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jeudi, 13 juin 2013

Anarchie et Christianisme de Jacques Ellul

"Anarchie et Christianisme" de Jacques Ellul

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com/

anarchie et christianisme.jpgAnarchie et Christianisme, deux gros mots pour certains, deux mots inconciliables pour d’autres. Jacques Ellul ne s’y trompe pas et l’écrit lui-même en introduction:

« La question ici posée est d’autant plus difficile que les certitudes à ce sujet sont établies depuis longtemps, des deux côtés, et jamais soumises à la moindre interrogation. Il va de soi que les anarchistes sont hostiles à toutes religions (et le christianisme est de toute évidence classé dans la catégorie), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l’anarchie, source de désordre et négation des autorités établies. » (p.7)

Jacques Ellul aborde ici deux sujets qui lui tiennent à cœur. L’auteur est surement un des plus brillants intellectuels d’après-guerre. Spécialiste de Marx il prend pourtant parti pour la mouvance anarchiste. Protestant, il brosse une vision d’un christianisme qui se rapproche du christianisme des origines, ce « bolchevisme de l’Antiquité » qu’a tant fustigé la Nouvelle Droite. Il demeure aussi un spécialiste du droit romain et un critique de la pensée bourgeoise et de la technique. Il est l’auteur, à la suite de Léon Bloy, d’Exégèse des nouveaux lieux communs (1966).

Anarchie et Christianisme est un livre assez court, 160 pages environ dans l’édition dont je dispose. Encore une fois, il est assez appréciable de pouvoir lire des livres synthétiques, sans que cela dénature la pensée ou le propos de l’auteur. Deux grandes parties structurent cet ouvrage. Tout d’abord le Chapitre Ier : L’anarchie du point de vue d’un chrétien puis le Chapitre II : La Bible, source d’anarchie.

L’auteur commence par poser les bases de son anarchisme : « Si j’écarte l’anarchisme violent, reste l’anarchisme pacifiste, antinationaliste, anticapitaliste, moral, antidémocratique (c'est-à-dire hostile à la démocratie falsifiée des Etats bourgeois), agissant par des moyens de persuasion, par la création de petits groupes et de réseaux, dénonçant les mensonges, les oppressions, avec pour objectif le renversement réel des autorités quelles qu’elles soient, la prise de parole par l’homme de la base, et l’auto-organisation. Tout cela est très proche de Bakounine. » (p.24)

Cette partie est d’ailleurs remarquablement intéressante car Jacques Ellul plaide pour des actions de rupture avec la société. L’auteur donne un certain nombre de domaines : refus de l’enseignement obligatoire, du service militaire, des vaccinations, de la police, retour à la terre, … et donne l’exemple d’un ami à lui, persécuté par l’administration pour avoir refusé de vacciner son bétail… Lorsque nous voyons le chemin parcouru depuis, avec les normes toujours plus drastiques de l’UE, soutenu par les lobbies pharmaceutiques, chimiques, etc…, on ne peut que saluer la clairvoyance de ces quelques lignes. D’ailleurs, la profondeur de sa pensée s’exprime en ces quelques mots : « Bien attendu, ce ne sont que des petites actions, mais si on en mène beaucoup, si on est vigilant, on peut faire reculer l’omniprésence de l’Etat. Compte tenu que la « décentralisation » menée à grand bruit par Defferre a rendu la défense de la liberté beaucoup plus difficile. Car l’ennemi ce n’est pas l’Etat central aujourd’hui, mais l’omnipotence et l’omniprésence de l’administration. » (p.28). Décédé en 1994, Jacques Ellul n’aura pas eu le temps de mesurer les effets dévastateurs du traité de Maastricht soutenu par la gauche (y compris Mélenchon). Lui le pourfendeur de l’administration et des techniciens… traité qui rajoute des contraintes à celles dénoncées par Ellul dans l’action des mouvements dissidents. Par ailleurs, comme le rappelle l’auteur « qui paie, commande ! » (p.29). Une phrase qui devrait restée gravée dans les esprits, car elle est non seulement au cœur du rapport de domination capitaliste, mais également plus largement dans la plupart des rapports de domination entre les hommes.

