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dimanche, 19 avril 2020

Pierre Daye, un esthète dans la tourmente

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Pierre Daye, un esthète dans la tourmente

par Christophe Dolbeau

            Lorsque le 28 février 1960, le très discret Pierre Daye s’est éteint à Buenos-Aires, très peu de Belges se souvenaient probablement de lui. Et pourtant ce Porteño d’adoption avait été l’un des journalistes européens les plus brillants de la première moitié du XXe siècle, ainsi qu’un protagoniste majeur de la vie politique bruxelloise d’avant-guerre. Grand reporter à la façon d’un Albert Londres, d’un Paul Morand ou d’un Henri Béraud, brillant causeur et plaisant conférencier, il avait également été député et avait même occupé des fonctions gouvernementales sous l’Occupation. Effacé de la mémoire collective comme des annales littéraires belges, ce personnage aux multiples facettes mérite amplement, 60 ans après sa disparition, de sortir du purgatoire.

Un globe-trotter

            C’est dans une famille très bourgeoise de Schaerbeek, l’une des communes de Bruxelles, que Pierre Daye vient au monde le 24 juin 1892. Scolarisé chez les pères jésuites du Collège Saint-Michel, il se voit offrir, dès l’enfance, la possibilité de faire plusieurs beaux voyages. À une époque où l’on circule bien moins qu’aujourd’hui, le jeune Pierre découvre Venise (août 1901), la Bretagne et les pistes de ski de Kandersteg (1904). Il assiste même à une audience du Pape Saint Pie X. À 17 ans, il passe des vacances à Tanger (1909) puis intègre l’Institut Saint-Louis où il va suivre deux années de droit. Appelé ensuite sous les drapeaux, il se trouve donc fin prêt, en juillet 1914, pour répondre à la mobilisation générale. Le jeune homme prend part aux batailles de Namur, d’Anvers et de l’Yser, puis son goût pour l’exotisme le conduit à se porter volontaire pour rejoindre, en Afrique, les troupes du général Charles Tombeur (1867-1947). Ces unités (la Force publique congolaise) se battent contre le célèbre général allemand Paul Emil von Lettow-Vorbeck (1870-1964). Mitrailleur, Pierre Daye participe à la prise de Tabora (19 septembre 1916), le principal fait d’armes des bataillons belges. Il consacrera plus tard un livre à cette épopée tropicale (1). Promu officier mais sévèrement atteint par la malaria, il est alors rapatrié en Europe. Au terme de sa convalescence, le conflit n’est pas achevé, ce qui lui vaut d’effectuer encore une dernière mission, nettement moins périlleuse celle-là : assurer, à Washington, la promotion de la Belgique, en qualité d’attaché militaire adjoint. C’est à ce titre qu’il est reçu, en décembre 1918, par le président cubain García Menocal (1866-1941). De son séjour américain, il tirera matière à un livre, Sam ou le voyage dans l’optimiste Amérique, qui paraîtra en 1922.

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Pierre Daye, officier de la "Force publique" congolaise.

            Rendu à la vie civile en 1919, Pierre Daye s’intéresse dès lors aux joutes politiques. Membre de la Ligue de la Renaissance nationale, où il côtoie Pierre Nothomb (2), l’aviateur Edmond Thieffry (3) et le peintre Delville (4), il en est candidat suppléant lors des élections de novembre 1919. On le trouve ensuite au Comité de politique nationale, un groupe qui milite, sous la houlette de Pierre Nothomb, pour « la plus grande Belgique », et il collabore à l’hebdomadaire La Politique (1921). Très sédentaire, cette activité n’est toutefois pas à même de le retenir bien longtemps car, au fond, sa véritable passion, ce sont les voyages. Dès 1922, il embarque donc sur l’Élisabethville et repart pour l’Afrique : durant plusieurs mois, il sillonne le Congo, en voiture, en train, à pied ou en « typoï » (chaise à porteurs), et navigue sur le lac Tanganyika. Puis, avant de rentrer en métropole, il fait un crochet par l’Union sud-africaine où il s’entretient avec le Premier ministre Jan Smuts.

9200000102951244.jpgEmbauché comme reporter par le grand quotidien Le Soir, il va désormais multiplier les expéditions les plus lointaines et les entrevues exclusives. En une quinzaine d’années, ses pérégrinations vont l’emmener aux quatre coins de l’univers et lui permettre de rencontrer un nombre incroyable de personnalités de premier plan. Après le Congo (où il retournera plusieurs fois), Pierre Daye visite ainsi le Maroc, où il s’entretient avec le sultan Moulay Youssef (1881-1927), les Balkans, où il est reçu par le Premier ministre bulgare Alexandre Tsankov (1879-1959), et l’Argentine, où il se rend, en 1925, en faisant le subrécargue sur un modeste cargo. Après Buenos-Aires, où il se lie avec l’écrivain nationaliste Leopoldo Lugones (1874-1938), il traverse la Cordillière des Andes et découvre le Chili, puis se rend en Uruguay et au Brésil. En 1926, il est à Moscou, approche Léon Trotsky, Leonid Krassine (5) et Maxime Litvinov (6), puis passe par la Pologne et s’y entretient avec Sikorski (7), avant de regagner Bruxelles pour y faire rapport au roi Albert Ier. D’autres expéditions le conduisent en Angola, en Nubie mais aussi au Maroc espagnol, où il rencontre le général Primo de Rivera, et en Asie qu’il visite en qualité de chargé de mission. Après une escale à Ceylan, il passe par les Indes britanniques, la Malaisie, Sumatra, le Japon, la Chine et la Mandchourie. Dans l’Empire du Milieu, il va voir les tombes des Mings, rencontre Pou-yi (8) et obtient une entrevue avec le président Tchang Tso-lin (9). D’une curiosité insatiable, Pierre Daye effectue ensuite un tour du monde par les îles, périple original qui le conduit au Cap Vert, aux Antilles, à Panama, à Tahiti, aux îles Fidji, aux Nouvelles-Hébrides, en Nouvelle-Calédonie, en Australie et à Java. Il va sans dire que toutes ces étapes donnent naissance à autant d’articles ou de livres captivants (10). Notre impénitent voyageur connaît également bien Constantinople et le Moyen-Orient. Passé par la Syrie, la Palestine et Jérusalem, il séjourne assez longuement en Égypte (1931), ce qui lui permet de visiter Memphis (avec le peintre Herman Richir), Thèbes, Abou Simbel et le temple d’Edfou.

vie-et-mort-d-albert-ier-1.jpgAjoutons encore à la liste de ses voyages mémorables, la traversée de la Sibérie par 30° au-dessous de zéro, et un séjour en Perse qui lui offre l’occasion de converser avec Reza Chah Pahlavi. Son goût affirmé pour les contrées lointaines ne l’empêche pas d’apprécier aussi les découvertes européennes. Angleterre, Portugal, Italie, Autriche, Hongrie et pays scandinaves n’ont guère de secrets pour lui ; en août 1932, il est même en Lituanie, à Nida, où l’a invité Thomas Mann, tandis qu’en 1935, il visite les Pays-Bas et l’Allemagne en compagnie de Pierre Gaxotte. À Berlin, les deux hommes auront l’occasion d’échanger quelques propos avec Ribbentrop et Otto Abetz. Aventurier dans l’âme, Pierre Daye ne se contente pas de flâner nonchalamment mais il n’hésite pas, le cas échéant, à se rendre sur le théâtre de certains conflits : on le verra par exemple, en pleine guerre civile espagnole, faire la tournée des lignes de front avec Gaxotte et José Félix de Lequerica (11).

Un homme du monde

            Chroniqueur réputé et homme du monde, Pierre Daye est également un habitué des dîners en ville où ses commensaux sont généralement des personnes de qualité. On l’apercevra ainsi à la table du maréchal Joffre ou à celle de Raymond Poincaré. Ami de Pierre Gaxotte (qui le fera bientôt entrer à Je suis partout), il est également lié au poète Éric de Haulleville, à Pierre Drieu la Rochelle, Maurice Mæterlinck et Georges Remi (Hergé). Sa popularité de journaliste et ses talents de causeur en font par ailleurs l’un des hôtes les plus réguliers des salons à la mode de la capitale belge. Membre assidu du très chic Cercle Gaulois, que fréquentent André Tardieu, Paul Claudel ou Pierre Benoit, il est aussi l’un des convives attitrés des dîners que donne Isabelle Errera (Goldschmidt), des soirées de prestige qu’organise Madame Jules Destrée, ou encore des réunions qu’orchestre la belle Lucienne Didier (Bauwens). Très éclectiques, ces rendez-vous accueillent aussi bien des notables de gauche, comme Henri De Man (12) et Paul-Henri Spaak (13), que des intellectuels de droite, comme Louis Carette (le futur Félicien Marceau), Brasillach, Montherlant et Fabre-Luce, ou des penseurs indépendants, comme Emmanuel Mounier (14). Dans les années 1930, il n’est pas excessif de dire que Daye est un homme arrivé. Un peu sarcastique, Jean-Léo le présente ainsi : « Grand bourgeois catholique, un peu précieux, toujours habillé avec recherche (sauf quand il pratique le nudisme), il affectionne les cravates club et ne fume que des ‘Abdalla’ à bout doré » (15). « Gentleman globe-trotter », précise-t-il encore, « habitué des sleepings, des paquebots, des palaces et des restaurants quatre étoiles (…) il est un peu boudé par la bonne société qui lui reproche ‘des mœurs dissolues’ (L’expression, à une époque où l’on ne s’éclate pas encore dans les Gay pride, désigne son homosexualité que Marcel Antoine, dans ses caricatures, suggère en le représentant jouant du bilboquet » (16). Confirmant ce portrait, l’historien Jean-Michel Etienne ajoute que l’homme est sans conteste intelligent et bon connaisseur des milieux diplomatiques belges et étrangers (17).

Disons aussi que si Pierre Daye est effectivement familier de la haute société, il ne succombe jamais à ce miroir aux alouettes qu’il observe un peu comme une sorte d’entomologiste. Parlant des « gens du monde », voici d’ailleurs ce qu’il en dit : « … vains, souvent paresseux, certains ont pour excuse sinon leur fortune, tout au moins leur culture ou leur goût, qui sont parfois réels. Snobs, comme on dit, ils se nourrissent néanmoins d’idées toutes faites, à condition qu’elles soient à la mode (…) On trouve chez eux, souvent, de l’élégance extérieure, du brillant, du charme, ce que l’on a appelé la douceur de vivre, et parfois du comique involontaire. C’est pourquoi je les ai beaucoup fréquentés, et ils m’ont beaucoup amusé. À condition de les juger pour ce qu’ils sont et de ne rien leur demander, les gens du monde apparaissent d’un utile et agréable commerce pour un célibataire qui se pique d’être en même temps un observateur professionnel » (18)

           rubens-28.jpg Au demeurant, il serait injuste et inexact de ne voir en Pierre Daye qu’un voyageur nanti et un mondain frivole : il s’agit aussi et surtout d’un écrivain talentueux dont les nombreux livres se vendent très bien. Auteur de multiples récits de voyage (19), il a également consacré plusieurs ouvrages aux souverains belges (20), ainsi que plusieurs essais à l’Afrique (21). Dans la première partie de sa vie, il a, en revanche, peu abordé la politique dans ses livres, et lorsqu’il l’a fait, ce fut plutôt sous l’angle de la politique étrangère (22). Il s’est par ailleurs peu intéressé à la fiction, sinon sous la forme de quelques nouvelles et contes. L’un de ceux-ci, Daïnah, la métisse (1932), sera même adapté au cinéma par Jean Grémillon (avec Charles Vanel dans l’un des rôles principaux).

Député rexiste

            Dans les années 1930, la politique, qu’il avait autrefois délaissée au profit des voyages, l’attire de nouveau. Secrétaire du socialiste Jules Destrée, Daye se refuse toutefois à rallier le Parti Ouvrier Belge (POB). En fait, il se range parmi les conservateurs « éclairés » : membre (depuis 1926) de l’Union paneuropéenne, il se montre sensible aux questions sociales, mais à la façon des catholiques, et reste très fidèle au roi comme à l’unité nationale. Partisan de la colonisation et hostile à une émancipation rapide du Congo, il n’est cependant absolument pas raciste et ne témoigne d’aucune hostilité de principe à l’égard des Noirs. Dès 1921 et dans un article consacré au mouvement « pan-nègre » (23), il souligne qu’ « il serait vain de croire que la suprématie de la race blanche pourra se maintenir intacte », proclame que « les préjugés de race sont absurdes » et s’affirme partisan « des généreuses idées de collaboration des races ». À propos des Africains, il déclare : « Nous sommes les premiers à vouloir que le sort de la race noire soit amélioré ; que là où des abus existent, ils soient redressés ; que l’on s’occupe de l’éducation, de la formation intellectuelle et – par après – de la liberté des nègres. Mais il faut procéder avec ordre ». Car, ajoute-t-il, « il nous faut veiller à ce qu’au nom de principes sentimentaux, on n’aille pas saper notre autorité en Afrique ». Si nous insistons quelque peu sur ces opinions, disons paternalistes, de Pierre Daye, c’est afin de mieux souligner toute l’absurdité qu’il y a à le qualifier de « nazi » comme d’aucuns le feront un jour…

            image-original.jpgDésireux de descendre dans l’arène pour y défendre ses idées catholiques, sociales et nationales, Pierre Daye découvre en 1935 le nouveau phénomène politique qu’est Léon Degrelle. Le 24 janvier, il le voit, pour la première fois, à Louvain où le jeune orateur l’impressionne beaucoup. « J’attendais depuis plusieurs années », racontera-t-il, « que se manifestât dans mon pays un effet de ce grand mouvement européen dont j’avais découvert en tant de nations les signes tangibles » (24). Séduit, l’écrivain n’est pas long à rejoindre les rangs de Rex où il siège d’emblée au Conseil politique (mais pas au Bureau exécutif). Aux élections du 24 mai 1936, le mouvement, qui a le vent en poupe, obtient du premier coup 33 élus (21 députés et 12 sénateurs). « Nous étions partis, nous pouvons bien le dire », se souvient-il, « sans aucun moyen ; nous n’avions pas d’argent, aucune expérience, très peu d’hommes, pas de journaux. Mais nous avions la foi. Et la jeunesse aussi… » (25). Et le 27 mai, dans les colonnes du Pays réel, le nouveau député bruxellois se montre plus laudatif encore, affirmant entre autres que « Léon Degrelle est devenu l’interprète de tout ce qui, dans la nation, est jeune, vivant, audacieux, tourné vers l’avenir » (26). L’Assemblée que découvre Pierre Daye n’a rien de bien attrayant : selon lui, « les trucs, les combinaisons, l’intérêt personnel, la stérilité, la suffisance, la vulgarité, tels étaient quelques-uns des traits que révélait l’examen de l’institution parlementaire » (27). Il semble néanmoins tout à fait décidé à jouer le jeu et à faire sérieusement son travail de député. Placé à la tête du groupe parlementaire, il s’efforce donc, en premier lieu, de discipliner ses collègues rexistes qui font souvent preuve d’une nonchalance et d’un amateurisme consternants. Auteur d’un projet de loi réduisant la durée du service militaire, il s’exprime aussi au sein de la Commission des Colonies et de celle des Affaires Étrangères où il plaide fougueusement pour l’Espagne nationaliste. Assez proche du chef, il est souvent associé aux grandes manœuvres de ce dernier. En septembre 1936, par exemple, il est aux côtés de Degrelle lorsque celui-ci est reçu par Hitler (invité par Rudolf Hess, il profite du déplacement pour assister au 8e congrès de Nuremberg). C’est par ailleurs autour de la table de Pierre Daye que se nouent certains contacts discrets entre des gens comme Gustave Sap (28), Hendrik Borginon (29), Gérard Romsée (30), Joris van Severen (31), Charles-Albert d’Aspremont-Lynden (32), et Léon Degrelle. Plus tard, et au grand dam du Quai d’Orsay, il demandera la dénonciation de l’accord militaire franco-belge, ainsi que des accords de Locarno (33).

            3021089-gf.jpgDévoué mais exigeant, Pierre Daye va vite se lasser des carences profondes du groupe parlementaire rexiste dont il abandonne d’ailleurs la présidence dès juin 1937. Cela ne l’empêche cependant pas de continuer son travail à la Chambre. Dans le même temps, il poursuit son activité de chroniqueur et d’essayiste. En octobre 1936, il joue un rôle clef dans la parution d’un numéro spécial de Je suis partout entièrement consacré à Rex, avec une « Lettre aux Français » de Léon Degrelle et des articles de Serge Doring, Carlos Leruitte et Lucien Rebatet [La même année, Robert Brasillach fait paraître Léon Degrelle et l’avenir de Rex (Plon) et l’année suivante (3 novembre 1937), il dédiera toute une page de Je suis partout au mouvement belge]. Régulièrement présent dans les colonnes de l’hebdomadaire parisien, Pierre Daye signe également, en 1937, un livre sur Léon Degrelle et le rexisme (Fayard), suivi en 1938 d’une Petite histoire parlementaire belge. Malgré cet engagement sans faille, les erreurs répétées de Rex et de son chef finissent toutefois par user sa patience. Ce désenchantement le conduit même, en 1939, à refuser de se représenter aux élections et à quitter le mouvement. Le 10 mars, il prend donc définitivement congé du groupe parlementaire et se tourne dès lors vers le parti catholique où il a conservé nombre d’amis. Il s’en va, certes, mais demeure en excellents termes avec Degrelle, ce que la suite des événements ne va pas tarder à démontrer.

La catastrophe de 1940

            À nouveau libre de ses initiatives et très hostile à l’idée d’un nouveau conflit avec l’Allemagne, Pierre Daye s’associe, le 23 septembre 1939, au manifeste des intellectuels (34) « pour la neutralité belge, contre l’éternisation de la guerre européenne et pour la défense des valeurs de l’esprit ». Le texte paraît le 29 septembre dans la Revue catholique des idées et des faits, puis dans Cassandre, le Pays réel, les Cahiers franco-allemands, et ses treize signataires se voient aussitôt interdire l’accès au territoire français. En décembre, Daye rejoint Robert Poulet, Hergé, Gaston Derijcke (Claude Elsen) et Raymond De Becker, au nouvel hebdomadaire L’Ouest qui se veut le prolongement du manifeste. La France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne étant entrées en guerre le 3 septembre, la situation devient dès lors chaotique en Belgique où partis politiques et ministres ne parviennent pas à faire des choix clairs et consensuels.

            Et puis survient soudain le cataclysme, avec l’attaque allemande du 10 mai 1940 et la débandade quasi immédiate du gouvernement belge. Avant de filer vers Paris, Poitiers, Limoges ou Vichy, les autorités ont tout de même fait appréhender tous ceux qu’elles soupçonnent – à tort le plus souvent – d’appartenir à la cinquième colonne. Averti de l’arrestation de nombre de ses amis mais épargné par la première rafle, Pierre Daye juge dès lors prudent de s’éloigner au plus vite de Bruxelles. Accompagné de son neveu, Jacques Lesigne, il part donc, le 12 mai, pour La Panne, dans le but de trouver asile en France. Refoulé car il ne possède pas les visas nécessaires, il parvient cependant, le 14 mai, à franchir la frontière à Poperinghe et à filer vers Eu. Après une étape de cinq jours à Lisieux, il reprend la route, le 20 mai, traverse Nantes et atteint La Rochelle où son ami Pierre Bonardi (35) lui offre le vivre et le couvert. Le 24 mai, il pousse encore jusqu’à la périphérie de Bordeaux, laisse son neveu à Libourne, puis rebrousse chemin et regagne La Rochelle où les Bonardi le dirigent vers l’île de Ré où ils possèdent un moulin.

8065721862.jpgDaye va donc séjourner plusieurs semaines à Saint-Clément-des-Baleines. Loin des combats, il fait de la bicyclette, se balade avec Henri Béraud et aperçoit de temps en temps Suzy Solidor ou le peintre Paul Colin. Cette paisible villégiature s’achève toutefois vers la fin juin car avec l’armistice, le journaliste souhaite désormais rentrer chez lui. Le 8 juillet 1940, il remonte donc sur Paris, s’y arrête le temps de voir Jean Chiappe, puis regagne Bruxelles. Informé du massacre d’Abbeville (36) et du décès de Léon Degrelle, le journaliste ne tarde pas à réapparaître à Paris où l’ambassadeur Abetz, une vieille connaissance, lui apprend incidemment que Degrelle n’est absolument pas mort, mais probablement interné dans un camp du sud de la France. En dépit des divergences politiques qui ont pu opposer les deux hommes, Daye estime alors de son devoir de se porter au secours du chef de Rex et part aussitôt à sa recherche. Accompagné de Jacques Crokaert et Carl Doutreligne, il file à Vichy, rencontre Adrien Marquet mais aussi plusieurs ministres belges en déréliction… L’administration française n’ayant pas mis longtemps à localiser Degrelle qui se trouve dans l’Ariège, au camp du Vernet, le trio de sauveteurs (« mes trois mousquetaires » dira Degrelle dans La cohue de 40) s’empresse de reprendre la route. Quelques heures plus tard, ils sont à Carcassonne où ils retrouvent enfin Léon Degrelle, « sale, amaigri, méconnaissable » (37), ainsi que l’ex-député rexiste Gustave Wyns.

Au cœur des intrigues

            La petite troupe ne s’attarde pas dans l’Aude et remonte aussitôt vers Paris où une brève escale permet à Degrelle de remercier Abetz et de s’entretenir avec Fernand de Brinon. De retour à Bruxelles le 30 août, Pierre Daye reçoit bientôt la visite du comte Robert Capelle auquel il relate la triste épopée de Degrelle. À cette occasion, le secrétaire du roi lui fait part de la position circonspecte et réservée du souverain, et lui conseille de collaborer à la presse. « Le patriotisme », énonce-t-il, « commande que les patriotes s’emparent des journaux, au lieu de les laisser à d’autres » (38). Là-dessus, Daye effectue un nouveau séjour à Paris, sa terre d’élection. Le 7 août 1940, il présente Degrelle à Pierre Laval, puis déjeune avec Bertrand de Jouvenel, et dîne un soir avec Abetz, Degrelle et Henri de Man. Le 12 août, enfin, il est chez le comte de Beaumont où il passe la soirée en compagnie de Pierre Drieu la Rochelle, avant de regagner Bruxelles.

R200016998.jpgLoin d’être le pestiféré qu’il deviendra bientôt, Pierre Daye conserve en cette époque troublée de nombreuses relations mondaines : il organise, chez lui, une rencontre entre le comte Capelle et le chef de Rex, dîne avec les frères Heymans (dont l’un, Corneille, est prix Nobel) et séjourne au Zoute, chez le banquier Wauters. Invité chez le vicomte Jacques Duvignon, ancien ambassadeur à Berlin, il revoit également Mme Destrée et Robert Poulet, tandis que lors d’un enième séjour à Paris, il croise Alphonse de Chateaubriant (qui l’accueille dans les locaux de La Gerbe), Bernard Grasset, l’historien Pierre Bessand-Massenet et Stanislas de la Rochefoucauld. Si, en dépit des circonstances, Pierre Daye est quelqu’un qui demeure attaché aux petits plaisirs de la vie et aux relations sociales, il serait erroné de ne voir en lui qu’un second couteau falot et superficiel. En fait, il sert de passerelle entre beaucoup d’acteurs importants du jeu politico-diplomatique et maintient notamment d’étroits contacts avec les proches du roi. En relation avec les secrétaires du souverain, il voit aussi, très régulièrement, les anciens ministres Maurice Lippens et Henri De Man, ainsi que le général Van Overstræten, aide-de-camp de Léopold III. Pour le palais royal, Daye est donc une précieuse source de renseignements : « Je servis bien souvent d’informateur au souverain », écrit-il, « et le bloc-notes en main, le comte Capelle prenait des indications ‘pour sa Majesté’ durant la plupart de nos entretiens » (39). Il facilite par ailleurs certains contacts improbables comme cette entrevue, chez lui, le 22 mai 1943, entre Capelle et l’abbé Louis Fierens, l’aumônier (non rexiste) de la Légion Wallonie… Aucun reproche, explicite ou implicite, ne lui ayant jamais été exprimé, le journaliste s’étonnera plus tard des accusations de félonie formulées à son encontre : « Pouvais-je n’être pas convaincu », demande-t-il dans ses mémoires, « après tous mes rapports plus ou moins directs avec lui (le roi), par l’intermédiaire de son entourage, que ma conduite était approuvée ? Ou que tout au moins, elle n’était pas blamée ? » (40). Et pour être encore plus clair, il ajoute : « Si des ‘collaborationnistes’ sincères se trompaient, Léopold III aurait dû les avertir, ou les faire avertir, même au risque de déplaire aux Allemands » (41).

Engagé mais avec raison

            Il faut dire que conformément aux conseils de Capelle, Pierre Daye s’engage assez nettement dans la « politique de présence » en rejoignant, à l’automne 1940, la rédaction du Nouveau Journal que lance Paul Colin, son ancien condisciple de l’Institut Saint-Louis. Déjà patron de l’hebdomadaire Cassandre, ce dernier est, selon Jean-Léo, un véritable « Frégoli polygraphe, merveilleusement à l’aise une plume à la main » (42). Rescapé du camp du Vernet, il a réuni autour de lui une équipe brillante où figurent entre autres Robert Poulet, le rédacteur en chef, Nicolas Barthélémy, Guido Eeckels, Paul Herten, Joseph Jumeau (alias Pierre Hubermont) et Paul Werrie (43). Son quotidien revendique « un esprit nouveau » et veut « montrer aux Belges que leur pays doit réclamer et prendre sa place dans l’économie continentale à l’érection de laquelle le Reich allemand – c’est un fait – consacre aujourd’hui une grande partie de son effort » (44). Partisan d’une collaboration digne et relativement modérée, il s’agit néanmoins, aux yeux des résistants et des Belges de Londres, d’un journal « emboché ».

Daye-Pierre.jpgChargé de la rubrique de politique étrangère, Pierre Daye en sera l’un des principaux chroniqueurs jusqu’en avril 1943. Le Nouveau Journal n’est pas le seul organe de presse à accueillir sa prose puisque l’on trouve également sa signature dans Junges Europa, Das Neue Europa, Europäische Revue, Signal, Actu, le Petit Parisien, Je suis partout, et qu’il s’exprime de temps à autres au micro de Radio-Bruxelles. Quoique très dense, cette activité journalistique ne l’empêche pas de publier aussi quelques nouveaux livres. En 1941, il fait ainsi paraître un essai politique, Guerre et révolution, lettre d’un Belge à un ami français, suivi d’un Rubens, puis de Par le monde qui change, un ouvrage où il évoque quelques-uns des pays qu’il a visités, décerne au passage quelques compliments au Reich pour avoir encouragé la jeunesse et amélioré la race, et décrit Adolf Hitler comme « un homme simple, très différend des hobereaux allemands d’autrefois » (45). Si l’homme de lettres ne fait pas mystère de ses sympathies, il s’abstient toutefois de franchir certaines limites : il garde notamment ses distances avec la Légion Wallonie et fait même publiquement savoir qu’il n’est jamais intervenu en sa faveur auprès du palais royal. Il admire, dit-il, le courage des volontaires mais ne comprend pas vraiment leur démarche. Très attaché à l’unité et à l’intégrité de la Belgique comme à la personne du roi, il prend grand soin de ne jamais cautionner une autre ligne que celle-là. Hostile à la persécution des Juifs comme à tout démembrement du royaume, Pierre Daye considère globalement les affaires politiques d’un œil sévère : « Trop de gens aux dents longues, trop de bonshommes intéressés. Trop de tripotages. Trop de fortunes aussi gigantesques que rapides » (46). Désireux de voir la Belgique se réorganiser sur un schéma centralisateur, monarchique et corporatif, il regroupe autour de lui un « Bureau politique », auquel prennent part  ses amis Gustave Wyns et Jacques Crokaert, puis s’associe, en mai 1941, à la tentative de créer un Parti des Provinces Romanes. Ce dernier doit soutenir l’Ordre Nouveau européen, protéger la race et favoriser la fondation d’un État autoritaire, corporatif et chrétien (47). Le projet fera long feu car le 5 août 1941, les autorités allemandes y opposent leur veto. Autre geste politique de Pierre Daye : le 1er février 1943, il adhère à la Société Européenne des Écrivains (48) et plus précisément à l’une de ses deux sections belges, la Communauté Culturelle Wallonne (49). Cet engagement sans détour ne fait cependant pas de lui un fanatique ou un ultra, et c’est assez souvent, il faut le dire, qu’il intervient en faveur de certains Israélites ou de résistants (dont le communiste  Albert Marteaux et le socialiste Victor Larock).

