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mardi, 22 octobre 2024

L'arrogance de la modernité face au passé

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L'arrogance de la modernité face au passé

par Matthias Matussek

Source: https://wir-selbst.com/2024/09/21/die-arroganz-der-moderne-gegenuber-der-vergangenheit/

Discours de Matthias Matussek le 31 août 2024 à l'occasion du 30ème anniversaire de l'association électorale « Bürger für Frankfurt ».

C'est un plaisir extraordinaire de pouvoir m'adresser à vous aujourd'hui, car « Bürger für Frankfurt » est en effet l'un des exemples les plus réussis de succès pour une association d'électeurs qui veut sauver ce qui peut encore l'être dans notre pays en décomposition.

Vous êtes nés d'une véritable initiative citoyenne. Vous avez créé du sens commun. Plus que cela: vous avez donné de la beauté. Oui, votre plus grande réussite est visible, palpable, tangible. Grâce à votre initiative, une pièce maîtresse de la vieille ville historique de Francfort a été tirée des ruines laissées par la guerre et par la reconstruction d'avant-garde qui s'en est suivie. Oui, la pire reconstruction qu'une société allemande oublieuse de son histoire ait pu imaginer, dans un travail de refoulement d'une laideur à couper le souffle qui était devenu une doctrine d'État et qui se résumait au paradoxe: « plus jamais ça », qui sème encore la confusion dans l'esprit des Allemands.

Pourquoi un paradoxe ? Parce que la doctrine d'État du « plus jamais ça » exige que l'on se souvienne constamment de la culpabilité allemande, c'est-à-dire que l'on évoque toujours à nouveau le terrible passé et ce, dans une ritournelle constante.

C'est ainsi que nous étions, à l'Ouest comme à l'Est, enfermés dans le slogan de la RDA « Toujours en avant, jamais en arrière ». Les colonnes de manifestants contre la "droite", soutenues par le gouvernement et qui ne gênent personne, montrent à quel point notre société est ensorcelée par ce slogan, et même à quel point il est devenu un « contexte d'aveuglement » dangereux pour la démocratie, pour emprunter un terme au néo-marxiste et théoricien de la culture, membre de l'Ecole de Francfort, Theodor W. Adorno.

Nous vivons dans un ordre et une société qui se désagrègent - depuis les meurtres de Solingen et le désarroi de la nomenklatura politique à Berlin, tout le monde s'en rend compte. Et tous les discours sur les cordons sanitaires et sur les gens qui « mettent le feu à la démocratie » révèlent d'autant plus ce désarroi que ceux qui sont censés mettre le feu sont précisément ceux qui veulent éliminer le terrorisme parmi nous.

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Nous ne sommes manifestement plus un peuple. Une société allemande, comme vient de le constater le chercheur en sciences sociales Andreas Herteux dans le magazine Focus, n'existe plus. Il existe des partis, des groupes et des milieux, rien de plus. Même l'inscription sur le Reichstag à Berlin est désormais trompeuse.

« Au peuple allemand » ? Un mot vide de sens issu du passé méprisé de l'Allemagne, à savoir l'époque de l'Empire, tout aussi injustement méprisé, qui a connu une floraison de culture et de science allemandes de renommée mondiale. Il avait été construit entre 1884 et 1894 selon les plans de l'architecte Paul Wallot de Francfort.

Aujourd'hui, ce bâtiment devrait plutôt porter l'inscription « A ceux qui vivent ici depuis longtemps », car il semble que, dans l'esprit d'une certaine chancelière et des médias qui l'encensent, nous ne soyons plus qu'une tribu de nomades qui a planté ses tentes ici pendant quelques années - ou quelques siècles - et qui s'en va maintenant pour laisser la place aux tribus suivantes qui ont déjà planté leurs premières tentes.

Est-ce une constatation juste ? Non, c'est une affirmation de fait pour quiconque s'y connaît un peu en démographie et sait compter. Joachim Fest, le légendaire directeur culturel du FAZ, a dit un jour «La réalité est à droite».

Lors de ces manifestations contre la droite, le passé refait surface de manière fantomatique. Car la mobilisation est exactement la même que sous les dictatures de l'Ouest et de l'Est, que l'on croyait pourtant révolues, en bref: en Allemagne, on réclame l'interdiction des opposants, exigence qui va jusqu'aux appels au meurtre.

Oui, c'est ainsi qu'il défile à nouveau, le corps sain du peuple, peint cette fois en vert et rouge. Souvent sous la forme d'adolescents inconscients qui ne se rendent absolument pas compte qu'ils imitent ainsi la forme de pouvoir contre laquelle ils prétendent pourtant manifester.

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A cela s'ajoute une presse, autrefois considérée comme le quatrième pouvoir critique, dont les représentants s'alignent ou se laissent aligner de leur plein gré - tout journaliste ayant un minimum de sens de l'honneur ne peut que fuir, comme je l'ai fait à un moment ou à un autre face à la force des choses, comme vous pouvez le lire dans mon livre « White Rabbit», malheureusement épuisé, mais qui sortira à nouveau en livre de poche dans deux semaines sous le titre plus compliqué « Le lapin blanc - Le cas le plus difficile du père Brown. Avec Chesterton à travers l'année folle 2015 ».

Vous pouvez commander directement chez l'éditeur ici: https://www.manuscriptum.de/das-weisse-kaninchen.html !

Quel est le rapport avec Chesterton ?

Eh bien, Gilbert Keith Chesterton, le grand journaliste anglais, l'un des hommes les plus intelligents qui aient jamais vécu après Ernst Bloch, a été pour moi un guide et un point d'appui en cette année 2015 de l'afflux hystérique de réfugiés, l'année où j'ai fait mon dernier tour de piste en tant que rédacteur salarié après 26 ans passés au Spiegel, à l'époque précisément au Welt.

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Permettez-moi de vous présenter brièvement Gilbert K. Chesterton, que la plupart des gens ne connaissent que comme le créateur d'un détective fictif, le Père Brown, qui résolvait des affaires criminelles en même temps et en concurrence avec le Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle et le Hecule Poirot d'Agatha Christie. Le Père Brown, qui a été incarné chez nous par Heinz Rühmann avec un formidable succès auprès du public. Chesterton était bien plus que cela. Il était le journaliste vedette de son époque et certainement l'esprit le plus indépendant d'Angleterre. C'était un brillant antimoderniste. Il écrivait à contre-courant. Auteur d'innombrables livres et de quelque 6000 articles et essais, il était surnommé « l'apôtre du bon sens » et rien ne me semblait plus dépourvu de bon sens en cette année 2015 et les années qui ont suivi.

Tout ce qui sortait de sa plume était tranchant, mais bridé par un esprit élastique.

Petite digression sur son quotidien de journaliste: il aimait les enfants, et sa grande tristesse était que sa femme Frances ne pouvait pas en avoir. C'est pourquoi tous deux aimaient que les enfants des voisins Nichols viennent s'amuser chez eux. Dans une magnifique glose, il décrit comment le messager de la rédaction attendait un texte sur lequel il travaillait, mais il devait d'abord essayer de déterminer si Lily avait raison de griffonner Bob dans son cahier de coloriage ou si Bob ne faisait que se venger du méfait de Lily, qui avait croqué sa pomme sans autorisation, et si son acte était justifié car elle avait faim à ce moment-là... Enfin, le happy end : le messager de la rédaction s'encourt bien vite, avec le texte terminé.

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Parmi les plus de 200 livres de sa plume, il y en a un qui est particulièrement riche dans notre contexte. Il s'intitule « Whats wrong with the World » ? C'est-à-dire « Ce qui ne va pas dans le monde ». Il contient un essai intitulé «The Fear oft the Past» (= "La peur du passé").

Oui, Chesterton était déjà confronté au même adversaire que vous, chers citoyens de Francfort, dans votre lutte pour la reconstruction de votre vieille ville disparue. Leurs adversaires communs étaient tous les grands théoriciens de la modernité qui se moquent de ce qui a toujours été, remplis d'une arrogance impitoyable et irréfléchie, propre de la modernité vis-à-vis du passé.

Déjà en son temps, Chesterton, qui était un maître des paradoxes, écrivait sur l'étrange histoire d'amour dans laquelle nous sommes apparemment engagés avec l'avenir et que nous vivons et subissons actuellement sous un cartel de gouvernement appelé « Coalition pour l'avenir ».

Chesterton a remarqué ce que personne ne semblait remarquer : « L'homme moderne ne conserve plus les souvenirs de son arrière-grand-père ; au lieu de cela, il est occupé à écrire une biographie très détaillée et faisant autorité de son arrière-petit-fils ».

Chesterton ressentait déjà ce délire à son époque, en 1910, alors que le modernisme venait de prendre le relais, dans la littérature, la peinture, l'architecture:

"L'esprit moderne est poussé vers l'avenir par une lassitude spécifique, à laquelle se mêle certainement une sorte de terreur avec laquelle il scrute les temps passés... c'est la peur du passé.

Pas seulement la peur du mal dans le passé, mais aussi la peur du bien.

Le cerveau s'effondre sous l'insupportable VERTU de l'humanité. Il y a eu tant de croyances flamboyantes que nous avons du mal à saisir ; un héroïsme si fringant que nous ne pouvons même plus l'imiter ; des efforts si grandioses qui ont conduit à la construction de monuments ou à des victoires militaires qui nous paraissent aujourd'hui à la fois nobles et touchantes".

Et puis il nous propose un changement de perspective: "L'avenir, ce n'est rien d'autre qu'un refuge contre la concurrence acharnée de nos ancêtres. C'est la génération la plus âgée qui frappe à notre porte, pas la plus jeune... Le futur est un mur vide sur lequel chacun peut écrire son nom, aussi grand qu'il le souhaite; le passé, en revanche, je le vois entièrement écrit avec des gribouillis presque indéchiffrables, dans lesquels on trouve des noms comme Platon, Isaïe, Shakespeare, Michel-Ange, Napoléon. Je peux faire en sorte que l'avenir soit aussi étroit et limité que mes plans; le passé, en revanche, est toujours aussi vaste que l'humanité elle-même".

Nous constatons, en particulier dans les plans à moitié cuits de notre ministre de l'Économie pour sauver le climat mondial, avec quelle prétention il peint son nom sur ce mur vide de l'avenir. Et à quel point ses plans sont en réalité étroits, si l'on pense au règlement sur les pompes à chaleur ou au temps que l'on devrait passer sous la douche.

Chesterton devient alors d'une actualité brûlante et je suis toujours surpris, en lisant ses livres, de voir à quel point il parle à notre présent. Déjà à son époque, il était question de l'Europe. Il y avait déjà des prophètes d'une Europe unie.

Je cite : « Ils affirmeront - dans un éloge des temps à venir - que nous sommes sur la voie des États unis d'Europe. Mais ils se gardent bien de dire que nous nous éloignons des États unis d'Europe. Que nous avons effectivement eu une Europe unie autrefois, à l'époque romaine ou au Moyen Âge. Oui, que la haine en Europe est en fait un effondrement de l'ancien idéal du Saint Empire romain ».

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Nous pensons, argumente-t-il, que nous faisons des progrès constants en tant qu'humanité et en tant qu'êtres humains. Chesterton doute que nous ayons accompli et dépassé tous les grands idéaux et désirs de l'histoire. Que nous ayons effectivement dépassé en bravoure l'héroïsme de nos ancêtres nus, qui tuaient un mammouth avec un gourdin au poing. Ou le saint ascétique en termes de sainteté. Il écrit : « Nous avons tout au plus dépassé le guerrier en ce que nous l'avons fui. Et le saint ? Je crains que nous ne l'ayons dépassé sans nous incliner ».

C'est particulièrement vrai de nos jours, je dirais. Je suppose qu'aujourd'hui, nous manquerions certainement aussi Jésus s'il marchait à nouveau sur la terre. Nous ne remarquerions même pas qu'il marche sur l'eau, car nous avons tous les yeux rivés sur nos téléphones portables.

Peut-être que la multiplication miraculeuse des pains serait différente, car il y avait des choses gratuites à distribuer.

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Dans un autre livre, intitulé Orthodoxy, Chesterton s'est interrogé sur la pérennité de la démocratie qui veut se passer de la tradition. Et je considère qu'il s'agit là d'une idée centrale tout à fait essentielle, d'une correction fondamentale de notre vision erronée du monde. Il a écrit : « La tradition est la démocratie des morts. La tradition, c'est faire entendre la voix des morts.

La tradition s'oppose à ce que l'apprentissage soit limité à un petit espace de temps. La tradition est l'extension du droit de vote. La tradition, c'est de permettre à tous les hommes de voter ; pas seulement aux vivants. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de laisser s'installer la petite et arrogante oligarchie de ceux qui se promènent au hasard, maintenant seulement. La tradition refuse que l'apprentissage soit limité à un petit espace de temps. Les démocrates demandent que leurs voix soient comptées, même si elles sont sous la pression de leur seigneur ; la tradition demande que leurs voix soient comptées, même si elles sont éteintes par la longue pression des siècles. Les démocrates se préoccupent beaucoup des opinions des gens qui les entourent ; la tradition se préoccupe beaucoup des opinions des gens qui ne sont pas là ».

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Je me permets une autre petite digression à titre personnel: dans mon dernier roman, Armageddon, que vous pouvez acheter ici ce soir, il est question d'un journaliste qui est pris pour cible par un tueur antifa. Il habite quelque part sur la côte, dans un petit bled, et son chemin vers le supermarché le conduit chaque jour à travers un parc et un cimetière, et à chaque fois, cette citation de Chesterton lui revient en mémoire: « La tradition refuse de laisser s'installer la petite et arrogante oligarchie de ceux qui se promènent au hasard de nos jours ». Et c'est contre cette oligarchie qu'il s'est battu quotidiennement, journalistiquement.

Le fait que ce journaliste ait une biographie diablement similaire à celle de l'auteur est une coïncidence qui ne pouvait pas être évitée. Ce journaliste, qui s'appelle Nico Hausmann dans le livre, a reçu des menaces de mort après avoir fêté son 65ème anniversaire avec d'anciens collègues, mais aussi avec des personnalités de la droite ostracisée, et il a fini par quitter une grande ville médiatique pour se réfugier dans ce petit village, dégoûté de l'entreprise en place.

Et c'est de là qu'il émet chaque semaine - non pas comme il est dit dans la promenade de Pâques de Faust, « fuyant, seulement des averses inconscientes de glace granuleuse/ en bandes sur la campagne verdoyante... » non, pas cela, mais il diffuse un sermon hebdomadaire sur une station Internet appelée Kontrafunk à une communauté en constante augmentation.

En étudiant Chesterton, j'ai été douloureusement frappé par la différence entre le paysage de la presse de son époque et le nôtre. A l'époque, il y avait un concert grandiose et polyphonique d'opinions, aujourd'hui les opinions sont censurées, une presse libre s'est formée plutôt dans les marges, des médias libres sur des plates-formes sur Internet, mais elles aussi sont de plus en plus menacées, le chef de la plate-forme Telegram en France Pavel Durov vient d'être emprisonné, maintenant il est provisoirement en liberté, mais, voilà, c'est un fait, l'étau se resserre.

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A l'époque de Chesterton, les débats étaient vifs et constituaient des spectacles publics. L'un des adversaires les plus acharnés de Chesterton était George Bernard Shaw (portrait, ci-dessus). L'un de ses débats avec lui à Oxford a attiré 5000 spectateurs. Les deux hommes ont croisé le fer toute leur vie - mais ils étaient amis et faisaient les fous ensemble, par exemple dans un film de cow-boys, ils s'encourageaient mutuellement, Shaw donnait des conseils à Chesterton pour ses pièces de théâtre. Une telle chose ne serait plus possible aujourd'hui.

Ils ne pouvaient pas être plus opposés. Chesterton était catholique, son œuvre principale était la célèbre livre intitulé « Orthodoxy » et le pape Léon XIII lui a donné le titre honorifique de « defensor fidei ». Il voyait dans l'Église la seule protection contre, comme il l'écrivait, « la condition dégradante d'être un enfant de son temps ».

Shaw, en revanche, était socialiste et athée, et croyait à son plan de salut, à savoir l'aube du communisme, avec chaque fibre de son corps ascétique. Il était également végétarien et détestait l'alcool, tandis que le joyeux buveur qu'était Chesterton traçait de ses mains une croix au-dessus de chaque verre de whisky qu'il ingérait.

Chesterton était un géant de près de deux mètres et pesait 150 kilos, Shaw était frêle.

Lorsqu'ils se sont rencontrés, Chesterton a dit avec inquiétude : « Mais George, on dirait que tu as échappé à la famine ». Ce à quoi Shaw répondit: « Et toi, comme si tu l'avais provoquée ». Malgré leur opposition sur à peu près toutes les questions fondamentales, Chesterton a écrit ce qui est probablement la biographie la plus impressionnante de George Bernard Shaw, et lorsque Chesterton est mort relativement tôt, à 62 ans, Shaw a écrit tristement: « Le monde n'a pas été assez reconnaissant envers lui ».

Eh bien, il y avait ce respect mutuel et cette envie de mieux argumenter qui font aujourd'hui défaut à notre métier. Nous sommes devenus trop craintifs et, bien sûr, la politique a resserré les boulons en adoptant des décrets de musellement dignes des dictatures, décrets applaudis par les journalistes - l'une des interventions récentes les plus honteuses est celle du chef de l'Association des journalistes allemands, qui a salué la tentative anticonstitutionnelle d'interdiction du magazine Compact.

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De même que le béotien du Spiegel, qui estimait que l'interdiction aurait dû être prononcée bien plus tôt. On a sans doute oublié de dire à ce trisomique que Rudolf Augstein, le fondateur du Spiegel, avait fait 100 jours de prison pour la liberté d'expression de son magazine, mais c'était le Spiegel des débuts, qui était encore fier quand il réussissait à provoquer la démission d'un ministre ou même un changement de gouvernement.

C'était le Spiegel qui m'avait embauché à la fin des années 1980 et auquel j'ai tourné le dos après un quart de siècle parce qu'il devenait de plus en plus politiquement correct et conforme à l'opinion qui nous est imposée.

C'était un Spiegel qui aimait le débat, et c'est précisément pour cette raison que j'ai pu suivre une ligne conservatrice stricte en tant que chef de la rubrique culturelle, car le rédacteur en chef Stefan Aust, qui m'avait installé contre vents et marées comme chef de cette rubrique culturelle, aimait lui aussi le débat. Même le taz, qui est pourtant l'adversaire idéologique, a écrit en appréciant, comme l'a déjà cité Mathias Pfeiffer: « Rock'n Roll dans le magasin ! » Et cela avec une déclaration de guerre conservatrice !

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C'est dans le Spiegel que j'ai pu écrire, encore dans les années 90, un plaidoyer enflammé pour la reconstruction du château de Berlin, qui, comme me l'a certifié plus tard l'ingénieux entrepreneur hambourgeois Wilhelm von Boddien, a pu contribuer à la réalisation de son rêve, qui avait commencé par une immense bâche, c'est-à-dire un décor de théâtre sur lequel était peint son château rêvé de l'époque, mais qui pouvait donner à tous une idée de la beauté, une beauté qui s'enfonçait dans le cœur de chacun.

A l'époque, le hasard d'un désamiantage en retard, qui a finalement conduit à la démolition, a joué en sa faveur et en la nôtre ; chez vous aussi, ici à Francfort, il y a bien eu des plans de démolition, et à Berlin comme ici, de nouveaux plans de construction ont été présentés, qui offraient le brutalisme moderne habituel fait de béton, d'acier et de verre... J'ai maintenant repris ma pièce et beaucoup de ce qui m'a traversé l'esprit à l'époque leur sera familier, car cela les a également émus.

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Imaginez les années 90, le Palast der Republik, cette monstrueuse boîte de la RDA, était désaffecté et devait être désamianté, et en face, dans l'ancien bâtiment du Conseil d'État de la RDA, dans lequel était inséré le portail IV du château de la ville dynamité en 1950, le fameux balcon Liebknecht, les projets de construction de la nouvelle capitale étaient présentés dans une exposition pour être examinés.

Et Wilhelm von Boddien a réussi à installer sa maquette du château de Berlin à l'étage au-dessus et à attirer Erhard Diepgen, alors au pouvoir, devant sa maquette.

Pardonnez-moi le plaisir de me replonger béatement dans ces jours-là, Chesterton aussi, d'ailleurs, aimait se faire apporter par sa secrétaire d'anciens articles de sa plume, qu'il relisait ensuite en riant pour se mettre dans l'ambiance de ce qu'il allait faire :

Donc :

« Le château se trouve dans un cercueil de verre comme Blanche-Neige dans le bâtiment du Conseil d'État, totalement invisible au premier étage. Le cœur du vieux Berlin est une maquette de conte de fées multicolore que l'on a envie de secouer pour qu'elle soit envahie de flocons blancs. Et de rêver.

Pour l'instant, personne ne s'y intéresse, car la nouvelle capitale est présentée en bas. En bas, au rez-de-chaussée, le maire de Berlin se tient devant un immense panneau en relief avec tous les cubes blancs avec lesquels les stars de l'architecture font actuellement entrer la capitale dans le nouveau millénaire.

Une sorte de mélange peu joyeux ici. On se donne des tapes dans le dos et des coups de pied dans le tibia, les deux en même temps, car tout le monde a des comptes à régler ici. Au fond, chaque cérémonie berlinoise peut se traduire par : Zack, tu vois, vieil idiot.

Les journalistes mordent dans le pain, et le gouvernant mord dans les journalistes, qui se vengeront à nouveau dans leurs colonnes, et la porte donne sur un immense parking en friche, un vide béant et brutal de bitume au cœur de la ville. L'étrange irritation est-elle liée à cela ? Chaque lieu a sa propre température d'âme.

Il est étrange que personne ici-bas ne parle de l'absence de château. Que personne ne déplore l'absence de centre de gravité de la ville au-delà de la porte, que personne ne s'étrangle du manque qu'incarne le terrain vague béant, une zone de défilé qui ne vaut que pour des colonnes de foules hurlantes et la terreur totalitaire de l'ordinaire.

Parmi les invités, il n'y en a qu'un qui vibre. Qui se trémousse d'une jambe sur l'autre avec impatience. Et lorsque la hantise se dissipe enfin, il tire sur le gouvernant : le marchand Wilhelm von Boddien. Il s'agite, sourit, rayonne, bavarde et entraîne le gouvernant avec lui, comme un rabatteur avec une offre garantie peu sérieuse.

Les deux hommes se hâtent de monter les escaliers, traversent le hall d'entrée vide et se retrouvent devant le modèle. Diepgen est pâle comme un linge et renfermé, Boddien est brun comme un touriste revenu au bercail et il babille. « Regardez ici », et “voilà à quoi ça ressemblait”, et “c'est d'ici que vous verrez le mieux l'allée”. Et puis ils s'agenouillent devant le coin est de la maquette, deux hommes jouant au chemin de fer, et ils regardent avec respect le boulevard « Unter den Linden », en passant devant la façade du château et l'arsenal, jusqu'à la porte de Brandebourg ».

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Oui, chers citoyens de Francfort, à l'époque, dans les années 1990, il semblait y avoir encore de l'espoir, le crépuscule de Merkel était encore loin, et la bande verte et rouge qui allait suivre aussi, c'étaient des jours pleins d'avenir après l'unité enfin réalisée de l'Allemagne, enfin cette nostalgie du passé était assouvie, et l'un de ceux qui tiraient leur élan du passé était cet étrange Wilhelm von Boddien.

Le Palais de la République avait été posé en 1973 comme pierre tombale sur des parties des fondations de l'ancien château et aurait connu, avec des prix très démocratiques, quelques fêtes exubérantes des FDJ - c'était une baraque pour les officiels du parti unique SED avec des murs amovibles et des votes uniformes typiques de la Volkskammer, une blague cruelle même pour de nombreux citoyens de la RDA, en particulier ceux de la province.

Pourtant, jusqu'à l'intervention rusée de Boddien, ce bâtiment était considéré, étonnamment, comme intouchable. Une grande coalition de nostalgiques du SED, de dogmatiques d'une « honnêteté » hostile à l'art et de sympathisants du SPD a déclaré que le déchet brun rouillé des petits bourgeois permettait de lancer une grande affaire, et il est probable que le Berlinois brutalisé et blasé par les laideurs architecturales d'après-guerre n'aurait jamais remarqué qu'il pouvait y avoir quelque chose de différent s'il n'y avait pas eu cet étrange Wilhelm von Boddien.

Son lambeau de tissu était comme un mirage qui plongeait dans le cœur de chaque promeneur du Lustgarten une étrange nostalgie : Aha, ça pourrait donc ressembler à ça. C'est beau ».

Rien n'est plus convaincant que la beauté, Mesdames et Messieurs, nous comprenons, Aristote le savait déjà, que Thomas d'Aquin a redécouvert, grâce à nos cinq sens, et vous en avez fait une admirable démonstration ici à Francfort.

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D'ailleurs, Chesterton, le grand amoureux du pieux 13ème siècle, a écrit sur Thomas la meilleure biographie, selon les spécialistes de Thomas, une biographie très lisible, sur lui et sur saint François, qui a été un best-seller, juste pour ceux qui sont intéressés par la lecture.

Chesterton était passionné par le Moyen Âge, qu'il considérait comme la véritable Renaissance et le point culminant de l'histoire.

Mais revenons-en à la reconstruction du château de Berlin et aux leçons de l'histoire, et ils se seront heurtés aux mêmes objections que Wilhelm von Boddien, qui a dû en plus surmonter les traumatismes de l'histoire allemande.

L'opposition des partisans du « non » était puissante : reconstruire le château, disait-on dans les pages des journaux, reviendrait à refermer de manière mensongère la blessure allemande. Cela ne devrait pas être possible. Berlin doit faire un « travail de deuil », créer des « îlots de mémoire » - comme si la culpabilité allemande pouvait être effacée en fixant des monstruosités esthétiques, comme si l'Holocauste pouvait être expié par l'architecture, comme si un parking était un billet d'indulgence fait de pierre.

Sortir du marécage de la culpabilité allemande pour entrer dans une modernité agile et adaptée à la voiture - c'est ainsi que les centres-villes allemands ont été rénovés après la guerre, même chez vous ? (un assistant secoue la tête au premier rang). La liste des biens culturels à supprimer comprenait à l'époque: une partie du Römerberg à Francfort, le Neues Schloss à Stuttgart, l'aile Knobelsdorff à Charlottenburg. Mais dans ces cas-là, on n'a pas réussi à s'imposer face à une population entêtée et nostalgique qui ne voulait pas sacrifier la magie de l'histoire à la nouvelle désolation des silos hypermodernistes. L'homme ne vit pas uniquement d'un logement neuf.

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Mais les urbanistes modernes se sont largement imposés, et même la proximité avec la geste totalitaire à l'Est ne les a pas gênés. A Berlin-Est, Ulbricht avait utilisé de la dynamite "contre la fausse conscience". A l'Ouest, les théoriciens de la modernité faisaient tout leur travail. Les fioritures étaient considérées comme de la camelote. En fait, les politiciens sociaux-démocrates de Berlin ont donné des « primes de dé-stucage » aux propriétaires de maisons - l'esprit bourgeois a été nettoyé avec du béton projeté.

Le résultat ? Il suffit de regarder la Ernst-Reuter-Platz, la Mehringplatz ou le Ku'damm. Cela ne vaut pas la peine d'en faire un deuxième. « Berlin est », comme le démontre avec force le publiciste Rainer Haubrich dans son livre de photos provocateur, parmi les métropoles “la capitale la plus laide d'Europe”.

Wilfried Wang, chef du musée d'architecture de Francfort, a affirmé que « la prétention idéologique au pouvoir d'une monumentalité minimaliste a conduit cette architecture à perdre toute raison d'être interne et externe ». Wang a inclus dans sa critique des stars de l'architecture comme Ungers, dont les boîtes marquent la nouvelle capitale.

Mais l'objection politique et morale contre le château devait puissamment faire écran à l'objection esthétique plus faible. Le geste de consternation - il a doté chaque responsable politique de district d'une grandeur morale dont il aimerait se doter.

Le politicien SPD Strieder a considéré le débat esthétique sur le château comme une « connerie » - il était politique. « Nous ne pouvons pas nous contenter de restaurer la gloire de la Prusse et les bâtiments nazis ». Il faut aussi immortaliser les succès du mouvement ouvrier. Donc quand même: celui qui est pour le palais respecte le socialisme, et celui qui veut le château est tour à tour rétrograde ou nazi.

A l'époque, l'opposition de gauche au château trouvait des seconds couteaux parmi les feuilletonnistes des journaux qui effectuaient les dernières pirouettes éculées de la théorie critique, autrefois si fière: Adorno, un grand bourgeois conscient de la forme, doit maintenant servir de justificatif principal pour un parking !

Il y avait par exemple Ulrich Greiner dans le « Zeit », qui s'insurgeait contre la « volonté de domination » de l'ancien et du nouveau château - après tout, comme il le chuchotait dans ses lignes, c'était autrefois un Junkerburg, et nous ne voulons plus de cela.

Lui et d'autres ont vu dans la reconstruction du château un emballage trompeur qui ferait disparaître la « différence historique ». Il est probable que l'on trouvait et que l'on trouve toujours cela très bien pensé dans le cadre d'un discours auto-proclamé en feuilleton - mais cela reste malhonnête : comme si un seul de ces géants assis, lors d'une visite occasionnelle à Berlin, jetait un regard peu joyeux sur le terrain vague et soufflait: "Dieu merci, la différence historique a été préservée !".

Mais pour lui, ce parking à la place du château n'était pas simplement un parking - mais le point final d'une chaîne de réflexion précieuse, le meilleur que le palabre des commissions était capable de produire.

C'était malhonnête et, de surcroît, faux. Wolf Jobst Siedler, un ardent défenseur du château, a souligné à juste titre que l'histoire de l'architecture est dominée par les faux. L'opéra de Knobelsdorff: brûlé et reconstruit à plusieurs reprises. Le Kronprinzenpalais: un chantier avec de l'eau souterraine, reconstruit dans une nouvelle beauté. Le château de Varsovie n'était pas le seul à être complètement détruit à la fin de la guerre - le Campanile de Venise s'était lui aussi effondré au début du siècle et n'était plus qu'un tas de gravats.

Les Vénitiens, inquiets de la « disparition de la différence historique », auraient pu conserver le terrain vague et laisser plus tard un avant-gardiste y construire une boîte à chaussures en verre et en acier.

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Mais les Vénitiens sont moins stricts sur le plan conceptuel, ce sont d'incorrigibles sensuels. Et si certains chroniqueurs allemands se font aujourd'hui photographier par leur épouse devant le Campanile, ils se fichent pas mal de la différence historique, l'essentiel étant que Mutti Merkel ne se tortille pas à nouveau ou ne se coupe pas les pieds.

L'une des pensées les plus mensongères a été publiée dans le « Süddeutsche Zeitung ». Premièrement, on y disait qu'un château était un mensonge nostalgique. Et deuxièmement, puisqu'il doit être rentable, l'argent le désacraliserait. Autant ouvrir une succursale de banque dans la Frauenkirche de Dresde, s'écria le critique dans une sainte indignation !

C'est toujours le cas aujourd'hui. La plupart des chroniqueurs sont contre la guérison urbaine par la restauration. Ils souhaitent que le citoyen lambda reçoive le « contemporain » sur le crâne comme un coup de massue historique. Ils adorent « Ornement et crime » d'Adolf Loos, trouvent les silos d'habitation de Le Corbusier intéressants pour le commun des mortels et piquent secrètement une crise de joie lorsque leurs appartements anciens présentent des restes de stuc.

En fait, lorsque j'étais chef de la rubrique culture, j'avais parlé à l'architecte d'avant-garde Rem Kolhaas, qui parlait de l'architecture comme d'un « symbole » et faisait campagne pour le parti socialiste, mais qui travaillait aussi de manière lucrative pour Prada et les grandes marques de mode, et qui était un ardent défenseur de la conservation du laid Palais de la République, car la laideur a aussi ses droits.

Je lui ai répondu que nos villes seraient plus belles si les architectes étaient obligés de vivre dans les bâtiments qu'ils conçoivent et je lui ai demandé comment il vivait.

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La vieille ville de Francfort, années 1930.

Il a tergiversé un moment et a finalement répondu: dans un hôtel particulier, de style victorien, à Londres !

Bilan: vous, nos formidables avant-gardistes, méprisez la tendance historiciste (sans laquelle la Renaissance et le classicisme n'auraient pas existé) comme rétrograde et prescrivez au troupeau des grandes villes le couloir sans ornement, à l'instar d'Ulbricht qui faisait sauter le féodalisme sous les fesses de son peuple pour s'asseoir ensuite au même endroit sur une tribune de bronze et voir défiler les fourmis du peuple.

Et j'ai conclu mon exposé par une pensée qui ne devrait certainement plus figurer dans le Spiegel d'aujourd'hui, mais le Spiegel doit lui aussi être jugé à l'aune de son passé tout à fait glorieux de média critique à l'égard du pouvoir.

J'ai écrit : « Ce que Schinkel invoquait, à savoir risquer le “parfait”, précisément en “temps défavorables”, et ce que les Américains appellent le “vision thing”, signifie au fond la même chose : l'appel électrisant à la fierté et à la tradition. La chance du chancelier Schröder : s'aventurer sur des terrains qui se situent au-delà de la Deutschland-GmbH.

Là où se trouve le château. Pour l'instant, ce n'est qu'un modèle dans un cercueil de verre, coloré, petit et en carton ».

Oui, une telle chose était possible dans le Spiegel, et ce sur de nombreuses pages, je n'ai fait ici que résumer fortement.

Autre digression : une drôle de lutte pour le pouvoir a éclaté au sein de l'ancien grand Spiegel, une parmi tant d'autres après la longue ère de Stefan Aust, une lutte pour le pouvoir du politiquement correct, dont lui et moi avons été victimes à l'époque en tant que chefs de la rubrique culture. Mais ce qui m'a presque brisé à l'époque, je le regarde aujourd'hui en souriant et en poussant un soupir de soulagement: Dieu merci, je suis parti.

D'ailleurs, note de bas de page de l'histoire: l'année dernière, les bénéfices déjà maigres du Spiegel ont diminué de moitié, le tirage en kiosque est tombé à un pitoyable 90.000 exemplaires, les terroristes vertuïstes se liquident les uns les autres - comme il est bon que cette tradition au moins se soit maintenue !

Mais entre-temps, le château de la ville de Berlin est bel et bien debout, tout comme votre magnifique vieille ville de Francfort. Toutefois, les adversaires vaincus, voire abattus par la beauté, n'abandonnent pas.

A Berlin, la ministre de la Culture Claudia Roth, qui avait manifesté sous la banderole « Deutschland du mieses Stück Scheiße » (Allemagne, sale petit morceau de merde), n'est pas tranquille. Elle est intervenue à propos de la croix sur la coupole et elle est intervenue à propos du verset biblique qui se trouve en dessous. Elle est tirée des Actes des Apôtres et dit « Il n'y a de salut en aucun autre, et sous le ciel il n'y a pas d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés ».

