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lundi, 18 mai 2020

Le « Nouvel Âge » : une imposture prophétique

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Le « Nouvel Âge » : une imposture prophétique

par Daniel COLOGNE

9782702103937-G.JPGEn raison de sa provenance californienne, ce courant de pensée est plus connu sous le vocable anglais de New Age. On peut situer l’origine de cette mouvance intellectuelle au début des années 1960, notamment avec le livre de Marilyn Ferguson, Les enfants du Verseau (1962).

Je reviendrai plus loin sur la récupération tendancieuse de l’astrologie par le New Age, dont il est évidemment possible de trouver des signes avant-coureurs antérieurs à 1960. Je pense tout particulièrement à Paul Le Cour, aussi fondateur de la revue Atlantis en 1926, originaire de Blois comme René Guénon (celui-ci meurt en 1951 et Le Cour en 1954). L’admirateur de Guénon que je suis toujours reconnaît bien volontiers la mesquinerie de certains procès guénoniens dans le cadre de la féroce rivalité qui oppose les deux penseurs issus de la même ville et s’intéressant aux mêmes centres d’intérêt (l’ésotérisme, l’occultisme, l’Atlantide, etc.).

En 1983, le mouvement New Age organise à Bruxelles un grand congrès intitulé « The World We Choose (Le Monde que nous choisissons) ». Une revue est lancée et son titre est révélateur : Réseaux. C’est en effet toute une organisation réticulaire qui s’installe sur le haut de la ville, les beaux quartiers de la capitale de la Belgique et de l’Union européenne. On voit se tisser une immense toile d’araignée dont les fils relient les officines de médecines alternatives (réflexologie, iridologie, radiesthésie), des magasins végétariens, des restaurants macrobiotiques, des écoles de yoga, des centres d’études de thérapies orientales (ayurvédisme, acupuncture), des librairies dont les vitrines et les rayons regorgent d’ouvrages consacrés à la théosophie, l’anthroposophie, les pédagogies non directives.

Le leitmotiv de ce mouvement est la « croissance personnelle ». Le New Age véhicule un individualisme intégral qui, pour reprendre les termes de Julius Evola, constitue son véritable « visage » dissimulé par le « masque » d’un spiritualisme frelaté. Nous avons ici affaire à une forme particulièrement pernicieuse d’égalitarisme qui consiste à attribuer à tout un chacun la possibilité de réaliser sa « croissance personnelle » et les atouts nécessaires à la poursuite victorieuse du bonheur. C’est l’illusion de l’« égalité des chances » qui incite chaque individu à se lancer dans une course effrénée au bien-être et qui suscite in fine des inégalités de plus en plus monstrueuses telles qu’on les voit se développer depuis quelques décennies, après la parenthèse des « Trente Glorieuses » où beaucoup se sont imaginés qu’abattre les fascismes ouvrait automatiquement la voie à une ère d’équité et à la concrétisation du rêve kantien de « paix perpétuelle ».

Lors d’une émission télévisuelle animée par Christophe Dechavanne, un adepte du « Nouvel Âge » affirmait qu’on allait passer d’un cycle caractérisé par l’« amour du pouvoir » à une ère auréolée du « pouvoir de l’amour ». Par-delà le tonnerre d’applaudissements qui salua ces belles paroles (les media utilisent la « claque » comme dans les théâtres d’autrefois), il convient de détecter derrière cette creuse phraséologie une de ces « idées chrétiennes devenues folles, comme dit Chesterton : la confusion entre l’amour communautariste du prochain (réservé aux membres de la communauté des chrétiens) et l’amour laïcisé et universalisé du semblable (dont on doit témoigner envers chaque homme en ce qu’il a d’ordinaire en commun avec les autres, dans la « nudité de son visage », comme l’écrit Levinas).

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Matthieu Ricard.

Le New Age se réfère souvent au bouddhisme. Il ne s’agit évidemment pas de la « doctrine de l’Éveil » brillamment analysée par Evola, mais d’une variante édulcorée se présentant sous la forme d’une éthique compassionnelle et altruiste, dans la ligne actuelle du moine Matthieu Ricard, fils de Jean-François Revel. Pour l’homme occidental déchristianisé, le bouddhisme peut servir de philosophie de rechange apte à lui donner un semblant de religiosité tout en faisant l’économie de la transcendance.

Rappelons les réticences de René Guénon vis-à-vis du bouddhisme, qu’il a longtemps perçu comme un moment de « révolte des ksatriyas ». Ananda Kentish Coomaraswamy et Marco Pallis ont dû déployer des trésors de persuasion pour que Guénon, seulement quatre ans avant son décès, admette le caractère « traditionnel » du bouddhisme, en dépit de sa négation du système des castes.