            DSC08139.JPGLa guerre n’a pas émoussé le goût pour les voyages de Pierre Daye qui continue, dans la mesure où les événements le permettent, à se déplacer en Europe. Début 1942, il est par exemple au Portugal, puis en août en Hongrie, et séjourne, en fin d’année, à Rome. Dans la ville éternelle, il renoue avec de vieux amis, comme la duchesse de Villarosa ou le sénateur Aldobrandini Rangoni, tous très anglophiles, et s’entretient, le 10 janvier 1943, avec le prince Umberto. Quatre jours auparavant, il a pu être reçu par le Souverain Pontife, ce qui revêt pour lui une importance toute particulière. Grâce à un proche du Pape, le père jésuite Tacchi-Venturi, il a en effet obtenu de voir brièvement Sa Sainteté Pie XII qui l’a interrogé sur la situation belge et lui a donné sa bénédiction. « Ce qui m’avait le plus ému durant cette entrevue », rapporte-t-il, « c’est la grande allure du Saint-Père, son air de seigneur, la beauté de son visage ascétique et blême, avec ses yeux d’un noir brillant, sa longue bouche volontaire, son nez en bec d’aigle, la noblesse de ses gestes » (50). Peu de temps après cette promenade italienne, en février-mars 1943, Pierre Daye se rend à Madrid. N’étant inféodé à aucune faction politique, il profite de ce passage dans un pays non-belligérant pour adresser, de son propre chef, un courrier à Paul van Zeeland : « Il faut souhaiter », lui écrit-il, « que des éléments provenant des deux clans entre lesquels se divise aujourd’hui la Belgique, celui des “gens de Londres“ et celui de ceux que vous appelez, je crois, les “collaborationnistes“ (je suis pour ma part convaincu que tous deux comptent des patriotes sincères) puissent bientôt, à l’issue des hostilités, se comprendre et collaborer, autour du Roi, dans l’intérêt même de notre pays » (51). Par le biais de l’armateur Pierre Grisar, il envoie une missive du même genre à Hubert Pierlot, le chef du gouvernement belge en exil. Faut-il préciser qu’il n’obtiendra aucune réponse…

Face à l’orage

            La destination préférée de Pierre Daye reste la France où le Belge a ses habitudes depuis des lustres et où il compte de nombreux amis. À Paris, il rencontre bien sûr les gens de Je suis partout : Lucien Rebatet (« bouillant, grinçant, belliqueux, rageur »), Brasillach, Lesca (« serein, définitif et magnifique »), Georges Blond, Pierre-Antoine Cousteau, Claude Jeantet et Alain Laubreaux (« féroce, débordant d’esprit, d’érudition théâtrale »). À La Gerbe, il rend visite à Alphonse de Chateaubriant qu’il invitera bientôt à Bruxelles. Toujours friand de distractions, il retrouve aussi son complice Carl Doutreligne et dîne parfois avec lui chez Maxim’s où les deux compères coudoient Cécile Sorel et Maurice Chevalier, mais aussi Fernand de Brinon, Alice Cocéa, Serge Lifar et l’ambassadeur Scapini. Sans parler de quelques Belges comme les barons Jean Empain et de Becker-Remy… Doué pour les croquis, Pierre Daye en parsème les articles qu’il donne alors au Nouveau Journal et au Petit Parisien. On y voit défiler Fernand de Brinon, « la taille moyenne, le profil aquilin, la voix un peu haute », Pierre Laval, « l’œil plein d’ironie » et presque « asiatique », Jean Chiappe, avec « ses souliers vernis à tiges de drap mastic et ses hauts talons, son melon un peu penché sur l’oreille, sa canne à bague d’or », ou encore Robert Brasillach, « le regard toujours ingénu derrière ses grosses lunettes à monture d’écaille ». De cette galerie, le chroniqueur n’omet pas le maréchal, « figure ferme, au teint mat et sain », ni Jacques Doriot, « grand, de visage plus martelé que sur les photos, agile, quoique puissant (…), l’œil très noir derrière les verres ronds, le geste sobre » (52).

MLA 11826.jpgPrésent dans les gazettes, Pierre Daye l’est tout autant aux devantures des librairies : en 1942, il fait paraître deux essais politiques (L ‘Europe aux Européens et Trente-deux mois chez les députés), puis en 1943, un texte sur l’Afrique (Problèmes congolais), et en 1944, un recueil de contes (D’ombre et de lumière). À compter de 1943, son engagement se concrétise aussi par son accession à un poste officiel dans l’administration belge. Sur recommandation du Flamand Gérard Romsée, il est en effet nommé, le 25 juin 1943, au poste un peu inattendu de … commissaire général à l’Éducation Physique et aux Sports. En soi, il s’agit d’une fonction peu compromettante et qui fournit à son titulaire d’excellentes justifications pour voyager. Reste qu’elle fait de Pierre Daye un fonctionnaire officiel de la collaboration, ce qui peut se révéler extrêmement dangereux. De fait, loin d’aller vers l’apaisement qu’il souhaitait, la situation se dégrade et les rivalités belges se muent désormais en sanglants règlements de compte. « Les hitlériens de nationalité belge [sont] plus abjects encore que leurs maîtres allemands », proclame un journal clandestin communiste. « Cette vermine immonde doit être écrasée (…) Les Partisans belges se sont juré de liquider ces bêtes puantes » (53) L’année 1942 est ponctuée d’au moins 67 attentats et l’année 1943 connaît une recrudescence vertigineuse des actes violents, au point que le chef de l’administration allemande, Eggert Reeder, parle carrément d’une vague de meurtres ou Mordwelle. « Dans la rue et les campagnes, surtout à partir de 1943 », écrit une historienne belge, « règne une atmosphère de guerre civile : rexistes et nationalistes flamands, ainsi que les membres de leurs familles, sont abattus, sans autre forme de procès, sans distinction d’âge ou de sexe » (54).

            Le 14 avril 1943, Paul Colin, le patron et l’ami de Pierre Daye, est abattu dans sa librairie. L’un de ses employés, Gaston Bekeman, tombe sous les balles du même assassin. Le meurtrier, Arnaud Fraiteur, un étudiant de 22 ans (55), et ses deux complices, André Bertulot et Maurice Raskin, seront condamnés à mort et pendus. « Paul Colin », écrit Pierre Daye, « n’était pas seulement le premier critique d’art de Belgique (…) l’auteur de tant d’essais littéraires, artistiques, politiques, l’historien profond des ducs de Bourgogne, l’éditeur, le directeur du Nouveau Journal et de Cassandre, le chroniqueur et le pamphlétaire, le fondateur et le président de l’Association des journalistes belges, mais un amateur éclairé, un homme de goût et surtout un être terriblement intelligent, un des plus intelligents que j’ai rencontrés dans cette partie agitée de ma carrière » (56) « Il était détesté, naturellement », ajoute-t-il, « car il haïssait la médiocrité et ne se privait pas de le montrer, avec une verve, un éclat terribles. Il avait la dent dure et adorait se faire des ennemis » (57).

Pierre Daye Feuillets bleus 1931.jpgProfondément choqué par le déferlement de violence auquel il assiste, Pierre Daye en juge sévèrement les inspirateurs : « Il fallait », constate-t-il amèrement, « par la provocation, empoisonner une atmosphère trop paisible, donc trop favorable à l’occupant. Il fallait susciter des vengeances, allumer l’esprit de représailles » (58). Et confronté à cet engrenage fatal (59), il en décrit tristement le mécanisme : « De braves gens, mûs uniquement par le sentiment patriotique, ne se doutaient point du vrai rôle qu’on leur faisait ainsi jouer. Et des canailles trouvaient, en se glissant parmi eux, le moyen de commettre les plus bas crimes (…) Se sentant sans protection, d’autres braves gens, de l’autre idéologie, se dirent alors qu’il fallait se défendre soi-même ; non pas se venger, mais si l’on voulait vivre, répondre à la terreur par la terreur » (60).

            Sa charge administrative facilitant les déplacements, Pierre Daye ne se prive pas de revenir en France autant qu’il le souhaite. Le 29 novembre 1943, il est à Vichy où il déjeune avec Pierre Laval, « la mèche napoléonienne sur la lippe fatiguée (…) Ironique, sans illusion, finaud » (61). Le soir, il dîne au Chantecler avec Stanislas de la Rochefoucauld, l’ambassadeur Gaston Bergery (« toujours l’air d’un jeune père jésuite, sec, précis et désabusé, strictement vêtu de drap sombre ») et son épouse, Bettina Jones, ancienne égérie de Schiaparelli. Au retour, le Belge s’arrête bien sûr à Paris où il rend visite à Drieu, avenue de Breteuil. « Il m’effraye », note-t-il, « par sa lucidité triste : la guerre, la décadence des possédants, la lourdeur des Allemands, l’incompréhension des femmes, le préoccupent. Son scepticisme me désespère et me séduit à la fois » (62). De retour chez lui, avenue de Tervueren, à Etterbeek, Pierre Daye n’est pas rasséréné par l’atmosphère ambiante. Les attentats se multiplient et les positions des uns et des autres se crispent jusqu’à l’absurde. Même les nuits ne laissent désormais plus aucun répit : « Qui n’a pas connu », raconte-t-il, « l’angoisse causée par des centaines d’avions passant sur les têtes, tandis que roulait à travers les nuages un bruit sourd, dominant tous les autres, et la sensation de la mort qui pouvait vous atteindre à chaque seconde, alors que l’on se sentait accablé d’impuissance, hors de toute possibilité de fuite ou de recours quelconque, ne sait pas ce que furent pour les nerfs ces heures démoralisantes » (63).

Loin des épurateurs

            Dans ces conditions, et compte tenu de l’avenir immédiat de la Belgique tel qu’il l’anticipe, Daye songe de plus en plus à mettre quelque distance entre les futurs libérateurs du royaume et lui-même. En mai 1944, l’occasion s’offre à lui d’effectuer une tournée officielle en Espagne en qualité de commissaire aux sports, déplacement qui possède l’immense avantage de le mettre à l’abri des pistoleros du Front de l’Indépendance, comme des bombes de la RAF et de l’US Air Force. Le 19 mai, le quotidien madrilène ABC rapporte que le Belge a donné une conférence de presse dans la capitale ibérique, et quant à l’intéressé lui-même, il signale qu’il passe ensuite quelques jours à Barcelone afin de s’entretenir avec le général Moscardo (1878-1956), délégué national aux sports. Peu pressé de rentrer en Belgique, Pierre Daye se trouve encore à Madrid le 6 juin lorsque tombe la nouvelle du débarquement allié en Normandie. Ses supérieurs le pressent de rentrer au pays, mais l’écrivain n’en a cure : « J’étais venu librement comme les autres fois », commente-t-il. « Nul ne m’avait donné d’ordres, et je ne me sentais pas d’humeur à commencer à en recevoir » (64). D’ailleurs, un retour impliquerait de traverser une France en pleine insurrection et comme il le souligne : « Je possédais les meilleures raisons du monde pour ne pas tomber entre les mains d’excités pris de folie sanguinaire » (65). À cette époque commence donc pour Pierre Daye une seconde existence, celle d’un émigré politique. Elle va durer un peu plus de quinze ans.

            yvhth_gkgw.jpgLes premiers temps d’exil ne sont pas trop durs car l’expatrié possède encore quelques relations : il est reçu chez le phalangiste Eugenio d’Ors (66) ou chez le général Eugenio Espinosa de los Monteros, ancien ambassadeur à Berlin, et dîne même parfois avec Walter Starkie (67), le directeur de l’Institut Britannique de Madrid. Plus tard, il verra de temps en temps François Piétri et l’académicien Abel Bonnard. Quelles que soient les difficultés qu’il rencontre et la peine qu’il éprouve, cet exil lui épargne à tout le moins un sort funeste. L’épuration belge se veut en effet particulièrement vindicative puisque, si l’on en croit Paul Sérant, un certain Marcel Houtman exige par exemple que soient exécutés tous les Belges ayant combattu sur le front de l’Est, tous les écrivains et journalistes de la collaboration et tous les fonctionnaires ayant servi les desseins de l’occupant ! (68) Les intellectuels ne peuvent donc guère espérer de mansuétude. Le poète René Baert a été sommairement abattu au coin d’un bois, quelque part en Allemagne, plusieurs journalistes sont condamnés à la peine capitale et fusillés (Paul Herten, José Sreel, Jules Lhoste, Victor Meulenyser, Charles Nisolles, Paul Lespagnard), d’autres échappent de très peu au poteau (Robert Poulet, Paul Jamin), et quelques-uns, comme Pierre Hubermont et Gabriel Figeys, écopent de lourdes peines de détention. Le peintre Marc Eemans est frappé d’une peine de huit ans de prison, tandis que le dramaturge Michel de Ghelderode se fait copieusement insulter et chasser de son emploi. Beaucoup ne retrouveront un peu de tranquillité qu’à l’étranger : Simenon, Hergé et Henri de Man en Suisse, Paul Werrie en Espagne puis en France, Raymond de Becker (condamné à mort puis à la détention perpétuelle), Claude Elsen (condamné à mort par contumace) et Louis Carette (condamné par contumace à 15 ans de travaux forcés) en France. Certains feront malgré tout, hors de Belgique, de brillantes carrières : émigré à Paris, Oscar Van Godtsenhoven, alias Jan Van Dorp, y remportera un prix (1948) pour son Flamand des vagues ; Louis Carette, alias Félicien Marceau, sera élu à l’Académie française (1975), tandis que Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse vendront des milliers de livres sous les noms d’emprunt de Paul Kenny et Jean-Gaston Vandel. « La répression contre les intellectuels », note Elsa Van Brusseghem-Loorne, « surtout en Wallonie (69), prendra (…) une tournure dramatique et particulièrement cruelle, comme si le pouvoir, détenu par des classes en déclin, voulait éliminer par tous les moyens ceux qui, par leurs efforts, étaient la preuve vivante de son infériorité culturelle » (70)…

Au pays de Martin Fierro

            Faute d’avoir pu épingler Pierre Daye à leur tableau de chasse, les nouvelles autorités belges se penchent néanmoins sur son cas, et la 4e Chambre du Conseil de Guerre n’éprouve aucun scrupule à le condamner par contumace, le 18 décembre 1946, à la peine de mort. Des pressions sont exercées sur l’Espagne qui ne peut décemment, sous le nez des Alliés, offrir l’hospitalité à tous les proscrits d’Europe et se voit donc contrainte d’effectuer des choix. Si le Caudillo a accordé l’asile politique à Léon Degrelle, Jean Bichelone ou Abel Bonnard, il n’a pas gardé Pierre Laval qui a fini devant un peloton d’exécution… Malgré le soutien de quelques dignitaires franquistes, comme José Félix de Lequerica, Manuel Aznar et José María de Areilza, Pierre Daye fait lui aussi partie des gens que l’on incite vivement à quitter l’Espagne. Muni d’un passeport espagnol libellé au nom de Pedro Adán, l’ancien commissaire aux sports s’envole donc pour Buenos Aires où il arrive le 21 mai 1947. En Argentine, le nouveau venu n’est pas livré à lui-même car plusieurs amis et connaissances l’ont précédé et sont là pour l’accueillir. Au nombre de ces fidèles, citons Charles Lesca (71), alias Carlos Levray ou Pedro Vignau, ancien directeur de Je suis partout, Georges Guilbaud (72), alias Jorge Degay, et Robert Pincemin (73), alias Rives ; dans le comité d’accueil figure également Mario Octavio Amadeo (74), l’un des proches conseillers du Président Perón. À peu près à la même époque, Buenos Aires voit aussi arriver Jean-Jules Lecomte, alias Jean Degraaf Verhegen, ancien bourgmestre rexiste de Chimay ; plus tard, en 1949, débarquera encore Henri Collard-Bovy, un avocat bruxellois d’un certain renom. Avisée de l’arrivée de Pierre Daye, Bruxelles se manifeste aussitôt auprès du gouvernement argentin et réclame son extradition (17 juin 1947). Cette demande ayant été rejetée, l’écrivain est alors tout simplement déchu de sa nationalité. À compter du 24 décembre 1947, l’ancien combattant de 1914-18, vétéran de Tabora et ex-député, n’est donc plus citoyen belge, il est apatride.

          daye_p_le_congo_belge_1931.jpg  Âgé de 55 ans et plutôt combatif, l’homme est cependant loin d’avoir dit son dernier mot. Le 29 juin 1948, il prend part, avec quelques autres expatriés (75), à la création de la Société Argentine pour l’Accueil des Européens ou Sociedad Argentina para la Recepción de Europeos (SARE). Jouissant de la discrète protection de l’anthropologue Santiago Peralta, patron des services d’immigration, et bénéficiant des encouragements du cardinal Santiago Luis Copello (1880-1967), cette société s’efforce d’aider les « maudits » qui continuent d’affluer sur les rives du Rio de la Plata. Pierre Daye reprend aussi son métier de journaliste et participe au lancement de plusieurs publications dont Hebdo (1947), Europe-Argentine (1948), Argentina 49, Paroles françaises et Nouvelles d’Argentine. Naturalisé argentin en 1949, il collabore également aux revues Criterio et Itinerarium, à El Economista, le journal que fonde l’ancien Premier ministre yougoslave Milan Stojadinović (1888-1961), ainsi qu’à Dinámica Social, le mensuel que lance, en 1952, l’ancien hiérarque fasciste Carló Scorza (alias Camillo Sirtori)-(76). Organe officiel du Centre d’Études Économiques et Sociales, cette revue regroupe de nombreuses plumes de talent dont celles du philosophe roumain Georges Uscatescu, d’Ante Pavelić (alias A. S. Mrzlodolski), du père Juan Ramon Sepich, de Julio Irazusta, ou encore de Jean Pleyber, André Thérive, Jacques de Mahieu et Jacques Ploncard (alias Jacques de Sainte-Marie). Pierre Daye ne délaisse pas non plus le terrain politique où il parvient, avec son entregent habituel, à rester en bons termes à la fois avec les traditionalistes catholiques et les péronistes. Durant l’été 1949, il a quelques contacts avec le Centre des Forces Nationalistes, mais s’intéresse aussi à la Troisième Position de Juan Perón. Avec Radu Ghenea, Georges Guilbaud, René Lagrou (77) et Victor de la Serna, il signe d’ailleurs à ce sujet une note qui sera remise au chef de l’État. En septembre 1950, l’écrivain a le plaisir de renouer avec le ministre belge Marcel Henri Jaspar (1901-1982) qui est de passage dans le cône sud. Autre contact important, Sir Oswald Mosley, qu’il rencontre en novembre 1950, lors de la visite que l’ancien chef de la British Union of Fascists fait en Argentine (78). Venu s’entretenir avec Hans Ulrich Rudel, l’Anglais sera reçu par Juan Perón. Installé à Buenos Aires, dans le quartier de Palermo, et nommé professeur à l’Université de La Plata (sur recommandation de son ami le ministre des Affaires Étrangères Hipólito Jesús Paz), Pierre Daye entretient d’autre part une abondante correspondance.

On sait notamment qu’il a de fréquents échanges épistolaires avec des gens comme Jean Azéma, Maurice Bardèche, Henri de Man, Georges Remi (Hergé), Christian du Jonchay (alias Della Torre), le père Omer Englebert, Simon Arbellot, Henri Poulain ou l’éditeur genevois Constant Bourquin. Au plan des relations sociales, il est probable qu’il rencontre assez souvent quelques collègues d’autrefois comme Henri Lèbre (alias Enrique Winter), un ancien du Cri du Peuple, Henri Janières, vétéran de Paris-Soir (et futur correspondant local du Monde) et Pierre Villette-Dorsay, ancien chroniqueur parlementaire à Je suis partout et rescapé de Radio-Patrie (79), qui tous résident dans la capitale fédérale. Il possède également d’excellents amis argentins, comme Juan Carlos Goyeneche (1913-1982), l’attaché de presse de la présidence de la République. En août 1951, il assiste sans doute, à la cathédrale de Buenos Aires, à la messe qui est célébrée, devant des milliers de fidèles, pour le repos de l’âme du maréchal Pétain, et fin 1952 à celle qui est dite pour Charles Maurras.  Séparé de son lectorat habituel et résidant dans un pays hispanophone, Pierre Daye ne publie quasiment plus de livres : seul paraîtra, en 1952, un essai politique, El suicidio de la burguesía (Le suicide de la bourgeoisie). Cela ne l’empêche bien évidemment pas d’écrire et il laissera à la postérité de nombreux inédits. Parmi ceux-ci et outre divers essais (Le voyageur de la guerre, 1940-1945 ; Panorama espagnol ; En Argentine ; Pris aux autres), son long exil lui permet de rédiger d’imposants mémoires. Intitulés D’un monde à l’autre et ne comptant pas moins de 63 chapitres ou 1600 pages dactylographiées, ces mémoires sont, hélas, encore inédits et dorment toujours dans les bibliothèques bruxelloises…

           108740.jpg La chute de Juan Perón, en septembre 1955, n’entraîne pas d’inconvénients majeurs pour Pierre Daye qui n’est pas vraiment un acteur de la vie politique locale. Tenu pour proche du péronisme, il se retrouve néanmoins marginalisé et éloigné des nouveaux cercles dirigeants. Plus que le changement de régime, c’est plutôt l’isolement et l’oubli qui le menacent désormais. Le temps fait lentement son œuvre et la plupart des Belges l’ont d’ores et déjà oublié. Pas mal d’émigrés ont regagné l’Europe, on lui demande de moins en moins d’articles et la solitude le guette. C’est dans ce contexte un peu maussade que le 20 février 1960, à un peu moins de 68 ans, une hémorragie cérébrale vient brutalement mettre un terme à son existence. Cultivé, discret et fort modéré, on se demande encore ce que cet homme avait bien pu faire pour que la Belgique d’après-guerre lui témoigne d’une vindicte aussi tenace. Se pourrait-il tout simplement que l’on ait jugé, en haut lieu, qu’il en savait beaucoup trop long sur les arcanes (et les drôles de combines) de l’Occupation et qu’il fallait le discréditer à jamais ?

Christophe Dolbeau

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(1) Avec les vainqueurs de Tabora, Paris, Perrin et Cie, 1918.

(2) Le baron Pierre Nothomb (1887-1966) fut avocat mais surtout écrivain et homme politique. Leader des nationalistes belges, il sera plus tard sénateur du Parti catholique puis du Parti social-chrétien. Voy. Lionel Baland, Pierre Nothomb, Qui suis-je, Grez-sur-Loing, Pardès, 2019.

(3) Edmond Thieffry (1892-1929) était un as de l’aviation belge. En 1925, il accomplit l’exploit de rallier Léopoldville (Kinshasa) depuis Bruxelles, à bord d’un avion Handley Page W8.

(4) Jean Delville (1867-1953) était un poète et un peintre symboliste. Il enseigna son art à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles entre 1907 et 1937.

(5) L’ingénieur Leonid Krassine (1870-1926) était un dirigeant bolchevik qui fut commissaire du peuple au commerce extérieur, puis ambassadeur soviétique à Paris et Londres.

(6) Fils de banquier, Maxime Litvinov ou Meir Henoch Wallach-Finkelstein (1876-1951) fut commissaire du peuple aux Affaires Étrangères et ambassadeur soviétique à Londres, puis auprès de la SDN.

(7) Le général Wladyslaw Sikorski (1881-1943) avait été, en 1920, l’un des artisans de la défaite des bolcheviks devant Varsovie. Il sera successivement chef d’état-major, Président du Conseil et ministre des affaires militaires.

(8) Pou-yi (1906-1967) fut le dernier empereur de Chine. Destitué en 1912 puis réfugié à Tianjin, il sera placé par les Japonais à la tête du « Grand État mandchou de Chine » ou Mandchoukouo (1932).

(9) Seigneur de guerre et généralissime, Tchang Tso-lin (1875-1928) sera brièvement président de la République de Chine (juin 1927-juin 1928) après avoir été longtemps le maître de la Mandchourie.

(10) Par exemple Le Maroc s’éveille (1924), Moscou dans le souffle de l’Asie (1926), La Chine est un pays charmant (1927), Le Japon et son destin (1928), La clef anglaise (1929), Beaux jours du Pacifique (1931) et Aspects du monde (1934).

(11) José Félix de Lequerica (1891-1963) fut maire de Bilbao (1938-39), puis ambassadeur d’Espagne en France, ministre des Affaires Étrangères (1944-45) et ambassadeur aux Etats-Unis (1951-54).

(12) Président du Parti Ouvrier Belge, Henri de Man (1885-1953) sera ministre des Travaux publics (1934-35) et ministre des Finances (1936-38). Condamné en 1946 à 20 ans de détention et dix millions d’amende pour avoir « servi les desseins de l’ennemi », il finira ses jours en Suisse (écrasé par un train sur une voie de chemin de fer où sa voiture s’était immobilisée).

(13) Militant socialiste, Paul-Henri Spaak (1899-1972) sera ministre des Transports et des PTT, ministre des Affaires Étrangères et Premier ministre. Il est considéré comme l’un des « pères de l’Europe ».

(14) Voy. Bernard Delcord, « À propos de quelques ‘chapelles’ politico-littéraires en Belgique (1919-1945 », Cahiers d’Histoire de la IIe Guerre mondiale, Bruxelles, Centre de Recherches et d’Études historiques de la IIe Guerre mondiale, n° 10, octobre 1986, p. 165-168.

(15) Voy. Jean-Léo, La Collaboration au quotidien – Paul Colin et le Nouveau Journal 1940-1944, Bruxelles, Racine, 2002, p. 107.

(16) Ibid, p. 109.

(17) Voy. Jean-Michel Etienne, Le mouvement rexiste jusqu’en 1940, Paris, Armand Colin, 1968, p. 73.

(18) Voy. Le Dossier du Mois, n° 12 (décembre 1963), Bruxelles, Editions du Ponant, p. 35 – extrait du chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(19) Voy. supra, note 10.

(20) À savoir La politique coloniale de Léopold II (1918), Léopold II (1934), Vie et mort d’Albert Ier (1934), La jeunesse et l’avènement de Léopold III (1934).

(21) Par exemple Les conquêtes africaines des Belges (1918), L’Empire colonial belge (1923), Le Congo belge (1927), Congo et Angola (1929),  Stanley (1936), Livingstone retrouvé par Stanley (1936),

(22) Voy. En Espagne, sous la Dictature (1925), La Belgique et la mer (1926), La Belgique maritime (1930) et L’Europe en morceaux (1932).

(23) « Le mouvement pan-nègre », Le Flambeau, 4e année, n° 7, juillet 1921, pp. 360-375 (consultable en ligne).

(24) Pierre Daye, Léon Degrelle et le rexisme, Paris, Fayard, 1937, p. 10.

(25) Le Dossier du Mois, n° 12, p. 2 – chapitre XLII des mémoires de Pierre Daye.

(26) Voy. Jean-Michel Etienne, op.cit., p. 36.

(27) Le Dossier du Mois, n° 12, p. 4 – chapitre XXXV des mémoires de Pierre Daye.

(28) Le Flamand Gustave Sap (1886-1940) était le propriétaire du journal catholique De Standaard. Député du Parti catholique, il sera ministre des Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce (1932-34), ministre des Finances (1934), puis de l’Économie et du Commerce (1939-40). Ses sympathies pour la droite et le rexisme entraîneront son exclusion du Parti catholique…

(29) L’avocat Hendrik Borginon (1890-1985) était l’un des dirigeants du parti nationaliste flamand VNV.

(30) Député du Parti catholique populaire flamand, Gérard Romsée (1901-1975) fut ensuite l’une des figures de proue du parti nationaliste flamand VNV. En avril 1941, il sera nommé secrétaire général à l’Intérieur et la Santé, ce qui lui vaudra d’être condamné à mort puis à la réclusion perpétuelle en 1945.

(31) Nationaliste flamand, Joris van Severen (1894-1940) fut le fondateur du mouvement solidariste thiois Verdinaso. Arrêté en 1940 sur soupçon (totalement infondé) d’appartenance à la 5e colonne, il sera sommairement abattu par des militaires français, le 20 mai, à Abbeville.

(32) Charles-Albert d’Aspremont-Lynden (1888-1967) était un sénateur du Parti catholique. Il sera ministre de l’Agriculture en 1939-40 et ministre sans portefeuille dans le gouvernement belge en exil à Londres (1940-44).

