mercredi, 22 octobre 2025
De Kim Il Sung à Hölderlin et Kafka - L'itinéraire d'un révolutionnaire allemand des années 1960
De Kim Il Sung à Hölderlin et Kafka
L'itinéraire d'un révolutionnaire allemand des années 1960
par Werner Olles
Dans les beaux jours du mouvement de protestation estudiantin de 1967/68, je fis la connaissance de KD Wolff en tant que président fédéral de l’Union des étudiants socialistes allemands (SDS), dont je suis devenu membre le Jeudi Saint 1968, le jour de l’attentat contre le responsable du SDS à Berlin, Rudi Dutschke. Le Vendredi Saint, le SDS est passé devant notre appartement à Bockenheim près de l’université à bord d’une vieille Volkswagen, et depuis notre balcon, j’ai entendu le haut-parleur qui diffusait la chanson de Joan Baez “It’s all over now, Baby blue!”. Ensuite, une invitation a été lancée pour se retrouver l’après-midi sur le campus et se rendre ensemble à l’imprimerie Societät pour empêcher la livraison du Bild Zeitung, car la presse de Springer, et en particulier le “Bild,” était jugée responsable de l’attentat contre Dutschke à cause des titres à teneur diffamatoire que ce journal grand tirage n'avait cessé d'imprimer. Les affrontements violents qui ont suivi avec la police, en partie montée, nos protestations et manifestations contre la guerre de l’impérialisme américain au Vietnam, la Conférence internationale du Vietnam en février 1968 à Berlin-Ouest, la lutte ratée contre la loi d’exception, et la recherche d’une reconstruction de la théorie révolutionnaire dans l’espace sis entre la théorie critique et la pratique activiste, visant à développer un socialisme anti-autoritaire et non stalinien, ont été durant plusieurs années les points communs qui m’unissaient à KD. Il n’y a pas de raisons pour se livrer, aujourd'hui, à des distanciations hypocrites.
Le comité fédéral du SDS, comptant dans la fraction anti-autoritaire des “Loups Rouges” (Wolff = Loup), KD et son frère cadet Frank, prônait un modèle d’émancipation anti-autoritaire, sans réaliser que le système politique en Allemagne de l’Ouest évoluait depuis longtemps vers une société libérale et tolérante.
Contrairement à ce que prétend KD Wolff dans son autobiographie — où il évoque “un passé nazi dissimulé par le silence et une éviction de la question de la culpabilité” —, la tendance à “affronter le passé” était très faible, du moins au sein du SDS de Francfort et de Berlin. En réalité, KD a suivi une longue psychanalyse pour traiter les traumatismes liés à ses parents, qui avaient parfois sympathisé avec le national-socialisme. Il faut donc voir la rébellion de 68 aussi comme une lutte des fils contre leurs pères, où les grands-pères (Marcuse, Adorno, Horkheimer, etc.) leur venaient en aide.
Heureusement, chez les intellectuels et penseurs comme Hans-Jürgen Krahl, Rudi Dutschke et Bernd Rabehl, la tendance à s’occuper du passé était très faible, ils avaient probablement compris que “chaque peuple a connu son Hitler,” comme l’avait dit le sage président égyptien Anouar el Sadat. Leur préoccupation portait surtout sur le rôle de l’intelligentsia dans le contexte du pouvoir politique, tout en sachant clairement que l’intelligence ne se trouve pas uniquement dans la tête. KD, en revanche, était l’organisateur qui maintenait ensemble, au sein du SDS, les différentes factions, celles des antiautoritaires, des sympathisants de la DKP et de la faction maoïste en vestes de cuir.
Les premiers conflits entre KD d’une part, et Krahl et Dutschke de l’autre, ont éclaté lors de la 22ème Conférence des délégués du SDS en septembre 1967 à Francfort. La déclaration de principe des deux exprimait clairement que le modèle archaïque d’un mouvement de protestation avec des manifestations et des rassemblements, ainsi qu’une attitude purement théorique, n’était plus capable de faire bouger quoi que ce soit, mais que théorie et pratique devaient fusionner dans la revendication “Education par l’action” (Aufklärung durch Aktion)
Dutschke parlait ouvertement d’organiser une “guérilla urbaine,” qui devait s’inspirer des mouvements révolutionnaires latino-américains. La question sensible était celle de la violence, celle qui permettrait de dépasser les limites du système. KD était littéralement atterré, il ne voulait pas aller jusque-là. Mais avec la mort d’Adorno en août 1969 et le décès tragique et accidentel de Krahl en février 1970, l’atmosphère dans le SDS a finalement basculé dans la consternation et la résignation. S’y ajoutait la conversion de nombreux activistes du SDS au néo-léninisme, leur entrée dans la DKP financée par la RDA, et la dogmatisation de la théorie marxiste en une vision du monde socialiste, qui s’est exprimée dans des sectes comme le KBW, la KPD/AO, diverses KPD/ML et groupes trotskystes.
La dissolution de l’Union fédérale du SDS, dont les actifs sont malheureusement tombés entre les mains d’un groupe mafieux qui a donné naissance plus tard au KBW, dont les membres ont même dû apporter leur patrimoine en adhérant, avec ses tendances radicales, a certes marqué la fin du mouvement étudiant, mais à Francfort, on était prêt à explorer de nouvelles voies.