Mais notre experte en art, qui s'est qualifiée en dirigeant le groupe anarchiste « Ton, Steine, Scherben », dont le grand succès dans les années 70 s'intitulait « Macht kaputt, was euch kaputt macht » (détruisez ce qui vous détruit), s'est opposée à ce slogan qui l'a manifestement détruite et effrayée comme un vampire par l'arrivée de la lumière du soleil, et je m'excuse ici expressément auprès des vampires (rires).

Maintenant, elle a imaginé qu'elle pouvait faire disparaître la phrase biblique en la recouvrant d'une installation artistique, et ainsi rappeler qu'il y a quelqu'un d'autre au-dessus d'elle et de son cirque de singes verts et rouges avec toutes ses idées d'amélioration de l'humanité et du monde, quelqu'un qui est réellement responsable de la création et du climat mondial, d'autant plus qu'apparemment, c'est un vieil homme blanc, si l'on veut se fier à la fresque de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine (rires), et pourquoi ne pas le faire, cette peinture géniale me convainc d'emblée...

Chers citoyens de Francfort, voici la fin de mon intervention, permettez-moi de revenir sur un aspect essentiel de votre succès phénoménal, qui était également un aspect central de l'œuvre de Gilbert K. Chesterton - l'attachement au lieu, l'enracinement, le localisme.

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Dans le monde des idées de Chesterton à l'époque, cela s'appelait le « distributisme ». Il pensait rééquilibrer le grand tout, c'est-à-dire le monde insulaire, en demandant à l'État de fournir à chacun de ses citoyens 3 acres and a cow, soit environ cinq acres de terre et une vache. Il disait : « Le problème avec le capitalisme, c'est qu'il n'y a pas assez de capitalistes ». Il protestait ainsi contre l'accumulation injuste de terres entre les mains de quelques propriétaires terriens. Aujourd'hui, ce serait notre protestation contre les grands oligarques et leur pouvoir. C'était la réponse de Chesteron au capitalisme et au socialisme, la troisième voie : les petits agriculteurs et les petits commerces et l'attachement au lieu.

Eh bien, à première vue, c'est une idée romantique et rétrograde de la merry old England, mais elle a un sens philosophique et sociologique plus profond. En effet, elle envisage une sorte d'autarcie liée au cercle de vie immédiat. Nous améliorons à petite échelle pour changer petit à petit ce qui est mauvais à grande échelle, à savoir « Whats Wrong in the World », ce qui ne va pas dans le monde.

Vous l'avez fait merveilleusement bien à Francfort. Chesterton a déclaré: «Nous devons changer le monde petit à petit et avec difficulté si nous voulons le changer fondamentalement. Car les gens qui pensent pouvoir le faire à la va-vite ne le font que superficiellement ».

Nous nous dirigeons vers un avenir incertain. Il est donc tout à fait fertile de nous laisser conseiller par le passé. De nous inspirer d'une démocratie des morts. Oui, nous semblons dire adieu au modèle de la démocratie libérale. Et nous ne savons pas ce qui nous attend. Nous vivons une heure crépusculaire. Nous sommes confrontés à un système politique de moins en moins apte à traduire la volonté du peuple en organisation politique, à une nomenclature politique dans laquelle la vieille démocratie libérale semble s'éteindre avec ses garanties de liberté d'expression et de protection de la propriété, telles qu'elles étaient si magnifiquement chantées à l'origine dans la Déclaration d'indépendance américaine.

Au lieu de cela, nous nous voyons menacés par une censure dictatoriale et accablés par des taxes toujours nouvelles, prélevées à des fins contraires à nos intérêts.

Nous voyons une société fragmentée en d'innombrables milieux et factions, une société qui ne peut plus, depuis longtemps, se considérer comme une communauté nationale avec des coutumes communes et des évidences quotidiennes, divisée entre les résidents et les nouveaux arrivants.

Et ces derniers sont là, se bousculent et nous disputent l'espace de vie, les places publiques et les fêtes populaires, et de plus en plus souvent, ils portent des couteaux sur eux. Et les chevaux de Troie sont parmi nous, ils s'appellent les Verts et haïssent notre pays et s'exclament, comme cette députée de Hambourg chargée de la caution : « Étrangers, ne nous laissez pas seuls avec les Allemands ».

Cette société se désagrège, et c'est là qu'il est important, et qu'il sera de plus en plus important dans les tempêtes à venir, de se rassembler en unités locales et de former des ancrages, et rien n'est plus exemplaire à cet égard que votre association d'électeurs, qui a donné un signe triomphant avec la vieille ville de Francfort ressuscitée.

Chesterton conclut sa réflexion sur la « peur du passé » par une objection à l'expression populaire selon laquelle on ne peut pas remettre les pendules à l'heure. Chesterton répond : « C'est une connerie. Vous pouvez ! Une horloge est chose faite par l'homme, tout comme la société est quelque chose qui est faite par l'homme. Comme on fait son lit, on se couche ? C'est aussi une connerie. On peut refaire son lit à tout moment. Et il s'exclame : « This is, as I say, the first freedom that I claim : The Freedom to restore ». Donc la grande liberté est celle de restaurer.

Sur ce, je vous souhaite à tous une bonne soirée, vous avez des raisons de faire la fête !

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Qui est Matthias Matussek?

Matthias Matussek, né en 1954, voulait être missionnaire ou joueur de football à la Bundesliga. Il a fait un compromis et est devenu maoïste (Paul Breitner !). Après son baccalauréat, il a erré sans but dans le monde (Grèce, Balkans, Inde). Des études sans but (études théâtrales, études américaines, littérature comparée, journalisme, art dramatique) se sont étonnamment terminées assez rapidement par un diplôme intermédiaire en anglais et en allemand. Il a ensuite intégré l'école de journalisme de Munich, où il a reçu les encouragements de journalistes expérimentés ainsi qu'un avertissement de la part de la direction de l'école pour manque de discipline. Après des stages à la télévision bavaroise et au journal munichois tz, il est passé au Berliner Abend, puis au TIP. L'époque: la folie de la RAF, les squats, les morts par héroïne.

Lorsqu'il rejoint le Stern à Hambourg en 1983, il a eu le sentiment d'avoir enfin atteint l'équivalent de la Bundesliga. Cependant, quelques mois plus tard, l'ensemble de l'équipe de stars du Stern tomba sur les faux journaux d'Hitler et fut dès lors fortement menacé de relégation. Néanmoins, Matussek a appris - avec les grands photographes du Stern (Bob Lebeck) - l'art du reportage, qui consiste en grande partie à être impertinent au moment décisif. C'est pourquoi l'indiscipline peut faire partie du métier.

En 1987, le Spiegel lui a fait une offre qu'il ne pouvait pas refuser. Les rédacteurs en chef et les chefs de rubrique vont et viennent. En 1989, il a pu mettre à profit ses connaissances théoriques du maoïsme en s'installant dans une RDA en plein effondrement, puis au Palasthotel. L'écrivain Thomas Brussig, qui travaillait comme serveur à l'étage du Palast Hotel et qui a fait de Matussek le personnage principal de son roman « Wie es leuchtet », a écrit : « C'est pour Matthias Matussek que j'avais le plus d'admiration. Il écrivait des reportages brillants les uns après les autres. Ils se lisaient comme des critiques de l'actualité en cours... Il faut être né reporter - et Matthias Matussek l'est ». (En 1991, Matussek a reçu le prix Kisch pour l'un de ses reportages sur l'Est).

Sa femme, Matussek l'a rencontrée en 1990 à la mairie rouge, où elle faisait un stage après des études de langues à Moscou. Deux ans plus tard, ils ont déménagé à New York, qui se trouvait à l'époque à égale distance de Berlin-Est et de Berlin-Ouest, donc en terrain neutre. C'est à New York qu'ils ont eu leur fils, mais aussi qu'ils ont écrit de nombreux reportages et articles pour des journaux américains, ainsi que des nouvelles et un roman. Harold Brodkey a qualifié Matussek de « meilleur de sa génération ».

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De retour en Allemagne, Matussek a parcouru le pays et écrit un bilan en deux parties de l'unité allemande, qui a été nominé pour le prix Kisch. Il a ensuite pris position dans la guerre des sexes. Avec son livre « Die Vaterlose Gesellschaft » (La société sans père), il a irrité la plupart des femmes allemandes et a été nommé « Pacha du mois » par le magazine « Emma ». Son livre a donné naissance au projet de long métrage « Väter » (réalisé par Dany Levi), dont Matussek a écrit le scénario. Entre-temps, il a l'impression qu'on lui a pardonné les deux.

En 1999, Matussek est entré en fonction en tant que correspondant à Rio de Janeiro. Il a parcouru le continent, assisté à des tentatives de coup d'État et à des catastrophes, enquêté dans les favelas, parmi les gangs de la drogue et les élites des pays. Il a parcouru l'Amazonie pendant des semaines pour une série en deux parties, dont il a publié le résultat sous forme de livre sous le titre « Dans le maquis magique de la forêt tropicale ».

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En 2003, il a pris le poste de correspondant du Spiegel à Londres, où il a livré des combats honorables contre le Fleetstreet sanguinaire qui déteste les Allemands, ce qui est documenté de la plus belle manière dans son livre « Wir Deutschen - warum die anderen uns gerne haben können ». Le livre est resté 13 semaines sur la liste des best-sellers du Spiegel, prouvant que les sentiments patriotiques ne doivent pas être laissés aux têtes brûlées de la droite.

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En 2003, il a pris en charge la rubrique culturelle au siège du Spiegel à Hambourg. Selon la presse, il y avait désormais du « rock'n roll dans la boutique ». Parallèlement, il a développé pour la SWR le format télévisé « Matusseks Reisen » (Les voyages de Matussek) et établi un blog vidéo hebdomadaire qui a été récompensé par le Prometheus d'or en 2007. La même année, il a écrit un livre intitulé « Als wir jung und schön waren » (Quand nous étions jeunes et beaux) (Fischer-Verlag).

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Dès 2007, Matussek avait à nouveau quitté sa fonction de chef de rubrique pour se consacrer à ce qu'il sait faire de mieux: l'écriture et l'indiscipline. « Les voyages de Matussek » a continué pendant quelques épisodes sous le titre “Matussek trifft” (Matussek rencontre), puis a été victime des restrictions budgétaires. Il a continué à tenir son blog vidéo hebdomadaire et a publié « Das Katholische Abenteuer », une « provocation » qui s'est également retrouvée dans la liste des commandes.

Après plus de 25 ans, il a quitté le Spiegel pour devenir chroniqueur pour le groupe Springer, une collaboration qui a pris fin après seulement 17 mois de travail productif.

Il travaille désormais comme auteur indépendant pour « Weltwoche » et « Focus », entre autres, et se consacre à nouveau à ses points forts : l'écriture et l'indiscipline.

Vous trouverez ici les numéros imprimés de la revue wir selbst, n° 55/1-2024 et 54/1-2023 :

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https://lindenbaum-verlag.de/produkt/wir-selbst-zeitschrift-fuer-nationale-identitaet-nr-55-1-2024-globales-denken-als-lokaler-ruin-globalisierung/

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https://lindenbaum-verlag.de/produkt/wir-selbst-zeitschrift-fuer-nationale-identitaet-selbstbestimmungsrecht/

dimanche, 02 juin 2024

Les villes "15 minutes" - Une dystopie dévoilée par José Antonio Bielsa

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Les villes "15 minutes"

Une dystopie dévoilée par José Antonio Bielsa

Carlos X. Blanco

Les idées et les projets d'ingénierie sociale sont, dans leur ensemble, dérangeants. Ils sont toujours parés d'airs, d'auréoles et de pourpres de bonnes intentions : réformer l'homme, améliorer sa vie, semer la paix et le bonheur dans le monde. Mais derrière les belles paroles, derrière les valeurs proclamées, derrière les lendemains qui chantent, se cachent toujours deux démons: la tyrannie et l'oppression.

José Antonio Bielsa a la rare vertu d'écrire avec la clarté du soleil, l'agilité d'une gazelle et la profondeur d'un vrai sage, doué de clairvoyance. Le lecteur ferait bien de le suivre dans chaque paragraphe et à chaque tournant, car Bielsa annonce un avenir qui, à l'instar de l'Agenda 2030 du philistinisme ambiant, ne sera ni or ni rose ; il n'y aura pas de paix ni de vie digne pour les personnes saines et justes.

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Les villes "15 minutes" sont une construction théorique de cet infâme Agenda, pas si utopique, puisque des projets municipaux qui combinent la conception urbaine et la planification de l'ingénierie sociale sont déjà en cours dans notre pays. En principe, il s'agit de villes confortables et conviviales, qui permettront d'avoir à portée de main, à moins d'un quart d'heure de marche de chez soi, tout ce dont le bétail humain peut avoir besoin: consommation, formation, travail, loisirs et culture, sport et soins administratifs, médicaux et gériatriques. Cela sonne très bien, surtout aux oreilles de ceux qui doivent vivre dans les grandes villes et qui aspirent, utopiquement, à la proximité de toutes les choses typiques des villes et des villages semi-ruraux.

Mais Bielsa met en garde: ce modèle, qui prétend « faire la révolution à vélo », qui prône « un monde durable à zéro émission », entre autres délires de la gauche systémique, verte et otaniste, ne cache rien d'autre qu'un vaste projet concentrationnaire, déjà testé dans le monde entier lors de la pandémie de COVID-19. Au lieu de laisser les peuples en paix, conformément à leurs vieilles habitudes, les puissances mondiales s'efforcent de créer des conditions d'existence pour les peuples dans lesquelles la domination sur eux est absolue et profitable. Si nous enfermons les gens dans des compartiments apparemment confortables, où le minimum de biens et de services, dont un individu peut avoir besoin pour devenir une marchandise humaine soumise, peut être contrôlé de manière expérimentale, alors nous avons déjà la soi-disant « cage résiliente » des Villes "15 minutes".

Dans quelle direction allons-nous ? Nous nous dirigeons vers une combinaison parfaite des trois plus grandes dystopies écrites au 20ème siècle. Nous nous dirigeons vers le « Meilleur des mondes » de Huxley, où la sexualité et la procréation ont été parfaitement séparées par le truchement de techniques biologiques, et où la « libération de la femme » montre son vrai et dur visage : la création marchande d'objets humains dans des fermes, comme des poulets produits en masse. Nous nous dirigeons également vers la dystopie orwellienne de « 1984 », dans laquelle la cybersurveillance ne se limite pas à nos interactions avec les écrans et les claviers, mais s'étend à nos propres paramètres somatiques et à nos dynamiques émotionnelles et cognitives. Nous sommes conditionnés comme les chiens de Pavlov, mais à tous les niveaux. Autour de moi, je ne peux m'empêcher de voir toutes sortes de citoyens, en principe honnêtes et bienveillants, enseignants et artistes compris, saliver chaque fois que Pedro Sánchez ou Santiago Alba Rico apparaît à l'écran en disant : « la guerre, c'est la paix », ou « la paix, c'est la guerre ». La bave du conditionnement réactif, qui dégouline des coins de l'honnête petit Espagnol du 21ème siècle, acceptant les méfaits des ukronazis ou, simultanément, applaudissant les massacres sionazis d'Israël, me touche profondément.

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Il reste une troisième dystopie qui s'ajoute aux deux précédentes et à la nouvelle, celle des Villes 15 minutes : « Fahrenheit 451 », ce monde horrible imaginé par Ray Bradbury et qui est, à proprement parler, le nôtre. Depuis des décennies, j'entends des enseignants, très souvent des enseignants de ce qu'ils appellent la « Technologie », dire que les cartables sont trop lourds et que l'ère des livres scolaires est révolue. Quand j'entends cela, et qu'ils me parlent aussi d'incorporer des tablettes numériques et des « classes virtuelles » dans l'enseignement des garçons, je ne peux m'empêcher de penser aux horribles orcs de J.R.R. Tolkien, dont le capitaine, après avoir passé au fil de l'épée une belle et noble guerrière gondorienne, s'exclame, entre deux baves fétides : « l'âge de l'homme est révolu ; le temps de l'orc est venu ».  Bradbury prévoyait l'arrivée d'un nouveau type d'orc, l'ennemi de l'homme, et cet orc est le technologue impatient de mettre le feu aux livres, impatient de brancher le mannequin numérique sur le plus jeune des bébés, de l'abrutir, de le rendre brutal, dépendant et servile.

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La ville du quart d'heure peut être l'univers concentrationnaire parfait dans lequel assassiner moralement et ontologiquement la personne, la créature libre et spirituelle, fille de Dieu, en la transformant en un simple corps marchandisé et transparent, en verre fragile dans un monde panoptique et ultra-numérique, sans livres mais avec des vélos et des shorts, où tout le monde se prostitue pour continuer à jouir d'une connexion internet gratuite, en recevant un revenu de base universel. Les nouvelles écuries humaines de l'Agenda 2030, basées sur l'érotisation de tout, sont des bulles d'habitation qui bannissent et tuent l'amour, arrachent la beauté par les racines et produisent de tristes êtres stériles, des eunuques sans cerveau, caparaçonnés et impuissants, qui ne désirent plus et dont l'énergie libidinale dépend d'une constante assistance extérieure, comme leur téléphone portable qui se connecte au Wifi.

C'est un bon livre, le livre de Bielsa. C'est un vrai et bon vaccin.

https://adaraga.com/las-ciudades-de-15-minutos-una-distopia-desvelada-por-jose-antonio-bielsa-arbiol/

https://www.letrasinquietas.com/ciudades-de-15-minutos-ob...

 

dimanche, 18 février 2024

Armand Mattelart et la destruction de Paris sur ordre américain

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Armand Mattelart et la destruction de Paris sur ordre américain

par Nicolas Bonnal

Lisez ou relisez l’admirable et inépuisable Histoire de l’utopie planétaire , d'Armand Mattelart, qui est surtout l’histoire de la folie anglo-américaine.

Une des cibles de cette folie était la France et sa capitale parisienne. Comme disait Guy Debord de Paris (Panégyrique, I) :

«Toujours brièvement dans ma jeunesse, lorsqu’il m’a fallu risquer quelques courtes incursions à l’étranger, pour porter plus loin la perturbation ; mais ensuite beaucoup plus longuement, quand la ville a été saccagée, et détruit intégralement le genre de vie qu’on y avait mené. Ce qui arriva à partir de 1970. Je crois que cette ville a été ravagée un peu avant toutes les autres parce que ses révolutions toujours recommencées n’avaient que trop inquiété et choqué le monde ; et parce qu’elles avaient malheureusement toujours échoué…Qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y trouve plus que les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés.

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Contrairement à ce qu’on supposerait la ville de Paris a fait les frais du gaullisme et de Pompidou (qui faillit la raser – voyez le livre de mon ami Paucard sur les Criminels du béton).

Dans l’utopie planétaire, Armand Mattelart écrit donc :

«Peu après la secousse politique de Mai 68, une agence de planification d'un ministère français commanditait à Howard V. Perlmutter et Hasan Ozbekhan, responsables de recherches à la Wharton School, une étude prospective sur les chances de Paris de devenir une global-city ou un world-center, une plaque tournante dans le global industrial system des années quatre-vingt. Dans un de leurs scénarios, les deux experts futurologues recommandent à l'administration française de tout faire pour «dénationaliser» la ville afin de la rendre «moins française» et de corriger l’image xénophobe et ethnocentrique qu'elle projette à l'extérieur ». Car, «dans la ville globale de l'avenir, personne ne doit se sentir étranger». Et d'accompagner cette recommandation volontariste d'un traitement de choc. Hors l'amélioration d'un système de télécommunications à la traîne, figure en bonne place dans le décalogue des mesures la globalisation des événements culturels, que les deux consultants illustrent en proposant l'organisation de festivals de rock supranationaux «antidotes à la culture exagérément nationale et parfois franchement nationaliste»...

L’extermination française s’est donc fait sous De Gaulle et Pompidou. Voyez mon livre sur la destruction de la France au cinéma, où j’ai repris mes textes sur cette catastrophique et soi-disant glorieuse époque. Vous découvrirez que les conservateurs et autres souverainistes courent toujours après les subversifs et les mondialistes quand il s’agit de dépecer le pays. Le gaullisme aura été et continue d’être une escroquerie et un attrape-gogo sans équivalent.

Et je vous invite à relire mon texte sur JMLP et mai 68 :

Tout le monde fait de son mieux pour commenter ou fêter le cinquantenaire de mai 68. Alors laissons parler un poète. Dans ses Mémoires JMLP y va de son interprétation et de sa métaphore (mai 68 comme… eau-forte) :

« …le dommage de Mai 68 est encore plus vaste, car au désastre de l’école s’ajoute celui des médias, de la littérature, des arts, du cinéma et de la télévision, de tout ce qui sous le mot impropre de culture influe sur la mentalité des hommes, et dont la maîtrise, le philosophe italien Gramsci l’a rappelé à toute une génération de révolutionnaires, permet de prendre le pouvoir sans peine.

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Cela ne s’est pas fait en un jour. Considéré sous l’angle de la violence physique, Mai 68 fut une parodie de révolution, une mascarade, mais il a engagé subrepticement un processus que rien n’arrête. Je chercherai dans la technique de la gravure la comparaison propre à me faire comprendre. La gravure n’est pas un art mineur, elle demande une réflexion technique et philosophique non négligeable, comme la révolution. En gros, vous pouvez entailler la plaque de cuivre que l’on va encrer pour imprimer, de deux manières. Soit directement avec un burin, c’est long, difficile et cela demande de la force : c’est la révolution à l’ancienne, brutale et aléatoire. Soit vous choisissez ce que l’on appelle l’eau-forte. Sur la plaque de cuivre vous passez un vernis qui résiste à l’acide, puis vous entaillez cette couche protectrice avec une pointe fine d’un maniement souple qui permet un dessin fin, avant de plonger la plaque dans un bain d’acide. En quelques heures les parties dont vous avez ôté la protection sont attaquées par l’acide et prêtes à recevoir l’encre. Ainsi a procédé la révolution de Mai 68.

Avec son slogan directeur, il est interdit d’interdire, elle a plongé la civilisation européenne dans un bain d’acide où nous sommes restés durant toutes les années soixante-dix, puis, au fil des années quatre-vingt, on a sorti la plaque, on l’a essuyée, et la gravure à l’eau-forte est apparue, l’image de la nouvelle civilisation, avec sa nouvelle morale, sa nouvelle esthétique, ses nouveaux fondements politiques, dans laquelle nous vivons. Le monde ancien, l’homme ancien, ont été dissous, et se dessinent maintenant l’homme nouveau et ses valeurs nouvelles. Aux héros et aux saints qu’on nous montrait en exemple a succédé l’écocitoyen LGBT friendly et phobophobe, ouvert au vivre ensemble, au culte de la terre mère, qui ne fume pas, accueille le migrant et se prépare à rouler en voiture autonome.

Toutes nocives qu’aient été leurs conséquences, 1830, 1848, 1789 et même 1793 et la Commune, toutes ces révolutions françaises eurent quelque chose de grand, parfois même de beau : avec Mai 68, pour la première fois, une révolution française ne se proposa rien de grand, rien de sacré. Elle postulait l’avènement du médiocre. »

Certains grands textes ne méritent pas de commentaire ; je me contenterai de rappeler à nos lecteurs l’importance de l’œuvre de Philippe Muray sur cet homo peu sapiens, festif et surtout censeur universel.

Ajoutons un splendide et intuitif passage sur le remplacement culturel de la France.

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Le massacre urbain de Paris n’a pas échappé à JMLP. Il évoque Les Halles, œuvre au noir destinée à mondialiser Paris et sa population rétrograde et agitée, selon l’excellent sociologue de gauche Armand Mattelart.

JM Le Pen :

« Le ventre de Paris était tout près, le pouvoir gaulliste avait décidé en 1960 de transférer les Halles à La Villette et Rungis, mais le déménagement ne devait se faire qu’en 1969. On disait adieu au vieux Paris. Tout un peuple de vivandiers venus des banlieues et des provinces approvisionnait la capitale depuis le 12ème siècle dans un décor que le dix-neuvième avait rationalisé sans le changer en profondeur. Ce peuple qui avait fait naguère un triomphe à Poujade allait se trouver remplacé par un mélange de petits-bourgeois consuméristes le jour et de zonards la nuit. Les mots disent tout : un Forum remplacerait les Halles, des bobos multicolores à prétention intello en prendraient possession. »

C’est Debord qui souligne l’importance du livre de Louis Chevalier sur la destruction de Paris. Et dans mon livre sur la comédie musicale j’ai expliqué cette disparition de Paris comme muse des artistes et des danseurs.

Sources :

JMLP – Fils de la nation, éditions Muller.
Armand Mattelart – Histoire de l’utopie planétaire (La Découverte)
Philippe Muray – Œuvres complètes (Les Belles Lettres)
Nicolas Bonnal – La culture comme arme de destruction massive (Amazon.fr)
Pierre Le Vigan – METAMPORPHOSES DE LA VILLE (Barque d’or)

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dimanche, 29 novembre 2020

Pierre Le Vigan : « Notre-Dame ne doit pas subir le dévergondage narcissique de pseudo artistes »

 

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Pierre Le Vigan : « Notre-Dame ne doit pas subir le dévergondage narcissique de pseudo artistes »
 
Entretien
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Pierre Le Vigan est urbaniste et essayiste. Intellectuel pluridisciplinaire, il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie et collabore à de nombreuses revues de débat d’idées. On lui doit notamment Métamorphoses de la ville chez La Barque d’Or (2020). Nous l’avons interrogé sur les derniers débats autour de la restauration de Notre-Dame de Paris.

Front Populaire : L’académicien Jean-Marie Rouart a signé cette semaine une tribune pour critiquer les nouveaux projets d’arts contemporains à l’étude concernant notamment les vitraux de Notre-Dame de Paris. Que pensez-vous de cette volonté réitérée de vouloir insérer des éléments contemporains dans la reconstruction de la cathédrale ?

Pierre Le Vigan : M. Macron avait évoqué à propos de la flèche de Notre-Dame la possibilité d’un « geste architectural contemporain » (sic), autrement dit une reconstruction aucunement à l’identique. Or, cette flèche de Notre-Dame avait existé du 13ème au 18ème siècle, avant d’être reconstruite par Eugène Viollet-Le-Duc, au début des années 1840. Ce projet incongru parait abandonné. On échappera sans doute à un toit terrasse (avec un fast food peut-être ?), ou à un jardin suspendu… Mais voilà que Mgr Aupetit, archevêque de Paris, voudrait remplacer les vitraux par des œuvres « contemporaines » et mettre un mobilier « moderne » le tout accompagné d’un « parcours lumineux ». Jean-Marie Rouart a raison de s’en inquiéter. La proposition de Mgr Aupetit consiste à accentuer la muséification de la cathédrale. Les autorités de l’Eglise sont donc prêtes à prostituer le patrimoine français, qui n’est pas seulement celui de la chrétienté, au service de l’idéologie touristique de la « ville-monde » – c’est-à-dire défrancisée – chère à Mme Hidalgo. Or, c’est en demeurant soi-même que l’on apporte quelque chose à autrui et que l’on acquiert une dimension universelle.

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FP : Le projet de Mgr Aupetit implique de détruire une partie de l’héritage de Viollet Le Duc (les « grisailles »). Ce projet a-t-il des chances d’aboutir ?

PLV : Les « grisailles » sont théoriquement des vitraux conçus avec différentes variations de ton gris. Elles sont en fait de différentes couleurs à Notre-Dame. Le projet de M. Aupetit consiste à mettre au rencart ce que l’incendie a épargné pour le remplacer par des œuvres contemporaines. C’est contraire à la Charte internationale de Venise de 1964 qui normalement oblige à restaurer un monument « dans le dernier état connu ». La restauration d’un monument, nous dit la Charte, « a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques ». La Charte de Venise de 1964 a été complétée par la Charte de Cracovie de 2000 qui insiste sur la nécessité, dans tout travail de restauration, de la « compréhension globale du monument ». Même si ces textes engagent la France, et même si l’actuel ministre de la culture, Mme Bachelot, semble hostile au remplacement des vitraux, la seule vraie garantie que des innovations modernistes ne dénatureront pas Notre-Dame, c’est un rapport de force idéologique et culturel.

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FP : Le directeur de La Tribune de l’art, Didier Rykner, a qualifié récemment cette tentative de mise au goût du jour de « vandalisme » et de « délire postmoderne ». Qu’en pensez-vous ?

PLV : Je partage son point de vue. Il faut respecter la cohérence d’un monument. Ce que je n’exclus pas, par contre, c’est la juxtaposition, à côté d’un bâtiment ancien, de bâtiments modernes. Ainsi, le bâtiment moderne des archives municipales, à côté de la basilique de Saint Denis, ne me parait pas du tout déplacé. On trouve aussi, à Francfort sur le Main, des tours modernes et élégantes à côté de bâtiments anciens restaurés, le tout avec un alignement de rue respecté, et cet ensemble est parfaitement réussi.

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FP : La polémique sur une potentielle reconstruction à l’identique/contemporaine de Notre-Dame dure depuis plus d’un an. Sommes-nous face à une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes ? Si oui, quels en sont les enjeux ?

PLV : Une reconstruction doit être fidèle à la cohérence d’ensemble du monument. Cela peut amener à une reconstruction pas totalement à l’identique dans certains cas, notamment quand le monument a lui-même connu des transformations qui n’avait pas forcement renforcé son identité propre. Ainsi, la plupart des vitraux de la cathédrale de Nevers, touchée en 1944 par des bombardements, n’ont pas été restaurés à l’identique sans que cela soit forcément une mauvaise chose. Ils n’étaient pas très anciens et ne présentaient pas une qualité particulière. Je suis ici d’accord avec Jean de Loisy (ndlr : critique d’art et spécialiste de l’art moderne et contemporain). A Notre-Dame, il faut sauver à la fois un patrimoine médiéval et un patrimoine du 19ème siècle. Il faut assumer le style néogothique de Viollet-Le-Duc qui est un mouvement artistique tout à fait estimable. Surtout, les vitraux, qu’ils soient d’Alfred Gérente, d’Edouard Didron, ou, plus anciens, de Guillaume Brice, n’ont aucunement besoin d’être remplacés par des « gestes » contemporains qui ont vocation à trouver d’autres lieux d’expression. Plutôt que de choix entre Anciens et Modernes, je parle de beauté durable opposée aux effets de mode.

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FP : Plus d’un français sur deux est favorable à une reconstruction à l’identique de la cathédrale. Comment interprétez-vous cette volonté « conservatrice » des Français ?

PLV : Les Français n’en peuvent plus de la déconstruction de tout : notre art, la famille, la représentation de nous-mêmes par notre histoire. Les Français, comme tous les peuples du monde, veulent, et ont besoin, de sécurité, et notamment de sécurité culturelle. Nous ne voulons pas d’une vie hors-sol. Cela implique une certaine permanence de soi, et le fait d’assumer son histoire. La reconstruction à l’identique fait partie de ces attentes des Français. Ils ont assez vu d’extravagances de mauvais gout, notamment à Versailles ces dernières années et ailleurs, pour avoir envie de sobriété et de persistance dans le bon goût. Nous n’avons pas envie de subir à grand frais du contribuable l’enlaidissement de notre patrimoine par le dévergondage narcissique de pseudo artistes.

FP : La cathédrale Notre-Dame de Paris est-elle le monument emblématique de Paris selon vous ? Quelle place occupe-t-elle dans l’histoire urbanistique de la ville de Paris ?

PLV : Notre-Dame est en tout cas le monument le plus visité de la capitale. C’est le centre géographique de Paris, et ainsi de la France, compte tenu de notre tradition centraliste, qu’on la déplore ou pas. La symbolique de Notre-Dame est très forte. Ceci étant, à titre personnel, le monument parisien que je préfère n’est pas Notre-Dame, mais l’hôtel des Invalides.

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FP : Selon votre œil d’urbaniste, quel rôle jouent les vieux monuments historiques dans nos villes mondialisées promises à des avenirs de « smart city » ? Ont-ils un rôle civilisationnel ?

PLV : Les « smart cities » ou « villes intelligentes » ne sont pas autre chose que des villes muséifiées et tertiarisées pour « bobos » hyper-connectés. Il n’y a pas de place pour des monuments autres que muséifiés dans ces villes. Si l’avenir est à la poursuite de la déconstruction des peuples – ce qui est à craindre -, les villes « intelligentes » ont de l’avenir. Si l’avenir est au réenracinement, il faudra inventer un autre type de ville, sortir de la muséification, du tourisme de masse, et réhabiter les monuments qui ont fait notre histoire et sont, à ce titre, partie intégrante de ce que nous sommes.

 

mardi, 20 octobre 2020

Où va la ville ? Entretien avec Pierre Le Vigan

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Où va la ville ?

Entretien avec Pierre Le Vigan

Archives: Entretien du 6 juin 2010 paru dans Europe Maxima, site numérique, novembre 2010.

De l'après-guerre aux années 60, la France a été dans l'obligation de développer son parc de logements pour répondre aux besoins de la reconstruction, au baby-boom et  aux flux migratoires (retour des Pieds-Noirs et immigration du Maghreb notamment), comment a été gérée la crise du logement et comment a-t-on décidé des nouvelles politiques d'urbanisme à mener ?            

        La France a été très lente à mettre en place une politique du logement d’autant plus nécessaire après 1945 qu’aux destructions de la guerre 39-45 s’ajoutaient les effets du retard pris dans l’entre-deux-guerres, malgré les lois Loucheur, les constructions de pavillons et de quelques cités-jardins. L’essor réel de la construction après-guerre date du Plan Courant de 1953, du nom de Pierre Courant, ministre de la Construction. La construction s’est accélérée à partir des ZUP (zones à urbaniser en priorité). Comme dans beaucoup de domaines, c’est la IVe République qui a initié les choses mais c’est la Ve qui en a récolté les fruits, du moins à l’époque du général de Gaulle.    A cette époque, en effet, on a vu les bénéfices de la politique de construction de masse de logements mais on n’en a pas vu les conséquences à long terme. Les bénéfices, c’est loger plus de familles – suite au baby boom qui démarre  en 1942 – et dans plus de confort. Les conséquences à long terme c’est un urbanisme sans âme, sans enracinement, des quartiers sans repères, souvent éloignés des moyens de transports, isolés des vieux centres-villes, et c’est la création de quartiers anonymes et dévalorisés.

            Comment en est-on arrivé là ?

             indexPDO.jpgC’est la politique de Paul Delouvrier, grand commis à l’urbanisme nommé par de Gaulle, qu’il faut incriminer. Les zones à urbaniser étaient choisies en « sautant » par-dessus les banlieues existantes. Donc en lointaine périphérie. On a préféré faire du neuf dans des endroits vierges plutôt que d’améliorer les territoires de vieilles banlieues. Il est vrai que celles-ci étaient communistes pour une bonne part et que le régime gaulliste voulait les contourner.  En outre, l’idéologie urbaine « fonctionnaliste » plus ou moins proche de Le Corbusier se prêtait plus à des constructions dans de l’espace vide plutôt qu’à des « retricotages » subtils de la ville dans des territoires déjà urbanisés.