Ces quelques pages sur l’anarchisme sont très vivifiantes pour accroître certaines réflexions quant aux façons d’agir. Jacques Ellul aura écrit avant l’avènement d’internet, qui constitue aujourd’hui un formidable moyen de contournement de l’Etat et de diffusion des idées comme le sont les radios internet (Méridien Zéro) ou les différents blogs (Novopress, Zentropa, …). La technologie peut avoir du bon…

La deuxième partie, La Bible, source d’anarchie défend la thèse selon laquelle le message du Christ, puissamment révolutionnaire, s’oppose aux différentes formes de domination de l’homme par l’homme selon le sens composé à partir du grec an-arkhé. Cette partie se présente donc comme une forme d’exégèse et s’attarde aussi sur la Bible hébraïque, problématique de ce point de vue, en raison de l’omniprésence des figures royales. Jacques Ellul fait aussi œuvre d’historien, en replaçant le message christique dans son contexte et particulièrement dans celui de l’affrontement avec le pouvoir romain et le pouvoir hérodien, dépendant des Romains. Un élément est particulièrement intéressant dans cette partie du livre, la réflexion sur le Diable, bâti sur le terme grec diabolos, qui signifie « le diviseur ». Pour Ellul, « l’Etat et la politique sont facteurs de division entre les hommes ». Cette réflexion pourrait faire écho à cet extrait de l’Epitre aux Galates de Paul de Tarse : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. » Un chrétien doit donner sa priorité à la Foi et tenter de rompre les barrières qui divisent l’humanité. La sous-partie Apocalypse est d’ailleurs très claire sur ces différents points d’après l’auteur : « […] il y’a une opposition radicale entre la Majesté de Dieu et toutes les puissances et pouvoirs de la terre (d’où l’erreur considérable de ceux qui disent qu’il y’a continuité entre le pouvoir divin et les pouvoirs terrestres, ou encore, comme sous la monarchie, qu’à un Dieu unique, tout-puissant, régnant dans le ciel, doit correspondre sur Terre un Roi unique, également tout-puissant ; l’Apocalypse dit exactement le contraire !) »

Nous ne doutons pas que cette seconde partie, dont nous vous laissons découvrir l’intégralité de la réflexion, pour éviter les raccourcis, suscitera des débats autant au sein des Chrétiens, qu’au sein de tous ceux qui sont attachés à leur terre, à leur patrie.

Ce qui me frappe dans la lecture de ce petit livre, c’est qu’on y trouve une pensée qui s’oppose en bien des points à ce qui fut celle de la Nouvelle Droite et en particulier de celle de Dominique Venner qui notait dans le Choc de l’histoire ou encore dernièrement dans son testament politique que l’Europe n’avait pas de religion identitaire (à l’inverse, par exemple, de l’Inde). La ND proclame une pensée très marquée par le paganisme et l’importance de la hiérarchie (aristocraties), là où Ellul en chrétien sincère s’y oppose. Pourtant, je dois bien admettre que la pensée d’Ellul est fortement « séduisante » car elle présente un christianisme qui s’oppose dans ses bases au monde dans lequel nous vivons et qui offre l’espérance.

Que l’on s’intéresse à la pensée anarchiste, au christianisme ou qu’on cherche quelques « cartouches intellectuelles », la lecture d’Anarchie et Christianisme s’impose. C’est aussi un moyen d’entrer en contact avec la pensée de Jacques Ellul avec ce qu’elle a de plus profonde : sa foi chrétienne.

