Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1988
Du temple au bureau
Monument d'une époque qui a fait de l'argent une divinité universelle, les grands sièges bancaires illustrent luxueusement et sans aucune dissimulation, le langage du pouvoir de ce siècle. Son vocabulaire, son sens de la monumentalité et sa relation avec ce public indifférencié et massif, que, par-dessus tout, il faut fasciner.
Gloria Otero
Bien qu'aujourd'hui les frontières n'aient jamais été aussi diffuses entre l'argent, le pouvoir et la divinité, les édifices qui leur ont été consacrés se sont confondus depuis des temps immémoriaux. Avant même l'invention de la monnaie, temples et palais se répartissaient les fonctions de la banque, accueillant sous le même toit et avec une solennité identique, les intérêts suprêmes, matériels et spirituels, de la communauté. Un mélange de mystère, de luxe et d'ostentation étudiée, s'inscrivait dans ses antécédents –temples sumériens et babyloniens, basiliques romaines, palais de la Renaissance…–, quand, au XIXième siècle, les premières banques modernes firent leur apparition, elles se destinèrent spécifiquement à garder l'argent et à attirer des clients.
En Espagne, les sièges les plus importants –Bilbao, Nacional, Hispano, Central, España– ont été construits entre 1880 et 1920. Dans des délais de deux ou trois ans au maximum, à l'exception des bâtiments de la banque «España», qui, à cause de son extraordinaire complexité, ont exigé sept ans de travail. leur typologie, qu'il fallait absolument inventer, jaillit avec une uniformité remarquable de la stylistique champêtre et embrouillée du siècle.
Lors de cette première étape, réellement dorée, de leur évolution, les édifices bancaires se tournèrent unanimement vers deux modèles historiques: le temple grec et le palais de la Renaissance. On utilisa, massivement, le premier aux Etats-Unis et le second, en Europe. Sur base de cette référence initiale, l'architecte jouait passionnément à la combinaison des styles, en dominant des distorsions d'ordres et les délires de l'imagination, avec une rigueur et un art exemplaire.
Madrid, capitale financière espagnole depuis le début du siècle, conserve divers exemples de cette période. Tous ceux-ci présentent une dichotomie entre l'extérieur et l'intérieur qui caractérisera cette architecture jusqu'à nos jours. De la rue, la banque déploie tout un arsenal symbolico-décoratif, destiné à transmettre un message d'inviolabilité et de puissance, métaphore des trésors que la banque renferme. Ce sacro-saint argent que le XIXième siécle adorait avec une ferveur presque mystique. Des cariatides grecques, des bossages typiques de la Renaissance, des colonnes de tous les ordres, des grilles de toutes les tailles et une faune variée avec un préférence marquée pour les lions, les éléphants, les chevaux et jusqu'aux quadriges, envahissent les façades. Mais la grandiloquence du langage extérieur se tempère à l'intérieur, où la solennité bancaire acquiert une mesure plus exacte. C'est là que se crée un modèle propre dont la pièce la plus importante est la salle des guichets; grande salle rectangulaire, au toit dépouillé, constitué d'une verrière fournissant une lumière naturelle, elle est entourée de comptoirs de service pour le public et d'une galerie qui fait communiquer le premier étage avec le mouvement de la salle. Un hall précède toutes les autres pièces, il est plus ou moins grand, circulaire et doté d'un toit, également en verre et complète cette scénographie qui réduit son vocabulaire comme pour éviter de vaines distractions à l'heure de la vérité. Celle qui opère aux guichets de cette salle avec de lointaines réminiscences classiques madrilènes.
Pompe décimononique
A Madrid, la calle de Alcalá réunit un échantillonnage typique de banques du début du siècle. Commençons par le numéro un du pays: la «Banco de España»; elle est dotée d'une salle d'opérations polygonale, d'une magnificence si sobre et mélancolique qu'on y retrouve l'atmosphère de l'Escurial. Puis voilà la «Central», la plus américaine de toutes les banques de par sa vocation gréco-latine; elle est décorée de cariatides à l'entrée et de colonnes gigantesques, rappelant la mer et les oliviers du paysage classique. Seulement ici, on n'a pas la Méditerranée à côté mais «el Ministerio del Ejercito» (Ministère de l'Armée). Tout près de là, on peut voir la «Santander» dotée d'une pointe de coquetterie dans sa modestie, si on la compare avec les banques environnantes. Et un air presque aimable de villa italienne de loisirs, avec sa voûte de couleur rose, surbaissée sur la salle centrale. La banque «Español de Crédito» tirant parti de sa position de coin, face à la «Bilbao», déploie toute une cohorte d'éléphants, face aux grilles imposantes de sa voisine; c'est peut-être le bâtiment le plus spectaculaire de tous, avec ses échos modernistes et ses quadriges monumentaux scrutant le ciel madrilène.
Quelques années après, toute cette débauche historique, symbolique et décorative, disparaît. Le rationalisme balaie toute excroissance narrative de l'architecture et inaugure une ére inédite pour les grands édifices représentatifs. Une ère austère, obsédée par la relation sans artifices entre forme, structure et fonction. La banque «de Viscaya», construite en 1930, l'année de la fondation du Gatepac, témoigne du tournant vers le nouveau style. En plein cœur de la city décimononique, elle impose une façade plane qui ne joue qu'avec la géométrie et avec le chromatisme des matériaux nobles, la même présentation se répétant exactement à l'intérieur.
Tout possède un imperceptible air déco. Sa somptuosité raffinée est chargée de séculariser définitivement l'édifice bancaire. De là à le transformer en un bureau luxueux, il n'y a que deux pas à franchir, tous deux clairement américains. Le premier pas est élémentaire, la configuration de l'édifice de bureaux en tant que tel. Une typologie inédite qui finira par imposer sa simplicité et son pragmatisme à toute l'architecture. Le second est plus conceptuel, le relatif abandon du secrétisme et l'emphase aristocratique des premiers sièges bancaires, en faveur d'une plus grande transparence et d'une vocation de service public.
Le futur de Sullivan
A la moitié de ce siècle, la dictature architectonique du bureau était évidente. Louis Sullivan, le pionnier des gratte-ciel qui, en 1900, rêva d'un style constructif si grand qu'il n'admettait aucune exception, mourut, ignoré, dans un hôtel de troisième classe de Chicago mais il avait obtenu gain de cause. Le triomphe de la structure d'acier, le niveau libre et le mur de soutènement, ont largement réalisé son idéal. Bin qu'une fois achevé, cela laisse beaucoup à désirer. Les étages empilés comme le fromage pour les sandwichs, en blocs cubiques d'une monotonie incontestable, servent effectivement ???. Des appartements de luxe, des commerces, des hotels , tout s'emboîte divinement dans le réticule bureaucratique. Pourquoi pas ne serait-ce pas possible pour l'édifice bancaire?
Une date et un exemple américains constituent des exemples clés. Le 12 juin 1954, on inaugure, à New York, le bâtiment de Manufactures Trust Company. Un cube de verre et d'aluminium totalement transparent, qui montre ce qui se passe à l'intérieur avec un naturel parfait.
Se rapprocher de l'usager.
La porte du trésor, pesant 30 tonnes, s'ouvre directement sur la Cinquième Avenue, dont elle est à peine séparée par une vitre. Une nouvelle image, démocratique et ouverte, qui annule murs et grilles et dépose son argent au vu de tous, s'impose dans l'architecture bancaire. En Espagne, la banque «Popular», sur la Gran Vía madrilène, sera la première à l'imiter. A Barcelone, le bâtiment de la «Banca Catalana», sur la Diagonal, date également de la fin des années cinquante, il donne une version particulière de ce rapprochement avec l'usager, avec une conception extérieure qui se différencie à peine d'un bloc d'appartements de haut standing de l'époque.
