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jeudi, 16 août 2007

Partitocratie: effets pervers

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Université d’été de «Synergies Européennes», Trente, 1998

Séminaire de Synergies-France, Pange/Lorraine, septembre 1998

 

Des effets pervers de la partitocratie

 

par Robert STEUCKERS

Très tôt, la science politique ou les observateurs des mécanismes de la politique dans les démocraties parlementaires occidentales ont été conscients des dérives potentielles de ce système.- Montesquieu insistait sur la séparation des pouvoirs, idéal à atteindre pour garantir les libertés citoyennes. Pour Montesquieu, la démocratie est le régime qui garantit justement ces libertés citoyennes: on ne peut les atteindre optimalement qu’en garantissant une séparation aussi nette que possible entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. En abattant toutes les cloisons entre ces pouvoirs, la partitocratie a annulé la démocratie au sens où l’en­ten­dait Montesquieu. Par rapport à l’idéal démocratique, la partitocratie con­stitue donc une régression. Et non, comme elle le prétend trop souvent, son accomplissement définitif.

- Tocqueville, en observant les mécanismes électoraux aux Etats-Unis dans la première moitié du XIXième siècle, constate, en fait, que la liberté d’entreprendre et de créer de la nouveauté, de penser, de vivre selon ses désirs et ses convictions, risque à terme d’être mise en danger par la démagogie égalitaire des partis et par l’action sans scrupules de démagogues irresponsables, regroupés en so­cié­tés, en lobbies, en groupes de pression ou en patronnages divers, ne s’adressant quasiment jamais à la raison, mais toujours aux sen­ti­ments les plus troubles ou aux sens les plus veules, empêchant ainsi le citoyen moyen de regarder les réalités politiques avec lucidité. En principe, Tocqueville ne s’oppose pas à l’égalité, mais estime qu’elle ne doit jamais menacer l’exercice de la liberté. 

- Max Weber, en prenant le relais de Tocqueville, écrivait dans Le savant et le politique que le système politique anglo-américain, en dépit de son étiquette démocratique, était “une dictature, reposant sur l’exploitation de l’émotionalité des masses”. Weber a d’abord plai­dé pour un fonctionnariat d’Etat complètement détaché des partis car il craignait par dessus tout les dérives d’un spoil system  à l’a­mé­ricaine, qu’avait déjà entrevues Tocqueville. Weber était cependant fasciné par les grandes machines politiques américaines du début de notre siècle, bureaucratisées à l’extrême mais plus honnêtes que leurs futures imitatrices européennes, dans la mesure où à chaque élection, les fonctionnaires nommés par le gouvernement précédent sont irrémédiablement démis de leurs fonctions si leur parti perd la partie: ils sont renvoyés à la société civile, quitte à recommencer leur quête politique, en se “rebranchant” à nouveau sur la vie réelle de la population, en partageant ses efforts et ses déboires face aux con­jonctures économiques ou aux pratiques du pouvoir. Weber aura une position ambivalente: d’un côté, il admire la neutralité axiolo­gique des fonctionnariats permanents et non partisans, sur le mode prus­sien; de l’autre, il admire la sélection impitoyable exercée par les “bosses” des partis américains qui se choisissent à chaque élection un personnel dévoué, qu’ils installent dans les rouages de l’Etat (mais pour quatre ans seulement, si la fortune politique ne leur sourit qu’une fois! Accepter le verdict électoral est honnête, en dépit des magouilles politiciennes; refuser le verdict des urnes est une malhon­nêteté foncière, même si les magouilles sont mieux contrôlées!).  La pra­tique de nommer définitivement les fonctionnaires des cabinets pro­visoires, en dépit des aléas électoraux, est notamment une per­version du système belge.