Jean

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vendredi, 02 décembre 2011

Céline et la question de l’anarchie

Céline et la question de l’anarchie

par Charles-Louis Roseau

Ex: http://lepetitcelinien.blogspot.com/

« De droite » ou « de gauche », on a souvent qualifié Louis-Ferdinand Céline d’anarchiste. Le romancier, quant à lui, se réclamait parfois de ce mouvement. Pourtant, on sait bien qu’il est peu prudent de prendre les dires de l’auteur pour argent comptant, ce d’autant que les assertions céliniennes de la veille sont souvent démenties par les déclarations du lendemain. J’admire infiniment les auteurs qui ont la patience et la culture suffisantes pour décortiquer la pensée politique de Céline et la présenter comme un tout cohérent, systémique, comme une sorte de mécanique dans laquelle chaque rouage s’ordonne et s’ajuste aux engrenages qui précèdent et qui suivent. J’avoue, en ce qui me concerne, ne pas parvenir à m’élever suffisamment haut pour jeter sur le discours politique célinien un regard synthétique. Ce qui me rassure, en revanche, c’est que les études confirment, en les étoffant de maints exemples et arguments, une intuition qui m’assaille dès qu’il s’agit d’analyser le raisonnement célinien. Je parle évidemment de la tendance contradictoire permanente sur laquelle le romancier a bâti son discours. Céline n’est jamais tout à fait « de droite », ni « de gauche ». Jamais tout à fait « fasciste », ni complètement « anarchiste ». Souvent un peu « patriote », mais parfois absolument « antimilitariste ». Les concepts politiques forgés depuis le XVIIIe siècle à grand renfort de nuances, d’alinéas et d’exceptions qui confirment la règle, seraient-ils inaptes à qualifier une réalité terriblement complexe ? Ou, peut-être, est-ce le discours célinien, dont les échos innombrables ponctuèrent les péripéties politiques du siècle dernier, qui, trop alambiqué, refuse de rentrer dans les cases de la boîte à classification ?

J’ai été formé à l’Université française. Ma logique argumentative en a pris les plis et les défauts. Je refuse d’avouer mon incompétence. Je ne sais pas dire que je ne sais pas. Alors, plutôt que d’affronter l’énigme de face, je la contourne. Comme on dit : « je déplace le problème ». L’objectif n’est alors plus de cataloguer la pensée politique célinienne, mais plutôt d’interroger cette impossible catégorisation. À plusieurs reprises, j’ai évoqué une stratégie d’écriture établie par l’auteur afin de se conformer aux attentes versatiles de son lectorat. Ce pouvait être, selon moi, l’une des causes de la tempérance ou des revirements politiques de l’auteur. Cela pouvait aussi expliquer le plongeon soudain dans la dérive antisémite.

Qu’en est-il de l’anarchie chez Céline ? Céline est-il anarchiste ? Je l’avoue tout de suite : ce n’est pas à cette dernière question que j’entends répondre. Je me souviens d’une étude que j’ai faite en 2007 à propos des anarchistes francophones sur Internet (1). J’avais envoyé un questionnaire aux webmasters de tous les sites dignes d’intérêt répertoriés sur la toile. L’un d’entre eux m’avait répondu : « Juste un conseil, ne vous lancez pas dans les tendances de l'anarchisme, vous risqueriez d'y perdre votre tête, conservez juste les affiliations, cela suffira à votre propos, les unes ne reflétant pas les autres. Des gens de la même tendance pouvant être soit à la fois, soit séparément dans diverses organisations ou groupe ou revue ou, ou, ou… La mouvance libertaire est, comme les sables, mouvante. » J’ai gardé ce conseil dans un coin de ma tête. Encore aujourd’hui, je ne manque pas de l’appliquer ; cela m’évite de dire des bêtises. Pour se prononcer sur l’anarchisme de Céline, il faudrait donc concevoir clairement et l’homme et le concept… J’en suis malheureusement bien loin. Alors que faire ? M’arrêter ? Le lecteur qui, entamant cet article, se réjouissait d’avance à l’idée de pouvoir « ranger » Céline dans une mouvance, sera sans doute déçu. Il peut en rester là. Celui qui, au contraire, se demande pourquoi on cherche encore à savoir si Céline est anarchiste, celui-ci, qu’il n’hésite pas à me suivre.