La profusion de fontaines et de plantes; le remplacement des guichets par des tables individuelles pour donner plus d'attention au client, situées au centre du patio, transformant la scénographgie traditionnelle, du cercle majestatif autour de l'insignifiant sujet, sont des détails déterminants de cette volonté plus démocratique et conviviale de la banque envers son public. Tout cela ne signifie pas, pas du tout, qu'elle renonce à la représentativité et à l'ostentation. Elle modifie simplement sa mise en scène. Et si, depuis les années soixante, une banque, n'importe laquelle, peut occuper sans problème un bâtiment originalement construit pour contenir des bureaux, comme cela arrive souvent, depuis les années soixante-dix, l'architecture d'avant-garde devient son étoile. Une étoile assez perplexe devant le panorama assez maussade qui l'entoure. Dans ces années d'éclosion post-moderne, le rationalisme moderne éclate et écrase le lieu commun de son édifice emblème, la tour de bureaux. La nécessité, utopique, se répand, de rompre sa monotonie en maintenant sa philosophie.
Madrid continue à accaparer la collection la plus complète d'expériences au cours de cette décennie. De la calle Alcalá, le cœur financier se transporte a la Castellana. Dans ce nouveau cadre, les nouveaux sièges seront construits de manière isolée. Non seulement physiquement, mais également conceptuellement, car à de très rares exceptions près, personne ne veut plus établir, comme auparavant, une relation urbaine avec son environnement. Tout au contraire. Chaque bâtiment se construit de manière solitaire et agressive sur son terrain, avec une vocation exclusivement compétitive, qui a conduit certains spécialistes à affirmer que si Alcalá est un concert, la Castellana est un pélerinage. Ce qui arrive est que bien que chaque édifice ait une apparence qui lui est propre, stimulant le voisin, il n s'agit pourtant d'un ait très qualifié. Signé par les noms les plus illustres de l'architecture espagnole actuelle, bien que ces spécialistes ne se soient pas spécialement distingués avec ces banques: un Gutierrez Soto, Rafael Moneo, José Antonio Corrales et Ramón Vázquez Molezún, Javier Carvajal, Saenz de Oiza…
Sur ce parcours un peu histérique à cause du protagonisme visuel, qui n'est ni esthétique ni spatial et qui va caractériser les dernières vingt années de ce type d'édifices, trois exemples signalent, dans les années soixante-dix, des options prémonitoires., la banque de l'«Unión» et le «Fenix» (1971) conçus par un classique imperturbable de l'architecture rationaliste, Gutierrez Soto, qui, à cette occasion, se quitte la théatralité –cas unique dans sa longue trajectoire–, et réalise une tour de marbre et d'aluminium noir et or, comme un autel gigantesque, pour la statue de la firme. C'est le pari pour la côté spectaculaire lisse et plein, bien que de qualité.
La «Bankunión», de Corrales y Molezún, équipe ancienne dans une avant-garde paisible et solvable depuis des années, avec sa ? de voûte en plein cintre, ses conductions thermiques à l'air et sa couleur cuivrée, a suscité la polémique en son temps (1975). On se séparait de la morphologie habituelle et on en imposait une autre, plus artificieuse et exhibitionniste, avec une touche technologique, inédite alors dans des édifices bancaires. C'est l'opposé du côté spectaculaire partant des particularités du projet.
Rafael Moneo, le triomphateur le plus discret et le plus international de l'architecture espagnole récente, réalisa, avec Ramón Bescós, le bâtiment le moins spectaculaire et le plus admiré de tous ceux qui rivalisent pour la gloire dans le défilé bancaire de la Castellana. La très célèbre «Bankinter», dissimulée derrière le petit palais de Mudela, est un exercice modèle, vu la situation et les circonstances. Rien de plus insolite dans l'architecture du moment en général (1976) et de l'architecture bancaire en particulier.
Contrastant fortement avec la tour voisine de Gutierrez Soto, l'immeuble de Móneo apparaît comme un second terme neutre pour le petit palais, mais avec une entité majestueuse qui lui est propre, depuis l'accès par la calle latéral de la Castellana. L'usage de matériaux traditionnels, comme la brique, sans aucun aura luxueux; les jeux géométriques et d'échelle surprenants; la rigueur et le soin, qui n'ont rien de standard, avec lequel on a veillé à tous les détails de cet édifice, même l'incorporation d'œuvres d'art, déterminent le caractère génial de cette banque. Et son originalité absolue comme édifice de lecture lente, non propagandiste et à la spatialité ambigue, dans la meilleure tradition postmoderne. Rien n'illustre mieux les théories de son auteur sur la crise des typologies dans l'architecture contemporaine et le protagonisme du projet à son endroit.
Ceci est son pari solitaire au bord de la Castellana. Un certain nombre d'années devra s'écouler avant que les grands édifices corporatifs commencent à admettre, très prudemment, certains de ses postulats. L'appauvrissement et la monotonie des tours de bureaux, définitivement identifiées avec l'architecture bancaire, devraient encore empirer plus pour que surgissent des exemples alternatifs. La standardisation des espaces intérieurs au point de devenir parfaitement interchangeables, organisés par des entreprises spécialisées dans leur installation, appauvries également par l'automatisation n'avait pas tellement d'importance. Ce qui importait, c'était l'épuisement expressif des tours à l'américaine, basées sur une concurrence purement objectuelle en fonction de leur échelle et de leur caractère spectaculaire.
Un cas exotique.
Les années quatre-vingt et la crise pétrolière ont apporté les premières corrections internationales à ce modèle. La plus spectaculaire correspond précisément à une banque, celle de Hong Kong et de Shangaï, de Norman Foster. Edifice-symbole où l'on retrouve le génie capitaliste et colonial dans un monde sur le point de passer dans le camp opposé.
Foster, Saxon et admirateur soumis de l'architecture visionnaire de Buckminster Fuller et des merveilles de l'ingéniérie aérienne partielle, redéfinit les gratte-ciel à partir d'une position antithétique par rapport à Moneo; à partir de l'utilisation de la technologie la plus sophistiquée. Mais comme lui, il le fait en s'inspirant plus des circonstances du projet que d'une typologie préalable. Sa banque réalise largement cet exploit, en répondant également au goût multinational de son client et à celui du public local de l'entité, composé pour 98% de Chinois.
L'édifice à été construit dans un temps record de cinq ans, à un prix également record, puisqu'il est le bâtiment le plus cher du monde. Ses innovations incontestables peuvent difficilement être généralisées mais, en tout cas, dévoilent rigoureusement tous les points faible du gratte-ciel: le grand recours à la lumière naturelle, la variété des espaces, grâce à la structure suspendue de l'édifice; l'amplitude presque comparable à celle d'une cathédrale des secteurs diaphanes; le protagonisme du publique et ses allées et venues entre les étages par des escaliers mécaniques.
Tout cela laissera une trace exotique et isolée dans le panorama général de l'architecture bancaire des années quatre-vingt, qui a voulu être, avec de légères retouches formelles, le modèle bloc de bureaux sans plus. Ce qui est certain, c'est qu'en dépit de sa sclérose, elle continue à être l'instrument préféré de projection urbaine pour les grandes corporations privées. Une espèce de fétiche indispensable du pouvoir économique, qui uniquement dans les édifices les plus récents de la banque officielle, change de signe: la «Banco de España» à Jaén, de Moneo; celle de Gerone, de Pep Bonet; celle de Madrid, de Corrales et Molezún… Le reste est l'empire de l'édifice-objet, fortement adjectivé par l'un ou l'autre détail simplement pictural (la couleur, l'échelle, la conception de l'un ou l'autre élément extérieur…) et absolument obsédé par le fait d'imposer son image dans un rayon le plus grand possible.
La banque espagnole la plus célèbre de cette décennie, la banque «de Bilbao» de l'architecte Saénz de Oiza, est un bel exemple, très brillant, cela oui, de cette tendance. Et le quartier de Azca, avec sa collection de sièges bancaires et commerciaux constitue l'apothéose totale de cette architecture pour le coup d'œil, selon que l'on circule en voiture vers n'importe quel destination professionnelle. Moins mégalomane peut-être, mais également partagé entre un extérieur grandiloquent et asservissant et un intérieur indifférencié et sans vie. En résumé, la malédiction de l'édifice de bureaux, l'infiltration totale de sa monotonie universelle ou, simplement, le caractère ordinaire croissant des langages dominants, les langages de l'argent et du pouvoir établi, qui apparaissent chaque jour avec plus d'insolence et de nudité.