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samedi, 07 mars 2020

L'épidémie de grippe dite « espagnole » et sa perception par l’armée française (1918-1919)

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L'épidémie de grippe dite « espagnole » et sa perception par l’armée française (1918-1919)

par Olivier Lahaie
Ex: https://echelledejacob.blogspot.com
 
Résumés

En 1918, la France compte plus de 22.000 morts aux armées du fait de la grippe. Le Service de santé entreprend de sensibiliser toutes les régions militaires sur les mesures prophylactiques à adopter, mais le corps médical est globalement impuissant à enrayer une pandémie dont les origines restent obscures. Sa virulence, sa facilité à se propager laissent penser qu’elle n’est pas l’œuvre du hasard, mais plutôt celle des bactériologistes d’outre-Rhin. S’agit-il même d’une grippe ? Rien n’est moins sûr, surtout pour les services de renseignements français qui doutent devant les manifestations de la maladie. S’il est un fait incontestable aujourd’hui, c’est que la maladie s’est répandue chez tous les belligérants et qu’elle a durement frappé le camp allemand, affaibli par la pénurie alimentaire. Inutile de préciser qu’elle s’est évanouie sans que le contre-espionnage français ait pu arrêter (et pour cause) un agent allemand, porteur d’éprouvettes remplies de souches virales non identifiés.

1 Meyer (J.), Ducasse (A.), Perreux (G.), Vie et mort des Français 1914-1918, Paris, Hachette, 1960, (...)
2 Archives du Val-de-Grâce, citées par : Darmon (P.), « La grippe espagnole submerge la France »,, L (...)
3 Dans L’Illustration du 19 octobre 1918, le docteur F. Heckel note « l’extension et la persistance (...)
4 Barbier (Dr M.), « La grippe de 1918-1919 dans un service de l’Hôpital Saint-Antoine », 1919, cité (...)


Le 13 octobre 2004, la revue Nature présente le fruit des travaux d’une équipe de biologistes américano-japonais et met un terme à une énigme vieille de près de 90 ans : ces chercheurs sont parvenus à reconstituer, par génie génétique, le virus de la grippe dite « espagnole ». Cinq des huit gènes du virus de 1918 ayant été prélevés sur des cadavres congelés de victimes de la pandémie, on a pu obtenir en laboratoire les protéines « H » et « N », caractéristiques de la souche espagnole. Inoculés à des souris, les virus reconstitués ont engendré des symptômes grippaux sévères, souvent mortels, entraînant des atteintes inflammatoires aux poumons. Mais quel était donc le fond de cette « énigme » que nous venons de mentionner ? C’est finalement – et aussi étrange que cela puisse paraître – que cette épidémie de 1918 était bien une grippe ! Mais revenons aux faits. En 1916 déjà, la France est frappée par une épidémie de grippe, rappelant « l’influenza » du passé et que l’on surnomme à l’époque « la grippe vertigineuse » 1. Quelques cas de pneumonie et de pleurésie purulente surviennent en 1916-1917 parmi les Annamites, avec des taux de mortalité voisins de 50 % 2. Mais ces épisodes ne sont rien, comparés à la véritable saignée démographique que provoque l’épidémie de grippe dite « espagnole » en 1918 ; du jamais vu en quelque sorte, depuis l’épidémie de peste noire 3. « Nous ne retrouverons pas, dans nos cas, de complications ou de faits qui aient déjà été signalés dans une épidémie antérieure » 4, ainsi que le souligne le corps médical d’alors.

5 Madrid est alors fortement touchée et l’ambassade de France doit cesser ses activités.
 
Cette grippe frappe l’Europe en trois vagues successives (printemps 5, automne, hiver 1918). En France, celles-ci sont ressenties de la manière suivante :

6 Entre le 10 et le 20 avril 1918, des cas de grippe sont répertoriés dans les tranchées à Villers-s (...)

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L’épidémie débute entre le 10 et le 20 avril 1918, aux armées 6 comme dans les villes. Elle dure jusqu’à la fin de juin 1918 et se traduit par une poussée de fièvre bénigne ; elle est remarquable par sa forte contagion, puisque la maladie dépasse les frontières nationales.

7 Le 22 septembre, Le Matin avait annoncé, un peu hâtivement, que la maladie était éradiquée. Paris (...)

La 2e vague dure de septembre à octobre 1918 ; c’est la plus meurtrière d’entre toutes et elle se répand cette fois dans le monde entier 7.

La 3e vague dure de la fin de 1918 au printemps 1919. Toute aussi dangereuse que la précédente, ses symptômes sont comparables à ceux de la peste pneumonique ou de la forme respiratoire du charbon.

8 Dopter (C.), Les maladies infectieuses pendant la guerre (étude épidémiologique), Paris, Alcan, 1 (...)
9 Service historique de la Défense, archives de la guerre (SHD/GR), 7 N 170 : « Épidémie de grippe ; (...)
10 Note du 26octobre1918, citée dans J.-J. Becker, op.cit., p. 83.
11 Meyer (J.), Ducasse (A.), Perreux (G.), op.cit., p. 357.
12 Becker (J.-J.), op.cit., p. 82.


Dès l’année 1918, la France déplore plus de 22 000 morts aux armées du fait de la grippe. C’est vrai, les conditions de vie dans les tranchées se sont améliorées depuis la fin de 1914 ; mais l’eau souillée, la saleté, la vermine (rats, puces, mouches), les cadavres sommairement enterrés ou déterrés par les bombardements, expliquent toujours qu’un large panel de « germes infectieux aient toutes facilités pour se propager et exercer à l’envi leurs ravages » 8. La promiscuité facilite quant à elle la propagation du virus grippal. En cette dernière année de guerre, cette maladie particulièrement contagieuse a donc un poids économique, humain et, par ricochet, des conséquences militaires 9. Une note des Renseignements généraux fait d’ailleurs remarquer qu’au Palais de justice de Paris, « on parle beaucoup plus de la grippe, et des ravages qu’elle exerce, que de la guerre et de la paix » 10. Car bien évidemment, à l’arrière, la population n’est pas épargnée. En automne 1918 : « On compta bientôt les morts par milliers. À l’hôpital de Joigny, un homme par heure quitte ce monde. Lyon, qui manque de corbillards et de cercueils, est obligé – je l'ai vu, de mes propres yeux vu – de transporter les cadavres dans des linceuls improvisés, à même les charrettes, et d’enterrer la nuit. Des scènes identiques se déroulent à Paris, où, dans la dernière semaine d’octobre, meurent 300 personnes par jour et où les ensevelissements ont lieu très tard dans la soirée. En un mois, la grippe espagnole a causé, dans la capitale, plus de mal que les avions et les canons en quatre ans de guerre. » Pendant la semaine du 10 au 17 octobre 1918, 1 263 Parisiens décèdent de la grippe ; 1 700 si l’on ajoute ceux qui en sont morts de façon indirecte, par surinfection 12. Très contagieuse, la maladie exerce facilement des ravages au sein d’une population affaiblie par quatre années de privations alimentaires. Il faut souligner qu’en 1918, la ration quotidienne de pain n’est que de 300 grammes à Paris. Cependant, la grippe touche aussi des hommes jeunes et vigoureux. Elle a ainsi fait de terribles ravages aux États-Unis et en Suisse, pays qui n’étaient pas affectés par une quelconque pénurie alimentaire. Entre 1918 et 1919, la grippe va tuer 550 000 Américains, civils ou militaires, soit plus que les deux guerres mondiales, la guerre de Corée et celle du Viêt-nam réunies.