            Des erreurs ont-elles été commises dans les années 50-60 à 70 ? Si oui,  lesquelles ? Ont-elles concerné d’abord le domaine architectural, ou urbanistique, ou les deux?

            Parmi les graves erreurs, il y a le manque de transports en commun : peu de gares, pas de tramway, pas assez de bus. Il y a l’isolement par rapport aux centres-villes, il y a des constructions de cités de logements à cheval sur plusieurs villes, qui favorisent l’irresponsabilité des élus. Il y a l’interven­tion­nisme d’Etat hors de toute concertation avec les élus locaux. Force est de constater que de Gaulle ne connaissait rien et ne comprenait rien aux questions de la ville et qu’il était surtout inspiré par la politique extérieure. Ce qui plaide, entre parenthèses, contre le pouvoir personnel et contre une présidence omnipotente. L’architecture des grands ensembles est contestable par sa monotonie, par l’équivalence du devant et du derrière des immeubles, par sa dimension souvent excessive. Je ne crois pas souhaitable de construire des immeubles au-delà de 7 ou 8 étages qui ne permettent guère de loger plus de gens, à moins de réduire les règles de prospects, donc de rapprocher les immeubles d’une manière pathologique, qui obligent à avoir plusieurs ascenseurs, et qui rendent plus complexes les règles de sécurité (incendie et autre).  Toutefois, dire cela, c’est déjà être plutôt dans la volu­métrie et le rapport entre les volumes, donc dans l’urbanisme  que dans l’archi­tecture stricto sensu. Des voies trop larges sont aussi à incriminer, des espaces non appropriés, trop d’espaces verts qui ressemblent à des terrains vagues.

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 « Pas assez de densité » : c’est à mon avis le reproche principal à faire aux politiques des dernières décennies. Les banlieues lointaines, les villes nouvelles sont 5 à 10 fois moins denses voire encore moins (en nombre de logements à l’hectare) que les centres-villes haussmanniennes. Exemple : Paris 20.000 habitants/km2, Sarcelles (Val d’Oise) 7.000 habitants/km2, Villiers le bel (Val d’Oise) 3.700 habitants/km2, Bièvre, en Essonne 500 habitants/km2. La faible densité rend difficile l’anonymat et donne au groupe une pression communautaires excessives (l’impossibilité des femmes de se promener en jupe), donne aux bandes une forte visibilité, rend trop couteuse la création de transports collectifs, favorise donc la voiture comme mode de déplacement, avec ses nuisances y compris en terme de paysage urbain (immenses parkings au pied des HLM). Les erreurs sont donc avant tout urbanistiques.

            Si des erreurs ont-été commises à ce moment-là, les politiques en ont-ils tenus compte lors des politiques ultérieures d'urbanisation ?

        A  partir de 1975, la réponse est oui. Bien entendu, tout n’est pas parfait à partir de cette époque, mais il se trouve que le très net ralentissement de la construction à partir de 1975, absurde à certains égards alors que le gouvernement encourageait l’immigration familiale qui amenait donc des familles nombreuses en France, ce ralentissement a mené à faire des opérations plus petites, mieux concertées, surtout à partir de la décentralisation de 1982-83, et mieux intégrées dans l’existant.  Cela a par contre amené les grands ensembles qui, sans immigration, auraient été peu à peu déserté et détruit, a devenir un réservoir de logements pour immigrés.

Autre changement, depuis les années 1970, un véritable corps professionnel des urbanistes a fini par exister et la culture des architectes a changé elle aussi, avec la fin (partielle) de la domination des idéaux modernistes et fonctionnalistes.  Ce qui ne veut pas dire que tout ce que l’on appelle post-moderne forme un ensemble cohérent (ce n’est pas le cas) ou convaincant (Ricardo Bofill est parfois assommant de mauvais goût). Un exemple de réurbanisation assez réussi est le centre-ville de Saint-Denis, dans le 93, avec des rues étroites, le tramway, le métro, à une erreur près, importante : avoir installé un grand supermarché dans le centre au lieu d’une multitude de boutiques. Malheureusement, le meilleur des urbanismes ne peut pas grand-chose face à des vagues d’immigrations non maitrisée et face à l’absence d’assimilation.

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            Quelles ont été les politiques de rénovation et de réhabilitation urbaine  menées en France à partir de la fin des années 1970 et sur la base du constat d’une certaine crise des grands ensembles ? Quel bilan peut-on en tirer ? Quelle a été la concertation avec les habitants et les acteurs locaux (municipalités et habitants notamment) ?  Que pensez-vous de la politique de la ville en général ? Et comment voyez-vous  l’évolution de la situation sur le plan du « vivre ensemble » et de la délinquance ?

             Le début des politiques de la ville, en fait la politique des quartiers « à problèmes » est Habitat et Vie Sociale (HVS). Nous sommes en 1977 et c’est surtout une idée de la « deuxième gauche » social-démocrate (par opposition à la première gauche « montagnarde »). Il se trouve que c’est aussi à ce même moment que la politique de l’aide à la pierre est remplacée par l’aide à la personne. A ce moment, les loyers des logements sociaux deviennent trop chers (puisqu’elles n’ont pas d’aide) pour les classes moyennes, qui sont poussés à quitter les HLM, ce qui nuit bien sûr à la mixité sociale. L’aide à la personne (les APL) rend solvables des gens qui ont de faibles revenus, ou des revenus de transferts sociaux, ou travaillent au noir. Cela amène à changer la composition des HLM : les familles monoparentales sont de plus en plus nombreuses, ainsi que les familles issues de l’immigration. En 30 ans, elles sont devenues majoritaires dans beaucoup de quartiers de banlieues ou en tout cas de quartiers HLM. Les réhabilitations qui ont été menés l’ont généralement été sérieusement. Le gain en confort est souvent réel même si, esthétiquement, l’aspect hybride des interventions n’est pas toujours très heureux. Mais les habitants vivent dans les immeubles avant de les regarder.

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Le problème est l’ampleur des dégradations et atteintes aux biens et personnes commises par une petite minorité d’habitants, qui instaure un climat de peur et de complaisance vis-à-vis des trafics, vols, dégradations dont les autres habitants, eux-mêmes en bonne part issus de l’immigration sont les premières victimes. Après HVS, le gouvernement Mauroy, en 1981, a mis en place la politique de DSQ (développement social des quartiers). Il s’agit alors avant tout de faire un travail éducatif et de prévention de la délinquance. Les études d’évaluation se sont succédées et les nouvelles mesures de politique de la ville aussi, en fonction des gouvernements. Elles se ressemblent toutes, étant définies par les mêmes hauts fonctionnaires, souvent assez autistes et munis d’une culture de type « fonction publique », respectable mais parfois bien naïve, culture associée à une formation sociologique de base amenant bien souvent à la « culture de l’excuse ». A cela s’ajoute le souci de ne pas « faire de vagues », souci partagé par les politiques. Le clientélisme communautaire s’ajoute ensuite à cela. 

      D’une manière générale, la situation ne s’est pas améliorée, sauf dans certaines villes de province car l’échelle plus petite de l’urbain et l’implication de certains élus locaux a permis des réussites. Le « mal vivre ensemble » gagne. Chômage, dévalorisation du travail, relations conflictuelles entre jeunes et police se sont installés dans la durée, avec une violence croissante. Les contrôles au faciès sont une réalité, mais dans le même temps, l’agressivité de certaines bandes de jeunes vis-à-vis de tout ce qui est public, des pompiers aux médecins, et en somme vis-à-vis de tout ce qui extérieur au quartier est réelle.  Cette logique du ghetto est dramatique et n’a été cassée par aucune loi, même bien intentionnée, comme la Loi d’Orientation sur la Ville (LOV) de 1991.

            Comment les autres pays européens ont-ils géré la reconstruction d'après-guerre et l'augmentation des populations urbaines? Ont-ils menés des politiques similaires à la France en la matière ?

             En Allemagne, il y a eu beaucoup de reconstructions qui respectaient l’usage des parcelles avant les destructions (peu à Berlin, par contre) et peu ou prou la volumétrie des immeubles détruits, très nombreux (il y avait des millions de sans-abris qui s’étaient ajoutés aux centaines de milliers de morts). L’influence de Le Corbusier est venue plus tard. En Grande-Bretagne la reconstruction a été plus rapide qu’en France. Dans tous les cas, l’arrivée en ville de populations rurales, puis immigrés a été l’occasion de production de logements de masse comparables (grandes cités-dortoirs) mais le phénomène a été plus marqué en France parce que l’urbanisation était plus tardive que dans beaucoup d’autres pays européens.

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Dresden: la reconstruction de la ville après la fin de la RDA.

            Qu’est-ce qu’un quartier de relégation en France? En quoi et comment se fait ce processus de relégation ? Sur le plan de la géographie, de la sociologie et des transports notamment ?

            Un quartier de relégation est un quartier qui donne une mauvaise image sur les curriculum vitae mais c’est aussi et surtout un quartier où on rencontre surtout des gens « paumés », sans repères, sans projet. Dans un quartier de relégation, il n’y a pas une dynamique sociale positive, ascendante. C’est un quartier ghetto, un ghetto de pauvres mais aussi un ghetto d’immigrés. Il manque une culture commune à laquelle s’agréger. Parfois, cette culture, c’est l’islam. Mais ce n’est pas ce qui aide le plus à l’intégration, notre pays n’ayant pas vocation à devenir musulman, pas plus qu’arabe, turc ou africain. Souvent, l’adoption de l’islam correspond à une réaction identitaire. « Puisque vous me rejetez, moi aussi je rejette votre Occident consumériste. » (sans négliger le fait que l’adhésion à l’islam ne s’accompagne pas forcément du rejet du consumérisme). On peut comprendre cette recherche identitaire de substitution, mais ce n’est pas très constructif quand on continue de « zoner » au pied de la cité, et c’est souvent très artificiel.  C’est un islam du ressentiment plus que de l’affirmation. Il nous faut dire : « La République française n’admet que l’on dissimule son visage dans l’espace public » (qu’il s’agisse de burqa, casque de motard, bonnet, déguisement, etc.) ». La polygamie est plus complexe – sans doute beaucoup plus massive aussi que le port de la burqa – et pose des problèmes plus graves.  Y compris la question du déséquilibre démographique entre Français « de souche » et immigrés, qu’ils soient Français ou non au plan de l’Etat civil.

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Mosquée de Montreuil, banlieue parisienne.

            Les services publics au sens large et les autres acteurs indispensables (médecins par exemple) sont-ils suffisamment présents dans ces quartiers ?

        Ils ne sont pas assez nombreux. Regardez par exemple le taux de médecins, qui est faible. Les conditions de séjour ne sont certes pas incitatives, pas plus en banlieue que dans la France périphérique. Tant que la sécurité n’est pas rétablie, ces sous-effectifs sont inévitables. Les professions libérales, à quelques remarquables exceptions près, vont là où il y a de l’argent, et de la tranquillité publique.  Quant aux policiers, ils sont beaucoup moins nombreux à la fois par habitant et par hectare de territoire à surveiller en banlieue qu’à Paris. Il faut plus de policiers mais aussi et surtout plus de police de proximité. Il faut certainement moins d’opérations coups de poing, qui sont faites pour être médiatisées, mais ne résolvent pas grand-chose, mais plus de travail policier en profondeur. Il faut par contre instaurer une insécurité quotidienne pour les dealers et les bruleurs de voitures. Actuellement, c’est plutôt l’insécurité quotidienne pour les honnêtes gens qui, rappelons-le, sont la grande majorité des habitants des banlieues. 

            Les diverses classifications opérées par la politique de la ville (ZUS, ZEP,...) ont-elles contribué, selon-vous, à stigmatiser ces quartiers ?

            Zones urbaines sensibles, zones d’éducation prioritaire, zones de redynamisation urbaine, zone franches urbaines : tous ces sigles visent à désigner des politiques publiques prioritaires et sur des territoires qui ne se recoupent pas tous. C’est une machinerie complexe et parfois utile. L’état de la banlieue ne serait-il pas pire sans un certain nombre de ces mesures sur lesquelles il est trop facile de ricaner ? Possible. Ceci dit, elles ne sont pas à la hauteur des problèmes. Déléguer la gestion des quartiers aux « associations », cela a ses limites. Cela aussi des effets de clientélisme et de communautarisation. 

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La vraie question est que beaucoup de quartiers ne sont plus des quartiers de travailleurs et quand il y a des travailleurs, ils n‘ont qu’une idée en tête : en sortir le plus vite possible pour échapper à un climat malsain pour eux, pour leur femme, leurs enfants. Les ZEP donnent plus de moyens, et c’est plutôt un atout d’être en ZEP de ce point de vue mais, ensuite, si la norme sociale et culturelle de la jeunesse de tel quartier en ZEP est de ne rien faire à l’école, au collège, au lycée et au contraire de vivre de petites magouilles (ou grandes magouilles et vraie délinquance), qui empoisonnent la vie du quartier, alors cela ne suffit pas.   Les gens d’origine immigrés sont les premiers à dire, bien souvent, « pas question pour moi de m’installer dans le "neuf-trois" » (la Seine Saint Denis). Ils ajoutent souvent, n’ayant pas l’habitude de la langue de bois : « Il y a trop de racaille ».  Je crois que ces quartiers se sont « stigmatisés » tout seul, du fait d’une partie de leur jeunesse et de la faiblesse du civisme en général en France. De même, on se stigmatise en s’habillant d’une certaine façon (‘‘survêtement à capuche’’…), en s’exprimant d’une certaine façon, etc. On ne peut vouloir être considéré comme un Français comme un autre si tout dans son comportement manifeste que l’on ne se sent pas de culture et de mœurs françaises. Quant à dire qu’ « il n’y a pas de culture française » (Emmanuel Macron), c’est là une réponse tout aussi stupide que de dire qu’il n’y a pas de culture turque, marocaine, iranienne, etc.

            Quelles sont les grandes orientations données par l’actuel ministère de la Ville pour les quartiers sensibles ? Existe-t-il des points critiquables ou qui ont fait débat ? Comment la politique de la ville entend-elle lutter, présentement et à l’avenir contre la délinquance ?

            Le logement, de 2007 à 2010, a été rattaché au vaste ministère de l’Ecologie de Jean-Louis Borloo. Fadela Amara a été secrétaire d’Etat à la ville (2007-2010). Cette dernière a eu de bonnes idées, mélange de volontarisme, de connaissance du terrain et de réalisme (elle ne se fait pas trop d’illusions). Elle est bien inspirée mais a été marginalisée. Le gouvernement a cherché en la nommant un effet d’affichage avant l’efficacité. En fait, pour comprendre, au-delà des mots et des discours quasi-interchangeables d’un ministre à l’autre, la vraie politique du gouvernement pour les banlieues, il faut regarder le projet du Grand Paris de Christian Blanc, sans même parler des extrapolations de Jacques Attali sur « Paris prolongé jusqu’au Havre », Jacques Attali jouant, comme Alain Minc, le rôle de ballon d’essai de Sarkozy (et plus généralement du libéralisme mondialiste – note de 2017).

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Or, c’est un projet du même ordre que celui de de Gaulle et Delouvrier  dans les années 1960 que ce projet gouvernemental du Grand Paris. A savoir un très mauvais projet. Non qu’il n’y ait pas matière à créer une instance fédérative entre Paris et les trois départements de la proche couronne. Cela, c’était le projet de Philippe Dalier à « droite », et de Georges Sarre à « gauche ».  Mais le Grand Paris de Christian Blanc (repris par les équipes de Hollande – note de 2017) se résume au super métro, le « grand huit » de 130 km, qui ne répond aucunement aux besoins des habitants. Là encore, on saute par-dessus la banlieue existante pour aller créer des problèmes ailleurs en développant plus encore l’urbanisation en très grande banlieue, une urbanisation en tâche d’huile. Une nouvelle catastrophe urbaine se prépare.

***

            Est-ce que démolir des tours pour faire des banlieues pavillonnaires améliore automatiquement la vie collective et fait reculer la délinquance ?

           Il est sidérant de voir que l’on va détruire des tours porte de Clignancourt (tours qui ne sont pas plus horribles que d’autres, ni en mauvais état du reste, même si je n’ai aucun goût pour les tours) au moment où on parle d’en construire porte de la Chapelle, soit à deux pas, et à un endroit où il y en a déjà dont on peut faire le bilan : elles fonctionnent très mal sauf quand elles sont hyper-sécurisées (donc très couteuses) et donc destinés à des classes moyennes ou supérieures, celles qui n’ont pas la moindre envie d’habiter la Porte de la Chapelle. D’où une contradiction sans solution.

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On marche sur la tête. Une nouvelle fois – et c’est le mal contemporain – ce qui compte pour les politiques, c’est l’image, l’image, l’image. Alors que l’efficace, l’utile pour les habitants, souvent, ce n’est pas le spectaculaire. C’est du terre à terre dont on a besoin. Et dans tous les sens du terme. Démolir des tours, dans certains cas, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas la panacée. Trop souvent, on ajoute du traumatisme à du traumatisme, la destruction est vécue comme une dévalorisation rétroactive. Bien souvent, il vaut mieux densifier, construire autour des barres, ou modifier les barres.  Quant aux tours, de quoi parle-t-on ? 10 étages ? 15 étages ? Quand ce sont des tours résidentielles, cela ne pose pas toujours de problèmes particuliers, chacun respecte les espaces communs.  Quoique… les incivilités existent aussi chez les bourgeois. Pour ce qui est des tours de logements sociaux, elles sont tout à fait inadaptées mais il y a en fait peu de tours de logements sociaux en banlieues, en tout cas assez peu de tours de logements de plus de 10 étages.  Quand il y en a, comme à Bagnolet, il vaut sans doute mieux faire de l’urbanisme reconstructeur, restructurant plutôt que destructeur, améliorer les transports, amener des emplois, décloisonner plutôt que détruire. Dire que l’on détruit des tours pour faire des quartiers pavillonnaires n’est, par ailleurs, pas souvent exact. En général, on détruit des tours pour reconstruire des petits immeubles, qui ont souvent l’inconvénient d’être tous identiques.

            Quelles solutions d’urbanisme et d’architecture pourraient-elles être mises en œuvre pour améliorer la situation de ces quartiers en difficultés ?

            On ne peut évacuer la question de la crise de civilisation : le manque de motivation pour le travail, et pour la création. La France, qui était une nation d’artistes, est devenue une nation de téléphages et de consommateurs d’internet, et pour ce qu’internet a de moins intéressant. La France, l’Occident en général et toute la planète tendent à entrer dans cette post-civilisation qui rétrécit les horizons et atrophie les sensibilités. Seule une minorité échappe à cela. Une minorité privilégiée par la culture, l’éducation et le niveau économique. Il est heureux, en un sens, que cette minorité existe, mais pourra-t–elle résister à la montée de la barbarie ?  Les quartiers en difficulté, habités par des gens eux-mêmes souvent déshérités, moins du reste au plan strictement financier qu’au plan culturel souffrent au premier chef de cette crise de civilisation.

    Les quartiers de grands ensembles, ceux ciblés par la « politique de la ville » – terme ambitieux, il vaudrait mieux dire modestement « l’infirmerie des banlieues » – nécessitent à mon sens de la modestie, continuer de travailler avec certaines associations, même s’il ne faut pas en attendre des miracles, et de l’ambition notamment dans le domaine des transports. Il faut absolument que les gens puissent sortir de ces quartiers, n’en soient pas prisonniers, puissent aller « voir ailleurs ». Donc, il faut des transports, y compris le soir et même la nuit. Il faut renforcer les effectifs permanents de police, mais aussi d’éducateurs.

           indexvict.png Il faut aussi refuser la victimisation. Bien des maghrébins qui « s’en sortent », bien des « noirs » – et non pas des « blacks » – Africains ou Antillais qui eux aussi s’en sortent socialement, c’est-à-dire travaillent, montrent que des jeunes, avec de l’énergie, peuvent trouver une formation, un travail, une voie, un avenir, une espérance, une place dans la société. La République française est généreuse, l’éducation gratuite, les soins gratuits, ce n’est pas rien, il faut le dire et le rappeler. En contrepartie, il faut être sévère avec ceux qui pourrissent la vie de ces quartiers, et qui sont tout simplement des canailles qui vivent de trafics de drogue, de vols, d’escroqueries, de harcèlements, etc.

            Arrive-t-on à faire de la mixité sociale dans les quartiers sensibles ? Sinon, comment expliquer qu'en dépit de la politique de la ville, les habitants fuient ces quartiers ?

      On arrive plus facilement à mettre quelques pauvres dans des quartiers riches que quelques riches dans des quartiers pauvres. La mixité sociale a reculé. Il y avait des bourgeois dans beaucoup de quartiers de banlieue nord il y a 100 ans. Combien en reste-il ? Par ailleurs, le caractère multiethnique des banlieues fait fuir beaucoup de classes moyennes et a fortiori supérieures. Tout le monde est pour l’immigration, les « bobos » en tête, mais chacun préfère habiter un quartier où il n’y a « pas trop » d’immigrés. Il y a beaucoup d’hypocrisie là-dedans. Il n’y avait que les élus communistes, jusque dans les années 1980, à habiter dans des HLM, et encore, pas tous !

            Le problème d’anomie (au sens de désagrégation des règles de vie en collectivité et du lien social) des quartiers sensibles, s’il existe,  est-il résoluble uniquement dans des politiques étatiques ? Où est-ce un problème qui va bien au-delà ? Un problème culturel, de civilisation ?

            L’anomie ou encore la perte de la décence commune dont parlait George Orwell est une réalité. Elle concerne surtout les jeunes de ces quartiers. C’est la conséquence du déracinement dû à l’immigration de masse. C’est la conséquence d’une perte d’identité, ou d’une impossibilité de construction identitaire dans la tolérance, le respect des autres, qu’ils soient issus d’autres communautés immigrées, ou qu’ils soient Français de souche. La société multiraciale est devenue multiraciste. Les injures sont très souvent raciales (et racistes) dans les quartiers que l’on appelait populaires, qui sont encore populaires mais sont aussi maintenant massivement multiethniques et multiraciaux.  Mais, en outre, l’américanisation des mœurs – pour faire court, la fascination par le fric – joue un rôle très déstructurant. L’intégration par les valeurs de l’effort, du travail, de la République qui ne reconnait aucune communauté ne marche plus. Il n’y a pourtant pas d‘autre voie que l’assimilation et le retour à ces valeurs qui n’ont, faut-il le rappeler, jamais impliqué de renier ses ancêtres et ses traditions. Mais est-ce que cela peut marcher avec une immigration de masse ? En tout cas, si cela ne marche pas, rien d’autre ne marchera, car il n’y a pas de communautés en France, de cadres communautaires réellement capables de prendre le relais et on ne peut les créer artificiellement dans les populations d’Afrique noire ou celles originaires du Maghreb. C’est d’ailleurs précisément parce que, dans leurs pays d’origine, le lien social était en crise que ces gens sont venus en France, alors comment peut-on imaginer que, une fois venus en France, leurs attaches d’origine fonctionnent de manière communautaire, ce qu’elles ne faisaient pas toujours dans leur pays ?

           41vZadgoLKL._SX334_BO1,204,203,200_.jpg Pour revenir à la question centrale, qui est celle des jeunes des quartiers, ce qui doit être géré est, ajouté au problème de l’identité, un problème « hormonal ». C’est ce qu’a bien vu Luc Bronner dans La loi du Ghetto. Les jeunes garçons ont pris le pouvoir.  Le culte de l’enfant-roi de nos sociétés n’a rien arrangé. Quand un parent donne une fessée à son gosse, les services sociaux le réprimandent. Les immigrés ne comprennent pas cela. Ils ont l’impression qu’on leur casse leur travail de parent éducateur. Mais surtout, il y a l’absence fréquente du père ou la dévalorisation de la figure du père. C’est souvent un chômeur. Nombre d’immigrés ont été licenciés de leur travail à 45 ans : cela n’aide pas à donner une image forte. Quant aux familles monoparentales, le garçon seul face à sa mère est roi dans certaines cultures. Il y a une asymétrie de la délinquance entre garçons et filles. Difficile donc de dissocier les questions de la banlieue de ces  questions culturelles liées à l’immigration, liées aux cultures des immigrés. Ce qui, bien sûr, ne veut pas dire que, sans problème de l’immigration, il n’y aurait plus de problème de la banlieue. Il resterait le problème de la laideur, et ce n’est pas une petite affaire, car l’homme a besoin de beauté. Il a besoin du ciel étoilé. Il a besoin des nuages. Il a besoin d’une poésie de la vie, et pas seulement de promotions sur les pâtes à tartiner. Il faut à cet égard revoir entièrement la forme et le contenu des centres commerciaux, véritables « rois anonymes » de notre temps, pour reprendre une expression de Georg Simmel à propos de la fonction marchande.

            Quels rapports ont les habitants des quartiers sensibles avec leurs lieux de vie ? Quel est l'état du lien social dans les quartiers sensibles ? Comment évolue-t-il ces dernières années ? S'il y a eu une dégradation de celui-ci à quoi peut-on l'imputer ?

            La question est-elle : aiment-ils leurs lieux de vie ? Je crois qu’ils ne les détestent pas dans bien des cas, mais qu’ils regrettent les problèmes de transport, la délinquance excessive, l’irrespect des lieux, les gens qui urinent dans les ascenseurs, etc. Les gens aimeraient aimer leurs quartiers. Ils n’y arrivent pas bien souvent. Ceci dit, il me parait difficile de généraliser : Vitry n’est pas Bagnolet, qui n’est pas Bondy, qui n’est pas la banlieue de Saint-Etienne ou de Rouen, etc.  On constate un mauvais état du lien social. Je n’ai pas suffisamment d’expérience de terrain pour en dire plus bien qu’ayant longtemps vécu en banlieues y compris dans des quartiers dits « sensibles ». Restaurer la valeur du travail et de l’effort, rendre possible l’accès concret au travail, mais aussi développer l’idée que le travail n’est pas la lutte de tous contre tous, que c’est aussi la solidarité et la coopération.  Il faut redécouvrir l’ « altruisme créatif » (Pitirim Sorokin). Et aussi développer un autre imaginaire que la consommation, voilà ce qu’il faudrait sans doute faire. Programme vaste et complexe.

            Quelles furent les grandes évolutions sociologiques dans les quartiers sensibles ces 30 dernières années? Y-a-t-il eu une ethnicisation de ces quartiers, un appauvrissement ? Une fuite des classes moyennes vers le périurbain ou le centre-ville pour les classes moyennes supérieures ? 

        633676_f.gifDepuis plus de 30 ans, il y a clairement une ghettoisation des quartiers, une pauvreté endémique, un désoeuvrement, une défrancisation qui touche notamment les mœurs, un développement des trafics de drogue et de toutes les délinquances.  Il y a bien sûr un départ de ceux qui peuvent partir notamment les Français « de souche » des classes moyennes, mais aussi les immigrés qui accèdent à la classe moyenne. Quant aux classes supérieures, elles n’ont jamais habité les quartiers sensibles et n’ont donc pas besoin de les fuir. En d’autres termes, la lutte de classes s’accompagne toujours d’une lutte pour s’approprier les lieux, d’une « lutte des places », comme écrit Michel Lussault[1].

            Le rôle des « créateurs de lien social » (animateurs sociaux, gardiens d'immeubles...) dans ces quartiers a-t-il évolué ? Ont-ils plus de difficultés à remplir ce rôle ? Si oui pourquoi ?

         On a renforcé le rôle des gardiens, et souvent leur nombre, et on a eu raison. Ceci dit, beaucoup de gardiens ne veulent plus travailler dans les quartiers difficiles (on les comprend) – ce qui rend ces quartiers encore plus abandonnés. Il faut aussi plus de police, plus de justice, plus de mise hors d’état de nuire de délinquants : mise en prison, interdiction du territoire national, double peine, déchéance de nationalité, les moyens de manquent pas, à condition de se débarrasser de la tutelle de la Cour européenne des droits de l’homme.

            Comment expliquer le fort taux de délinquance dans ces quartiers sensibles ? D’où vient l’origine du malaise et des conduites déviantes ? 

          C’est une question de civilisation. Ce qui joue, c’est la séduction de l’argent facile (les sportifs dont on parle à la télé…), le goût des objets technologiques sophistiqués, la fin du respect de la culture, mais aussi de toutes les institutions pourtant au service des gens  (maintenant, on brule les écoles, les MJC, les bibliothèques, les gymnases…). On vole dans les magasins de fringues, de chaussures de marque… Mais il y a aussi, comme je l’ai déjà souligné, la crise hormonale de ces jeunes garçons qui n’ont pas de défouloir, qui ne font plus leur service militaire, qui ne peuvent plus canaliser leur énergie. C’est le problème principal. Ce n’est pas l’immigré de 40 ans qui brule des voitures, en général. Ce n’est pas celui qui bosse sur les chantiers dans le bâtiment et qui part tôt le matin. C’est le jeune parasite de 12–18 ans qui, en plus de détruire son quartier et d’y bruler les voitures des honnêtes gens, pourrit la vie de son école. Cette jeunesse des émeutiers explique la peur des bavures qu’a la police.

            Comment les pouvoirs publics répondent-ils, dans le cadre de la politique de la ville, à ces difficultés sociales ? Les dispositifs en place soulagent-ils les habitants de ces quartiers en difficulté sociale ? Pourrait-on optimiser les réponses apportées ?

          On connaît les actions de la politique de la ville, avec notamment le soutien aux « associations » -– ce qui recouvrent toutes sortes de réalités. Cela joue sans doute dans le bon sens mais à la marge. L’isolement des quartiers arrange tout le monde : ils « mettent le bordel » chez eux et pas ailleurs. On ne met pas le paquet en éducation, prévention, répression, encadrement. La République ne croit plus en elle. Elle croyait plus en elle-même à l’époque de la Guerre d’Algérie, avec les SAS (sections administratives spécialisées) et, pourtant, cela n’avait pas suffi à l’intégration. La comparaison pourra choquer mais, pourtant, dans certains quartiers, il ne reste pas plus de Français de souche qu’il n’y avait de Pieds-Noirs en Algérie (1 million sur 10). Respecter les gens, c’est s’occuper d’eux, mais la vérité est peut-être que la République préfère abandonner les banlieues. J’espère me tromper. Il ne manque pourtant pas d’élus qui ont assez bien compris les choses, comme Claude Dilain (PS), qui fut maire de Clichy sous bois, ou Catherine Arenou (UMP), à Chanteloup les vignes.

            D’une manière plus générale, est-ce les habitants qui font le lieu de vie ou le lieu de vie qui fait les habitants ou est-ce un peu des deux ?

               C’est une question que l’on rencontre souvent. La misère a trouvé son décor. Mais c’est moins une misère matérielle – les gens ne meurent pas de faim, ni de manque de vêtements – qu’une misère morale. La délinquance des jeunes s’ajoute à cette misère morale. Elle en est aussi le fruit. Je crois que l’urbanisme pourrait changer beaucoup de choses. Des petites rues interdisant la vitesse, des immeubles dont on puisse plus difficilement jeter des choses des toits, des immeubles suffisamment petits pour permettre des relations de proximité. A terme, il faudrait envisager la création d’une garde civique – sorte de nouvelle « garde nationale » – en liaison avec la police nationale.

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Quartier "Orme seul", La Courneuve. Architecture de Catherine Furet.

Il faut refaire un urbanisme de proximité, d’immeubles de taille moyenne, de 4 à 6 étages, avec des rues adaptées, c'est-à-dire de gabarit modeste (exemple : le quartier de « l’Orme Seul » de Catherine Furet à la Courneuve) et des axes plus grands, mais jamais disproportionnés avec des bus, des tramways, des métros…. Il faut arriver à une densité beaucoup plus forte que dans les banlieues actuelles tout en évitant les tours. C’est parfaitement possible : regardez le 10e, ou le 11e arrondissement de Paris. Il y a une forte densité, et pas de tours.  Il faut penser l’urbanisme pour le lien social et aussi – ne soyons pas naïfs – pour la sécurité (on le fait déjà, mais dans la perspective d’interventions ponctuelles plus que dans le registre d’une  sécurité quotidienne). Cela coûtera très cher, mais pas plus que des milliers de voitures brûlées chaque année.

Note:

[1] De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset, 2009.

mercredi, 14 octobre 2020

Le mystère de la laideur contemporaine

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Le mystère de la laideur contemporaine

Ex: https://aristidebis.blogspot.com

Lorsque je me promène dans Paris, ou dans n’importe quelle grande ville de France, la laideur presque universelle des bâtiments contemporains est un phénomène qui ne lasse pas de me consterner, et de me fasciner.

Dans un article que j’avais traduit pour mon blog, Claire Berlinski, une Américaine vivant à Paris, écrivait : « Paris est toujours beau, mais Dieu sait que les architectes font de leur mieux pour ruiner cette beauté. La périphérie a été détruite et le centre a été abîmé. Aucun architecte ayant œuvré depuis la fin de la seconde guerre mondiale n’a ajouté à la beauté de la ville, et chacun d’entre eux en a soustrait quelque chose.

Les nouveaux bâtiments ont suscité une condamnation universelle dès leur conception, seule la familiarité les a rendus tolérables. Les fait que les architectes d’après-guerre soient incapables de faire quoi que ce soit de beau est une vérité si unanimement acceptée que personne ne se soucie de demander pourquoi. Il s’agit juste d’un aspect de la vie moderne, au même titre que les voyages en avion et internet. »

Je fais entièrement mien ce jugement esthétique concernant ce que l’auteur appelle « le saccage architectural de Paris ». En revanche, je récuse l’idée que personne ne se soucierait de demander pourquoi, étant donné que cette question me tarabuste depuis longtemps déjà.

Comment se fait-il qu’avec tant de richesse et de tels moyens techniques nous ne soyons pas capables de construire des bâtiments agréables à l’œil ? Pourquoi la beauté semble-t-elle avoir pratiquement déserté le monde de l’architecture ? Pourquoi, avec sous les yeux tant de merveilles issues des siècles passés, la création contemporaine est-elle aussi systématiquement hideuse ? Et pourquoi cette laideur est-elle devenue la norme en Occident ? Voilà ce que j’aimerais comprendre.