L’anarchisme est l’un de ces courants politiques sur lesquels plus on lit, moins on en sait. Quelle que soit l’approche, chaque livre allonge la liste des complexités, des nuances et des diversités internes. Cela ne facilite vraiment pas la tâche, surtout quand il convient d’être synthétique. Historiquement, la définition moderne et politique de l’anarchie naît avec l’État-nation. C’est après la Révolution française, et, plus particulièrement, au cours du XIXe siècle, que le mouvement, ses penseurs et ses principes se sont peu à peu mis en place. Mais quels principes au juste ? Si l’on en croit les auteurs de L’Encyclopédie anarchiste : « Ce qui existe et ce qui constitue ce qu’on peut appeler la doctrine anarchiste, c’est un ensemble de principes généraux, de conceptions fondamentales et d’applications pratiques sur lesquels l’accord s’est établi entre individus qui pensent en ennemis de l’autorité et luttent isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales qui découlent de celle-ci. Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés d’anarchistes, mais tous ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c’est la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions fondées sur ce principe. (2) » Cette définition pour le moins générique qui, tout en suggérant des sous-ensembles, se garde bien de les détailler, semble englober le cas célinien. En effet, on connaît les critiques que l’auteur adresse à la morale, à la religion, au capitalisme, à la démocratie et au militarisme. L’empreinte anarchiste est d’autant plus vivace, chez Céline, qu’il en est de la littérature comme de la vie : la première impression est souvent la plus vivace. Dans cette perspective, Voyage au bout de la nuit, le roman liminaire, celui par lequel tout lecteur commence son périple célinien, n’en finit jamais d’orienter les opinions. Il est sans doute le roman le plus réaliste de Céline. L’auteur y fustige la guerre, y dénonce la marchandisation des hommes, la misère des classes populaires, les méfaits du colonialisme et du capitalisme… De ce fait, il a été et est toujours perçu comme un roman politique, à tendance populiste, dont l’auteur refusait de prendre parti. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les échos parus dans la presse à partir de 1932 (3) : on y parle de roman révolutionnaire, de cri, de souffle nouveau, de peinture réaliste et misérabiliste… À l’époque où chaque intellectuel se devait de choisir un camp et où le communisme figurait la seule expression envisageable de la révolte, tout individu qui, bien qu’ayant des sympathies pour les idées révolutionnaires, refusait de s’encarter, se voyait dédaigneusement taxé d’anarchisme (4) . N’est pas le cas de Bardamu qui, dans les premières pages de Voyage au bout de la nuit, se voit traiter d’ « anarchiste » parce qu’il refuse de défendre la « race française » chère à Arthur Ganate ? C’est donc par défaut que Céline est devenu anarchiste, un peu comme ces étrangers que l’on traitait de « rastaquouères » à la fin du XIXe siècle. Parce qu’il convenait de lui donner une étiquette, mais qu’aucune ne lui correspondait véritablement.

Pourtant, à y regarder de plus près, de l’anarchiste, Louis-Ferdinand Céline n’a que la posture. Très vite, il se présente comme le reclus, le révolté incompris dont la parole rebelle perturbe la bienséance et l’équilibre politique établi. Tout au long de sa carrière, il alimentera cette image d’insoumis, d’abord par ses discours, puis, à la fin de sa vie, à l’aide de photos le représentant en guenilles, lui, l’homme du peuple, dans son « en-dehors » de Meudon. Il y a en effet une forme d’anarchisme ostentatoire chez Céline, mais qu’on ne s’y trompe pas, elle n’entretient aucun rapport avec le politique. Car « la vérité de ce monde, c’est la mort », et il n’y a rien à espérer, rien à construire, rien à autogérer, tant l’homme est viscéralement pourri. La seule once d’anarchisme présente chez Céline, on la doit donc, je pense, à son incroyable égoïsme. À cette indestructible conviction qui fait de l’ego la seule réalité possible, le point de départ et le critère de tout jugement. Il faut relire les lettres d’Afrique (5) pour saisir l’émergence de cette individualisme égocentrique et contestataire qui inscrit Destouches dans la droite lignée du philosophe allemand Max Stirner (6) et de certains de ses homologues français, à commencer par Georges Palante… On parlera alors d’anarchisme « littéraire », « philosophique », « apolitique », « du mépris », « de droite »… N’en reste pas moins qu’il s’agit avant tout d’une posture : d’un « être au monde » ostensible qui n’engage que soi.