13 Heckel (Dr F.), « La grippe épidémique actuelle », L’Illustration, no 3948, 2novembre1918, p. 425. (...)
14 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration du 19 octobre 1918, op.cit., p. 373.
15 Idem.


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Cette maladie opportuniste profite des brassages ethniques importants, nés de la guerre, pour se répandre rapidement dans toutes les régions du globe et parmi toutes les couches sociales. Toute négligence à isoler une personne se sachant atteinte se traduit immanquablement par « des contagions de voisinage qui peuvent décimer une famille, un village, parfois toute une population » 13. « Pour la grippe, il semble bien que très peu de personnes puissent résister à une exposition prolongée ou répétée ; la seule cause (de contamination) réelle, indispensable, est le contact avec le contage microbien, encore contesté de cette maladie, qu’il soit fourni par un malade déjà atteint, ou par un objet inerte précédemment contaminé, ou même par une personne qui, non atteinte elle-même, porte sur elle le germe pris auprès d’un malade. » 14 Le personnel médical doit être particulièrement vigilant et veiller à circonvenir les risques de propagation du virus. « L’ignorance et la légèreté de la masse du public, l’incompréhension des nécessités d’isolement, de prophylaxie, prolongent depuis près de six mois une épidémie dont la durée habituelle ne dépasse pas six semaines » 15, regrette un praticien.

16 SHD/GR, 7 N 170 : « Au sujet de la grippe ; Note du sous-secrétariat d’État du Service de Santé Mil (...)


Le service de santé entreprend de sensibiliser toutes les régions militaires sur les mesures à adopter : « Il m’est signalé que, dans quelques circonstances, les mesures destinées à lutter contre la grippe et ses complications broncho-pulmonaires n’ont pas été appliquées avec toute l’exactitude, la précision et la célérité indispensables. Ces faits sont exceptionnels ; mais il importe qu’aucune lacune ne subsiste dans une action prophylactique d’aussi haute importance. S’il est vrai que la prophylaxie est particulièrement difficile et demeure souvent inopérante vis-à-vis d’une maladie extrêmement contagieuse, dont le germe spécifique est d’ailleurs mal déterminé, il faut reconnaître que des mesures intelligemment et consciencieusement appliquées doivent limiter la contagion, réduire le nombre des foyers, abaisser le chiffre des cas compliqués et le taux de mortalité : il importe donc de persévérer sans relâche dans l’effort prophylactique. » 16

17 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration no 3948, 2 novembre 1918, op.cit. p. 425.
18 « Complication la plus redoutable par la rapidité avec laquelle elle peut menacer la vie du malade, (...)
19 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration du 19 octobre 1918, op.cit. p. 373.
20 Crosby (A. W. Jr.), Epidemic and Peace 1918, London, ed.Westport, 1976.
21 Combinaison de phénétidine et d’acide citrique, découverte par le Dr J. Roos. Utilisé comme antithe (...)
22 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustrationdu 2 novembre 1918, op.cit. et Darmon (P.), op.cit. (...)


Ce qui frappe les observateurs, c’est aussi la brutalité de cette nouvelle maladie : quatre mois après leur infection, ce sont 90 % des malades qui sont passés de vie à trépas ; « à son début, une grippe promenée conduit souvent au cimetière » 17. Elle envahit l’organisme par les muqueuses aériennes supérieures (nez, pharynx), puis se propage dans les voies broncho-pulmonaires. Les symptômes vont ensuite crescendo en se déclinant de la façon suivante : des courbatures, des douleurs stomacales, de fortes fièvres (au-dessus de 40 degrés), un sentiment d’oppression, des crachats sanglants répétitifs, suivis de graves complications pulmonaires (pneumonies, broncho-pneumonies, œdèmes 18, congestions) et même d’infarctus. Les patients qui en réchappent sont, pendant plus d’un mois, dans un état d’extrême faiblesse. Profitant de la situation, d’autres microbes opportunistes s’associent à la grippe ou prennent sa suite (staphylocoques, streptocoques, pneumocoques), ce qui accroît encore le nombre de décès 19. « Le fait important et le plus incompréhensible à propos de la grippe espagnole est qu’elle a tué des millions de personnes en une année ou moins. Jamais rien, ni maladie, ni guerre, ni famine, n’a tué autant en si peu de temps. » 20 Démuni, le corps médical est impuissant à enrayer la pandémie et préconise pêle-mêle : l’alitement, la pose de ventouses, les saignées, les injections sous-cutanées d’oxygène, de toniques cardiaques (caféine, digitale, huile camphrée, adrénaline, essence de térébenthine), l’administration d’antithermiques (quinine, cryogénie, citrophène 21), les enveloppements froids de la poitrine, l’alimentation liquide et légère. Le quidam y ajoute, sans plus de succès, des remèdes de grand-mères 22.

23 Ou de Saint-Sébastien.

À l’époque, les origines de cette pandémie demeurent obscures. Son caractère hautement infectieux, sa facilité à se répandre laissent penser qu’elle n’est pas née – et qu’elle ne se diffuse pas – « par hasard », mais qu’elle est plutôt l’œuvre des bactériologistes d’outre-Rhin. En avril 1918, la presse française parle d’ailleurs d’une maladie « venant d’Allemagne », se manifestant par un affaiblissement des patients et une chute brutale de leur température corporelle. Elle ne sous-entend pas par là que les premiers malades sont des Allemands (puisque la maladie a d’abord frappé la Chine, l’Amérique, l’Angleterre et la Suisse), mais qu’après les gaz de combat, cette dernière est, à n’en point douter, une nouvelle et terrible invention germanique. Pourtant, des bruits insistants situent son origine en Espagne 23.

24 Berger (M.) et Allard (P.), Les secrets de la censure pendant la guerre, Paris éd. des Portiques, 1 (...)
25 Service de manipulation bactériologique dépendant du Nachrichtenbüro allemand, chargé de répandre c (...)
26 Crozier (J.), En mission chez l’ennemi, Paris, éd. A. Rédier, 1930, p. 118.


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S’agit-il même d’une grippe ? Rien n’est moins sûr, surtout au sein des services de renseignement français ; devant les manifestations de la maladie, le doute s’installe. « La grippe, la terrible grippe "espagnole″, ou bien la peste ! », avance-t-on dans les milieux bien informés 24. Son caractère décimateur la fait incontestablement comparer à la terrible peste noire qui se répandit au Moyen Âge en Europe. À l’état-major de l’armée, on s’interroge et si des bacilles de peste avaient été répandus, à dessein, par le redoutable service « S » germanique, basé en Espagne ? 25 : « Vous souvenez-vous de cette maladie mystérieuse qui nous vint du front français ou bien du front allemand et qui infesta d’ailleurs les deux armées ? On la dénomma grippe espagnole et c’était en réalité la peste. Mais ceci est une autre histoire… Quel jeu de répandre ces microbes dans les agglomérations, sans que personne puisse découvrir ou même soupçonner l’origine du mal », écrit un ancien agent secret français dans l’entre-deux-guerres 26.