Je m’accorde une brève digression pour suggérer que la « révolte des ksatriyas » ne se réduit pas à une série d’insurrections des « guerriers » contre les « prêtres » (comme dans la querelle médiévale du sacerdoce et de l’Empire), mais constitue un processus plurimillénaire continu analogue au Ragnarokir de la mythologie nordique, l’obscurcissement du divin dans la conscience humaine, le « crépuscule des dieux », comme on le dit souvent et improprement. Ce processus d’obscuration est déjà en germe durant l’« Âge d’Or », ainsi qu’en témoigne le mythe de la chasseresse Atalante poursuivant le sanglier de Calydon. Le sanglier est en effet un des avatars de Vishnou durant l’Âge d’Or. En toute rigueur métaphysique, on peut même dire que ce processus est en germe dès que l’on passe du plan principiel (archè) à celui de la manifestation (genesis), pour reprendre les termes de la Bible des Septante (traduction grecque de l’Ancien Testament). Le choix du mot genesis de préférence au mot poesis montre qu’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une « création », mais d’une « manifestation » qui se développe à partir d’un plan principiel. Il est par ailleurs évident que la caste est, dans le monde pré-moderne, la manière privilégiée d’assigner un cadre limitatif à l’épanouissement individuel, qui se réalise ainsi sub conditione, et non de la manière frénétique et sans limites préconisée par le New Age post-moderne.

J’ai mentionné plus haut l’utilisation de la phytothérapie hindoue et de la médecine traditionnelle chinoise, non pour glorifier le savoir des Anciens, mais pour contribuer à la « croissance personnelle ». Plus importante encore est la récupération de l’astrologie dite « mondiale » (1) pour faire croire que l’humanité passe actuellement d’une « Ère des Poissons » à une « Ère du Verseau », d’un cycle bimillénaire dont l’épicentre a été la Chrétienté médiévale (où l’agapé christique dérive en un « amour du pouvoir ») à une période de durée analogue dont les signes annonciateurs recoupent les symptômes d’une « déconstruction » (censée nous mener au « pouvoir de l’amour »).

Le lecteur peu familiarisé avec l’astrologie sera surpris de voir le Verseau succéder aux Poissons, alors que dans le Zodiaque des saisons, les Poissons viennent après le Verseau. Mais le mouvement pris en considération par le New Age est le déplacement rétrograde du point vernal (du latin ver, vernis, le printemps) dans le Zodiaque sidéral. Ce sont les constellations qu’envisage le New Age, et non les signes énumérés dans les media par les « horoscopes » (terme impropre par ailleurs).

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Le point vernal se meut lentement (à raison de 72 ans par degré zodiacal) des Poissons en direction du Verseau, mais comme les frontières des constellations sont floues, on peut diviser le Zodiaque sidéral en douze parties de différentes façons et accréditer la thèse selon laquelle l’« Ère du Verseau » commence aujourd’hui ou aurait débuté au « siècle des Lumières », voire à la Renaissance. L’« Ère du Verseau » coïncide selon certains avec la modernité et pour le New Age avec la post-modernité porteuse d’un « nouveau paradigme ». Les astrologues sérieux, notamment ceux qui éditent les Raphael’s Ephemeridis, prennent pour modèle un Zodiaque sidéral logiquement axé sur les étoiles Aldébaran et Antarès, qui se font face au milieu des constellations du Taureau et du Scorpion. Une fois ce modèle adopté, on constate que le point vernal a encore six degrés à parcourir dans les Poissons et que l’« Ère du Verseau », si tant est qu’elle ait une signification, commence dans un peu plus de quatre cents ans.

Le véritable objectif du New Age est de faire passer les transformations mentales, sociétales et technologiques d’aujourd’hui pour les produits d’une fatalité historique et les germes d’un futur universellement radieux. Il s’agit évidemment d’une contrefaçon de la « fonction prophétique » telle que l’ont exposée René Guénon et Frithjof Schuon, dans le sillage de Saint-Yves d’Alveydre. Cette fonction prédictive est subordonnée à la parfaite connaissance des influences cosmiques telles que la détient la fonction « souveraine », c’est-à-dire « sacerdotale » et » liée au sacré », comme l’écrit un rédacteur d’Éléments (n° 181, décembre 2019 – janvier 2020).