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Je cite sur ce point un excellent article, très bien informé, que j’avais déjà eu l’occasion de signaler, et dans lequel vous pourrez trouver toutes les illustrations nécessaires pour soutenir mon propos (Brianna Rennix & Nathan j. Robinson, «Why you hate contemporary architecture », Current Affairs, 31 octobre 2017) :

« Pendant environ 2 000 ans, tout ce que les êtres humains ont construit a été beau, ou du moins acceptable. Le XXe siècle a mis un terme à cette situation, comme en témoigne le fait que les gens font souvent des pieds et des mains pour passer leurs vacances dans des villes « historiques » (lire : « belles ») qui contiennent aussi peu d'architecture post seconde guerre mondiale que possible. Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui a réellement changé ? Pourquoi semble-t-il y avoir une rupture aussi évidente entre les milliers d'années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale et l'après-guerre ? Et pourquoi cela semble-t-il vrai partout ? »

Avant d’aller plus loin, il me faut préciser que ce jugement ne s’applique évidemment pas à tous les bâtiments contemporains. La laideur qui me frappe, et qui est pour moi une énigme que j’aimerais résoudre, est celle des bâtiments que l’on peut dire « de prestige ». Les bâtiments publics ou ceux pour lesquels le ou les architectes ont manifestement reçu carte blanche pour faire « quelque chose de nouveau » et pour démontrer leur génie créatif. Dans certains cas le résultat est réellement intéressant et peut même être esthétiquement satisfaisant. La fondation Louis Vuitton, à Paris, œuvre de l’architecte Frank Gehry, me parait appartenir à la première catégorie et le Burj-al-arab, conçu par l’architecte Tom Wright, à la seconde. Mais pour quelques réussites, combien d’horreurs qui donnent le frisson et que l’on souhaiterait voir détruites séance tenante ? Les beaux bâtiments contemporains sont comme les poissons-volants : ils ne constituent pas, et de très loin, la majorité du genre.

Par ailleurs, pour caractériser les bâtiments que j’ai en vue, le terme laideur est peut-être insuffisamment précis. Sans doute faudrait-il ajouter les termes inhumain et angoissant.

Dans un petit texte dont le titre m’échappe, et que j’ai lu il y a fort longtemps, Michel Houellebecq évoque l’esplanade de La Défense et remarque que les passants semblent spontanément s’adapter à l’architecture proposée en adoptant une démarche robotique et en arborant un regard vide et un visage figé. L’effet produit par l’architecture contemporaine me semble en effet être de cet ordre-là.

Deux éléments me paraissent caractériser principalement les constructions contemporaines qui défigurent nos villes. D’une part le rejet pratiquement systématique de tout ce qui rend un bâtiment spontanément plaisant à l’œil : ornement, symétrie, proportion, harmonie, bref le rejet de tous les constituants objectifs de la beauté, ou du moins, s’il faut parler selon toutes les écoles philosophiques, de ce qui est à peu près universellement considéré comme agréable à regarder.

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« Le fait le plus extraordinaire concernant l'architecture du siècle dernier, cependant », écrivent Rennix et Robinson, « est à quel point certaines tendances sont devenues dominantes. L'uniformité esthétique entre les différents architectes est remarquablement rigide. L'architecture contemporaine fuit l'utilisation classique des symétries multiples, elle se refuse intentionnellement à aligner les fenêtres ou d'autres éléments de design, et préfère les formes géométriques inhabituelles aux formes satisfaisantes et ordonnées. Elle obéit à un certain nombre de tabous stricts : les dômes et arcs classiques sont interdits. Une colonne ne doit jamais être cannelée, les toits en pentes symétriques sont impossibles. Oubliez les coupoles, les clochers, les corniches, les arcades et tout ce qui rappelle la civilisation pré-moderne. » (« Why you hate contemporary architecture »)

Ou encore :

« La passion de l'architecte contemporain est de disposer des éléments d’une manière qui soit intentionnellement discordante, désordonnée et exaspérante. »
Autrement dit, les architectes contemporains semblent chercher avec obstination non pas à plaire mais à déplaire, à choquer et à désorienter.

D’autre part, ce qui me semble caractériser – sans exception que je connaisse – les bâtiments contemporains, c’est leur mépris total pour la notion d’unité architecturale. Un bâtiment contemporain se reconnait d’abord au fait qu’il refuse de manière éclatante de s’intégrer dans son environnement. Au contraire, son ambition première semble être de ruiner, de détruire l’harmonie du quartier dans lequel il s’inscrit, si cela est possible.

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Prenons l’exemple de la tour Montparnasse. Certes, son habillage, très années 1970, a plutôt mal vieilli. Mais sa forme n’est pas déplaisante en elle-même et, dans une ville comme Chicago, personne ne la remarquerait particulièrement, même si elle ne serait sûrement pas considérée comme un beau bâtiment. En revanche, dans une ville comme Paris, dont les bâtiments dépassent rarement une dizaine étages et sont de couleur plutôt claire, la gigantesque tour sombre écrase le paysage et ruine toutes les perspectives à des kilomètres à la ronde. Une des raisons pour lesquelles la Fondation Louis Vuitton peut être classée parmi les rares réussites parisiennes de l’architecture contemporaine, c’est précisément qu’elle est isolée, au milieu du bois de Boulogne. Mais située dans un quartier d’habitation, elle produirait à peu près le même effet discordant que la Tour Montparnasse, en moins catastrophique étant donnée sa plus faible hauteur.

Pour ne pas multiplier inutilement les exemples au sujet d’un phénomène qui ne me parait pas sérieusement contestable, prenons simplement le cas des bâtiments conçus par Le Corbusier. Celui-ci peut certainement être considéré comme le pape de l’architecture contemporaine et son œuvre est classée depuis 2016 au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le Corbusier fut à l’architecture du 20ème siècle ce que Picasso fut à la peinture. Certains jugeront peut-être les œuvres de Le Corbusier intéressantes, novatrices, géniales même peut-être. Je les juge personnellement (toutes celles du moins que je connais) particulièrement repoussantes et littéralement inhumaines : impropres à être habitées par des êtres humains ordinaires. Mais je crois qu’il est un point sur lequel les admirateurs de Le Corbusier et ses contempteurs, comme moi, peuvent s’accorder : ses bâtiments sont absolument singuliers. Comme le dit Theodore Dalrymple : « un bâtiment de Le Corbusier est incompatible avec tout ce qui n’est pas lui-même. » En conséquence de quoi : « Un seul de ses bâtiments, ou un bâtiment inspiré par lui, est capable de ruiner l'harmonie de tout un paysage urbain. »

Les sentiments que m’inspire l’architecture contemporaine me paraissent d’autant moins subjectifs que ce que j’ai essayé de décrire se retrouve, mutatis mutandis, dans d’autres domaines de la création artistique.

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Il y a quelque temps de cela, au cours d’une émission de radio animée par l’amie Catherine Rouvier, j’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Damnianovitch, chef d’orchestre et compositeur d’origine serbe qui exerce son art en France depuis le début des années 1980. Alexandre Damnianovitch nous racontait l’atmosphère bien particulière, et proprement idéologique, qui régnait au Conservatoire National de Paris à la fin des années 1970. Toute tentative de composer de la musique qui ressemble à ce que le grand public appelle de la musique, c’est-à-dire quelque chose de plaisant à l’oreille et qui contienne une mélodie reconnaissable, était alors traité avec dédain et fortement découragé. Le seul langage musical vraiment admis était celui de la musique sérielle, qui pousse au bout de sa logique la recherche de l’atonalité entamée avec le dodécaphonisme initié par Schönberg au début des années 1920. Le résultat est l’équivalent musical d’un bâtiment de Le Corbusier, lorsque Le Corbusier est à son meilleur, c’est-à-dire à son pire : étrange, inquiétant, désagréable, angoissant.

Lorsque j’étais enfant, mon père, grand mélomane à l’immense érudition musicale, était fréquemment branché sur France Musique, et se désolait tout aussi fréquemment de la présence de plus en plus envahissante, sur les ondes de sa radio favorite, de pièces musicales « d’avant-garde ». Le nom de Pierre Boulez, que j’entendais parfois prononcer sans savoir de qui il s’agissait, évoquait manifestement en lui des sentiments très négatifs, quelque part entre le mépris et la colère.

J’ai gardé le vif souvenir de ces sons discordants qui s’échappaient du poste et qui ne ressemblaient en rien à ce que j’appelais, moi, dans ma naïveté enfantine, de la musique et je n’ai compris que bien plus tard que Pierre Boulez avait été à la musique du 20ème siècle ce que Le Corbusier avait été à l’architecture. J’ai d’ailleurs éprouvé le même genre de sentiment horrifié lorsque j’ai vu pour la première fois la Cité Radieuse, à Marseille, que lorsque j’entendais Le marteau sans maitre, ou ses équivalents, à la radio : « Mais comment peut-on faire des choses pareilles ? »

De la même manière que l’architecture contemporaine d’avant-garde manifeste, en règle générale, une indifférence souveraine vis-à-vis de êtres humains qui sont censés vivre dans ses créations, la musique savante d’aujourd’hui, celle qui est enseignée dans les conservatoires, celle qui fait l’objet de commandes publiques et obtient les prix les plus prestigieux, manifeste en général une indifférence souveraine vis-à-vis de l’auditeur. Une pièce de musique sérielle ou inspirée par ce courant est aussi peu faite pour être écoutée par une oreille humaine qu’un bâtiment de Le Corbusier, ou inspiré par Le Corbusier, est fait pour être habité par des êtres humains réels, avec des besoins et des émotions qui sont ceux des êtres humains. Avec toutefois cette différence : nul n’est obligé d’écouter un morceau de musique et il est donc très facile d’échapper aux atrocités de la création musicale contemporaine. En revanche, il est beaucoup plus difficile, et même pour un certain nombre de gens pratiquement impossible, d’échapper à la vue d’un bâtiment de grande taille, et par conséquent d’échapper aux effets que sa vue produit sur vous. L’indifférence de l’architecte aux utilisateurs de son bâtiment a donc une toute autre portée que l’indifférence du compositeur à ses auditeurs, et se rapproche de la cruauté.

Le même phénomène peut, me semble-t-il, se constater sans trop de difficulté dans la peinture.

Pour ne pas nous égarer dans une forêt d’exemples et de cas particuliers qui risqueraient de nous faire perdre de vue la différence la plus saillante entre la peinture contemporaine et la peinture qui l’a précédée, procédons comme pour l’architecture et la musique, par la méthode des exemples éminents.

De l’aveu général, le plus grand peintre du 20ème siècle, ou du moins le plus important, celui qui a eu l’influence la plus vaste et la plus durable, est Picasso. Or ce qui caractérise la peinture de Picasso, ce qui la caractérise visiblement si l’on peut dire, c’est la déconstruction, l’abandon progressif de tout ce qui était auparavant censé constituer la beauté, et notamment la beauté du corps et de la figure humaine : la symétrie des traits, la proportion des formes, l’harmonie et la vérité des couleurs. Avec Picasso, tout cela disparait pour être remplacé par des êtres difformes, impossibles, qui semblent tout droit sortis d’un cauchemar ou d’un délire toxicomaniaque.

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Après Picasso, le peintre le plus célèbre de la seconde moitié du 20ème siècle – en tout cas celui dont les tableaux sont aujourd’hui encore parmi les plus côtés sur le marché mondial – est sans doute Francis Bacon. A titre personnel, l’œuvre de Bacon me semble beaucoup plus intéressante que celle de Picasso mais, tout comme celles du Picasso de la maturité, les toiles de Bacon me paraissent objectivement dépourvues d’agrément et de beauté. La peinture de Bacon est, si l’on veut, intrigante ou fascinante, mais elle n’est ni belle ni plaisante. En fait, la fascination que peut exercer une toile de Bacon vient précisément de son caractère choquant et, pour tout dire, malsain. Nombre de ses tableaux parmi les plus célèbres ressemblent à des scènes de torture ou des étals de boucherie et ses portraits semblent conçus pour susciter l’angoisse et le désespoir chez le spectateur. On sait que Bacon lui-même était adepte des pratiques sadomasochistes et il ne semble pas excessif de dire que nombre de ses toiles paraissent en cohérence avec ce goût particulier.

Venons-en enfin à la littérature. Que la littérature au 20ème siècle ait peu à peu, comme l’architecture, la musique et la peinture, délibérément délaissé, et même dédaigné, la notion d’agrément me parait peu contestable, de même d’ailleurs et pour les mêmes raisons que les notions de convenance et de moralité. Par agrément j’entends d’abord le plaisir qui nait pour le lecteur de l’intérêt de l’histoire qui lui est raconté et de la beauté du style dans laquelle cette histoire est contée. Je parle bien sûr de la littérature qui a des prétentions, des auteurs qui ambitionnent de « faire une œuvre » et pas simplement de vendre des livres. A titre d’anecdote, mon père – décidément aussi peu satisfait de l’évolution de la littérature que de celle la musique – s’était peu à peu, et à la même époque, tourné vers les « romans noirs » pour contenter sa soif de nouveautés, au point de ne pratiquement plus lire que cela. Il m’avait un jour expliqué ainsi ce goût devenu exclusif : « Eux au moins ils te racontent une histoire ». Mais allons directement au point qui me parait essentiel.

Pierre-Manent-285x345.jpgJe cite Pierre Manent, qui me parait particulièrement éclairant :

« Considérons alors le domaine dans lequel l’humanité moderne enregistre sa vie intime – où elle enregistre toujours plus complètement sa vie toujours plus intime : la littérature. Certes il serait vain d’en résumer le mouvement d’une formule, et je n’ai par devers moi aucune « théorie de la littérature ». Mais enfin il me semble que, de Proust et Céline au théâtre de l’absurde et au Nouveau roman, elle dévoile l’imposture des liens humains, le mensonge de l’amour, l’inanité ou la duperie du langage. Elle explore ce que c’est que ceci : devenir un individu. Elle poursuit cette entreprise avec une obstination et une ferveur qui nourrissent l’obsédant souci de l’avant-garde et de la nouveauté littéraire. Une volonté de connaissance est ici à l’œuvre, qui élabore une sorte d’anthropologie négative, portée non par la foi mais par la défiance – par l’absence de foi dans le lien humain. Par son intensité et sa radicalité, ce mouvement s’oppose et se substitue aux deux grandes autorités qui nourrissaient la littérature antérieure : celle des modèles grecs et romains d’un côté, celle des Ecritures chrétiennes de l’autre. Il n’y a plus de démarche héroïque, plus de chemin vers la sagesse, plus d’itinéraire de l’âme vers Dieu, mais très exactement un « voyage au bout de la nuit » où il s’agit de découvrir enfin ce que c’est que d’être un pur individu, en deçà du lien social, et en deçà même du langage. » (Enquête sur la démocratie, « Note sur l’individualisme moderne ». On trouve également dans ce volume une remarquable analyse du Voyage au bout de la nuit sous le titre « Les hommes séparés – sur la psychologie de Céline », que je ne saurais trop vous recommander.)

Pour confirmer la pertinence de cette observation de Pierre Manent, il suffit, me semble-t-il, de se tourner vers celui qui est sans doute l’écrivain français le plus important de ce début de vingt et unième siècle, Michel Houellebecq.

A la différence de ces écrivains formalistes dont se plaignait mon père, Michel Houellebecq raconte assurément des histoires. Il a quelque chose à dire, ou il estime avoir quelque chose à dire. Mais ce qu’il a à dire s’inscrit dans le droit fil de ce « dévoilement de l’imposture des liens humains » mis en exergue par Manent.

Voici par exemple ce qu’il écrit dans Extension du domaine de la lutte (son premier roman, qui est à bien des égards son livre-programme) : « Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me propose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. Sous nos yeux le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie. » Et encore :

 « Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment, en effet, entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois sentir leurs effets sur plusieurs générations ? Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c’est le moins que l’on puisse dire. La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. »

Les relations humaines sont ou deviennent impossibles. Nous sommes, ou nous tendons irrésistiblement vers l’état de monades. Nous sommes tous « des malins », comme dirait Ferdinand et de fait, de Céline à Houellebecq la ligne est assez droite malgré la différence de ton, hargne et amère sarcasme chez l’un, avachissement et tristesse sans fond chez l’autre.

Mais cette imposture des liens humains, n’est-ce pas aussi ce que nous disent, à leur manière, l’architecture, la peinture et la musique contemporaine ? 

 

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En ce qui concerne l’architecture, les auteurs de Why you hate contemporary architecture font cette remarque humoristique mais aussi, me semble-t-il, très pertinente : « Si cela ne vous fait pas vous sentir terriblement, désespérément seul, c’est que ce n’est probablement pas un bâtiment contemporain ayant remporté des prix. »

Ce sentiment de solitude écrasante que suscitent tant de bâtiments contemporains, en effet, est totalement volontaire, délibérément recherché. Il est à tout le moins la conséquence nécessaire du mépris ostensible des architectes pour les besoins des êtres humains, à commencer par leurs besoins émotionnels.

« Une autre chose que vous entendrez souvent dans les écoles de design », écrivent Rennix et Robinson, « c'est que l'architecture contemporaine est « honnête ». Elle ne s'appuie pas sur les formes et les usages du passé, et elle ne cherche pas à vous vous dorloter, vous et vos sentiments stupides. Réveillez-vous, les moutons ! Votre patron vous déteste, et votre propriétaire suceur de sang aussi, et votre gouvernement a bien l'intention de vous écraser entre ses engrenages. C'est le monde dans lequel nous vivons ! Faut vous y habituer ! Les amateurs du Brutalisme - l'école d'architecture qui se caractérise par l’usage immodéré des blocs de béton brut - s'empressent de souligner que ces bâtiments « disent les choses telles qu'elles sont », comme si cela pouvait excuser le fait qu’ils sont, au mieux, sinistres et, au pire, qu’ils ressemblent au quartier général d'une sorte de dictature totalitaire post-apocalyptique. »

« L’honnêteté » du brutalisme et des écoles qui lui ont succédé sans jamais remettre en cause ses dogmes fondamentaux, est la même honnêteté que celle de Ferdinand : l’honnêteté de reconnaitre que l’amour, l’amitié, la gentillesse, la sollicitude et tous les sentiments apparentés sont illusoires, que nous sommes tous seuls dans notre nuit, enfermés dans notre égoïsme, que par conséquent la réalité du monde humain c’est l’exploitation et l’écrasement de l’homme par l’homme. Le monde humain EST fondamentalement « une sorte de dictature totalitaire post-apocalyptique », même si habituellement nous dissimulons cette réalité sinistre sous toutes sortes d’artifices.

Vouloir plaire, c’est se soucier des autres. C’est croire que ce qui est plaisant pour moi doit également être plaisant pour les autres car les autres hommes me ressemblent, leur monde intérieur est semblable au mien. Pour plaire, il faut s’appuyer sur un répertoire d’émotions et d’idées commun au créateur et à son public. Par conséquent, chercher à plaire c’est postuler qu’une véritable communication est possible Et de fait, l’émerveillement devant la beauté est capable de réunir les hommes et fait signe vers le caractère objectif des distinctions morales, vers l’existence d’un ordre naturel qui n’est pas essentiellement hostile aux aspirations humaines à la beauté, à la justice, à la bonté, à la sagesse. A l’inverse, rechercher systématique ce qui est étrange, déplaisant, choquant, c’est rejeter la possibilité d’un monde commun dans lequel nous pourrions partager les raisons et les actions. C’est affirmer le primat de ce qui nous sépare, de ce qui nous constitue en entités séparés, sur tout ce qui pourrait nous réunir. C’est essayer de « découvrir enfin ce que c’est que d’être un pur individu », comme le dit Pierre Manent.

De cette manière, non seulement les bâtiments contemporains sont-ils le plus souvent conçus de manière à provoquer des sentiments d’aliénation, d’écrasement, d’angoisse et de solitude qui sont censés nous rappeler la vérité de notre condition, mais leur refus, si caractéristique, de s’intégrer harmonieusement dans leur environnement urbain, la recherche obsessionnelle du « geste architectural » qui introduira une rupture bien visible avec ce qui existe peut également être compris comme découlant du même postulat métaphysique de base : la primauté absolue de l’individualité. Les bâtiments contemporains sont par excellence des bâtiments « individuels », pour ne pas dire des bâtiments solipsistes.

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Je vous laisse faire l’application à la musique et à la peinture, mais celle-ci me semble relativement évidente.

Il y a plus : si le réel est l’individuel et si le but de l’existence est de devenir un pur individu, une œuvre d’art sera d’autant plus authentique qu’elle sera plus incompréhensible, plus inassimilable par le public. L’acte de création d’un moi véritable sera par définition sans équivalent. Il sera aussi individuel, unique, que son créateur. Il ne pourra donc, à strictement parler, être compris par personne d’autre que lui.

On le sait, la grande hantise de l’artiste contemporain qui a de l’ambition, c’est d’être « récupéré », c’est-à-dire de devenir populaire. Il y a plus d’une raison à cela, mais une raison décisive est qu’une œuvre populaire, une œuvre qui plait au grand public, ne peut pas être une œuvre « authentique » puisque le commun est une illusion. Bien évidemment ce refus de principe de la popularité s’accommode mal de désirs très communs et auxquels les artistes échappent rarement, comme le désir de l’argent et des honneurs, et on n’en finirait pas d’énumérer les subterfuges qui ont pu être inventés pour concilier ces aspirations inconciliables mais cette crainte comique de la « récupération » n’en est pas moins aisément repérable dans les cercles artistiques contemporains.

Pierre Manent analyse ainsi cette obsession du « devenir individu » qui traverse la littérature du 20ème siècle et qu’il nous a semblé retrouver, mutatis mutandis, dans les autres arts :

« Je vais faire ici ce que je m’étais interdit : je vais résumer d’un mot ce mouvement. Il s’agit, dans l’état de société, et par le moyen de la littérature – de l’investigation littéraire, de l’instrument littéraire – de revenir à ce que les philosophes appelaient jadis l’état de nature, cet état où il n’y a que des individus. Alors que la civilisation se perfectionne, que les nations démocratiques jettent sur le monde un réseau toujours plus ample et serré d’artifices techniques, juridiques et politiques pour faire vivre ensemble, ou plutôt pour faire « communiquer » des peuples que la géographie et l’histoire empêchent de vivre ensemble, l’esprit, dans ces mêmes sociétés, se donne pour tâche de défaire, dans l’élément de la littérature et peut-être, plus généralement, dans l’élément de l’art, de défaire, de déconstruire tous les liens. Ce double mouvement, de construction artificielle et de déconstruction, ne contient rien de contradictoire ; ses deux aspects obéissent au même principe : les hommes n’ont point entre eux de liens naturels ; ils sont donc les auteurs – les artistes – de tous leurs liens.
(…)
Cette situation de la démocratie, cette expérience de la dissolution libératrice des liens, contient pour chaque individu, une mission. Sa situation contient sa mission : il est « condamné à être libre ». Tel est, reconnaissable sous bien des rhétoriques différentes, le pathos spécifique de l’individualisme moderne. »

9782081270923.jpgManent trouve donc la racine de cet « esprit artistique du temps » dans la philosophie politique moderne, celle qui a « popularisé » cette notion d’état de nature et qui s’en est servi pour fonder des gouvernements d’un type nouveau.

Qu’il puisse exister un rapport entre, par exemple, Hobbes et Le Corbusier ou bien entre Rousseau et Céline, et même un rapport de causalité, que les premiers puissent être, en un certain sens, les maitres spirituels des seconds n’est pas si étrange qu’il peut le sembler, si nous voulons bien nous rappeler que la politique est « la science architectonique », comme le dit Aristote. Ce qui signifie à peu près – pour essayer de condenser en quelques mots une longue histoire – que la réponse à la question « qui doit gouverner ? » donne naissance à la fois à un ordre juridico-politique et à un mode de vie, des mœurs, une « culture » particulière : ce que la science politique appelait et appelle parfois encore un régime politique. Ainsi, par exemple, le régime américain est à la fois la Constitution des Etats-Unis et l’american way of life. Le principe de gouvernement propre à chaque régime, autrement dit, tend à pénétrer irrésistiblement dans tous les aspects de la vie humaine, le public contamine le privé.

La description que fait Tocqueville des Etats-Unis, dans De la démocratie en Amérique, est une illustration quasiment parfaite de la maxime précitée d’Aristote :

« Aux Etats-Unis, le dogme de la souveraineté du peuple n’est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux habitudes, ni à l’ensemble des idées dominantes ; on peut, au contraire, l’envisager comme le dernier anneau d’une chaine d’opinions qui enveloppe le monde anglo-américain tout entier. La Providence a donné à chaque individu, quel qu’il soit, le degré de raison nécessaire pour qu’il puisse se diriger lui-même dans les choses qui l’intéressent exclusivement. Telle est la grande maxime sur laquelle, aux Etats-Unis, repose la société civile et la politique : le père de famille en fait l’application à ses enfants, le maître à ses serviteurs, la commune à ses administrés, la province aux communes, l’Etat aux provinces, l’Union aux Etats. Etendue à l’ensemble de la nation, elle devient le dogme de la souveraineté du peuple. Ainsi, aux Etats-Unis, le principe générateur de la république est le même qui règle la plupart des actions humaines. La république pénètre donc, si je puis m’exprimer ainsi, dans les idées, dans les opinions, et dans toutes les habitudes des Américains en même temps qu’elle s’établit dans leurs lois. »

Et Tocqueville, dans le second tome de son ouvrage, n’hésite d’ailleurs pas à appliquer cette analyse à la production artistique américaine, en s’essayant à expliquer pourquoi, selon lui, « les Américains élèvent en même temps de si petits et de si grands monuments » ou quelles sont quelques-unes « des sources de poésie chez les nations démocratiques ».

manent.jpgIl serait possible de prolonger l’analyse de Manent (et de Tocqueville) en faisant remarquer que la science moderne n’est pas non plus sans rapport avec les caractéristiques de l’art contemporain que nous avons mis en évidence. On pourrait par exemple, sans grande difficultés, tracer des parallèles entre la théorie néo-darwinienne concernant l’origine de la vie et l’évolution des espèces, et la Weltanschauung propagée par « l’avant-garde » artistique au 20ème siècle. Enfin, il serait possible de relier tous les fils en analysant les rapports qui existent entre la science moderne et la philosophie politique moderne.

Mais une telle analyse nous entrainerait beaucoup trop loin sur des chemins beaucoup trop escarpés. Restons-en donc à cette constatation : il existe une affinité certaine entre notre philosophie politique et notre production artistique et notamment entre nos principes « individualistes » et les caractéristiques les plus contestables et les moins satisfaisantes de notre architecture, de notre littérature, de notre musique, de notre peinture, etc.

Gardons-nous, toutefois, d’en tirer des conclusions trop radicales au sujet de « la modernité » ou « la démocratie ».

D’une part, lorsque l’on découvre, ou que l’on croit découvrir une cause général commune à beaucoup de phénomènes, le danger est de croire que cette cause est irrésistible et de faire disparaitre la part irréductible du hasard et de la liberté dans les affaires humaines. Il existe bien, si l’on veut, un « esprit du temps », qui est plutôt un esprit du régime politique, un ensemble d’idées dominantes que, l’être humain étant ce qu’il est, la plupart des hommes accepteront sans réflexion. Mais il s’agit d’une tendance générale, pas d’une fatalité. Il est toujours possible de s’émanciper de « l’esprit de son temps » ou, plus modestement, des idées dominantes dans le milieu familial ou professionnel au sein duquel on évolue. Ainsi, dans le domaine de l’art, il existera toujours des artistes qui iront à contre-courant des conceptions en vogue, celles qui conduisent à l’argent, aux places et aux honneurs. Et, inversement, la domination d’un courant artistique ne se maintient pas durablement sans un effort constant de la part de ses membres pour accaparer les positions à partir desquelles se distribuent l’argent, les places et les honneurs.

J’ai parlé précédemment d’Alexandre Damnianovitch. Après avoir subi, dans sa jeunesse, l’influence et la domination intellectuel du courant sériel, il s’en est peu à peu émancipé pour revenir vers un langage musical classique et pour développer une œuvre véritablement personnelle, inspirée par le passé de la Serbie sans en être une simple répétition. Il existe beaucoup de musiciens comme lui, mais ils sont maintenus dans une semi-obscurité par la domination institutionnelle des disciples de Boulez (pour dire les choses rapidement). De la même manière, tous les architectes actuels ne sont pas des adeptes des principes de Le Corbusier, mais à ceux-là vont rarement les commandes prestigieuses. Et ainsi de suite.

Berlinski.jpgD’autre part, la modernité est déjà une histoire vieille de plusieurs siècles et le phénomène qui nous intéresse date du 20ème siècle tout au plus, il ne peut donc pas être imputé à « la modernité » ou à « l’individualisme démocratique » purement et simplement. Le Paris que nous admirons tant et dont nous regrettons qu’il soit de plus en plus défiguré par les créations des architectes contemporains, ce Paris est pour l’essentiel est une création de la modernité. Comme l’écrit Claire Berlinski :

« Au milieu du 19ème siècle, le centre de Paris était un dédale de rues enchevêtrées, un foyer d’émeutes et d’épidémies de choléra. L’empereur Napoléon III montra à son préfet de la Seine, Georges-Eugène Haussmann, un plan de Paris et lui donna pour instruction « d’aérer, d’unifier et d’embellir ». Haussmann transforma le Paris décrit par Balzac en la ville que nous connaissons de nos jours, une ville dans laquelle de larges boulevards bordés d’arbres mènent l’œil à des monuments néoclassiques, à des hôtels particuliers faits de marbre couleur crème et de calcaire, à des fontaines spectaculaires et à des jardins soigneusement entretenus. Les grandes cathédrales devinrent les joyaux d’un bracelet urbain fait de statues dorées, d’ornement précieux, de gargouilles grimaçantes, de nymphes lascives et de chérubins potelés. »

Haussmann a considérablement embelli Paris et il l’a fait en partie en détruisant le Paris plus ancien, apparemment sans aucun remords. Mais si Haussmann a fait de Paris une ville moderne, il l’a fait en respectant les principes classiques de l’architecture, ceux déjà employés et théorisés par les Romains, par exemple dans le fameux traité de Vitruve, De architectura, composé au premier siècle avant notre ère. Ces principes ont parcouru les siècles pratiquement sans altération et nous connaissons tous le célèbre « Homme de Vitruve », dessiné par Léonard de Vinci en appliquant les proportions du grand architecte romain. Léonard, et des générations d’artistes, d’architectes et d’urbanistes modernes après lui ont continué à déférer à la règle fondamentale énoncée par Vitruve : « Pour qu’un bâtiment soit beau, il doit posséder une symétrie et des proportions parfaites comme celles qu’on trouve dans la nature ». Haussmann était de ceux-là. Mais il y en a eu beaucoup d’autres et une simple promenade dans Paris permet de constater que, jusque dans les années 1920 au moins, les architectes en général respectaient les trois critères de Vitruve : firmitas, utilitas, venustas.

Dearchitectura02.jpgEn fait, nous ne devons pas oublier que la modernité, d’un point de vue politique, s’est d’emblée présentée sous un double aspect. Avec l’affirmation des droits de l’individu et en même temps qu’elle est venue l’affirmation d’un commun particulièrement vigoureux, sous la forme de la nation. La déclaration des Droits de l’Homme de 1789 est aussi la déclaration des droits du citoyen et elle est, pour ainsi dire, concomitante de la transformation des Etats Généraux en Assemblée Nationale. La déclaration d’indépendance des Etats-Unis, qui affirme que tous les hommes ont été créés égaux et sont dotés de certains droits inaliénables, commence en évoquant le droit à « une place séparée et égale » que « les Lois de la Nature et du Dieu de la Nature », donnent à chaque peuple. La modernité, c’est aussi la montée en puissance des nations et les deux guerres mondiales, par leur ampleur totalement inédite, ont à l’évidence quelque chose à voir avec cette formidable énergie collective générée par les principes modernes. La modernité politique, en d’autres termes, ne peut pas être résumée à « l’individualisme ». Il y a toujours eu un autre pôle : le pôle de la « nation sacrée ». Bien évidemment ces deux pôles sont en tension mais, pendant assez longtemps, cette tension a pu être considérée comme productive. Ce n’est que depuis le vingtième siècle, et même depuis le milieu de celui-ci, que la dialectique moderne entre l’individu et la communauté semble avoir été rompue, avec une victoire presque sans partage de l’individu et de ses « droits », « droits » qui eux-mêmes se sont étendus presque à l’infini. Par une coïncidence qui n’en est très vraisemblablement pas une, c’est à peu près au même moment que les artistes ont largué les amarres et ont fait voile sur l’océan du bizarre et du laid, que leur rapport au passé est devenu celui du mépris, du rejet ou de l’oubli.

Si comme je le crois, cette coïncidence n’en est pas une, cela signifie que le combat politique de notre temps, le combat très actuel qui oppose ceux qui savent qu’ils sont membres d’un corps politique singulier et qui veulent préserver ce corps politique et ceux qui se croient de purs individus et qui veulent détruire ce corps politique qui les gêne - ou, pour en rester à la France, entre ceux qui croient que la France est bonne et doit être préservée et ceux qui croient que la France est mauvaise et doit être détruite - ce combat-là est coextensif au combat qui se mène sur le terrain de l’art, entre les défenseurs de la beauté, de la nature et du sens, et les partisans de la laideur, de l’artificiel, de l’absurde.
La victoire ou la défaite des uns devrait suivre de près la victoire ou la défaite des autres. 

Source

jeudi, 24 septembre 2020

La ville à travers les âges

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La ville à travers les âges

Passé-Présent n°281 - TVL

 
 
La ville à travers les âges
 
L'urbaniste Pierre Le Vigan aborde dans son essai le rôle de la Ville à travers deux millénaires d'histoire. Centre de l'activité économique, lieu de pouvoir, de production, de consommation, de muséographie, la Ville, liée au Sacré pendant le Moyen-Age, à l'industrie au XIXème siècle, génère une mixité sociale et aboutit au XXème à des phénomènes de ghettos corollairement à l'édification de grand ensembles urbains.
 
"Métamorphoses de la Ville de Romulus à Le Corbusier" par Pierre Le Vigan - Ed. La barque d'or - 340 p. - 19,99 €.
 
L'économie au Moyen Âge
 
Président de l'Institut l'Iliade, Philippe Conrad commente l'ouvrage du professeur Guillaume Travers "Economie médiévale et société féodale - Un temps de renouveau pour l'Europe", publié aux Editions de la Nouvelle librairie en 2020 (68 p. - 7 €). L'économie de ce temps, fondée sur la terre et la production agricole, ignore la loi du marché et privilégie l'esprit communautaire à l'individualisme. Dans le monde chrétien médiéval, non motivé par l'intérêt personnel, les profits s'investissent dans l'édification des cathédrales, le modèle spirituel supplantant le modèle marchand.
 
 
Retrouvez-nous sur : https://www.tvlibertes.com/

mercredi, 23 septembre 2020

L’urbanisme : de Romulus à Le Corbusier

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L’urbanisme : de Romulus à Le Corbusier

Entretien avec Pierre Le Vigan

 
 
 
 
Entretien du Cercle Henri Lagrange avec Pierre Le Vigan (urbaniste et essayiste)
 
 
00:00:23 - Différences entre "maçonnerie", "architecture" et "urbanisme"
00:06:1 - Qu'est qu'une "cité"?
00:09:01 - Qu’est-ce que le "synœcisme" ?
00:10:11- La "Cité idéale" de Platon
00:11:52 - Aristote
00:13:12 - Qu'est-ce que le "pomerium"
00:14:39 - Les murailles
00:17:38 - Les utopies urbanistiques de la Renaissances
00:20:35 - Impact de la révolution industrielle sur la ville
00:24:26 - Le Paris d'Hausmann
00:30:12 - Les utopies urbanistiques du XIXeme siècle
00:32:43 - Les mouvements "culturaliste", "progressiste" et "naturaliste"
00:39:08 - Le Corbusier
00:45:08 - Le "Plan Voisin"
00:49:30 - Bauhaus et l’avant-garde soviétique
00:56:51 - Les "grands ensembles" en France
01:04:59 - Le regard d'un urbaniste sur la banlieue
01:11:18 - la conception contemporaine de la rue
01:15:15 - Les mouvements "modernes" et "post-modernes"
01:20:33 - Le mode de contrôle contemporain de la ville
01:22:32 - Qu'est ce que la "smart city"?
01:23:32 - La ville de demain

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lundi, 07 mai 2018

Trop pour les banlieues ?