27 Sur ce plan, la population range : grippe, canons à longue portée Berthas, bombardiers Gothas et Ze (...)
28 Becker (J.-J.), op.cit., p. 83.
29 Du 1er septembre 1918 au 29 mars 1919, l’épidémie fait 210 victimes/jour dans la capitale, soit 10 (...)
30 Préfecture de la Seine, direction de l’hygiène : « Épidémie de grippe à Paris ; 30 juin 1918-26 avr (...)
31 Cité par : Darmon (P.), op.cit., p. 83.
32 Idem.
33 Cf. « Ce que le docteur Roux, de l’Institut Pasteur, pense de la grippe », Le Petit Journal, 27 oc (...)

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Quelle que soit la nature du virus, on s’accorde donc à dire que l’épidémie est une création de l’ennemi, ce dernier visant à répandre la mort à peu de frais derrière la ligne de front 27. Les rumeurs les plus folles circulent : « Des bruits couraient dans le public que la maladie avait été provoquée par des conserves venues d’Espagne et dans lesquelles des agents allemands auraient introduit des bacilles pathogènes. » 28 À Paris, la mortalité s’aggravant, de semaine en semaine 29, fait que la population affiche une anxiété grandissante puisque alimentée par d’innombrables ragots 30. Le 20 septembre, un rapport adressé par un inspecteur de la brigade spéciale au préfet de police de Paris tente d’y voir clair : « D’après les médecins militaires, l’épidémie de grippe dite « espagnole » aurait pour origine la consommation de conserves alimentaires de provenance espagnole et dans lesquelles auraient été introduit des bacilles. On a dit aussi que de nombreuses fabriques de conserves sont entre les mains des Allemands. On prétend que les oranges ont aussi subi des injections de même nature. » 31 Une lettre, postée par un soldat à Toulon, est bloquée par la censure : il avance que si la pandémie se répand, c’est à cause d’ « un vaccin empoisonné, fourni par les Boches » 32. Aussitôt, le contre-espionnage français cherche des indices, quête qui – bien entendu – s’avère vaine. Le 27 octobre, un journaliste du quotidien Le Petit Journal procède à l’interview d’un chercheur de l’Institut Pasteur, cherchant à recueillir l’avis d’un spécialiste pour confirmer certaines rumeurs sur l’origine de la maladie : « Des médecins et des fonctionnaires ont émis des doutes sur la nature de cette épidémie. On a été jusqu’à suggérer que ça pourrait ne pas être la grippe, mais une maladie mystérieuse contre laquelle on serait désarmé. À votre avis, Docteur, quelle est cette épidémie ? » Le scientifique garde les pieds sur terre et confirme qu’il s’agit bien du virus de la grippe, déjà identifié en 1889 et 1910 33.

34 Statistique citée par : Darmon (P.), op.cit. p. 83.
35 Commentaire recueilli par un policier et cité dans P. Darmon, op.cit., p. 84.
36 À Lyon, on parle d’ailleurs de grippe « chinoise ».
37 Il semble aujourd’hui que le cheminement ait été successivement : la Chine, les États-Unis, la Fr (...)


Grippe ou pas, le service de santé de l’armée est légitimement inquiet et envisage toutes les éventualités. De septembre à novembre 1918, ce sont 230 000 soldats qui sont contaminés, la promiscuité aidant 34. Au moment où les alliés reprennent l’initiative des opérations militaires (et où la fabrication des munitions est vitale), la maladie semble faire le jeu des Allemands puisqu’elle paralyse l’activité économique et la vie sociale en France. « Ce fléau est plus terrible que la guerre ou que les Berthas et les Gothas » se lamente une ménagère parisienne 35. S’agissant de localiser le berceau de l’épidémie, la communauté scientifique ne peut apporter de réponse précise : compte tenu des premiers cas observés, doit-on affirmer qu’elle est née en Chine (Canton) ? A-t-elle été rapportée en France par des marins 36, ou est-elle apparue dans un camp militaire de Caroline du Sud aux États-Unis, puis a-t-elle « débarqué » avec les Sammies à Brest ? Mystère 37. Comment expliquer par ailleurs que cette grippe ne disparaisse pas avec l’été ? Nouveau mystère. Après une baisse des cas enregistrés en juin (12 000 cas dont 14 mortels) et en juillet (moins de 3 000 malades et 6 décès), l’épidémie repart de plus belle en août. Il y a alors 3 135 soldats hospitalisés (243 décès) ; ce nombre passe à 24 282 en septembre (2 124 décès), 75 519 en octobre (6 017 décès). Entre août et octobre, le nombre exact de malades et de morts parmi les civils est inconnu.

38 Provoquée par le coccobacille de Pfeiffer ; virus A° (1889) et virus A2 (1890). Becker (J.-J.), op. (...)
39 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration no 3948, 2 novembre 1918, op.cit., p. 425.
40 Témoignage du Dr Weil de Nantes cité dans P. Darmon, op.cit., p. 82.


L’Académie de médecine, l’Institut Pasteur et le Val-de-Grâce, loin de rassurer civils et militaires, se perdent en conjectures sur l’origine de cette pandémie. On croit un temps reconnaître le virus de l’épidémie de grippe de 1889-1890 38. Mais finalement, le plus urgent n’est pas là ; il faut absolument parvenir à ralentir le nombre des contaminations, lequel s’accroît de manière exponentielle. « La maladie n’est pas seulement redoutable par sa virulence ; elle l’est encore par son caractère insidieux et ses traîtrises. » 39 Les médecins avouent leur dépit : « On a laissé un matin un pneumonique en bon état avec un ou deux foyers de condensation et, le soir, on le retrouve dyspnéique, inquiet, s’agitant dans son lit, avec les lèvres cyanosées. L’homme devient bleu, baigné de sueurs profuses, commence à râler et la mort survient.» 40

41 SHD/GR, 7 N 170 et 7 N 2003 : courriers divers traitant de ces questions immobilières, en rapport (...)
42 Barbier (Dr M.), La grippe de 1918-1919 dans un service de l’Hôpital Saint-Antoine, 1919, cité dans (...)
43 Témoignage du Dr Merklen, Morbihan et Finistère, cité dans P. Darmon, op.cit., p. 82.


Devant l’ampleur du phénomène, l’ensemble du corps médical se trouve vite débordé. L’armée doit trouver des locaux pour isoler ses malades et remet donc en activité des casernes désaffectées 41. Dans le même temps, elle détache des médecins auprès des hôpitaux civils pour soigner les malades qui s’y accumulent. « Nous nous trouvions vraiment en face d’une grande épidémie, devant laquelle nous nous sentions impuissants. Certains, même, devant la gravité des symptômes et l’allure foudroyante de la maladie, allèrent jusqu’à penser à la peste, au choléra » 42, se souvient avec angoisse un médecin. Il ne s’agit donc pas simplement de « fabulation populaire, qui parle de sujets morts après quelques heures de maladie, devenant noirs, de peste, de choléra et qui veut qu’il s’agisse là d’une maladie nouvelle »43. C’est tout le corps médical qui se met à douter.

44 Ludendorff (maréchal E.), Souvenirs de guerre, Paris, Payot, 1921, t. 2, p. 257.
45 Miquel (P.), La Grande Guerre, Paris, Fayard, 1978, p.566.


