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vendredi, 27 juin 2025

Rome, l'argent, et nous

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Rome, l'argent, et nous

Claude Bourrinet

On a l’habitude, non sans raison(s), d’imputer la répugnance à valoriser l’argent, dans les pays de culture catholique, à la mise en relief de certains épisodes de l’Évangile, où Jésus manifeste un éloignement certain pour la richesse mobilière. Citons-en deux.

Il y a d’abord l’expulsion violente des marchands du Temple :

« Il trouva dans le temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons, et les changeurs assis. Ayant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, et renversa les tables; et il dit aux vendeurs de pigeons : Ôtez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. » (Jean, II, 14-16).

Nous trouvons aussi le passage où Judas reproche à une jeune femme, peut-être Madeleine, de « gaspiller » un flacon de parfum:

« Marie prit une livre d'un parfum de nard pur très cher, en versa sur les pieds de Jésus et lui essuya les pieds avec ses cheveux; la maison fut remplie de l'odeur du parfum. 4 Un de ses disciples, Judas l’Iscariot, [fils de Simon,] celui qui allait le trahir, dit: 5 «Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum 300 pièces d’argent pour les donner aux pauvres?» 6 Il disait cela non parce qu'il se souciait des pauvres, mais parce que c’était un voleur et, comme il tenait la bourse, il prenait ce qu'on y mettait. 7 Jésus dit alors: «Laisse-la! Elle a gardé ce parfum pour le jour de mon ensevelissement. 8 En effet, vous avez toujours les pauvres avec vous, tandis que moi, vous ne m'aurez pas toujours» (Jean ; 12-13).

Or, si l’on considère ce dernier épisode, on lui trouve d’étonnantes similitudes avec des traditions romaines très anciennes, comme nous allons le voir.

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Mais, avant tout, afin de démontrer que le point de vue catholique s’accommode beaucoup avec le socle romain, latin, nous constaterons que là où, historiquement, l’argent a été « émancipé », la Réforme s’y répandit, à savoir dans la zone septentrionale de l’Europe, où l’empreinte romaine n’avait pas été profonde. Certes, rétorquera-t-on, l’Italie du Nord et du Centre donna aussi un rôle considérable aux métiers d’argent. Il n’est qu’à songer aux banquiers florentins, et à la diffusion de la lettre de crédit. Mais, d’une part, cette région était depuis longtemps travaillée par des courants spirituels pré-protestants, comme les Vaudois, extrêmement critiques envers l’Église, et à tendance subversive. L’ordre franciscain réussit, en les détournant, à les réinsérer dans la Maison mère. Ces mouvement prônaient la pauvreté évangélique, et, en cela, se montraient fidèles au message christique, mais aussi invitaient à une lecture individuelle de la Bible, et l’on sait que le règne de l’argent repose sur une liberté totale de l’individu. D’autre part, l’Italie resta tout de même dans la sphère catholique, parce que, par la présence de Rome de la papauté, des digues furent érigées pour empêcher, comme en Espagne avec l’Inquisition réprimant les « Illuminés"  (los Alumbrados), le succès du protestantisme.

Le christianisme catholique, en Europe occidentale, se moula parfaitement dans le cadre administratif et mental romain. Quand ce qu’on allait appeler l’Orthodoxie de langue byzantine axait sa spiritualité sur la dimension mystique, le catholicisme, sans répudier évidemment cette dimension essentielle, privilégia une approche morale, à la suite de Saint Augustin, l’instituteur de la chrétienté occidentale.

Il est intéressant de faire un détour par la Rome païenne, du moins par celle qui précéda l’Empire, car ses valeurs rejoignent les principes catholiques, et sont restées vivaces, ne serait-ce que dans la nostalgie des Romains devenus les maîtres du monde, donc richissimes, tant parmi les classes privilégiées, que dans la Plèbe, le « peuple-roi » », qui, durant des siècles, profita des richesses de trois continents drainées vers l’Urbs. Ce regret des temps vertueux était une réprobation, quand même, du rôle immoral de l’argent.

Voilà ce que dit Grimal de cette Rome rétive au pouvoir de l’argent, qui ne comprenait pas, quand l’or tendit à remplacer l’argent, qu’une telle petite quantité de métal octroie autant de pouvoir, sans que le sang de la bataille s’y mêlât pour dominer les hommes. Il existe assurément une puissance vicieuse dans l’amour porté à cette matière. Nous verrons à qui était surtout destiné cet or.

A priori, il est tentant de placer sur le même plan les Romains et les Spartiates. Les Lacédémoniens, en effet, avaient adopté les loi de Lycurgue, qui répudiaient la richesse. L’argent était banni à Sparte, et une stricte égalité s’imposait entre les hommes libres. Toutefois, cette discipline éthique et politique visait à préserver la vigueur guerrière, d’autant plus que les homoï avaient face à eux une masse considérable d’esclaves à maintenir dans l’obéissance.