(33) « On ne comprit pas », écrit Pierre Daye, « ou plutôt on ne voulut pas comprendre, qu’en politique, les sentiments et le réalisme sont deux choses et que si mon affection pour la culture et pour le peuple de France n’a jamais varié, je ne pouvais pas rester aveugle devant la folie de sa politique guerrière… » – Le Dossier du Mois, n° 12, p. 8 –  chapitre XXXV des mémoires de Pierre Daye.

(34) Voy. Bernard Delcord, op. cit., pp. 177-179.

(35) Autonomiste corse, Pierre Bonardi (1887-1964) était un journaliste et un écrivain. Longtemps proche du Parti radical-socialiste et de la Ligue contre l’antisémitisme (LICA), il adhèra ensuite au PPF et soutint Pierre Laval durant l’Occupation.

(36) Le 20 mai 1940, 21 personnes arrêtées en Belgique et soupçonnées d’appartenir à la 5e colonne sont assassinées sans jugement, à Abbeville, par une compagnie de l’armée française aux ordres du capitaine Marcel Dingeon et du lieutenant René Caron. Disparaissent (entre autres) dans ce massacre le leader flamand Joris Van Severen et son adjoint Jan Ryckoort, le rexiste René Wery, le hockeyeur canadien Robert Bell, deux communistes et deux Juifs. Léon Degrelle échappe de justesse à la mort. Voy. Léon Degrelle, La guerre en prison, in Relectures Léon Degrelle, Lyon, Irminsul Éditions, s.d. ; Carlos Vlaeminck, Dossier Abbeville, Louvain, Davidsfonds, 1977.

(37) Le Dossier du Mois, n° 12, p. 15 –  chapitre XLII des mémoires de Pierre Daye.

(38) Ibid, p. 16 – chapitre XLII des mémoires de Pierre Daye.

(39) Ibid, p. 22 – chapitre XLV des mémoires de Pierre Daye.

(40) Ibid, p. 24 – chapitre XLV des mémoires de Pierre Daye.

(41) Ibid, p. 24 – chapitre XLV des mémoires de Pierre Daye.

(42) Voy. Jean-Léo, op.cit., p. 28.

(43) Ibid, pp. 41-48.

(44) Voy. Jean-Léo, op. cit., p. 56.

(45) cité par Roland Roudil, Jean-François Durand et Guillaume Bridet, in Le reportage colonial,  Pondicherry, Kailash, 2016, p. 462.

(46) Le Choc du Mois, n° 12, p. 36 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(47) Voy. Bernard Delcord, op. cit., p. 183.

(48) Voy. C. Dolbeau, « Weimar 1941-1942 : la Société Européenne des Écrivains », Tabou, vol. 25, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2019, 160-183.

(49) Voy. Bernard Delcord, op. cit., p. 182.

(50) Le Dossier du Mois, n° 12, p. 27 – chapitre XLVI des mémoires de Pierre Daye.

(51) Ibid, p. 27-28 – chapitre XLVI des mémoires de Pierre Daye.

(52) Ibid, pp. 31-32 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(53) Voy. Jacques Willequet, La Belgique sous la botte, Paris, Éditions universitaires, 1986, p. 279.

(54) Voy. Elsa Van Brusseghem-Loorne, « La libération et l’épuration en Belgique », Le Crapouillot, n° 120 (juillet-août 1994), p. 62.

(55) petit-cousin de Robert Poulet (1893-1989), le rédacteur en chef du Nouveau Journal.

(56) Le Dossier du Mois, n° 12, pp. 28-29 – chapitre XLVI des mémoires de Pierre Daye.

(57) Ibid, p. 29 – chapitre XLVI des mémoires de Pierre Daye.

(58) Ibid, p. 35 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(59) Les Partisans communistes se vantent d’avoir « exécuté » 962 soldats ennemis et 1137 collaborateurs (voy. J. Willequet, op. cit., p. 300) et l’on parle de 700 rexistes assassinés. En face, des commandos ripostent, en abattant le banquier Alexandre Galopin et l’ancien gouverneur François Bovesse ou en massacrant 27 otages à Courcelles-Charleroi.

(60) Le Dossier du Mois, n° 12, p. 35 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(61) Ibid, p. 34 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(62) Ibid, p. 34 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(63) Ibid, p. 36 – chapitre XLVII des mémoires de Pierre Daye.

(64) Ibid, p. 36 – chapitre XLIX des mémoires de Pierre Daye.

(65) Ibid, p. 36 – chapitre XLIX des mémoires de Pierre Daye.

(66) Célèbre écrivain et critique d’art catalan, Eugenio d’Ors i Rovira (1881-1954) fut ministre des Beaux-Arts du gouvernement nationaliste durant la Guerre Civile. Membre de l’Association des amis de l’Allemagne, il siégeait aussi à l’Académie royale espagnole.

(67) Universitaire et musicien, Walter Starkie (1894-1976) était un grand spécialiste de la culture rom. Il avait appartenu, dans les années 1920, au Centre International d’Études sur le Fascisme (CINEF) avec Giovanni Gentile, James S. Barnes et Herman de Vries de Heekelingen.

(68) Voy. Paul Sérant, Les vaincus de la Libération, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 136.

(69) Il ne faut toutefois pas sous-estimer les effets de la répression du côté flamand, avec notamment l’exécution d’Auguste Borms et Karel de Feyter, la condamnation à mort puis à la détention perpétuelle de Ward Hermans, Johannes Timmermans, Gérard Romsée et Josephus Van De Wiele, la condamnation à mort de Jozef François, la condamnation à mort par contumace du père Cyriel Verschaeve, de Wies Moens, Hendrik Elias, Frans Daels et Edgar Delvo, la peine de 20 ans de détention infligée à Hendrik Borginon (avec une amende de 10 millions), celle de 12 ans de prison infligée à Jules Callewaert  ou celle de 10 ans infligée à Filip de Pillecijn – Voy. Franz W. Seidler, Die Kollaboration 1939-1945, Munich-Berlin, Herbig, 1999.

(70) Elsa Van Brusseghem-Loorne, op. cit., p. 62.

(71) Charles Lesca (1887-1948) était né en Argentine et s’appelait en fait Carlos Hipólito Saralegui Lesca. Ami personnel de Charles Maurras, il succéda à Robert Brasillach à la direction de Je suis partout, ce qui lui valut, en mai 1947, d’être condamné à mort par contumace. Voy. Dominique Venner, Histoire de la Collaboration, Paris, Pygmalion, 2000, p. 620-621 ; Philippe Randa, Dictionnaire commenté de la Collaboration française, Paris, Jean Picollec, 1987, pp. 560-562.

(72) Ancien fort des Halles mais aussi docteur en droit, Georges Guilbaud (1914) était un ex-communiste qui avait rejoint le PPF de Jacques Doriot. Directeur du journal L’Écho de la France, il fut également plénipotentiaire français auprès de la République Sociale Italienne. Voy. Dominique Venner, op. cit., p. 600.

(73) Ancien ingénieur de l’École Centrale, Robert Pincemin avait dirigé la Milice française dans les départements de l’Ariège et de la Haute-Garonne. Il fondera en Argentine une branche locale de la Cité catholique et publiera plusieurs ouvrages de politique et d’économie.

(74) Philosophe et diplomate, Mario Octavio Amadeo (1911-1983) était l’un des fondateurs de l’Action catholique en Argentine. Proche un temps de Juan Perón, il s’en écartera par la suite et sera brièvement ministre des Affaires Étrangères en 1955. Chef de la délégation argentine aux Nations Unies, il en présidera même le Conseil de Sécurité en 1959.

(75) En l’occurrence le Roumain Radu Ghenea (1907-1973), ex-ambassadeur de Roumanie à Madrid et ancien avocat de Corneliu Zelea Codreanu, Ferdinand Durčansky (1906-1974), ancien ministre slovaque de l’Intérieur et des Affaires Étrangères, Mgr Ferenc Luttor (1886-1953), protonotaire apostolique hongrois, Eugenio Morreale, ex-ambassadeur d’Italie à Madrid, et Robert Pincemin (voy. note 73).

(76) Plusieurs fois élu député, Carló Scorza (1897-1988) fut, en 1943, le dernier secrétaire du Parti national fasciste.

(77) L’avocat flamand René Lagrou (1904-1969) fut le premier chef de l’Algemeene-SS Vlaanderen puis il rejoignit la Waffen-SS en qualité de correspondant de guerre et obtint le grade de Sturmbannführer dans la division Langemarck.

(78) Il voyage alors sous l’amusant pseudonyme de Harry Morley.

(79) Voy. C. Dolbeau, « Des Français chez Perón », Écrits de Paris, n° 727, janvier 2010, 47-53.

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Bibliographie

Le Dossier du Mois, n° 12 (décembre 1963), Bruxelles, Éditions du Ponant (« Les Mémoires de Pierre Daye »).

– Elsa Van Brusseghem-Loorne, « La libération et l’épuration en Belgique », Le Crapouillot, n° 120 (juillet-août 1994), 61-63.

– Pierre Daye, Léon Degrelle et le rexisme, Paris, Fayard, 1937.

– Pierre Daye, « Le mouvement pan-nègre », Le Flambeau, 4e année, n° 7, juillet 1921, 360-375.

– Léon Degrelle, La cohue de 40, Lausanne, Robert Crauzaz, 1949.

– Léon Degrelle, La guerre en prison, in Relectures Léon Degrelle, Lyon, Irminsul Éditions, s.d.

– Paul Sérant, Les vaincus de la Libération, Paris, Robert Laffont, 1964.

– Jean-Michel Etienne, Le mouvement rexiste jusqu’en 1940, Paris, Armand Colin, 1968.

– Jacques Willequet, La Belgique sous la botte. Résistances et collaborations 1940-1945, Paris, Éditions universitaires, 1986.

– Bernard Delcord, « À propos de quelques ‘chapelles’ politico-littéraires en Belgique (1919-1945) », Cahiers d’Histoire de la IIe Guerre mondiale, Bruxelles, Centre de recherches et d’études historiques de la IIe Guerre mondiale, n° 10, octobre 1986, 153-205.

– Bernard Delcord et José Gotovitch, Papiers Pierre Daye, Inventaires 22, Bruxelles, Centre de recherches et d’études historiques de la IIe Guerre mondiale, 1989.

– Jean-Léo, La collaboration au quotidien – Paul Colin et le Nouveau Journal 1940-1944, Bruxelles, Racine, 2002.

– Louis Fierens, 39-45 Carnets de Guerre – Prêtre chez les SS, Waterloo, Éditions Jourdan, 2012.

             

dimanche, 30 décembre 2018

L’abbé Wallez, l’éminence noire de Degrelle et Hergé

Marcel Wilmet, écrivain et ancien journaliste, publie un ouvrage consacré à ce personnage et intitulé : L’abbé Wallez, l’éminence noire de Degrelle et Hergé.

Ce livre, qui émane d’un spécialiste de Tintin et de la bande dessinée, s’adresse également aux personnes qui s’intéressent au nationalisme belge et à son histoire. En effet, les deux pères du héros à la houppe – l’abbé Wallez et Hergé –, ainsi que Léon Degrelle, évoluent, pendant l’entre-deux-guerres, au sein du milieu qui véhicule ces idées politiques. Durant la IIe Guerre mondiale, ils appartiendront à la minorité des nationalistes belges qui navigueront dans les eaux de la Collaboration.

Sous la coupe de l’abbé Wallez

L’auteur décrit l’abbé : « Avec son mètre quatre-vingt-dix et ses plus de cent kilos, le nouveau patron du XXe Siècle en imposait et il en était parfaitement conscient. Dans sa soutane noire, Norbert Wallez, à l’époque âgé de 45 ans, déboulait dans les couloirs du journal, sa voix tonitruante résonnant dans l’ensemble du bâtiment situé au numéro 11 du boulevard Bischoffheim, près du jardin botanique à Bruxelles ».

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« D’emblée, Hergé peut aussi faire montre de sa maîtrise de la calligraphie lorsque Wallez lui demande de créer un nouveau logo pour le journal. Sous sa plume, Le XXe Siècle devient alors Le Vingtième Siècle, écrit en toutes lettres, titre nettement plus gracieux et dynamique ».

petit20.jpg« Les premières années de sa carrière de dessinateur, Hergé doit tout à son patron, sauf son talent bien entendu. Le directeur Wallez lui offrit des opportunités et le mentor Wallez lui prodigua de précieux conseils et d’indispensables encouragements. L’abbé le prit sous son aile et lui apprit qu’il devait être plus exigeant envers lui-même, qu’il devait davantage travailler à son développement spirituel, tenter de répondre à des normes morales toujours plus rigoureuses, mettre la barre toujours plus haut. C’est lui qui incita Hergé à inventer lui-même une histoire et à ne plus illustrer les idées des autres. Il l’encouragea à créer un petit personnage qui serait un exemple pour les jeunes lecteurs du journal. On peut dire que Wallez a été, avec Hergé, à l’origine de Tintin. Il est de notoriété publique que c’est lui, et non le dessinateur, qui a décidé d’envoyer le sympathique petit reporter successivement au pays des Soviets et au Congo, tout d’abord pour mettre les jeunes en garde contre les dangers du bolchévisme et ensuite pour leur montrer le formidable travail accompli par les missionnaires belges dans la colonie. Mais Wallez fit encore bien plus. Il fut le premier “agent littéraire” de Hergé et parvint à vendre les aventures de Tintin à l’étranger, plus précisément à l’hebdomadaire français Cœurs Vaillants dirigé par l’abbé Gaston Courtois, avec qui il était lié d’amitié et partageait les mêmes opinions conservatrices ».

WallezPqpas.jpgLe jeune Léon Degrelle publie des articles au sein du Vingtième Siècle sur les taudis, puis sur la situation des Cristeros, les paysans catholiques mexicains se soulevant contre le gouvernement anticatholique. Degrelle est appelé ensuite à exercer des fonctions ailleurs.

Wallez, ayant dénoncé des affaires qui touchent des membres de la mouvance politique catholique, est évincé de l’organe de presse qui appartient à ce milieu politique. Il devient prêtre à Aulne, un petit village, et ne fait plus parler de lui.

La germanité des Wallons

Si l’ouvrage a le mérite de réunir des connaissances accumulées sur la vie de Norbert Wallez, il présente aussi l’intérêt d’apporter un éclaircissement sur l’influence exercée par ce dernier sur le concept de germanité des Wallons, idée éminemment importante pendant la IIe Guerre mondiale au cours de laquelle la Belgique est occupée par un régime qui prône la supériorité des Germains. (Notons par ailleurs que la question de la germanité des Wallons sous-entend que les Wallons sont un peuple et que la Wallonie existe, ce qui est discutable).

Marcel Wilmet soumet au sein du livre l’hypothèse que l’abbé Wallez a insufflé l’idée de la germanité des Wallons à Léon Degrelle, qui l’a utilisée à des fins politiques en vue de séduire les dirigeants nationaux-socialistes. Il explique aussi comment l’abbé Wallez a influencé l’attaché culturel au sein de l’administration militaire allemande pour la Belgique occupée et le nord de la France, Franz Petri, auteur, avant-guerre, de l’ouvrage Germanisches Volkserbe in Wallonien u. Nord- frankreich (Patrimoine ethnique germanique en Wallonie et dans le nord de la France) (1), lu par Adolf Hitler le 5 mai 1942 (2).

Wilmet écrit que, durant la guerre, l’abbé Wallez revient sur le devant de la scène en prenant part en tant qu’orateur à cinq conférences sous l’égide de la Communauté Culturelle Wallonne (CCW), une organisation dont l’objectif est de resserrer les liens culturels entre la Wallonie et l’Allemagne :

« Le lundi 30 mars 1942, Norbert Wallez se retrouve sous les feux de la rampe à Liège où il est le dernier conférencier à prendre la parole lors du congrès de trois jours organisé par la Communauté Culturelle Wallonne (CCW), une organisation nationaliste ayant pour but de resserrer les liens culturels entre la Wallonie et l’Allemagne. La CCW avait été fondée par la Propaganda Abteilung allemande et était contrôlée par Franz Petri, un des principaux responsables de la politique culturelle allemande dans notre pays. Il reçut le nom de “pape culturel” du national-socialisme en Belgique. Lors du congrès, ce professeur allemand et officier siégeant au conseil de guerre de la Militärvervaltung (l’administration militaire) fit un exposé fort remarqué, avançant notamment que si la Belgique avait, entre le nord et le sud, une frontière linguistique précise, elle ne possédait pas “une frontière raciale clairement circonscrite”, en tout cas pas selon les dernières études raciales pas encore confirmées. Deux jours plus tard, sur le même podium, l’abbé Wallez bravera sans vergogne la prudence de Petri en déclarant sans détour « […] Wallons et Flamands ont des origines ethniques communes : ils sont, les uns et les autres, de race germanique ».

Le curé d’Aulne clôture ainsi les journées culturelles wallonnes de Liège par un sérieux coup de théâtre. Les Allemands dans la salle n’en croient pas leurs oreilles, le reste de l’auditoire est abasourdi. Wallez est néanmoins longuement et chaleureusement ovationné par le millier de personnes présent dans la salle. Ce jour-là, il déclenche quelque chose qui sera lourd de conséquences au sein de la collaboration wallonne. Quelle mouche l’a donc piqué ? ».

petri.jpgLe professeur Petri (photo), qui a assisté au discours de l’abbé Wallez, attend ce dernier à la sortie de la salle et le félicite pour « […] son élévation, sa vigueur et la nouveauté de plusieurs de ses aperçus ».

Après Liège, l’abbé Wallez prend la parole à Namur, Charleroi, Bruxelles et La Louvière.

Emprisonné à la fin de la guerre

À la Libération, Norbert Wallez passe seize mois en prison puis est libéré pour raison de santé. Il séjourne dans une maison de repos. Son procès débute le 28 mai 1947. Il lui est reproché d’avoir pris part aux conférences et d’avoir frayé avec des rexistes.

« Le vendredi 13 juin 1947, le conseil de guerre de Tournai condamne, en vertu de l’article 118 bis du Code pénal, Norbert Wallez à quatre ans de prison et une amende de 200 000 francs pour collaboration politique (propagande en faveur de l’ennemi). Pour avoir commis ce crime contre la sécurité extérieure de l’État, il est également déchu à vie de ses droits civiques et politiques. La cour précise avoir toutefois tenu compte des circonstances atténuantes – il n’a pas agi par appât du gain – et de son comportement méritoire durant la Première Guerre mondiale. L’abbé n’est pas non plus poursuivi pour le cas présumé de délation ».

petrilivre.jpgLe 28 février 1948, Wallez comparaît en appel. La peine est alourdie d’un an de prison supplémentaire. Il retourne à la maison de repos. Le dimanche 25 avril, il y est arrêté et ensuite emprisonné. Il est finalement relâché pour raison de santé, admis dans un hôpital et opéré.

« Mais l’abbé est tellement affaibli qu’il ne pourra retourner chez les sœurs de Charité du Beau-Vallon qu’en septembre 1948. Il y séjournera encore un peu plus de trois ans, mais assigné à résidence, avec interdiction d’aller se promener au-delà des murs du jardin de la maison de repos. Heureusement pour lui, l’abbé y recevra régulièrement la visite du couple Remi, toujours aussi prévenant envers leur ancien directeur ».

Ci-contre, une édition récente d'un ouvrage de Petri sur la frontière linguistique romano-germanique. Aujourd'hui, l'ex-Communauté française, devenue "Communauté Wallonie-Bruxelles, accepte les thèses de Petri (et, partant, de Wallez) dans un ouvrage de référence, très fouillé, sur l'histoire de la langue française en Wallonie.

« L’abbé ne profita pas longtemps de sa liberté retrouvée. Ses plus beaux moments de l’année 1952, il les passa à Céroux-Mousty, un petit village du Brabant wallon, où Georges et Germaine Remi venaient d’acheter une villa spacieuse, entourée d’un grand jardin. Le couple l’invita à séjourner chez eux et le vieux mentor accepta avec grande joie l’hospitalité de ses anciens protégés. Mais après environ trois mois, l’abbé se vit obligé de retourner au Beau-Vallon car il avait besoin de soins médicaux intensifs. Les dernières lettres qu’il envoya par la suite à Georges et Germaine – missives signées “votre vieux parrain” – témoignèrent de son immense gratitude et de l’affection qu’il ressentait pour ce couple.

Le mercredi 24 septembre, l’abbé Wallez décédera à l’âge de 70 ans à la maison de repos de Beau-Vallon près de Namur, au terme d’une longe maladie. Quelques jours plus tard, il fut enterré dans son village natal de Hacquegnies près de Tournai. Les rues étaient désertes, seuls des membres de sa famille l’accompagnaient, un étranger toutefois tint à aider les employés des pompes funèbres à porter le cercueil, c’était le père de Tintin et Milou » (Citation du témoignage écrit de Georges Mariage, ami de Norbert Wallez, qui, lui aussi, aida à porter le cercueil de l’abbé).

ugeux.jpgHergé, recyclé par la Résistance

Au sein des notes de fin de chapitre, Marcel Wilmet met en avant le rôle joué par les frères Ugueux dans le recyclage de Hergé après la guerre (3) : « En fait, le père spirituel de Tintin avait bel et bien deux bonnes connaissances – si pas amis – qui n’avaient pas trempé dans la collaboration : les deux frères Ugeux ! William, le dernier directeur du Vingtième Siècle que nous avons déjà souvent cité dans cet ouvrage, et son frère Pierre, qui, lui aussi, avait travaillé à la rédaction de ce quotidien et plus particulièrement dans l’équipe du Petit “Vingtième”. Les deux hommes avaient sympathisé avec Hergé et lui étaient restés très attachés, même lorsqu’il avait choisi de dessiner pour Le Soir volé, alors qu’eux avaient décidé de rejoindre la Résistance. Après la libération, William Ugeux fut nommé secrétaire général du tout nouveau ministère de l’Information. Sa tâche consistait à faire en sorte que la presse belge puisse redémarrer comme avant la guerre et que tous ceux qui avaient mis leur plume au service de l’occupant ne fassent plus partie des nouvelles rédactions. C’était donc un homme de grande influence dans le monde de la presse et il eut accès au dossier judiciaire que la Sécurité de l’État avait constitué contre les journalistes du Soir volé et contre Hergé. En ce qui concernait ce dernier, Ugeux déclara après lecture du dossier “Rien de grave”. Cet avis favorable suivi de sa recommandation en faveur de Georges Remi auprès de son ancien grand patron à Londres, Walter Ganshof Van der Meersch, l’auditeur général à la Cour militaire, et auprès du bras droit de ce dernier, le substitut Vinçotte (également un copain de Londres), qui était en charge du dossier Le Soir, fut sans aucun doute à l’origine du classement sans suite du dossier Hergé. William Ugeux ne s’en est d’ailleurs pas caché. Des années plus tard il déclara qu’il était intervenu personnellement en 1944 pour que “l’on n’embête plus Hergé pour sa collaboration au Soir” ».

L’ouvrage est publié sous une couverture cartonnée et vendu au prix de 20 euros + les frais de port. Infos : m.wilmet@ART9experts.com

Notes

(1) https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1938_num_17_1_12...

(2) https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_2000_num_39_1_1...

(3) http://eurolibertes.com/histoire/herge-obtint-certificat-...

Source : WILMET Marcel, L’abbé Wallez, l’éminence noire de Degrelle et Hergé, Art9experts, Dilbeek, 2018.

 

vendredi, 05 janvier 2018

Xavier de Grunne : de Rex à la Résistance

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Le Mont Ruwenzori (Congo)

Xavier de Grunne : de Rex à la Résistance

Lionel Baland est un écrivain belge, spécialiste des partis patriotiques en Europe, qui a écrit sur l’histoire du nationalisme belge. Il publie aux éditions Godefroy de Bouillon un ouvrage portant sur un pan de l’histoire du rexisme, le mouvement politique nationaliste belge dirigé au cours des années 1930-1940 par Léon Degrelle, intitulé « Xavier de Grunne. De Rex à la Résistance. »

Propos recueillis par Fabrice Dutilleul.

Xavier-de-Grunne.jpgQui est Xavier de Grunne ?

Xavier de Grunne (1894-1944) est issu de la vieille noblesse belge. Pionnier dans le domaine de l’alpinisme, il le pratique aux côtés du Roi Albert Ier et devient célèbre en dirigeant une expédition au Congo belge en vue de l’exploration complète du versant occidental du Ruwenzori. La colonne, constituée de scientifiques et de centaines de porteurs noirs, se fraie un chemin dans la forêt équatoriale avant d’atteindre les glaciers. Elle reste durant deux mois dans la pluie et le brouillard à plus de 4 000 mètres d’altitude à une température proche de zéro degré.

Léon Degrelle demande en 1936 à Xavier de Grunne, « l’homme du Ruwenzori », de se présenter sur les listes du mouvement anti-corruption catholique et nationaliste belge Rex. Xavier de Grunne est élu sénateur. Lors des élections législatives de 1939, il est aussi présent sur les listes de Rex, mais n’est pas réélu car ce mouvement subit alors un fort recul électoral.

Durant la « drôle de guerre » (début septembre 1939-10 mai 1940), Rex est totalement aligné sur la position ultra-neutraliste défendue par le Roi Léopold III. Xavier de Grunne n’est pas d’accord avec ce choix et désire voir Rex et la Belgique se ranger du côté des Français et des Britanniques.

Après la défaite, Xavier de Grunne fonde l’organisation de résistance « La Phalange », est arrêté par les Allemands et meurt en déportation. Pendant ce temps, Rex se lance dans la collaboration d’abord limitée, puis illimitée avec l’occupant. Son dirigeant, Léon Degrelle combat le communisme sur le Front de l’Est et termine la guerre en tant qu’officier supérieur de la Waffen SS, après avoir reçu à l’issue de la bataille de Tcherkassy/Korsun une des plus hautes décorations du IIIe Reich des mains d’Adolf Hitler qui, lui tenant la main entre ses deux mains (il est le seul à ma connaissance à qui cela est arrivé), lui dit : « Je me suis fait tant de soucis. »

Le parcours de Xavier de Grunne est-il atypique ?

Non. Il apparaît qu’en Belgique francophone durant la IIe Guerre mondiale, les nationalistes sont allés, comme l’indique le grand résistant liégeois et professeur d’université Léon-Ernest Halkin dans son ouvrage À l’Ombre de la mort, pour la plupart dans la Résistance et y ont souvent laissé leur vie ou leur santé. Ce qui deviendra la principale organisation de Résistance du pays et sera dénommé par la suite « Armée secrète », a été fondé par les patriotes Robert Lentz et Charles Claser. Quant aux adeptes de l’Ordre nouveau, une partie d’entre eux est allée dans la collaboration limitée, tel José Streel qui est un des penseurs principaux du rexisme aux côtés de Jean Denis, et une autre partie dans la collaboration illimitée, tel Léon Degrelle. Mais d’autres ont rejoint la Résistance.

Pierre-Nothomb_9959.jpgPierre Nothomb, fondateur au cours des années 1920 des Jeunesses nationales, a été inquiété à plusieurs reprises durant la guerre par les Allemands pour ses actes de résistance. La Légion Nationale, organisation nationaliste belge fondée en 1922 et qui devient ensuite un mouvement d’Ordre nouveau qui affronte physiquement les milices socialistes et communistes, entre dès le début de l’occupation dans la Résistance. Plusieurs de ses membres sont fusillés par les Allemands et son dirigeant, l’avocat Paul Hoornaert, meurt en déportation. Un certain nombre de rexistes ou d’anciens rexistes se sont également retrouvés dans la Résistance. L’écrivain Robert du Bois de Vroylande, ainsi que le rédacteur en chef du quotidien rexiste Le Pays Réel et membre du Conseil politique du mouvement rexiste Hubert d’Ydewalle, qui ont tous deux rompu avec Rex avant la guerre, meurent en déportation. Le Mouvement National Royaliste (Nationale Koninklijke Beweging), une des organisations de résistance du pays, est fondé par des rexistes restés fidèles au Roi Léopold III. Ajoutons que les intellectuels adeptes de l’Ordre nouveau et professeurs d’université Fernand Desonay et Charles Terlinden se sont retrouvés eux aussi dans la Résistance.

Notons que les rexistes qui se sont engagés dans la Collaboration l’ont fait, à leurs yeux, dans l’intérêt de la Belgique. Lorsque José Streel estime que la poursuite d’une telle politique ne penche plus en faveur de l’avantage du peuple belge, il se retire (ce qui n’empêchera pas son exécution en 1946). Léon Degrelle poursuit dans la Collaboration en ayant pour objectif la réalisation d’une grande Bourgogne inspirée de celle de Charles le Téméraire, ce qui correspond à l’idée d’une grande Belgique (idée déjà prônée durant la Ire Guerre mondiale par Pierre Nothomb), produit d’un nationalisme belge exacerbé.