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S’il est un fait incontestable aujourd’hui, c’est que la maladie s’est répandue chez tous les belligérants et qu’elle a durement frappé le camp allemand, affaibli par la pénurie alimentaire née du blocus franco-britannique. Dans ses Souvenirs de guerre, Ludendorff écrit ainsi (juin 1918) : « La grippe se répandit un peu partout ; le Groupe d’armées du Kronprinz Rupprecht fut particulièrement atteint. C’était pour moi une occupation sérieuse d’entendre chaque matin, de la bouche des chefs, les chiffres élevés des cas de grippe et leurs plaintes sur la faiblesse des troupes, si les Anglais se décidaient tout de même à attaquer. » 44 Le Matin du 6 juillet 1918 se réjouit un peu vite du fait que la France se soit faite, avec la grippe, une nouvelle alliée : « En France, elle est bénigne ; nos troupes, en particulier, y résiste merveilleusement. Mais de l’autre côté du front, les Boches sont très touchés. Est-ce là le symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. » Bel exemple de « bourrage de crânes », puisqu’on dit bientôt que la grippe se répand en France « à la vitesse d’un train express » 45.

46 Becker (J.-J.), op.cit., p. 82. Un compte rendu du 2e bureau de l’EMA sur « L’état sanitaire de l’A (...)

Début octobre 1918, une dépêche venant de Zurich parle néanmoins de « 420 000 cas de grippe dans l’armée du Reich » ce qui prouve à tous que, d’une part, l’ennemi n’est pas épargné, et que d’autre part, s’il est vraiment responsable du fléau, il doit désormais le regretter amèrement 46.

47 Perreux (G.), La vie quotidienne des civils pendant la Grande Guerre, Monaco, Hachette, 1966, p. 13 (...)

« Alors qu’en 1914, la grippe ordinaire a causé 3 946 morts, en 1915, 5 068, en 1916, 4 997, en 1917, 4 845, c’est 91 465 décès qu’il faut inscrire au bilan de la grippe espagnole pour la seule année 1918. » 47 On tente pourtant de réagir face au fléau. Facultés de médecine et « comité permanent d’hygiène » diffusent avertissements et procédés prophylactiques par voie de presse. Le service de santé tente de protéger l’armée en diffusant dans tous les corps une circulaire au titre évocateur : « Mesures à prendre en temps d’épidémie de choléra, de grippe, de peste et de typhus », rédigée en 1895 à l’usage des troupes coloniales. Le 4 octobre, le sous-secrétaire d’État à l’Intérieur Albert Fabre envoie des instructions aux préfets pour coordonner la lutte contre l’épidémie et réussir à endiguer sa propagation : désinfection des lieux publics, fermeture éventuelle de ceux-ci, limitation des activités et des déplacements. Dans les hôpitaux, il faut d’abord isoler les malades, tendre des draps autour des lits, se laver mains et bouche après les soins, porter des masques ou des tampons de gaze imprégnés de désinfectant, des blouses et des gants de caoutchouc, utiliser de l’huile phéniquée en pulvérisations nasales ou buccales. Des trains spéciaux sont aménagés pour séparer militaires et civils, ceci afin d’éviter la contagion de l’avant à l’arrière ou vice versa ; après chaque transport, les wagons sont désinfectés. Dans les commissariats de quartier, un cycliste est désigné chaque nuit pour aller chercher les médicaments prescrits dans les pharmacies de garde.

48 Becker (J.-J.), op.cit., p. 82.
49 Darmon (P.), op.cit., p. 85.


Le 8 octobre 1918, une commission est nommée par l’Académie de médecine pour tenter d’éradiquer la maladie. Une série de vaccins et de sérums voit alors le jour, mais tous restent inefficaces. Le 10 octobre, la municipalité de Caen décide la fermeture des salles de spectacle, interdit les réunions et réduit les cérémonies religieuses de la Toussaint 48. Le rhum – qui entre dans l’arsenal de la pharmacopée antigrippale – est délivré sur ordonnance ; à Paris, 500 hectolitres sont débloqués par le ministre du Ravitaillement. Rien n’y fait. Le 17 octobre, Le Matintitre : « L’épidémie de grippe ne décroît pas » ; deux jours plus tard, le conseil municipal de Paris réclame d’autres mesures de protection ; le 25, des députés interpellent le gouvernement, prenant prétexte de la faiblesse des moyens mis en œuvre pour lutter contre la grippe. Il faut bientôt fermer les lycées pour éviter la contagion. En octobre 1918, ce sont 616 Parisiens qui meurent des suites de leur infection 49.

50 Le docteur Armand Gautier guérit quelques patients à l’« Hôpital des enfants assistés » (service d (...)
51 En septembre 1918, l’armée française déplore 2 000 morts du fait de la grippe ; le 11 novembre 1918 (...)


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Début novembre, les chercheurs pensent avoir mis au point un vaccin 50, mais l’espoir est de courte durée puisque la parade se révèle une nouvelle fois inopérante. La science demeure impuissante à juguler cette grippe qui tue trois fois plus de militaires que de civils. Seule reste donc la prophylaxie pour espérer limiter la mortalité, ce qui est notoirement insuffisant. De mai 1918 à novembre 1918 51, ce sont 22 618 soldats français qui décèdent de la grippe, et encore 30 382 de plus entre novembre 1918 et août 1919. La grippe a ainsi contaminé 130 soldats sur 1 000 (soit 436 000 hommes), et en a tué près de 10 sur 1 000 (soit l’équivalent de six divisions) entre le 1er mai 1918 et le 30 avril 1919. De manière inexpliquée, une légère amélioration s’est cependant dessinée courant novembre 1918. La baisse du nombre des contaminés a malgré tout constitué un faux espoir puisque l’épidémie est repartie début 1919, frappant jusqu’à fin avril. Entre 1918 et 1919, la pandémie a ainsi provoqué la mort de près de 20 à 25 millions de personnes dans le monde (sur un milliard de malades) dont 165 000 à 210 000 en France. À titre de comparaison, la Grande Guerre a tué 13 millions de personnes. Inutile de préciser qu’elle s’est évanouie sans que le contre-espionnage français ait pu arrêter – et pour cause – un agent secret allemand, venu de Madrid (ou d’ailleurs), et porteur d’éprouvettes remplies de souches virales non identifiés…

Notes

1 Meyer (J.), Ducasse (A.), Perreux (G.), Vie et mort des Français 1914-1918, Paris, Hachette, 1960, p. 356, note 2.

2 Archives du Val-de-Grâce, citées par : Darmon (P.), « La grippe espagnole submerge la France »,, L’Histoire, no 281, novembre 2003, p. 80.

3 Dans L’Illustration du 19 octobre 1918, le docteur F. Heckel note « l’extension et la persistance anormale de l’épidémie grippale » frappant la France. Voir son article : « La grippe ; son traitement préventif, prophylactique et abortif », p. 373.

4 Barbier (Dr M.), « La grippe de 1918-1919 dans un service de l’Hôpital Saint-Antoine », 1919, cité dansJ.-J. Becker, « 20 millions de morts ! La grippe espagnole a frappé », article paru dans L’Histoire, no 40, décembre 1981, p. 82.

5 Madrid est alors fortement touchée et l’ambassade de France doit cesser ses activités.

6 Entre le 10 et le 20 avril 1918, des cas de grippe sont répertoriés dans les tranchées à Villers-sur-Coudun.

7 Le 22 septembre, Le Matin avait annoncé, un peu hâtivement, que la maladie était éradiquée. Paris est frappée à partir du 8 octobre 1918 par l’épidémie.