L’anarchiste par défaut, c’est aussi l’individu qui « fréquente le milieu », cette nébuleuse gauchisante difficile à cerner pour celui qui la regarde de loin. Or Céline a toujours entretenu une relation ambivalente avec les anarchistes, acceptant leurs éloges sans répondre à leurs invitations, applaudissant leurs idées sans pour autant y adhérer totalement. Le 18 mars 1933, Céline adresse une lettre à Elie Faure qui, beaucoup moins radical que son oncle Elisée Reclus, s’est rangé aux côtés des socialistes. Le romancier y explique son refus de suivre l’Association des Ecrivains et des Artistes révolutionnaires, alors sous le patronage du PCF: « Je me refuse absolument à me ranger ici ou là. Je suis anarchiste jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été et je ne serai jamais rien d’autre. Tous m’ont vomi, depuis les Inveszias jusqu’aux nazis officiels, Mr de Régnier, Comoedia, Stavinsky, le président Dullin, tous m’ont déclaré imbuvable, immonde et dans des termes à peu près identiques.» (7). Quelques mois plus tard, c’est au tour des libertaires de courtiser l’auteur de Voyage. Connu pour ses positions antimilitaristes qui lui valurent l’exil, le beau-fils du polémiste anarchiste Laurent Tailhade, Pierre Châtelain-Tailhade, s’adresse à Céline en ces termes : « Descendez dans la "rue des hommes"; allez serrer de ces mains jeunes, Céline, de ces mains qui, lorsqu'elles battront la générale pour le rassemblement des espoirs, ne la battront pas sur des tambours voilés ! » (8). Mais l’auteur de Voyage ne semble pas séduit et préfère garder ses distances. Comment, dès lors, comprendre ce curieux manège ? Pourquoi se prétendre anarchiste devant ceux qui ne le sont pas, et refuser de suivre ceux qui le sont vraiment ? C’est sans doute que le terme possède une définition très souple et qu’il renvoie une image dont le reflet brille différemment selon l’angle depuis lequel on le regarde. Ce rapport indécis se poursuit d’ailleurs après la Seconde Guerre mondiale. Dans une lettre à Albert Paraz datée du 14 novembre 1949, Céline déclare : « Vive l’Anarchie nom de Dieu Pour être un bon anarchiste il faut avoir tenu bon en tôle. (9)» Quelques jours plus tard, il modère pourtant son élan : « J’aime bien les anarchistes mais cette idolâtrie des grandes figures est niaise. C’est l’impuissance mentale. Ils remarquent ceux qui ont souffert pour la cause 2 siècles trop tard et encore tout de travers ! ou pas souffert du tout ! On est dans la connerie ». C’est aussi à cette même époque que l’on voit réapparaître les noms de fervents défenseurs de l’anarchie dans la correspondance de l’auteur. Michel Ragon, par exemple, proche de la Fédération Anarchiste, mais surtout, Louis Lecoin, théoricien de l’ « objection de conscience » et pacifiste viscéral coutumier de l’insoumission et des prisons. De ce dernier, isolé au Danemark, Céline reçoit quelques exemplaires de la revue Défense de l’Homme, dont le numéro de février 1950 a d’ailleurs proposé une étude favorable à Céline (10). Paradoxalement, la presse anarchiste fait paraître une enquête assez conciliante à l’égard de l’écrivain taxé de collaborationnisme. Publié entre le 13 et le 27 janvier 1950 sur trois numéro du Libertaire, l’organe du Front communiste libertaire, « Que pensez-vous du procès Céline ? », laisse la parole à des écrivains, des journalistes ou des peintres dont la popularité n’est nullement contestée. On recense notamment les textes de Louis Pauwels, de Marcel Aymé, de Jean Dubuffet, d’Albert Camus, de René Barjavel ou encore de Jean Paulhan. Ce dernier écrit : « Si l’anarchisme est un crime, qu’on le fusille. Sinon qu’on lui foute une fois pour toute la paix ». Prononcés par un homme de lettres et d’idées, ces propos ont sans doute déplu aux militants pragmatiques qui n’ont pas manqué de souligner la primauté de certaines réalités politiques et sociales. L’enquête se clôt notamment sur une lettre signée par cinq activistes du groupe Sacco-Vanzetti de la Fédération anarchiste. Voici ce qu’on y lit : « En admettant même que Céline ait « la meute au cul », cette meute ne nous paraît pas comparable à celle qui s’acharne contre les persécutés sociaux d’Espagne, de Bulgarie, de Bolivie, de Grèce, d’Europe orientale, des Indes, du Vietnam ou, sans aller si loin, d’Afrique du Nord et de France (voir mineurs, déserteurs, etc.) » (11).