- Toujours dans Le savant et le politique, Weber a eu ces mots durs, pour les premières manifestations de partitocratie en Allemagne, qu’elles émanent des socialistes ou des démocrates-chrétiens: «[Les constitutionalistes révolutionnaires du pays de Bade] considèrent [...] l’Etat et les emplois administratifs simplement comme des institutions destinées à procurer uniquement des prébendes. [...] le parti du Zentrum (ndlr: d’obédience chrétienne-démocrate) [...] inscrivit même à son programme l’application du principe de la répartition propor­tion­nelle des emplois selon les confessions religieuses, sans se soucier de la capacité politique des futurs dirigeants». Aberration aux yeux de Weber, car «... le développement de la fonction publique moderne [...] exige de nos jours un corps de travailleurs intellectuels spécialisés, hautement qualifiés, préparés à leur tâche profession­nelle par une formation de plusieurs années et animés par un hon­neur corporatif très développé sur le chapitre de l’intégrité. Si ce sen­timent de l’honneur n’existait pas chez les fonctionnaires, nous se­rions menacés d’une effroyable corruption et nous n’échapperions pas à la domination des cuistres. En même temps, il y aurait grand péril pour le simple rendement technique de l’appareil d’Etat...». Quant aux révolutionnaires les plus radicaux: «Ils abandonnent la di­rection de l’administration à de véritables dilettantes, tout simplement parce qu’ils disposent de mitrailleuses». Weber a dénoncé claire­ment l’esprit partisan, tant chez les pseudo-démocrates aux discours soft que chez les ultra-révolutionnaires annonçant l’avènement d’un système totalitaire.

Marco Minghetti, les partis politiques et leur ingérence dans la justice et l’administration

Marco Minghetti (1818-1886) était un homme politique italien du XIXième siècle, qui a vécu l’unification italienne et a assisté à l’émergence de la culture politique particulière de son pays. Très tôt, il a perçu les dérives potentielles de la partitocratie à l’italienne (et à la belge). Deux secteurs de l’appareil d’Etat sont principalement menacés par les démagogues de la partitocratie selon Minghetti: la justice et l’administration. Ces secteurs sont soumis à toutes sortes de pressions, afin d’édulcorer toute sévérité éventuelle des ma­gis­trats à l’encontre des démagogues. La partitocratie, dès son émer­gen­ce dans l’histoire, tente d’abolir toutes les cloisons entre les pou­voirs, non pas pour rendre le pouvoir au peuple, mais pour le confis­quer entièrement au profit d’états-majors occultes, qui ne veulent laisser aucun espace neutre dans l’appareil d’Etat.

Minghetti s’oppose à ce processus pour garantir les droits et les li­ber­tés de ses concitoyens. Dès lors, la lutte contre l’utilisation par­ti­sa­ne de l’administration et de la justice a pour objectif de protéger les citoyens contre toutes interventions arbitraires, émanant d’une ad­ministration ou d’une justice ayant perdu et leur indépendance et leur objectivité, qui se montrent simultanément juge et partie, ce qui est une hérésie sur le plan du droit. Minghetti veut préserver la séparation des pouvoirs, afin d’éviter une trop grande concentration du pouvoir entre les mains de la majorité, qui contrôle déjà de droit le gouvernement.  Il faut dès lors qu’au sein des assemblées législa­tives, les députés puissent conserver un maximum d’indépendance d’esprit et de vote; ensuite, que l’administration et la magistrature puis­sent, le cas échéant, résister efficacement à l’exécutif.

 

Entre les partis qui émergent au temps de Minghetti et les partis d’au­­jourd’hui, il y a une différence de taille.  L’Etat n’était guère inter­ventionniste du temps de Minghetti: il demeurait cantonné dans ses at­tri­butions classiques (battre monnaie, faire la guerre, organiser l’ar­mée, assurer la diplomatie, maintenir l’ordre intérieur, etc.). Au­jour­d’hui, les attributions de l’Etat se sont considérablement éten­dues: elles englobent des pans entiers de la sphère sociale, du do­maine de la santé, de l’enseignement et interpellent beaucoup plus étroite­ment la vie économique.

