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vendredi, 14 septembre 2012

Arabie saoudite: l’allié problématique de Washington

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Bernhard TOMASCHITZ:

Arabie saoudite: l’allié problématique de Washington

 

C’est avec un acharnement véritablement opiniâtre que l’Arabie saoudite défend ses intérêts stratégiques. Après les soulèvements d’Egypte et de Libye, où Ryad a chaque fois soutenu l’opposition islamiste, le royaume du désert arabique s’immisce désormais dans la guerre civile syrienne. Comme le rapportait le journal britannique “The Guardian”, le 22 juin 2012, les Saoudiens s’apprêtaient à financer les combattants de la dite “Armée Syrienne Libre”. Ensuite, des pourparlers étaient en cours entre les Saoudiens, d’une part, et des représentants des Etats-Unis et d’autres pays arabes afin de fournir des armes aux rebelles syriens, tant et si bien qu’on peut dire que l’Arabie saoudite et l’émirat du Qatar “entraient de plein pied sur le théâtre des affrontements syriens”.

 

C’est donc clair désormais qu’une sorte de “division du travail” a été décidée entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite pour favoriser en Syrie un “changement de régime”. La réputation de Washington est bien écornée dans le monde arabe: c’est pourquoi les Etats-Unis se tiennent en apparence en dehors du conflit et font faire le travail sur le terrain par leurs alliés de la région. Dans ce contexte, les Etats-Unis cherchent à lier plus étroitement à leur politique et à celle de l’OTAN leur allié problématique qu’est l’Arabie saoudite, qui finance partout dans le monde les mouvements islamistes. Le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen a déclaré, à l’occasion d’une visite au quartier général de l’Alliance Atlantique du ministre saoudien des affaires étrangères, Nizar Madani, à la mi-juin 2012, que l’Arabie saoudite était “un pays-clef dans la région et que l’OTAN serait ravi d’accueillir le royaume wahhabite comme partenaire lors de l’ “Istanbul Cooperation Initiative” (ICI)”. L’ICI a été créée en 2004 sous l’impulsion du Président américain George W. Bush, avec pour mission de lier les pays arabes à l’OTAN.

 

Dans le but de faire tomber le leader syrien Bachar el-Assad, les Etats-Unis parient, une fois de plus, sur un allié fort douteux. Les deux partenaires veulent certes affaiblir l’Iran, leur ennemi commun, en provoquant un changement de régime à Damas; mais, mis à part cet objectif précis et circonscrit, les intérêts des deux puissances se limitent à cela. Washington raisonne sur le court terme et veut protéger Israël du danger hypohétique d’une attaque nucléaire iranienne mais raisonne aussi à moyen terme en spéculant sur un écroulement du régime des mollahs pour s’emparer des réserves de pétrole et de gaz d’Iran. Les Saoudiens, eux, veulent devenir une puissance régionale incontestée sur les rives du Golfe Persique; ils veulent aussi devenir l’Etat arabe le plus influent et exporter leur forme d’islam, le wahhabisme, partout dans la région. Si l’Iran chiite s’affaiblit, l’Arabie saoudite en profitera pour barrer, sur son propre territoire, la route à Téhéran qui cherche à influencer les ±10% de la population saoudienne qui est d’obédience chiite.

 

Comme en d’autres points chauds du monde musulman, les Saoudiens soutiennent les djihadistes syriens, en liaison avec le réseau terroriste d’Al-Qaeda, ce qui contrarie fortement les projets américains pour une Syrie post-Assad. “Ces éléments (djihadistes) bénéficient du soutien de l’Arabie saoudite et du Qatar et joueront indubitablement un rôle en Syrie après la chute d’Assad”, écrit, sur le ton de l’avertissement, une étude publiée par le “Royal United Services Institute” (RUSI), une boîte à penser britannique qui entretient d’excellents contacts avec les ministères de la défense de Londres et de Washington.

 

Qui plus est, l’étude du RUSI retient que l’Arabie saoudite sait parfaitement bien utiliser les milliards de sa rente pétrolière pour téléguider à sa guise les bénéficiaires du “printemps arabe”. Ryad aurait essayé “avant que n’éclate la vague des soulèvements arabes de se réconcilier avec Assad”. Dans ce contexte, les Saoudiens auraient été prêts à “accepter que le Liban fasse partie de la zone d’influence syrienne”. Mais il est cependant sûr que “les Saoudiens soutiendront tout nouveau gouvernement, après la chute éventuelle d’Assad, qui travaillera pour les intérêts à long terme de l’Arabie saoudite”.