8 Dopter (C.), Les maladies infectieuses pendant la guerre (étude épidémiologique), Paris, Alcan, 1921, p. 3.

9 Service historique de la Défense, archives de la guerre (SHD/GR), 7 N 170 : « Épidémie de grippe ; Note du Président du Conseil, ministre de la Guerre, à MM. Les Généraux commandant les Régions Nord, 3 à 13, 15 à 18, 20 et 21, le Général commandant les troupes françaises de l’Afrique du Nord », signée « P.O. le Général faisant fonction de Chef d’état-major de l’Armée Alby », 16octobre1918.

10 Note du 26octobre1918, citée dans J.-J. Becker, op.cit., p. 83.

11 Meyer (J.), Ducasse (A.), Perreux (G.), op.cit., p. 357.

12 Becker (J.-J.), op.cit., p. 82.

13 Heckel (Dr F.), « La grippe épidémique actuelle », L’Illustration, no 3948, 2novembre1918, p. 425. Cependant, le rapport contaminés/décédés est encore relativement faible, c’est-à-dire de l’ordre de 3 %. Becker (J.-J.), op.cit., p. 83.

14 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration du 19 octobre 1918, op.cit., p. 373.

15 Idem.

16 SHD/GR, 7 N 170 : « Au sujet de la grippe ; Note du sous-secrétariat d’État du Service de Santé Militaire à MM. Les Directeurs du Service de Santé de toutes les Régions, GMP, Région du Nord, Afrique du Nord, Tunisie », signée « Louis Mourier », 3 octobre 1918.

17 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration no 3948, 2 novembre 1918, op.cit. p. 425.

18 « Complication la plus redoutable par la rapidité avec laquelle elle peut menacer la vie du malade, parfois en quelques heures [par] une poussée de congestion menaçant de submerger l’organe pulmonaire tout entier en faisant disparaître la fonction respiratoire ». Idem.

19 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration du 19 octobre 1918, op.cit. p. 373.

20 Crosby (A. W. Jr.), Epidemic and Peace 1918, London, ed.Westport, 1976.

21 Combinaison de phénétidine et d’acide citrique, découverte par le Dr J. Roos. Utilisé comme antithermique et analgésique, ce médicament a donné de bons résultats contre la fièvre typhoïde, la tuberculose, la migraine et les névralgies. Littre (E.), Guilbert (A.), Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie et des sciences qui s’y rapportent, Paris, éd. J.-B. Baillère, 21e éd., 1908, p. 337.

22 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustrationdu 2 novembre 1918, op.cit. et Darmon (P.), op.cit. p. 84.

23 Ou de Saint-Sébastien.

24 Berger (M.) et Allard (P.), Les secrets de la censure pendant la guerre, Paris éd. des Portiques, 1932, p. 353.

25 Service de manipulation bactériologique dépendant du Nachrichtenbüro allemand, chargé de répandre chez les alliés (ou dans les pays neutres ravitaillant les puissances de l’Entente) les bacilles de la morve et du charbon dans le but de décimer les chevaux militaires et le cheptel (porcs et bovins essentiellement). Voir : Riviere (commandant P.-L.), Un centre de guerre secrète, Madrid (1914-1918), Paris, Payot, 1936, p. 99 et suiv.

26 Crozier (J.), En mission chez l’ennemi, Paris, éd. A. Rédier, 1930, p. 118.

27 Sur ce plan, la population range : grippe, canons à longue portée Berthas, bombardiers Gothas et Zeppelins sur un pied d’égalité.

28 Becker (J.-J.), op.cit., p. 83.

29 Du 1er septembre 1918 au 29 mars 1919, l’épidémie fait 210 victimes/jour dans la capitale, soit 10 059 morts.

30 Préfecture de la Seine, direction de l’hygiène : « Épidémie de grippe à Paris ; 30 juin 1918-26 avril 1919 ».

31 Cité par : Darmon (P.), op.cit., p. 83.

32 Idem.

33 Cf. « Ce que le docteur Roux, de l’Institut Pasteur, pense de la grippe », Le Petit Journal, 27 octobre 1918.

34 Statistique citée par : Darmon (P.), op.cit. p. 83.

35 Commentaire recueilli par un policier et cité dans P. Darmon, op.cit., p. 84.

36 À Lyon, on parle d’ailleurs de grippe « chinoise ».

37 Il semble aujourd’hui que le cheminement ait été successivement : la Chine, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Suisse (juin), le Danemark et la Suède (juillet), la Hollande et la Suède (août), la Grèce (septembre).

38 Provoquée par le coccobacille de Pfeiffer ; virus A° (1889) et virus A2 (1890). Becker (J.-J.), op.cit., p. 83. La première semaine de janvier 1890, le virus avait tué 960 Parisiens. Darmon (P.), op.cit., p. 85.

39 Heckel (Dr F.), article paru dans L’Illustration no 3948, 2 novembre 1918, op.cit., p. 425.

40 Témoignage du Dr Weil de Nantes cité dans P. Darmon, op.cit., p. 82.

41 SHD/GR, 7 N 170 et 7 N 2003 : courriers divers traitant de ces questions immobilières, en rapport avec l’épidémie.

42 Barbier (Dr M.), La grippe de 1918-1919 dans un service de l’Hôpital Saint-Antoine, 1919, cité dans J.-J. Becker, op.cit., p. 82.

43 Témoignage du Dr Merklen, Morbihan et Finistère, cité dans P. Darmon, op.cit., p. 82.

44 Ludendorff (maréchal E.), Souvenirs de guerre, Paris, Payot, 1921, t. 2, p. 257.

45 Miquel (P.), La Grande Guerre, Paris, Fayard, 1978, p.566.

46 Becker (J.-J.), op.cit., p. 82. Un compte rendu du 2e bureau de l’EMA sur « L’état sanitaire de l’Allemagne » se rapportant à la progression de la grippe entre le 28 octobre 1918 et le 3 novembre 1918 figure au Service historique de la Défense (SHD/GR, 7 N 937). Fin octobre, la maladie se répand aussi au Danemark.

47 Perreux (G.), La vie quotidienne des civils pendant la Grande Guerre, Monaco, Hachette, 1966, p. 130.

48 Becker (J.-J.), op.cit., p. 82.

49 Darmon (P.), op.cit., p. 85.

50 Le docteur Armand Gautier guérit quelques patients à l’« Hôpital des enfants assistés » (service du Dr Variot).

51 En septembre 1918, l’armée française déplore 2 000 morts du fait de la grippe ; le 11 novembre 1918, on compte encore 16 383 soldats hospitalisés. Du côté allemand, 187 000 soldats en sont morts et, dans le camp britannique, 112 000. Quid, Paris, 2004, p. 216 ; Becker (J.-J.), op.cit., p. 82-83.

Olivier Lahaie, « L’épidémie de grippe dite « espagnole » et sa perception par l’armée française (1918-1919) », Revue historique des armées, 262 | 2011, 102-109.
Référence électronique

Olivier Lahaie

Source

dimanche, 15 février 2015

Que reste-t-il de l'armée française?...

Que reste-t-il de l'armée française?...

La revue Réfléchir et agir publie dans son dernier numéro (n°49 - hiver 2015), disponible en kiosque, un dossier sur l'armée française...

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Au sommaire du dossier :

De livres blancs en lois de programmation

Une armée au format stade de France ?

Harkis des Yankees ? Merci Sarkozy !