 

L’Etat a donc été amené à multiplier les contrôles de nature formelle et de tolérer le développement de pouvoirs de fait, vastes, arbitraires et largement capillarisés dans la société. Cette évolution n’est nullement condamnable en soi, mais elle implique une technicité accrue des interventions, que le personnel habituel, fauteur et béné­ficiaire de la démagogie, n’est pas en mesure de prester, puisqu’il n’a pas été sélectionné pour ses compétences mais pour sa fidélité à des slogans, des doctrines simplistes et boîteuses ou une cama­ra­derie de mauvais aloi avec des ténors sans scrupules. La comple­xification et la diversification des administrations auraient dû aller de paire avec une formation toujours plus poussée du personnel ad­ministratif et des fonctionnaires. Depuis une centaine d’années, con­statent les admirateurs italiens actuels de Minghetti, malgré l’ampleur continue du processus de complexification des inter­ventions de l’E­tat, peu de choses sinon rien n’a été entrepris pour améliorer les qua­lifications professionnelles des fonctionnaires. Les décisions arbi­traires d’un personnel inqualifié (sinon inqualifiable) sont effecti­ve­ment condamnables et inacceptables, tandis que les décisions réflé­chies d’un personnel bien écolé garantiraient efficacité et correction pour le bénéfice de tous. Un fonctionnariat qualifié constitue une garantie de liberté pour les citoyens. Un fonctionnariat non qualifié, recruté par démagogie partisane, constitue une menace permanente et inacceptable pour la masse des citoyens.

 

Minghetti et ses disciples actuels énumèrent quelques tares ma­jeu­res de ce système de partis:

 

Première tare: Les “démocraties” multipartites ont œuvré pour que soient exclues de l’administration toutes les personnalités compé­ten­tes. Celles-ci se sont recyclées dans le secteur privé, affaiblissant du coup les pouvoirs réels de contrôle de l’administration étatique.

 

Deuxième tare: le personnel administratif est recruté trop exclu­sive­ment parmi les juristes, dont la tendance est de vénérer le for­ma­lisme juridique au détriment de toutes les autres démarches de l’es­prit. Depuis Minghetti, peu de choses ont changé en ce domaine.

 

Troisième tare:  le personnel administratif, recruté par les instances partisanes, se ligue désormais en syndicats, qui interviennent lourde­ment dans les mécanismes de la décision politico-admininistrative.  Ou bloquent la machine étatique pour obtenir des avantages de toutes sortes, salariaux ou autres. Le risque est patent: aucun cor­rec­tif aux dysfonctionnements ne peut plus être apporté, s’il é­gra­ti­gne, même très partiellement, les intérêts immédiats et matériels des fonctionnaires syndiqués.

 

Quatrième tare: l’indépendance des juges risque de devenir lettre morte.  Les collusions entre élus de la classe politique et magistrats entraînent des alliances fluctuantes entre les uns et les autres, au dé­triment des simples citoyens non encartés et non politisés.

 

Face à ces déviances, Minghetti suggère:

- Une réduction de l’aire d’intervention de l’Etat (c’est une option li­bérale classique);

- Une décentralisation administrative;

- De développer des méthodes de contrôle de l’administration;

- D’assurer une meilleure formation des fonctionnaires, en limitant le juridisme de leur formation antérieure et en créant de bonnes écoles de sciences administratives, où le savoir empirique est mis à l’hon­neur, au détriment des savoirs trop abstraits (ce vœu de Minghetti n’a quasiment pas été exaucé);

Conclusion: Minghetti a plaidé pour une déconstruction des ap­pa­reils partisans, auxquels il reprochait de représenter un “catholicisme étatique” ou “un catholicisme des partis”.

Moiséï Jakovlevitch Ostrogorsky (1854-1918), critique des démocraties partisanes

- Russe de confession israëlite, Ostrogorsky a étudié et enseigné à Saint-Petersbourg, à Paris (à l’Ecole libre des sciences politiques) et aux Etats-Unis.

- Ses références sont Montesquieu et Tocqueville; sa pensée est influencée par Roberto Michels et Max Weber (qui, à son tour, tirera profit de son œuvre).

- Il participe activement à la vie politique russe et en 1906 il est député à la Douma pour le parti constitutionnel-démocrate (les “Ca­dets”).

- En France, son œuvre, rédigée en français, influence Charles Pé­guy et Charles Benoist (tous deux sceptiques à l’égard du suffra­ge uni­versel).