 

Néanmoins les Saoudiens peuvent toujours compter sur le soutien inconditionnel de Washington. Même si, dans leur pays, on ne trouve ni démocratie ni droits de l’Homme. On peut considérer, à première vue, que cette alliance est incongrue, mais elle est pourtant une donnée constante dans la région; dans ce cas, on peut aussi conclure que Washington, en dépit des discours répétés à satiété dans les médias, ne cherche nullement à “démocratiser” le Proche Orient mais uniquement à consolider ses intérêts économiques les plus évidents, quitte à faire de l’Arabie saoudite un “modèle”.

 

Fin décembre 2011, Washington et Ryad ont signé un accord quant à la livraison d’armes pour une valeur de 30 milliards de dollars. Les Saoudiens devraient recevoir notamment 84 avions de combat de type F15, un modèle américain. Cette coopération “en matières de sécurité” sert surtout à aider l’économie américaine qui est en train de battre de l’aile et à donner un coup de manivelle au “complexe militaro-industriel” des Etats-Unis.

 

Lors d’une conférence téléphonique, tenue le 14 juin 2012 et disponible en script sur le site du ministère américain des affaires étrangères, le sous-secrétaire d’Etat aux affaires politico-militaires, Andrew J. Shapiro, a évoqué les vraies raisons de la vente d’armes à l’Arabie saoudite. Selon Shapiro, cet accord entraîne “des effets considérables sur le développement de l’économie américaine”. Grâce à ce contrat, disent des spécialistes de l’industrie, 50.000 emplois se créeront aux Etats-Unis, impliquant 600 fournisseurs et sous-traitants dans 44 Etats de l’Union. Cela rapportera chaque année 3,5 milliards de dollars à l’économie américaine. Et Shapiro conclut: “Cela ne créera pas seulement des emplois dans le secteur de l’aéronautique mais aussi auprès de nos sous-traitants qui ont tous un rôle décisif à jouer dans le maintien de notre défense nationale”.

 

Par cette livraison d’armes aux Saoudiens, une course aux armements menace la région du Golfe Persique car on peut s’attendre à ce que l’Iran à son tour renforce son arsenal. On ne peut plus exclure l’éventualité d’une guerre irano-saoudienne à moyen terme dont le but serait d’asseoir l’hégémonie du vainqueur dans la région.

 

Bernhard TOMASCHITZ.

(article paru dans “zur Zeit”, n°33-34/2012; http://www.zurzeit.at/ ).

Pussy Riot : pourquoi une telle médiatisation?

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Pussy Riot : pourquoi une telle médiatisation?

 

La presse étrangère s’est passionnée pour un fait divers pourtant relativement sans importance : le dit procès des Pussy Riot. Reprenons les faits. Le 21 février 2012, 3 jeunes femmes encagoulées et déguisées envahissent la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou avec guitares et matériel sonores, et y entament une sorte de prière sous forme de chanson, blasphématoire et grossière (Avec des paroles telles que "Sainte Marie mère de Dieu, deviens féministe" ou encore "merde, merde, merde du Seigneur"), politiquement dirigée contre le candidat à l’élection présidentielle Vladimir Poutine, mais également contre le patriarche orthodoxe accusé de "croire en Poutine plus qu’en dieu". Les jeunes femmes sont rapidement interpellées, arrêtées et déférées devant un tribunal qui ordonne leur mise en détention préventive en attendant leur procès, qui a lieu actuellement. L’église orthodoxe a de son côté  réagi en organisant une grande manifestation autour de cette même cathédrale en avril dernier, manifestation dédiée à "a correction de ceux qui souillent les lieux sacrés et la réputation de l’Eglise" et a laquelle ont pris part des dizaines de milliers de fideles pour afficher leur soutien à l’église et au patriarche.

Le main Stream médiatique a largement surmédiatisé cette affaire. Pour certains la Russie "retournerait au moyen âge", quand d’autres estiment que le pouvoir "durcit sa répression" qui serait dirigée contre la « société civile qui se mobilise». Enfin la majorité des commentateurs ont estimé que les 3 jeunes femmes seraient en prison à cause de leur "prière anti-Poutine". Le groupe Pussy Riot s’est créé en 2011 quand il a semblé clair à ces jeunes femmes que la Russie manquait cruellement d’émancipation politique et sexuelle. L’une des trois jeunes femmes arrêtée, Nadezhda Tolokonnikova, est par ailleurs une militante active LGBT (Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres). Les chansons du groupe traitent principalement des ravages de la routine dans la vie quotidienne, des conditions de travail difficiles pour les femmes et de la bonne façon de réprimer les hommes.