Entretien avec Magnus Martel

Messieurs les généraux, vous devez parler maintenant !

Quels ennemis ?

Entretien avec le colonel Jacques Hogard

Mourir pour ça ?

L'armée dernière société féodale

On trouvera aussi un entretien avec Farida Belghoul, , des articles sur la répression antinationaliste aux Etats-Unis, sur Claude Seignolle, sur les précurseurs de l'écologie politique, sur la folk irlandaise ou sur John Ford, ainsi que de nombreuses notes de lectures et une rubrique musique

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samedi, 01 novembre 2014

Destruction de l’Armée française et sacrifice de la Défense

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Destruction de l’Armée française et sacrifice de la Défense

Depuis maintenant près de trente ans, sous les gouvernements de droite de gauche, l’Armée française est sacrifiée. Dans ses effectifs, ses équipements, son budget. Analysons ce drame, le sacrifice de la Défense, son ampleur, ses causes, ses conséquences et ce qu’il faudrait faire pour y remédier. Bien entendu, les autres pays européens suivent la même voie funeste de diminution drastique des budgets de Défense. Ce qui donne l’impression que l’Europe, aux frontières ouvertes, baisse la garde.  Au moment même où les menaces intérieures et extérieures s’accroissent.

Sacrifier la Défense : une constante politique droite/gauche.

Chirac a été le premier à restreindre le budget militaire et a entamer la réduction du format des armées et même, à réduire les vecteurs de la dissuasion nucléaire aux composantes sous marines et aériennes en supprimant  les composantes  fixes et mobiles terrestres. Chirac, le pseudo-gaulliste, a entamé la démolition de l’armée française. Non pas tant en supprimant le service militaire qu’en inaugurant une diminution des effectifs et des budgets des armées professionnelles.

Aucune des LPM (lois de programmation militaire) n’a vraiment été respectée depuis trente ans. Non seulement on baisse régulièrement les crédits de l’armée française, mais les promesses de ”sanctuarisation” du budget de la défense n’ont jamais été tenues. Tous les gouvernements, adeptes du mensonge élastique,  se sont assis sur les besoins des armées. Avec à peine 1,9% du PIB, leur budget est ridiculement insuffisant.  

 Moins naïfs que les Européens et pas si bêtes, les Américains maintiennent leurs capacités militaires. Le budget du Pentagone représente 50% de tous les autres budgets militaires internationaux. Partout dans le monde, on réarme, sauf en l’Europe où l’on désarme. Depuis 30 ans,  l’armée ne cesse de fondre comme peau de chagrin ; un tiers des départements n’a plus de garnison ; cette désertification militaire provoque à la fois un délitement du tissu social et un recul de l’activité économique locale. Entre 2009 et 2019, au terme de la loi de programmation militaire en cours, l’armée professionnelle aura perdu 80.000 hommes, soit un quart des effectifs.  Beau suicide, accompli au nom de la ”rationalisation”. La loi de programmation militaire 2008-2014, votée par l’UMP et le PS, a sabré 54.000 postes. Les socialistes prévoient encore 23.500 suppressions d’ici 2019. Dissoudre des régiments, couper dans les budgets d’équipement ou les reporter, voici les principales missions des ministres de la Défense successifs. Aucun(e) n’a osé protesté, droite et gauche confondues, puisque leur carrière politicienne passe avant tout.

À la paupérisation des unités s’ajoute l’obsolescence des matériels. L’armée accomplit ses opérations dans des conditions acrobatiques. Les réformes successives de réduction du format des armées les ont affaiblies dans leurs capacités et minées dans leur solidité psychologique. On se dirige vers une situation de rupture, de la troupe comme de l’encadrement. L’armée est employée à 120% de ses capacités. Chaque année, la liste des régiments dissous s’accroit.. On s’attaque même maintenant à l’hôpital militaire du Val de Grâce ! Cette réduction globale des moyens et du format des trois armées avait commencé avec Chirac, preuve qu’il s’agit bien d’une politique (suicidaire) consensuelle partagée par la classe politicienne de droite comme de gauche.

Nos voisins et amis européens belges, néerlandais, italiens, espagnols, allemands,  scandinaves, portugais, etc. suivent la même politique de baisse des budgets de la Défense, négligeant leurs capacités militaires. La situation des armées allemandes, Bundeswehr, Luftwaffe et Bundesmarine, (seulement 1,4% du PIB ) est dramatique : plus de 50% des matériels des trois armes, déjà très réduits, sont hors d’usage, faute de crédits de renouvellement et de maintenance. Bien sûr, en tout, les Européens entretiennent 1,5 millions de militaires. Mais ces chiffres sont fallacieux et cachent une autre réalité : de moins en moins de soldats capables de se battre, des matériels hors d’usage, des moyens de transports déficients.  

Sacrifier la Défense : une ineptie économique.

 Sacrifier les dépenses et investissements de la Défense, en les considérant comme variables d’ajustement budgétaire est d’une stupidité économique totale à notre époque. Car le secteur de la Défense, porteur de hautes technologies aux retombées importantes multisectorielles, est capital pour les exportations et l’emploi. Restreindre les crédits d’achats et d’équipements pour l’Armée française induit une baisse des exportations de notre industrie de Défense, aéronautique, maritime,  terrestre, électronique, équipementière, etc. L’industrie de la Défense assure, de manière directe ou indirecte, par sous-traitance et retombées technologiques civiles, environ un million d’emplois. Et pas n’importe lesquels : des emplois hautement qualifiés, pas des balayeur ou des livreurs de pizzas. Sacrifier le budget de la Défense, c’est torpiller un peu plus l’industrie et la recherche françaises. Comme politique ”anti-croissance”, il n’y a pas plus efficace que de sabrer dans le budget de la Défense. Le programme spatial européen Ariane est la retombée directe de budgets militaires français sur les missiles.

Internet (dont la domination mondiale est américaine) est né grâce aux budgets de la défense du Pentagone. Les commandes du complexe militaro-industriel américain alimentent toujours le dynamisme des grands groupes américains, notamment informatiques et numériques. Idem en Chine. Le budget d’équipement de nos armées est le seul budget d’État qui soit  créateur, en termes de retombées technologiques dans tous les secteurs innovants. Et c’est le seul que l’on sacrifie. Cherchez l’erreur. Elle est le fruit de la bêtise idéologique.

Sacrifier la Défense : un ineptie idéologique et stratégique

Derrière cette diminution constante du budget de la Défense et de la réduction de la taille de l’outil militaire se cachent des relents d’idéologie antimilitariste et antipatriotique. Ainsi qu’une vision  pacifiste et irénique du monde, naïve et irréaliste. Mais il faut mentionner aussi une inconscience géopolitique : on s’imagine que le XXIe siècle sera pacifique, dominé par les négociations, les petites crises gérables, les interventions humanitaires des armées. Après l’effondrement de l’URSS, on s’est dit que toutes les guerres étaient finies et que seules ne compteraient plus sur une planète globalisée que les opérations de police ponctuelles. Or les conflits majeurs, les guerres de haute intensité ont autant de chance  de disparaître que le soleil de cesser de se lever chaque matin. 