De cette « fonction prophétique » parfaitement intégrable dans la tripartition fonctionnelle dumézilienne, le « Nouvel Âge » offre une parodie diamétralement opposée à la spiritualité indo-européenne. Celle-ci s’illustre à travers les œuvres de Julius Evola, le « tantrika d’Occident », et de rené Guénon, qui s’est certes installé en terre d’islam pour finir ses jours, mais dont les livres majeurs consacrés aux « formes traditionnelles » abordent les divers courants de l’hindouisme.

La branche chrétienne du New Age évoque souvent le passage d’un Christus Ichtus à un Christus Aquarius. Aquarius est le nom latin de la constellation du Verseau, mais c’est aussi l’un des thèmes les plus importants de la comédie musicale Hair, sorte de manifeste soixante-huitard du « Nouvel Âge ». Rappelons que la version française de Hair est due à Julien Clerc, qui chante aussi La Californie et fait plusieurs fois allusion à cette région (2).

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En guise de conclusion, je voudrais attirer l’attention de nos lecteurs sur la manière subtile dont s’insinuent dans les esprits les thématiques du « Nouvel Âge » et de la grande « déconstruction » du demi-siècle écoulé à travers des répertoires qui sont loin d’être qualitativement négligeables. Éric Zemmour a pertinemment observé comment la chanson Les Divorcés de Michel Delpech marque le point de départ de la mode des familles recomposées (thème que l’on retrouve aussi dans le répertoire de Daniel Guichard et de Gérard Lenormand). Il serait intéressant de faire une étude exhaustive de toutes ces chansons dont les couplets et les refrains traversent les générations et s’impriment dans les mémoires en charriant insidieusement quelques thèmes « déconstructeurs » fidèles à la perspective New Age. Même dans l’hypothèse où l’« Ère du Verseau » ne ferait pas l’économie d’une catastrophe, la seule maison « à rester debout » serait celle dont on a « jeté les clefs » et que Maxime Le Forestier imagine teintée de bleu sur fond de ciel californien.

Notes:

1 : André Barbault lui-même admet que son « indice cyclique » a des effets davantage locaux que mondiaux et il reconnaît de surcroît la difficulté de localiser ces effets. Son « indice cyclique » est toutefois un outil intéressant. C’est la somme des écarts de longitude entre les planètes. Plus cette somme est basse, plus la période est difficile. Durant le siècle passé, l’indice cyclique le plus bas se situe en 1982.

2 : « J’entends les motos sauvages,

Qui traversent nos villages,

Venant de Californie,

de Londres ou bien de Paris. » (La Cavalerie)

mercredi, 12 février 2020

New-Age et Dev Pers : la pseudo-religion contemporaine

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New-Age et Dev Pers : la pseudo-religion contemporaine

 
Discussion avec Ralf au sujet de l'influence de la pensée New-Age et du Développement personnel dans nos sociétés post-modernes déspiritualisées.
 
 

dimanche, 27 décembre 2009

Le malentendu du néo-paganisme

article-0-07409D23000005DC-70_306x468.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999

LE MALENTENDU DU NEO-PAGANISME

 

par le groupe «Libération païenne», Marseille

 

Le néo-paganisme repose pour l'essentiel sur un malentendu qui est autant le fait de ses ennemis, au premier rang desquels figurent les Eglises chrétiennes, que de la plupart de ceux qui s'en réclament, qu'il s'agisse des néo-nazis qui y voient une sacralisation de la haine raciale ou des cercles intellectuels de la nouvelle droite française, dont le royaliste Charles Maurras a été le précurseur et pour lesquels le néo-paganisme est la plus haute expression d'un esthétisme droitier d'inspiration appolinienne, épris d'ordre et de hiérarchie.

 

Le cas Hitler

 

Les néo-nazis se déclarent païens parce qu'à les en croire, le IIIième Reich aurait été païen. Ils en veulent pour preuves la symbolique nazie, les cérémonies de l'“Ordre SS”, ainsi que les déclarations anti-chrétiennes de tel ou tel chef nazi. Mais la vérité historique est toute autre: le parti nazi s'est, en effet, toujours réclamé du christianisme (cf. la référence au “christianisme positif” dans l'article 24 du programme de 1920 et l'allocution radiodiffusée du ler février 1933, définissant l'orientation idéologique du nouveau gouvernement dirigé par Hitler); il s'est, d'autre part, allié aux chrétiens conservateurs et s'est appuyé sur les Eglises pour parvenir au pouvoir. Hitler a ensuite signé le Concordat avec le Pape (le 7 juillet 1933) et réprimé libres-penseurs et néo-païens qu'il a, pour l'immense majorité d'entre eux, interdits de parole et à qui il a interdit l'accès à certaines fonctions (telles que celle d'officier dans l'armée allemande). Comme on le voit, les juifs n'ont pas été les seuls à subir sous le IIIième Reich des mesures discriminatoires! Certes, on nous objectera que les relations se sont ensuite tendues entre le régime hitlérien d'un côté, l'Eglise catholique et une fraction du protestantisme allemand (l'“Eglise confessante”) de l'autre, qui se disputaient notamment le contrôle de la jeunesse allemande. Mais il ne faut pas voir autre chose dans cette dispute qu'un affrontement entre deux pouvoirs totalitaires. L'Eglise catholique et l'Eglise confessante n'ont d'ailleurs pas été les moins véhémentes à réclamer d'Hitler en 1933-1934 des mesures liberticides, particulièrement à l'encontre des libres-penseurs et des néo-païens dont elles dénonçaient, au choix, le “libéralisme” ou le “bolchevisme athée”, et n'ont manifesté aucune opposition aux premières lois anti-juives du régime. En outre, cet affrontement ne déboucha jamais sur une rupture ouverte: seule une poignée de chrétiens allemands se livra à des actes isolés de résistance; quant aux chefs nazis, majoritairement catholiques, aucun d'entre eux ne quitta l'Eglise à laquelle il appartenait et tous continuèrent d'acquitter leurs impôts cultuels! Nous voilà bien loin de l'image complaisamment répandue par les Eglises chrétiennes d'un nazisme résolument païen, image à laquelle s'accrochent les représentants les plus dégénérés de la “race aryenne” que sont les skinheads et autres ratonneurs du samedi soir...

 

Que pouvait-il d'ailleurs y avoir de païen dans le bric-à-brac idéologico-culturel du nazisme, fait d'un mélange de symboles runiques, de salut à la romaine, de statuaire grecque et de monumentalité égyptienne destinée à écraser l'Allemand moyen et à le convaincre de la toute-puissance de Pharaon, le Führer Adolf Hitler, avec, pour couronner le tout, un monothéisme germanique (1) qui reposait sur la croyance en un Dieu allemand, dieu des armées, dont le peuple allemand serait l'élu (un Yahvé qui aurait les traits d'Odin!)? Un certain nombre d'auteurs ont remarqué que le nazisme se présentait de fait comme un judaïsme inversé dont les partisans estimaient nécessaires de liquider le modèle hébreu trop voyant, trop génant. Ici apparaît clairement la parenté entre le nazisme et le racisme anglo-saxon ou afrikaner d'inspiration calviniste dont le Ku-Klux-Klan aux Etats-Unis, l'Ordre d'Orange en Irlande du Nord, l'Apartheid en Afrique du Sud ont été autant d'expressions récentes et qui trouve ses fondements idéologiques dans les écrits vétéro-testamentaires. Aussi, nous ne saurions trop conseiller aux néo-nazis de changer de religion (s'ils en ont une) et de relire l'Ancien Testament. Ils y trouveront plus de sources d'inspiration que dans les mythes européens où le meurtre, le génocide et la haine de tout ce qui est différent n'occupent pas la place d'honneur et ne reçoivent aucune justification divine...

 

Le paradoxe de la nouvelle droite

 

Nous avons évoqué la nouvelle droite dans l'introduction au présent article. Comme la vieille droite, la nouvelle droite conteste l'ordre né de la Révolution française. Ses bases sociologiques sont cependant différentes en ce qu'elle s'appuie sur une partie des intellectuels alors que la vieille droite bénéficiait du soutien de l'aristocratie foncière, ainsi que ses références intellectuelles marquées par le positivisme et le scientisme du XIXième siècle finissant. Les premiers représentants de cette nouvelle droite ont été en France Charles Maurras, héritier du positivisme d'Auguste Comte, et les amis avec lesquels il fonda en 1899 la revue d'“Action Française”. Maurras se voulait à l'origine à la fois païen (il suffit, pour s'en convaincre, de lire Anthinéa et Le chemin de paradis!)  et catholique (parce que l'Eglise catholique aurait, à l'en croire, neutralisé le “poison chrétien”), mais peu à peu le catholicisme devait l'emporter chez lui sur le paganisme au point d'étouffer complètement celui-ci.

 

A la fin des années 1960, un nouveau mouvement se fit jour en France et dans le reste de l'Europe qui se désigna lui-même sous le nom de “Nouvelle Droite” (2). Ce mouvement présentait de nombreuses ressemblances avec l'Action Française des débuts (3), mais il refusait d'imiter sa dérive catholique.

 

Paradoxalement, la nouvelle droite s'est dite et se dit encore païenne pour les mêmes raisons que la vieille droite s'affirmait chrétienne, et au nom des mêmes valeurs “aristocratiques”!

 

Tandis que la vieille droite considérait que l'inégalité entre les hommes était l'expression de la volonté de Dieu et que les chrétiens se devaient de respecter celle-ci, la nouvelle droite soupçonne le christianisme d'avoir introduit en Europe le “bacille” égalitaire.

 

Maurras, et toute le nouvelle droite après lui, dénonçait dans le christianisme l'égalité métaphysique  —l'égalité des hommes devant Dieu—  qui aurait, selon lui, frayé la voie à l'égalité politique (la démocratie) et à l'égalité sociale (le socialisme). On retrouve le même raisonnement, terriblement simplifié, caricaturé à l'extrême, sous la plume de Dietrich Eckart, qui fut le mentor de Hitler dans ses premières années de lutte politique et l'auteur d'une brochure intitulé de manière significative: Le bolchevisme de Moise à Lénine.

 

L'idée avancée par Nietzsche selon laquelle le christianisme serait une morale d'esclaves, la morale du ressentiment, est reprise sans nuances par les amis de Maurras au tout début du siècle et par les tenants de la Nouvelle Droite aujourd'hui (4). Ces derniers, s'inspirant des écrits de Celse, un adversaire romain des premiers chrétiens, décrivent avec complaisance la conversion progressive de Rome au christianisme... par ses esclaves. Vision absurde, sans fondement historique! Comment imaginer, dans une société aussi impitoyablement hiérarchisée (et dont l'Eglise chrétienne épousa parfaitement les contours) que les esclaves auraient pu convaincre et entraîner leurs maîtres? Rome n'est devenue chrétienne que parce que sa classe dirigeante (d'où sont issus les Pères de l'Eglise: Ambroise, Jérôme, Augustin, etc.) s'est persuadée, à tort ou à raison, des avantages du christianisme. Par la suite, ce sont les diverses élites celtiques, germaniques, slaves, etc., qui, converties de leur plein gré au christianisme, imposeront celui-ci à leurs peuples en même temps que le nouvel ordre féodal aux lieu et place du paganisme et de l'antique ordre libertaire, égalitaire et fraternel des clans et des tribus qui lui était consubstantiel.

 

Pour étayer son discours anti-égalitaire, la Nouvelle Droite s'est appuyée sur les travaux de Georges Dumézil. On sait que ce dernier avait discerné, à partir de l'étude des mythes propres aux peuples indo-européens, l'existence d'une idéologie trifonctionnelle structurant le mental des Indo-Européens depuis la plus lointaine préhistoire. La Nouvelle Droite semblait avoir trouvé là le moyen de légitimer l'existence d'une hiérarchie sociale semblable à celle des castes indiennes ou des ordres médiévaux, avec, au sommet, les prêtres, en bas, les travailleurs, et entre eux, les guerriers. Après avoir posé, comme nous l'avons vu, l'équiva­lence suivante: christianisme = égalitarisme, la Nouvelle Droite en arrivait donc à justifier, en quelque sorte scientifiquement, cette autre équivalence: paganisme (indo-européen) = anti-égalitarisme. Mais, à supposer même que cette idéologie trifonctionnelle ait été destinée à être transposée au plan social  —ce qui ne semble pas avoir été le cas, comme l'observait Dumézil lui-même; elle ne l'a d'ailleurs été que très exceptionnellement—  rien n'indique que ce fut sur un mode hiérarchique; au contraire, il apparaît clairement que pour les Indo-Européens, les trois fonctions étaient d'égale dignité. Il se pourrait d'ailleurs bien que la troisième fonction, méprisée par les thuriféraires néo-droitiers du “décisionnisme” politique et des vertus guerrières, ait été en définitive la plus importante parce qu'elle assurait, avec la survie quotidienne de la communauté et sa continuité biologique, la “perdurance du lien social”, pour employer une formule chère à Michel Maffesoli (la troisième fonction englobait, en effet, outre la production des biens et la reproduction des hommes, tout ce qui touchait à la sexualité, au sens le plus large de ce terme, et finalement aussi à la convivialité). Les deux autres fonctions demeuraient en sommeil, en latence, et ne se manifestaient que dans la crise lorsqu'il était nécessaire de prendre une décision en souveraineté ou de combattre un ennemi. Eminent germaniste, le Professeur Allard paraît confirmer ce point de vue lorsqu'il relève que les populations germaniques, qui vivaient, rappelons-le, dans ce qui semble avoir été le foyer originel des Indo-Européens, n'ont connu jusqu'au début de l'ère chrétienne (voire, en ce qui concerne les Suédois, jusqu'au cœur du Moyen-Age) qu'une royauté liée à la troisième fonction, royauté populaire et “vanique” placée sous les auspices de la déesse Freya, avant que les circonstances (la pression militaire romaine notamment) ne les contraignent à changer à la fois d'institutions et de culte pour adopter une royauté à fondement guerrier consacrée à Wotan (5).

 

Communion et libération

 

Le soi-disant paganisme des néo-nazis et celui des néo-droitiers représentent chacun à nos yeux une double imposture. La première consiste en ce que les uns et les autres prétendent y entrer leurs fantasmes de race élue ou d'aristocratie auto-proclamée. Mais, comme nous venons de le voir, celui-ci, à la différence du christianisme, n'offre pas prise à de telles prétentions. Et de ce fait même  —c'est là où se situe la seconde imposture—  leur néo-“paganisme” fantasmatique ne peut être vécu. Or, le paganisme n'est rien, ce n'est qu'un mot vide de sens, s'il n'est pas d'abord une réalité vécue.

 

Notre néo-paganisme (6), celui que nous essayons, modestement, de vivre et de professer, se veut, quant à lui, à la fois libération et communion.

 

Libération des contraintes morales et physiques imposées par le christianisme ainsi que par les institutions et les idéologies nées de celui-ci et de sa lente décomposition, qui ont déchu l'homme et la femme d'Europe de leur statut d'homme et de femme libres pour les livrer à l'arbitraire des seigneurs, auquel se substitua celui de l'Etat et des patrons, doublé de la police des âmes exercée par l'Eglise et les idéologies qui lui succédèrent.

 

Le christianisme a séparé le divin du monde. Ce faisant, il a, comme l'écrivait Max Weber, “désenchanté le monde”. Nous aspirons à son réenchantement  —au moyen de la communion retrouvée avec le Grand Tout, avec la Terre-Mère, avec l'Humanité, au sein des liens que tissent l'amour, l'amitié, la camaraderie et la parenté. L'orgiasme, expression paroxystique de cette communion, nous y aidera parce que l'ex-tase à laquelle il nous fait accéder nous permet d'outrepasser notre individualité et notre finitude.

 

Disons-le tout net: notre néo-paganisme est immoral, mais il s'agit ici d'un “immoralisme éthique”, pour reprendre l'expression de Michel Maffesoli qui prend soin de distinguer la morale, “devoir-être” générateur de tous les totalitarismes, de l'éthique, expression du “vouloir-vivre” et de l'“être-ensemble”: «Il est peut-être plus nécessaire que jamais de faire une distinction entre la morale qui édicte un certain nombre de comportements, qui détermine ce à quoi doit tendre un individu ou une société, qui en un mot fonctionne sur la logique du devoir-être, et l'éthique qui, elle, renvoie à l'équilibre et à la relativisation réciproque des différentes valeurs constituant un ensemble donné. L'éthique est avant tout l'expression du vouloir-vivre global et irrépressible, elle traduit la responsabilité qu'a cet ensemble quant à sa continuité (...) A une époque où, suite à l'obsolescence des représentations politiques, nombre de “belles âmes” font profession de moralisme, il n'est peut-être pas inutile de rappeler que c'est toujours au nom du “devoir-être” moral que se sont instaurées les pires des tyrannies, et que le totalitarisme doux de la technostructure contemporaine lui doit beaucoup» (7).

 

Notre néo-paganisme est également an-archiste en ce qu'il dénie toute légitimité aux institutions mortifères (l'Etat et l'Argent en particulier) qui se sont substituées, la plupart du temps par la violence, aux communautés primitives, clans, villages, tribus et peuples, dans lesquelles régnait, sous une forme plus ou moins euphémisée, une effervescente confusion des corps (8) et dont il aspire, en quelque sorte, à restaurer l'organicité au sein de communautés dionysiaques comparables aux thiases de l'Antiquité gréco-romaine (9).

 

Quoique “néo”, notre paganisme renoue avec ce qu'il y avait de plus archaïque et de plus subversif dans le paganisme antique qu'incarnait la figure de Dionysos en Grèce et à Rome ou qu'incarne encore aujourd'hui celle de Shiva en Inde. Ces dieux et les cultes qu'on leur vouait étaient tenus en suspicion par les Anciens attachés à l'ordre établi de la Cité ou par les Hindous attachés à celui des castes. Les uns et les autres n'hésitèrent pas à en persécuter les sectateurs, comme en témoigne le récit que fit Tite-Live de la répression des Bacchants. C'est pourtant autour d'eux que s'organisa en Europe méditerranéenne la résistance à la christianisation et en Inde la résistance à l'islamisation.

 

«Rarement, écrit Mircéa Eliade à propos de Dionysos, un dieu surgit à l'époque historique chargé d'un héritage aussi archaique: rites comportant masques thériomorphes, phallophorie, sparagmos, omophagie, anthropophagie, mania, enthousiasmos. Le plus remarquable c'est le fait que, tout en conservant cet héritage, résidu de la préhistoire, le culte de Dionysos, une fois intégré dans l'univers spirituel des Grecs, n'a pas cessé de créer de nouvelles valeurs religieuses» (10).

 

Issu du culte de la Terre-Mère et quoique marquant une certaine rupture avec lui, par le fait qu'il soit une divinité masculine et que, recueilli par Zeus dans sa cuisse où il acheva sa gestation, il symbolise le passage de la matri- à la patrilinéarité, le culte de Dionysos en présente encore bien des traits. Dionysos est à l'origine le dieu de l'arbre et de la vigne arborescente nés de la Terre. On ne doit pas s'étonner de ce qu'il ait été en même temps le dieu des pratiques orgiaques. En effet, de l'arbre, “receptacle des forces qui animent la nature, émanent aussi des forces dont s'imprègnent ceux et celles qui célèbrent son culte et qui produisent chez eux les effets ordinaires de la possession (...) les divinités de l'arbre, poursuit Henri Jeanmaire, reçoivent un culte qui est par nature orgiaque et extatique. Cette règle, qu'illustrent maints cultes locaux dans lesquels Artémis comme Dame de l'Arbre, est l'objet d'un service qui consiste dans l'exécution de danses extatiques, vaut aussi pour Dionysos” (11). Mais, ajoute Mircéa Eliade, Dionysos n'est pas seulement lié a la végétation, il “est en rapport avec la totalité de la vie, comme le montrent ses relations avec l'eau et les germes, le sang ou le sperme, et les excès de vitalité illustrés par ses épiphanies animales (taureau, lion, bouc). Ses manifestations et disparitions inattendues reflètent en quelque sorte l'apparition et l'occultation de la vie, c'est-à-dire l'alternance de la vie et de la mort, et, en fin de compte, leur unité (...) Par ses épiphanies et ses occultations, Dionysos révèle le mystère, et la sacralité, de la conjugaison de la vie et de la mort” (12).

 

A la suite de Bachofen et de Ludwig Klages, on s'est plu à voir dans les cultes de la Terre-Mère et de Dionysos (ou de Shiva), l'expression d'un substrat pré-indo-européen, “pélagien” (ou dravidien dans le cas du shivaïsme (13)). Certains ont situé l'origine de ces cultes dans les civilisations néolithiques de l'aire égéo-anatolienne. Mais l'importance des apports nordiques dans le dionysisme n'est pas contestable, comme l'observe Henri Jeanmaire (14). De fait, le culte de la Terre-Mère semble relever d'un héritage commun à toutes les populations euro-méditerranéennes, un héritage des temps antérieurs à l'individualisation du rameau indo-européen.

 

A l'époque glaciaire, l'Europe présentait une grande unité raciale, linguistique, culturelle et cultuelle. Le réchauffement du climat y mit progressivement un terme. Ainsi, d'après les paléolinguistes, l'Age du Cuivre vit les Proto-Indo-Européens, venus du Nord de l'Europe et installés dans les steppes de Russie et d'Asie centrale, se détacher de la masse commune, de la souche vieille-européenne, pour adopter un mode de vie pastoral et guerrier, une structure patriarcale et hiérarchique, qu'ils tentèrent d'imposer aux populations soumises d'Europe et du subcontinent indien (15). Constitués en bandes de pillards, les Proto-Indo-Européens entreprirent, en effet, de conquérir leur ancienne patrie, l'Europe, ainsi que la plus importante partie du Proche- et du Moyen-Orient. Mais la greffe indo-européenne ne prit pas partout, et, en tout cas, pas partout de la même manière. Il faut, en outre, garder à l'esprit que, lorsqu'on évoque les “Indo-Européens”, ce n'est pas au noyau conquérant de jadis, dont on connaît finalement peu de choses, que l'on fait allusion mais à toutes les populations indo-européanisées que ce noyau a conquises ou avec lesquelles il a fusionné. Ainsi en est-il des savantes études de Georges Dumézil concernant la trifonctionnalité, que nous avons évoquées un peu plus haut. Nous avons vu que les Germains, probablement issus d'un mélange entre les “pasteurs guerriers porteurs de la céramique cordée et des haches de combat” (16), c'est-à-dire les Proto-Indo-Européens, et les populations autochtones d'Europe septentrionale, restèrent longtemps fidèles au matriarcat et à une forme populaire, voire démocratique, de royauté.

 

Dans la Grèce hellénisée et l'Inde aryanisée où, pour des raisons historiques, l'indo-européanité dans ses aspects les plus dominateurs fut particulièrement prégnante, le dionysisme et le shivaisme traduisirent, sous l'aspect de la démence et de la furie, la révolte de la Vie, de la Nature et du substrat vieil-européen contre l'idéologie de la Maîtrise de soi-même, des autres et du monde véhiculée par les anciens conquérants...

 

Groupe «Libération païenne», Marseille.

 

(1) Que ce monothéisme s'affirmât chrétien ou anti-chrétien importe peu en l'espèce. En son temps, Maurras dénonçait déjà chez les Allemands le “monothéisme du moi national”, produit local du biblisme protestant (cité par Patrice Sicard, in Maurras ou Maurras,  p.15).

 

(2) Nous emploierons des minuscules à propos de la nouvelle droite, entendue comme courant de pensée né à la fin du XIXème siècle, et des majuscules lorsqu'il s'agira du mouvement qui, ces dernières décennies, a adopté cette dénomination.

 

(3) La brochure intitulée Maurras ou Maurras (cf. note 1), publiée en 1974 par le GRECE, noyau organisationnel de la Nouvelle Droite, établissait clairement que celle-ci était consciente de l'existence de telles ressemblances, voire d'une certaine filiation, entre les deux courants.

 

(4) En défendant une telle idée dans Généalogie de la morale, Nietzsche n'a pas voulu signifier que le christianisme n'était professé que par des esclaves mais qu'il produisait des esclaves (ce que l'Histoire confirmera!) et qu'il fut accueilli, et l'est encore, par ceux qui ont une prédisposition à la soumission. Le problème de la Nouvelle Droite est qu'elle prend beaucoup de choses au pied de la lettre. Y compris, comme nous le verrons plus loin, la théorie de la trifonctionnalité chez les Indo-Européens, développée par Georges Dumézil.

 

(5) Jean-Paul Allard, «La royauté wotanique des Germains», in Etudes indo-européennes, revue publiée par l'Institut d'Etudes Indo-Européennes de l'Université Jean Moulin (Lyon III), n°l (janvier 1982) et n°2 (avril 1982).

 

(6) L'emploi du prefixe “néo” nous semble justifié par le fait que nous vivons, depuis quelques siècles, dans un univers mental et institutionnel profondément marqué par le christianisme. Nous tentons, certes, de nous en affranchir et de renouer ainsi avec le paganisme des Anciens. Cette démarche est difficile et elle intègre, de surcroît, une part de prosélytisme totalement inconnue du paganisme originel. Pour toutes ces raisons, il nous paraît utile de préciser que celui qui, aujourd'hui, se présente comme un paien tout court à la manière d'antan ne peut être, de toute évidence, qu'un jean-foutre.

 

(7) Michel Maffesoli L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie,  Paris, Méridiens/Anthropos, 1982, pp.l8/19.

 

(8) Confusion symbolisée par la consanguinité, réelle ou imaginaire, entre les membres du groupe  —ces communautés étaient, rappelons-le, des communautés de sang—  et qui s'accomplissait tant dans les activités quotidiennes de toutes sortes, dans le labeur collectif, que dans la “dépense improductive”, elle aussi collective, à l'occasion des fêtes orgiaques émaillant le cours de l'année et de l'existence humaine.

 

(9) Concernant les thiases, on se reportera avec profit à l'ouvrage de P. Foucart, paru en 1873 chez Klincksieck et intitulé: Des associations religieuses chez les Grecs. Thiases, éranes, orgéons.

 

(10) Histoire des croyances et des idées religieuses, tome 1, Paris, Payot, 1976, pp.380/381.

 

(11) Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1951, pp.213/214.

 

(12) Op.cit., pp.373/374.

 

(13) Cf. Alain Daniélou, Shiva et Dionysos, Paris, Fayard, 1979, pp. l7 à 59.

 

(14) Op. cit., p.39.

 

(15) Cf. Jean Haudry, Les Indo-Européens, Paris, Presses Universitaires de France (Que Sais-Je?), 1981.

 

(16) Ibid., p.l15.