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Rien de cela à Rome. Non qu’on y ait à demeure des esclaves, mais ceux-ci n’étaient pas si nombreux avant les conquêtes du IVe siècle, et, en outre, Rome n’était pas une cité fermée : les esclaves étaient facilement affranchis, et ils n’étaient pas traités – malgré les propos provocateurs de Caton l’Ancien que l’on réprouvait – de façon inhumaine, en général. On cite par exemple le cas de Vedius Pollion, mort vers 15 av. J.C., qui voulut donner à dévorer un esclave à ses murènes. Pline l’Ancien et Dion Cassius content cette anecdote cruelle. L’esclave, qui se jeta aux pieds de l’Empereur, fut sauvé par Auguste. S’il y eut des révoltes d’esclaves, ce fut au 1er siècle avant J.C. (la révolte menée par Spartacus s’étend de 73 à 71), au moment où les petites propriétés avaient été élargies aux dimension de latifundiae exigeant une multitude d’esclaves réduits à l’état sauvage. Ajoutons que les Romains étaient des paysans qui travaillaient la terre, et même quand la Plèbe romaine s’adonna à l’oisiveté (ce qui n’était pas le cas du reste des habitants libres de l’Empire!), la figure du pasteur ou du laboureur resta comme un modèle d’humanité.

Toujours est-il que, pour les Romains, argent et pouvoir n’étaient pas nécessairement liés. Là, je suis l’analyse de Pierre Grimal.

Les « moralistes », comme Tite-Live ou Plutarque, ont évoqué les consuls qui refusaient l’or qu’on leur offrait, et retournaient à leur champs. Ce sont, bien sûr, des légendes, mais, comme toutes les légendes, elles se réfèrent à des valeurs reconnues, et comportent un fond de vérité, sinon de vraisemblance historique. Évidemment, cette attitude de refus de la richesse heurte nos habitudes. Mais, justement, la Rome ancienne nous est étrange.

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Les législateurs romains, dès le début, ont, en effet, réduit l’influence de la richesse mobilière. Ils échangeaient avec des moyens rudimentaires des lingots de fer. Allez donc commercer de par le monde, avec ça ! De plus, les tractations se réalisaient par l’intermédiaire d’un « libripens », ou, pour l’étranger, par l’intermédiaire d’un « non-Romain », d’une « greffier » officiel punique. Ce ne fut qu’en 289 que fut frappée une monnaie digne de ce nom.  Elle était en bronze.

Toutefois, par les conquêtes et la rencontre avec le monde hellénique, il fallut s’adapter. La Grande Grèce (la Sicile et l’Italie du sud), battait monnaie de façon « moderne ». On frappa donc d’abord des monnaies d’argent, puis, pendant la seconde guerre punique, des statères d’or.

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Mais l’État romain s’intégra à cette logique commerciale avec répugnance. Diverses mesures furent prises pour limiter la production de métaux précieux. On conserva même dans les coffres de l’État, sans les mettre en circulation, des quantités importantes de métaux précieux, ce qui empêcha qu’ils ne fussent captés par des particuliers.

De même, des ex-votos innombrables, dans les temples immobilisèrent cette richesse potentielle. De ce fait, l’or et l’argent prenaient un caractère sacré, car il était réservé aux dieux. Un vrai potlach supra-humain ! On retrouve donc, mutatis mutandis, notre Jean ; 12-13. En 275, un sénateur fut expulsé du sénat, pour avoir possédé une argenterie de 10 livres. Sur la table n’était tolérée qu’une salière en argent, car le sel était destiné à l’offrande précédant le repas.

Le luxe était donc réservé aux divinités. Orfèvres, fabricants de tissus onéreux mêlant or et pourpre, brodeurs, étaient au service des dieux. Et, ensuite, à celui des morts. Mais on limita le luxe vestimentaire des participants aux funérailles : il ne fallait pas que des citoyens manifestassent une trop grande supériorité. Ce qui comptait, à Rome, c’était la majesté du peuple romain, sa gloire, et le peuple se devait une solidarité, une union, une égalité qui renforçaient sa vertu civique. Argent et biens mobiliers étaient considérés comme secondaires.

Pour un paysan de chez nous, avant l'industrialisation des campagne, avant qu'il ne devînt un "entrepreneur agricole", il était honteux d'être endetté.

Plus étrange encore pour nous, Denys d’Halicarnasse nous apprend que Romulus avait divisé la Rome royale en deux groupes : les patriciens et les plébéiens. Les premiers étaient voués aux offices religieux et à la magistrature, les seconds à l’agriculture, à l’élevage, aux activités artisanales, au commerce. Les premiers avaient toutes les chances d’êtres plus pauvres, à la longue, que les seconds. Aussi, ce n’était pas la richesse qui séparait les citoyens, à Rome, mais les responsabilités. Les patriciens étaient du reste, des « patroni », et les plébéiens leurs protégés, qui avaient pour devoir de pourvoir à différents besoins de leurs protecteurs.

Quant à la propriété, elle n’était pas individuelle. Une grande partie des terres appartenait aux gentes, aux grandes famille, elle était collective. Seule une petite portion était laissée aux particuliers pour faire pousser de quoi nourrir les gens, comme un jardin potager, un verger.