Quels principaux éléments nouveaux apporte votre ouvrage ?

XG-br.jpgContrairement à ce qui a été souvent écrit, il apparaît que Xavier de Grunne est resté lié à Rex jusqu’en 1939, et que la rupture annoncée en 1937 au sein de l’ouvrage de Xavier de Grunne intitulé Pourquoi je suis séparé de Rex ? est purement stratégique afin de disposer de la liberté de pouvoir critiquer l’Église qui attaque Rex, tout en ne froissant pas les électeurs rexistes qui sont pour la plupart des catholiques convaincus.

Notons que Léon Degrelle encense au sein de ses écrits d’après-guerre Xavier de Grunne. L’ouvrage montre qu’au début de l’Occupation, rien n’est joué et que le basculement de certains dans la Résistance et d’autres dans la Collaboration a été avant tout une question de circonstances et de relations personnelles, les individus suivant souvent leurs proches relations politiques vers l’un ou l’autre bord.

Pourquoi la direction de Rex a-t-elle choisi la Collaboration ?

Rex, mouvement politique nationaliste belge et monarchiste, n’avait rien à aller faire dans la Collaboration avec un régime nationaliste allemand d’expansion. Un élément essentiel a conduit ce mouvement dans cette situation : lors de l’invasion par l’armée allemande de la Belgique le 10 mai 1940, le dirigeant rexiste Léon Degrelle, pourtant protégé par son immunité parlementaire, est arrêté par les autorités belges et déporté en France où il est malmené et tabassé, puis traîné de prisons en prisons avant de terminer au sein de camp de concentration du Vernet (rappelons que la République française a ouvert en 1939 des camps de concentration afin d’y placer dans des conditions sordides les réfugiés républicains espagnols). Revenu miraculé en Belgique au cours de l’été 1940 après la capitulation de la France, Léon Degrelle a des comptes à régler avec le système. De plus, l’Allemagne, ayant gagné la guerre sur le continent, paraît à cette époque pouvoir dominer pour des siècles. Rex, qui est à la mi-1940 rangé derrière le Roi, change de cap six mois plus tard et entre début 1941 dans la Collaboration. Cela aurait pu ne pas arriver et le mouvement rexiste aurait pu se trouver de l’autre côté durant la guerre.

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« Xavier de Grunne. De Rex à la Résistance », Lionel Baland, Godefroy de Bouillon.

Écrits de Lionel Baland sur le sujet :

Ouvrages :

* Xavier de Grunne. De Rex à la Résistance, Godefroy de Bouillon, Paris, 2017.

* Léon Degrelle et la presse rexiste, Éditions Déterna, Paris, 2009.

* Préface de la réédition de « La Révolution du XXe siècle » de José Streel, Éditions Déterna, Paris, 2010.

Articles :

* Fernand Desonay : des C.A.U.R. au maquis des Ardennes Belges, in : Bulletin d’Information du Centre Liègeois d’Histoire et d’Archéologie, n° 137, 2014, p. 63-66.

* Rex en wallon : Joseph Mignolet et Amand Géradin, in : Bulletin d’Information du Centre Liègeois d’Histoire et d’Archéologie Militaires, n° 141, 2017, p. 65-70.

mardi, 12 juin 2012

Recension: le livre de cécile Vanderpelen-Diagre sur la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres

Recension: le livre de cécile Vanderpelen-Diagre sur la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres

Script du présentation de l’ouvrage dans les Cercles de Bruxelles, Liège, Louvain, Metz, Lille et Genève

Recension : Cécile Vanderpelen-Diagre, Écrire en Belgique sous le regard de Dieu, éd. Complexe / CEGES, Bruxelles, 2004.

89714410.jpgDans son ouvrage majeur, qui dévoile à la communauté scientifique les thèmes principaux de la littérature catholique belge de l’entre-deux-guerres, Cécile Vanderpelen-Diagre aborde un continent jusqu’ici ignoré des historiens, plutôt refoulé depuis l’immédiat après-guerre, quand le monde catholique n’aimait plus se souvenir de son exigence d’éthique, dans le sillage du Cardinal Mercier ni surtout de ses liens, forts ou ténus, avec le rexisme qui avait choisi le camp des vaincus pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pendant plusieurs décennies, la Belgique a vécu dans l’ignorance de ses propres productions littéraires et idéologiques, n’en a plus réactivé le contenu sous des formes actualisées et a, dès lors, sombré dans l’anomie totale et dans la déchéance politique : celle que nous vivons aujourd’hui. Plus aucune éthique ne structure l’action dans la Cité.

Le travail de C. Vanderpelen-Diagre pourrait s’envisager comme l’amorce d’une renaissance, comme une tentative de faire le tri, de rappeler des traditions culturelles oubliées ou refoulées, mais il nous semble qu’aucun optimisme ne soit de mise : le ressort est cassé, le peuple est avachi dans toutes ses composantes (à commencer par la tête...). Son travail risque bien de s’apparenter à celui de Schliemann : n’être qu’une belle œuvre d’archéologue. L’avenir nous dira si son livre réactivera la “virtù” politique, au sens que lui donnaient les Romains de l’antiquité ou celui qui entendait la réactiver, Nicolas Machiavel.

“Une littérature qui a déserté la mémoire collective”

Dès les premiers paragraphes de son livre, C. Vanderpelen-Diagre soulève le problème majeur : si la littérature catholique, qui exigeait un sens élevé de l’éthique entre 1890 et 1945, a cessé de mobiliser les volontés, c’est que ses thèmes “ont déserté la mémoire collective”. Le monde catholique belge (et surtout francophone) d’aujourd’hui s’est réduit comme une peau de chagrin et ce qu’il en reste se vautre dans la fange innommable d’un avatar lointain et dévoyé du maritainisme, d’un festivisme abject et d’un soixante-huitardisme d’une veulerie époustouflante. Aucun citoyen honnête, possédant un “trognon” éthique solide, ne peut se reconnaître dans ce pandémonium. Nous n’échappons pas à la règle : né au sein du pilier catholique parce que nos racines paysannes ne sont pas très loin et plongent, d’une part, dans le sol hesbignon-limbourgeois, et, d’autre part, dans ce bourg d’Aalter à cheval sur la Flandre occidentale et orientale et dans la région d’Ypres, comme d’autres naissent en Belgique dans le pilier socialiste, nous n’avons pas pu adhérer (un vrai “non possumus”), à l’adolescence, aux formes résiduaires et dévoyées du catholicisme des années 70 : c’est sans nul doute pourquoi, en quelque sorte orphelins, nous avons préféré le filon, alors en gestation, de la “nouvelle droite”.

L’époque de gloire du catholicisme belge (francophone) est oubliée, totalement oubliée, au profit du bric-à-brac gauchiste et pseudo-contestataire ou de parisianismes de diverses moutures (dont la “nouvelle droite” procédait, elle aussi, de son côté, nous devons bien en convenir, surtout quand elle a fini par se réduire à son seul gourou parisien et depuis que ses antennes intéressantes en dehors de la capitale française ont été normalisées, ignorées, marginalisées ou exclues). Cet oubli frappe essentiellement une “éthique” solide, reposant certes sur le thomisme, mais un thomisme ouvert à des innovations comme la doctrine de l’action de Maurice Blondel, le personnalisme dans ses aspects les plus positifs (avant les aggiornamenti de Maritain et Mounier), l’idéal de communauté. Cette “éthique” n’a plus pu ressusciter, malgré les efforts d’un Marcel De Corte, dans l’ambiance matérialiste, moderniste et américanisée des années 50, sous les assauts délétères du soixante-huitardisme des années 60 et 70 et, a fortiori, sous les coups du relativisme postmoderne et du néolibéralisme.

L’exigence éthique, pierre angulaire du pilier catholique de 1884 à 1945, n’a donc connu aucune résurgence. On ne la trouvait plus qu’en filigrane dans l’œuvre de Hergé, dans ses graphic novels, dans ses “romans graphiques” comme disent aujourd’hui les Anglais. Ce qui explique sans doute la rage des dévoyés sans éthique — viscéralement hostiles à toute forme d’exigence éthique — pour extirper les idéaux discrètement véhiculés par Tintin.

Les imitations serviles de modèles parisiens (ou anglo-saxons) ne sont finalement d’aucune utilité pour remodeler notre société malade. C. Vanderpelen-Diagre, qui fait œuvre d’historienne et non pas de guide spirituelle, a amorcé un véritable travail de bénédictin. Que nous allons immanquablement devoir poursuivre dans notre créneau, non pour jouer aux historiens mais pour appeler à la restauration d’une éthique, fût-elle inspirée d’autres sources (Mircea Eliade, Seyyed Hossein Nasr, Walter Otto, Karl Kerenyi, etc.). Il s’agit désormais d’analyser le contenu intellectuel des revues parues en nos provinces entre 1884 et 1945 au sein de toutes les familles politiques, de décortiquer la complexité idéologique qu’elles recèlent, de trouver en elles les joyaux, aussi modestes fussent-ils, qui relèvent de l’immortalité, de l’impassable, avec lesquels une “reconstruction” lente et tâtonnante sera possible au beau milieu des ruines (dirait Evola), en plein désert axiologique, où qui conforteront l’homme différencié (Evola) ou l’anarque (Jünger) pour (sur)vivre au milieu de l’horreur, dans le Château de Kafka, ou dans labyrinthe de son Procès.

Les travaux de Zeev Sternhell sur la France, surtout son Ni gauche, ni droite, nous induisaient à ne pas juger la complexité idéologique de cette période selon un schéma gauche/droite trop rigide et par là même inopérant. Dans le cadre de la Belgique, et à la suite de C. Vanderpelen-Diagre et de son homologue flamande Eva Schandervyl (cf. infra), c’est un mode de travail à appliquer : il donnera de bons résultats et contribuera à remettre en lumière ce qui, dans ce pays, a été refoulé pendant de trop nombreuses décennies.

La “Jeune Droite” d’Henry Carton de Wiart

de_wia10.jpgPour C. Vanderpelen-Diagre, les origines de la “révolution conservatrice” belge-francophone, essentiellement catholique, plus catholique que ses homologues dans la France républicaine, plus catholique que l’Action Française trop classiciste et pas assez baroque, se trouvent dans la Jeune Droite d’Henry Carton de Wiart (1869-1951), assisté de Paul Renkin et de l’historien arlonnais germanophile Godefroid Kurth, animateur du Deutscher Verein avant 1914 (le déclenchement de la Première Guerre mondiale et le viol de la neutralité belge l’ont forcé, dira-t-il, de « brûler ce qu’il a adoré » ; pour un historien qui s’est penché sur la figure de Clovis, cette parole a du poids...). La date de fondation de la Jeune Droite est 1891, 2 ans avant l’encyclique Rerum Novarum. La Jeune Droite n’est nullement un mouvement réactionnaire sur le plan social : il fait partie intégrante de la Ligue démocratique chrétienne. Il publie 2 revues : L’Avenir social et La Justice sociale. Les 2 publications s’opposent à la politique libéraliste extrême, prélude au néo-libéralisme actuel, préconisée par le ministre catholique Charles Woeste. Elles soutiennent aussi les revendications de l’Abbé Adolf Daens, héros d’un film belge homonyme qui a obtenu de nombreux prix et où l’Abbé, défenseur des pauvres, est incarné par le célèbre acteur flamand Jan Decleir.

Henry Carton de Wiart, alors jeune avocat, réclame une amélioration des conditions de travail, le repos dominical pour les ouvriers, s’insurge contre le travail des enfants, entend imposer une législation contre les accidents de travail. Il préconise également d’imiter les programmes sociaux post-bismarckiens, en versant des allocations familiales et défend l’existence des unions professionnelles. Très social, son programme n’est pourtant pas assimilable à celui des socialistes qui lui sont contemporains : Carton de Wiart ne réclame pas le suffrage universel pur et simple, et lui substitue la notion d’un suffrage proportionnel à partir de 25 ans, dans un système de représentation également proportionnelle.

En parallèle, Henry Carton de Wiart s’associe à d’autres figures oubliées de notre patrimoine littéraire et idéologique, Firmin Van den Bosch (1864-1949) et Maurice Dullaert (1865-1940). Le trio s’intéresse aux avant-gardes et réclame l’avènement, en Belgique, d’une littérature ouverte à la modernité. Deux autres revues serviront pour promouvoir cette politique littéraire : d’abord, en 1884, la jeune équipe tente de coloniser Le Magasin littéraire et artistique, ensuite, en 1894, 3 ans après la fondation de la Jeune Droite et un an après la proclamation de l’encyclique Rerum Novarum, nos 3 hommes fondent la revue Durandal qui paraîtra pendant 20 ans (jusqu’en 1914). Comme nous le verrons, le nom même de la revue fera date dans l’histoire du “mouvement éthique” (appellons-le ainsi...). Parmi les animateurs de cette nouvelle publication, citons, outre Henry Carton de Wiart lui-même, Pol Demade, médecin spécialisé en médecine sociale, et l’Abbé Henri Moeller (1852-1918). Ils seront vite rejoints par une solide équipe de talents : Firmin Van den Bosch, Pierre Nothomb (stagiaire auprès du cabinet d’avocat de Carton de Wiart), Victor Kinon (1873-1953), Maurice Dullaert, Georges Virrès (1869-1946), Arnold Goffin (1863-1934), Franz Ansel (1874-1937), Thomas Braun (1876-1961) et Adolphe Hardy (1868-1954).

Spiritualité et justice sociale

Leur but est de créer un “art pour Dieu” et leurs sources d’inspiration sont les auteurs et les artistes s’inspirant du “symbolisme wagnérien”, à l’instar des Français Léon Bloy, Villiers de l’Isle-Adam, Francis Jammes et Joris Karl Huysmans. Pour cette équipe, comme aussi pour Bloy, les catholiques sont une “minorité souffrante”, surtout en France à l’époque où sont édictées et appliquées les lois du “petit Père Combes”. Autres références françaises : les œuvres d’Ernest Psichari et de Paul Claudel. Le wagnérisme et le catholicisme doivent, en fusionnant dans les œuvres, générer une spiritualité offensive qui s’opposera au “matérialisme bourgeois” (dont celui de Woeste). La spiritualité et l’idée de justice sociale doivent donc marcher de concert. Le contexte belge est toutefois différent de celui de la France : les catholiques belges avaient gagné la bataille métapolitique, ils avaient engrangé une victoire électorale en 1884, à l’époque où Firmin Van den Bosch tentait de noyauter Le Magasin littéraire et artistique. Dans la guerre scolaire, les catholiques enregistrent également des victoires partielles : face aux libéraux, aux libéraux de gauche (alliés implicites des socialistes) et aux socialistes, il s’agit, pour la jeune équipe autour de Carton de Wiart et pour la rédaction de Durandal, de « gagner la bataille de la modernité ». À l’avant-garde socialiste (prestigieuse avec un architecte “Art Nouveau” comme Horta), il faut opposer une avant-garde catholique. La modernité ne doit pas être un apanage exclusif des libéraux et des socialistes. La différence entre ces catholiques qui se veulent modernistes (sûrement avec l’appui du Cardinal) et leurs homologues laïques, c’est qu’ils soutiennent la politique coloniale lancée par Léopold II en Afrique centrale. Le Congo est une terre de mission, une aire géographique où l’héroïsme pionnier ou missionnaire pourra donner le meilleur de lui-même.

Quelles valeurs va dès lors défendre Durandal ? Elle va essentiellement défendre ce que ses rédacteurs nommeront le “sentiment patrial”, présent au sein du peuple, toutes classes confondues. On retrouve cette idée dans le principal roman d’Henry Carton de Wiart, La Cité ardente, œuvre épique consacrée à la ville de Liège. La notion de “sentiment patrial”, nous la retrouvons surtout dans les textes annonciateurs de la “révolution conservatrice” dus à la plume de Hugo von Hofmannsthal, où l’écrivain allemand déplore la disparition des “liens” humains sous les assauts de la modernité et du libéralisme, qui brisent les communautés, forcent à l’exode rural, laissent l’individu totalement esseulé dans les nouveaux quartiers et faubourgs des grandes villes industrielles et engendrent des réflexes individualistes délétères dans la société, où les plaisirs hédonistes, furtifs ou constants selon la fortune matérielle, tiennent lieu d’Ersätze à la spiritualité et à la charité. Cette déchéance sociale appelle une “restauration créatrice”. Le sentiment d’Hofmannsthal sera partagé, mutatis mutandis, par des hommes comme Arthur Moeller van den Bruck et Max Hildebert Boehm.

L’idée “patriale” s’inscrit dans le projet du Chanoine Halflants, issu d’une famille tirlemontoise qui avait assuré le recrutement en Hesbaye de nombreux zouaves pontificaux, pour la guerre entre les États du Pape et l’Italie unitaire en gestation sous l’impulsion de Garibaldi. Avant 1910, le Chanoine Halflants préconisera tolérance et ouverture aux innovations littéraires. Après 1918, il prendra des positions plus “réactionnaires”, plus en phase avec la “bien-pensance” de l’époque et plus liées à l’idéal classique. Qu’est ce que cela veut dire ? Que le Chanoine entendait, dans un premier temps, faire figurer les œuvres littéraires modernes dans les anthologies scolaires, ainsi que la littérature belge (catholique qui adoptait de nouveaux canons stylistiques et des thématiques romanesques profanes). Il s’opposait dans ce combat aux Jésuites, qui n’entendaient faire étudier que des auteurs grecs et latins antiques. Halflants gagnera son combat : les Jésuites finiront par accepter l’introduction de nouveaux écrivains dans les curricula scolaires. De ces efforts naîtra une “anthologie des auteurs belges”. L’objectif, une fois de plus, est de ne pas abandonner les formes modernes d’art et de littérature aux forces libérales et socialistes qui, en épousant les formes multiples d’ “Art Nouveau” apparaissaient comme les pionniers d’une culture nouvelle et libératrice.

Bourgeoisie ethétisante et prêtres maurrassiens

Cette agitation de la Jeune Droite et de Durandal repose, mutatis mutandis, sur un clivage bien net, opposant une bourgeoisie industrielle et matérialiste à une bourgeoisie cultivée et esthétique, qui a le sens du Bien et du Beau que transmettent bien évidemment les humanités gréco-latines. La bourgeoisie matérialiste et industrielle est incarnée non seulement par les libéraux sans principes éthiques solides mais aussi par des catholiques qui se laissent séduire par cet esprit mercantile, contraire au “sentiment patrial”. Cette idée d’un clivage entre matérialistes et esthètes, on la retrouve déjà dans l’œuvre laïque et irreligieuse de Camille Lemonnier (édité en Allemagne, dans des éditions superbes, par Eugen Diederichs). La bourgeoisie affairiste provoque une décadence des mœurs que l’esthétisme de ceux de ses enfants, qui sont pieux et contestataires, doit endiguer. Pour enrayer les progrès de la décadence, il faut, selon les directives données antérieurement par Louis de Bonald en France, lutter contre le libéralisme politique.

C’est à partir du moment où certains jeunes catholiques belges, soucieux des questions sociales, entendent suivre les injonctions de Bonald, que la Jeune Droite et Durandal vont s’inspirer de Charles Maurras, en lui empruntant son vocabulaire combatif et opérant. Les catholiques belges de la Jeune Droite et les Français de l’Action française s’opposent donc de concert au libéralisme politique, en le fustigeant allègrement. Dans ce contexte émerge le phénomène des “prêtres maurrassiens”, avec, à Liège, Louis Humblet (1874-1949), à Mons, Valère Honnay (1883-1949) et, à Bruxelles, Ch. De Smet (1833-1911) et J. Deharveng (1867-1929). Ce maurrasisme est seulement stylistique dans une Belgique assez germanophile avant 1914. Les visions géopolitiques et anti-allemandes du filon maurrassien ne s’imposeront en Belgique qu’à partir de 1914. D’autres auteurs français influencent l’idéologie de Durandal, les 4 “B” : Barrès, Bourget, Bordeaux et Bazin.

C’est Bourget qui exerce l’influence la plus importante : il veut, en des termes finalement très peu révolutionnaires, une “humanité non dégradée”, reposant sur la famille, l’honneur conjugal et les fortes convictions (religieuses). Le poids de Bourget sera de longue durée : on verra que cette éthique très pieuse et très conventionnelle influencera le groupe de la “Capelle-aux-Champs” que fréquentera Hergé, le créateur de Tintin, et Franz Weyergans, le père de François Weyergans (qui répondra par un livre aux idéaux paternels, inspirés de Paul Bourget, livre qui lui a valu le “Grand Prix de la langue française” en 1997, ce qui l’amena plus tard à occuper un siège à l’Académie Française ; cf. : Franz et François, Grasset, 1997 ; pour comprendre l’apport de Bourget, tout à la fois à la modernisation du sentiment littéraire des catholiques et à la critique des œuvres contemporaines de Baudelaire, Stendhal, Taine, Renan et Flaubert, lire : Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Plon, Paris, 1937).

La Première Guerre mondiale va bouleverser la scène politique et métapolitique d’une Belgique qui, de germanophile, virera à la francophilie, surtout dans les milieux catholiques. La Grande Guerre génère d’abord une littérature inspirée par les souffrances des soldats. Parmi les morts au combat : le jeune Louis Boumal, lecteur puis collaborateur belge de L’Action française. Autour de ce personnage se créera le “mythe de la jeunesse pure sacrifiée”, que Léon Degrelle, plus tard, reprendra à son compte. Mais c’est surtout son camarade de combat Lucien Christophe (1891-1975), qui a perdu son frère Léon pendant la guerre, qui défendra et illustrera la mémoire de Louis Boumal. Celui-ci, tout comme Christophe, était un disciple d’Ernest Psichari, chantre catholique de l’héroïsme et du dévouement guerriers. Les anciens combattants de l’Yser, Christophe en tête, déploreront l’ingratitude du pays à partir de 1918, l’absence de solidarité nationale une fois les hostilités terminées. Christophe et les autres combattants estiment dès lors que les journalistes et les écrivains doivent s’engager dans la Cité. Un écrivain ne peut pas rester dans sa tour d’ivoire. C’est ainsi que les anciens combattants rejettent l’idée d’un art pour l’art et ajoutent à l’idée d’un art pour Dieu, présent dans les rangs de la Jeune Droite avant 1914, celle d’un art social. Le catholicisme militant, social dans le sillage de Daens et de Rerum Novarum, national au nom du sacrifice de Louis Boumal et Léon Christophe, réclame, à l’instar d’autres idéologies, d’autres milieux sociaux ou habitus politiques, l’engagement.

ACJB et Cercle Rerum novarum

Lucien Christophe va donner l’éveil à une génération nouvelle, qui comptera de jeunes plumes dans ses rangs : Luc Hommel (1896-1960), Carlo de Mey (1895-1962), Camille Melloy (de son vrai nom Camille De Paepe, 1891-1941) et Léopold Levaux (1892-1956). C’est au départ de ce groupe, inspiré par Christophe plutôt que par Carton de Wiart, que se forme l’ACJB (Association Catholique de la Jeunesse Belge). Pierre Nothomb, qui entend préserver l’unité du bloc catholique, œuvrera pour que le groupe rassemblé au sein de la revue Durandal fusionne avec l’ACJB. Quant à la Jeune Droite de Carton de Wiart, avec ses aspirations à la justice sociale, elle fusionnera avec le Cercle Rerum Novarum, animé, entre autres personnalités, par Pierre Daye, futur sénateur rexiste en 1936. Daye a des liens avec les Français Marc Sangnier et l’Abbé Lugan, fondateurs d’une Action Catholique, hostile à l’Action française de Maurras et Pujo.

Le Cercle Rerum Novarum poursuivait les mêmes objectifs que ceux de la Jeune Droite de Carton de Wiart, dans la mesure où il s’opposait à toute politique économique libérale outrancière, comme celle d’un Charles Woeste pourtant ponte du parti catholique, entendait ensuite remobiliser les idéaux de l’Abbé Daens. Il n’était pas sur la même longueur d’onde que l’Action française, plus nationaliste que catholique et plus préoccupée de justifier la guerre contre l’Allemagne (même celle de la république laïcarde) que de réaliser en France, et pour les Français, des idéaux de justice sociale. En Belgique, nous constatons donc, avec C. Vanderpelen-Diagre, que les idéaux nationaux (surtout incarnés par Pierre Nothomb) sont intimement liés aux idéaux de justice sociale et que cette fusion demeurera intacte dans toutes les expressions du catholicisme idéologique belge jusqu’en 1945 (même dans des factions hostiles les unes aux autres, surtout après l’émergence du rexisme).

En 1918, Pierre Nothomb et Gaston Barbanson plaident tous deux pour une “Grande Belgique”, en préconisant l’annexion du Grand-Duché du Luxembourg, du Limbourg néerlandais et de la Flandre zélandaise. Ils prennent des positions radicalement anti-allemandes, rompant ainsi définitivement avec la traditionnelle germanophilie belge du XIXe siècle. Ces positions les rapprochent de l’Action française de Maurras et du maurrassisme implicite du Cardinal Mercier, hostile à l’Allemagne prussianisée et protestante comme il est hostile à l’éthique kantienne, pour lui trop subjectiviste, et, par voie de conséquence, hostile au mouvement flamand et à la flamandisation de l’enseignement supérieur, car ce serait là offrir un véhicule à la germanisation rampante de toute la Belgique, provinces romanes comprises.

Les annexionnistes sont en faveur d’une alliance militaire franco-belge, qui sera fait acquis dès 1920 mais que contesteront rapidement et l’aile gauche du parti socialiste et le mouvement flamand (cf. Dr. Guido Provoost, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in België tussen de twee wereldoorlogen – Het Frans-Belgisch militair akkoord van 1920, Davidsfonds, Leuven, 1977). En adoptant cette démarche, les adeptes de la “Grande Belgique” quittent l’orbite du “démocratisme chrétien” qui avait été le leur et celui de leurs amis pour fonder une association nationaliste, le Comité de Politique Nationale (CPN), où se retrouvent Pierre Daye (qui n’est plus alors à proprement parler un “rerum-novarumiste” ou un “daensiste”), l’historien Jacques Pirenne (qui renie ses dettes intellectuelles à l’historiographie allemande), Léon Hennebicq, le leader socialiste et interventionniste Jules Destrée, ami des interventionnistes italiens regroupés autour de Mussolini et d’Annunzio, et un autre socialiste, Louis Piérard.

Les annexionnistes germanophobes et hostiles aux Pays-Bas réclament une occupation de l’Allemagne, son morcellement à l’instar de ce que venait de subir la grande masse territoriale de l’Empire austro-hongrois défunt ou l’Empire ottoman au Levant. Ils réclament également l’autonomisation de la Rhénanie et le renforcement de ses liens économiques (qui ont toujours été forts) avec la Belgique. Enfin, ils veulent récupérer le Limbourg devenu officiellement néerlandais en 1839 et la Flandre zélandaise afin de contrôler tout le cours de l’Escaut en aval d’Anvers. Ils veulent les cantons d’Eupen-Malmédy (qu’ils obtiendront) mais aussi 8 autres cantons rhénans qui resteront allemands. Le Roi Albert Ier refuse cette politique pour ne pas se mettre définitivement les Pays-Bas et le Luxembourg à dos et pour ne pas créer l’irréparable avec l’Allemagne. Les annexionnistes du CPN se trouveront ainsi en porte-à-faux par rapport à la personne royale, que leur option autoritariste cherchait à valoriser.

Le ressourcement italien de Pierre Nothomb

nothom10.jpgLe passage du démocratisme de la Jeune Droite au nationalisme du CPN s’accompagne d’un véritable engouement pour l’œuvre de Maurice Barrès. Plus tard, quand l’Action française, et, partant, toutes les formes de nationalisme français hostiles aux anciens empires d’Europe centrale, se retrouvera dans le collimateur du Vatican, le nouveau nationalisme belge de Nothomb et la frange du parti socialiste regroupée autour de Jules Destrée va plaider pour un “ressourcement italien”, suite au succès de la Marche sur Rome de Mussolini, que Destrée avait rencontré en Italie quand il allait, là-bas, soutenir les efforts des interventionnistes italiens avant 1915. Nothomb   [ci-contre] traduira ce nouvel engouement italophile, post-barrèsien et post-maurrassien, en un roman, Le Lion ailé, paru en 1926, la même année où la condamnation de l’Action française est proclamée à Rome. Le Lion ailé, écrit C. Vanderpelen-Diagre, est une ode à la nouvelle Italie fasciste. Celle-ci est posée comme un modèle à imiter : il faut, pense Nothomb, favoriser une “contagion romaine”, ce qui conduira inévitablement à un “rajeunissement national”, par l’émergence d’un “ordre vivant”. Jules Destrée, le leader socialiste séduit par l’Italie, celle de l’interventionnisme et celle de Mussolini, salue la parution de ce roman et en encourage la lecture. La réception d’éléments idéologiques fascistes n’est donc pas le propre d’une droite catholique et nationale : elle a animé également le pilier socialiste dans le chef d’un de ses animateurs les plus emblématiques.