Si beaucoup de journalistes français présentent les jeunes filles comme les victimes d’une Russie quasi-totalitaire, il faut néanmoins rappeler que les Pussy Riot ont plusieurs fois durant les derniers mois organisé des actions "coup de poing" portant atteinte à l’ordre public (voir par exemple ici ou la). Pussy Riot n’est en outre pas seulement un groupe de rock, mais le volet musical d’un groupe anarchiste du nom de Voina (la guerre) et qui ces derniers mois a revendiqué de nombreuses actions que l’on peut ne pas trouver ni "drôles" ni "subversives". Parmi elles l’organisation d’une orgie sexuelle avec des femmes enceintes dans un musée (le nom de l’action étant une insulte violente adressée au président Medvedev), se montrer en public nul et couvert de cafards, se masturber avec une carcasse de poulet dans une épicerie et en sortir en marchant avec la carcasse enfoncée dans les parties génitales, l’attaque à l’urine sur des policiers ou encore de tenter d’embrasser sur la bouche des représentants de l’or
dre du même sexe. Ajoutez à cela de dessiner à la peinture des penis géants sur les routes ou encore la destruction de véhicules de police.

Bien sur donc, celles-ci ne sont pas en détention provisoire et jugée pour des délits d’opinion, contrairement ) ce que l’on peut être amené à croire en lisant la presse internationale, mais parce qu’elles font face à une accusation de hooliganisme, punie de jusqu’à 7 ans de prison en Russie. Les commentateurs français qui lèvent les yeux au ciel lorsqu’ils prononcent cette durée de peine feraient bien de relire le code pénal français, et surtout l’article 322-3-1 qui punit de sept ans de prison et 100.000 € d’amende la dégradation d’un bien culturel exposé dans un lieu de culte. A ce jour, si aucune dégradation n’a cependant été (à ce qu’il semble) constatée lors de leur intervention, il est plausible que les Pussy Riot soient condamnées pour dédommager "les profondes blessures morales infligées à des chrétiens orthodoxes" et ce malgré l’intervention en leur faveur de Vladimir Poutine. Mais surtout et probablement à titre d’exemple pour créer un précédent destine à ne pas déstabiliser la société russe. La Russie est un pays multiconfessionnel, pluriculturel, et qui sort de relatives tensions interreligieuses et intercommunautaires à la dislocation de l’Union-Soviétique. C’est un pays encore aujourd’hui victime du terrorisme fondamentaliste et qui maintient assez habilement et une cohabitation entre des groupes religieux et ethniques très variés, sur un territoire gigantesque. Plus que cela, au sortir de presqu’un siècle de dictature athéiste, le renouveau de la foi est quelque chose de particulièrement sensible.

Leur procès qui a débuté le 30 juillet 2012, passionne sans doute plus les commentateurs étrangers que russes. De nombreuses figures de la société civile et de l’intelligentsia libérale russe ont manifesté leur soutien aux Pussy Riot, tout comme l’internationale du Show-bizness, allant des stars de musique internationalement connues comme Madonna, Sting, Patty Smith ou encore des acteurs américains comme Danny de Vito. En face, l’église orthodoxe fait relativement front unique, le porte-parole du patriarcat (le très conservateur Vsevolod Tchapline) affirmant même que les jeunes femmes avaient commis un "crime pire qu’un meurtre" et devaient être "punies". Le département d’état américain, via le porte-parole de la diplomatie américaine Patrick Ventrell, a enfin lui déclaré que du point de vue des États-Unis, l'affaire Pussy Riot était politiquement motivée et que Washington la considérait comme un harcèlement de l'opposition. Récemment c’est donc le président russe Vladimir Poutine lui-même est lui-même interv
enu, appelant à la clémence et jugeant que les Pussy Riot avaient obtenu ce qu’elles souhaitaient, à savoir un battage médiatique fort. Ce faisant, il coupe l’herbe sous le pied à ceux qui ont affirmé que les Pussy Riot étaient enfermées pour des raisons politiques, car elles s’en seraient prises à lui via les paroles de leurs chansons. Mais malgré l’énorme battage médiatique qui est consacré à ce procès, seuls 15% des Russes sondés à ce sujet souhaitent que ces dernières soient amnistiées.

Je reste donc perplexe face a cette affaire et doute par ailleurs très sincèrement que nombre de commentateurs puissent trouver "drôle et subversive" une action similaire dans une mosquée, une synagogue ou un temple bouddhiste, notamment en France. On peut du reste se demander ce qui pousse des gens quels qu’ils soient à aller importuner des croyants quels qu’ils soient et porter atteinte à l’intégrité de lieux de cultes quels qu’ils soient.