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Trop pour les banlieues ?

Pierre Le Vigan ♦
Urbaniste et essayiste

Ex: https://metamag.fr

Dépense-t-on trop pour les banlieues ? Le nouveau plan Borloo suscite les critiques ou le scepticisme. Pour certains, on finance le multiculturalisme, pour d’autres on finance la défrancisation.

Si on pense qu’à coup d’argent, on va résoudre les problèmes posés par l’immigration, très présente en banlieue mais guère plus que dans toutes les grandes villes, on se trompe. Si on pense que la crise d’identité se résoudra par des financements supplémentaires, on va dans le mur. L’identité, pas plus que l’école, n’est d’abord principalement une question de moyens.

Quand j’étais enfant, mon école primaire, rue Escudier à Boulogne-Billancourt, était, vers 1963-66, très modeste et mal chauffée. On y travaillait pourtant très bien et on y apprenait quelque chose. Mais si un nouveau plan banlieue ne résoudra pas des problèmes qui relèvent de la politique d’immigration et de la politique de sécurité publique, dépense-t-on trop et pour rien pour « la banlieue », en d’autres termes, pour ses habitants ?

« Nous sommes la première civilisation à s’être ruinée pour financer son propre anéantissement », dit Finkielkraut. Mais quel rapport avec la banlieue ? C’est l’immigration qui coûte cher à la collectivité et constitue l’armée de réserve du capital. C’est l’ouverture aux flux migratoires voulue par nos gouvernants et par l’Union européenne qui consister à privatiser les bénéfices (faire baisser le coût de la main d’œuvre) et à socialiser les coûts sociaux, sociétaux, culturels et identitaires reportés sur le peuple de France, y compris les immigrés qui avaient commencé à s’intégrer et qui sont déstabilisés par une immigration sans cesse renouvelée. Ce qu’il faut incriminer, c’est la politique consistant à tolérer l’entrée d’une masse de clandestins en en expulsant de temps en temps seulement une petite minorité, clandestins que l’on trouve bien souvent dans les cuisines des bons restaurants ou chez les sous-traitants de gros chantiers, et que l’Etat finit vite par régulariser car le capitalisme a besoin de cette main d’œuvre fragile, sans tradition syndicale, et flexible. Si on ne dit pas cela, on dénonce l’effet sans dénoncer la cause, et c’est ce que font la plupart des néo-conservateurs français.

Et l’argent de la politique de la ville ? Parlons-en.

La politique de la ville représente quelque 500 millions par an. C’est 1/1000e des dépenses de l’Etat (qui sont de 500 milliards par an). Et cela dans un pays dont le PIB est de 2200 milliards. Et dans la durée ? Sur 23 ans, de 1989 à 2012, la politique de la ville incluant la rénovation urbaine a coûté 90 milliards. Cela fait en moyenne 3,9 milliards par an : 0,18 % du PIB. A comparer aux 140 milliards/an du budget de l’éducation nationale : 6% du PIB. Ce n’est pas grand chose non plus comparé aux 41 milliards d’allègement de charges pour les entreprises en 2017. Dépenser moins de 4 milliards par an pour une population vivant dans un cadre de vie souvent dégradé, ou mal conçu dés le départ, souvent loin des transports, des emplois, voire des commerces, est-ce trop ?

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Car justement, c’est une des grandes questions : qui est concerné par cette politique ? Les simples habitants des quartiers de grands ensembles, qui ne sont pas toute la banlieue, sont quelque 6 millions. Soit 10 % de la population française. En région parisienne (« aire urbaine de Paris » en termes technocratiques), sur 14 millions d’habitants, 12 millions vivent hors Paris intra « périph », c’est-à-dire pour la plupart en banlieue. Il n’est pas absurde de dépenser pour améliorer leurs transports, éclairage public, etc.

Il y a dans ces quartiers des gens qui travaillent, de toute origine, et même des enfants qui apprennent, et aussi, du reste, des Français de souche. Ayant vécu plusieurs décennies dans des HLM de Seine Saint Denis et du Val de Marne, je peux en témoigner. Croit-on qu’il n’y a plus un seul français de souche en banlieue ? En fonction des quartiers, de 40 à 80 % des habitants (comme le rappelle X. Raufer) sont issus de l’immigration. Que fait-on ? On laisse tomber nos compatriotes de banlieue ? On abandonne les travailleurs, immigrés ou pas, de banlieue au racket de bandes de « jeunes », au pillage des véhicules de chantier des artisans ?

Quant au précédent plan Borloo de 2003-2012, il a surtout permis de lourdes rénovations urbaines qui ont été une aubaine pour les grands groupes du bâtiment. Si, pour le coup, on raisonnait – ce qui serait réducteur – en simple comptable, comme ceux qui mettent en avant le coût « exorbitant » de la politique de la ville, il faudrait inclure dans le bilan l’impact positif sur la croissance de ces travaux.

La vraie question est donc ailleurs. Le « mille-feuille administratif » de la politique de la ville (Xavier Raufer) doit être évidemment simplifié. Le terme même de politique de la ville est trompeur. Il faut tout simplement dire que les banlieusards ont droit comme chacun à la qualité urbaine, à la sécurité, aux transports, et à ne pas vivre dans des ghettos, ni dans des « territoires perdus », tenus par des bandes de délinquants.

Les subventions aux associations doivent être strictement contrôlées pour ne pas constituer une pompe aspirante de l’immigration. Et surtout, répétons-le, les dépenses pour les banlieues doivent intégrer un des premiers besoins des habitants, c’est-à-dire la sécurité. Il faut ainsi en finir avec le laxisme et la peur des « bavures » dans des quartiers où la « bavure » est quotidienne et consiste dans la présence de bandes de racailles, trafiquants, avec parfois une continuité de parcours ou des complicités avec des djihadistes. Il faut bien entendu aussi refuser toute « discrimination positive » entretenant une logique victimaire.

En d’autres termes, il faut faire du social si on entend par social par exemple du soutien scolaire, mais il faut aussi faire du répressif et remettre les banlieues dans le droit commun de notre pays, et c’est la condition même du social.

Derniers ouvrages parus de l’auteur :

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mardi, 27 mars 2018

Architecture contemporaine : le triomphe de la vanité

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Architecture contemporaine : le triomphe de la vanité

par Pierre-Émile Blairon

La principale, si ce n’est la seule, justification de la présence de l’Homme sur Terre se retrouve dans le rapport charnel et spirituel qu’un peuple formé entretient avec la terre qu’il a choisie ou qui l’a choisi, dans des rapports de respect mutuel. Et un peuple n’est formé que lorsque cet acte éminemment symbolique – le mythe des origines – a été transformé en acte rituel. On sait comment nos ancêtres les Gaulois déterminaient la fondation d’une ville en faisant descendre le ciel sur la terre. Ils délimitaient les enceintes de la ville en répercutant sur le sol élu la configuration stellaire au moment où ce choix, et donc ce rituel, s’accomplissait. La pérennité du mythe d’origine, de cette fondation bien matérielle, est assurée par les gardiens du temple, les vestales qui maintiennent le feu sacré.

Le rite est la répétition du mythe ; tant que ce rite est maintenu, l’équilibre du monde, celui que le peuple a délimité aussi loin qu’il porte le regard autour de lui, est assuré. Et tant que l’esprit de la maison ou de la ville – les dieux lares – que l’homme antique a bâtie est conservé.

En ces temps de Kali-Yuga où les valeurs sont totalement inversées, les prêtres et les sages ont laissé la place aux brigands. Ce sont ces derniers qui règnent sur le monde sous une apparence policée de banquiers arrogants et jamais repus.

Sans doute la plus criante des manifestations de cette fin de cycle est celle qui nous agresse chaque jour, visiblement, certes, mais bien plus, invisiblement (selon la théorie de l’iceberg, dont on ne voit que le dixième de la masse) quand on décortique le processus à la fois historique et idéologique qui a engendré cette horreur : l’architecture contemporaine.

Spengler, villes mondiales et villes de culture

« Aujourd’hui, comme au temps de l’hellénisme au seuil duquel se fonde une grande ville artificielle, donc étrangère à la campagne – Alexandrie – ces villes de culture, Florence, Nuremberg, Salamanque, Bruges, Prague… sont devenues villes de province et opposent à l’esprit des villes mondiales une résistance intérieure désespérée. »

C’est ce que disait Oswald Spengler il y a cent ans.

C’est en France au Moyen-Âge, avec le château ou l’église, les premiers éléments patrimoniaux, les premières œuvres d’art, que les monuments qui vont devenir « historiques » vont constituer la marque de la ville de culture, pur produit du génie de la main, chef-d’œuvre des compagnons, et de l’esprit, sanctuaire du savoir. Des villes, généralement à format humain, c’est-à-dire où, en moins d’une heure à pied, on a pu dénombrer une bonne dizaine de merveilles architecturales et, quelquefois, effectuer la traversée de cette ville ancienne de part en part. Cette ville ancienne était contenue autrefois « intramuros », à l’intérieur des remparts qui la délimitaient et la protégeaient et qui ont malheureusement presque tous disparus (quelques villes, comme Carcassonne ou Avignon en France, ont pu les préserver, merci, M. Viollet-le-Duc). La plupart des villes de culture, même certaines qui sont devenues villes mondiales, ont su conserver un centre historique que des millions de touristes du monde entier viennent admirer, retrouver la grandeur des temps passés… et y dépenser leurs devises, signifiant que le passé a un avenir, même sonnant et trébuchant(1).

Nous aurions espéré que, par ce biais – se battre avec les armes de l’ennemi, l’argent – ces villes au passé prestigieux pourraient s’imposer et perdurer face au rouleau compresseur des mégapoles, lesquelles sont bâties sur du sable, sans passé – ou dont elles ont systématiquement effacé toute trace – et donc sans avenir. Après tout, l’industrie du tourisme bien pensée est moins polluante que bien d’autres et aide à conserver le patrimoine.

A vrai dire, ces villes de culture dont Spengler constatait qu’elles opposaient aux mégapoles une « résistance désespérée » résistent de moins en moins.

Je vais prendre trois exemples emblématiques de ces villes moyennes, villes de culture européennes au riche passé, que la gangrène moderniste commence à défigurer : Bruges, Aix-en-Provence, Saint-Malo.

Bruges

Spengler cite Bruges, l’une des plus belles villes du monde. Une ville réservée aux piétons qui sont souvent des touristes amoureux de ses belle pierres, de la sérénité qui s’en dégage, de sa douceur de vivre. Ici, le seul bruit provient des notes cristallines des carillons des beffrois.

Première place financière d’Europe au XVe siècle, on l’a appelée « la belle endormie », tout comme Aix, ou Bordeaux, ou Reims… sans doute parce que les villes qui conservaient leur patrimoine en quelque sorte « par défaut », comme on dit en informatique, en ne succombant pas aux sirènes du « progrès », fort à la mode en ces temps bénis où il n’avait pas encore démontré sa nocivité, étaient considérées au début du siècle dernier comme des villes n’aspirant qu’à mourir. Ce qui est le lot de tout ce qui vit, y compris les villes mais, selon l’adage plein d’espoir : le plus tard possible !

Pour une ville, mourir, ce n’est pas comme un être humain, mourir, pour une ville, c’est perdre son âme en perdant son corps.

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 Une verrue au cœur historique de Bruges : la salle des concerts

Si Bruges est belle, c’est parce qu’elle est harmonieuse, parce qu’elle a réussi à sauvegarder la parfaite unité de son domaine architectural, parce qu’elle a réussi à résister au chaos qui caractérise l’architecture contemporaine ; rectifions : qu’elle avait réussi jusqu’à ce qu’on y construise une salle de concert qui ressemble à un immense blockhaus de brique, sur la même place que l’Office de tourisme : le ver est dans le fruit.

Bruges est à peu près de la même taille qu’Aix-en-Provence. 120 000 habitants pour Bruges, 140 000 habitants pour Aix-en-Provence, à peu de chose près aussi, la même superficie du centre historique : 186 km2 pour Aix contre 138 pour Bruges.

Aix-en-Provence

Bruges fut la capitale économique de la Flandre, Aix-en-Provence la capitale administrative de la Provence au Moyen-âge. La ville provençale ressemble par maints aspects à Bruges ; ville élégante et aristocratique, peuplée de beaux hôtels particuliers du XVIIIe siècle et de ravissantes fontaines, elle est un centre judiciaire important depuis des siècles et un pôle universitaire renommé qui attire des dizaines de milliers d’étudiants chaque année qui assurent une ambiance jeune et dynamique très appréciée des visiteurs.

Le drame d’Aix-en-Provence, c’est d’être située à trente kilomètres de Marseille, mégapole qui rassemble la totalité des inconvénients d’une grande ville cosmopolite (pauvreté, mauvaise qualité de vie, stress, insécurité, saleté, laideur architecturale avec ses tours et la multitude de ses ensembles urbains d’après-guerre…) Quelques beaux quartiers préservés autour du Vieux Port, de la Corniche ou du Prado, résidus de son faste ancien, résistent avec leurs habitants tant bien que mal à cette dégradation.

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La foire aux égos à Aix-en-Provence : à gauche au premier plan le Pavillon noir, centre de la danse de Rudy Ricciotti, au second plan à gauche : le Conservatoire de musique de Kengo Kuma, à droite, le Grand Théâtre de Provence de Vittorio Gregotti

Tout ceci serait un moindre mal si Marseille, forte de sa population importée, n’avait eu l’ambition d’absorber, avec l’aide de l’État, culturellement et économiquement Aix-en-Provence et le Pays d’Aix dans son aire de métropolisation.

La municipalité actuelle d’Aix tente d’empêcher ce phagocytage en demandant la mise sous tutelle de Marseille, endettée, et en projetant de créer sa propre métropole.

C’est le moment ou jamais de faire preuve de créativité et d’intelligence, de sortir des ornières du règne de la quantité qui submerge toute entreprise de nos jours et de se dégager de la tutelle des « experts » et des « prévisionnistes » qui ne voient jamais rien venir et qui se trompent en permanence. Sans craindre le pire – la maire d’Aix n’a-t-elle pas affirmé « vouloir construire la ville de demain à taille humaine dans le respect de son identité et de son passé(2) » – il conviendrait de rester vigilants car, si l’on en croit les premières modalités dévoilées de ce projet(3), il semble qu’il emprunte la droite ligne de ce qui s’est déjà fait à quelques dizaines de mètres du centre historique : de part et d’autre d’une esplanade dénudée se dressent, comme à la parade, les œuvres disparates et extravagantes que nous ont concoctées quelques architectes internationaux soucieux avant tout de laisser un peu partout dans le monde une trace de leur « génie » : Rudy Ricciotti avec le Pavillon noir, cube de béton et de verre dédié à la danse, le Grand Théâtre de Provence de Vittorio Gregotti, qui reste dans le désormais « classique » style blockhaus, le Grand Conservatoire de Musique du Japonais Kengo Kuma qui dit s’être inspiré pour construire le bâtiment du traditionnel pliage de papier japonais, l’origami (mais pourquoi ne pas l’avoir créé au Japon où il aurait été plus à sa place ?)

Saint-Malo

Nous allons retrouver notre Japonais Kengo Kuma à Saint-Malo ; ce sera le seul lien commun entre la Provence et la Bretagne.

Saint-Malo ne ressemble en rien aux deux villes précédentes et, comme si sa présence ici venait en contradiction de ce que nous voulons exprimer, Saint-Malo n’a aucun passé architectural encore visible, excepté ses remparts. Non, cette fois, il n’y a plus grand-chose à sauvegarder d’ancien, tout simplement parce que la ville a été presqu’entièrement supprimée, écrasée sous les bombes anglo-américaines (et nos pudiques historiens oublient de dire : et les habitants avec(4) comme beaucoup de villes du littoral atlantique et comme beaucoup de villes en France.

Contrairement à ses voisines comme Lorient, Brest, Le Havre ou Royan où l’on a opté pour la facilité, c’est-à-dire pour l’architecture à la mode après-guerre, celle qui avait pour dieu le béton, celle qui a créé tous ces sinistres ensembles producteurs de tensions et qui ont défiguré la plupart de nos villes, Saint-Malo a été soigneusement reconstruite à l’identique, ou presque, au sein des anciens remparts miraculeusement conservés. La cité des corsaires fut relevée avec des vrais matériaux locaux, notamment un granit bien épais et rassurant récupéré dans les décombres, chaque pierre soigneusement nettoyée et numérotée ; Les rues furent élargies et les immeubles purent disposer du confort « moderne », eau et gaz à tous les étages !

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Saint-Malo reconstruite après sa destruction par les bombardements anglo-américains à la fin de seconde guerre mondiale.
Le futur musée d’histoire maritime de Saint-Malo de l’architecte japonais Kengo Kuma

Ce choix ne fut pas celui artificiel d’un aréopage soumis aux diktats de la mode et de la démocratie à usage personnel mais celui de citoyens regroupés en association pour faire valoir leur attachement à une ville et à ses pierres dont chacune représentait l’âme des cent-quarante-quatre Malouins enterrés sous les gravats. Et cette association confia ce travail à des architectes respectueux du site qui ne pensèrent pas à laisser leur nom par une provocation égocentrique. Les constructeurs de cathédrales – qui sont des bâtiments autrement plus intéressants et durables que les plaisanteries éphémères contemporaines – étaient modestement anonymes.

Mais voilà que la municipalité s’avise de créer un Musée d’histoire maritime qui, comme tous les musées nouvellement créés doivent ressembler à tout, sauf à des musées. Non, non, ce n’est pas une boutade : ces nouveaux musées sont des bâtiments qu’on dit futuristes mais qui sont surtout des caprices de « créateurs » choisis par concours par des édiles soucieux de leur réélection et des spécialistes (des « experts ») qui ont, de facto puisqu’ils sont spécialistes, une culture générale limitée pour la plupart.

Pourquoi les musées, ces bâtiments censés accueillir les artefacts d’un passé nécessaire à comprendre le présent, sont-ils toujours la représentation idoine de ce qu’on présuppose, dans un délire de science-fiction de BD, être des éléments du futur ?

Parce que, dans ce domaine touchant à l’histoire et à la mémoire, là plus qu’ailleurs, il convient d’orienter les esprits.

L’idée n’est pas bien nouvelle, elle peut se résumer dans ce vers de l’Internationale : Du passé, faisons table rase, qui suppose une dictature du progrès qui n’est lui-même qu’une illusion.

Ce qui fait que notre architecte japonais, mais néanmoins mondialiste, a conçu le projet titanique de ce musée qui ressemble à l’empilement de trois hangars décalés d’une hauteur de 35 mètres pour sept étages qui surplombera la ville de Saint-Malo, « Un belvédère couvert au dernier étage du futur musée offrira une perspective sur toute la ville de Saint-Malo », selon Ouest-France. Mais le contraire est vrai aussi. A savoir qu’à Saint-Malo, on ne verra plus que ce bâtiment.

« C’est le seul endroit de la ville où je ne la vois pas » disait Maupassant quand il mangeait au restaurant de la tour Eiffel.

Quelques exemples…

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Le Stedelijk Museum à Amsterdam (Musée d’art contemporain) : une énorme baignoire accolée à un immeuble ancien

Oh, bien sûr, les trois villes que nous prenons en exemple sont loin d’être les seules touchées par cette gangrène ; nous les prenons en exemple parce que nous espérons qu’il est encore possible de les sauver, mais que faire du grotesque Musée Pompidou qui défigure Paris,

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Le parvis nord du centre Beaubourg accolé à l’église Saint-Merri (XVIe siècle) et l’entrée principale du Centre Pompidou en état de délabrement. Le bassin d’agrément (?) au premier plan égayé (?) par des œuvres d’art (?) contemporaines (mars 2018)

du massif et disgracieux Palais des Festivals de Cannes, du cataclysmique Musée des Confluences de Lyon (illustration ci-dessous), qui ressemble à une immense soucoupe volante qui se serait crashée là,

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dans un amas indescriptible de tôles et de béton qui devrait susciter la terreur des Lyonnais s’ils n’avaient pas été bien formatés, à accepter l’outrage de l’effrayante et agressive Philharmonie de Paris de Jean Nouvel,

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gueule béante d’un dragon qui semble prêt à vous dévorer (la musique adoucit-elle vraiment les mœurs ?), du Musée de la Romanité à Nîmes,

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Nîmes est une ville accoutumée à nier son passé ; les monuments romains y sont systématiquement affublés d’une incongruité contemporaine

encore un musée en forme de boîte de conserves mal ouverte jouxtant les Arènes de Nîmes, du Stederlijk Museum (encore un) d’Amsterdam qui ressemble à une énorme baignoire blanche accolée à un bel immeuble ancien, de la Cité du Vin à Bordeaux, sorte de monstrueux étron doré comme un staphylocoque, quel rapport avec Bordeaux ou le vin ?

« And the winner is… »

La palme de l’infamie – ou du ridicule – est remportée par Philippe Starck qui ne se cache pas de construire des bâtiments acculturés, « l’acculturation est son projet » nous prévient David Orbach(5). Sa prochaine victime sera la ville de Metz où il va construire un hôtel de treize niveaux pour une hauteur de quarante mètres. « Au sommet, l’établissement offrira sur la ville de Metz une vue à couper le souffle », précise un journal local.

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Et les Messins auront la vue sur la tour, comme les Malouins ont la vue sur leur nouveau musée. Mais vous pensez bien que l’architecte « adulé de par le monde pour ses fulgurances et sa fabuleuse fécondité » (selon un autre journal local qui n’est pas en mal non plus de dithyrambe) ne s’est pas contenté de construire une tour, il fallait aussi qu’il appose sa patte idéologique (à défaut de la lever) : il construira au sommet de la tour la réplique d’une maison du XIXe siècle, qui va donc représenter de visu le déracinement cher au designer. « C’est un jeu sur les racines déracinées », explique sans complexe l’architecte. Effectivement, quel génie ! Quelle « fabuleuse fécondité » ! Une tour stupide bien lisse trouée de fenêtres avec au sommet une villa reconstituée (même pas l’idée d’en construire une originale…)

L’Ordre Mondial

Spengler avait bien montré le processus de déclin de l’Occident qui entraîne dans sa chute tout ce qui vit sur la planète puisque l’Occident y a instillé lentement et partout ses valeurs et surtout ses poisons(6).

Depuis la Révolution française et l’avènement de Darwin comme nouveau prophète, l’Occident est totalement imprégné de l’idée que le progrès est un concept incontournable, que le monde est en constante évolution avec l’idée d’une avancée linéaire sans fin et des lendemains qui chantent toujours et de plus en plus fort et de plus en plus mal à mesure qu’on croit s’approcher du paradis mais qui, inéluctablement, comme tout ce qui vit, nous amène vers la mort, vers une fin, quelle qu’elle soit.

Le temps est à l’image du monde : toute vie sur Terre, quel que soit son règne : végétal, animal, humain, et même minéral, procède d’un mouvement cyclique et y est soumis. Tout meurt et tout revit.

On ne peut pas comprendre, de nos jours, que passé, présent et futur cohabitent dans un même maelström et sont interdépendants, que le passé n’est pas un but mais un phare, qu’il n’est pas poussiéreux mais constitue une source pure d’où procède la vie, source constamment renouvelée lorsqu’on y revient et donc toujours jeune.

Cette construction spirituelle est bien trop difficile à concevoir pour nos contemporains ; un cycle se dégrade de spiritualité en matérialité ; comme nous sommes à la fin d’un cycle, nous sommes donc en pleine matérialité – essentiellement représentée par le culte de l’argent – et tous les comportements humains sont conditionnés par cette dégradation, y compris le choix de notre architecture.

Ce qu’on appelait encore Occident il y a un siècle est donc devenu l’Ordre Mondial.

L’Ordre Mondial est dirigé par quelques sociétés plus tellement secrètes dont font partie la plupart de nos gouvernants ; leur dessein est de s’approprier le monde matériel en ayant soin de détruire les fondements des sociétés traditionnelles et leur enracinement ; il ne prend plus beaucoup de précautions pour cacher ses objectifs ; sa nuisance s’exerce dans tous les domaines : comme le rôle de la mode actuelle est de déstructurer les corps, celui de la philosophie de déstructurer les esprits, celui de l’art ou de la musique, de rompre les liens avec le sacré, celui de l’agroalimentaire consiste à habituer les estomacs à manger des horreurs (des insectes, par exemple) et, surtout, à faire disparaître le paysannat, et celui qui nous occupe ici, l’architecture contemporaine, dont le but est clairement de déstructurer le bel ordonnancement de nos villes et de faire en sorte que les peuples ne puissent plus se référer à leur sol.

Comment en est-on arrivé là ?

Il nous faut ici remonter avant même ce que certains sites internet qui se consacrent à une Histoire parallèle du monde appellent la « Fraternité du Serpent », l’ancêtre supposée des Illuminati qui aurait manifesté les premières nocuités de ce courant à l’époque sumérienne 3 300 ans avant notre ère, un millénaire après le commencement de notre Kali-Yuga.

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Illustration par Gustave Doré de l’enfer de Dante (La Divine Comédie). Planche LXV, Chant XXXI : Les titans et les Géants. « L’orgueilleux que tu vois prétendit défier avec tout son pouvoir le puissant Jupiter »

Nous allons parler plutôt de certains personnages mythologiques, des Titans, dont Prométhée est le plus illustre exemple, puisqu’il créa l’Homme qui, originellement, était presque semblable aux dieux mais qui, par une faute de Prométhée – la connaissance du feu qu’il donna aux hommes – perdit ses pouvoirs originels ; Prométhée est l’archétype même du Titan, celui qui veut se mesurer aux dieux – c’est l’hubris, la vanité, qui le mène – et qui utilise la ruse pour arriver à ses fins. On sait ce qui advint de lui quand Zeus décida de le punir de son arrogance et de ses tricheries. On comprend mieux qu’il représente à la fois l’humanisme, l’Homme qui se veut supérieur aux autres règnes, le surhumanisme, supérieur à lui-même, et qui va aboutir au transhumanisme, l’Homme qui croit qu’il est l’égal des dieux, ou de Dieu. Cette vanité s’exprime par ce qu’on appelle de nos jours le titanisme, des œuvres grandioses, notamment en matière d’architecture, qui vont se manifester par la construction de tours – des « gratte-ciel » – toujours plus hautes, qui veulent arriver « jusqu’au ciel », donc jusqu’aux dieux et par les moyens utilisés pour les construire et les faire proliférer, la ruse ou l’escroquerie érigée en mode de relation. Nous sommes donc entrés dans une nouvelle ère prométhéenne, Prométhée, l’archétype des origines qui ressurgit, à la fin du cycle, comme un bateau qui, avant de couler, montre sa proue une dernière fois comme un pied-de-nez, ou comme le serpent, l’ouroboros, qui se mord cycliquement la queue(7).

Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, fut l’un de ces architectes-urbanistes inventeurs de l’architecture contemporaine. Ce Français d’origine suisse, donné en exemple dans toutes les écoles d’architecture du monde, avait conçu un projet, le plan Voisin,

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Le Plan Voisin : le projet de Le Corbusier auquel a échappé Paris

visant à construire des tours à Paris en détruisant l’ensemble des bâtiments antérieurs, sauf les églises (l’ironie du sort veut que ce sont d’abord les églises qui sont détruites aujourd’hui…). Ce projet n’était pas un coup de folie passager puisque Le Corbusier a récidivé lors d’un séminaire d’architectes et d’urbanistes en présentant en 1933 la Charte d’Athènes qui devait systématiser le plan Voisin à l’ensemble de la planète. Cette Charte fut appliquée après la guerre pour reconstruire les villes détruites par les bombardements anglo-américains en France, un plan idéologique et totalitaire auquel a fort heureusement échappé Saint-Malo.

Ce processus morbide n’a pu être mis en place qu’avec la complicité de certains édiles, atteints de cette même hubris, souvent de mégalomanie et plus sûrement attentifs à laisser leur nom sur une plaque de rue.

Marquer son passage en marquant son territoire

On sait comment les animaux marquent leur territoire ; mais comment faire en sorte que son passage sur Terre reste dans l’Histoire, surtout si l’on a été un médiocre chef d’État ? L’œuvre de l’Homme dépasse l’homme au moins parce qu’elle lui survit plus longtemps. C’est à cet espoir que se sont raccrochés les présidents de la Ve République française dont la vanité n’a réussi qu’à enlaidir la capitale. C’est sûr qu’ils n’allaient pas construire dans le Cantal ; pour autant, leurs traces ne dureront pas le temps des pyramides, ni même celui des cathédrales, ni même celui des humbles maisons paysannes.

Pompidou a donc laissé son nom au Centre Beaubourg, Mitterrand aux tours de la Bibliothèque nationale, Chirac a suivi avec le Musée des Arts premiers.

Les maires des grandes villes françaises, puis des villes moyennes, puis des petites villes et même des villages, entraînés par d’aussi illustres exemples, n’ont pas tardé à les imiter. C’est ainsi que la France s’est « parée » de toutes sortes de constructions loufoques jusque dans ses derniers recoins.

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Une église au centre d’Istres (43000 habitants) en Provence

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Une salle de sports à La Fare-les-Oliviers (8000 habitants) en Provence

C’est que, pour leur défense, ces édiles pensent faire le bien de leurs concitoyens : toujours plus haut, plus grand, plus « moderne » (dans les années 60, des panneaux fleurissaient à l’entrée des villages : son château, ses commerces, sa piscine « olympique »…)

Mais pourquoi s’imaginent-ils que, lorsqu’on choisit une ville moyenne pour y habiter, on n’a qu’une seule envie, c’est de voir cette ville grandir, s’étaler avec ses hideuses zones industrielles et commerciales, ses panneaux publicitaires, ses PLU à l’infini, rongeant chaque jour les terres agricoles… ?

La quantité plutôt que la qualité de vie ? Faut-il vivre dans une grande ville pour être heureux ? Si on choisit pour vivre une ville moyenne ou petite, c’est pour sa qualité de vie, ce n’est pas pour qu’elle devienne une grande ville.

Les élus des villes culturelles veulent à la fois faire avancer leur ville vers le « progrès » et accroître la manne des retombées touristiques qui attirent dans leurs cités des millions de touristes qui ne viennent que pour une chose : la spécificité architecturale de la ville ancienne. Ces visiteurs ne viennent pas pour admirer la nouvelle tour du célèbre architecte Machin ou la nouvelle médiathèque en forme de bateau échoué. Ça, ils l’ont dans toutes les autres villes du monde qui ne peuvent s’enorgueillir de leur passé, de Dubaï à New-York en passant par Shangaï.

Jean Giono disait fort justement : « À quoi bon aller là-bas si rien n’est différent d’ici ? »

Une architecture hors-sol

Autrefois respectées, les recommandations des architectes des Bâtiments de France sont de plus en plus souvent contournées avec l’approbation des autorités locales. Pourtant, leur charte est basée sur le bon sens.

« L’architecture est une expression de la culture. La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Les autorités habilitées à délivrer le permis de construire ainsi que les autorisations de lotir s’assurent, au cours de l’instruction des demandes, du respect de cet intérêt(8). »

Dans sa belle conférence(9) enregistrée à l’Université populaire de Caen, David Orbach, architecte contemporéaniste repenti, comme il se présente lui-même, nous donne quelques clefs supplémentaires de compréhension du phénomène qu’il a pêchées de son expérience et au contact de ses condisciples et de leurs œuvres.C’est encore une fois le Corbusier qui a donné l’exemple en prônant une architecture hors-sol, comme les tomates que l’agroalimentaire nous donne maintenant à manger, analogie qui n’est évidemment pas le fait du hasard. Partant du principe que la nature est sale et qu’il convient d’envisager un monde lisse dépourvu de toute aspérité, l’architecture contemporaine doit donc se dégager du sol ; les maisons seront construites sur pilotis comme sa villa Savoye

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La villa Savoye « hors sol » de Le Corbusier à Poissy

ainsi que les unités d’habitation comme La Cité radieuse. C’est dans ce même esprit antinaturel que Le Corbusier avait préconisé d’installer les crèches au sommet des immeubles pour éviter aux enfants la promiscuité avec le sol comme ce fut le cas pour la « Maison du fada » comme les Marseillais surnommaient la Cité radieuse.

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La « Cité Radieuse », sur pilotis et donc physiquement hors sol, de Le Corbusier à Marseille, unité d’habitation où il a pu développer son utopie collectiviste pour ne pas dire concentrationnaire

L’architecture contemporaine doit appliquer deux règles principales :
• Refus de l’antériorité : le passé et le savoir qui est inclus dans ce passé.
• Refus de l’intériorité : une maison doit être de préférence installée dans un désert, espace ouvert et libre plutôt que dans une forêt ; elle ne doit pas refléter un « repli sur soi », les occupants de la maison doivent avoir une vue sur l’extérieur tout comme leur vie doit être vue de l’extérieur, elle doit être « nue », d’où la systématisation de la mise en place des grandes baies vitrées et le refus de toute décoration, ne serait-ce qu’une bordure.

Les matériaux traditionnels faisant référence au sol, à la culture, au passé et à la nature seront bannis.

On préférera donc l’emploi du béton, du verre et de l’acier.

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Un projet à Paris, avenue de Breteuil qui s’inscrit en rupture des immeubles de l’avenue

La solution : renouer avec les rites

Les rites, dont nous avons dit qu’ils étaient la répétition du mythe d’origine, sont aussi une respiration régulière de ce tout ce qui est vivant ; une maison, un village ou une ville sont vivants.

Comprenons-nous bien : puisque la technique existe, il n’est pas question de s’en priver ; au contraire, comme ce qui a été fait à Saint-Malo et comme ce qui se fait avec d’anciennes maisons restaurées, il convient de respecter le passé tout en bénéficiant des acquis du présent.

Le problème se pose moins pour des maisons individuelles éloignées d’un environnement historique.

Les réalisations de maisons individuelles dites d’architectes (sic) implantées hors ville et qui s’intègrent quelquefois parfaitement au paysage environnant ne manquent pas et, disposant de toutes les innovations techniques, sont agréables à vivre et permettent à la créativité des architectes de s’exprimer sans détruire une antériorité inexistante.

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Exemple d’un immeuble édifié à Anvers dans les règles de l’art et le respect des immeubles environnants

De même, Il est bien évident que ces villes anciennes doivent elles aussi s’adapter sur le plan de la fonctionnalité ; encore faut-il que les municipalités envisagent cet avenir en tenant compte des spécificités du passé qui ont façonné ces villes : chacune possède une âme qu’il convient de ne pas détruire en optant pour la facilité du choix individuel d’un architecte international puis d’un autre, et de promouvoir un chaos visuel au lieu d’imaginer un processus global qui ne vient pas en rupture avec les strates architecturales qui se sont humblement insérées et ont cohabité harmonieusement tout au long des siècles.