[Photo :Louis Lecoin] L’anarchie célinienne, me semble-t-il, fonctionne comme un trompe l’œil : réaliste de loin et improbable de près. Si l’auteur aime à paraître anarchiste, il ne voit aucun intérêt, je pense, à l’être concrètement. Les anarchistes, quant à eux, n’ont pas l’air de considérer le romancier comme un porte-parole. Et, quand, touché par tel ou tel discours, l’un des leurs se tourne vers l’écrivain, la main ne reste jamais longtemps tendue. L’usage de la référence anarchiste se situe donc ailleurs que dans le champ du politique et de l’engagement solidaire. Il relève au contraire d’une stratégie personnelle, voire tout à fait intime, liée à des vertus symboliques et esthétiques. Dans son essai sur Céline (12), Michel Bounan présente l’écrivain comme un conservateur antisémite et réactionnaire qui se serait sciemment « déguisé » en anarchiste pour mieux véhiculer ses idées. Sans tomber dans les excès d’une telle démonstration, il ne me semble pas déplacé de retenir la thèse du travestissement utilitaire. Comme il le fit pour son statut d’ancien combattant, Céline se serait donc fabriqué, ou simplement contenté d’entretenir, une image d’écrivain anarchiste. Il faut bien reconnaître que la verve révolutionnaire de ses premiers romans, tout comme le récit fantasmé de son enfance populaire et son statut de clochard céleste, ont contribué à alimenter la veine populiste qui participe de la symbolique anarchiste. De même, sa position d’écrivain frondeur, ses frasques judiciaires, son exil et son passage en prison le rangent, du moins en apparence, aux côtés des réfractaires. Pour le non-initié, ou pour l’intellectuel libertaire davantage soucieux de la posture que de l’engagement pratique, Céline pouvait donc aisément passer pour un anarchiste. Mais comment expliquer ce camouflage... Dont je ne saurais même pas m’aventurer à dire s’il était conscient ou non ? À y regarder de plus près, l’idéologie libertaire, vidée de ses applications pratiques, figure l’aboutissement de la marche initiée au siècle des Lumières. Les notions de critique, d’individu et de libre-pensée, qui s’inscrivent au cœur même de la mouvance libertaire, sont également des gages de qualité qui surent s’imposer dans l’histoire politique et littéraire. Dans cette perspective, l’étiquette anarchiste possède des vertus fédératrices qui ne purent que servir les intérêts du romancier. De plus, si l’anarchie reste un concept d’autant plus nébuleux qu’on le regarde de loin, il n’en reste pas moins une pensée politique légitime, humaniste, voire romantique, que seuls les réactionnaires d’un autre temps remettent radicalement en cause. De ce point de vue, Céline avait quelques avantages médiatiques à passer pour un anarchiste : d’abord parce qu’il est inconcevable d’être simultanément libertaire et fasciste. Mais aussi, parce qu’ainsi, sa cause devenait encore plus noble et tolérable.

Il est toujours malvenu de conclure une réflexion sur une série d’hypothèses. Les certitudes, comme le meilleur, sont pour la fin. Je souhaiterais donc clore cet article sur un lien qui, sans aucun doute, rapproche Céline de l’anarchie. Cette attache d’ordre esthétique a été étudiée en détails par Yves Pagès dans son livre sur la pensée politique de l’auteur (13). Il s’agit de l’influence des anarchistes de la Belle Epoque sur l’œuvre célinienne. Plutôt que de résumer cette brillante étude, j’invite le lecteur à la parcourir. Il y découvrira combien le jeune Destouches dut être impressionné par la série d’attentats anarchistes qui ponctuèrent son enfance et sévirent souvent dans son quartier. Il y croisera les figures de Caserio, d’Emile Henry, d’Auguste Vaillant, de Liabeuf, ou encore de tous ceux qui formèrent la bande à Bonnot. Les polémistes insoumis aussi : Libertad, Zo d’Axa… Étrangement, certains de ces personnages semblent refaire surface dans l’œuvre célinienne. On pense évidemment à Bardamu, mais aussi au Borokrom de Guignol’s Band. Dès lors, on ne peut que tomber d’accord avec Yves Pagès. Le projet littéraire célinien est semblable aux combats de ces libertaires accrochés au tournant des siècles. C’est une révolte individuelle perdue d’avance.
Un cri populaire d’autant plus déchirant qu’il est conscient de sa propre fin. L’acte d’un forcené assiégé qui refuse de se rendre.