KD a fondé avec les futurs terroristes Winfried “Boni” Böse et Johannes Weinrich la maison d’édition “Roter Stern” ("Etoile Rouge") avec ses librairies éponymes à Bochum, Marburg et Mayence, et a noué, après un voyage en Corée du Nord (voir Kursbuch n° 30, “Le socialisme comme pouvoir d’État”), des liens commerciaux avec ce régime. Parallèlement, des groupes comme “Roter Gallus,” “Rote Panther,” et le “Comité de solidarité des Black Panthers” sont apparus, dont KD Wolff était au moins le “leader informel”.
Le fait que des membres de la RAF aient encore séjourné en avril 1971 dans les locaux de l’éditeur à Westend/Francfort, et aient été fournis en armes par Weinrich et Böse, n'aurait pas été remarqué par KD, selon ce qu'il nous raconte aujourd'hui. Personnellement, je pouvais parfois affranchir le courrier chez l’éditeur, et j'ai cependant pu constater que Weinrich et Böse approvisionnaient notamment des groupes terroristes grecs et italiens en armes, en les dissimulant dans les garnitures intérieures des portières de voitures, puis en les faisant passer clandestinement vers la Grèce et l’Italie.
Aujourd’hui, on sait qu’avec des pistolets livrés au groupe terroriste italien Lotta Continua, deux jeunes du MSI, la jeunesse néofasciste, qui montaient la garde devant leur siège à Rome, ont été assassinés de manière sournoise depuis des tirs venus d'une voiture. Encore aujourd’hui, à Rome, chaque année, le jour de leur assassinat, des milliers de jeunes hommes leur rendent hommage; leurs noms sont appelés, et une voix unanime s’élève alors dans la rue: “Présente !”.
Mais aussi les “Rote Panther”, les "Panthères rouges", dont j’étais membre, n’ont pas été inactifs. Après les plénières, deux ou trois camarades se retrouvaient généralement et lançaient des attaques nocturnes contre des cibles telles que la "Cité de l’Emploi" américaine, la société Hochtief, le United Trade Center ou le consulat général d’Espagne. Heureusement, aucune personne n’a été blessée lors de ces actions, et nous n’avions aucun problème à commettre des violences contre des biens. Cependant, tout cela devenait dangereux puisqu’une nuit, une terroriste de la RAF — selon mes souvenirs, il s’agissait d’Astrid Proll — a reçu une arme. Nous fûmes alors poursuivis par la police d’État, qui nous avait observés, à travers tout Francfort. Et qu’en était-il encore une fois de l’appartement secret dans la cour dans la Leipzigerstraße, dans le quartier Bockenheim de Francfort, qui aurait été loué pour cacher un agent du consulat américain à l’occasion d’une opération de kidnapping? Le fait que KD ne mentionne pas tout cela, n'en dit pas un seul mot, est totalement incompréhensible, car d’une part tout est depuis longtemps prescris, et d’autre part, il savait non seulement tout de nos actions nocturnes, mais il était aussi présent lors de la majorité d’entre elles.
Winfried Böse, (tué en 1976 à l'aéroport d'Entebbe par une unité spéciale israélienne après que les passagers juifs d'un avion détourné aient été sélectionnés — après quoi ils furent séparés du reste —), et Hannes Weinrich, (qui purge une peine de prison à vie à Berlin en tant que bras droit du tueur en série Carlos), ont ensuite fondé les Cellules révolutionnaires, qui auraient apparemment accidentellement tiré sur le ministre des Finances de Hesse, Heinz-Herbert Karry (FDP), j’ai quitté le scène parce que j'ai lutté pendant des décennies contre une maladie extrêmement grave que j’avais contractée en 1969 lors d’un camp d’entraînement de terroristes palestiniens du Fatah au Liban. En ce lieu, des membres du SDS s’entraînaient avec des terroristes de l’Armée rouge japonaise, de l’ETA basque, de l’Action directe française et de l’IRA pour acquérir les techniques de la guérilla.
Les succès ultérieurs de KD en tant qu’éditeur de Hölderlin, Kafka, Manes Sperber et des “Fantaisies masculines” de Klaus Theweleit, ainsi que son existence de père de famille comblé de bonheur, on les lui auraient bien souhaités. En ce sens, il est effectivement un “Hans-la-chance.” On aurait toutefois pu attendre un peu de compassion pour ceux du “mouvement” qui ont ensuite eu une vie difficile et dont la trajectoire n’était pas celle qu’ils avaient imaginée. Peut-être aussi quelques mots sur les scandales antisémites que nous avions provoqués à l’époque avec notre “solidarité avec la Palestine”, laquelle était en réalité clairement antisémite, et qui dominent aujourd’hui les “universités” allemandes ruinés par les années 68, ou la cancel culture est tout sauf “libérale” et “tolérante,” menée qu'elle est par les successeurs ratés du soulèvement de l’époque, et qui se traduisent par des menaces et de la violence contre des maisons d’édition conservatrices et de droite. Malheureusement, il n’y a pas un seul mot à ce sujet, dans l'autobiographie de KD. Une chose est cependant hautement méritoire: selon ses propres dires, il n’a jamais voté pour les Verts.
Werner Olles
KD Wolff : Bin ich nicht ein Hans im Glück? Studentenrevolte - Hölderlin - Kafka (= Ne suis-je pas un Hans-la-chance ? Révolution étudiante — Hölderlin — Kafka). Klostermann Verlag. Francfort 2025. 260 pages. 28 euros
16:43 Publié dans Biographie, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sds, allemagne, histoire, kd wolff, années 60, révolution, révolte étudiante | |
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