 

Pour Ostrogorsky, les partis ne sont au départ que de simples associations privées, des regroupements de citoyens qui demandent éventuellement, sur le mode de la pétition, au pouvoir politique de légiférer dans tel ou tel sens. Au titre d’associations privées, les partis ne sauraient être considérés comme des agents institutionnels permanents. Mais comme ils le sont devenus, on peut légitimement admettre que la démocratie parlementaire n’est plus qu’une façade, derrière laquelle se déploie un système de décision occulte, arbi­traire, orchestré dans les états-majors des grands partis.

 

Ostrogorsky ne réclame pas la suppression des partis, mais prône le dépassement voire le démantèlement des “partis permanents” et leur remplacement par des “partis ad hoc”, c’est-à-dire des regrou­pe­ments politiques qui se constitueraient à intervalles réguliers et sous la pression des faits, pour obtenir telle ou telle réforme concrète et disparaîtraient de la scène une fois celle-ci obtenue). Ostrogorsky nommait “ligues” ou “initiatives à projet unique”, ces “formations ad hoc”, destinées à soutenir des candidats prêts à voter ou faire voter un projet. Bien qu’il ne l’ait jamais dit explicitement, le modèle d’Ostrogorsky semble avoir été les ligues françaises de la fin du XIXième siècle: Ligue des Patriotes (1882), Ligue des Droits de l’hom­­me (lors du procès Dreyfus), Ligue d’Action Française (Maurras et Daudet).

 

La permanence des partis indique qu’ils ne sont pas là pour réaliser des réformes concrètes, utiles et urgentes pour la communauté po­pu­laire, mais pour promouvoir des “chefs” (des “bosses”) ou des oligarchies fermées, à l’aide d’une idéologie préfabriquée, irréaliste et démagogique, incapable d’appréhender les ressorts du réel, ex­citant une fraction des masses d’électeurs, utile seulement au re­cru­tement de voix qui seront comptabilisées pour maximiser l’in­fluence du parti et de ses chefs dans la société en général, en s’emparant d’autant de postes de commande que possible, afin d’amorcer la pompe à finances via les recettes fiscales. 

 

Ostrogorsky constate que la fonction des masses dans la démocratie moderne n’est pas de gouverner, comme l’affirme la théorie démo­cratique, car elles n’en seraient de toute façon pas capables, même si on leur donne tous les instruments constitutionnels et juridiques pour le faire (législation directe, référendum, etc.). Dans tous les cas de figure, ce sont de petites minorités qui accèdent au gouvernement des pays. Ces minorités agissent pour concentrer le maximum de pouvoir autour d’elles: c’est ce qu’Ostrogorsky appelle “la loi de gravitation de l’ordre social”. Les masses servent de réservoir de voix pour des minorités alternatives, qui concentrent petit à petit du pouvoir autour d’elles. Les masses les servent pour intimider les gou­vernants, qui risquent de perdre des plumes dans les “loteries élec­torales”, s’ils ne vont pas à l’encontre des désirs divers et sou­vent incohérents du gros de la population.

 

Face à ces minorités, les individualités non encartées, non inféodées aux formations de masse sont écrasées et tyrannisées par le biais de la police ou surtout de l’impôt. Dans cette société civile se crista­lisent des contre-poids, qui ne sont toutefois pas assez puissants pour abattre tout de suite les oligarchies dominantes. Les citoyens non encartés doivent louvoyer entre les obstacles dressés par les oligarchies, parier sur les innovations techniques (cf. Schum­peter) pour contourner les interdits imposés par le régime en place, ou en appeler aux anciens résidus religieux, forces morales établies et a­vérées, éventuellement mobilisables contre le régime en place.

 

Finalement, le citoyen isolé n’a que très peu d’influence sur la désignation des candidats figurant sur les listes qu’on lui présente à chaque élection. Il peut créer l’opinion, en pariant tantôt sur l’héritage du passé tantôt sur les espoirs d’avenir, mais cette opinion qu’il exprime ou formule sera filtrée par les états-majors des partis, qui dé­signeront des candidats qui voteront selon les injonctions du parti et non pas selon les intérêts des citoyens qui les ont élus.