Preuve de l’utilité certainement unique de leur action, un journaliste au pseudo de Dick Riot accompagne désormais chaque événement politique de l’opposition en tentant de discuter et de poser des questions, le visage vêtu d’une cagoule noire, tout comme les Pussy Riot. Visiblement, les leaders de l’opposition interrogés, qui soutiennent pourtant tous très activement les Pussy Riot, n’apprécient guère la plaisanterie (voir ici).

Deux poids deux mesures ?

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

* Alexandre Latsa est un journaliste français qui vit en Russie et anime le site DISSONANCE, destiné à donner un "autre regard sur la Russie". Il collabore également avec l'Institut de Relations Internationales et Stratégique (IRIS), l'institut Eurasia-Riviesta, et participe à diverses autres publications.

 

Le point démographique de juin 2012 en Russie

"Un autre regard sur la Russie": La démographie russe de 1991 à 2012

"Un autre regard sur la Russie": Et la démographie russe dans tout ca?

"Un autre regard sur la Russie": La démographie russe, objet de tous les fantasmes

"Un autre regard sur la Russie": Russie - éducation et modernisation

Rébellion n°54

 

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Au sommaire du numéro de l'Eté (n°54) :
Edito : Rebelle décennie.
Réflexion : Qu'est-ce que l'aliénation ? 
Dossier : 2002-2012 - Dix ans de combat ! 
Société : Qu'est-ce que l'autorité ?
(Thibault Isabel)  
L'éducation, otages des idéologies ( Zentropa).
L'épuissement consumériste de la civilisation occidentale
( Thibault Isabel) . 
Histoire : Martin Buber - "Nous sommes tous des juifs allemands".
( Thierry Mudry)  
 
Le numéro est disponible contre 4 euros ( port compris)
à notre adresse : 
Rébellion - RSE BP 62124 31020 TOULOUSE cedex 02 . 
http://rebellion.hautetfort.com/

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La bohème au XIXe siècle: épate-bourgeois, faux révolutionnaires et précurseurs des bobos

Pierre Le Vigan

La bohème au XIXe siècle: épate-bourgeois, faux révolutionnaires et précurseurs des bobos

boheme.jpgLes bobos. Ils sont moins une classe sociale qu’un sociostyle. On en parle depuis 30 ans. Claire Bretecher les a dessinés. Mais à quoi fait-on référence ? A la bohème du XIXe siècle et à toute une histoire. Une histoire qui ne concerne pas seulement le passé mais aussi notre présent : comment la notion de vie de bohème a joué un rôle important dans la dissolution progressive des valeurs traditionnelles.

A l’origine, le terme bohémien désigne des Tsiganes partis de l’Inde et stabilisés notamment en Bohême. Le bohémien est ainsi un voyageur tel que l’on en retrouvera beaucoup dans le pays basque. C’est Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692) qui introduit un sens nouveau à la notion de gens de la bohème.  Auteur d’Historiettes, portraits d’écrivains publiés d’abord clandestinement, c’est en 1659 qu’il parle de la bohème comme d’un mode de vie. Le bohème est une sorte de dandy vivant de rien et riant de tout, à la lisière des milieux artistes et en marge des corps sociaux traditionnels. La bohème relève de ce que Saint Simon (1760-1825), le petit-cousin du mémorialiste, appelle le premier une « avant-garde », au sens non pas militaire mais artistique et littéraire. « C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde : la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. Nous avons des armes de toute espèce : quand nous voulons répandre des idées neuves parmi les hommes, nous les inscrivons sur le marbre ou sur la toile… Quelle plus belle destinée pour les arts, que d’exercer sur la société une puissance positive, un véritable sacerdoce et de s’élancer en avant de toutes les facultés intellectuelles, à l’époque de leur plus grand développement ! » On voit quelle importance possède pour la bohème la fascination de la table rase et des idées « neuves ».

C’est à partir de la première moitié du XIXe siècle que la figure de celui qui mène « la vie de bohème » prend un sens courant. En 1840, Balzac commence à publier Un prince de la bohème. « Ce mot de bohème vous dit tout. La Bohème n'a rien et vit de tout ce qu'elle a. L'espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin. » L’homme de la bohème veut faire du passé table rase, il est un enfant de 1789, mais va au-delà et là est l’important. Il oppose le « génial » à l’académique, le surgissement au travail, l’individu au peuple, la dépense à l’économie. Il ne se reconnait aucune obligation de fidélité à ce qui nous a précédé. Pour lui comme pour Rabaut Saint Etienne (1743-1793), « notre histoire n’est pas notre code ».  L’homme de la bohème doute même que nous ayons besoin d’un code, sauf un code implicite : rien n’est tabou, l’ancien ne vaut rien. On verra plus tard que c’est le meilleur code possible du point du vue du capitalisme.