Nothomb avait créé, comme pendant à son CPN, les Jeunesses nationales en 1924. Ce mouvement appelle à un renforcement de l’exécutif, à une organisation corporative de l’État, à l’émergence d’un racisme défensif et d’un anti-maçonnisme, tout en prônant un catholicisme intransigeant (ce qui n’était pas du tout le cas dans l’Italie de l’époque, les Accords du Latran n’ayant pas encore été signés). Le CPN et les Jeunesses nationales entendant, de concert, poser un “compromis entre la raison et l’aventure”. Ce message apparaît trop pauvre pour d’autres groupes en gestation, dont la Jeunesse nouvelle et le groupe royaliste Pour l’autorité. Ces 2 groupes, fidèles en ce sens à la volonté du Roi, refusent le programme de politique étrangère du CPN et des Jeunesses nationales : ils veulent maintenir des rapports normaux avec les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Allemagne. Ils insistent aussi sur la nécessité d’imposer une “direction de l’âme et de l’esprit”. En réclamant une telle “direction”, ils enclenchent ce que l’on pourrait appeler, en un langage gramscien, une “bataille métapolitique”, qu’ils qualifiaient, en reprenant certaines paroles du Cardinal Mercier, d’“apostolat par la plume”. Ils s’alignent ainsi sur la volonté de Pie XI de promouvoir un “catholicisme plus intransigeant”, en dépit de l’hostilité du Pontife romain à l’endroit de la francophilie maurrassienne du Primat de Belgique. Enfin, les 2 nouveaux groupes sur l’échiquier politico-métapolitique belge entendent suivre les injonctions de l’encyclique Quas Primas de 1925, proclamant la « royauté du Christ », du « Christus Rex », induisant ainsi le vocable “Rex” dans le vocabulaire politique du pilier catholique, ce qui conduira, après de nombreux avatars, à l’émergence du mouvement rexiste de Léon Degrelle, quand celui-ci rompra les ponts avec ses anciens associés du parti catholique. Le « catholicisme plus intransigeant », réclamé par Pie XI, doit s’imposer aux sociétés par des moyens modernes, par des technologies de communication comme la “TSF” et l’édition de masse (ce à quoi s’emploiera Degrelle, sur ordre de la hiérarchie catholique la plus officielle, au début des années 30).

Beauté, intelligence, moralité

L’appareil de cette offensive métapolitique s’est mis en place, par la volonté du Cardinal Mercier, au moins dès 1921. Celui-ci préside à la fondation de La Revue catholique des idées et des faits (RCIF), revue plus philosophique que théologique, Mercier n’étant pas théologien mais philosophe. Le Cardinal confie la direction de cette publication à l’Abbé René-Gabriel Van den Hout (1886-1969), professeur à l’Institut Saint Louis de Bruxelles et animateur du futur quotidien La Libre Belgique dans la clandestinité pendant la Première Guerre mondiale. L’Abbé Van den Hout avait également servi d’intermédiaire entre Mercier et Maurras. Volontairement le Primat de Belgique et l’Abbé Van den Hout vont user d’un ton et d’une verve polémiques pour fustiger les adversaires de ce renouveau à la fois catholique et national (ton que Degrelle et son caricaturiste Jam pousseront plus tard jusqu’au paroxysme). En 1924, avant la condamnation de Maurras et de l’Action française par le Vatican, les Abbés Van den Hout et Norbert Wallez, flanqués du franciscain Omer Englebert, envisagent de fonder une Action belge (AB), pendant de ses homologues française et espagnole (sur l’Accion Española, cf. Raùl Morodo, Los origenes ideologicos del franquismo : Accion Española, Alianza Editorial, Madrid, 1985). On a pu parler ainsi du “maurrassisme des trois abbés”. Le programme intellectuel de la RCIF et de l’AB (qui restera finalement en jachère) est de lutter contre les formes de romantisme, mouvement littéraire accusé de véhiculer un “subjectivisme relativiste” (donc un individualisme), ou, comme le décrira Carl Schmitt en Allemagne, un “occasionalisme”. Les abbés et leurs journalistes plaideront pour le classicisme, reposant, lui, à leurs yeux, sur 3 critères : la beauté, l’intelligence et la moralité (le livre de référence pour ce “classicisme” demeure celui d’Adrien de Meeüs, Le coup de force de 1660, Nouvelle Société d’Édition, Bruxelles, 1935 ; à ce propos, voir plus bas notre article « Années 20 et 30 : la droite de l’établissement francophone en Belgique, la littérature flamande et le ‘nationalisme de complémentarité’ »).

Revenons maintenant à l’ACJB. En 1921 également, les abbés Brohée et Picard (celui-là même qui mettra Degrelle en selle 10 ans plus tard) entament, eux aussi, un combat métapolitique. Leur objectif ? “Guider les lectures” par le truchement d’un organe intitulé Revue des auteurs et des livres. Au départ, cet organe se veut avant-gardiste mais proposera finalement des lectures figées, déduites d’une littérature bien-pensante. L’ACJB a donc des objectifs culturels et non pas politiques. C’est cette option métapolitique qui provoque une rupture qui se concrétise par la fondation de la Jeunesse nouvelle, parallèle à l’éparpillement de l’équipe de Durandal, dont les membres ont tous été appelés à de hautes fonctions administratives ou politiques. La Jeunesse nouvelle se donne pour but de “régénérer la Cité”, en y introduisant des ferments d’ordre et d’autorité. Elle vise l’instauration d’une monarchie antiparlementaire et nationaliste. Elle réagit à l’instauration du “suffrage universel pur et simple”, imposé par les socialistes, car celui-ci exprimerait la “déchéance morale et politique” d’une société (sa fragmentation et son émiettement en autant de petites républiques individuelles – la “verkaveling” dit-on en néerlandais ; cf. l’ouvrage humoristique mais intellectuellement fort bien charpenté de Rik Vanwalleghem, België Absurdistan – Op zoek naar de bizarre kant van België, Lannoo, Tielt, 2006, livre qui met en exergue l’effet final et contemporain de l’individualisme et de la disparition de toute éthique). La Jeunesse nouvelle s’oppose aussi au nouveau système belge né des “accords de Lophem” de 1919 où les acteurs sociaux et les partis étaient convenus d’un “deal”, que l’on entendait pérenniser jusqu’à la fin des temps en excluant systématiquement tout challengeur survenu sur la piste par le biais d’élections. Ce “deal” repose sur un canevas politique donné une fois pour toutes, posé comme définitif et indépassable, avec des forces seules autorisées à agir sur l’échiquier politico-parlementaire.

L’organe de la Jeunesse nouvelle, soit La Revue de littérature et d’action devient La Revue d’action dès que l’option purement métapolitique cède à un désir de s’immiscer dans le fonctionnement de la Cité. La revue d’Action devient ainsi, de 1924 à 1934, la porte-paroles du mouvement Pour l’autorité, dont la cheville ouvrière sera un jeune historien en vue de la matière de Bourgogne, Luc Hommel. Pour celui-ci, la revue est un “laboratoire d’idées” visant une réforme de l’État, qui reposera sur un renforcement de l’exécutif, sur le corporatisme et le nationalisme (à références “bourguignonnes”) et sur le suffrage familial, appelé à corriger les effets jugés pervers du “suffrage universel pur et simple”, imposé par les socialistes dès le lendemain de la Première Guerre mondiale. Hommel et ses amis préconisent de rester au sein du Parti Catholique, d’y être un foyer jeune et rénovateur. Les adeptes des thèses de la La Revue d’action ne rejoindront pas Rex. Parmi eux : Etienne de la Vallée-Poussin (qui dirigera un moment Le Vingtième siècle fondé par l’Abbé Wallez), Daniel Ryelandt (qui témoignera contre Léon Degrelle dans le fameux film que lui consacrera Charlier et qui était destiné à l’ORTF mais qui ne passera pas sur antenne après pression diplomatique belge sur les autorités de tutelle françaises), Gaëtan Furquim d’Almeida, Charles d’Aspremont-Lynden, Paul Struye, Charles du Bus de Warnaffe. La revue et le groupe Pour l’autorité cesseront d’exister en 1935, quand Hommel deviendra chef de cabinet de Paul van Zeeland. Plusieurs protagonistes de Pour l’autorité œuvreront ensuite au Centre d’Études pour la Réforme de l’État (CERE), dont Hommel, de la Vallée-Poussin et Ryelandt. Ils s’opposeront farouchement Rex en dépit d’une volonté commune de renforcer l’exécutif autour de la personne du Roi. L’idéal d’un renforcement de l’exécutif est donc partagé entre adeptes et adversaires de Rex.

La “Troisième voie” de Raymond De Becker

raymon10.jpgLa période qui va de 1927 à 1939 est aussi celle d’une recherche fébrile de la “troisième voie”. C’est dans ce contexte qu’émergera une figure que l’on commence seulement à redécouvrir en Belgique, en ce début de deuxième décennie du XXIe siècle : Raymond De Becker. Contrairement à tous les mouvements que nous venons de citer, qui veulent demeurer au sein du pilier catholique, les hommes partis en quête d’une “troisième voie” cherchent à élargir l’horizon de leur engagement à toutes les forces sociales agissant dans la société. Ils ont pour point commun de rejeter le libéralisme (assimilé au “vieux monde”) et entendent valoriser toutes les doctrines exigeant une adhésion qu’ils apparentent à la foi : le catholicisme, le communisme, le fascisme, considérés comme seules forces d’avenir. C’est la démarche de ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle nommera, dans son ouvrage de référence, les “non-conformistes des années 30”. Loubet del Bayle n’aborde que le paysage intellectuel français de l’époque. Qu’en est-il en Belgique ? Le cocktail que constituera la “troisième voie” ardemment espérée contiendra, francophonie oblige, bon nombre d’ingrédients français : Blondel (vu ses relations et son influence sur le Cardinal Mercier, sans oublier sa “doctrine de l’action”), Archambault, Mounier (le personnalisme), Gabriel Marcel (la distinction entre l’Être et l’Avoir), Maritain et Daniel-Rops. Après la condamnation de Maurras et de l’Action française par le Vatican, Jacques Maritain, que Paul Sérant classe comme un “dissident de l’Action française”, remplace, dès 1926, Maurras comme gourou de la jeunesse catholique et autoritaire en Belgique. R. de Becker et Henry Bauchau (toujours actif aujourd’hui, et qui nous livre un regard sur cette époque dans son tout récent récit autobiographique, L’enfant rieur, Actes Sud, 2011 ; R. De Becker y apparaît sous le prénom de “Raymond” ; voir surtout les pp. 157 à 166) sont les 2 hommes qui entretiendront une correspondance avec Maritain et participeront aux rencontres de Meudon. Du “nationalisme intégral de Maurras”, que voulait importer Nothomb, on passe à l’“humanisme intégral” de Maritain.

Le passage du maurrassisme au maritainisme implique une acceptation de la démocratie et de ses modes de fonctionnement, ainsi que du pluralisme qui en découle, et constate l’impossibilité de retrouver le pouvoir supratemporel du Saint Empire (vu de France, on peut effectivement affirmer que le Saint Empire, assassiné par Napoléon, ou l’Empire austro-hongrois, assassiné par Poincaré et Clemenceau, est une “forme morte” ; ailleurs, notamment en Autriche et en Hongrie, c’est moins évident... Il suffit d’évoquer les propositions très récentes du ministre hongrois Orban pour “resacraliser” l’État, notamment en le dépouillant du label de “république”). Par voie de conséquence, les maritainistes ne réclameront pas l’avènement d’une “Cité chrétienne”. En ce sens, ils vont plus loin que le Chanoine Jacques Leclercq (cf. infra) en Belgique, dont le souci, tout au long de son itinéraire, sera de maintenir une dose de divin et, subrepticement, un certain contrôle clérical sur la Cité, même aux temps d’après-guerre où le maritainisme débouchera partiellement sur la création et l’animation d’un parti politique “catho-communisant”, l’UDB (auquel adhèrera un William Ugeux, ancien journaliste au Vingtième Siècle et responsable de la “Sûreté de l’État” pour le compte du gouvernement Pierlot revenu de son exil londonien).

La Cité, rêvée par les adeptes d’une “troisième voie” d’inspiration maritainiste, est un “contrat entre fidèles et infidèles”, visant l’unité de la Cité, une unité minimale, certes, mais animée par l’amitié et la fraternité entre les hommes. Cette vision repose évidemment sur la définition “ouverte” que Maritain donne de l’humanisme. D’où la question que lui poseront finalement R. de Becker et Léon Degrelle : “Où sont les points d’appui ?”. En effet, l’idée d’une “humanité ouverte” ne permet pas de construire une Cité, qui, toujours, par la force des choses, aura des limites et/ou des frontières. Le maritainisme ne fera pas l’unité des anciens maurrassiens, des chercheurs de “troisièmes voies” voire des thomistes recyclés, modernisant leur discours, ou des “demanistes” socialistes non hostiles à la religion : le monde catholique se divisera en chapelles antagonistes qui le conduiront à l’implosion, à une sorte de guerre civile entre catholiques (surtout à partir de l’émergence de Rex) et à une sorte d’aggiornamento technocratique (qui, parti du technocratisme à l’américaine de Van Zeeland, donnera à terme la “plomberie” de Dehaene et son basculement dans les fiascos financiers postérieurs à l’automne 2008) ou à un discours assez hystérique et filandreux, évoquant justement le thème de l’humanisme maritainien, avec Joëlle Milquet qui abandonne l’appelation de Parti Social-Chrétien pour prendre celle de CdH (Centre Démocrate et Humaniste).

Marcel De Corte

mdecor10.jpg[En septembre 1975, Marcel De Corte accorde une entretien au Front de la jeunesse publié dans la rubrique "Europe-Jeunesse" du Nouvel Europe magazine (NEM)]

Quelles seront les expressions de l’humanisme intégral de Maritain en Belgique ? Il y aura notamment la Nouvelle équipe d’Yvan Lenain (1907-1965). Lenain est un philosophe thomiste de formation, qui veut “une Cité régénérée par la spiritualité”. Si, au départ, Lenain s’inscrit dans le sillage de Maritain, les évolutions et les aggiornamenti de ce dernier le contraindront à adopter une position thomiste plus traditionnelle. Par ailleurs, l’ouverture aux gens de gauche, les “infidèles” avec lesquels on aurait pu, le cas échéant, conclure un contrat, s’est avérée un échec. Le repli sur un thomisme plus classique est sans doute dû à l’influence d’une figure aujourd’hui oubliée, Marcel De Corte (1905-1994), professeur de philosophie à l’Université de Liège. De Corte, actif partout, notamment dans une revue peu suspecte de “catholicisme”, comme Hermès de Marc. Eemans et René Baert, est beaucoup plus ancré dans le catholicisme traditionnel (et aristotélo-thomiste) que ne l’était Lenain au départ : il rompra d’ailleurs avec Maritain en 1937, comme beaucoup d’autres auteurs belges, qui ne supportaient pas le soutien que l’humaniste intégral français apportait aux républicains espagnols (en Belgique, l’hostilité, y compris à gauche, à la République espagnole vient du fait que l’ambassadeur de Belgique, qui avait fait des locaux de l’ambassade du royaume un centre de la Croix Rouge, fut abattu par la police madrilène en 1936, laquelle vida ensuite le bâtiment de la légation de tous les réfugiés et éclopés qui s’y trouvaient et massacra les blessés dans la foulée). La pensée de De Corte, consignée dans 2 gros volumes parus dans les années 50, reste d’actualité : la notion de “dissociété”, qu’il a contribué à forger, est reprise aujourd’hui, même à gauche de l’échiquier politique français, notamment par le biais de l’ouvrage de Jacques Généreux, intitulé La dissociété (Seuil, 2006 ; pour se référer à De Corte directement, lire : Marcel De Corte, De la dissociété, éd. Remi Perrin, 2002).

Raymond De Becker : électron libre

Entre toutes les chapelles politico-littéraires de la Belgique francophone des années 30, R. De Becker va jouer le rôle d’intermédiaire, tout en demeurant un “électron libre”, comme le qualifie C. Vanderpelen-Diagre. De Becker, bien que catholique à l’époque (après la guerre, il ne le sera plus, lorsqu’il œuvrera, avec Louis Pauwels, dans le réseau Planète), ne plaide jamais pour une orthodoxie catholique : il incarne en effet un mysticisme très personnel, rétif à tout encadrement clérical. Dans ses efforts, il aura toujours l’appui de Maritain (avant la rupture suite aux événements d’Espagne) et du Chanoine Jacques Leclercq, qui fut d’abord un maritainiste plus ou mois conservateur avant de devenir, via les revues et associations qu’il animait, le fondateur du nouveau démocratisme chrétien, à tentations marxistes, de l’après-1945. De Becker va jouer aussi le rôle du relais entre les “non-conformistes” français et leurs homologues belges. En 1935, il se rend ainsi à la fameuse abbaye de Pontigny en Bourgogne, véritable laboratoire d’idées nouvelles où se rencontraient des hommes d’horizons différents soucieux de dépasser les clivages politiques en place. C’est à l’invitation de Paul Desjardins (2), qui organise en 1935 une rencontre sur le thème de l’ascétisme, que De Becker rencontre à Pontigny Nicolas Berdiaev, André Gide et Martin Buber.

Le reproche d’antisémitisme qu’on lui lancera à la tête, surtout dans le milieu assez abject des “tintinophobes” parisiens, ne tient pas, ne fût-ce qu’au regard de cette rencontre ; par ailleurs, les séminaires de Pontigny doivent être mis en parallèle avec leurs équivalents allemands organisés par le groupe de jeunesse Köngener Bund, auxquelles Buber participait également, aux côtés d’exposants communistes et nationaux-socialistes. En étudiant parallèlement de telles initiatives, on apprendra véritablement ce que fut le “non-conformisme” des années 30, dans le sillage de l’esprit de Locarno (sur l’impact intellectuel de Locarno : lire les 2 volumes publiés par le CNRS sous la direction de Hans Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus et Michel Trebitsch, Entre Locarno et Vichy – les relations culturelles franco-allemandes dans les années 30, CNRS éditions, 1993 ; cet ouvrage explore dans le détail les idéaux pacifistes, liés à l’idée européenne et au désir de sauvegarder le patrimoine de la civilisation européenne, dans le sillage d’Aristide Briand, du paneuropéisme à connnotations catholiques, de Friedrich Sieburg, des personnalistes de la revue L’Ordre nouveau, de Jean de Pange, des germanistes allemands Ernst Robert Curtius et Leo Spitzer, de la revue Europe, où officiera un Paul Colin, etc.).

De Becker, toujours soucieux de traduire dans les réalités politiques et culturelles belges les idées d’humanisme intégral de Maritain, accepte le constat de son maître-à-penser français : il n’est plus possible de rétablir l’harmonie du corporatisme médiéval dans les sociétés modernes ; il faut donc de nouvelles solutions et pour les promouvoir dans la société, il faut créer des organes : ce sera , d’une part, la Centrale politique de la jeunesse, présidée par André Mussche, dont le secrétaire sera De Becker, et, d’autre part, la revue L’esprit nouveau, où l’on retrouve l’ami de toujours, celui qui ne trahira jamais De Becker et refusera de le vouer aux gémonies, Henry Bauchau. Les objectifs que se fixent Mussche, De Becker et Bauchau sont simples : il faut traduire dans les faits la teneur des encycliques pontificales, en instaurant dans le pays une économie dirigée, anti-capitaliste, ou plus exactement anti-trust, qui garantira la justice sociale. Toujours dans l’esprit de Maritain, De Becker se fait le chantre d’une “nouvelle culture”, personnaliste, populaire et attrayante pour les non-croyants (comme on disait à l’époque). Il appellera cette culture nouvelle, la “culture communautaire”. Lors du Congrès de Malines de 1936, Bauchau se profile comme le théoricien et la cheville ouvrière de ce mouvement “communautaire” ; il est rédacteur depuis 1934 à La Cité chrétienne du Chanoine Leclercq, qui essaie de réimbriquer le christianisme (et, partant, le catholicisme) dans les soubresauts de la vie politique, animée par les totalitarismes souvent victorieux à l’époque, toujours challengeurs. Cette volonté de “ré-imbriquer” passe par des compromissions (qu’on espère passagères) avec l’esprit du temps (ouverture au socialisme voire au communisme).

“Communauté” et “Capelle-aux-Champs”

evany_pv182030.jpgEn 1937, les “communautaires” maritainiens créent l’École supérieure d’humanisme, établie au n°21 de la Rue des Deux Églises à Bruxelles. Cette école prodigue des cours de “formation de la personnalité”, comprenant des leçons de philosophie, d’esthétique et d’histoire de l’art et de la culture. Le corps académique de cette école est prestigieux : on y retrouve notamment le Professeur De Corte. Cette école dispose également de relais, dont l’auberge “Au Bon Larron” de Pepinghem, où l’Abbé Leclercq reçoit ses étudiants et disciples, le cercle “Communauté” à Louvain chez la mère de De Becker, où se rend régulièrement Louis Carette, le futur Félicien Marceau. Enfin, dernier relais à signaler : le groupe de la “Capelle-aux-Champs”, sous la houlette bienveillante du Père Bonaventure Feuillien et du peintre Evany [Eugène van Nijverseel] (ami d’Hergé). Le créateur de Tintin fréquentera ce groupe, qui est nettement moins politisé que les autres et où l’on ne pratique pas la haute voltige philosophique. Quelles autres figures ont-elles fréquenté le groupe de la “Capelle-aux-Champs” ? La “Capelle-aux-Champs” ou Kapelleveld se situe exactement à l’endroit du campus de Louvain-en-Woluwé et de l’hôpital universitaire Saint Luc. C’était avant guerre un lieu idyllique, comme en témoigne la fresque ornant la station de métro “Vandervelde” qui y donne accès aujourd’hui.

C’est donc là, au beau milieu de ce sable et de ces bouleaux, que se retrouvaient Marcel Dehaye (qui écrira dans la presse collaborationniste sous le pseudonyme plaisant de “Jean de la Lune”), Jean Libert (qui sera épuré), Franz Weyergans (le père de François Weyergans) et Jacques Biebuyck. L’idéal qui y règne est l’idéal scout (ce qui attire justement Hergé) ; on n’y cause pas politique, on vise simplement à donner à ses contemporains “un cœur simple et bon”. L’initiative a l’appui de Jacques Leclercq. En dépit de ses connotations catholiques, le groupe se reconnaît dans un refus général de l’esprit clérical et bondieusard (voilà sans doute pourquoi Tintin, héros créé par la presse catholique, n’exprime aucune religion dans ses aventures. Comme bon nombre d’avatars du maritainisme, les amis de la “Capelle-aux-Champs” manifestent une volonté d’ouverture sur l’“ailleurs”. Mais leurs recherches implicites ne sont pas tournées vers une réforme en profondeur de la Cité. Les thèmes sont plutôt moraux, au sens de la bienséance de l’époque : on y réfléchit sur le péché, l’adultère, un peu comme dans l’œuvre de François Mauriac, qui avait appelé à jeter « un regard franc sur un monde dénaturé ».

L’esprit de “Capelle-aux-Champs” est également, dans une certaine mesure, un avatar lointain et original de l’impact de Bourget sur la littérature catholique du début du siècle (pour saisir l’esprit de ce groupe, lire entre autres ouvrages : J. Libert, Capelle aux Champs, Les écrits, Bruxelles, 1941 [5°éd.] et Plénitude, Les écrits, 1941 ; J. Biebuyck, Le rire du cœur, Durandal, Bruxelles, [s. d., probablement après guerre] et Le serpent innocent, Casterman, Tournai, 1971 [préf. de F. Weyergans] ; Franz Weyergans, Enfants de ma patience, éd. Universitaires, Paris, 1964 et Raisons de vivre, Les écrits, 1944 ; cet ouvrage est un hommage de F. Weyergans à son propre père, exactement comme son fils François lui dédiera Franz et François en 1997).

Notons enfin que les éditions “Les Écrits” ont également publié de nombreuses traductions de romans scandinaves, finnois et allemands, comme le firent par ailleurs les fameuses éditions de “La Toison d’Or”, elles carrément collaborationnistes pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le but de dégager l’opinion publique belge de toutes les formes de parisianismes et de l’ouvrir à d’autres mondes. Le traducteur des éditions “Les Écrits” fut-il le même que celui des éditions “La Toison d’Or”, soit l’Israélite estonien Sulev J. Kaja (alias Jacques Baruch, 1919-2002), condamné sévèrement par les tribunaux incultes de l’épuration et sauvé de la misère et de l’oubli par Hergé lors du lancement de l’hebdomadaire Tintin dès 1946 ? Le pays aurait bien besoin de quelques modestes traducteurs performants de la trempe d’un Sulev J. Kaja...) (2).

Revenons aux animateurs du groupe de la Capelle-aux-Champs. Il y a d’abord Marcel Dehaye (1907-1990) qui explore le monde de l’enfance, exalte la pureté et l’innocence et, avec son personnage Bob ou l’enfant nouveau campe un garçonnet « qui ne sera ni banquier ni docteur ni soldat ni député ». Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Dehaye collabora au Soir et au Nouveau Journal sous le pseudonyme de “Jean de la Lune”, ce qui le sauvera sans nul doute des griffes de l’épuration : il aurait été en effet du plus haut grotesque de lire une manchette dans la presse signalant que « l’auditorat militaire a condamné Jean de la Lune à X années de prison et à l’indignité nationale ».

Jacques Biebuyck (1909-1993) est issu, lui, d’une famille riche, ruinée en 1929. Il a fait un séjour de 3 mois à la Trappe. Il a d’abord été fonctionnaire au ministère de l’intérieur puis journaliste. C’est un ami de Raymond De Becker. Il professe un anti-intellectualisme et prône de se fier à l’instinct. Pour lui, la jeunesse doit demeurer “vierge de toute corruption politique”. Biebuyck rejette la politique, qui se déploie dans un “monde de malhonnêtes”. Il renoue là avec un certain esprit de l’ACJB à ses débuts, où le souci culturel primait l’engagement proprement politique. L’illustrateur des œuvres de Biebuyck, et d’autres protagonistes de la Capelle-aux-Champs fut Pierre Ickx, ami d’Hergé et spécialisé dans les dessins de scouts idéalisés.

Jean Libert (1913-1981), lui, provient d’une famille qui s’était éloignée de la religion, parce qu’elle estimait que celle-ci avait basculé dans le “mercantilisme”. À 16 ans, Libert découvre le mouvement scout (comme Hergé auparavant). Ses options spirituelles partent d’une volonté de suivre les enseignements de Saint François d’Assise, comme le préconisait aussi le Père Bonaventure Feuillien. “Nono”, le héros de J. Libert dans son livre justement intitulé Capelle-aux-Champs (cf. supra), va incarner cette volonté. Il s’agit, pour l’auteur et son héros, de conduire l’homme vers une vie joyeuse et digne, héroïque et féconde. Libert se fait le chantre de l’innocence, de la spontanéité, de la pureté (des sentiments) et de l’instinct.

Jean Libert et la “mystique belge”

En 1938, avec Antoine Allard, Jean Libert opte pour l’attitude pacifiste et neutraliste, induite par le rejet des accords militaires franco-belges et la déclaration subséquente de neutralité qu’avait proclamée le Roi Léopold III en octobre 1936, tout en arguant qu’une conflagration qui embraserait toute l’Europe entraînerait le déclin irrémédiable du Vieux Continent (cf. les idées pacifistes de Maurice Blondel, à la fin de sa vie, consignée dans son ouvrage, Lutte pour la civilisation et philosopohie de la paix, Flammarion, 1939 ; cet ouvrage est rédigé dans le même esprit que le “manifeste neutraliste” et inspire, fort probablement, le discours royal aux belligérants dès septembre 1939). J. Libert signe donc ce fameux manifeste neutraliste des intellectuels, notamment patronné par Robert Poulet.