Dans cette optique, les édiles devraient consulter d’autres personnes que des technocrates ; ils doivent rassembler autour d’eux ceux qui ont quelque légitimité à donner un avis : historiens, techniciens du bâtiment, écrivains, citoyens éclairés amoureux de leur ville… et aussi les architectes respectueux de leur travail et du contexte dans lequel il doit s’exercer, qui ne sont pas là pour imposer les productions de leur égocentrisme. Il faudrait pour cela que les édiles aient le sens du bien commun et comprennent que le futur ne peut surgir que du passé, de tous ceux qui sont morts au cours des générations pour que leur ville reste belle. L’équilibre de la beauté est précaire, n’importe quelle chiquenaude peut le détruire à jamais.

Ces quelques rares architectes qui sauvent l’honneur de la profession sont évidemment dénigrés par la majorité de leurs confrères soumis aux impératifs du marché et de la mode ; ces derniers croient pourtant détenir la vérité et faire partie d’un courant novateur qui s’insère dans une sorte de sens de l’Histoire illusoire et idéologique. Ces architectes conformistes ont inventé l’arme absolue à l’encontre des rebelles à l’uniformisation : celui qui entend respecter le passé et les citoyens (qui ont aussi leur mot à dire) et qui s’efforce d’insérer harmonieusement son travail dans le bâti existant est taxé de « pasticheur ».

Sur toute la planète et de tous temps, se sont construites et ont subsisté des maisons et des villes dont les caractéristiques : forme, couleurs, matériaux… avaient un lien avec la nature du sol, le climat de la région, le caractère de ses habitants et la culture esthétique du lieu qui s’est lentement et laborieusement formée, hommes et terroirs se façonnant mutuellement ; c’est cette diversité issue du sol qui se manifeste parfois d’un village à l’autre qui fait la richesse de la vie et qui est garante de sa pérennité. Peut-être qu’un jour – lorsque les hommes auront retrouvé leur esprit – se débarrassera-t-on de ces verrues pour magnifier le monde, comme on se débarrasse de ces disgracieuses excroissances sur notre peau.

Pierre-Émile Blairon

(1) Le secteur économique touristique constitue la première source de revenus en France (en y comprenant les activités annexes comme l’artisanat d’art et tous les commerces liés au tourisme), loin devant les activités issues de la révolution industrielle du XIXe siècle ; mais on continue, au nom d’un « romantisme » ouvrier et d’un mépris du passé, à ignorer les premières pour pratiquer un acharnement thérapeutique sur les secondes.
(2) Aix en Dialogue n° 58, supplément hors-série : La métamorphose d’une ville, janvier 2013
(3) La Provence, 1er mars 2018
(4) Selon l’estimation la plus courante : 75 000 victimes et 550 000 tonnes de bombes déversées en 1944 sur la France, pays « allié ».
(5) Architecture contemporaine et laideur par Coste Orbach : regarder la vidéo
(6) Ce processus est analysé dans mon ouvrage : La Roue et le sablier, disponible sur Amazon.
(7) La Roue et le sablier, op. cit.
(8) www.architecte-bâtiments.fr
(9) Architecture contemporaine et laideur par Coste Orbach : regarder la vidéo

lundi, 30 octobre 2017

Baudelaire et la conspiration géographique

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Baudelaire et la conspiration géographique

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Lisons les Fleurs de Baudelaire moins bêtement qu’à l’école. Et cela donne :

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)…

On est dans les années 1850, au début du remplacement haussmannien de Paris. Baudelaire comprend ici l’essence du pouvoir proto-fasciste bonapartiste si bien décrit par son contemporain Maurice Joly ou par Karl Marx dans le dix-huit brumaire. Et cette société expérimentale s’est étendue à la terre entière. C’est la société du spectacle de Guy Debord, celle ou l’Etat profond et les oligarques se mêlent de tout, en particulier de notre « environnement ». C’est ce que je nomme la conspiration géographique.

La conspiration géographique est la plus grave de toutes. On n’y pense pas assez, mais elle est terrifiante. Je l’ai évoqué dans mon roman les territoires protocolaires. Elle a accompagné la sous-culture télévisuelle moderne et elle a créé dans l’ordre :

• Les banlieues modernes et les villes nouvelles pour isoler les pauvres.

• Les ghettos ethniques pour isoler les immigrés.

• La prolifération cancéreuse de supermarchés puis des centres commerciaux. En France les responsabilités du gaullisme sont immenses.

 • La hideur extensive des banlieues recouvertes d’immondices commerciaux ou « grands ensembles » conçus mathématiquement.

• La tyrannie américaine et nazie de la bagnole pour tous ; le monde des interstates copiés des autobahns nazies qui liquident et recouvrent l’espace millénaire et paysan du monde.

• La séparation spatiale, qui met fin au trend révolutionnaire ou rebelle des hommes modernes depuis 1789.

• La décrépitude et l’extermination de vieilles cités (voyez Auxerre) au profit des zones péri-urbaines, toujours plus monstrueuses.

• La crétinisation du public et sa déformation physique (le docteur Plantey dans ses conférences parle d’un basculement morphologique) : ce néo-planton est en voiture la moitié de son temps à écouter la radio.

• La fin de la conversation : Daniel Boorstyn explique dans les Américains que la circulation devient le sujet de conversation numéro un à Los Angeles dans les années cinquante.

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Dans Slate.fr, un inspiré, Franck Gintrand, dénonce l’horreur de l’aménagement urbain en France. Et il attaque courageusement la notion creuse et arnaqueuse de smart city, la destruction des centres villes et même des villes moyennes, les responsabilités criminelles de notre administration. Cela donne dans un de ses derniers textes (la France devient moche) :

« En France, cela fait longtemps que la survie du commerce de proximité ne pèse pas lourd aux yeux du puissant ministère de l’Economie. Il faut dire qu’après avoir inventé les hypermarchés, notre pays est devenu champion d’Europe des centres commerciaux. Et des centres commerciaux, ça a quand même beaucoup plus de gueule que des petits boutiquiers… Le concept nous vient des États-Unis, le pays des «malls», ces gigantesques espaces dédiés au shopping et implantés en banlieue, hermétiquement clos et climatisé. »

Il poursuit sur l’historique de cet univers totalitaire (pensez à Blade runner, aux décors de THX 1138) qui est alors reflété dans des films dystopiques prétendant décrire dans le futur ce qui se passait dans le présent.

La France fut ainsi recouverte de ces hangars et autres déchetteries architecturales. Godard disait que la télé aussi recouvrait le monde. Gintrand poursuit à propos des années soixante :

« Pas de centres commerciaux et multiples zones de périphérie dans «La France défigurée», célèbre émission des années 70. Et pour cause: notre pays ne connaissait à cette époque que le développement des hypermarchés (le premier Carrefour ouvre en 1963). On pouvait regretter l’absence totale d’esthétique de ces hangars de l’alimentaire. »

Le mouvement est alors ouest-européen, lié à la domination des trusts US, à la soumission des administrations européennes, à la fascination pour une fausse croissance basée sur des leurres (bagnole/inflation immobilière/pseudo-vacances) et encensée par des sociologues crétins comme Fourastié (les Trente Glorieuses). Dans les années cinquante, le grand écrivain communiste Italo Calvino publie un premier roman nommé la Spéculation immobilière. Ici aussi la liquidation de l’Italie est en marche, avec l’exploitation touristique que dénonce peu après Pasolini, dans ses si clairvoyants écrits corsaires.

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En 1967, marqué par la lecture de Boorstyn et Mumford, Guy Debord écrit, dans le plus efficace chapitre de sa Société du Spectacle :

« Le moment présent est déjà celui de l’autodestruction du milieu urbain.L’éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de « masses informes de résidus urbains » (Lewis Mumford) est, d’une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l’automobile, produit-pilote de la première phase de l’abondance marchande, s’est inscrite dans le terrain avec la domination de l’autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée ».

Kunstler a très bien parlé de cette géographie du nulle part, et de cette liquidation physique des américains rendu obèses et inertes par ce style de vie mortifère et mécanique. Les films américains récents (ceux du discret Alexander Payne notamment) donnent la sensation qu’il n’y a plus d’espace libre aux Etats-Unis. Tout a été recouvert de banlieues, de sprawlings, de centres commerciaux, de parkings (c’est la maladie de parking-son !), d’aéroports, de grands ensembles, de brico machins, de centrales thermiques, de parcs thématiques, de bitume et de bitume encore. Voyez Fast Food nation du très bon Richard Linklater.

Je poursuis sur Debord car en parlant de fastfood :

« Mais l’organisation technique de la consommation n’est qu’au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même. »

On parle d’empire chez les antisystèmes, et on a raison. Ne dit-on pas empirer ?

Je rappelle ceci dans mon livre noir de la décadence romaine.

« Pétrone voit déjà les dégâts de cette mondialisation à l’antique qui a tout homogénéisé au premier siècle de notre ère de la Syrie à la Bretagne :

« Vois, partout le luxe nourri par le pillage, la fortune s’acharnant à sa perte. C’est avec de l’or qu’ils bâtissent et ils élèvent leurs demeures jusqu’aux cieux. Ici les amas de pierre chassent les eaux, là naît la mer au milieu des champs. En changeant l’état normal des choses, ils se révoltent contre la nature. »

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Plus loin j’ajoute :

Sur le tourisme de masse et les croisières, Sénèque remarque :

« On entreprend des voyages sans but; on parcourt les rivages; un jour sur mer, le lendemain, partout on manifeste la même instabilité, le même dégoût du présent. »

Extraordinaire, cette allusion au délire immobilier (déjà vu chez Suétone ou Pétrone) qui a détruit le monde et son épargne :

« Nous entreprendrons alors de construire des maisons, d’en démolir d’autres, de reculer les rives de la mer, d’amener l’eau malgré les difficultés du terrain… »

Je laisse Mumford conclure.

« Le grand historien Mumford, parlant de ces grands rois de l’antiquité, parle d’une « paranoïa constructrice, émanant d’un pouvoir qui veut se montrer à la fois démon et dieu, destructeur et bâtisseur ».

Bibliographie

Bonnal – Les territoires protocolaires ; le livre noir de la décadence romaine ; les maîtres carrés

Debord – La société du spectacle

Kunstler – The long emergency

Mumford – La cité dans l’histoire (à découvrir absolument)

mardi, 26 septembre 2017

Pierre Le Vigan: le cataclysme urbain des temps modernes

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Pierre Le Vigan: le cataclysme urbain des temps modernes

par Nicolas Bonnal

Ex: https://metamag.fr

Pierre Le Vigan  vient de publier un livre intelligent, émouvant, formidablement documenté et surtout très bien écrit (les urbanistes ont souvent un beau style, comme d’ailleurs les mathématiciens).

Ma passion pour la ville et l’urbanisme m’a rendue enchantée cette lecture. Dans mon Mitterrand le grand initié, j’avais beaucoup insisté après d’autres sur la ville, les travaux, et tout le reste chez Mitterrand. Le reste du temps j’ai surtout dénoncé le monde moderne et sa laideur moderne, si éminente depuis la Renaissance (Hugo écrase génialement la Renaissance et son architecture au début de Notre-Dame). Huysmans disait que nous déclinions depuis le XIIIème siècle, comme il avait raison. Mon maître Lewis Mumford, bien cité par Pierre, évoque avec émotion notre fantastique civilisation médiévale, celle de Sienne et de Tolède, et la compare aux « détritus urbains » (Debord reprenant Mumford) qui recouvrent aujourd’hui la planète, en Chine, en Amérique, en Arabie. C’est comme ça.

Je laisse la parole à mon ami et à ses maîtres et inspirateurs, notamment le surprenant fils Thorez :

« Paul Thorez, l’un des fils du dirigeant communiste devenu travailleur social, écrivait : « J’avais une fois de plus traversé (…) l’agrégat de bric et de broc nomme Ville Nouvelle où je gagnais ma vie à la perdre au jour le jour contre un peu d’argent. (…) C’était donc cela, préfiguré par la Ville Nouvelle, le troisième millénaire en France : des blocs de béton perdus dans des terrains vagues, de faux villages en éléments préfabriqués, les restes pathétiques de quelques hameaux centenaires, vestiges d’un âge révolu – un espace glacé où l’on ne rencontrait âme qui vive entre la migration automobile et ferroviaire du matin et le retour en rangs serrés, suivi d’un véritable couvre-feu.
Étrange similitude avec l’avenir radieux, déjà lisible à l’intérieur du cercle de cent neuf kilomètres que dessine autour du Grand Moscou l’autoroute de ceinture. La même combinaison de fausse campagne et de ville supposée, le même ersatz donné pour du tissu urbain de premier choix, le même uniforme. Aux Nouveaux Horizons de Saint- Quentin-en-Yvelines comme aux Novyé Tchériomouchki, « les Nouveaux Sorbiers », les planificateurs qui nous logent, nous vêtent, nous transportent, nous nourrissent, creusaient un gouffre ouvert à la névrose, à la haine du prochain, à la délinquance juvénile. »

Le Vigan cite ensuite Paul Chemetov, que je citais dans mon Mitterrand (une certaine dimension des Grands Travaux fascinait, je le reconnais). Ici c’est le crétinisme politique et l’arrogance moderniste qui sont humiliées :

« Paul Chemetov remarque à ce propos : « Soit le cliché en vogue : la banlieue doit être transformée en ville. C’est un discours fou, qui nous ramène dans une version recyclée de la démesure productiviste dont nous sortons par ailleurs. C’est oublier tout simplement que la banlieue est beaucoup plus vaste que la ville-centre. On a mis dix siècles pour faire Paris – et ce n’est pas fini. Croire qu’en deux septennats – j’allais dire deux mécénats – il est possible de régler les problèmes de ces immensités, c’est tromper les autres et soi-même. Il faut prendre la mesure de ces espaces qui, depuis fort longtemps, ont été le ban de la ville, cette partie centrifugée qui permettait au cœur d’expulser ce qui le désoccupait, ou ce qui l’occupait trop et qui lui donnait une marche, au sens ancien du terme, pour pouvoir fonctionner. »

Enfin PLV note à propos de ce monde mué en Las Vegas ou en Disneyworld :

« Elle l’est notamment au travers des grands magasins, qui consacrent à la fois le triomphe de la consommation et celui de l’individualisme narcissique. Il se manifeste ainsi une rupture avec la Renaissance : la ville moderne ne se contente plus de se représenter. Elle se donne en spectacle. A l’extrême, ce qui se profile est la
« disneylandisation » de la ville et du monde ou encore une « lasvegasisation » de l’espace urbain. La modernité urbaine, dans ses premiers moments, a représenté une transition dans laquelle coexistaient des aspects modernes et d’autres traditionnels. Ces aspects traditionnels ont duré jusque dans les années 1950. Il y a eu une longue période de recoupement, de décalage, qui a fait le charme même des villes de nos parents et grands-parents. »

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Le Vigan cite deux auteures : Sylvie Brunel et La planète disneylandisée, éd. Sciences humaines, publiée en 2006 ; Elisabeth Pélegrin-Genel, Des souris dans un labyrinthe. Décrypter les ruses et manipulations de nos espaces quotidiens, La Découverte, 2010.

Le minotaure américain (utopie gnostique devenue débile) n’a pas fini de nous perdre et de nous dévorer.

Enfin il cite Renaud Camus très bien inspiré dans cette page :

« Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air. »

C’est ça Renaud, le grand remplacement des Français a déjà eu lieu ! Les Français de souche sont des idées de Français !

Pierre Le Vigan, Métamorphoses de la ville, De Romulus à Le Corbusier, La Barque d’or.

 

vendredi, 26 mai 2017

Baudelaire et la conspiration géographique

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Baudelaire et la conspiration géographique

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org 

Lisons les Fleurs de Baudelaire moins bêtement qu’à l’école. Et cela donne :

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)…

On est dans les années 1850, au début du remplacement haussmannien de Paris. Baudelaire comprend ici l’essence du pouvoir proto-fasciste bonapartiste si bien décrit par son contemporain Maurice Joly ou par Karl Marx dans le dix-huit brumaire. Et cette société expérimentale s’est étendue à la terre entière. C’est la société du spectacle de Guy Debord, celle ou l’Etat profond et les oligarques se mêlent de tout, en particulier de notre « environnement ». C’est ce que je nomme la conspiration géographique.

La conspiration géographique est la plus grave de toutes. On n’y pense pas assez, mais elle est terrifiante. Je l’ai évoqué dans mon roman les territoires protocolaires. Elle a accompagné la sous-culture télévisuelle moderne et elle a créé dans l’ordre :

• Les banlieues modernes et les villes nouvelles pour isoler les pauvres.

• Les ghettos ethniques pour isoler les immigrés.

• La prolifération cancéreuse de supermarchés puis des centres commerciaux. En France les responsabilités du gaullisme sont immenses.

• La hideur extensive des banlieues recouvertes d’immondices commerciaux ou « grands ensembles » conçus mathématiquement.

• La tyrannie américaine et nazie de la bagnole pour tous ; le monde des interstates copiés des autobahns nazies qui liquident et recouvrent l’espace millénaire et paysan du monde.

• La séparation spatiale, qui met fin au trend révolutionnaire ou rebelle des hommes modernes depuis 1789.

• La décrépitude et l’extermination de vieilles cités (voyez Auxerre) au profit des zones péri-urbaines, toujours plus monstrueuses.

• La crétinisation du public et sa déformation physique (le docteur Plantey dans ses conférences parle d’un basculement morphologique) : ce néo-planton est en voiture la moitié de son temps à écouter la radio.

• La fin de la conversation : Daniel Boorstyn explique dans les Américains que la circulation devient le sujet de conversation numéro un à Los Angeles dans les années cinquante.

Dans Slate.fr, un expert inspiré, Franck Gintrand, dénonce l’horreur de l’aménagement urbain en France. Et il attaque courageusement la notion creuse et arnaqueuse de smart city, la destruction des centres villes et même des villes moyennes, les responsabilités criminelles de notre administration. Cela donne dans un de ses derniers textes (la France devient moche) :

« En France, cela fait longtemps que la survie du commerce de proximité ne pèse pas lourd aux yeux du puissant ministère de l’Economie. Il faut dire qu’après avoir inventé les hypermarchés, notre pays est devenu champion d’Europe des centres commerciaux. Et des centres commerciaux, ça a quand même beaucoup plus de gueule que des petits boutiquiers… Le concept nous vient des États-Unis, le pays des «malls», ces gigantesques espaces dédiés au shopping et implantés en banlieue, hermétiquement clos et climatisé. »

Il poursuit sur l’historique de cet univers totalitaire (pensez à Blade runner, aux décors de THX 1138) qui est alors reflété dans des films dystopiques prétendant décrire dans le futur ce qui se passait dans le présent.

La France fut ainsi recouverte de ces hangars et autres déchetteries architecturales. Godard disait que la télé aussi recouvrait le monde. Gintrand poursuit à propos des années soixante:

« Pas de centres commerciaux et multiples zones de périphérie dans «La France défigurée», célèbre émission des années 70. Et pour cause: notre pays ne connaissait à cette époque que le développement des hypermarchés (le premier Carrefour ouvre en 1963). On pouvait regretter l'absence totale d'esthétique de ces hangars de l'alimentaire. »

Le mouvement est alors ouest-européen, lié à la domination des trusts US, à la soumission des administrations européennes, à la fascination pour une fausse croissance basée sur des leurres (bagnole/inflation immobilière/pseudo-vacances) et encensée par des sociologues crétins comme Fourastié (les Trente Glorieuses). Dans les années cinquante, le grand écrivain communiste Italo Calvino publie un premier roman nommé la Spéculation immobilière. Ici aussi la liquidation de l’Italie est en marche, avec l’exploitation touristique que dénonce peu après Pasolini, dans ses si clairvoyants écrits corsaires.

En 1967, marqué par la lecture de Boorstyn et Mumford, Guy Debord écrit, dans le plus efficace chapitre de sa Société du Spectacle :

« Le moment présent est déjà celui de l’autodestruction du milieu urbain. L’éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de « masses informes de résidus urbains » (Lewis Mumford) est, d’une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l’automobile, produit-pilote de la première phase de l’abondance marchande, s’est inscrite dans le terrain avec la domination de l’autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée».

Kunstler a très bien parlé de cette géographie du nulle part, et de cette liquidation physique des américains rendu obèses et inertes par ce style de vie mortifère et mécanique. Les films américains récents (ceux du discret Alexander Payne notamment) donnent la sensation qu’il n’y a plus d’espace libre aux Etats-Unis. Tout a été recouvert de banlieues, de sprawlings, de centres commerciaux, de parkings (c’est la maladie de parking-son !), d’aéroports, de grands ensembles, de brico machins, de centrales thermiques, de parcs thématiques, de bitume et de bitume encore. Voyez Fast Food nation du très bon Richard Linklater.

Je poursuis sur Debord car en parlant de fastfood :

« Mais l’organisation technique de la consommation n’est qu’au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même. »

On parle d’empire chez les antisystèmes, et on a raison. Ne dit-on pas empirer ?

Je rappelle ceci dans mon livre noir de la décadence romaine.

« Pétrone voit déjà les dégâts de cette mondialisation à l’antique qui a tout homogénéisé au premier siècle de notre ère de la Syrie à la Bretagne :

« Vois, partout le luxe nourri par le pillage, la fortune s'acharnant à sa perte. C'est avec de l'or qu'ils bâtissent et ils élèvent leurs demeures jusqu'aux cieux. Ici les amas de pierre chassent les eaux, là naît la mer au milieu des champs. En changeant l'état normal des choses, ils se révoltent contre la nature. »

Plus loin j’ajoute :

Sur le tourisme de masse et les croisières, Sénèque remarque :

« On entreprend des voyages sans but; on parcourt les rivages; un jour sur mer, le lendemain, partout on manifeste la même instabilité, le même dégoût du présent. »

Extraordinaire, cette allusion au délire immobilier (déjà vu chez Suétone ou Pétrone) qui a détruit le monde et son épargne :

« Nous entreprendrons alors de construire des maisons, d'en démolir d'autres, de reculer les rives de la mer, d'amener l'eau malgré les difficultés du terrain… »

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Je laisse Mumford conclure.

« Le grand historien Mumford, parlant de ces grands rois de l’antiquité, parle d’une « paranoïa constructrice, émanant d’un pouvoir qui veut se montrer à la fois démon et dieu, destructeur et bâtisseur ».

Bibliographie

Bonnal – Les territoires protocolaires ; le livre noir de la décadence romaine ; les maîtres carrés

Debord – La société du spectacle

Kunstler – The long emergency

Mumford – La cité dans l’histoire (à découvrir absolument)

dimanche, 31 janvier 2016

Soudain la postmodernité

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Soudain la postmodernité

Entretien avec Pierre Le Vigan

Références infra


Cher Pierre Le Vigan, merci d'accorder cet entretien à Philitt.

Pour nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas, pourriez-vous retracer brièvement votre parcours intellectuel ?

Tout parcours intellectuel… n’est pas seulement intellectuel. Entre 15 et 18 ans j’ai commencé à lire des auteurs aussi différents que Proudhon, Emmanuel Berl, Denis de Rougemont, Emmanuel Mounier, Bertrand de Jouvenel, Drieu La Rochelle et d’autres. (Avant même cela, il faudrait citer Balzac, qui m’a d’emblée, captivé, Alain Fournier et Le Grand Meaulnes, et d’autres qui sont en dormition dans ma mémoire). Ma sensibilité politique s’est forgée d’une manière parallèle à ma sensibilité littéraire. Elle s’est forgée en fonction d’une chose en somme très simple : la rébellion face aux discours officiels, face à la représentation officielle de l’histoire contemporaine. Tout ce qui était caricatural m’insupportait – et cela n’a pas changé. Ainsi, la période de 1940-1944, telle qu’on la présentait dans les années 1960, quand j’avais une douzaine d’années, me paraissait présentée d’une manière caricaturale. Je n’imaginais pas à quel point cela s’aggraverait à mesure que les témoins honnêtes, tels Emmanuel Berl ou Robert Aron, disparaitraient (ou avaient très tôt disparu comme Saint-Exupéry). Bien entendu, je pense que si j’avais vécu en 1940-1944, j’aurais trouvé extrêmement antipathique le régime de Vichy, mélange, en bonne part, d’hypocrisie et d’impuissance. Cette mise en question des vérités officielles, je l’applique, évidemment, à tout ce qui est mis en avant par l’esprit du temps, comme l’idéologie des droits de l’homme ou les « bienfaits » du libre-échange mondial. Il y a, chez Pascal, une démarche de ce genre : la mise en cause des vérités de l’époque, des vérités de convention.


Les lectures qui m’ont le plus marqué quand j’étais jeune furent celles dont le style était particulièrement travaillé et me paraissait beau. Je pense à Louis Pauwels, à Maurice Bardèche, à la poésie de Robert Brasillach (je me réfère à sa poésie au sens large, dans sa vision même de la vie, et pas seulement à ses poèmes, et je suis bien conscient, aussi, que la poésie peut amener, à la fois, à ne pas comprendre ce qui se joue dans la vie d’une nation, et à ne pas être compris).


Revenons à Maurice Bardèche. Aujourd’hui encore, je suis impressionné par la justesse et la finesse du commentaire fait par Bardèche du « Voleur de bicyclette » dans son Histoire du cinéma. Ce qui me touche, ce n’est pas le pathos en soi (même si l’homme est aussi fait d’émotions, comme même Descartes l’admettait), c’est la justesse et la force de l’analyse. Je trouvais aussi le style de Jean-Gilles Malliarakis, qui écrivait de nombreux éditoriaux de modestes revues, assez éblouissant. C’était un homme de grande culture – et il l’est sans doute encore ! – même si, contrairement à moi, il a fini par trouver des vertus au libéralisme, alors que je pense que le libéralisme politique et économique forme une unité de représentation du politique, parfaitement incompatible avec la liberté des peuples. J’ai ensuite découvert d’autres auteurs, tel Alain de Benoist, dont le style, déjà fort bon mais assez sec des années 1970, a laissé place à un style plus ample et délié, parfois légèrement trop caustique et altier, mais qui reste un des meilleurs styles d’écriture – fond et forme – des 40 dernières années. J’ai aussi découvert, sur un plan différent, Montherlant. Si je devais me séparer des livres de tous les auteurs importants pour moi sauf un, je garderais les livres de Montherlant.


J’ai aussi lu des ouvrages de philosophie et d’histoire des idées (loin de ma formation initiale d’économiste et d’urbaniste). Mon intérêt s’est porté particulièrement sur les non conformistes des années trente, ce fameux « esprit des années trente », comme disait Jean Touchard (l’expression est restée). J’ai constaté qu’on tirait généralement profit de la lecture de livres même imparfaitement compris – ce qui est souvent le cas quand on est encore jeune (voir plus tard) : une phrase, une remarque, une lueur. Ma rencontre avec les livres de Martin Heidegger a aussi été importante, Je pense notamment aux Chemins qui ne mènent nulle part.


Je ne lis jamais sans couvrir les pages de mes livres de notes, toujours au crayon à papier, un mélange de respect des livres et de la volonté d’en faire mien le contenu.

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Vous avez édité cette année, aux éditions La Barque d'Or (http://www.la-barque-d-or.centerblog.net), un ouvrage intitulé Soudain la postmodernité – De la dévastation certaine d'un monde au possible surgissement du neuf. D'où vient ce terme, « postmodernité » ?

Je ne connais pas l’origine exacte du terme postmodernité. Ce qui est certain, c’est que Jean-François Lyotard a beaucoup contribué à diffuser le thème de la postmodernité. La notion de postmodernité désigne ce qui vient après la modernité donc ce qui vient après le culte du progrès, le culte de l’homogénéité, de l’égalité, du jacobinisme. La postmodernité est ce qui vient après les grands récits historiques, tels le communisme, la social-démocratie, le fascisme (qui n’a été qu’une brève parenthèse), et d’une manière générale, redisons-le, après la religion du progrès. Il y a bien sûr des éléments de postmodernité dans les temps actuels, mais il y a aussi des éléments qui relèvent en fait de l’intensification de la modernité. Prenons l’exemple de la théorie du genre : en un sens, on peut croire qu’elle valorise les différences entre les sexes en mettant en lumière leur dimension culturelle, en un autre sens, elle les minimise puisque avant d’appartenir à un sexe, nous serions en quelque sorte sans déterminations et choisirions « librement » notre genre. Le genre prétendument choisi serait plus important que la sexuation héritée. Sur le fond, en fait, la théorie du genre pousse à l’extrême et jusqu’à l’absurde le constructivisme. Or, le constructivisme est un élément de la modernité. Il est pourtant bien évident que la France déjà moderne des années 60 était à des années-lumière de la théorie du genre (il est possible que cela tienne aux éléments encore traditionnels, prémodernes, qui étaient encore présents dans notre société). Tout dépend donc du niveau où on situe l’analyse. S’agit-il de l’histoire des idées ? De leur généalogie ? Ou sommes-nous au contraire dans le domaine de la sociologie historique ? Il faut à chaque fois préciser quel est le niveau d’analyse choisi. Ce qui est certain, c’est que, sous couvert d’apologie des différences, nous vivons, comme le voyait déjà Pasolini il y a plus de 40 ans, dans « un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé » (Ecrits corsaires).

Comment définir, ou du moins comment situer, la « postmodernité » par rapport à la « prémodernité » et à la « modernité » ?

Votre question me permet de préciser un point. J’ai expliqué que la postmodernité était avant tout la fin des grands récits, et surtout du récit du progrès sous ses différentes formes (qui incluaient par exemple le nazisme, qui était un darwinisme social et racial « progressiste » puisqu’il voulait « améliorer la race »). Sous une autre forme, qui amène à en souligner les aspects néfastes, la postmodernité c’est aussi l’excès inverse de la modernité. C’est le présentisme, c’est la jouissance (je n’ai rien contre, mais elle doit avoir sa place, rien que sa place) contre la raison, c’est le laissez aller (l’esprit « cool ») contre l’effort, c’est l’informe contre la tenue. Voilà la question que pose la postmodernité : si on ne croit plus au progrès, qu’est ce qui nous fait tenir debout ? Nous : je veux dire nous en tant qu’individus, et il faudrait dire en tant que personne humaine, mais aussi nous en tant que peuple. C’est là qu’intervient la référence à la prémodernité. Si on prend comme exemple de moment de prémodernité la période du Moyen-Age, avant le culte du progrès, mais aussi avant le culte de l’homme, et en fait avant le culte de la puissance et surpuissance de l’homme, la prémodernité faisait se tenir debout les hommes par la religion, et en l’occurrence par le christianisme (je parle bien sûr de l’Europe). Cela amène bien sûr à relever qu’il y eut plusieurs prémodernités, précédant elles-mêmes plusieurs modernités. Les modernités des pays catholiques et des pays protestants n’ont, ainsi, pas tout à fait été les mêmes.


Il est certain que la postmodernité ne peut qu’avoir des points communs avec certains aspects de la prémodernité. On pourrait espérer, au lieu du culte du présent, une attention au présent, au lieu d’un enlisement dans le présent, la recherche d’une transcendance dans l’immanence. Le dépassement de la modernité a bien des aspects positifs. Qui peut regretter le nationalisme agressif entre peuples européens qui a mené aux guerres du XXe siècle ? Mais qui peut sérieusement penser que ce dépassement d’un certain nationalisme doive amener à nier tous les enracinements, toutes les mémoires historiques ? Il faut redécouvrir toutes les communautés, dont certains ont été broyées par un nationalisme (plus exactement un stato-nationalisme) niveleur mais il ne faut pas pour autant se défaire des constructions nationales qui figurent parmi les réalisations les plus belles du politique en Europe. Autant, par exemple, je suis pour l’autonomie de la Catalogne, autant je suis hostile à sa sécession d’avec l’Espagne.

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Vous écrivez que la seule libre-circulation dont ne veut pas le libéralisme, c'est la libre-circulation des idées (p. 32). Comment expliquer que l'actuel triomphe du libéralisme s'accompagne d'un recours étatique à la censure ?

L’intolérance actuelle du pouvoir, et plus largement du système face à tout ce qui relève de l’indépendance d’esprit et face à tous les propos non consensuels est d’un niveau assez stupéfiant. L’intolérance des hommes du système est, à beaucoup d’égards, proportionnelle à leur inculture. Il y a aussi un formidable formatage des esprits, qui va du plus haut niveau à tous les cadres intermédiaires de la société. Dans les faits, le libéralisme économique se développe sur fond de libéralisme politique. Ce libéralisme politique est une démocratie purement procédurale qui est de moins en moins démocratique. Le peuple ne peut se prononcer sur les sujets importants et, plus encore, quand il se prononce, on ne tient pas compte de son avis. Ce « règne de l’On » est en fait le règne de l’hyperclasse. Cette dernière mène une guerre de classe contre le peuple. En matière de relations internationales, nous sommes face à un système à tuer les peuples, qui s’appuie sur les USA et ses relais, dont malheureusement la France, parfois même à l’avant-garde de l’atlantisme belliciste et déstabilisateur. Au plan intérieur, institutionnel et politique, nous avons un système à tuer le peuple, basé sur le mépris de celui-ci. Ce sont les deux faces d’un même système.

« L'écologie poussée jusqu'au bout amène inévitablement à deux rejets. Rejet du libre-échangisme économique, rejet de l'immigration de masse » (p. 31). N'est-il pas pourtant en vogue, dans le monde de l'entreprise et au sein de la politique française, de parler d'« écologie », de « développement durable » ?

Le développement, c’est une façon de dire « toujours plus ». C’est souvent le cache sexe de la pure et simple course aux profits. Si on souhaite un développement vraiment durable, il y a des choses à ne pas développer, par exemple le développement de l’automobile. C’est la contradiction du terme « développement durable ». Il faut donc demander aux partisans du développement durable ce qu’ils veulent vraiment développer. S’agit-il des systèmes d’échanges locaux ? Nous serons alors d’accord. S’agit-il des biens collectifs qui échappent à la marchandisation ? Très bien. S’agit-il de développer toujours plus de routes qui éventrent les paysages ? Ou de stupides créations d’aéroports inutiles ? Alors non. Faut-il toujours plus de smartphones ? Toujours plus d’informatisation de tous les processus de décision ? Encore non.


Prenons l’urbanisme comme exemple. Une ville durable, ce n’est pas forcément une ville qui de « développe », ce peut être une ville qui se stabilise, qui améliore ses équilibres. La notion de développement durable est donc ambigüe. Il faut pousser ses partisans dans leurs retranchements et les amener à reconnaitre, s’ils sont de bonne foi, qu’il y a des choses à ne pas développer.