Au moment où le monde s’arme, la France et l’Europe désarment. Très intelligent ! La Russie est le seul pays européen à accomplir un effort de défense et à essayer d’augmenter ses capacités. Mais on présente la Russie de Poutine comme agressive, comme un danger, un contre-exemple. C’est au contraire un exemple

Pour s’amuser, les chefs d’État (Sarkozy, puis Hollande) lancent des OPEX (Opérations extérieures), mini-guerres inefficaces, improvisées, en Afrique ou au Proche-Orient, avec de moins en moins de moyens, puisqu’ils coupent eux mêmes dans les budgets.  Pour ces OPEX, l’armée est à bout de souffle, en capacités ou en moral.  Moins on lui donne de moyens, plus on la sollicite sur des terrains extérieurs, et souvent pour des missions stupides et contre productives, lancées par des présidents de la République avides de se poser, de manière immature, en ”chefs de guerre”. Ces opérations inutiles et précipitées réduisent d’autant plus les budgets.

Prendre le budget militaire comme variable d’ajustement sacrificielle constitue une quadruple faute : sur le plan de la cohésion nationale, du rang international de la France (et de l’Europe), de la croissance économique et de la sécurité face aux menaces prévisibles et imprévisibles. Quand le ministre de la Défense, Le Drian, raconte qu’ « il faut faire porter aux armées leur part dans l’effort budgétaires du pays », il se moque du monde. Car, en réalité, seules les armées sont appelées à faire des efforts.

Où sont les efforts sérieux d’économie dans l’Éducation nationale pachydermique et impotente, les dépenses sociales délirantes de l’État Providence, les aides et allocations aux migrants clandestins, etc. ? En réalité, deux catégories ont été sacrifiées : les familles des classes moyennes (par hausses fiscales et coupes dans les allocations familiales) et les armées. Tout un symbole : la famille et l’armée. Tout ce que déteste sans l’avouer vraiment une oligarchie formatée selon certains dogmes idéologiques officialisés depuis Mai 68.

Les deux seuls secteurs qui ne devraient pas ”faire d’effort” dans la rigueur budgétaire mais au contraire bénéficier de crédits accrus sont précisément la politique familiale et la Défense ! Et c’est sur eux qu’on s’acharne ! Toujours ce suicide français. Les bla-blas politiciens flatteurs sur l’ ”armée, symbole de la République et de la Nation” ne doivent tromper personne.  Ils sont destinés à prévenir une possible révolte (sous forme de démissions d’officiers et de rébellion gréviste ?) des forces armées.

Questions polémologiques prédictives et inquiétantes

Il est facile de sacrifier le budget de la Défense, puisqu’on s’est habitué à ce les militaires (de tout rang) se taisent, obéissent, se sacrifient. Mais à un moment, trop c’est trop. La corde casse à partir d’un certain seuil de tension. Un risque d’implosion des armées existe, ce qui, depuis que nous connaissons ce qui s’est produit dans les légions romaines au IVe siècle, se nomme d’un terme dévastateur : la désobéissance. Les chefs militaires sont souvent tentés de créer un clash et de dire les choses clairement. Mais les dirigeants de la ”grande muette” renoncent et, en bons fonctionnaires obéissants, pratiquent la langue de bois ou se taisent. Pour combien de temps ?

L’armée est la colonne vertébrale de la Nation – de toute Nation pourvue d’une ambition de rang et de rayonnement, d’indépendance et de souveraineté –  parce qu’elle représente, d’un point de vue pratique et moral, l’organe de sa sécurité et de sa crédibilité. De plus, répétons-le, au XXIe siècle, les budgets de défense sont devenus des facteurs  centraux de cristallisation et de retombées technologiques et économiques de pointe dans la recherche et innovation (R&D) et les exportations. Les grandes et moyennes puissances mondiales l’ont parfaitement intégré.  Apparemment pas les gouvernements européens, ni les opinions publiques. Ce genre d’indifférence peut devenir dramatique. 

Au XXIe siècle, nous sommes entrés dans un monde ”plurimenaçant”. Les menaces sont polymorphes et viennent de partout.  La chute de l’URSS en 1991 a joué comme une gigantesque illusion pour les Européens. Qui peut savoir  – au delà de la ”menace terroriste” et de la ”cyberguerre” souvent exagérées – si l’Europe au XXIe siècle ne risque pas une guerre civile ethnique, une ”attaque intérieure” armée sur son propre territoire ? Voire même une agression extérieure sous une forme classique, voire nucléaire ? Les armées européennes seront-elles capables d’assurer la défense du territoire ? Au rythme actuel d’embâcle et de fonte des moyens, certainement pas. Et inutile de faire un dessin : la menace physique ne vient plus du tout de l’Est européen slavo-russe, mais du Sud et du Moyen-Orient. 

Et ce ne sont pas les Etats-Unis qui nous défendront. Notre seul véritable allié serait la Russie.

Faute d’une armée robuste et disciplinée, suffisamment nombreuse et équipée, la France ajoute encore un handicap aux autres. Pour l’instant, elle n’a pas encore, comme la Grande Bretagne, sacrifié sa dissuasion nucléaire, mais qui sait si nos politiciens pusillanimes ne vont pas être tentés de le faire ? La logique suicidaire est une pente savonneuse. D’autre part, un autre problème lourd se pose : le recrutement très important dans l’armée de personnels issus de l’immigration, notamment musulmane. Cette question, c’est le tabou absolu. Je n’aborderai pas ce point ici mais un parallèle éclairant doit être fait avec les légions romaines du Bas-Empire qui engageaient pour défendre Rome les frères de ceux qui l’assaillaient. On sait  comment la tragédie s’est terminée.  

La constitution d’une armée européenne, serpent de mer récurrent depuis la CED des années 50,  faussement revigorée depuis vingt ans par toutes les tentatives d’”euroforces”, franco-allemandes ou autres, est une impossibilité, qui s’appuie sur des gadgets. L’Europe n’a aucune politique étrangère commune, mis à part la blague des Droits de l’homme et la soumission volontaire à Washington et à l’OTAN.

Le Front National  a raison de protester contre le sacrifice du budget des armées. Il demande un minimum de 2% du PIB consacré à la Défense – ce qui est d’ailleurs encore insuffisant, il faudrait 3%. C’est un point positif dans son programme, par rapport à ses positions erronées socialo-étatistes dans l’économie. Mais il se méprend quand il affirme que c’est ”Bruxelles” qui oblige les pays européens à tailler dans leurs dépenses militaires ; même l’Otan incite au contraire à les augmenter !  Ce qui  pousse la classe politicienne française à tailler dans les budgets de Défense, c’est un mélange d’indifférence, de solutions de facilités à court terme et d’ignorance des enjeux stratégiques et économiques.  Il est tellement plus facile de sacrifier des régiments ou des commandes d’équipement que de s’attaquer à la gabegie de l’ État Providence.   

Les sept pistes à suivre

Examinons maintenant ce qu’il faudrait faire, dans l’absolu:

1) Rétablir le budget de la Défense à 3% du PIB minimum.

2) Honorer et augmenter les commandes de l’armée à l’industrie nationale de défense, dans les domaines terrestres, aéronautiques/spatiaux et  maritimes, mais aussi dans les budgets R&D.

3) Mettre en chantier un second porte-avion à propulsion nucléaire.

4) Rétablir les régiments dissous et durcir les conditions de recrutement.

5) Effectuer les commandes promises à la Russie de navires BPC.

6) Construire un ensemble techno-industriel européen de défense indépendant, avec obligation pour chaque pays de l’UE de pratiquer la préférence de commandes à l’industrie européenne et non plus américaine.   