La bohème du milieu du XIXe siècle se retrouve au Petit Cénacle, le Cénacle étant à la fois un groupe d’amis de Victor Hugo et de Charles Nodier (1780-1844). En 1852, Gérard de Nerval publie La Bohème galante dans la revue bimensuelle L’Artiste. Au programme : jeunisme, et aristocratique plébéen.  « On vit un jour Gérard de Nerval trainant un homard dans la rue. A quoi il répondit : ‘’En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas…’’ » Réponse paradoxale et au sens propre insensée bien caractéristique de l’esprit bohème. Théophile Gautier, Pétrus Borel (1809-1859) illustrent aussi ce monde de la bohème. Tristan Tzara écrira : « La Lycanthropie (l’esprit du loup-garou) de Pétrus Borel n'est pas une attitude d'esthète, elle a des racines profondes dans le comportement social du poète [...] qui prend conscience de son infériorité dans le rang social et de sa supériorité dans l'ordre moral. » L’esprit bohème s’apparente ici au dandysme que Baudelaire voyait comme « le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences »[i].

Le livre-clé de cette époque est celui d’Henri Murger (né Heinrich Mürger),  Scènes de la vie de bohème (1845-48). Ce feuilleton donnera naissance à un opéra de Puccini.  Henri Murger écrit que la bohème « est l’état de ces jeunes gens qui n’ont d’autre fortune, au soleil de leur vingt ans, que le courage, qui est la vertu des jeunes, et l’espérance, qui est le million des pauvres…  C’est le stage de la vie artistique, c’est la préface de l’académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la morgue. Nous ajouterons que la bohème n’existe et n’est possible qu’à Paris. » Lorédan Larchey écrit en 1865 : « La bohème se compose de jeunes gens, tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie en leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués… Tous les genres de capacité, d’esprit, y sont représentés… Ce mot de bohème vous dit tout. La bohème n’a rien et vit de ce qu’elle a. »  C’est « une société composée de toutes les sociétés, bizarre, monstrueux assemblage de talent et de bêtise, d’ivresse et de poésie, d’avenir et de néant, et qu’on nomme la bohème. » écrit Henri Maret (Le Tour du monde parisien, 1862).  « C’est un vice de nature qui fait le bohème. Il naît de la paresse et de la vanité combinées. Tant qu’il y aura des paresseux et des vaniteux. il y aura des bohèmes. » (Gabriel Guillemot, Le Bohême, 1868 in Lucien Rigaud, Dictionnaire d’argot moderne, 1888).

Travestissement, extravagance, goût de choquer « le bourgeois » caractérisent la bohème. Le poète Jean Richepin (1849-1926) s’attirera ce jugement sévère de Léon Bloy : « En réalité, vous vous foutez de tout, excepté de deux choses : jouir le plus possible et faire du bruit dans le monde. Vous êtes naturellement un cabotin, comme d'autres sont naturellement des magnanimes et des héros. Vous avez ça dans le sang. Votre rôle est d'épater le bourgeois. L'applaudissement, l'ignoble claque du public imbécile, voilà le pain quotidien qu'il faut à votre âme fière. » (Lettre à Paul Richepin, 1877). C’est ce qu’on a pu appeler le romantisme frénétique[ii] , celui d’une France romantique qui succède et s’oppose à la France antique et classique de Napoléon. C’est un « mélange intime du comique et du tragique, [...] des éclats de rire alternés ou combinés, ce que Flaubert en somme appellera plus tard le “grotesque triste” » écrit Jean Bruneau, grand spécialiste de Flaubert.

Les gens de l’avant-garde bohème s’appellent les Bousingots, les Gueux, les Impassibles, les Vilains-Bonhommes, les Hirsutes fondés par Léo Trézenik (1883), les Jmenfoutistes (de là vient l’expression contemporaine si usuelle), les Zutistes (on dirait maintenant Les Enfoirés ?), Les Incohérents, les Fumistes (un groupe fondé par Emile Goudeau [iii] et Eugène Bataille dit Arthur Sapeck, le nom faisant référence aux fumeurs d’opium mais aussi aux adeptes des fumisteries comme goût de tout faire paraître dérisoire).