Charles-Louis ROSEAU
Le Petit Célinien, 19 novembre 2011.


1 - Charles-Louis Roseau, Les Anarchistes francophones et Internet, Mémoire de Master sous la direction de Véronique Richard, Centre d'études littéraires et scientifiques appliquées (Celsa), Paris IV – La Sorbonne, 2007.
2 - Sébastien Faure (sous la direction de), Encyclopédie anarchiste, Paris, Œuvre internationale des Éditions anarchistes, 4 Vol, 1934-1935.
3 - André Derval – textes réunis et présentés par – Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, Critiques 1932 – 1935, Paris, Ed. de l’IMEC, 1993.
4 - Le 9 décembre 1932, Paul Nizan écrit dans l’Humanité : « Céline n'est pas parmi nous : impossible d'accepter sa profonde anarchie, son mépris, sa répulsion générale qui n'acceptent point le prolétariat. Cette révolte pure peu le mener n'importe où : parmi nous, contre nous ou nulle part. Il lui manque la révolution.» Cité dans Ibid., p. 61.
5 - Louis-Ferdinand Céline, Cahiers Céline n°4Lettres et premiers écrits d’Afrique 1916 – 1917, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Dauphin, Paris, Gallimard, 1978.
6 - Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Lausanne, l’Âge d’homme, 1972. Paru en Allemagne en 1845, ce livre a été traduit pour la première fois en français en 1899.
7 - Cité dans Lettres, édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2009, p. 416.
8 - Cité par Bruno Jouy dans Voyage au bout de la nuit, Etude d’une réception, Thèse de Doctorat sous la direction de Pierre Lainé, Université de Bretagne occidentale, 1992.
9 - Lettres, Op. cit., p. 1243.
10 - Jean Vita, « Céline et l’enfance », dans Défense de l’Homme, N°17, février 1950, p.25-27. Dans cet article initialement paru en 1944, l’auteur présente Céline comme un « anarchiste ».
11 - Une synthèse complète de cette étude publiée sur trois numéros est disponible sur : http://florealanar.wordpress.com/2011/01/26/un-peu-dhistoire/
12 - Michel Bounan, L’Art de Céline et son Temps, Editions Allia, Paris, 2004.
13 - Yves Pagès, Les Fictions du politique chez L.-F Céline, « L’Univers historique », Paris, Le Seuil, 1994.

vendredi, 24 septembre 2010

Interview: Anarcho-Primitivist Thinker and Activist John Zerzan

Interview: Anarcho-Primitivist Thinker and Activist John Zerzan

By Alex BIRCH

Ex: http://www.corrupt.org/

Anarcho-Primitivist Thinker and Activist John ZerzanJohn Zerzan is one of the leading advocates of the anti-civilization movement, communicating through speech, literature and action that modern society is unsustainable and harmful to our psychology and freedom. Following in the footsteps of Theodore Kaczynski, Zerzan is a radical anarcho-primitivist and believes that we must get rid of civilization itself, returning to a very simple lifestyle close to nature. His ideas confront commonly held beliefs about primitive people and about our path towards progress.



When was the first time you seriously began to question modern civilization?

I began to question civilization by the early '80s. Began the route to this in the '70s when I was looking at the beginnings of industrialism in England, which led to certain conclusions about the nature of technology (that's it's always about values, never neutral). This went on to thinking about division of labor and soon I was confronted by the nature of civilization. About when Fredy Perlman was making similar conclusions.

Most people today would agree that we live in troubled times, but few would dare to claim the system is fundamentally flawed. What makes you defend the radical viewpoint that we cannot reform civilization to better meet our needs and the future health of our planet?

Freud saw civ [Editor's note: civilization] as the cause of neurosis (Civ and its Discontents), Jared Diamond called domestication (the basis of civ) "the worst mistake humans ever made." It isn't so hard to come to a radical conclusion about it; what is harder is to project an alternative.

A big part of your criticism against civilization is that it gives birth to hierarchies and inequalities. Is it possible for humans to completely get rid of social power structures?