Quant à l’écologie, tout le monde est pour. C’est comme la santé et la bonne humeur : comment ne pas être pour ? Mais, concrètement, les gens qui se réclament de l’écologie sont pour l’immigration de masse. Alors, que se passe-t-il ? L’écologie s’appliquerait aux petits oiseaux, mais pas aux hommes ? (La critique de l’immigration qui est la nôtre ne saurait occulter ce que nous pensons être les responsabilités énormes de l’Occident dans le chaos au Proche Orient et donc dans les flux migratoires vers l’Europe, et cela a commencé dès la première guerre du Golfe déclenchée après le rattachement de la « 19e province », le Koweït à l’Irak, un piège, sous beaucoup d’aspects, tendu à l’Irak).
Revenons à l’immigration, qui n’est qu’un des aspects des équilibres humains, de l’écologie humaine et de l’éthologie humaine. Le respect des équilibres s’appliquerait à la nature mais pas aux hommes, qui pourtant ne cessent d’agir sur la nature ? L’écologisme des « Verts » n’a ainsi guère de rapport avec l’écologie.

La thèse du réchauffement climatique anthropique (dû à l’homme) n’est elle-même pas prouvée. L’écologie officielle sert en fait de nouveau totalitarisme et d’instrument de contrôle social renforcé. Il est pourtant parfaitement exact que l’homme détruit ou abime son propre environnement mais ce ne sont pas les écologistes, le GIEC ou les gouvernements qui « font de l’écologie » une sauce additionnelle à leur préchi précha culpabilisateur et moralisateur qui aideront à trouver des solutions. Il leur faudrait d’abord rompre avec le culte du progrès et de la croissance, et avec une vision de l’homme qui est fausse car les écologistes ne croient pas qu’il existe des différences entre les peuples : les écologistes, tout comme nos libéraux et socio-libéraux, pensent que les hommes et les peuples sont parfaitement interchangeables.


Or, avant de vouloir sauver l’homme et la planète, il faudrait commencer à les comprendre. Les écologistes, tout comme nos gouvernements mondialistes, pensent que les hommes sont tous pareils. Leur vision du monde est une vision de touriste. Pourquoi ne peut-on pas s’installer dans n’importe quel pays, de même que quand on part en voyage on regarde le catalogue ou le site adéquat ou autre et on coche la case « soleil », « bain de mer », etc. Croire que les migrations relèvent de la « liberté » est la dernière des imbécillités. Les migrations ont toujours été essentiellement des actes de guerres. Croit-on que les Allemands des Sudètes ont quitté leur pays en 1945 parce que les paysages bavarois sont plus gais, ou que les dancings de Munich sont d’un standing supérieur à ceux de Pilsen ? C’était parce qu’ils avaient le choix entre l’expulsion ou le massacre. Croit-on que les Juifs ont quittés l’Allemagne en 1933 par simple fascination pour l’Amérique ? Ou bien plutôt parce qu’on (les nazis) voulait les réduire à la misère, à l’humiliation, au suicide ou à la déportation ?

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Vous écrivez que vous avez souvent été considéré « comme un homme de gauche par les gens de droite et comme un homme de droite par les gens de gauche » (p. 85). Est-ce là pur esprit de contradiction ou bien assiste-t-on à un effacement du clivage gauche-droite ?

Esprit gratuit de contradiction : non. Goût de la complexité, oui. « La complexité est une valeur », écrit Massimo Cacciari. J’aime avant tout les nuances. Quant aux contradictions, il peut être fécond de les creuser si elles permettent d’arriver à une synthèse de plus haut niveau. Je crois au juste milieu non comme médiocre moyenne mais comme médiété. C’est ce qu’Aristote appelait : éviter l’excès et le défaut. Telle est la vertu selon Aristote. Ainsi, le courage n’est ni la témérité (l’excès) ni la lâcheté (le défaut). Mais le stagirite expliquait que l’opposé du courage reste néanmoins la lâcheté – et non la témérité.


Les notions de droite et de gauche n’ont cessé d’évoluer. C’est un clivage qui a toujours été mouvant. Aujourd’hui, ce qui est très clair, c’est que c’est un rideau de fumée. Droite et gauche sont d’accord sur l’essentiel : l’Europe du libre-échange et du dumping social, le partenariat privilégié avec les Etats Unis, l’antirussisme primaire, la société de marché, l’idéologie des droits de l’homme contre le droit des peuples et l’immigrationnisme forcené. C’est en fait une fausse droite qui fait face à une fausse gauche. Les deux en sont au degré zéro de la pensée. Fausse droite et fausse gauche partagent la même croyance que l’Occident peut continuer à fabriquer de l’universel seul dans son coin et à l’imposer au reste du monde.


Tous les intellectuels qui pensent vraiment finissent par se fâcher avec le système politico-médiatique. Alors, celui-ci les exclut au motif de pensées « putrides », d’arrières pensées encore plus « nauséabondes », d’appartenance à la « France moisie », de « relents de pétainisme », de statut d’ « ennemis de l’avenir » (Laurent Joffrin) et autres anathèmes. Michel Onfray, Jean Claude Michéa, Alain Finkielkraut, Alain de Benoist et d’autres sont mis dans le même sac, ce qui dispense de les lire. Or, ces intellectuels sont très différents. Ils ont comme seul point commun d’essayer de penser vraiment les problèmes même s’ils arrivent à des conclusions qui ne sont pas conformes à l’irénisme dominant : les richesses des cultures qui « se fécondent mutuellement » en se mélangeant, les « bienfaits de la diversité », les vertus d’un « vivre-ensemble » toujours plus épanouissant, le bonheur de la société « inclusive », etc.

Michel Onfray est ainsi accusé d’avoir « viré à droite ». Cela ne devrait pas être une accusation mais une hypothèse non infamante en soi, relevons-le. Mais, au demeurant, c’est faux. Michel Onfray a toujours été un libertaire et il n’a pas changé. C’est toujours au nom des mêmes idées qu’il se heurte désormais aux esprits étroits du système, notamment depuis qu’il a relevé les responsabilités de Bernard-Henri Lévy dans le désastre Libyen dont l’une des conséquences est le déferlement migratoire. Les propos de Michel Onfray sont dans le droit fil de sa conception du rôle de l’intellectuel, conception qu’il a notamment développée dans son livre sur Albert Camus, mais aussi dans nombre de chapitres de sa Contre-histoire de la philosophie.


Plutôt qu’une fausse droite et une fausse gauche, j’aimerais voir une vraie droite et une vraie gauche. Mais je crois aussi que les vraies droites sont toujours quelque peu de gauche à leur façon (voir Bernanos), tandis que les vraies gauches sont en un sens aussi de droite (voir Auguste Blanqui ou Georges Sorel).


Surtout, la vraie question me parait être de sortir de l’abjection anthropologique qu’est la modernité, et sa version récente l’hypermodernité. Le « chacun dans sa bulle »,  avec son oreillette et son smartphone me parait être un recul formidable de l’humain, la joignabilité tout azimut me parait une horreur. Je dis : abjection des temps modernes. De quoi s’agit-il ? Ce sont les gens qui sont appareillés d'oreillettes dans les transports en commun, qui restent les yeux figés sur leur téléphone cellulaire ou sur leur tablette numérique, ce sont les gens qui filment un drame ou une brutalité sans jamais intervenir, ce sont les gens qui ne proposent jamais à un clochard en perdition de l'aider à se relever, ce sont les gens qui veulent bien être témoin mais à condition de ne rien risquer (« Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient  égorger », disait Pascal. On voit que nous en sommes loin). Ce sont les hommes de la société de l'insignifiance. En sweat shirt du nom d’une compagnie aérienne d’un émirat pétrolier, ou en capuche de survêtement, parlant fort dans les transports en commun pour faire profiter tout le monde de leurs préoccupations égotistes, ils représentent le summum du mauvais goût. C'est le tsunami de l'abjection. Faut-il préciser qu'un Africain en habit traditionnel lisant le Coran ne me fait pas du tout la même impression ? Serait-ce là le dernier refuge de l’humanité ? Ce n’est pas le seul. Reste une évidence : le coefficient de modernité est exactement équivalent au coefficient d'abjection.
Cette question de la modernité, postmodernité par rapport aux années 60 et 70, ou simple hypermodernité, est très liée aux nouvelles formes du capitalisme, analysées par exemple fort bien par Pierre Dardot et Christian Laval.

Sortir de l’hypermodernité, ce sera nécessairement aussi sortir du turbocapitalisme. Or, le dépassement du capitalisme ne se fera par les droites telles qu’on les connait, mais se fera encore moins par la gauche actuelle. Celle-ci est devenue l’avant-garde du turbocapitalisme, elle déblaie le terrain, elle détruit les enracinements, les industries et la classe ouvrière. Elle a détruit les ethos (manière d’être au sens de demeure anthropologique) ouvriers. Elle est pour cela plus efficace qu’aucune extrême droite n’aurait pu l’être. L’hypermodernité a permis de comprendre ce qu’était la modernité. Marx écrit « L'anatomie de l'homme est une clef pour l'anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue. Ainsi l'économie bourgeoise fournit la clef de l'économie antique. » (Introduction à la critique de l’économie politique, 1857).

Dans le même temps, l’hypergauche actuelle a permis de comprendre ce qu’était la logique de la gauche : faire la table rase de tout être. Nier toutes différences, faire des nouveaux codes (théorie du genre, nouvel antiracisme négateur des races et des cultures) le contraire de l’histoire, en allant plus loin que Rabaut Saint-Etienne avec sa fameuse formule (« L’histoire n’est pas notre code »). Il s’agit en fait de liquider pour l’Europe la possibilité de faire une quelconque histoire.


La vraie question est donc de comprendre qu’on ne peut dépasser le capitalisme par la gauche (surtout celle de Pierre Bergé). La vraie question est aussi de prendre conscience à la fois que les thèses du GIEC sont biaisées par l’idéologie officielle du réchauffement du à l’homme, mais que l’homme abime vraiment la terre, que la pollution est une réalité, la croissance une impasse pour notre environnement, qu’elle détruit et enlaidit. La question est de prendre conscience que, comme dit le pape François, « l’heure est venue d’accepter une décroissance dans quelques parties du monde et d’en finir avec le mythe moderne du progrès matériel sans limite » (encyclique Laudato si’). L’heure est venue de la postcroissance pour une vraie postmodernité qui soit autre chose que l’intensification de la modernité.

La polémique autour des propos de Michel Onfray sur Alain de Benoist a révélé qu'il existe encore une « gauche du non » (Jacques Sapir, Christophe Guilluy, Jean-Claude Michéa, …). Qu'en pensez-vous ?

Le phénomène va au-delà d’une « gauche du non » (au référendum sur le traité de 2005). Jean-Claude Michéa est un historien des idées, novateur et important. Jacques Sapir est un géopolitologue, un économiste et d’une manière générale un intellectuel atypique comme il y en a peu. Christophe Guilluy est un sociologue qui apporte un éclairage neuf mais n’est pas un intellectuel généraliste. Michel Onfray est un littéraire et un philosophe touche à tout doué et attachant – quoique, cela n’aura échappé à personne, un peu dispersé. Ce qui est important s’agissant de cette « gauche du non » qui est, plus largement, une gauche rebelle aux séductions de l’hypermodernité capitaliste, c’est de comprendre qu’un certain nombre de dissidents du système (certains l’étaient depuis longtemps et d’autres le sont devenus) commencent à se parler. Leurs réponses ne sont sans doute pas les mêmes mais du moins certains comprennent-ils qu’il n’y a pas de questions tabous.


Il y a un autre élément de reclassement entre les intellectuels : la question de la pauvreté spirituelle de notre temps émerge tout comme la question de la nécessaire préservation des cultures qui consiste à ne pas les noyer dans un grand mélange informe.

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« Urbaniste de profession », vous avez analysé la question de l'urbanisme, de la ville et de la banlieue, en particulier dans deux autres ouvrages : Inventaire de la modernité avant liquidation (2007) et La banlieue contre la ville (2011). Un mot à ce sujet ?

La vile reste un de mes principaux centres d’intérêt. A beaucoup d’égards, la ville, c’est moins la question de la décoration des bâtiments que celle de la densité et des volumes. La ville est d’abord une question de volumes. Comment ne pas écraser l’homme ? Comment éviter de désespérants espaces vides, déserts et mornes, comme ceux qui existent autour de la Bibliothèque François Mitterrand à Paris, et comme dans maintes banlieues ? Au-delà, c’est la question de la vie en commun, comment préserver l’intimité de chacun tout en ouvrant la possibilité de créer des liens ? La ville doit rassurer l’homme, lui apporter une certaine sécurité culturelle. C’est la question essentielle, qui va bien entendu au-delà du simple urbanisme. L’homme a besoin de repères, et non de vivre dans un espace sous forme de table rase sans histoire ni traces du passé Il faut des espaces qui aient une âme, il faut des lieux, il faut de la vraie ville.

Vous qui êtes passionné de cinéma, auriez-vous quelques recommandations à adresser à nos lecteurs ?

Je ne vais plus au cinéma depuis 15 ans. Mes goûts me portent vers Akira Kurosawa (Barberousse, Dersou Ouzala, Kagemusha…), vers les frères Taviani première période, vers Michael Cimino, au moins pour le Voyage au bout de l’enfer. Dans un registre très en dessous mais qui se laisse voir, L’auberge espagnole ou Un air de famille de Cédric Klapisch sont fort sympathiques. Les acteurs y sont pour beaucoup. Enfin, pour finir sur une autre référence sympathique, Runaway train. Sans que ce soit tout à fait un chef d’œuvre, ce film de Konchalovsky est tout de même une belle réussite. Le train évoque la baleine blanche de Moby Dick.


D’une manière plus générale, on oublie trop souvent que le cinéma est un métier. C’est un artisanat d’art ou, du moins, cela devrait l’être. A ce sujet, je signale que le site ’’cinema-take.com’’ fournit d’excellentes analyses de séquences de films.

Face à la postmodernité, pensez-vous qu'il faille adopter un positionnement conservateur ? Réactionnaire ?

Réactionnaire n’est pas un gros mot. On a le droit, voire le devoir de réagir face à certains processus. Mais réagir ne suffit jamais. Conservateur ? Tout dépend de ce qu’il convient de conserver. Certainement pas le système capitaliste et productiviste. Certainement pas le nouvel ordre mondial dominé par les Etats-Unis d’Amérique. Certainement pas les orientations internationales de la France depuis 30 ans et le retour dans l’OTAN. Certainement pas l’Union européenne telle qu’elle est. Il faut conserver le meilleur de la France. Mais existe-t-il encore ? Bien plutôt, il faut le retrouver, le réinventer. En retrouver l’esprit plus que les formes, par nature périssables. Pour conserver le meilleur, il faut révolutionner l’existant. C’est la formule du conservatisme révolutionnaire. Elle me convient bien.

Cet article est la version intégrale d’un entretien dont la plus grande partie en parue sur le site Philitt.

http://philitt.fr
http://www.la-barque-d-or.centerblog.net
labarquedor@gmail.com

vendredi, 29 janvier 2016

Pour une écologie urbaine...

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Pour une écologie urbaine...

par Pierre Le Vigan

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un article de Pierre Le Vigan, cueilli sur Metamag et consacré à l'écologie urbaine. 

Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012),  L'effacement du politique (La Barque d'Or, 2014) ou Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015).

A quoi peut bien servir l’écologie urbaine ?

Fabrice Hadjadj dit : « L’apôtre qui balbutie comme un homme ivre vaut mieux que celui qui parle comme un livre ». Essayons de nous situer entre ces deux extrêmes. Partons d’un constat. Le déferlement des vagues du capitalisme (d’abord industriel) puis du turbo capitalisme (largement financiarisé) a complètement changé le monde.

En 1980 déjà, Raymond Williams faisait le constat suivant : « Nous-mêmes, nous sommes des produits : la pollution de la société industrielle n’est pas seulement à trouver dans l’eau et dans l’air, mais dans les bidonvilles, dans les embouteillages, et ces éléments non pas seulement comme objets physiques mais nous-mêmes en eux et en relation avec eux […] Le processus […] doit être vu comme un tout mais pas de manière abstraite ou singulière. Nous devons prendre en compte tous nos produits et activités, bons et mauvais, et voir les rapports qui se jouent entre eux qui sont nos propres relations » (Problems in materialism and culture. Selected essays, London, 1980).

Plus de 60 % d’urbains sur terre, et bientôt les trois quart

Situons l’enjeu de notre sujet, l’écologie urbaine. En 1800 environ 3 % de la population mondiale vivait en ville, en 1900, c’était 15 %, en 1950, nous avons doublé en pourcentage d’urbains, c’était 30 %. En l’an 2000 c’était 50 %. Nous en sommes à quelque 60 %. L’urbanisation apparait une tendance inexorable. Elle a été massive en France. Nous avons basculé d’une civilisation à une autre des années quarante aux années actuelles. C’est ce que Henri Mendras a appelé « la fin des paysans ».

A partir de là, il est clair que si nous n’appliquons pas l’écologie à la ville, cela n’a aucun sens. Cela ne concernerait pas la majorité des hommes. Etymologiquement, l’écologie est la science de l’habitat. C’est l’habitat au sens large : nous vivons dans une maison, mais aussi dans un territoire, et dans un environnement mental. C’est notre écosystème, notion introduite en 1941 par Raymond Lindeman et développée ensuite par Eugène Odum.

C’est pourquoi l’écologie de la ville a sa place dans une écologie plus large, l’écologie des civilisations, car c’est ainsi que les hommes vivent. Ils créent des habitus intermédiaires entre l’individu et l’humanité en général.

Ces habitus sont les peuples, les civilisations, les enracinements, les religions. Les hommes n’accèdent pas directement à l’universel. Ils y accèdent par des médiations. Vouloir nier ces dernières fut tout le projet moderne, amplifié par le projet hypermoderne. Une vraie postmodernité ne peut consister qu’à revenir sur ce projet moderne de nier les médiations, qui bien entendu sont plurielles, car l’homme est multidimensionnel.

Le terme écologie a été créé par l’allemand Ernst Haeckel. Sa société de pensée fut après sa mort interdite par les nationaux-socialistes. Il définissait l’écologie comme « la science des  relations de l’organisme avec l’environnement ». Comment transformons–nous notre environnement en puisant dedans et en le manipulant, et comment cet environnement transformé nous transforme lui-même (on a aussi appelé cela anthroponomie : comment les phénomènes que nous vivons réagissent sur les lois comportementales de notre propre humanité). Le moins que l’on puisse dire est que la question est majeure.

L’écologie n’est pas le simple environnement

L’écologie a souvent été réduite à un simple environnementalisme. Dans les années 1970 est apparu un « ministère de l’environnement ». La question était : comment préserver notre « cadre de vie » ? Il s’agissait de voir la nature en  tant qu’elle nous est utile, si possible pas trop moche quand elle est dans notre champ de vision. Faut-il préciser que l’écologie va au-delà. Il s’agit des équilibres entre l’homme et la nature. Et de ces équilibres à long terme. « La rupture entre l’homme et la nature c’est aussi la rupture de l’homme avec lui-même » écrit Philippe de Villiers.

L’écologie est la prise en compte de ces équilibres, et en ce sens l’écologie urbaine n’est qu’une branche de l’écologie humaine. C’est l’étude des rapports, tels qu’ils se nouent et se transforment, entre la nature et la ville.  Ajoutons qu’elle ne concerne pas seulement les rapports des hommes et de la nature, mais les rapports des hommes entre eux. Une société où  l’on prend soin de la nature et du vivant n’est pas sans conséquence sur les rapports des hommes entre eux et plus généralement sur la conception par les hommes de « la vie bonne ».

Pas d’écologie urbaine sans éthologie humaine

Si nous parlons des rapports des hommes entre eux, c’est qu’il y a un lien entre l’écologie humaine et l’éthologie. La vie en ville multiplie les frictions, elle est un terrain d’étude des  comportements humains, et c’est le propos de l’éthologie humaine. C’est en d’autres termes l’étude systémique du comportement de l’homme en société, en tant qu’il est un animal mais n’est pas seulement cela. Cela doit à Aristote mais aussi à Konrad Lorenz, à Irenaus Eibl-Eibesfeldt, à Boris Cyrulnik, à Edgar Morin,… . Cette éthologie humaine est à prendre en  compte par l’écologie urbaine, sauf à l’atrophier.

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Quelle est l’origine de l’écologie urbaine ? C’est l’école de Chicago (école sociologique à ne pas confondre avec son homonyme en économie, une école ultra-libérale). (Yves Grafmeyer et Isaac Joseph dir., L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Aubier, 1984).Elle apparaît dans les années 1900 et se renouvelle vers 1940-1950. C’est à cette dernière époque qu’elle commence à être connue, avec notamment Erving Goffman. L’école de Chicago analyse la constitution des ghettos, et l’ensemble des phénomènes de ségrégation et marginalité, à partir de l’exemple de Chicago.

C’est une école de sociologie urbaine. Mais les idées ne sont pas neutres, elles agissent sur le réel, et l’école de Chicago a poussé à intégrer des préoccupations d’écologie urbaine. L’école de Chicago donnera naissance à des monographies comme celle intitulée Middletown, et consacrée à Muncie, dans l’Indiana. L’école de Chicago influence plusieurs études de sociologie menées par Paul-Henri Chombart de Lauwe, Jean-Claude Chamboredon et d’autres. Les marxistes ont aussi essayé d’adapter à l’économie urbaine les théories de Marx comme la baisse tendancielle du taux de profit. Les promoteurs capitalistes agissent en effet comme tout possesseur de capital qui cherche à accroître son profit. Reste à connaître les répercussions précises de cela sur les formes urbaines : reproduction du même modèle  de bâtiment plus économique que la variété, consommation d’espace excessive avec des lotissements pavillonnaires, la viabilisation des terrains étant assurée par la puissance publique, construction de tours dans les zones où une forte densité est possible et rentable, etc. Francis Godard, Manuel Castells, Edmond Préteceille ont travaillé dans cette direction et ont du s’ouvrir à d’autres angles de vue que ceux strictement marxistes.

D’Henri Lefebvre à Michel Ragon

Une place à part doit être faite à Henri Lefebvre. Ses études tendent à montrer que l’homme moderne, celui des sociétés soumises au Capital connait une vie inauthentique, à la fois dans son espace (la ville) et dans le temps (sa temporalité est entravée par les exigences du productivisme). L’opposition travail/loisir devient une opposition production/consommation.

La séparation a/ des lieux de production, b/ de loisir et consommation, et c/ des lieux de résidence aboutit à une mise en morceau de l’homme moderne, à une désunification de l’homme. Par son analyse du malaise qui s’est installé entre l’homme et la ville, Henri Lefebvre, mais aussi d’autres auteurs comme Michel Ragon éclairent les voies de ce qui pourrait être une écologie urbaine.

En France, la notion d’écologie urbaine est reprise à partir des années 1980 par Christian Garnier. Avant même l’usage du terme écologie urbaine, des auteurs ont développé une réflexion sur la ville dans une perspective proche de l’écologie urbaine : en France, Gaston Bardet, Marcel Poëte, Jean-Louis Harouel, Françoise Choay, Henri Laborit, ailleurs Patrick Geddes, Louis Wirth et d’autres.

Toutes ces études ont été très marquées par La ville, le livre de Max Weber paru en 1921 (La Découverte, 2014, postface d’Yves Sintomer). Dans ce livre inachevé Max Weber explique que toute ville est ordonnée autour d’un idéal-type. Celui des villes modernes de l’Occident exprime ainsi notre rationalité spécifique.

Quelle écologie urbaine doit être pensée et mise en œuvre ? Il faut d’abord, d’une manière générale, imaginer la ville comme un support d’activités humaines qui doivent prendre en compte le sol qui est le leur. Ce sol, c’est une terre, qui permet la vie de l’homme à certaines conditions, des conditions qu’il importe de préserver. Il s’agit donc de ne pas épuiser notre planète. Notre sol, c’est aussi un territoire historique. La terre de France et les terres d’Europe ne sont pas n’importe quelle terre. Leur culture, leur agriculture, leur histoire urbaine est spécifique. Il faut faire avec notre histoire, et non pas dans un esprit de table rase. Faire n’importe quoi de notre terre, c’est faire n’importe qui de notre mémoire. Nous priver de passé, c’est aussi nous priver d’avenir. Il s’agit de ne pas épuiser le réservoir mythologique de notre terre, sa dimension sacrale. En second lieu, l’écologie urbaine doit partir des besoins humains. L’homme a besoin de repères et d’échelles maîtrisables. Le gigantisme ne lui convient pas. Maitriser la taille est un enjeu essentiel.(Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014. Voir aussi Thierry Paquot, La folie des hauteurs. Pourquoi s’obstiner à construire des tours, François Bourin,2008 ; Désastres urbains. Les villes meurent aussi, La découverte, 2015.).

Le turbocapitalisme crée des turbovilles (qui sont des antivilles)

Le premier aspect est donc celui de la ponction de l’homme sur la nature via la ville. C’est la question de la ville durable. Ville économe en énergie, ville ne détruisant pas la nature autour d’elle, voilà les impératifs. Cela implique l’ensemble de la conception du réseau de villes dans un pays. Bien entendu, ce réseau est le fruit d’une histoire. En France, il y a depuis 6 ou 7 siècles une hypertrophie de Paris ? Il y a une part d’irréversibilité. Mais pas de fatalité. Les pouvoirs publics – en sortant du libéralisme – peuvent accentuer ou faire évoluer certaines caractéristiques. Dans le turbocapitalisme mis en oeuvre par les dirigeants de la France, la priorité est donnée à quelques très grandes métropoles (moins de 10). Ces turbovilles ne sont pas pour les hommes. Elles nous déshumanisent et nous décivilisent.

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D’autres choix sont possibles. Plutôt que de développer encore Lyon ou Bordeaux, mieux vaut donner leur chance à Niort, la Roche sur Yon, Besançon, etc. Cela implique de revenir à une politique active de la puissance publique et à une politique d’aménagement du territoire. Sans répéter les erreurs du productivisme des années 1960. Pour limiter la ponction de l’homme sur la nature et sur les paysages naturels, il faut aussi éviter l’étendue spatiale excessive des villes. Cela s’appelle lutter contre l’étalement urbain. Tous les ans la France artificialise quelque 80 000 hectares de terres (800 km2), soit en 4 ans la surface agricole moyenne d’un département. Ou encore 1,5 % du territoire national tous les 10 ans. Tous les 10 ans depuis les années 1990 les surfaces urbanisées (route, constructions, chantiers) augmentent d’environ 15 %. Cela s’ajoute bien entendu à l’existant. « Les villes couvrent désormais 119.000 km² de territoire, contre 100.000 en 1999. Ainsi, 1.368 communes rurales en 1999 sont devenues urbaines en 2010, le plus souvent par intégration à une agglomération, alors qu’à l’inverse seulement 100 communes urbaines sont devenues rurales »(http://www.actu-environnement.com). C’est 22 % de notre territoire qui est déjà artificialisé, c’est-à-dire soustrait à la régulation naturelle et à ses rythmes.

Pour éviter la poursuite de la consommation d’espace par les villes, il faut se satisfaire d’un non accroissement de la population de nombre de ces villes, celles qui sont déjà trop étendues.

Or, ce sont celles-là même que les gouvernements veulent développer plus encore. Ils nous emmènent dans le mur. Il faut en tout cas, au minimum, densifier l’existant et non consommer de nouveaux espaces. Il faut ainsi construire sur le construit. Il est frappant, quand on voyage en France, de trouver des bourgs, ou des petites villes, dont le centre ville est quasiment à l’abandon, en terme d’entretien des maisons et de l’espace public, mais qui ont créé des lotissements pavillonnaires en périphérie, avec des « pavillons » tous identiques et sans charme. Or, l’étalement urbain, en plus de ses inconvénients en matière d’écologie (nouvelles routes à viabiliser et à entretenir…), est contradictoire avec la création de lien social, favorise la voiture, l’individualisme extrême et rend irréalisable l’organisation de transports en commun, bref favorise un mode de vie renforçant l’emprise de la société de consommation. C’est ici que les préoccupations écologiques – le premier aspect que nous avons évoqué – rejoignent les préoccupations directement humaines, les besoins humains qu’éclairent l’écologie et l’éthologie, notamment le besoin de repères, le besoin de liens de proximité, le besoin d’un équilibre entre l’ « entre soi » et l’ouverture.

L’homme a besoin d’une densité raisonnable. De quoi parle-t–on ? Il faut d’abord dissiper les idées reçues. « 65 % des français pensent que la densité est quelque chose de négatif » relevait l’Observatoire de la ville en 2007. Les grands ensembles ont en fait une densité faible à l’échelle du quartier, en intégrant bien sûr la voirie. Elle est de 0,6 ou 0,7 environ soit 700 m2 construit sur un terrain de 1000 m2. C’est ce que l’on appelle le coefficient d’occupation des sols (COS). Dans les quartiers parisiens de type haussmannien, la densité est de 6 à 7 fois supérieure. Elle est entre 4 et 5 de COS (5000 m2 construits sur 1000 m2 au sol). Reste aussi à savoir s’il s’agit, et dans quels pourcentages, de bâti de logement ou de bâti de locaux d’activité, ce qui ne donne pas le même rythme à la ville, la même vie, la même animation.

Il y a densité et densité : la qualité est le vrai enjeu

Il y a aussi la densité par habitants. Un logement de 70 m2 est–il occupé par 3 personnes ou par 5 personnes ? La réponse varie notamment selon les milieux sociaux. Tous ces paramètres doivent être pris en compte. Ils interviennent dans le vécu et le ressenti de chacun. La densité, c’est la question du bâti à l’hectare mais aussi aux échelles plus grandes, comme le km2 (exemple : Paris c’est 100 km2 et donc 10 000 ha, et la ville inclue jardins, rues, boulevard périphérique, etc) mais c’est aussi la question de la taille de la population à ces mêmes échelles.

Dans le 16eme arrondissement de Paris, il y a quelques 100 000 logements sur 16 km2. Cela fait un peu plus de 6000 logements au km2 soit 60 logements à l’hectare. Avec 160 000 habitants le 16e a une densité de près de 10 000 habitants à l’ha soit 100 habitants à l’ha. Il faut donc notamment mettre en regard 100 habitants pour 60 logements, ce qui donne une première indication de logement plutôt sous occupés (ce que confirmerait la prise en compte de la taille de ces logements). On relève en tout aussi qu’un des arrondissements les plus denses en termes de bâti est un des plus recherchés.

La densité urbaine ne parait pas être dans ce cas une souffrance insurmontable. Peut-être parce qu’il y a aussi un environnement de qualité et un bâti de qualité. Il peut, en d’autres termes, y avoir qualité urbaine et densité assez élevée. Si le bâti et les espaces publics sont de qualité, et si la sécurité est bonne. De nouveaux quartiers intégrant les préoccupations de ville durable ont une densité assez proche du 16e quoique un peu inférieure. Ainsi Fribourg en Brisgau vise les 50 logements/ha.

Autre exemple, les nouveaux quartiers sur l’eau d’Amsterdam sont autour de 25 logements à l’ha. Avec au moins 2 personnes par logement, ce qui est une estimation minimum, on remarque que nous avons une densité nettement supérieure à la ville de La Courneuve. Avec 40 000 habitants sur 7,5 km2 l’ensemble de la commune n’a en effet qu’un peu plus de 50 habitants à l’hectare.

En termes de densité de population les maisons sur l’eau d’Amsterdam font mieux ! Et ce sans la moindre barre et tour. L’essentiel à retenir c’est qu’une densité de bâti faible peut correspondre aussi bien à des quartiers considérés comme « agréables » tel Le Vésinet et à des quartiers peu appréciés comme les « 4000 » de La Courneuve.

Si une densité raisonnable est nécessaire, elle ne résume pas tous les axes de l’écologie urbaine. Le phénomène des « villes lentes » représente une utile prise de conscience des directions nécessaires. Lenteur rime avec taille raisonnable. Les « villes lentes » ne doivent pas dépasser 60 000 habitants (un exemple de ville lente : Segonzac, en Charente). En d’autres termes, il faut fixer une limite au développement. A partir d’une certaine taille, se « développer » c’est grossir, et grossir c’est devenir impotent. Cela vaut pour les Etats comme pour les villes. Les villes lentes ne sont pas le contraire des villes rapides, elles sont le contraire des villes obèses.

Les grosses villes sont des villes obèses

Les villes lentes sont d’ailleurs souvent plus rapides que les grosses villes qui, malgré tout un réseau de transports rapides, sont celles où l’on perd le plus de temps dans les trajets. Explication : les grosses villes sont souvent des villes obèses.

Pour éviter des villes obèses, il faut relocaliser l’économie et la répartir partout. Il faut créer des territoires autonomes et équilibrés entre habitat, activités et subsistance. Il faut à chaque ville son bassin de nourriture à proximité et cela dans la permaculture, une agriculture naturelle, permanente et renouvelable. Il faut économiser la nature tout comme les forces des hommes. A la réduction du temps de travail doit correspondre une réduction du temps et de l’intensité d’exploitation de la nature. Il nous faut cesser de coloniser la nature.

Comment relocaliser ? En sortant des spécialisations économiques excessives, en faisant de tout, et partout. Les savoirs faire doivent être reconquis, les industries réimplantées partout, mais des industries sans le productivisme frénétique, des industries à taille, là aussi, raisonnable. Il faut retrouver l’esprit des petits ateliers de la France des années 1900. Il ne doit plus y avoir un seul département français sans ses industries et ses ouvriers, dans la métallurgie, dans les machines à bois, dans la construction de bateaux, de fours à pain, etc. Il faut nous revivifier au contact des beautés de l’industrie. Cela ne peut se faire qu’avec un Etat stratège, avec les outils de la fiscalité, du contrôle des banques et de la planification subsidiaire, de l’Etat aux régions. L’objectif dans lequel prend place l’écologie urbaine  c’est « vivre et travailler au pays ». C’est l’autonomie des territoires, et donc l’autonomie des hommes.

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Tout relocaliser. Y compris nos imaginaires

En résumé, il faut se donner comme objectif de replier les villes sur elles-mêmes et de mettre fin à l’étalement urbain, de privilégier l’essor des villes moyennes et non celui des villes déjà trop grandes, de relocaliser l’économie et mettant en œuvre la préférence locale, d’aller vers de petits habitats collectifs, ou vers l’individuel groupé, de favoriser le développement des transports en commun, possibles seulement dans une ville dense.

Habiter n’est pas seulement se loger. Cela désigne le séjour de l’homme sur la terre. Heidegger écrit : « Les bâtiments donnent une demeure à l’homme. Il les habite et pourtant il n’y habite pas, si habiter veut dire seulement que nous occupons un logis. À vrai dire, dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d’en occuper un ; des bâtiments à usage d’habitation fournissent sans doute des logements, aujourd’hui les demeures peuvent même être bien comprises, faciliter la vie pratique, être d’un prix accessible, ouvertes à l’air, à la lumière et au soleil : mais ont-elles en elles-mêmes de quoi nous garantir qu’une habitation a lieu ? »(Bâtir, habiter, penser », conférence de 1951 in Essais et conférences). La question de l’écologie urbaine est cela même : nous permettre d’habiter la ville en tant que nous habitons le monde.

Pierre Le Vigan (Metamag, 25 et 27 janvier 2016)

mardi, 29 décembre 2015

Pierre Le Vigan: Ecologie, urbanisme et contre-modernité

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Pierre Le Vigan: Ecologie, urbanisme et contre-modernité

Entretien paru dans la Lettre du SIEL n° 23 décembre 2015.