Aux Hirsutes succèdent les Hydropathes, avec le poète Emile Goudeau (abusant du jeu de mot good eau). « …marche encore et toujours ! marche ! si, d’aventure, Tu touchais ton but de la main, Laissant derrière toi l’oasis et la source, Vers un autre horizon tu reprendrais ta course ; Tu dois mourir sur un chemin. » (Emile Goudeau). Lyrisme et enfantillages se mêlent à la naissance du groupe des Hydropathes : « On pleura de tendresse, on exultait de joie ; on alla casser deux ou trois pianos, dans les brasseries ».

Dans les 20 dernières années du XIXe siècle les Incohérents fondés par Jules Lévy marquent une nouvelle étape de la bohème[iv], avec dans le domaine de la peinture les peintures monochromes (Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit, Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge, Stupeur de jeunes recrues de la Marine en apercevant pour la première fois la Méditerranée…). Le critique d’art Félix Fénéon disait d’eux qu’ils représentaient  « ... tout ce que les calembours les plus audacieux et les méthodes d’exécution les plus imprévues peuvent faire enfanter d’œuvres follement hybrides à la peinture et à la sculpture ahuries ... » (La Libre Revue, 1er novembre 1883).

Le Manifeste des Incohérents (in Le Courrier français, 12 mars 1884) explique que le mariage ou les rhumatismes amènent à l’exclusion du groupe. « L’Incohérent est jeune, il lui faut en effet la souplesse des membres et de l’esprit pour se livrer à des perpétuelles dislocations physiques et morales (…). L’Incohérent n’a conséquemment ni rhumatisme ni migraines, il est nerveux et robuste. Il appartient à tous les métiers qui se rapprochent de l’art : un typographe peut être Incohérent, un zingueur jamais. L’Incohérent est donc peintre ou libraire, poète ou bureaucrate ou sculpteur, mais ce qui le distingue, c’est que, dès qu’il se livre à son incohérence, il préfère passer pour ce qu’il n’est pas : le libraire devient ténor, le peintre écrit des vers, l’architecte discute de libre-échange, le tout avec exubérance. (…) L’Incohérent prend sa retraite en se mariant ou en attrapant un rhumatisme… » Un point peu souligné est la duplicité du bohème incohérent : il assume une façade sociale et donne le change :  «  A travers Paris, l’incohérent marche comme tout le monde, il salue ses supérieurs, et serre la main de ses égaux ; mais si, par hasard, il rencontre quelque part un co-incohérent, il se désarticule soudainement, se désagrège : son front, son nez, ses yeux et sa bouche forment des grimaces cabalistiques, ses bras se contournent drôlement et ses jambes s’agitent, suivant une cadence extravagante. Cela ne dure qu’une ou deux secondes. Mais ce sont les signes maçonniques auxquels se reconnaissent les F*** en incohérence. »