Parallèlement à cet engagement neutraliste, dépourvu de toute ambigüité, Libert plaide pour l’éclosion d’une “mystique belge” que d’autres, à la suite de l’engouement de Maeterlinck pour Ruusbroec l’Admirable au début du siècle, voudront à leur tour raviver. On pense ici à Marc. Eemans et René Baert, qui, outre Ruusbroec (non considéré comme hérétique par les catholiques sourcilleux car il refusera toujours de dédaigner les “œuvres”), réhabiliteront Sœur Hadewijch, Harphius, Denys le Chartreux et bien d’autres figures médiévales (cf. Marc. Eemans, Anthologie de la Mystique des Pays-Bas, éd. de la Phalange / J. Beernaerts, Bruxelles, s. d. ; il s’agit des textes sur les mystiques des Pays-Bas publiés dans les années 30 dans la revue Hermès). R. De Becker se penchera également sur la figure de Ruusbroec, notamment dans un article du Soir, le 11 mars 1943 (« Quand Ruysbroeck l’Admirable devenait prieur à Groenendael »). Comme dans le cas du mythe bourguignon, inauguré par Luc Hommel (cf. supra) et Paul Colin, le recours à la veine mystique médiévale participe d’une volonté de revenir à des valeurs nées du sol entre Somme et Rhin, pour échapper à toutes les folies idéologiques qui secouaient l’Europe, à commencer par le laïcisme républicain français, dont la nuisance n’a pas encore cessé d’être virulente, notamment par le filtre de la “nouvelle philosophie” d’un marchand de “prêt-à-penser” brutal et sans nuances comme Bernard-Henri Lévy (classé récemment par Pascal Boniface comme « l’intellectuel faussaire », le plus emblématique).

Fidèle à son double engagement neutraliste et mystique, Jean Libert voudra œuvrer au relèvement moral et physique de la jeunesse, en prolongeant l’effet bienfaisant qu’avait le scoutisme sur les adolescents. Au lendemain de la défaite de mai 1940, J. Libert rejoint les Volontaires du Travail, regroupés autour de Henry Bauchau, Théodore d’Oultremont et Conrad van der Bruggen. Ces Volontaires du travail devaient prester des travaux d’utilité publique, de terrassement et de déblaiement, dans tout le pays pour effacer les destructions dues à la campagne des 18 jours de mai 1940. C’était également une manière de soustraire des jeunes aux réquisitions de l’occupant allemand et de maintenir sous bonne influence “nationale” des équipes de jeunes appelés à redresser le pays, une fois la paix revenue. Pendant la guerre, J. Libert collaborera au Nouveau Journal de Robert Poulet, ce qui lui vaudra d’être épuré, au grand scandale d’Hergé qui estimait, à juste titre, que la répression tuait dans l’œuf les idéaux positifs d’innocence, de spontanéité et de pureté (le “cœur pur” de Tintin au Tibet). Jamais le pays n’a pu se redresser moralement, à cause de cette violence “officielle” qui effaçait les ressorts de tout sursaut éthique, à coup de décisions féroces prises par des juristes dépourvus de “Sittlichkeit” et de culture. On voit les résultats après plus de 6 décennies...

Franz Weyergans

Parmi les adeptes du groupe de la “Capelle-aux-Champs”, signalons encore Franz Weyergans (1912-1974), père de François Weyergans. Lui aussi s’inspire de Saint François d’Assise. Il sera d’abord journaliste radiophonique comme Biebuyck. La littérature, pour autant qu’elle ait retenu son nom, se rappellera de lui comme d’un défenseur doux mais intransigeant de la famille nombreuse et du mariage. Weyergans plaide pour une sexualité pure, en des termes qui apparaissent bien désuets aujourd’hui. Il fustige notamment, sans doute dans le cadre d’une campagne de l’Église, l’onanisme.

Franz Weyergans est revenu sous les feux de la rampe lorsque son fils François, publie chez Grasset Franz et François une sorte de dialogue post mortem avec son père. Le livre recevra un prix littéraire, le Grand Prix de la Langue Française (1997). Il constitue un très beau dialogue entre un père vertueux, au sens où l’entendait l’Église avant-guerre dans ses recommandations les plus cagotes à l’usage des tartufes les plus assomants, et un fils qui s’était joyeusement vautré dans une sexualité picaresque et truculente dès les années 50 qui annonçaient déjà la libération sexuelle de la décennie suivante (avec Françoise Sagan not.). Deux époques, deux rapports à la sexualité se télescopent dans Franz et François mais si François règle bien ses comptes avec Franz — et on imagine bien que l’affrontement entre le paternel et le fiston a dû être haut en couleurs dans les décennies passées — le livre est finalement un immense témoignage de tendresse du fils à l’égard de son père défunt.

L’angoisse profonde et terrible qui se saisit d’Hergé dès le moment où il rencontre celle qui deviendra sa seconde épouse, Fanny Vleminck, et lâche progressivement sa première femme Germain Kieckens, l’ancienne secrétaire de l’Abbé Wallez au journal Le Vingtième siècle, ne s’explique que si l’on se souvient du contexte très prude de la “Capelle-aux-Champs” ; de même, son recours à un psychanalyste disciple de Carl Gustav Jung à Zürich ne s’explique que par le tournant jungien qu’opèreront R. De Becker, futur collaborateur de la revue Planète de Louis Pauwels, et Henry Bauchau dès les années 50.

Biebuyck et Weyergans, même si nos contemporains trouveront leurs œuvres surannées, demeurent des écrivains, peut-être mineurs au regard des critères actuels, qui auront voulu, et parfois su, conférer une “dignité à l’ordinaire”, comme le rappelle C. Vanderpelen-Diagre. Jacques Biebuyck et Franz Weyergans, sans doute contrairement à Tintin (du moins dans une certaine mesure), ne visent ni le sublime ni l’épique : ils estiment que “la vie quotidienne est un pèlérinage ascétique”.

De l’ACJB à Rex

Mais dans toute cette effervescence, inégalée depuis lors, quelle a été la genèse de Rex, du mouvement rexiste de Léon Degrelle ? Les 29, 30 et 31 août 1931 se tient le congrès de l’ACJB, présidé par Léopold Levaux, auteur d’un ouvrage apologétique sur Léon Bloy (Léon Bloy, éd. Rex, Louvain, 1931). À la tribune : Monseigneur Ladeuze, Recteur magnifique de l’Université Catholique de Louvain, l’Abbé Jacques Leclercq et Léon Degrelle, alors directeur des Éditions Rex, fondées le 15 janvier 1931. Le futur fondateur du parti rexiste se trouvait donc à la fin de l’été 1931 aux côtés des plus hautes autorités ecclésiastiques du pays et du futur mentor de la démocratie chrétienne, qui finira par se situer très à gauche, très proche des communistes et du résistancialisme qu’ils promouvaient à la fin des années 40. L’organisation de ce congrès visait le couronnement d’une série d’activités apostoliques dans les milieux catholiques et, plus précisément, dans le monde de la presse et de l’édition, ordonnées très tôt, sans doute dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, par le cardinal Mercier lui-même. L’année de sa mort, qui est aussi celle de la condamnation de l’Action française par le Vatican (1926), est suivie rapidement par la fameuse “substitution de gourou” dans les milieux catholiques belges : on passe de Maurras à Maritain, du nationalisme intégral à l’humanisme intégral. En cette fin des années 20 et ce début des années 30, Maritain n’a pas encore une connotation de gauche : il ne l’acquiert qu’après son option en faveur de la République espagnole.

C’est une époque où le futur Monseigneur Picard s’active, notamment dans le groupe La nouvelle équipe et dans les Cahiers de la jeunesse catholique. En août 1931, à la veille de la rentrée académique de Louvain, il s’agit de promouvoir les éditions Rex, sous la houlette de Degrelle (c’est pour cela qu’il est hissé sur le podium à côté du Recteur), de Robert du Bois de Vroylande (1907-1944) et de Pierre Nothomb. En 1932, l’équipe, dynamisée par Degrelle, lance l’hebdomadaire Soirées qui parle de littérature, de théâtre, de radio et de cinéma. Les catholiques, auparavant rétifs à toutes les formes de modernité même pratiques, arraisonnent pour la première fois, avec Degrelle, le secteur des loisirs. La forme, elle aussi, est moderne : elle fait usage des procédés typographiques américains, utilise en abondance la photographie, etc. La parution de Soirées, hebdomadaire en apparence profane, apporte une véritable innovation graphique dans le monde de la presse belge. Les éditions Rex ont été fondées “pour que les catholiques lisent”. L’objectif avait donc clairement pour but de lancer une offensive “métapolitique”.

L’équipe s’étoffe : autour de Léon Degrelle et de Robert du Bois de Vroylande, de nouvelles plumes s’ajoutent, dont celle d’Aman Géradin (1910-2000) et de José Streel (1911-1946), auteur de 2 thèses, l’une sur Péguy, l’autre sur Bergson. Plus tard, Pierre Daye, Joseph Mignolet et Henri-Pierre Faffin rejoignent les équipes des éditions Rex. Celles-ci doivent offrir aux masses catholiques des livres à prix réduit, par le truchement d’un système d’abonnement. C’est le pendant francophone du Davidsfonds catholique flamand (qui existe toujours et est devenu une maison d’édition prestigieuse). Cependant, l’épiscopat, autour des ecclésiastiques Picard et Ladeuze, n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier. À côté de Rex, il patronne également les Éditions Durandal, sous la direction d’Edouard Ned (1873-1949). Celui-ci bénéficie de la collaboration du Chanoine Halflants, de Firmin Van den Bosch, de Georges Vaxelaire, de Thomas Braun, de Léopold Levaux et de Camille Melloy. L’épiscopat a donc créé une concurrence entre Rex et Durandal, entre Degrelle et Ned. C’était sans doute, de son point de vue, de bonne guerre. Les éditions Durandal, offrant des ouvrages pour la jeunesse, dont nous disposions à la bibliothèque de notre école primaire (vers 1964-67), continueront à publier, après la mort de Ned, jusqu’au début des années 60.

Degrelle rompt l’unité du parti catholique

rex-0410.jpgLéon Degrelle veut faire triompher son équipe jeune (celle de Ned est plus âgée et a fait ses premières armes du temps de la Jeune Droite de Carton de Wiart). Il multiplie les initiatives, ce qui donne une gestion hasardeuse. Les stocks d’invendus sont faramineux et les productions de Rex contiennent déjà, avant même la formation du parti du même nom, des polémiques trop politiques, ce qui, ne l’oublions pas, n’est pas l’objectif de l’ACJB, organisation plus culturelle et métapolitique que proprement politique et à laquelle les éditions Rex sont théoriquement inféodées. Degrelle est désavoué et Robert du Bois de Vroylande quitte le navire, en dénonçant vertement son ancien associé. Meurtri, accusé de malversations, Degrelle se venge par le fameux coup de Courtrai, où, en plein milieu d’un congrès du parti catholique, il fustige les “banksters”, c’est-à-dire les hommes politiques qui ont créé des caisses d’épargne et ont joué avec l’argent que leur avaient confié des petits épargnants pieux qui avaient cru en leurs promesses (comme aujourd’hui pour la BNP et Dexia, sauf que la disparition de toute éthique vivante au sein de la population n’a suscité aucune réaction musclée, comme en Islande ou en Grèce par ex.).

Degrelle, en déboulant avec ses “jeunes plumes” dans le congrès des “vieilles barbes”, a commis l’irréparable aux yeux de tous ceux qui voulaient maintenir l’unité du parti catholique, même si, parfois, ils entendaient l’infléchir vers une “voie italienne” (comme Nothomb avec son “Lion ailé”) ou vers un maritainisme plus à gauche sur l’échiquier politique, ouvert aux socialistes (notamment aux idées planistes de Henri De Man et pour mettre en selle des coalitions catholiques / socialistes) voire carrément aux idées marxistes (pour absorber une éventuelle contestation communiste). De l’équipe des éditions Rex, seuls Daye, Streel, Mignolet et Géradin resteront aux côtés de Degrelle : ils forment un parti concurrent, le parti rexiste qui remporte un formidable succès électoral en 1936, fragilisant du même coup l’épine dorsale de la Belgique d’après 1918, forgée lors des fameux accords de Lophem. Ceux-ci prévoyaient une démocratie réduite à une sorte de circuit fermé sur 3 formations politiques seulement : les catholiques, les libéraux et les socialistes, avec la bénédiction des “acteurs sociaux”, les syndicats et le patronat. Les Accords de Lophem ne prévoyaient aucune mutation politique, aucune irruption de nouveautés organisées dans l’enceinte des Chambres. Et voilà qu’en 1936, 3 partis, non prévus au programme de Lophem, entrent dans l’hémicycle du parlement : les nationalistes flamands du VNV, les rexistes et les communistes.

Toute innovation est assimilée à Rex et à la Collaboration

Les rexistes (en même temps que les nationalistes flamands et les communistes), en gagnant de nombreux sièges lors des élections de 1936, relativisent ipso facto les fameux accords de Lophem et fragilisent l’édifice étatique belge, dont les critères de fonctionnement avaient été définis à Lophem. Depuis lors, toute nouveauté, non prévue par les accords de Lophem, est assimilée à Rex ou au mouvement flamand. Fin des années 60 et lors des élections de 1970, des affiches anonymes, placardées dans tout Bruxelles, ne portaient qu’une seule mention : “FDF = REX”, alors que les préoccupations du parti de Lagasse n’avaient rien de commun avec celles du parti de Degrelle. Ce n’est pas le contenu idéologique qui compte, c’est le fait d’être simplement challengeur des accords de Lophem. Même scénario avec la Volksunie de Schiltz (qui, pour sauver son parti, fera son aggiornamento belgicain, lui permettant de se créer une niche nouvelle dans un scénario de Lophem à peine rénové). Et surtout même scénario dès 1991 avec le Vlaams Blok, assimilé non seulement à Rex mais à la collaboration et, partant, aux pires dérives prêtées au nazisme et au néo-nazisme, surtout par le cinéma américain et les élucubrations des intellectuels en chambre de la place de Paris.

Le choc provoqué par le rexisme entraîne également l’implosion du pilier catholique belge, jadis très puissant. Le voilà disloqué à jamais : une recomposition sur la double base de l’idéal d’action de Blondel (avec exigence éthique rigoureuse) et de l’idéal de justice sociale de Carton de Wiart et de l’Abbé Daens, s’est avérée impossible, en dépit des discours inlassablement répétés sur l’humanisme, le christianisme, les valeurs occidentales, la notion de justice sociale, la volonté d’être au “centre” (entre la gauche socialiste et la droite libérale), etc. Une telle recomposition, s’il elle avait été faite sur base de véritables valeurs et non sur des bricolages idéologiques à base de convictions plus sulpiciennes que chrétiennes, plus pharisiennes que mystiques, aurait permit de souder un bloc contre le libéralisme et contre toutes les formes, plus ou moins édulcorées ou plus ou moins radicales, de marxisme, un bloc qui aurait véritablement constitué un modèle européen et praticable de “Troisième Voie” dès le déclenchement de la guerre froide après le coup de Prague de 1948.

Cet idéal de “Troisième Voie”, avec des ingrédients plus aristotéliciens, grecs et romains, aurait pu épauler avec efficacité les tentatives ultérieures de Pierre Harmel, un ancien de l’ACJB, de rapprocher les petites puissances du Pacte de Varsovie et leurs homologues inféodées à l’OTAN (sur Harmel, lire : Vincent Dujardin, Pierre Harmel, Le Cri, Bruxelles, 2004). L’absence d’un pôle véritablement personnaliste (mais un personnalisme sans les aggiornamenti de Maritain et des personnalistes parisiens affectés d’un tropisme pro-communiste et craignant de subir les foudres du tandem Sartre-De Beauvoir) n’a pas permis de réaliser cette vision harmélienne d’une “Europe Totale” (probablement inspirée de Blondel, cf. supra), qui aurait parfaitement pu anticiper de 20 ans la “perestroïka” et la “glasnost” de Gorbatchev.

Une véritable implosion du bloc catholique

Le pilier catholique de l’après-guerre n’ose plus revendiquer expressis verbis un personnalisme éthique exigeant. Fragmenté, il erre entre plusieurs môles idéologiques contradictoires : celui d’un personnalisme devenu communisant avec l’UDB (où se retrouve un William Ugeux, ex-journaliste du Vingtième Siècle de l’Abbé Wallez, l’admirateur sans faille de Maurras et de Mussolini !), qui, après sa dissolution dans le désintérêt général, va générer toutes les variantes éphémères du “christianisme de gauche”, avec le MOC et en marge du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien) ; celui du technocratisme qui, comme toutes les autres formes de technocratisme, exclut la question des valeurs et de l’éthique de l’orbite politique et laisse libre cours à toutes les dérives du capitalisme et du libéralisme, provoquant à terme le passage de bon nombre d’anciens démocrates chrétiens du PSC, ceux qui confondent erronément “droite” et “libéralisme”, dans les rangs des PLP, PRL et MR libéraux ; le technocratisme fut d’abord importé en Belgique par Paul Van Zeeland, immédiatement dans la foulée de sa victoire contre Rex, lors des élections de 1937, provoquées par Degrelle qui espérait déclencher un nouveau raz-de-marée en faveur de son parti.

Van Zeeland avait besoin d’un justificatif idéologique en apparence neutre pour pouvoir diriger une coalition regroupant l’extrême-gauche communiste, les socialistes, les libéraux et les catholiques. Les avatars multiples du premier technocratisme zeelandien déboucheront, dans les années 90, sur la “plomberie” de Jean-Luc Dehaene, c’est-à-dire sur les bricolages politiciens et institutionnels, sur les expédiants de pure fabrication, menant d’abord à une Belgique sans personnalité aucune (et à une Flandre et à une Wallonie sans personnalité séduisante) puis sur une “absurdie”, un “Absurdistan”, tel que l’a décrit l’écrivain flamand Rik Vanwalleghem (cf. supra). Enfin, on a eu des formes populistes vulgaires dans les années 60 avec les “listes VDB” de Paul Van den Boeynants qui ont débouché au fil du temps dans le vaudeville, le stupre et la corruption. Autre résultat de la mise entre parenthèse des questions axiologiques ou éthiques...

De l’UDB au PSC et du PSC au CdH, l’évacuation de toutes les “valeurs” structurantes a été perpétrée parce que Degrelle avait justifié son “Coup de Courtrai”, son “Opération Balais” et ses éditoriaux au vitriol au nom de l’éthique, une éthique qu’il avait d’abord partagée avec bon nombre d’hommes politiques ou d’écrivains catholiques (qui ne deviendront ni rexistes ni collaborateurs). Toute référence à une éthique (catholique ou maritainiste au sens du premier Maritain) pourrait autoriser, chez les amateurs de théories du complot et les maniaques de l’amalgame, un rapprochement avec Rex, donc avec la collaboration, ce que l’on voulait éviter à tout prix, en même temps que les campagnes de presse diffamatoires, où l’adversaire est toujours, quoi qu’il fasse ou dise, un “fasciste”. Cette éthique pouvait certes indiquer une “proximité” avec Rex, sur le plan philosophique, mais non une identité, vu les différences notoires entre Rex et ses adversaires (catholiques) sur les réformes à promouvoir aux plans politique et institutionnel. Le fait que Degrelle ait justifié ses actions perturbantes de l’ordre établi à Lophem au nom d’une certaine éthique catholique, théorisée notamment par José Streel, qui lui ajoute des connotations populistes tirées de Péguy (“les petites et honnêtes gens”), n’exclut pas qu’un pays doit être structuré par une éthique née de son histoire, comme des auteurs aussi différents que Colin, Hommel, Streel, Libert, De Becker ou Bauchau l’ont réclamé dans les années 30.

En changeant de nom, le PSC devenu CdH (Centre démocrate et humaniste) optait pour un retour à l’universalisme gauchisant du dernier Maritain, s’ôtant par là même tout socle éthique et concret sous prétexte qu’on ne peut exiger de la rigueur au risque de froiser d’autres croyants ou des “incroyants” ; on se privait volontairement d’une éthique capable de redonner vigueur à la vie politique du royaume. L’idéologie vague du CdH, sans plus beaucoup de volonté affichée d’ancrage local en Wallonie et même sans plus aucun ancrage catholique visibilisé, laisse un pan (certes de plus en plus ténu en Wallonie mais qui se fortifie à Bruxelles grâce aux voix des immigrants subsahariens) de l’électorat ouvert à toutes les dérives du festivisme contemporain ou d’un utilitarisme libéral, néo-libéral et sans profondeur : la société marchande, la dictature des banquiers et des financiers, ne rencontre plus aucun obstacle dans l’intériorité même des citoyens. Cette fraction de l’électorat, que l’on juge, à tort, susceptible d’opposer un refus éthique, puisque “religieux” ou “humaniste”, à la dicature médiatique, festiviste et utilitariste dominante, est alors “neutralisé” et ne peut plus contribuer à redonner vigueur à la virtù de machiavélienne mémoire. De cette façon, on navigue de Charybde en Scylla. La spirale du déclin moral, physique et politique est en phase descendante et “catamorphique” sans remède apparent.

La théorie de Pitirim Sorokin pour théoriser la situation

Quel outil théorique pourrait-on utiliser pour saisir toute la problématique du catholicisme belge, où il y a eu d’abord exigence d’éthique dans le sillage du Cardinal Mercier, sous l’impulsion directe de celui-ci, puis déconstruction progressive de cette exigence éthique, après le paroxysme du début des années 30 (avec l’ouvrage de Monseigneur Picard, Le Christ-Roi, éd. Rex, Louvain, 1929). La condamnation de l’Action française par Rome en 1926, le remplacement de l’engouement pour l’Action Française par l’universalisme catholique de Maritain, qui deviendra vite vague et dépourvu de socle, la tentation personnaliste théorisée par Mounier, le choc du rexisme qui fait imploser le bloc catholique sont autant d’étapes dans cette recherche fébrile de nouveauté au cours des années 30 et 40.

Le sociologue russe blanc Pitirim Sorokin (1889-1968), émigré aux États-Unis après la révolution bolchevique, nous offre sans doute, à nos yeux, la meilleure clef interprétative pour comprendre ce double phénomène contradictoire d’exigence éthique, parfois véhémente, et de deconstruction frénétique de toute assise éthique, qui a travaillé le monde politico-culturel catholique de la Belgique entre 1884 et 1945 et même au-delà. P. Sorokin définit 3 types de mentalité à l’œuvre dans le monde, quand il s’agit de façonner les sociétés. Il y a la mentalité “ideational”, la mentalité “sensate” et la mentalité intermédiaire entre “ideational” et “sensate”, l’”idealistic”. Pour Sorokin, les hommes animés par la mentalité “ideational” sont mus par la foi, la mystique et/ou l’intuition. Ils créent les valeurs artistiques, esthétiques, suscitent le Beau par leurs actions. Certains sont ascètes. Ceux qui, en revanche, sont animés par la mentalité “sensate”, entendent dominer le monde matériel en usant d’artifices rationnels. Les “idealistic” détiennent des traits de caractère communs aux 2 types. La dynamique sociale repose sur la confrontation ou la coopération entre ces 3 types d’hommes, sur la disparition et le retour de ces types, selon des fluctuations que l’historien des idées ou de l’art doit repérer.

La civilisation grecque connaît ainsi une première phase “ideational” (quand émerge la “période axiale” selon Karl Jaspers ou Karen Armstrong), suivie d’une phase “idealistic” puis d’une phase de décadence “sensate”. De même, le Moyen Âge ouest-européen commence par une phase “ideational”, qui dure jusqu’au XIIe siècle, suivie d’une phase hybride de type “idealistic” et du commencement d’une nouvelle phase “sensate”, à partir de la fin du XVe siècle. Sorokin estimait que le début du XXe siècle était la phase terminale de la période “sensate” commencée fin du XVe siècle et qu’une nouvelle phase “ideational” était sur le point de faire irruption sur la scène mondiale. La vision du temps selon Sorokin n’est donc pas linéaire ; elle n’est pas davantage cyclique : elle est fluctuante et véhicule des valeurs toujours immortelles, toujours susceptibles de revenir à l’avant-plan, en dépit des retraits provisoires (le “withdrawal-and-return” de Toynbee), qui font croire à leur disparition. Une volonté bien présente dans un groupe d’hommes à la mentalité “ideational” peut faire revenir des valeurs non matérielles à la surface et amorcer ainsi une nouvelle période féconde dans l’histoire d’une civilisation (cf. Prof. Dr. S. Hofstra, « Pitirim Sorokin », in : Hoofdfiguren uit de sociologie, deel 1, Het Spectrum, coll. “Aula”, nr. 527, Utrecht / Antwerpen, 1974, pp. 202-220).

De l’”ideational” au “sensate”

La phase “ideational” est celle qui recèle encore la virtus politique romaine, ou la virtù selon Machiavel. Elle correspond au sentiment religieux de nos auteurs catholiques (rexisants ou non) et à leur volonté d’œuvrer au Beau et au Bien. Face à ceux-ci, les détenteurs de la mentalité “sensate” qui, dans une première phase, sont matérialistes ou technocratistes ; ils ne jugent pas la recherche du profit comme moralement indéfendable ; ils seront suivis par des “sensate” encore plus radicaux dans le sillage de mai 68 et du festivisme qui en découle puis dans la vague néo-libérale qui a conduit l’Europe à la ruine, surtout depuis l’automne 2008. Le bloc catholique en liquéfaction dans le paysage politique belge a d’abord été animé par une frange jeune, nettement perceptible comme “ideational”, une frange au sein de laquelle émergera un conflit virulent, celui qui opposera les adeptes et les adversaires de Rex.

Au départ, ces 2 factions “ideational” partageaient les mêmes aspirations éthiques et les mêmes vues politiques (renforcement de l’exécutif, etc.) : les uns feront des compromis avec les tenants des idéologies “sensate” pour ne pas être marginalisés ; les autres refuseront tout compromis et seront effectivement marginalisés. Les premiers se forceront à oublier leur passé “ideational” pour ne pas être confondus avec les seconds. Ces derniers seront mis au ban de la société après la défaite de l’Allemagne en 1945 et des mesures d’ordre judiciaire les empêcheront de s’exprimer aux tribunes habituelles d’une société démocratique (journalisme, enseignement, etc.). Toute forme d’expression politique de nature “ideational” sera réellement ou potentiellement assimilée à Rex (et à la collaboration). C’est ce que C. Vanderpelen-Diagre veut dire quand elle dit que les valeurs véhiculées par ces auteurs catholiques, les scriptores catholici, « ont déserté la mémoire collective ». On les a plutôt exilé de la mémoire collective...

Sa collègue de l’ULB, Bibiane Fréché, évoque, elle, l’émergence dans l’immédiat après-guerre d’une « littérature sous surveillance », bien encadrée par les institutions étatiques qui procurent subsides (souvent chiches) et sinécures à ceux qui veulent bien s’aligner en « ignorant le présent », « en se détachant des choses qui passent », bref en ne prenant jamais parti pour un mouvement social ou politique. On préconise la naissance d’une nouvelle littérature post-rexiste ou post-collaborationniste, et aussi post-communiste, qui serait détachée des réalités socio-politiques concrètes, des engagements tels qu’ils sont exaltés par les existentialistes français : bref, la littérature ne doit pas aider à créer les conditions d’une contestation des accords de Lophem. Il y a donc bien eu une tentative d’aligner la littérature sur des canons “gérables”, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale (Bibiane Fréché, Littérature et société en Belgique francophone (1944-1960), Le Cri / CIEL-ULB-Ulg, Bruxelles, 2009). L’implosion du bloc catholique suite à la victoire de Rex en 1936 et la volonté de “normaliser” la littérature après 1945 créent une situation particulière, un blocage, qui empêche la restauration du politique au départ de toute initiative métapolitique. Les verrous ont été mis.

Quand un homme comme le Sénateur MR de Bruxelles, Alain Destexhe, entend, dans plusieurs de ses livres, “restaurer le politique” contre la déliquescence politicienne, il exprime un vœu impossible dans le climat actuel, héritier de cet envahissement du “sensate”, de cette inquisition répressive des auditorats militaires de l’après-guerre et de la volonté permanente et vigilante de “normalisation” voulue par les nouveaux pouvoirs : on ne peut restaurer ni le politique (au sens où l’entendaient Carl Schmitt et Julien Freund) ni la force dynamisante de la virtù selon Machiavel, sans recours à l’ “ideational” fondateur de valeurs qui puise ses forces dans le plus lointain passé, celui des périodes axiales de l’histoire (Jaspers, Armstrong). Pour revenir à Sorokin, la transition subie par la Belgique au cours du XXe siècle est celle qui l’a fait passer brutalement d’une période pétrie de valeurs “ideational” à une période entièrement dominée par les non valeurs “sensate”.