7) Travailler  intelligemment à moyen terme, avec pragmatisme et  avec diplomatie à une dissolution de l’OTAN au profit d’une organisation militaire intra-européenne puis euro-russe. Sans que, bien entendu, les USA n’aient rien à craindre et ne soient désignés comme ennemis. Au contraire, ils pourraient être des alliés s’ils ont l’intelligence de comprendre qui sont les véritables ennemis communs.

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jeudi, 06 février 2014

2013 : fin des rêves militaires

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2013 : fin des rêves militaires

par le Général Vincent Desportes

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du général Vincent Desportes sur les faiblesses de la politique militaire de notre pays... Le général Desportes est l'auteur de nombreux essais consacrés à la stratégie comme Comprendre la guerre (Economica, 2000) ou La guerre probable (Economica, 2008).

2013 aura été « très militaire ». Deux interventions majeures, Serval au Mali pour lancer l’année, Sangaris en République Centrafricaine pour l’achever, avec, à mi-parcours, une opération en Syrie restée sans nom pour avoir été bloquée au dernier instant. En miroir, deux textes fondateurs : le 29 avril, officialisation du Livre Blanc dont la traduction budgétaire - la Loi de Programmation Militaire -, est approuvée par les deux chambres au cours du dernier trimestre.

La puissante contradiction entre les faits – les interventions – et le discours – les deux textes – qui organisent parallèlement la dégradation progressive mais certaine de nos capacités militaires, ne peut que frapper les esprits. Interventionnisme, parfaitement légitime dans les trois cas, et incohérence… jusqu’à l’absurde. De cette « année stratégique » forgée de contradictions, plusieurs leçons peuvent être tirées.

Leçon n°1 : l’évidence des inadéquations. Inadéquation d’abord entre notre politique extérieure, qui s’appuie à juste titre sur nos capacités militaires, et notre politique militaire qui tend à réduire ces mêmes capacités selon des logiques parfaitement déconnectées de leurs raisons d’être. Inadéquation ensuite entre les modèles de forces vers lesquelles nous nous dirigeons inexorablement - des forces réduites de haute sophistication, de plus en plus aptes à remporter les batailles et de moins en moins capables de gagner les guerres, adaptées surtout aux conflits que nous ne voulons pas mener – et les guerres combattues qui exigent des formats et des moyens dont nous nous dépouillons allégrement.

Leçon n°2 : nous ne pouvons fuir nos responsabilités et nos intérêts, ils nous rattrapent. En particulier, nous ne pouvons pas échapper à l’Afrique. Cette politique, initiée dès les années 1990, n’a pas su se donner les moyens du succès. Le pire pour le monde, pour la France, serait une Afrique profondément déstabilisée, faible économiquement, qui aurait le plus grand mal à faire face à l’inexorable mais prochain  - 20 ans - doublement de sa population. Des Etats baroques que nous lui avons laissés, nous n’avons pas su l’aider à faire des Nations. Dès lors, pour un moment, nous devons nous réengager fermement, militairement en particulier, pour construire des structures fiables de sécurité panafricaines et rebâtir des armées qui constituent souvent l’indispensable ossature de ces Etats fragiles.

Leçon n°3 : la fin du rêve européen. Plus que beaucoup d’autres, les Français ont été européens, en matière militaire en particulier. 2013 nous contraint au réalisme. Allons vers l’Europe, mais arrêtons de nous départir des moyens nécessaires à l’exercice de nos responsabilités et à la protection de nos intérêts ; l’Europe elle-même en a besoin pour que soient remplies les missions dont seules les armées françaises sont capables. Tant qu’il n’y aura pas de vision stratégique commune il n’y aura pas de défense commune, car le sentiment de solidarité n’est pas assez fort pour imposer le risque politique. Alors, pour longtemps encore, ne pourront être partagées que les capacités, aériennes et navales, dont l’engagement ne constitue justement pas un risque politique. L’intervention de troupes au sol est trop dangereuse pour dépasser les égoïsmes nationaux : préservons les nôtres si nous voulons maîtriser notre action extérieure.

Leçons n°4 : nous ne pouvons pas commander à la guerre. Le rêve du politique, c’est l’intervention puissante, rapide, ponctuelle, qui sidère. C’est le mythe cent fois invalidé du « hit and transfer », du choc militaire qui conduirait directement au résultat stratégique et, dans un monde parfait, au passage de relais à quelques armées vassales immédiatement aptes et désireuses d’assumer elles-mêmes les responsabilités. Las ! Les calendriers idéaux sont toujours infirmés par la « vie propre » de la guerre. De la première bataille à « la paix meilleure » qu’elle vise, il y a toujours un long chemin chaotique qui ne produit le succès que dans la durée, l’effort et la persévérance.

Leçon n°5 : le volontarisme ne remplace pas les moyens. Dès lors que, pour de multiples raisons, le « paradigme de destruction » ne peut plus être le paradigme central de la guerre, dès lors qu’il faut agir dans des contextes où le facteur multiplicateur de la technologie est très réduit, dès lors que la légitimité de la bataille ne peut se mesurer, ex-post, qu’à l’aulne du résultat politique, l’instantanéité et la « foudroyance » ne fonctionnent plus. La capacité à durer, les volumes déployables, les contrôles des espaces, redeviennent des données essentielles, ce qui remet d’autant en cause les évolutions de nos armées et ce terrible « manque d’épaisseur stratégique » qui les caractérise aujourd’hui.

La France est, et se veut, à juste titre, une grande nation, ce qui suppose des capacités d’action, militaires en particulier. En nous montrant clairement à la fois ce que sait faire notre appareil militaire et ses évidentes limites, 2013 nous réveille et nous rappelle que le premier devoir du stratège est de proportionner l’enjeu et les moyens.

Vincent Desportes (Revue Défense Nationale, 28 janvier 2014)

lundi, 27 avril 2009

Biribi: les bagnes coloniaux de l'armée française

Biribi : Les bagnes coloniaux de l'armée française

Ex: http://ettuttiquanti.blogspot.com/
Présentation de l'éditeur
Biribi, c'est le nom donné à la fin du XIXe siècle aux nombreux bagnes militaires que l'armée française installa en Afrique du Nord pour se débarrasser de ses " mauvais sujets " : on y envoyait les fortes têtes, les indisciplinés, les condamnés des conseils de guerre, les jeunes qui sortaient de prison, mais aussi parfois les opposants politiques, les homosexuels ou les faibles d'esprit. Ce livre retrace, pour la première fois, l'histoire tragique de ces " corps spéciaux " : compagnies disciplinaires, bataillons d'Afrique ou ateliers de travaux publics. Il décrit le sort terrible réservé aux milliers d'hommes qui y furent envoyés, les brimades, les sévices, parfois les tortures infligées par des sous-officiers indignes, le travail harassant sous un soleil de plomb, la violence des relations entre hommes dans ce qui était considéré comme les bas-fonds de l'armée. Mais il montre aussi comment le courage de quelques-uns, condamnés, médecins, militants ou journalistes comme Albert Londres, contribua à faire peu à peu prendre conscience au pays de l'horreur quotidienne vécue dans ces camps disciplinaires. Les derniers " corps spéciaux " de l'armée française furent supprimés au début des années 1970.

Dominique Kalifa,
Biribi : Les bagnes coloniaux de l'armée française, Perrin, 2009.
Commande possible sur Amazon.fr.