La bohème va au-delà d’un esprit potache fut-il régressif. Elle s’alimente de la haine des aieux. Diego Malevue c’est-à-dire Emile Goudeau écrit : « Une chose bizarre à coup sûr, c’est qu’il soit nécessaire de s’intituler moderne et de rompre sans fin ni trêve des lances contre les anciens. » Il est dit à propos des gérontes : « Qu’ils ne nous poussent point au parricide, qu’ils nous laissent la part de soleil, et ne nous enterrent plus sous leur gérontocratie, ou sinon, furieux, nous pourrions lever la main contre nos pères. » Il poursuivait : « De la place s’il vous plait Messieurs. Et pour finir : un seul mot. Il est moderne, il est d’hier : on appelle le gâteux un sous-lui. Nous prions les sous-eux de faire prendre mesure au fossoyeur. » La bohème révolutionnaire du XIXe et ses prolongements au XXe – dont le surréalisme - s’inscrit dans ce moment de l’individualisme révolutionnaire. Tout en étant dans la lignée de la Révolution de 1789 cet individualisme est en même temps profondément en phase avec le mouvement du capitalisme et d’une société de plus en plus marchande et consumériste. « Luc Ferry note justement que « les bohèmes, malgré leur opposition apparente aux bourgeois, malgré aussi, en retour, la haine ou le mépris dont ces derniers vont pendant longtemps les gratifier, n’ont été pour l’essentiel que le bras armé de l’épanouissement du capitalisme mondialisé, l’instrument de la réalisation parfaite de ce qu’on appellera finalement la société de consommation » [v]. Il  écrit encore : « Il fallait que les valeurs et les autorités traditionnelles fussent déconstruites par des jeunes gens plutôt ‘’de gauche’’, en tout cas révolutionnaires, pour que le capitalisme puisse nous faire entrer dans l’ère de l’hyperconsommation sans laquelle son propre épanouissement eut été tout simplement impossible. (…) Pour le dire autrement, rien ne freine autant la consommation que le fait de posséder des valeurs solides et bien ancrées, c’est-à-dire des valeurs traditionnelles. »  De ce fait, c’est désormais la bourgeoisie, n’ayant plus besoin de poissons-pilotes, ou encore d’éclaireurs d’avant-garde pseudo-dissidents, qui est à la pointe de l’avant-garde et du culte du nouveau pour le nouveau, de l’innovation pour l’innovation, de la désacralisation de toutes les valeurs. Luc Ferry remarque que « le bourgeois, chef d’entreprise ou banquier, devient lui aussi une espèce de révolutionnaire. Il abjure désormais ses troupes de ne pas s’embourgeoiser, de ne pas s’encrouter ni s’endormir sur leurs lauriers. Innovez, innovez et innovez encore leur demande-t-il en permanence. Comme Duchamp,  il lui faut sans cesse produire du nouveau,  rompre avec le passé. De là sa fascination pour l’art contemporain, dont il comprend enfin combien il lui montrait le chemin, combien il était,  au sens propre, l’avant-garde du monde moderne. Nul hasard si c’est Pompidou, le président le plus bourgeois de toute l’histoire de la république,  qui ouvre les portes du Louvre à ce vieux stalinien de Picasso et Jacques Chirac, lui aussi pourtant  fort peu bohème,  celles de l’Ircam à Pierre Boulez. En quoi  les bourgeois furent les benêts de l’histoire : comme le disait encore Marx de manière prophétique,  ils ont fait l’histoire, mais sans savoir l’histoire qu’ils faisaient,  tandis que  bohèmes et soixante-huitards en furent les cocus.  Reconvertis dans la pub, le cinéma ou la  presse, ces derniers peuplent aujourd’hui les réunions du Medef. Bohèmes et bourgeois ont ainsi célébré leurs noces et leur petit dernier, le ‘’bobo’’,  n’est que le fruit de leur union enfin consommée au sein de la logique désormais sacrée pour les uns comme pour les autres,  dans l’art comme dans l’entreprise,  de l’innovation pour l’innovation,  de la rupture permanente avec la tradition.  Sans cette lecture de l’histoire morale et culturelle de l’Europe, il est, je crois, à peu près impossible de comprendre le siècle. [vi] » Les bohèmes annonçaient ainsi ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello appelleront le nouvel esprit du capitalisme [vii] postfordiste et « ludique ». Les bohèmes du XIXe siècle annonçaient les bobos d’aujourd’hui. Ils étaient en phase avec l’éthos économique et culturel de la bourgeoisie, seulement, ils étaient en avance, d’où des déconvenues.  Mais ils ouvraient le chemin de l’extension du domaine du capitalisme à l’ensemble de la vie humaine devenue parodique. Ils ouvraient la voie à la destruction de toutes les valeurs, à leur réduction à de simples signes. C’est pourquoi la critique de la bohème d’hier rejoint la critique du rôle actuel des libéraux-« libertaires » dans l’individualisme croissant et dans la néophilie (l’idée que le nouveau est toujours mieux que l’existant [viii]), avec comme conséquence le renforcement de l’emprise productiviste et capitaliste sur les hommes et sur les peuples. Un beau résultat pour de pseudo-dissidents.  



[i] Daniel Salvatore Schiffer, Le dandysme, dernier éclat d'héroïsme, PUF, 2010.

[ii]  Cf. La France frénétique de 1830,  Choix de textes de Jean-Luc Steinmetz, Phebus, 1978. Cf. aussi Anthony Glinoer, La littérature frénétique, PUF, 2009.

[iii] Emile Goudeau, Dix ans de bohème, 1888 et Champ Vallon, 2000.

[iv] Catherine Charpin, Les arts incohérents 1882-1893, Syros, 1990.

[v] Luc Ferry, La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, Plon, 2010, et J’ai lu, 2011, ouvrage intéressant même si on n’adhère pas à la thèse de l’auteur d’un second humanisme postrépublicain.

[vi]www.lucferry.fr, 25 décembre 2011.

[vii] Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[viii] Une idée que critique longuement Jean-Claude Michéa in Le complexe d’Orphée, Climats-Flammarion, 2011.