Mais comme une bourgeoisie non-noble pouvait s’enrichir par le commerce – ce que ne pouvait pas faire les patriciens – elle constituait une puissance dangereuse. D’où la condamnation, de toute antiquité, du prêt à intérêt. Les dettes fragilisaient la structure sociale. Tout un système, du reste, avait été imaginer pour limiter les transferts de biens mobiliers. Je n’entrerai pas dans les détails.

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Paradoxalement, donc, jusqu’aux grandes conquêtes, la Rome classique eut tendance à s’opposer aux « riches ». Le pouvoir appartenait aux propriétaires terriens, ce qui est différent, car la terre ne rapporte pas autant que le commerce. Les Romains ont tout fait pour pérenniser la société agricole. L’État a confisqué le surplus financier, ce qui a permis les grands travaux que l’on connaît, et juguler l’activité potentiellement subversive des individus, pour peu qu’ils devinssent riches, ou qu’ils pussent le devenir. On comprend aussi la popularité des Gracques. Et du parti populaire. César et les futurs Empereurs n’auraient pas obtenu une assise populaire suffisante s’ils n’avaient pas repris à leur compte la nécessité de corriger les effets néfaste de la richesse excessive du particulier. L’Empire est un État redistributeur.

Quant à la réalité des choses, qui fait que, finalement, il y eut quand même des riches qui avaient le pouvoir, les Romains se tirèrent de ce piège inévitable en faisant que les plus riches aient plus de devoir, dans la guerre, dans la prise en charge de dépenses civiques considérables (l’évergétisme). Il faut que les riches paient ! est un dicton romain ! Ajoutons que les fortunes les plus considérables étaient taxées lourdement. Et les censeurs imposaient encore plus sévèrement les richesses mobilières.

Rome luttera toujours contre les influences venues du dehors. Et l'argent, le commerce sont des manifestations des sources étrangères de dissolution.

Pour finir, rappelons que l’idéal de pauvreté, du moins d’un certain dénuement, modèle puisé, outre dans l’Évangile, mais aussi dans la vie et la sagesse des philosophes antiques, se traduisit, parfois, à l’époque contemporaine, comme programme politique. L’un des inspirateurs de ce mouvement fut Rousseau, qui détestait l’argent, car il érigeait un obstacle dans le libre et authentique lien entre les personnes, et déséquilibrait la société.

Idée que reprendra Marx, dont je donne une assez longue - mais très significative - citation :

"L'argent en possédant la qualité de tout acheter, en possédant la qualité de s'approprier tous les objets est donc l'objet comme possession éminente. L'universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout-puissant... L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et le moyen de subsistance de l'homme. Mais ce qui sert de médiateur à ma vie sert aussi de médiateur à l’existence des autres hommes pour moi. Pour moi, l’argent, c’est l’autre homme (….).

61ROtjIof7L.jpgCe qui grâce à l'argent est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Ma force est tout aussi grande qu'est la force de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles - à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante, est annulé par l'argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l'argent me procure vingt-quatre jambes ; je ne suis donc pas perclus ; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l'argent est vénéré, donc aussi son possesseur; l'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. L'argent m'évite en outre la peine d'être malhonnête ; on me présume donc honnête ; je suis sans esprit, mais l'argent est l'esprit réel de toutes choses, comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d'esprit ? De plus, il peut acheter les gens spirituels et celui qui possède la puissance sur les gens d'esprit n'est-il pas plus spirituel que l'homme d'esprit ? Moi qui par l'argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de tous les pouvoirs humains ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? (…).

Si l’argent est le lien qui me lie à la vie humaine, à la société, à la nature et à l’homme, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas dénouer et nouer tous les liens ? N'est-il pas non plus de ce fait le moyen universel de séparation ? Il est la vraie monnaie divisionnaire, comme le vrai moyen d'union, la force chimique universelle de la société.

La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisation des impossibilités - la force divine - de l'argent sont impliquées dans son essence en tant qu'essence générique aliénée, aliénante et s'aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l'humanité." (Marx, Manuscrit de 1844).

Rousseau avait connu une éducation calviniste, à Genève, mais il avait aussi beaucoup lu Plutarque, comme toute sa génération. Voilà qui contredit Max Weber, qui voit dans l’éthique protestante la matrice du capitalisme ! Aux États-Unis mêmes, un fort courant contre l’argent s’est développé. Sans doute lors du mouvement hippie, dont il ne faut pas toujours caricaturer l'expression, il avait son romantisme sain,, mais on peut aussi citer Emerson et Thoreau, voire Kerouac, pour ne parler que du Nouveau Monde.

Il faut, chez nous, invoquer les mânes de Péguy.

Sans doute, quitte à passer pour un niais, la critique sans concession de l’argent en tant que tel pourrait-elle nourrir un programme politique susceptible d’abattre la société actuelle, si nuisible, si inhabitable.

12:04 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : histoire, rome, argent, antiquité romaine, rome antique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook