médicaments au cours des dernières décennies. Les médecins ont également été 'influencés' par de nombreux pots-de-vin légaux comme des séminaires dans de superbes endroits, des parrainages, etc., incitant à faire de la médecine une entreprise, à des kilomètres du serment d'Hippocrate.

Echec économique

Bien que tous les pays du monde entrent dans une crise économique, les effets du lockdown total et du confinement sont évidemment dévastateurs pour les économies des pays qui ont mis en œuvre de telles mesures. De nombreux opposants à la stratégie de confinement expliquent que l'économie doit d'abord être sauvée, soulevant des critiques et accusés de faire passer les grandes entreprises avant la santé de la population. Je pense que nous devons être prudents avec cet argument. Je ne pense pas que les grandes entreprises soient la principale victime de la politique de confinement. Il a déjà été démontré avec certaines mesures prises par les autorités pour soutenir les grandes entreprises comme les compagnies aériennes, que les grandes entreprises, comme toujours, ont les moyens d'influencer les dirigeants et parviendront à obtenir le soutien nécessaire pour éviter le défaut et la faillite (le syndrome du Too Big to Fail ). En fait, le principal risque économique concerne:

- les PME (petites et moyennes entreprises) incluant les entrepreneurs individuels, les hôtels, les restaurants et les entreprises de taille moyenne (quelques 100 ou 1000 employés) qui n'ont aucun effet de levier sur les autorités comme les grandes entreprises. Pour de nombreux pays, en particulier en Europe occidentale, ces acteurs sont vraiment au cœur de l'économie et assurent le bien-être d'une très grande partie de la population, notamment en dehors des très grandes villes. Ce sont également les acteurs les plus fragiles, souvent les otages des banques à cause des prêts contractés, et sans les outils et les structures compliquées pour éviter les risques financiers des grandes entreprises. Pour eux, la fermeture de l'entreprise est à quelques semaines ou quelques mois du début du confinement. Beaucoup de ces acteurs ont déjà beaucoup souffert ces dernières années en raison de politiques favorisant les grandes entreprises. Cela a été clair au cours des dernières années en France, avec une pression de plus en plus forte des grandes entreprises sur leurs sous-traitants par exemple.

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Les autorités ont joué beaucoup de relations publiques au début de la crise, au sujet de l'aide financière aux PME, mais la plupart de ces mesures retardent les paiements d'impôts, par exemple, sans les annuler. Cela peut fonctionner si la sortie de crise est rapide, mais nous pouvons en douter.

- la deuxième catégorie de victimes principales du lockdown est constituée par les ménages ayant des problèmes d'argent existants, et leur nombre n'a que beaucoup augmenté au cours des dernières années. Ces personnes peuvent perdre leurs revenus très rapidement, n'ont pas d'économies (plutôt des dettes) et des frais à payer comme la location d'une maison. Des millions de personnes se trouvent dans une telle situation, en particulier dans les pays occidentaux. Le résultat du confinement pour ces personnes peut facilement signifier la perte de domicile fixe, la faim, une stabilité mentale dégradée, entraînant un échec sociale, à moins que l'État n'offre un soutien sérieux, non pas en crédits mais en espèces.

L'impact du lockdowm ne pourra pas être compris avant quelques mois, mais l'impact économique sera sérieux. L'impact psychologique est encore une autre histoire.

Qu'avons-nous appris de cette crise?

La première leçon, je crois, concerne ce système de confinement imposé et strict. En regardant purement les statistiques, le résultat de ces mesures semble très discutable. En effet, la solution de confinement est le seul moyen d'éviter une catastrophe complète, et était compréhensible à Wuhan, car les autorités ont été prises par surprise. En Europe occidentale et aux États-Unis, il n'y a pas une telle excuse. Les deux régions avaient 1 à 1,5 mois pour se préparer, mais elles n'ont pas fait grand-chose et ont dû imposer le confinement pour limiter l'ampleur de la catastrophe. Si l'on considère les conséquences économiques et psychologiques de ce confinement ce sera un échec majeur. De plus, une chute rapide du nombre de cas ou de décès n'a pas été enregistre après 2 semaines de confinement, en principe le temps moyen d'incubation, une indication comme quoi le confirment n'a pas réussi a sérieusement stopper les nouvelles contaminations.

Les situations de guerre (le mot est de Macron) sont toujours des moments où les gens et les organisations démontrent leur profond sens de l'humanité et de la bonté, ou leur côté obscur caché. Sans le parti nazi et la Seconde Guerre mondiale, Josef Mengele aurait passé sa vie en tant que brillant chercheur dans une université de médecine de Francfort et de même, on ne se souviendrait pas d'Oskar Schindler aujourd'hui. La crise COVID montre clairement que les dirigeants actuels, en particulier dans le monde occidental, ne sont pas des leaders, mais seulement des exécutants de politiques définies par les grandes entreprises.

Si vous examinez attentivement la plupart des mesures mises en œuvre dans votre pays, l'image est claire. Les populations sont considérées d'une manière simple: d'abord en tant que travailleurs nécessaires à la poursuite de la production de produits et services, ensuite en tant que consommateurs qui achètent ces produits et services. Tout le reste n'est pas pertinent. Les personnes âgées et les vétérans sont inutiles.

Lorsque le déconfinement est décidé, toutes les activités autorisées en premier sont celles liées à la CONSOMMATION. Consommer des médicaments (vaccins), de la restauration rapide, des vêtements, etc. Mais passer du temps sur la plage ou dans une forêt est criminel. Acheter des produits locaux sur un marché est interdit. Plus que cela, le message des autorités, comme en France, est: vous devrez travailler davantage pour récupérer la croissance que nous avons manquée, oublier les vacances, oublier les droits des travailleurs.

La réalité du système actuel a été révélée à tout le monde par Corona, et en quelque sorte c'est une bénédiction.

Luc Brunet

Le SCAF prend forme

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Le SCAF prend forme

par Jean-Paul Baquiast

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Ceux qui se demandaient si l'Allemagne allait pouvoir s'affranchir de la tutelle militaire américaine en se débarrassant des engins nucléaires américains stockés sur son territoire pourraient peut-être commencer à se rassurer en constatant un engagement accru de Berlin dans le SCAF ou Système de Contrôle Aérien du Futur, considéré comme l'emblème de la coopération militaire entre la France, l'Allemagne et l'Italie.

L'élément central du SCAF sera un avion de combat de nouvelle génération (NGF – New Generation Fighter), dont la mise au point a été confiée en principe à Dassault Aviation. Cet appareil sera au centre d'un « système de systèmes », c'est à dire une mise en réseau de plusieurs types d'engins aériens ou spatiaux en réseau tels que drones, satellites, avions, intercepteurs connectés dans le cadre d'un « Air Combat Cloud », qui fusionnera les données en temps réel et pourra en faire des synthèses.

Ceci supposera le recours à l'intelligence artificielle, aux big data, aux interfaces homme-machine supposant notamment par l'intermédiaire de capteurs portables par le pilote la relation en temps réel avec celui-ci avec l'arme. Certains avaient même envisagé de mettre en place des implants au moins temporaires dans le corps du pilote. Mais l'idée a jusqu'à ce jour été refusée car considérée comme « non éthique ». C'est le moins que l'on pourrait en dire.

En attendant, la réflexion sur les implications humaines de ce projet vient d'être lancée en Allemagne, sous l'égide d'Airbus et de l'institut de recherche en sciences appliquées « Fraunhofer-Gesellschaft », via un groupe d'experts présentés comme « indépendants». Ils réfléchiront à « l'utilisation responsable des nouvelles technologies en matière d'armements tels que le SCAF ». Airbus a indiqué que leurs travaux seront consultables sur le site  FCAS Forum actuellement non disponible en français. 

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Rappelons qu'Airbus civil est déjà, à la suite d'abandons français successif, une société principalement allemande. Il en est de même de Airbus military, où la présence allemande est prépondérante, avec une large participations de conseillers militaires américains. On peut en conséquence s'interroger sur le rôle que jouera Dassault Aviation dans le programme SCAF.