La réhabilitation tardive de Raymond De Becker

La récente réhabilitation de R. De Becker par les universités belges, exprimée par un long colloque de 3 jours au début avril 2012 dans les locaux des Facultés Universitaires Saint Louis de Bruxelles, est une chose dont il faut se féliciter car De Becker a d’abord été totalement ostracisé depuis sa condamnation à mort en 1946 suivie de sa grâce, sa longue détention sur la paille humide des cachots et le procès qu’il a intenté à l’État belge en 1954 et qu’il a gagné. Il est incontestablement l’homme qu’il ne fallait plus ni évoquer ni citer pour “chasser de la mémoire collective” une époque dont beaucoup refusaient de se souvenir. La fidélité que lui a conservée Bauchau a sans doute été fort précieuse pour décider le monde académique à réouvrir le dossier de cet homme-orchestre unique en son genre. L’intérêt intellectuel qu’il y avait à réhabiliter complètement De Becker vient justement de sa nature d’”électron libre” et de “passeur” qui allait et venait d’un cénacle à l’autre, correspondait avec d’innombrables homologues et surtout avec Jacques Maritain.

Cécile Vanderpelen-Diagre, dans un ouvrage rédigé avec le Professeur Paul Aron (Vérités et mensonges de la collaboration, éd. Labor, Loverval, 2006 ; sur De Becker, lire les pp. 13-36) souligne bien cette qualité d’homme-orchestre de De Becker et surtout l’importance de son ouvrage Le livre des vivants et des morts, où il retrace son itinéraire intellectuel (jusqu’en 1941). Elle reproche à De Becker, qui n’avait jamais été germanophile avant 1940-41, de s’octroyer dans cet ouvrage une certaine germanophilie dans l’air du temps. Ce reproche est sans nul doute fondé. Mais l’historienne des idées semble oublier que la conversion, somme toute assez superficielle, de De Becker à un certain germanisme (organique et charnel) vient de l’écrivain catholique Gustave Thibon, inspirateur de Jean Giono, qui avait rédigé sa thèse sur le philosophe païen et vitaliste Ludwig Klages, animateur en vue de la Bohème munichoise de Schwabing au début du siècle puis exilé en Suisse sous le national-socialisme mais inspirateur de certains protagonistes du mouvement anti-intellectualiste völkisch (folciste), dont certains s’étaient ralliés au nouveau régime.

Ubiquité de De Becker : personnalisme, socialisme demaniste + “Le Rouge et le Noir”

Vu l’ubiquité de De Becker dans le paysage intellectuel des années 30 en Belgique comme en France, et vu ses sympathies pour le socialisme éthique de Henri De Man, il est impossible de ne pas inclure, dans nos réflexions sur le devenir de notre espace politique, l’histoire des idées socialistes, notamment après analyse de l’ouvrage récent d’Eva Schandevyl, professeur à la VUB, qui vient de consacrer un volume particulièrement dense et bien charpenté sur l’histoire des gauches belges : Tussen revolutie en conformisme – Het engagement en de netwerken van linkse intellectuelen in België, 1918-1956 (ASP, Bruxelles, 2011). Sans omettre non plus l’histoire du mouvement et de la revue Le Rouge et le Noir, organe et tribune anarchiste-humaniste avant-guerre, dont l’un des protagonistes, Gabriel Figeys (alias Mil Zankin), se retrouvera sous l’occupation aux côtés de Louis Carette (le futur Félicien Marceau) à l’Institut National de Radiodiffusion (INR) et dont l’animateur principal, Pierre Fontaine, se retrouvera à la tête du seul hebdomadaire de droite anti-communiste après la guerre, l’Europe-Magazine (avant la reprise de ce titre par Émile Lecerf).

Les aléas du Rouge et Noir sont très bien décrits dans l’ouvrage de Jean-François Füeg (Le Rouge et le Noir : La tribune bruxelloise non-conformiste des années 30, Quorum, Ottignies / Louvain-la-Neuve, 1995). Füeg, professeur à l’ULB, montre très bien comment l’anti-communisme des libertaires non-conformistes, né comme celui d’Orwell dans le sillage de l’affontement entre anarcho-syndicalistes ibériques et communistes à Barcelone pendant la guerre civile espagnole, comment le neutralisme pacifiste des animateurs du Rouge et Noir a fini par accepter la politique royale de rupture de l’alliance privilégiée avec une France posée comme indécrottablement belliciste et première responsable des éventuelles guerres futures (Koestler mentionne cette attitude pour la critiquer dans ses mémoires), ce qui conduira, très logiquement, après l’effondrement de la structure que constituait “le rouge et le noir”, à redessiner, pendant la guerre et dans les années qui l’ont immédiatement suivie, un paysage intellectuel politisé très différent de celui des pays voisins. La lecture de ces itinéraires interdit toute lecture binaire de notre paysage intellectuel tel qu’il s’est déployé au cours du XXe siècle. Ce que nous avions toujours préconisé depuis la toute première conférence de l’EROE sur Henri De Man en septembre 1983, en présence de témoins directs, aujourd’hui tous décédés, tels Léo Moulin, Jean Vermeire (du Vingtième Siècle et puis du Pays Réel) et Edgard Delvo (sur Delvo, lire : Frans Van Campenhout, Edgard Delvo – Van marxist en demanist naar Vlaams-nationalist, chez l’auteur, Dilbeek, 2003 ; l’auteur est un spécialiste du mouvement “daensiste”).

Au-delà du clivage gauche/droite

Nos initiatives ont toujours voulu transcender le clivage gauche/droite, notamment en incluant dans nos réflexions les critiques précoces du néo-libéralisme par les auteurs des éditions “La Découverte” qui préconisaient le “régulationnisme”. C’était Ange Sampieru qui se faisait à l’époque le relais entre notre rédaction et l’éditeur parisien de gauche, tout en essuyant les critiques ineptes et les sabotages irrationnels d’un personnage tout à la fois bouffon et malfaisant, l’inénarrable et narcissique Alain de Benoist, qui s’empressera de se placer, 2 ou 3 ans plus tard, dans le sillage de Sampieru, qu’il ignorera par haine jalouse et complexe d’infériorité et qu’il évincera avant de l’imiter. Le “Pape de la ‘nouvelle droite’” ira flatter de manière ridiculemernt obséquieuse les animateurs du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), qui publiaient chez “la Découverte”, pour essuyer finalement, sur un ton goguenard, une fin de non recevoir et glâner une “lettre ouverte” moqueuse et bien tournée... Notre lecture de Nietzsche était également tributaire de ce refus, dans la mesure où nous n’avons jamais voulu le lire du seul point de vue de “droite” et que nous avons toujours inclu dans nos réflexions l’histoire de sa réception à gauche des échiquiers politiques, surtout en Allemagne.

Quant au catholicisme politique belge, il s’est suicidé et perpétue son suicide en basculant toujours davantage dans les fanges les plus écœurantes du festivisme (Milquet) ou de la corruption banksterienne (Dehaene), au nom d’une très hypothétique “efficacité politique” ou par veulerie électoraliste. Il est évident qu’il ne nous attirera plus, comme il ne nous a d’ailleurs jamais attiré. Il n’empêche que la Belgique, de même qu’une Flandre éventuellement indépendante et que la Wallonie, est le produit de la reconquête des Pays-Bas par les armées de Farnèse et de la Contre-Réforme, comme le disait déjà avant guerre le Professeur louvaniste Léon van der Essen et que cette reconquête est celle des iconodules pré-baroques qui reprennent le contrôle du pays après les exactions des iconoclastes, qui avaient ravagé le pays en 1566 (3) : un Martin Mosebach, étoile de la littérature allemande contemporaine, dirait qu’il s’agit d’une victoire de la forme sur la “Formlosigkeit”, tout comme l’installation des “sensate” dans les rouages de la politique et de l’État est, au contraire, une victoire de la “Formlosigkeit” sur les formes qu’avaient voulu sauver les “ideational” ou gentiment maintenir les “idealistic”.

Même si la foi a disparu sous les assauts du relativisme postmoderne ou par épuisement, 2 choses demeurent : le territoire sur lequel nous vivons est une part détachée de l’ancien Saint-Empire, dont la référence était catholique, et la philosophie qui doit nous animer est surtout, même chez les adversaires de Philippe II ralliés au Prince d’Orange ou à Marnix de Sainte-Aldegonde, celle d’Érasme, très liée à l’antiquité et très marquée par le meilleur des humanismes renaissancistes. Érasme n’a pas rejoint le camp de la Réforme non pas pour des raisons religieuses, mais parce qu’un retour au biblisme le plus littéral, hostile au recours de la Renaissance à l’Antiquité, le révulsait et suscitait ses moqueries : autre volonté sereine de maintenir les formes antiques, née à la période axiale de l’histoire et ravivée sous Auguste, contre la “Formlosigkeit” que constitue les autres formes, importées ou non. Nous devons donc rester, devant cet héritage du XXe siècle et devant les ruines qu’il a laissés, des érasmiens impériaux, bien conscients de la folie des hommes.

► Robert Steuckers (Forest-Flotzenberg, mai 2012).

Notes :

(1) Paul Desjardins inaugure un filon de la pensée qui apaise et fortifie les esprits tout à la fois. Dreyfusard au moment de l’”affaire”, il achète en 1906 l’Abbaye de Pontigny confisquée et vendue suite aux mesures du “P’tit Père Combes”. Dans cette vénérable bâtisse, il crée les Décades de Pontigny, périodes de chaque fois 10 jours de séminaires sur un thème donné. Elles commencent avant la Première Guerre mondiale et reprennent en 1922. Parallèlement à ces activités qui se tenaient dans le département de l’Yonne, P. Desjardins suit les Cours universitaires de Davos, en Suisse, où, de 1928 à 1931, des intellectuels français et allemands, flanqués d’homologues venus d’autres pays, se rencontreront en terrain neutre. En 1929, Heidegger, Gonzague de Reynold, Ernst Cassirer et le théologien catholique et folciste (völkisch) Erich Przywara y participent en tant que conférenciers. Parmi les étudiants invités, il y avait Norbert Elias, Karl Mannheim, Emmanuel Lévinas, Léo Strauss et Rudolf Carnap. L’axe des réflexions des congressistes est l’anti-totalitarisme. En 1930, on y trouve Henri De Man et Alfred Weber (le frère trop peu connu en dehors d’Allemagne de Max Weber, décédé en 1920). En 1931, on y retrouve l’Italien Guido Bartolotto, théoricien de la notion de “peuple jeune”, Marcel Déat, Hans Freyer et Ernst Michel (disciple de Carl Schmitt). On peut comparer mutatis mutandis ces activités intellectuelles de très haut niveau au projet lancé à l’époque par Karl Jaspers, visant à établir l’état intellectuel de la nation (allemande) dans une perspective pluraliste et constructive, initiative que Jürgen Habermas tentera, à sa façon, d’imiter à l’aube des années 80 du XXe siècle. P. Desjardins collabore également à la Revue politique et littéraire, plus connue sous le nom de Revue Bleue, vu la couleur de sa couverture. Sa fille Anne Desjardins, épouse Heurgon, poursuit l’œuvre de son père mais vend l’Abbaye de Pontigny pour acheter des locaux à Cerisy-la-Salle, où se tiendront de nombreux colloques philosophico-politiques.

Plus tard, surgit sur la scène française un auteur, apparemment sans lien de parenté avec P. Desjardins, qui porte le même patronyme, Arnaud Desjardins (1925-2011). Ce disciple de Gurdjieff, comme le sera aussi Louis Pauwels qui s’assurera pour Planète le concours de Raymond De Becker, influence également De Becker (et par le truchement de De Becker, Hergé) et infléchit les réflexions de ses lecteurs en direction du yoga et de la spiritualité indienne, dans le sillage de Swâmi Prâjnanpad. Son ouvrage Chemins de la sagesse influencera un grand nombre d’Occidentaux friands d’un “ailleurs” parce que leur civilisation, sombrant dans le matérialisme et la frénésie acquisitive, ne les satisfaisait plus. A. Desjardins participera à plusieurs expéditions, en minibus Volkswagen, en Afghanistan, dont il rapportera, à l’époque, des reportages cinématographiques époustouflants. Signalons également qu’A. Desjardins fut un animateur en vue du mouvement scout, auquel il voulait insuffler une vigueur nouvelle, plus aventureuse et plus friande de grands voyages, à la façon des Nerother allemands. Le scoutisme d’A. Desjardins participera à la résistance, notamment en facilitant l’évasion de personnes cherchant à fuir l’Europe contrôlée par l’Axe.

Le fils d’Arnaud, Emmanuel Desjardins, prend le relais, œuvre actuellement, et a notamment publié Prendre soin du monde – Survivre à l’effondrement des illusions (éd. Alphée / Jean-Paul Bernard, Monaco, 2009), où il dresse le bilan de la « crise du paradigme du progrès » inaugurant le « règne de l’illusion » suite au « déni du réel » et de la « dénégation du tragique ». Il analyse de manière critique l’”intransigeance idéaliste” (à laquelle un De Becker, par ex., avoue avoir succombé). E. Desjardins tente d’esquisser l’émergence d’un nouveau paradigme, où il faudra avoir le « sens du long terme » et « agir dans la complexité ». Il place ses espoirs dans une écologie politique bien comprise et dans la capacité des êtres de qualité à « se changer eux-mêmes » (par une certaine ascèse). Enfin, E. Desjardins appelle les hommes à « retrouver du sens au cœur du tragique » (donc du réel) en « renonçant au confort idéologique » et en « prenant de la hauteur ».

La trajectoire cohérente des 3 générations Desjardins est peut-être le véritable filon idéologique que cherchaient en tâtonnant, et dans une fébrilité “pré-zen”, ceux de nos rêveurs qui cherchaient une “troisième voie” spiritualisée et politique (qui devait spiritualiser la politique), surtout De Becker et Bauchau, dont les dernières parties du journal, édité par “Actes Sud”, recèlent d’innombrables questionnements mystiques, autour de Maître Eckart notamment. Hergé, très influencé par De Becker en toutes questions spirituelles, surtout le De Becker d’après-guerre, avait reconnu sa dette à l’endroit d’Arnaud Desjardins dans un article intitulé « Mes lectures » et reproduit 23 ans après sa mort dans un numéro spécial du Vif-L’Express et de Lire – Hors-Série, 12 déc. 2006. Hergé insiste surtout sur l’œuvre de Carl Gustav Jung et sur les travaux d’Alan Wilson Watts (1915-1973), ami d’A. Desjardins. Alan Watts est considéré comme le père d’une certaine “contre-culture” des années 50, 60 et 70, qui puise son inspiration dans les philosophies orientales.

(2) Sur Sulev J. Kaja, lire : Michel Fincœur, Sulev J. Kaja, un Estonien de cœur.

(3) Lire : Solange Deyon et Alain Lottin, Les casseurs de l’été 1566 : l’iconoclasme dans le Nord de la France, Hachette, 1981.

samedi, 06 mars 2010

Réflexions sur les Accords Rex-VNV

DOCUMENT pour servir à une meilleure compréhension de notre histoire

Réflexions sur les Accords Rex-VNV

par José Streel (1941)

Il n'est pas trop tard pour parler encore de l'accord conclu la semaine dernière entre les organisations de Rex, du VNV et du Verdinaso et portant création du parti unique en Flandre et en Wallonie. Il en va de cet accord comme de tous les contrats: sa valeur réelle dépendra plus de l'application qui en sera faite que de ses clauses. C'est pourquoi plutôt qu'à un texte court et assez banal, il faut s'attacher à l'esprit dans lequel il a été négocié et signé. Dans la mesure où il est possible de définir des probabilités pour l'avenir, c'est dans l'atmosphère de l'accord et dans ses principes de base qu'on peut essayer de deviner les fruits qu'il portera.

 

Le patriotisme s'attache au peuple et non à l'Etat

 

Ce qui a triomphé et ne pourra être remis en question, c'est le principe de la primauté du peuple par rapport à l'Etat.Une des plus grave parmi les erreurs de l'ancien régime a consisté à considérer la formule étatique existante comme immuable et à identifier le patriotisme avec l'attachement à cette formule. En général, cette assimilation de l'Etat au peuple est utile à la paix publique et au développement de la communauté nationale. Seulement lorsque les fondements de la nationalité ne s'imposent pas avec la rigueur inéluctable d'une évidence, il est fatal que les périodes révolutionnaires remettent en question la forme et les limites de l'Etat. S'il en sort un Etat plus étroitement adapté à la réalité populaire, on regagnera dans l'avenir en stabilité et en harmonie les perturbations inséparables d'un aménagement.

 

Gesch9.jpgL'histoire récente de notre pays montrait que telle était notre situation. Le jour où sous la pression d'événements intérieurs ou extérieurs l'Etat libéral unitaire créé en 1830 par la bourgeoisie d'expression française s'écroulerait, l'organisation étatique appelée à lui succéder devrait non seulement posséder une nouvelle structure institutionnelle, mais intégrer le courant qui au cours d'un siècle a créé une conscience flamande nationale. Considérer la question flamande comme une simple "question linguistique" était l'expédient dont la démocratie pouvait se contenter, mais qui était depuis longtemps dépassé. Le phénomène flamand avait atteint un degré de complexité tel qu'il ne pouvait trouver sa place dans les cadres de l'Etat unitaire; s'il n'avait été qu'une simple querelle linguistique, il aurait été résorbé assez rapidement par la voie d'une législation assez satisfaisante sur l'emploi des langues. La surenchère électorale ne l'aurait pas empêché d'aller tout doucement en s'atténuant; il aurait perdu sinon en ampleur, au moins en virulence. Or, il n'en était rien. Chaque "concession" de l'Etat unitaire au mouvement flamand ne faisait que renforcer celui-ci au lieu de l'apaiser. Manifestement, on se trouvait en face d'un phénomène d'un dynamisme historique incoercible qui ne pouvait prendre place dans les limites d'une formule étatique conçue en d'autres temps et pour d'autres temps; fatalement, il devait faire craquer ces limites et créer une nouvelle forme d'Etat, conforme à son contenu populaire. Ceux qui, dès 1936, ou même avant, avaient reconnu la nature réelle de ce phénomène voyaient combien il était dangereux de solidariser le patriotisme ou le fait politique belge avec des formes étatiques désuètes et condamnées par l'évolution. De cette solidarité, il ne pouvait naître que des équivoques effroyables et lourdes de périls, que les efforts de quelques esprits lucides et authentiquement patriotes ne pouvaient réussir à conjurer.

 

Le patriotisme ne consiste pas dans la fidélité à une formule politique qui a fait son temps, mais dans l'amour concret et vivant du peuple au milieu duquel on est né et auquel on est lié par la communauté de destin; la patrie, ce n'est pas une création juridique plus ou moins arbitraire, c'est un ensemble d'hommes dont on partage le sort dans les bons comme dans les mauvais jours, et dont on défend le patrimoine spirituel, moral et matériel. La bourgeoisie dénationalisée de Flandre a cherché, comme il était naturel, à confondre la construction politique de 1830 avec la patrie; dans la partie romane du pays et à Bruxelles, l'électoralisme a joué dans le même sens. On n'a manqué aucune occasion d'exploiter les sentiments de la population ni de mettre en ligne les anciens combattants de 1914-1918, comme si la formule étatique ancienne était sacrée et comme si c'était pour elle que des hommes avaient affronté la mort pendant cinquante-deux mois. Ces manœuvres n'ont que trop bien réussi   -d'autant plus facilement qu'elles étaient liées à l'action pour maintenir notre politique extérieure dans une ligne favorable non pas aux Belges, mais à nos anciens alliés. Un régime perméable comme la démocratie aux influences étrangères ne pouvait manquer de commettre cette monstrueuse confusion.

 

Il est caractéristique que lors de la proclamation de la politique d'indépendance en octobre 1936, puis après la capitulation du 28 mai 1940, la presse française, dont l'ignorance des réalités belges est proverbiale, n'ait rien trouvé de plus fort ni, à son sens, de plus décisif que de parler du Roi "flamingant" ou de "l'entourage flamingant" de notre Souverain. Après cela, tout paraissait dit.

 

En Wallonie, nombreux étaient ceux qui, avec une candide bonne foi, ne discernaient dans le mouvement flamand, même dans sa forme la plus minimaliste, que de sombres machinations plus ou moins inspirées par une volonté de "trahison". Trahison envers qui et envers quoi? Envers le peuple? Non. Mais envers une forme de l'Etat dont les services rendus sont contestables et qui, de toute façon, se trouvait depuis longtemps dépassée par l'évolution de la réalité populaire. On ne trahit aucune valeur essentielle quand on se propose d'aménager autrement, fût-ce au détriment de quelques minorités fort peu soucieuses de leur propre peuple, les rapports entre les communautés culturelles dans un pays ayant une situation aussi complexe que le nôtre. L'Etat unitaire n'a rien de sacré, sauf pour ceux à qui son existence profitait.

 

Sacrifier l'unitarisme pour sauver l'unité

 

Il y a quelque chose qui, à notre sentiment, est sinon sacré  -ce mot n'ayant aucune signification politique-  au moins politiquement utile, nécessaire et donc désirable: c'est l'unité. Mais cette unité ne se confond nullement avec l'unitarisme: depuis longtemps déjà, il était évident pour les bons esprits, que le second devait être sacrifié à la première. Même ceux qui sont le moins suspects de sympathie personnelle envers M. Degrelle et qui naguère considéraient comme intangible l'édifice unitaire de 1830, ont reconnu la haute pertinence du passage de la communication du Chef de Rex exposant qu'il ne peut plus être question d'imposer une forme quelconque d'unité au peuple flamand, mais qu'il faut le laisser venir spontanément à cette unité que recommandent à la fois l'histoire, la géographie et l'économie. Ou bien on estime que cette unité, ayant subi les aménagements indispensables, répond vraiment aux exigences profondes de la vie politique de nos populations et dans ce cas, il faut faire confiance aux évidences: elles ne manqueront pas d'imposer cette unité. Les réalités sont toujours plus puissantes que la volonté bonne ou mauvaise des hommes. Ou bien  -ce que nous ne croyons pas-  cette unité n'a aucun fondement dans le réel et son désir ne procède que d'une sentimentalité assez vaine: dans cette hypothèse, il ne faudrait pas pleurer sa disparition, celle-ci apparaissant alors comme un bienfait libérant les forces populaires et orientant vers des voies nouvelles et plus sûres leur épanouissement.

 

Nous ne recommandons pas un fatalisme apathique: il faut aider la vérité politique à se manifester de la meilleure façon et avec le plus grand profit pour le peuple. Mais on se prépare de cruels déboires quand on prétend la violenter, soit dans un sens soit dans l'autre. Il faut maintenir le maximum de conditions favorables à une unité belge revue, corrigée et exprimée politiquement par un Etat de structure nouvelle. Cela non par fétichisme de l'unité ou de "l'idée belge" ni pour toute autre sentimentalité plus ou moins respectable, mais parce qu'on estime que nos provinces, celles du nord comme celles du sud, seraient condamnées à de pénibles vicissitudes historiques si l'on commettait l'erreur  -l'erreur politique insistons-y-  de les séparer.

 

Seulement, la meilleur façon de sauver cette unité, qui venant d'une libre adhésion, sera durable, c'est de la désolidariser très nettement d'avec l'ancien unitarisme.

 

L'accord et la stratégie révolutionnaire

 

C'est d'ailleurs là un des aspects inéluctables de la révolution du XXème siècle dans le coin d'Europe que nous habitons. Il était absurde d'imaginer que le régime ancien pourrait s'écrouler comme démocratie parlementaire, comme système ploutocratique, comme économie libérale, comme domination de l'argent sur le travail et que miraculeusement il resterait debout comme Etat unitaire. Dans ce domaine, comme dans les autres, la révolution ne pouvait être que totale. Il existait des forces jeunes, vigoureuses, populaires, dégagées par le seul développement historique des forces qui menaçaient la structure du vieil Etat. Elles étaient même beaucoup plus clairement manifestées et moins latentes que celles dont l'effort principal se portait contre la forme d'organisation politique ou contre la structure sociale de la société bourgeoise. Il fallait de toute manière leur faire une place dans la révolution. Tout est dans tout.

 

Le fameux accord Rex-VNV de 1936, tant critiqué, cible de tant de sottises et de tant de vilenies, répondait à une conception totalitaire et remarquablement réaliste de la stratégie révolutionnaire. Les rexistes savaient ou devinaient d'instinct que, pour écraser le système des partis et la puissance ploutocratique, dont ce système était le support, il fallait tout remettre en question, y compris la forme unitaire de l'Etat; les nationalistes flamands se rendaient compte, d'autre part, que l'Etat unitaire résisterait à leurs assauts aussi longtemps qu'il aurait son armature démocratique, économique et sociale.

 

Nous plaignons ceux qui n'ont vu dans cette opération qu'une banale coalition des oppositions; quant à ceux qui y voyaient nous ne savons quelle machination ténébreuse ou quelle "trahison" plus ou moins inspirée par l'Allemagne, leur cas relève soit de la vénalité, soit de l'ignorance la plus invincible des réalités populaires et politiques. En portant leur effort principal contre l'accord Rex-VNV, la bourgeoisie libérale, la caste politicienne et la maffia ploutocratique, galvanisées par le sourire doucereux de M. Van Zeeland, savaient ce qu'elles faisaient: elles sabotaient la conjonction des forces révolutionnaires dont la communauté d'action mettait en péril leur domination.

 

Par la fusion des diverses organisations politiques en Flandre, par la reconnaissance du nouveau parti comme parti unique flamand et de Rex  -d'un Rex ouvert à tous et extensible en tous sens-  comme parti unique dans le sud du pays, la nouvelle convention réédite ce regroupement des forces révolutionnaires organisées, à défaut duquel on voyait depuis un an les forces d'ancien régime consolider leurs positions, reconquérir celles qu'elles avaient perdues et renforcer une domination ploutocratique qui devenait plus lourde et plus menaçante que jamais.

 

L'ancien accord et le nouveau

 

Le nouvel accord se distingue cependant assez nettement de l'ancien par son contenu. En 1936, les parties contractantes énonçaient un programme commun d'aménagement de l'Etat; c'était le temps où l'on faisait encore des programmes et où chaque candidat disposait, au gré des préférences de ses électeurs, de l'avenir du pays.

 

Aujourd'hui, il s'agit de tout autre chose. Le nouveau pacte va plus loin, en ce sens par exemple que Rex renonce à toute action directe en Flandre, ce que M. Degrelle avait refusé de consentir il y a cinq ans, malgré le désir de ses alliés; c'est qu'aujourd'hui l'unification organique des forces politiques prime tout. La vieille anarchie libérale est éliminée, aussi bien en politique que dans l'économie.

 

Il était donc indispensable non pas de sacrifier les organisations flamandes de Rex, mais de les intégrer avec honneur et surtout avec efficacité dans le nouveau parti unique flamand.

 

En ce sens, l'accord de 1936 est dépassé. Par contre, le nouveau pacte ne dispose pas  -et n'a pas à disposer-  de l'avenir. Il ne trace pas de programme pour les constructions futures. Le moment n'est plus aux alignements de paragraphes et d'aliénas, puisque la guerre n'est pas terminée sur le plan juridique et que le Chef naturel du pays est réduit au silence. Ce qui est possible et ce qui a été fait, c'est une délimitation des sphères d'influence de chaque groupement. Faut-il dire que cette délimitation laisse prévoir l'avenir et que son principal intérêt à nos yeux est de sauvegarder "in spe" les intérêts des Wallons, menacés par l'impérialisme flamand et d'assurer l'intégrité romane de leurs provinces?

 

Mais ces aménagements sont l'œuvre de l'avenir. Pour l'instant, les organisations politiques n'ont qu'à renforcer leurs cadres, préparer les esprits et procéder au lent investissement de l'appareil étatique.

 

L'accord concerne donc principalement la stratégie révolutionnaire et non ses objectifs. Son seul contenu politique est le principe, que nous avons tenté de dégager plus haut, de la primauté du peuple sur l'Etat.

 

José STREEL.

in: Le Soir, jeudi 15 mai 1941.

 

jeudi, 11 février 2010

Réflexions sur la vie et l'oeuvre politique de José Streel

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Réflexions sur la vie et l'oeuvre politique de José Streel

 

 

par Charles DREISER

 

José Streel, dans le premier de ses écrits, nous a laissé de lui-même ce portrait rapide:

"J'aime par-dessus tout la fantaisie dans l'action, et le vrai bon sens dans la spéculation.

"Je déteste les bourgeois. (L'épaisse bêtise bourgeoise).

"Mon aversion pour la vie de l'esprit n'est pas excessive; je suis fort capable de m'emballer pour une page de métaphysique, deux yeux ardents d'une jeune fille chaste et qui m'aimerait, ou le doux soleil du Bon Dieu sur un champ de blé.

"Enfin, je risque de ruiner mon crédit auprès de beaucoup, j'avoue préférer la poésie au football. Et à la boxe parle-mentaire."

 

On songe à Robert Francis, à Robert Brasillach, à cette capacité d'émerveillement et à cette tendresse du coeur qui sont, selon Madame de Beauvoir, des prédispositions au fascisme. Car ces doux rêveurs sont aussi des âmes brûlantes, et l'amour qu'ils portent à leur patrie, aux hommes de leur patrie, à la terre et aux paysages qui les entourent, se traduit aussi par l'horreur qu'ils éprouvent lorsque ce qu'ils aiment se trouve bafoué. "Mon pays me fait mal", avouait Robert Brasillach: ces simples mots discrets et douloureux l'ont conduit au poteau d'exécution. José Streel a suivi le même chemin. José Streel était, dit J.C. Etienne, "l'idéologue" du mouvement rexiste: "Cela lui vaudra d'être fusillé à la Libération" (1).

 

"Non possumus..." ou un disciple de Léon Bloy devant les cochons...

 

A la différence de ces mouvements pseudo-fascistes qu'on a vu naître un peu partout en Europe après 1923, le Rexisme ne s'est pas créé de toutes pièces, comme une copie hâtive, théorique et caricaturale des Faisceaux Italiens. C'est dire qu'il ne s'est pas d'emblée défini comme fasciste, que même s'il n'a guère cherché à y puiser son inspiration, ses origines, ses objectifs successifs, son évolution s'expliquent par des facteurs nationaux propres. Et si le Rexisme aboutit au Fascisme, c'est que ces facteurs l'ont conduit à dégager et à renforcer progressivement les traits qui l'apparentaient aux Révolutions italienne et allemande, et que, en Belgique comme dans les autres pays d'Europe, le Fascisme était la réponse adéquate aux problèmes politiques et sociaux que la démocratie ne parvenait pas à résoudre.

 

Cette évolution du Rexisme est celle aussi de José Streel, qui le conduit d'un catholicisme intransigeant et exclusif à l'apologie de la Révolution du XXe siècle.

 

En 1932, José Streel publie une petite brochure: "Les jeunes gens et la politique". C'est le non possumus... qu'oppose la jeunesse intellectuelle chrétienne aux reproches que lui adressent les notables du Parti Catholique: formée par l'Action Catholique de Mgr Picard, tournée vers une activité plus spirituelle que politique, cette génération qui fournira les bases et les premiers cadres du mouvement rexiste refuse de se mettre au service des politiciens cléricaux, de les rejoindre et de leur prêter assistance dans le jeu mesquin de leurs combines électorales et parlementaires.

 

Cette politique dégoûte la jeunesse chrétienne, déclare José Streel: si les plus âgés, disciples de Maurras, obéissant aux décisions pontificales, se sont détournés des leçons du maître à penser de l'Action française, ce n'est certes pas pour prendre au sérieux les palabres des Assemblées et autres activités politiciennes qui continuent à leur paraître d'une exemplaire bouffonerie. Et leurs cadets, trop jeunes pour avoir subi l'emprise intellectuelle de Charles Maurras, se trouvent plus éloignés encore de cette politique étroite et misérable.

 

Ceux-là sont imprégnés du renouveau catholique, de Bloy, de Péguy et de Claudel aussi, dont certes l'oeuvre littéraire est très belle. Leur conception du monde et des hommes est sans commune mesure avec celle des notables et des parlementaires catholiques. Pour ceux-ci, la religion est une activité humaine parmi les autres et distincte des autres: ils défendent les droits de l'Eglise, mais leur programme politique, économique et social est identique à celui des libéraux, et ne se trouve nullement dicté par la foi chrétienne. Pour Streel, pour ceux de son âge, cette foi doit intervenir dans toute l'existence de l'homme et de la communauté.

 

"Nous voulons que la religion soit au centre de tout, qu'elle inspire tout, qu'elle commande tout". Et Streel s'explique: "Un premier coup fut porté vers 1890 au libéralisme latent qui imprégnait toute la vie catholique lorsque les "Catholiques Sociaux" révoquèrent la doctrine du Laissez faire au nom de la dignité humaine et des exigence de l'Ordre et de la Justice. Mais il n'osèrent pas aller jusqu'au bout; ils limitèrent leurs revendications à une solution équitable du problème ouvrier alors que c'était tout qu'il fallait remettre en question et que la tâche s'imposait de rebâtir le monde sur des fondements nouveaux. Aujourd'hui nous sommes mûrs pour cette tâche (...) La seule politique aujourd'hui possible pour nous consisterait à incarner la théologie dans la réalité sociale. Parce que le catholicisme est une doctrine d'incarnation: de Dieu dans un homme, du Christ dans le pain, de la Vérité et de l'Amour dans la vie. Si l'on veut, nous sommes des clercs qui ne consentiront à trahir le pur service de l'esprit qu'au profit de la réalisation du Royaume de Dieu parmi les hommes. Nous ne travaillerons pas pour un moindre salaire".

 

Entre les cadres du Parti Catholique, empêtrés dans leurs petites intrigues, plus cléricaux que chrétiens et qui demeurent "fidèles au vieux concubinage idéologique du catholicisme libéral", et cette génération nouvelle qui veut un redressement spirituel, une réforme sociale, une pratique réelle et quotidienne des vertus chrétiennes, il n'y a pas d'entente possible.

 

D'où José Streel concluait: "Un savoureux proverbe Wallon, que je n'ose citer textuellement par crainte d'offusquer les âmes délicates, dit en substance qu'à manier les ordures, on risque fort de se salir les doigts.

 

"Et de ne se faire aucune illusion sur le sort de pareille mise en demeure".

 

Streel rejetait la politique bourgeoise, et pensait ainsi rejeter toute politique. Léon Degrelle va montrer une autre voie: à ces jeunes catholiques en révolte qui se regroupent autour de lui, il va distribuer quelques solides balais.

 

"Nous ne sommes pas avec  le peuple, nous ne venons pas au  peuple: nous sommes le peuple..."

 

Dans un premier moment, les Rexistes ont songé à s'emparer de la direction du Parti Catholique: d'abord pour lui rendre sa vigueur et sa raison d'être, et pour en faire l'instrument politique, non de la bureaucratie cléricale, mais de la foi chrétienne; ensuite, conscients de ce que leur volonté de purifier la vie politique rencontrait l'adhésion ou l'approbation de nombreux incroyants, pour en faire la base d'un mouvement plus large, porteur d'une révolution spirituelle et sociale non pas religieuse mais inspirée par les valeurs chrétiennes, qui constituent encore, malgré les atteintes et les influences dégradantes du libéralisme, le fonds moral des hommes d'Europe.

 

Parmi les adversaires les plus acharnés du Rexisme, il faudra compter la gauche catholique. Non point que le Rexisme ait pris le contre-pied de son programme social: au contraire, le Front Populaire de Rex l'adopte et le radicalise, et montre sa ferme volonté de le réaliser. Et justement, ce que craignent les dirigeants démocrates-chrétiens, c'est de voir les adhérents de leur "Ligue des Travailleurs Chrétiens" (LTC) se détourner d'eux pour rejoindre les rangs du mouvement rexiste (2).

 

En novembre 1935, la LTC publie dans son "Bulletin des Dirigeants" une "étude" intitulée: "Ce que nous pensons de Rex". José Streel se charge de la riposte: "Ce qu'il faut penser de Rex"  paraît dans les premiers mois de 1936. La première partie de ce petit livre de 150 pages est une réplique minutieuse et ironique aux malveillances et aux sophismes des dirigeants de la LTC. A l'un d'entre eux qui s'ingéniait à découper les textes et s'amusait des contradictions qu'il "découvrait" entre quelques lignes piquées dans un article de circonstance publié en 1933 et d'autres écrits plus récents, Streel répond que Rex n'est pas un objet mort, mais une volonté qui cherche sa voie, après avoir rompu avec l'ordre établi: "Rex n'est pas quelque chose de figé mais un mouvement  en pleine croissance, un être vivant qui fait effort vers sa perfection, change, se développe, s'insère à sa juste place dans le vaste monde, se définit peu à peu. C'est ce qu'il y a de plus émouvant dans l'histoire courte mais déjà mouvementée de Rex. Rex, c'est le drame d'une génération formée dans certains cadres spirituels et même matériels créés spécialement pour elle et qui, arrivée à âge de l'homme, ne réussit pas à prendre place dans une Société construite sur un autre type. Cette génération doit tout créer. Elle se lance dans toutes sortes de directions; de divers côtés, elle va à l'échec. Mais toujours, au cours de ses vicissitudes, elle est animée d'un intense vouloir-vivre qui fait le fond même de son âme et qui subsiste à travers tout. Peu à peu cette génération s'organise autour de Rex et lui remet ses espérances: c'est à Rex alors d'assumer les heurts et les contradictions de toute une jeunesse qui sait très bien ce qu'elle veut mais qui n'a pas encore réussi à trouver la formule exacte selon laquelle sa volonté se réalisera dans les faits".

 

Au moment où José Streel écrit ces lignes, Rex n'a pas encore abandonné l'idée d'investir le Parti catholique. Mais lorsque, quelques mois plus tard, la seconde partie de cette brochure -Positions rexistes-  est rééditée, on la trouve éloignée de tout ce qui exprimait encore l'indécision du jeune mouvement devant le Parti Catholique. Entretemps, Rex a dû choisir, se rendre à l'évidence que le Parti catholique ne peut que demeurer crispé sur ses bénéfices et s'est lancé dans le combat électoral, contre tous  les partis "traditionnels", qui bientôt feront front contre lui.

 

"Nous sommes le peuple", a écrit José Streel. "Nous ne sommes pas avec le peuple, nous ne venons pas au peuple: nous sommes le peuple lui-même qui se réveille et qui regarde avec audace et confiance l'avenir, parce qu'il veut vivre".

 

Et encore: "Que le travail soit sans joie, que la pratique des vertus familiales élémentaires exige de l'héroïsme, que des milliers d'hommes soient réduits à l'inaction et à la misère, que des milliers d'autres travaillent pour des salaires ridicules, que l'unique puissance soit l'argent, que la dictature de l'argent puisse émasculer tout un peuple et toutes les vertus qui font sa grandeur, voilà ce qui doit absolument cesser. Libérer l'homme de cette dictature de l'argent et permettre à ses vertus de s'épanouir dans une organisation sociale qui lui soit favorable, telle est notre volonté primordiale et pour la réaliser nous sommes prêts aux bouleversements nécessaires".

 

 

José Streel et la révolution du XXème siècle

 

En 1936, le Rexisme donne un fameux coup de boutoir dans les échafaudages démocratiques, ses militants font irruption dans l'enceinte parlementaire, le pays réel s'introduit au coeur du pays légal. Mais le Rexisme ne s'arrête pas en 1936, il ne s'installe pas dans son succès. L'ardeur avec laquelle il conteste la décrépitude et la vénalité de l'ordre bourgeois ne fléchit en rien. Jusqu'à la guerre, le rexisme se radicalise, il découvre toute la portée de son action.

 

Certes, on pourrait dire que les transformations qu'il connaît lui sont imposées de l'extérieur, par le barrage que dressent devant lui et autour de lui les institutions du régime. Mais ces obstacles, c'est le Rexisme lui-même qui les suscite, en ne démordant pas de sa volonté initiale et de son intransigeance absolue. Il n'est pas possible de le diluer, de l'enliser dans le sable des intrigues parlementaires. Car sa force réside au-dehors de la vieille bâtisse où des messieurs bavards règlent encore le sort du pays. Ce ne sont pas ces politiciens-rentiers, libéraux, sociaux-démocrates ou cléricaux, qui conduisent le Front populaire de Rex à marquer davantage les traits qui le désignent de plus en plus clairement comme un mouvement fasciste: le fascisme est la réponse nécessaire, authentique, à la stagnation démocratique. Et tout mouvement de révolution populaire qui s'appliquera jusqu'au bout à ne pas dévoyer son action, se découvrira tôt ou tard comme fasciste.

 

En 1941, José Streel reconnaît que, sans l'avoir voulu, le rexisme fut bien le visage qu'a pris dans son pays, la Révolution du XXème siècle.

 

Dans un style tout à la fois vif et carré, en guère plus de 200 pages, José Streel nous donne une synthèse qu'il juge lui-même provisoire, de cette Révolution du XXème siècle qu'il appelle aussi, indifféremment, le Fascisme, le national-socialisme, ou l'Ordre Nouveau. Je connais peu d'ouvrages de même sorte qui soient aussi clairs, aussi précis et aussi complets en même temps. On ne peut guère le comparer qu'à l'essai de Maurice Bardèche, Qu'est-ce que le fascisme?. C'est dire le prix de ce testament que notre camarade rexiste nous a laissé.

 

Je signalerai, cependant que, pour ma part, je n'adhère pas sans réserves aux positions que José Streel adopte sur certains points. Ainsi, José Streel me semble faire encore la part trop belle à cette notion fort vague de "propriété privée" qui, dès qu'elle se trouve posée comme principe, se gonfle à l'excès. Il me paraît attacher trop d'importance et attribuer trop de mérites à l'initiative capitaliste. Et croire avec une candeur excusable à la possibilité d'établir une distinction bien nette entre les capitalismes "industriel" et "financier".

 

A plus d'un titre, la Révolution du XXème siècle mériterait un examen approfondi, une analyse minutieuse: par ses richesses surtout, par les idées qui s'y trouvent esquissées, ces chapitres  appellent de plus longs développements et aussi parce que, comme José Streel le disait du Rexisme, le Fascisme est mouvement, et qu'il a à s'épurer le plus totalement des parcelles de pensée bourgeoise qui pourraient encore subsister en lui.

 

Les désaccords, j'aurais pu les passer sous silence. Mais le respect que j'éprouve pour chacun de nos morts est trop grand pour que je maquille de quelque sens que ce soit la pensée de l'un d'entre eux. De plus, rendre hommage à un militant fasciste ne consiste pas à poser des pots avec des fleurs aux environs de sa dépouille; ce qui importe, c'est que ce qui demeure de lui soit toujours prononcé.

 

Et je crois qu'il convient de ne pas se méprendre: en soulignant brièvement ces désaccords, je crains fort d'avoir induit le lecteur en erreur. J'ajouterai donc que, pour celui qui a tenu son ouvrage entre les mains, il est parfaitement impossible de confondre José Streel avec le plus hardi des adhérents d'un quelconque Front national, ou le plus échauffé des ligueurs de l'une ou l'autre Force Nouvelle. Ce n'est certes pas José Streel qui aurait pris Giscard d'Estaing ou Paul Vanden Boeynants pour le sauveur de la Patrie.

 

Les extraits ci-dessous permettront d'ailleurs mieux que tout autre commentaire, de prendre connaissance de la pensée de notre camarade.

 

 

 

"Des demi-révolutions ou des révolutions à froid comme tentèrent d'en faire von Schleicher en Allemagne, Gil Roblès en Espagne, Van Zeeland en Belgique, Carol en Roumanie manquent de la puissance créatrice d'une authentique explosion révolutionnaire: elles tournent vite à la consolidation du passé, dont elles doivent appeler les forces à leur rescousse, et n'apparaissent plus que comme une suprême tentative de ce passé pour survivre à lui-même. En dépit de l'imitation de certains rites et de certaines formules, ces parodies ne sortent pas de la poussée de l'histoire mais d'un artifice politique. Elles n'appartiennent pas à l'histoire de la révolution du vingtième siècle mais à l'agonie tourmentée d'un monde condamné par ses propres fautes et qu'aucun repentir tardif ne peut sauver".

 

"Il revient au peuple Italien d'avoir frayé la voie au régime de l'avenir. Ce sera la gloire impérissable de Benito Mussolini d'avoir, le premier, interprété correctement les exigences que la vie pose aux nations modernes et de leur avoir opposé des institutions et un style rigoureusement adaptés. Au milieu de difficultés inouïes, sollicité de toutes parts par des problèmes immédiats, intérieurs et extérieurs, il a gardé le sens de la ligne générale de l'histoire qu'il façonnait de ses rudes mains. En même temps qu'il sauvait son peuple de l'anarchie, son intuition de prodigieux constructeur l'orientait vers un type inédit de régime à la fois autoritaire et populaire, unissant l'ordre le plus hiérarchisé à la justice sociale et à la primauté du travail, fondé sur l'abnégation de chacun au profit de la communauté et sur la joie de faire une patrie plus grande, plus heureuse et plus forte. Au lieu d'être prisonnier de son succès politique, il l'a dépassé pour ne faire de la prise du pouvoir qu'un épisode préliminaire à une œuvre de pure création politique et sociale".

 

"Prisonnier de son système, le marxisme ne peut ainsi des artifices aux artifices et s'éloigne de plus en plus d'une observation directe de la réalité. Tout ce qui n'entre pas spontanément dans le schéma de la lutte des classes, il l'y insère bon gré mal gré, non sans défigurer notablement la nature des choses. (...) Il n'a vu l'éclosion des mouvements autoritaires dans toute l'Europe qu'à travers son optique particulière et s'est préoccupé de lui assigner une place dans la mécanique dialectique de la lutte des classes. De cette énorme explosion historique, il n'a retenu qu'un petit fait secondaire: dans certains pays, des magnats de l'industrrie lourde, animés exclusivement par une crainte panique du communisme, ont subventionné les mouvements fascistes à leurs débuts. Sur ce détail d'une valeur anecdotique, la pensée marxiste a échafaudé sa conception du phénomène le plus caractéristique de notre époque.

 

"Que ces mouvements se développent en général d'abord dans le milieu des classes moyennes, qu'après leur arrivée au pouvoir, ils s'appuient principalement sur la paysannerie et le monde ouvrier, que leurs mobiles fassent apparaître un anticapitalisme beaucoup plus virulent que celui du socialisme réformiste, que leurs réalisations concrètes soient empreintes d'un caractère nettement révolutionnaire et imposent les premiers et les plus lourds sacrifices aux féodalités financières, que rien, enfin, ni dans ce qu'ils sont ni dans ce qu'ils font, n'évoque une entreprise de réaction sociale, il ne semble pas que les penseurs marxistes s'en soient beaucoup préoccupés. Dès l'instant qu'ils avaient ramené dans le cadre de la doctrine un fait indiscipliné qui, après tant d'autres, en venait troubler la belle ordonnance première, il n'y avait plus à s'inquiéter. Reconnu, catalogué, étiqueté, le phénomène nouveau pouvait désormais être envisagé sereinement".

 

"De ce que l'ordre qui s'élabore est organique, naturel, en accord étroit avec l'évolution contemporaine, on ne devrait pas conclure qu'il était absolument nécessaire et que rien d'autre ne pouvait naître de la décomposition des formes de vie antérieures. Au lendemain de la guerre de 1914-1918 qui vit le suprême effort des valeurs libérales, démocratique et capitalistes, commença un processus d'élimination de ces valeurs ouvrant des possibilités à toute force nouvelle qui apporterait d'autres valeurs et réussirait à les imposer. Le fascisme n'était à l'origine qu'une de ces forces, celle qui, dans la situation de ce moment, paraissait avoir le moins de chances de s'imposer. Mais il avait pour lui de n'être en aucune façon engagé dans la matière de ce qui devait disparaître et d'être ouvert, prêt à tout intégrer. Il n'avait, dans une révolution, rien à perdre et tout à gagner. S'il a fini par emplir le champ de l'histoire de l'entre-deux-guerres au détriment des autres possibles, cela ne signifie pas que d'autres forces n'auraient pas pu le supplanter ni qu'il ne reste aucune trace de leur action. Rien n'était nécessaire sinon la décomposition du régime: mais cette décomposition dégageait de multiples hypothèses réalisables, dont la moins inquiétante n'était pas celle d'une décadence irrémédiable de l'Europe. L'historien qui voudrait faire revivre l'époque au cours de laquelle le fascisme est apparu et s'est affirmé comme phénomène caractéristique de notre siècle ne devrait pas négliger  plusieurs autres phénomènes qui constituaient autant de tentatives intéressantes et qui, malgré leur échec final, ont laissé des traces profondes. Du pacifisme, il subsiste un sens de la solidarité des peuples qui trouvera à s'employer lorsqu'au terme de la présente guerre, la révolution s'attaquera à la création d'une Europe organique. Du socialisme marxiste, il reste une armature syndicale éprouvée, une conscience collective, des habitudes de discipline corporative dans le monde ouvrier, un sentiment anticapitaliste et un besoin de justice sociale. Même dans les entreprises comme le Front populaire en France et en Espagne il  y avait, à côté d'une part d'astuce politicienne et de machinations soviétiques, une ardente espérance et un sentiment populaire puissant. Beaucoup de choses ne seraient pas possibles s'il n'y avait eu ces tentatives et tant d'autres vouées comme elles à un échec. Les fruits de ces tentatives ont dû être mis dans une bonne terre avant de renaître. Le courant de type fasciste ou national-socialiste a repris ce qu'il y avait de sain et de viable dans ces efforts et ces espérances. En lui se sont finalement intégrées la plupart des poussées de vie qui ont agité l'Europe depuis un quart de siècle".

 

"Trop souvent les forces religieuses, après avoir longtemps tardé à s'adapter à la situation créée par la révolution libérale du siècle dernier, s'y étaient installées ensuite si confortablement, bien que non sans grands inconvénients pour elles, qu'elles ont été surprises par les courants nouveaux que dégageait l'évolution historique. Les instruments qu'elle s'était forgés pour agir au sein de la société libérale et qui n'étaient que des moyens, voire des expédients, ont été revêtus d'un caractère sacré étranger à leur nature. De la sorte, il est apparu ci et là que les confessions religieuses, à qui cependant l'Europe était redevable des plus précieuses richesses de sa civilisation, empêchaient la cohésion populaire de se réaliser. D'où une lutte contre "le catholicisme politique" qui, justifiée en son fond, a quelquefois dépassé les limites que lui fixaient ses objectifs réels. Cependant, si on va au-delà de ces épisodes regrettables, rien n'existe qui justifie un conflit entre la révolution du vingtième siècle, sursaut de santé morale et spirituelle des peuples que contaminait un libéralisme destructeur, et la foi ou la discipline religieuse qui se trouvent, historiquement et actuellement à l'origine de cette santé. Il y a seulement d'une part paresse d'esprit et lenteur à s'adapter aux inéluctables transformations, d'autre part irritation devant une résistance injustifiée et une solidarité contre nature entre la religion et le libéralisme".

 

"Reprenant l'instrument politique de la société capitaliste, le socialisme crut l'adapter à ses fins par la simple extension du suffrage. Or ce fut l'Etat libéral qui peu à peu vida le mouvement socialiste de sa substance, le transforma à son image et l'utilisa à ses propres fins. Certains syndicalistes avaient vu le péril dès le début; mais en dirigeant contre le socialisme parlementaire une critique pertinente, ils ne lui opposèrent aucune formule d'action pleinement satisfaisante. En général d'ailleurs la pensée socialiste s'est révélée indigente dans tout ce qui concerne la technique politique. Cela vient sans doute de ce que, dans la plupart des pays, elle fut l'œuvre de libéraux "avancés" qui voyaient dans le socialisme l'achèvement, sur le plan des rapports sociaux, de l'œuvre d'émancipation amorcée au point de vue politique par la Révolution Française; il ne s'agissait pas, dans leur esprit, de réviser la révolution politique, considérée comme parfaite après la conquête du suffrage universel, mais de la prolonger".

 

"En quelques années, le socialisme prit en Europe la place que lui promettait le développement industriel des divers pays, comme un liquide emplit un récipient où on le laisse s'écouler. Mais le moment arriva vite où le progrès s'arrêta de la même manière que le liquide est retenu par les parois du récipient. (...) Sur le plan politique, le socialisme s'affirmait comme un parti entièrement acquis aux exigences de conformisme démocratique et soumis aux impératifs de l'électoralisme. Le "socialisme parlementaire" contre lequel s'étaient insurgés tant de socialistes clairvoyants de l'époque héroïque avait confirmé les prédictions pessimistes de ses adversaires. De moyen au service de la révolution prolétarienne, il était devenu une fin en soi dont les aspirations ouvrières n'étaient qu'une condition de succès. Il avait tout envahi. A ses yeux, les syndicats n'étaient que des machines à recruter des électeurs, les œuvres économiques, des instruments pour garder leur bienveillance, la justice sociale la matière d'un beau programme électoral. Si on excepte une certaine logomachie, les partis socialistes ne se distinguaient pas des autres formations politiques. Les idées, les sentiments, les désirs qui avaient motivé le socialisme étaient subordonnés à des considérations de tactique électorale. (...) Dans les dernières années, la solidarité était si complète entre le socialisme et la démocratie que la réalisation des objectifs socialistes était subordonnée à la défense de la démocratie. La bourgeoisie libérale avait trouvé le meilleur auxiliaire pour le maintien de ses privilèges dans la force qui naguère s'était dressée contre elle. Elle n'avait d'ailleurs aucun mérite dans ce qui aurait pu passer pour un chef d'œuvre d'astuce. Si le socialisme se mettait ainsi au service de la forme d'Etat qui était la doublure du capitalisme, c'est à cause de la carence de la pensée socialiste dans ce domaine. Le libéralisme avait annexé son adversaire sans l'avoir cherché, par le seul jeu terriblement corrupteur et désagrégeant de la mécanique parlementaire; le socialisme s'était laissé assimiler sans résistance et tandis qu'il se grisait de décevants triomphes électoraux, le courant de vie se détournait de lui, le laissant achever une existence de plus en plus parasitaire sur le corps du capitalisme libéral et le vouant à la même élimination inéluctable du champ de l'histoire.

 

 

 

Ces quelques paragraphes que je détache, presque au hasard du livre de José Streel, permettent-ils de se rendre compte de la valeur des leçons qu'il nous a léguées? Je l'ignore. Ils laissent du moins entrevoir quelques-unes des lignes principales de la synthèse qu'il a tenté d'établir: que le Fascisme est ouverture aux forces populaires, qu'il ne peut être une révolution venue d'en haut, faite par les détenteurs actuels du pouvoir; que l'adversaire principal reste le libéralisme. Et que le libéralisme a épuisé toutes ses rares vertus, qu'il est dépérissement et que le peuple qui ne parvient pas à s'en débarasser, dépérit avec lui.

 

Il y a trente ans, et pour avoir écrit ces choses, José Streel est mort. Mais la vérité qu'il a dite demeure, elle est entre nos mains. les trente années qui nous séparent du jour où José Streel a été fusillé sont des années de honte pour l'Europe, et celles qui viendront ne le seront pas moins. Elles le seront jusqu'à l'aube où cette vérité qu'il a dite s'échappera de nos mains, qui sera l'aube de la seconde Révolution fasciste.

 

Charles DREISER.

 

 

Bibliographie des ouvrages de José Streel

 

1) Les jeunes gens et la politique, Louvain, s.d. (1932), 2ème éd., Rex, Bruxelles, 37 pages.

2) Ce qu'il faut penser de Rex, Bruxelles, s.d. (1936), Rex, 149 pages.

3) Positions rexistes, Bruxelles, s.d. (1936), Rex, 32 pages.

4) La Révolution du XXème siècle, Bruxelles, 1942, Nouvelle Société d'Editions, coll. "Documents", 214 pages.

 

De larges extraits de Positions rexistes  sont repris dans l'ouvrage de Pierre Daye, Léon Degrelle et le rexisme (Paris, Fayard, 1937), cf. chapitre 4.

 

Notes

 

(1) Le mouvement rexiste jusqu'en 1940, p.72 (Paris, A. Colin, Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, n°165).

(2) Cf. J.M. Etienne, op. cit., p.37: "Le rexisme a une position beaucoup plus ouverte aux problèmes sociaux que le Parti Catholique dont il est issu. Il reprend à son compte le programme de la frange démo-chrétienne du Parti Catholique". Etienne insiste plus loin sur le fait que de nombreux militants rexistes proviennent de la démocratie chrétienne, ce qui explique, dit-il, la virulence de l'hostilité que les dirigeants démocrates-chrétiens éprouvent envers le Rexisme, par lequel ils se sentent menacés. Dès la fin de 1935, les sympathisants rexistes seront exclus de la LTC. N'oublions pas que, comme le rappelle Moulin dans la préface à l'ouvrage d'Etienne, le Rexisme dut se défendre contre l'accusation de "bolchévisme".