I think it's possible to get rid of the structures; afterall. Homo didn't seem to need them for more than two million years. Power structures emerge quite recently really. That is with domestication, followed swiftly by civ.

Kaczynski arrestedGerman anthropologist Hans-Peter Dürr made a study during the 80’s, which described primitive tribes in modern time displaying extreme social guilt over nakedness and sexuality. Aren’t there other countless examples of primitive tribes where social and cultural norms uphold power and gender structures as part of everyday life?

Primitive is a fairly useless term. The watershed is whether or not people practice some domestication. This sounds simplistic but it holds true universally. Think of a behavior or attitude that we might call negative. Did it exist before domestication? No is the simple answer.

Theodore Kaczynski rejected leftism, because he believed it would inevitably support collectivism, and thus, the growth of large-scale societies. Do you agree with him or have you chosen a different ideological path?

I do agree with that. I am anti-leftist. ('Post-leftist' is a phoney term signifying about nothing.)

Kaczynski also famously claimed that technology creates incentive for its own continued growth. Is technology a necessary evil, or is primitive technology in small-scale communities acceptable, as long as it doesn’t develop into industrial forms?

Tools are fine, that which has little or no division of labor/specialization. Systems of technology are a 'necessary evil' if you want eco-disaster and barren techno-cultures (like this one).

Let’s say we had the possibility of returning to local, self-sustaining communities tomorrow. Would we be able to regulate or prevent communities to unite and begin developing better technology and more advanced lifestyles?

Given what we know about the bad results of political and technological development I would think that people would not want to replicate that path.

IndustrialismYou’ve said that the “symbolic thinking” of modern man, including language, mathematics and time, limits and oppresses our freedom. What do you believe led up to the development of these things—why did humanity choose civilization culture and not primitive culture? Do we have a choice at all?

My guess is that the very, very slow movement of division of labor crept up on humans and set the stage for domestication. All of society moves along together so that it is hard to reverse things - which is a big reason technology never goes backward. The whole question of the symbolic is connected, I think, to the movement of alienation. Unless it's just a coincidence that both seemed to have come along together.

Kaczynski argues that we need to destroy key elements of industrial society in order to return to a pre-industrial order. Do you believe this is realistically possible, and if so, are there ethical limits to radical activism against the current order?

I think the elements need to be destroyed but if the population wants technology it will likely, I'm afraid, simply be re-installed. So the challenge is deeper than just physically destroying the stuff. The limits of militancy would seem to be determined in terms of how serious the situation is in one's estimation. That is people who are shocked by radical acts are basically those who feel that the dominant order is mainly sound and healthy.

Do you believe green anarchists are organized enough to be able to overthrow the current system and replace it with your ideal vision, or do anarcho-primitivists need to align themselves with other anti-globalist groups in order to grow more powerful?

What other 'anti-globalist' groups, is one question. Where are leftist groups, for instance, anti-globalization? They want to reform it not get rid of it - because industrial existence, mass society, is fine with them. But a-p folks [Editor's note: anarcho-primitivists] are nowhere potent enough yet to be decisive against it.

Tribal communityWhat changes do you want to see being implemented as a part of reducing the negative impacts of globalization?

Abolition of globalization ,in favor of radically decentralized, face-to-face community somewhat along the lines of band society, which obtained for thousands of generations.

Some people might compare your views with that of Rousseau. Isn’t there a danger in romanticizing “the wild man” against “the modern man,” imposing a romantic picture of what’s it like to live a primitive lifestyle?

Romantizing or idealizing life outside of domestication/civlization is not a good idea and the road there is not likely to be a picnic. But what are the choices? Continuing on a path of suicide, genocide, ecocide?

The current ecological crisis is beginning to scare many. Is humanity by nature an irresponsible species, or what motivates us to value profit and greed over long-term health for the environment and ourselves?

No, not by nature. Again, consider that war, hierarchy, eco-destruction, the systematic objectification of women, religion, work, etc etc. are products of domestication/civ and that people - who were cooking with fire 2 million years ago -did fine without that exalted development.

John ZerzanDo you believe a collapse of the globalist order is inevitable, or is there a possibility for humanity to unite its best of minds and choose a different path?

I am actually hopeful that as reality continues to present itself unmistakably that there could be a conscious choice in favor of a sane existence. That of course is what I am working toward.


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