Ex: http://www.siel-souverainete.fr

Pierre Le Vigan est écrivain, essayiste et collaborateur de la revue Eléments, de metamag, bvoltaire, etc.

PierreLeVigan.jpgLa contre-modernité dont vous vous réclamez, notamment dans votre remarquable Écrire contre la modernité, vous paraît-elle être le préalable nécessaire à toute réflexion sur l'écologie ?

La contre-modernité consiste à essayer de comprendre tout le mouvement de pensée qui s’est développé à partir du XVIe siècle, et qui a consisté à se dégager d’une vision du monde dans laquelle Dieu était toujours en surplomb de l’homme, sans pour autant être fasciné par cette émancipation apparente. La contre-modernité ne consiste pas à rêver de revenir à un âge d’or de la pensée, généralement supposé aristotélicien (et caricaturant Aristote bien souvent), mais à assumer la tension de la modernité en y réintroduisant le sacré et le divin : la terre, le ciel, les mortels (nous, les hommes, qui nous savons mortels), et les dieux.
Si la modernité recourt à la raison comme critère du jugement, personne ne peut être contre. La contre-modernité consiste par contre à insister sur la contextualisation de la raison, sur la part d’expérience qu’elle comporte, et sur la dimension sacrale que revêt toute vie digne d’être vécue.
En ce sens, les pensées contre-modernes sont un préalable à l’écologie mais elle ne la réduisent pas aux relations entre l’homme et la terre. Elles y incluent la dimension du sacré.

Si l'écologie peut se définir, a minima, comme l'étude du vivant dans son environnement, comment se fait-il, selon vous, qu'elle ait été à ce point arraisonnée par l'écologie politique - qui en est pourtant sa négation même - , dont la doxa a, de façon assez définitive et relativement efficace, enfermé toute pensée radicalement écologique, dans une sorte d'angle mort idéologique ?

Que l’écologie soit politique, ce n’est pas ce qu’on doit lui reprocher. L’étude des relations de l’homme, et plus généralement du vivant sur les milieux naturels, doit inclure le politique, c’est-à-dire la façon dont l’homme s’organise en société. Cette dimension politique a de toute évidence des conséquences sur la vision de l’environnement et sur la façon dont l’homme le respecte ou au contraire, le détruit, le souille, et en fait un pur fonds, un stock à exploiter – comme le montre Heidegger.
Les partis écologistes français ont capté les préoccupations d’environnement en leur donnant une tonalité sans-frontièriste. C’est une erreur majeure. Ce n’est pas parce que nous partageons tous la même terre que nous sommes un seul peuple, les « terriens », et que le lien entre une terre et un peuple doit être rompu.
Les écologistes français n’intègrent pas l’écologie humaine qui les amènerait à réfléchir à la préservation des écosystèmes culturels des peuples, qui ne peuvent être soumis sans dommages à des changements trop brusques. D’où le caractère néfaste de l’immigration de masse.

Vous avez beaucoup travaillé sur la ville et ses excroissances "banlieusardes". Ne pensez-vous pas que leur développement continuel obère tout possible retour en arrière entendu comme frein à la démesure des pouvoirs publics et des urbanistes qui les conseillent ?

Pour ne parler que de la France, les pouvoirs publics misent sur le développement de quelques « hyper villes » déjà très grandes (4 ou 5), trop grandes, et sacrifient toutes les autres villes, comme la plupart des anciennes capitales des ex-22 régions et encore
plus les « petites villes moyennes » (celles de 50 000 à 100 000 habitants).
Cette hypertrophie des 4 ou 5 hyper villes ou mégapoles, et surtout de Paris, est effectivement difficilement réversible. La France a besoin d’un réseau de villes moyennes mais certainement pas de mégapoles. La création par Valls des hyper-régions va dans le même sens : la démesure.
Le gigantisme est de surcroit incompatible avec la démocratie et renforce le pouvoir des technocrates et autres pseudo- « experts ».
L’idéologie du continuel « développement » des villes amènent à leur enlever toute respiration, tout espace non approprié, non dévolu à une activité. Il faut viser à une stabilisation de la population de nombre d’agglomérations déjà trop grandes et préserver des zones de toute construction. Mais cela se heurte aux appétits de profits soutenus par les pouvoirs publics.

Que pensez-vous du concept "d'écologie intégrale" proposé par le pape François dans sa nouvelle encyclique, Laudato si! ?

L’encyclique « Loué sois tu [Seigneur] » du pape François Bergoglio critique de manière très heureuse la « culture du déchet » qui est celle de nos sociétés. Il situe clairement les responsabilités du système capitaliste. La cause de la destruction de notre environnement, c’est, écrit-il, « le système mondial actuel, où priment une spéculation et une recherche du revenu financier qui tendent à ignorer tout contexte ». Il explique que ce n’est pas d’un nouveau compromis dont avons besoin mais de tout autre chose. « Il ne suffit pas de concilier en un juste milieu la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l'environnement et le progrès. Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l'effondrement. Il s'agit simplement de redéfinir le progrès. »
Pour ma part, plutôt que de redéfinir le progrès, je dirais plutôt : sortir de l’idéologie du progrès.

Si l’écologie est intégrale, ou tout simplement cohérente, elle doit inclure le souci du bien-être et de la vie de tous les vivants donc aussi des animaux, et réintégrer l’homme dans le cosmos, la nature, la phusis. En d’autres termes, le nomos (la règle, ou encore la loi) doit découler d’une vision juste de notre place dans la nature, la phusis.
Il faut noter qu’à l’intérieur de l’Eglise, cette encyclique, d’inspiration franciscaine, n’a pas fait l’unanimité. A beaucoup d’égards, elle marque un tournant. Et ce tournant va dans le bon sens.

Editions La barque d’or avec Pierre Le Vigan :
http://la-barque-d-or.centerblog.net/

courriel la barque d'or :
labarquedor@hotmail.fr ou labarquedor@gmail.com

mercredi, 10 juin 2015

Centre Pompidou: Le Corbusier

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jeudi, 14 mai 2015

La polémique autour de Le Corbusier...

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La polémique autour de Le Corbusier...

Le Corbusier, fasciste militant: des ouvrages fissurent l'image du grand architecte, un article d'Alexis Ferenczi

Le Corbusier fut-il fasciste ou démiurge ? un point de vue de l'architecte Paul Chemetov
 
"Qui a peur de Le Corbusier ?, un entretien avec Antoine Picon, Président de la Fondation Le Corbusier

lundi, 10 novembre 2014

Russia’s Classical Future

Russia’s Classical Future

Design chosen for St Petersburg’s new judicial quarter

Ex: http://www.andrewcusack.com

While a vast and multifacted state, the Soviet Union was nonetheless one in which power was highly centralised, not just within one city — Moscow — but even within one complex of buildings, the Kremlin. For the past fourteen years, however, a St Petersburg boy — Vladimir Putin — has been the man at the helm of the ship of state, and while Moscow is still the top dog St Petersburg is increasingly stealing the limelight. The number of commercial bodies (several subsidiaries of Gazprom, for example) moving from Moscow to St Petersburg is growing, and even a few government departments and other entities have moved back to the old imperial capital.

Among these is the Constitutional Court of the Russian Federation, which transferred to the old Senate and Synod buildings in St Petersburg in 2008. The Supreme Court and Higher Arbitration Courts have yet to make the move, however, and a scheme by architect Maxim Atayants has been chosen as the winner of the design competition for the new judicial quarter on the banks of the Neva.

The quarter includes a new Supreme Court building, the Judicial Department of the Armed Forces, a dance theatre, and a medical centre. Atayants’s Supreme Court is in a formal neoclassical style while the dance theatre will be executed in a more freehand version of the style.

The competition entry (below, in sepia tones) has already been altered, though I think the original design is superior, especially with regard to the theatre. The planned façade was influenced by the classical backdrops of ancient Roman theatres, while the newer design is classical by way of art nouveau.

Above: the original scheme; below: some updates to the design.

Lex semper intendit quod convenit rationi: ‘Law always intends what is agreeable to Reason’.

mercredi, 23 avril 2014

Cataclysme aux municipales: la raison méconnue

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Cataclysme aux municipales: la raison méconnue

par Xavier Raufer

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Ignorée par la gauche, négligée par les libéraux, mal mesurée par la droite nationale, l’origine profonde du séisme est la “politique de la ville”

La société humaine est toujours plus complexe ; tout problème grave y forme désormais un inextricable écheveau de causes et conséquences, de tenants et aboutissants. Il est donc rafraîchissant de pouvoir analyser simplement le résultat des dernières élections municipales et l’origine de la débâcle socialiste ; d’accéder sans peine à une lumineuse explication.

Car au-delà du superficiel et du brouhaha médiatique, une cause décisive explique à la fois le dégoût d’une part de l’électorat et la fureur de l’autre ; la percée de la droite nationale et la déroute de l’ “antifascisme” onirique. En toile de fond, ignorée par la gauche, négligée par les libéraux, mal mesurée par la droite nationale, l’origine profonde du séisme est la “politique de la ville”.

Ni cette désastreuse, ruineuse et interminable (1977-2014) “politique”, ni l’aveuglement des politiques, ni les alertes de l’auteur ne sont nouveaux ; mais désormais les dégâts sont si vastes, le gouffre financier si profond – et si cruelle la détresse des victimes de cette “politique” -, qu’on doit à nouveau remonter à ses origines, exposer ses folies et son tragique échec, sur fond de ghettos et de prolifération des gangs.

[Par souci d’objectivité, l’auteur ne cite ici que des médias favorables en principe à la politique de la ville.]

-“Politique de la ville”, son objectif autoproclamé : Dès l’origine (1977), il est clair : “éviter le décrochage social… corriger les inégalités… fournir un cadre permettant de résorber la misère” ; loi Borloo, août 2003 : “Réduction progressive des écarts constatés avec les autres villes et quartiers, retour au droit commun.”

Or c’est tout l’inverse. Pour Libération (22/07/2013), on rejoue aujourd’hui “le même mauvais film que celui des Minguettes, il y a plus de trente ans”. Documentation française, rapport, décembre 2012 : “La plupart, sinon tous les quartiers qui furent l’objet des premières interventions de la politique de la ville, à la fin des années 70, sont encore prioritaires en 2012.” Dans ces quartiers dits “populaires” (comme l’Allemagne de l’Est était une démocratie “populaire”…) cette politique “n’a pas empêché la ghettoïsation progressive… la répétition des émeutes et la montée des violences des bandes en lien avec les trafics de drogues” (Nouvel Obs’, 10/01/13). Et sur les territoires subissant cette “politique”, les disparités s’accroissent toujours : 45 % de pauvres à Roubaix aujourd’hui – mais 7 % seulement à Versailles… (L’Express, 28/01/14).

- L’origine du drame : après 1968, un malfaisant urbanisme gauchiste – avoué du bout des lèvres par des journalistes eux-mêmes de gauche : “le temps des grandes espérances”… un “pari de mixité sociale et de nouveautés urbaines”… (Le Monde, 19/02/2013 et 7/2/2014). Trente ans plus tard, voilà sur quoi débouche la “douce utopie” : “Les populations gauloises ont déserté”… “Des quartiers où ne vit plus aucun Blanc” (Le Monde, 27/10/2010).

- Le stalinisme à visage urbain : pendant trente ans, tous nient un échec pourtant patent dès la décennie 1990 : sur le ton d’Aragon à Tcheliabinsk (1931) on parle de “plus grand chantier du siècle” et, à l’instar du Gosplan soviétique, on regrette du bout des lèvres le “caractère mitigé” du bilan de la politique de la ville, ses “résultats nuancés”.

- Que fait, que coûte, la “politique de la ville” ? Mystère. Un rapport après l’autre en dénonce la parfaite opacité : “Les députés ont tenté, en vain, de mesurer l’effort des différentes administrations dans les zones urbaines sensibles” (Le Monde, 16/10/2010)… “Il reste difficile aujourd’hui d’identifier les mécanismes sous-jacents producteurs d’inégalités, de discrimination et d’exclusion… Il faut encore construire ou parfaire les outils de l’observation… absence de données permettant d’objectiver la mobilité sociale…” (Documentation française, op. cit.). “Gestion chaotique… Il n’existe aucun outil permettant de chiffrer, donc de vérifier, les efforts des administrations envers les quartiers en difficulté” (Cour des comptes, juillet 2012).

Résultat, ce terrible aveu de la députée communiste Marie-George Buffet (Seine-Saint-Denis) : “Cela fait trente ans que le ministère de la Ville existe, ces hommes et femmes n’ont pas vu changer leur vie… Nous avons des cités qui deviennent des ghettos.” (Le Monde, 11/03/2012). Le Monde, encore du 7/02/2014, sur la cité du Mirail, à Toulouse : “Ghettoïsation d’une population issue de l’immigration maghrébine, désarroi social, chômage des jeunes, précarité, pauvreté, violence et trafics en tout genre”… “On meurt dans les cités sensibles plus que partout ailleurs en France.” (Le Monde, 7/06/2013).

Pire encore, si possible : depuis trente ans, par milliards d’euros, la “politique de la ville” a multiplié des programmes de rénovation urbaine… dont au détour d’une phrase, on découvre aujourd’hui qu’ils n’ont servi à rien ! Le Monde, 19/12/2013, citant l’Observatoire national des zones sensibles : “72 % des ménages interrogés estiment que [ces travaux de rénovation urbaine] n’ont pas changé leur quotidien.”

Face à ce terrifiant aveu, face à trente ans de massives souffrances, face à ces milliards dont nul ne peut expliquer l’usage, les ténors politiques sont dans le déni. Pour l’élection présidentielle de 2012, Les Echos (5/03/2012) signalent que “la thématique des banlieues en souffrance brille aujourd’hui par son absence dans les discours de campagne et les programmes des candidats”.

Ainsi, depuis trente ans, nulle décision politique sérieuse n’a été prise pour résoudre, une bonne fois pour toutes, un drame affectant des millions de personnes. Or ici, décider est tout : “Les décisions ne s’obtiennent pas du fait de discourir à leur sujet, mais du fait qu’est créée une situation et que sont appliquées des dispositions, au sein desquelles la décision est inéluctable et où toute tentative pour l’éluder revient en fait à la décision la plus grave.” (Martin Heidegger).

Xavier Raufer (Le nouvel Economiste, 11 avril 2014)

vendredi, 30 août 2013

Reconquérir les rues, c'est l'affaire de tous!

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Reconquérir les rues, c'est l'affaire de tous!

Pierre Le Vigan
Ex: http://metamag.fr

« La forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur d’un mortel » disait Baudelaire. La quasi disparition des rues dans de nombreuses banlieues en témoigne. Car les routes ne sont pas des rues. 


La valeur ajoutée d’une rue est tout autre. Elle ne sert pas seulement à se déplacer mais à tisser des liens entre les riverains. C’est cette question du risque de disparition de la rue et de sa nécessaire reconquête qu’a exploré, en un livre aussi vivant qu’une suite de croquis de voyage, l’architecte Nicolas Soulier. « Pourquoi reconquérir les rues ? Parce que c’est là que se joue, sans que l’on en soit toujours conscient, une grande partie de la qualité de la vie dans une ville ou un village. »

reconquerir-rues.jpgLa rue n’est pas l’affaire des seuls urbanistes, c’est l’affaire de tous. La rue vivante est le signe d’une société en bonne santé, tandis que sa disparition, son remplacement par la route ou la « voie rapide » indique la maladie d’une société. Les exemples de Freiburg im Brisgau et des quartiers Vauban et Rieselfeld, mais aussi le quartier du Viertel à Brême, montrent qu’une ville plus ouverte aux usages sociaux de tous les âges, plus lente, plus humaine, est possible. 


Cela consiste à rompre avec un certain culte de la vitesse, de l’accélération, à retrouver des échelles humaines de quelques 50 logements, bref, à rompre avec l’imaginaire du turbocapitalisme et de l’hypermodernité,  pour chercher à restaurer une décence commune et même un courage civil de l’homme en ville à la place d’une société de la peur. La reconquête de la rue est ainsi au final une affaire très politique. Une affaire trop sérieuse pour la laisser aux aménageurs issus de quelque bureaucratie que ce soit.  

Nicolas Soulier, Reconquérir les rues, exemples à travers le monde et pistes d’actions, pour des villes où l’on aimerait habiter, Ed Ulmer, 288 pages, 26 euros.

vendredi, 28 juin 2013

Le cauchemar pavillonnaire

LE CAUCHEMAR PAVILLONNAIRE - Une critique qui fera date

LE CAUCHEMAR PAVILLONNAIRE

Une critique qui fera date

Pierre Le Vigan
 
Depuis plus de 10 ans la construction de logements individuels dépasse celle de logements collectifs. Par voie de conséquence les zones périurbaines s’étendent. La campagne est mitée par les lotissements et perd son caractère propre. C’est un phénomène qui relève de l’imaginaire même de notre société : l’idéal pavillonnaire se confond avec l’accès aux classes moyennes. Le pavillon est toutefois bien différent des maisons de l’aristocratie ouvrière des années trente. Ces maisons généraient une autre forme de ville. Il s’agit maintenant de nier la ville. « Les zones pavillonnaires effacent la notion de ville »écrit l’auteur. Aucune activité ne peut plus se faire sans la voiture d’où un accroissement des dépenses contraintes, des risques de surendettement et une dépendance accrue aux banques. 

Le libéralisme fonctionne selon une sainte trinité : le travail, la consommation, la propriété. L’accession à la propriété du pavillon regroupe ces trois éléments. Elle représente donc le salut. La société se recompose sur le mode du huit-clos et du règne de l’ego. Symbole de réussite, le pavillon, dans une société d’hyper-compétition, apparait en même temps un refuge. Mais en fait, il aggrave l’acculturation et privatise l’anxiété sociale. Loin d’être une autre forme de ville, l’espace pavillonnaire devient un non-lieu. Le social est réduit à « une immense et unique communauté de consommateurs segmentée en tribus ». Un entre-soi accroit la misère culturelle d’un homme réduit à un consommateur en quête d’un « bonheur conforme » dont le pavillon est la figure archétypale. Cette critique métaphorique de l’univers pavillonnaire, nourrie de Jacques Ellul et de Jean Baudrillard, fera date.

Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire, éditions l’échappée, 164 pages, 12 euros, lechappee@no-log.org

samedi, 09 mars 2013

Et si Détroit, l'afro-américaine en faillite, était... notre futur ?

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Et si Détroit, l'afro-américaine en faillite, était... notre futur ?

Joris Karl

Boulevard Voltaire cliquez ici

Cette fois-ci on y est presque. Détroit, l’ancienne « Motor City », fierté de l’Amérique des fifties, risque d’aller à la casse : Rick Snyder, le gouverneur de l’État devrait mettre la ville… sous tutelle, dernière étape avant la faillite !

À ce niveau-là, on n’est même plus dans l’urgence car la ville est en panne sèche. Pour l’exercice en cours, le déficit budgétaire a déjà crevé le plafond (100 millions de dollars) ; quant à la dette, elle dépasse 14 milliards ! Les tuteurs auront le pouvoir de décider unilatéralement de fermer des départements entiers de la municipalité, de modifier les contrats de travail, de vendre des actifs de la ville et de changer lois et règlements.

C’était couru d’avance : qu’un gouverneur blanc veuille mettre cette ville sous tutelle a enclenché une polémique raciale. Car l’ancienne capitale de l’automobile est devenue quasi noire en 30 ans. L’évolution démographique est effarante : de 1 850 000 en 1950, Détroit a plongé à 700 000 habitants aujourd’hui ! Autrefois blanche, la ville est composée désormais de Noirs à 90 %.

Tout a commencé par l’explosion raciale de 1967. 43 morts. Des combats de rue ultra violents. Les chars de l’US Army. Le gouverneur avait survolé la ville en hélico : « Merde, on dirait que Motown a été bombardée » avait-il lâché… Au sol, la loi martiale. Des mecs avec coupe afro et t-shirt moulant qui gueulaient. Des brigades avec des chiens fous furieux. Des snipers blacks Panthers sur les toits qui dégommaient les pompiers. Il fallait que ça crame. Que tout crame !

La descente aux enfers commençait. En 73, Coleman Young, le « Mother Fucker in charge » comme il s’appelait lui-même, fut élu… Enfin un afro-américain au pouvoir ! Young avait voulu affirmer l’identité noire de sa ville en rebaptisant des rues ou en érigeant des monuments à la gloire des figures du mouvement afro-américain. La population blanche commença à fuir le centre ville, s’éloignant toujours plus vers des banlieues « protégées ».

Pour ne rien arranger, les « nuits du diable », durant Halloween, étaient prétexte à des actes de petit vandalisme dans toute la ville. Mais à partir des années 70, ces drôles de fiestas dégénérèrent. En 84, ce fut l’apocalypse : 1 000 bagnoles avaient flambé, des viols, des meurtres et tout le tralala. Les flics n’en revenaient pas. Détroit devenait la ville la plus cinglée d’Amérique.

En 2013, le chaos urbain vous prend à la gorge. Les gens hagards, l’insécurité partout, les voitures laissées pour mortes dans les cours des maisons fantômes. Certains disent que l’endroit est à l’image du pays. Que le rêve est passé. Le pire, c’est peut-être la « chose qui faisait peur », la Michigan Central Station. L’énorme gare édifiée au temps de la splendeur, en 1913, voici plus d’un siècle. Ce bâtiment sent la poisse, sorte de Mary Céleste échouée à l’écart. Le dernier train est parti en 1988. Depuis, tout le monde est à quai. Détroit, ou la sensation malsaine de voir notre futur…

lundi, 24 décembre 2012

La ville malade de la banlieue : sauver les villes des méga-villes

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La ville malade de la banlieue : sauver les villes des méga-villes

par Pierre LE VIGAN

Hubert-Félix Thiéfaine chantait « Quand la banlieue descendra sur la ville  ». C’est  l’expression de la vieille peur de l’encerclement de la ville par la banlieue. Une peur qui s’appuie sur la crainte des émeutes urbaines, sur la peur des immigrés qui peuplent la banlieue, sur un nœud de réalités tout comme de fantasmes. La banlieue apparaît ainsi « contre » la ville, comme son contraire : l’éloignement de tout à la place de la proximité de tout que l’on connaît dans les centres villes. Les prolétaires plutôt que les « cadres sup », les populations « aidées » plutôt que les populations « aisées ». La grisaille plutôt que le clinquant. Les enjoués de la mondialisation plutôt que ses victimes.

Il y a donc bien des facteurs d’opposition entre ville et banlieue. Mais l’une et l’autre se côtoient. Elles sont contre, tout contre l’autre. En d’autres termes, l’une se nourrit de l’autre. La misère de l’une, la banlieue, est évidente (à l’exception de quelques banlieues aisées qui sont une minorité), mais la misère dans les centres-villes existe aussi. Une misère moins matérielle que morale, relationnelle, existentielle. Disons le autrement : ville et banlieue forment système. C’est le système de la modernité. Ville et banlieue souffrent de ses signes, de ses marques, de ses manques. La modernité fait des dégâts partout.

C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, La banlieue contre la ville. Ville et banlieue : de quoi parle-t-on ? Les mêmes mots désignent des réalités qui ne sont plus celles de 1910 ni de 1950. Les banlieues étaient les faubourgs de la ville. Elles étaient le prolongement de la ville et une transition vers la campagne. Le gigantisme est venu bouleverser cela. La banlieue s’étend désormais à perte de vue dans les mégalopoles telle la région parisienne. Paris, la ville historique de Paris, même avec ses quartiers les plus récents, ceux qui n’ont été urbanisés que sous le Second Empire, n’est plus qu’un petit point au centre de l’agglomération parisienne. Deux millions d’habitants vivent à Paris, plus de douze millions vivent à côté de Paris dans les périphéries lointaines de l’agglomération, qui déborde au-delà même de l’Île-de-France, en Picardie, en région Centre, vers la Champagne Ardennes. Tous les gouvernements de la (fausse) droite et de la (fausse) gauche poursuivent le même but, faire de Paris une méga-ville encore plus « compétitive ». Cela veut dire : encore plus financiarisée, encore plus spéculative, encore plus invivable pour la masse de ses habitants. « Nicolas Sarkozy veut donner un nouvel élan au Grand Paris » dont le projet « va jusqu’au Havre », indiquaient Les Échos du 10 octobre 2011, chiffrant à trente-deux milliards le montant des investissements en infrastructures que cela requerra d’ici à 2025. Si cette  dépense n’empêchera pas nombre de Parisiens à essayer de fuir leur mégalopole, comme un million d’entre eux l’ont fait en cinq ans, bien plus nombreux sont les nouveaux habitants qui arrivent à Paris, venus, souvent, des quatre coins du monde et de ce que l’on appelait le « Tiers-Monde », où le manque de perspective attire dans les grandes villes européennes, avec les encouragements et les aides mises en place par l’hyperclasse. Car celle-ci poursuit son objectif : elle ne fait pas du social pour le plaisir de se donner bonne conscience, elle fait un minimum de social, uniquement en direction des couches les plus défavorisées, et en vue d’un objectif précis. Cet objectif, c’est de peser à la baisse sur les salaires des travailleurs originaires du pays d’accueil, de leur faire accepter des reculs sociaux, par une concurrence de main d’œuvre peu exigeante car elle n’a pas le choix. L’immigration de masse est une stratégie du capital. Réserver les H.L.M. aux plus pauvres, généralement issus de l’immigration, est un aspect de cette stratégie, et nous ramène au cœur des questions de la ville, car c’est un moyen pour le patronat de moins payer ces travailleurs (cf. Alain de Benoist dans Éléments, n° 139, 2011, « Immigration, l’armée de réserve du capital » et Le Spectacle du Monde, octobre 2010, « L’immigration en France, état des lieux »). L’objectif du capital, c’est tout simplement un financement public le plus élevé possible de la reproduction de la force de travail permettant à la part privée, patronale, de ce financement, d’être la plus faible possible. C’est uniquement en ces termes – que l’on peut qualifier de marxistes et qui sont en tout cas réalistes – que ceci peut se comprendre et non, comme paraissent le croire certains, parce que les pouvoirs publics seraient animés d’une pseudo-préférence étrangère. Celle-ci n’est qu’une préférence pour l’immigration qui n’est elle-même qu’une préférence pour les bas salaires d’une part, pour la division et l’affaiblissement de la classe ouvrière d’autre part.

L’évolution contemporaine de la ville s’analyse en fonction de cela. En périphérie se situent les zones d’habitat, loin des entreprises, très loin des usines, afin que les travailleurs ne puissent s’organiser et soient usés par le travail, tout comme les chômeurs ne peuvent non plus s’organiser dans ces immenses zones où chacun est isolé de l’autre : car la densité des banlieues est dérisoire face à celle des centres-villes. Au centre des agglomérations se situent les espaces festifs (Festivus festivus disait Philippe Muray), où il s’agit de « s’éclater », où les élus locaux aménagent des espaces de plus en plus « jouissifs » (dixit Bertrand Delanoë), afin de faire oublier les dégâts de la mondialisation, les délocalisations, la liquidation de l’industrie, tout particulièrement en France. Objectif ultime : tuer toute envie de politique, celle-ci étant noyée dans de vagues fêtes citoyennes ou communautaires (participation des élus à des ruptures du jeune, encouragements à tous les replis communautaires, etc.).

Partout les centres-villes sont devenus inabordables pour les classes populaires ou moyennes. Ils sont devenus des musées, sans artisans, sans entreprises autres que des commerces. Immigrés pauvres entassés dans des logements vétustes, bobos charmés par la « diversité » mais très habiles en stratégie d’évitement de celle-ci quand  il s’agit de scolariser leurs enfants, le peuple est en fait chassé du cœur des grandes villes. Les artisans s’y font de plus en plus rares, les petites industries y ont disparu, les services et la tertiarisation ont remplacé les ouvriers.

Face à cela, il faudrait rétablir la possibilité de liens sociaux plus forts. Cela nécessiterait deux choses. La première, c’est la densité, insuffisante en banlieue, ce qui a pour conséquence que ces banlieues sont trop étendues. Trop étendues pour des raisons écologiques, trop consommatrices en énergie notamment pour les transports, trop souvent individuels (usage excessif de la voiture rendu indispensable par la carence des transports en commun). La seconde chose qui serait nécessaire, c’est de développer la mixité habitat-travail, avec donc l’objectif d’une réduction des temps de transport, avec un nouvel urbanisme abandonnant la solution trop facile et inepte de séparer totalement zones d’activité et d’emploi. Ce sont les deux axes majeurs à développer. Comme conséquence de leur application, les liens entre travailleurs, qui sont aussi des habitants seraient facilités, les luttes, à la fois dans le domaine du travail et dans le domaine de l’habitat seraient rendues plus aisées, les collectifs habitants-travailleurs pourraient intervenir dans la gestion des usines, des ateliers, des immeubles. Les luttes sociales redeviendraient possibles à chaque fois qu’il serait nécessaire de s’opposer à la logique du capital, l’organisation des sans travail, les initiatives pour créer des entreprises sans capital, des coopératives ouvrières de production, des entreprises associatives, de l’économie solidaire seraient là aussi facilitées.

En somme, il serait possible de refaire une société forte, autour de la valeur du travail bien sûr mais pas autour du « travailler toujours plus », a fortiori quand il s’agit de travailler toujours plus pour le capital. La mise hors d’état de nuire des trafiquants de drogue et autre  pourrait être réalisée par les habitants-travailleurs eux-mêmes dotés de leur propre garde nationale civique dans le même temps que le cœur de la politique nationale (et européenne bien sûr) devrait être de lutter contre le parasitisme financier, le blanchiment de l’argent sale, la délinquance civique tout autant qu’économique et ses réseaux.

La ville doit être conçue pour le lien social. Elle doit répondre aux besoins éthologiques de l’homme : enracinement, repères, intimité. L’anonymat est aussi un besoin dans les villes, mais c’est son excès que l’on constate, c’est son excès qu’il faut mettre en cause. Pour répondre au besoin d’enracinement, il faut rapprocher habitat et lieux d’activité, il faut voir à nouveau la ville comme un paysage, et réhabiliter la notion d’identité locale, de lieu, de site. Il faut, par la densité, réduire l’étendue des villes, combattre l’étalement urbain, retrouver la coupure franche ville-campagne. C’est que j’essaye de montrer dans mon analyse des rapports de l’homme et de la ville. Montrer pour convaincre. Convaincre pour transformer.

L’avenir de la ville n’est écrit nulle part. Entre le grand ensemble et la marée pavillonnaire, d’autres voies sont possibles. Le devenir-banlieue de la ville n’est pas inéluctable. Les idées de notre modernité ont mené la ville là où on sait. D’autres idées peuvent la mener ailleurs.

Pierre Le Vigan

La banlieue contre la ville. Comment la banlieue dévore la ville et pourquoi le devenir-banlieue de la ville n’est pas une fatalité, Paris, La Barque d’or, 250 p., 18 € (+ 3,50 € de port), à commander à :

http://la-barque-d-or.centerblog.net/

Courriel : labarquedor@hotmail.fr

• Version remaniée pour Europe Maxima d’un article paru dans Rébellion, n° 51, novembre – décembre 2011.


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mercredi, 07 novembre 2012

La banlieue contre la ville et le libéralisme ennemi de la ville

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La banlieue contre la ville et le libéralisme ennemi de la ville

par Noël RIVIÈRE

En 1894, la loi Siegfried permettait la construction plus aisée de logements à bon marché en facilitant les conditions de prêts aux organismes constructeurs. Mais ce n’est qu’en 1912 que la loi Bonnevay réglemente les conditions de construction des H.L.M. et rend possible la création d’offices de construction par l’État, les communes et les départements. Cette loi a cent ans. Cent ans de logement social.

C’est à l’occasion de ce centenaire qu’une exposition se tient du 8 février au 30 mai 2012 à Saint-Denis à l’initiative de Plaine-Commune Habitat; un regroupement intercommunal d’offices H.L.M. (1).

L’exposition est d’un grand intérêt historique. Mais elle comporte des angles morts. L’habitat social aussi nécessaire soit-il ne peut prendre n’importe quelles formes. Les grands ensembles résolvent des besoins quantitatifs (plus ou moins) mais pas des besoins humains. L’habitat social ne peut non plus résoudre les problèmes posés par une immigration de masse, excessive depuis les années 1970.

En outre, une bonne part des problèmes de logement viennent d’un accroissement des arrivées d’immigrés (au moins 200 000 par an), venant de régions du monde les plus diverses et donc soumis à un violent déracinement, source de traumatismes sociétaux aussi bien pour eux que pour le peuple d’accueil qu’est le peuple français dit « de souche » (c’est-à-dire celui dont la composition était restée largement homogène depuis des siècles comme l’ont montré les travaux de Jacques Dupâquier).

Il n’en reste pas moins que l’enjeu du logement est essentiel. Celui-ci est l’enveloppe de l’homme. C’est son étui. Le quartier est quant à lui l’environnement le plus proche de l’homme. Au moment où se fait jour la nécessité de relocaliser en d’autres termes de démondialiser l’économie, la relocalisation du logement et des populations du monde par rapport à leur habitat d’origine (qui n’est pas dissociable de leur culture d’origine) s’impose aussi. Il faut relocaliser l’habitat. Vaste ambition mais nécessaire ambition.

Ce n’est pas la récente proposition (janvier 2012) de Nicolas Sarkozy de « libérer » la construction de logements en augmentant les droits à construire de 30 % qui va dans le bon sens. Elle tourne le dos à toutes les tentatives de retrouver au contraire la bonne échelle des politiques de construction. Elle tourne le dos aux exigences de qualité et d’insertion du nouveau bati dans l’existant. Cette proposition est par contre bien cohérente par rapport à ce qu’on appelle parfois le néo-libéralisme et qui est bien plutôt un ultra-libéralisme, un retour au libéralisme pur et dur, libéré des entraves du compromis fordiste, et se fixant comme projet de défaire le programme du Conseil national de la Résistance (C.N.R.), comme l’avait affirmé un grand dirigeant du patronat.

C’est pour aider à comprendre ces enjeux de la ville qu’il faut lire La banlieue contre la ville de Pierre Le Vigan (2). On y voit la banlieue comme défiguration de la ville, à juste titre, et on comprend à lire Le Vigan le pourquoi de cette involution, mais c’est aussi le libéralisme qui apparaît comme l’ennemi de la ville tout comme il est l’ennemi des peuples.

Noël Rivière

Notes

1 : Du 8 février au 30 mai 2012, Salle de la Légion d’honneur au 6, rue de la Légion d’honneur, 93200 Saint-Denis, du mardi au dimanche de 10 h. à 18 h., Métro (Ligne 13) : station Saint-Denis Basilique.

2 : Pierre Le Vigan, La banlieue contre la ville. Comment la banlieue dévore la ville, 250 p., Éditions La Barque d’or, 18 € (+ 3,50 de frais de port soit un total de 21, 50 €). Pour le commander, cf.

lien : http://la-barque-d-or.centerblog.net

courriel : labarquedor@hotmail.fr


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