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Genetic Evidence on the Origins of Indian Caste Populations

Genetic Evidence on the Origins of Indian Caste Populations

 

This 2001 study found that the genetic affinity of Indians to Europeans is proportionate to caste rank, the upper castes being most similar to Europeans whereas lower castes are more like Asians. The researchers believe that the Indo-European speakers entered India from the Northwest, mixing with or displacing proto-Dravidian speakers, and may have established a caste system with themselves primarily in higher castes.
 
Foto: de Bollywood-actrice Aishwarya Rai (bron: www.voxtropolis.com)

Krantenkoppen - Juli 2012 (1)

 

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Krantenkoppen
Juli 2012 (2)
 
PSA PEUGEOT CITROËN SUBIT LE CONTRECOUP DES SANCTIONS CONTRE L'IRAN.
"Le renforcement des sanctions américaines et européennes vis-à-vis de l'Iran et la toute nouvelle alliance signée avec General Motors sont en train de jouer un vilain tour à PSA Peugeot Citroën. Déjà confronté à un marché européen déprimé, le constructeur français voit se dérober le marché iranien, son premier débouché à l'export. Avec 458.000 véhicules écoulés - sur un total de 3,5 millions - en 2011, l'Iran est, en volume de véhicules vendus, le deuxième marché dans le monde pour la marque au lion, derrière le marché français. (…) PSA, via son partenaire local Iran Khodro, détient 30 % de ce marché. Mais tout pourrait s'arrêter cette année.
Mercredi 28 mars, United Against Nuclear Iran, un lobby américain hostile à Téhéran, a interpellé General Motors pour qu'il force PSA, dont il détient désormais 7% des actions, à cesser tout commerce avec l'Iran. (…) GM [et] Peugeot (…) 'avaient décidé de suspendre la production et l'expédition de matériel vers l'Iran il y a quelque temps, avant que nous signions notre alliance avec eux, et nous avons décidé de maintenir cette suspension’. (…)
Les premières victimes du gel des envois d'éléments, reconduit en avril, puis sans doute dans les mois à venir, sont les 350 salariés en charge de ces envois au sein du centre mondial des pièces détachées de Peugeot Citroën, à Vesoul (Haute-Saône). Depuis février, ils sont au chômage technique, envoyés en formation ou redéployés vers d'autres services sur ce site, qui compte plus de 3.000 salariés.
Egalement installé en Iran, Renault, lui, dit ne pas avoir ‘de souci. Même si travailler là-bas est toujours compliqué, l'an dernier nous avons produit et vendu 93.578 véhicules, contre 46.587 en 2010’, explique-t-on à la direction du constructeur, ce qui lui permet de détenir 6% de part de marché. Et sur les 2 premiers mois de 2012, la firme au losange a écoulé 19.500 véhicules, notamment ses Tondar90, la version locale de la Logan, contre 8.850 sur la même période en 2011.
S'il devait tirer un trait sur l'Iran, PSA perdrait 15% de ses ventes (en volumes), ce qui le ferait dégringoler au classement mondial des constructeurs. Mais Peugeot devrait en conserver certaines, puisque Iran Khodro poursuit la vente sous licence des 405 et 206 qu'il fabrique de plus en plus avec des pièces produites localement. Il devra trouver une solution pour les pièces qu'il importait."
 
 
GM RENTRE AU CAPITAL DE PSA.
‎"PSA a annoncé (...) 'le succès de son augmentation de capital'. (...) Le constructeur automobile américain General Motors 'devient le deuxième actionnaire de PSA Peugeot-Citroën, avec 7% du capital', à travers l'acquisition et l'exercice des droits préférentiels de souscription. (...) 
PSA et General Motors ont annoncé le 29 février une alliance stratégique. Dans ce cadre, les 2 constructeurs 'se concentreront sur les véhicules particuliers de petite et moyenne taille, les monospaces et les crossovers (4x4)'. Les premiers véhicules communs n'arriveront qu'en 2016. Par la suite, les 2 partenaires 'prévoient de développer conjointement une nouvelle plateforme pour les véhicules à faibles émissions de CO2'. L'accord doit permettre par ailleurs aux 2 groupes d' 'opérer sous la forme d'une seule et même structure d'achat à l'échelle mondiale pour leur approvisionnement en matières premières, composants et services auprès des fournisseurs', avec un 'volume d'achat combiné de (...) 95 milliards d'euros'."
http://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/automobile/20120327trib000690579/gm-devient-le-deuxieme-actionnaire-de-psa-peugeot-citroen.html?google_editors_picks=true