 

Le gouvernement est donc aux mains d’une classe politique, certes relativement ouverte  —elle n’est pas une caste fermée—  mais qui constitue néanmoins un groupe en soi. Elle gère le pays face à l’indifférence et  la passivité des masses. Celles-ci ne sont pas davantage actives que du temps où toute opposition était absente et où il n’y avait pas de “démocratie” . Le droit de vote est considéré comme une évidence, mais on ne lui accorde par une grande valeur, on ne comprend pas clairement l’enjeu et le sérieux de ce droit. Cette ignorance générale des masses laissent aux minorités actives une large marge de manœuvre.

 

Ostrogorsky dénonce enfin le “formalisme politique” ou le “for­ma­lisme partisan”. C’est, dit-il, un ennemi de la raison, il oblitère la cons­cience individuelle et le courage civil. L’organisation de tout parti est toujours trop rigide, la doctrine idéologique est trop simpliste, les rit­uels annihilent les volontés et l’esprit critique. Certes, admet Os­tro­gorsky, toute forme culturelle implique organisation, doctrine et ri­tuels, mais, dans le cas des partis politiques modernes, le degré d’or­ganisation, le poids de la doctrine et des rituels ont dépassé la limite acceptable. Le parti ne sert plus à faire passer de l’innovation dans la société, à y injecter un surplus d’éthique, à re­stau­rer des va­leurs estompées, mais à couvrir d’un “voile de bien­séance” les tur­pitu­des et les corruptions des oligarques.

 

Ce formalisme, explique Ostrogorsky, est le nouveau visage de la tyrannie, qui a toujours, au fil des temps, changé sa face pour mieux se dissimuler aux naïfs et les tromper. La tyrannie est une hydre à mille têtes: inutile d’en trancher une, il en repoussera d’autres, sans discontinuité. La liberté est un idéal qui a du mal à s’implanter dans les têtes, alors que les hommes acceptent benoîtement la tyrannie, sous quelque forme qu’elle se présente. Vouloir changer ces dis­po­sitions de l’âme est un travail de Sisyphe.

 

Panfilo Gentile reprend le flambeau de Minghetti

 

Panfilo Gentile (1889-1971), politologue et célèbre journa­liste italien, n’hésitera pas à parler de déviances mafieuses du système des par­tis. Les démocraties partito­cratiques sont pour lui des “démo­craties mafieuses”. Il écrit: «Quand le pouvoir est exercé au profit du parti [...] tout scandale est couvert par un vaste réseau de complicités. La respon­sabilité remonte très haut, implique les leaders et les sous-leaders du parti, les hommes du gouvernement [...] Les faits scan­da­leux sont alors ignorés et si des adversaires les dé­noncent, on trou­ve le moyen de les minimiser». Ou encore: «Les oligarchies mafieu­ses, que les démocraties modernes tendent à produire, sont des oli­gar­chies de petits bourgeois sans occupation fixe, imbus de clé­ri­ca­lisme idéologique, portés à l’intolérance et à l’esprit sectaire». «Mais les idéologies ne sont en réalité que de vieilles idées, devenues populaires [...]. Des schémas doctrinaires ont été créés qui trouvent tout à coup une codification intangible. Chaque parti a sa Torah, ses docteurs, ses pharisiens et ses zélotes. L’idéologisme porte à la clé­ri­calisation des esprits. Les démocraties modernes reposent sur le dog­matisme universel, même si l’on admet théoriquement la con­currence entre une pluralité de dogmatismes».

 

Le tableau est planté. Panfilo Gentile, disciple de l’école élitiste ita­lien­ne (Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto, Roberto Michels), a dé­non­cé, vingt-cinq ans avant les scandales politiques italiens du début des années 90,  les mécanismes corrupteurs de la partito­cra­tie. Ceux-ci se développent à partir des linéaments idéologiques sui­vants:

 

1. Le marxisme intellectuel, religionnaire, considéré comme l’ersatz d’une eschatologie ou d’une sotériologie religieuse (==> PCI). Les formations politiques qui se réclament de cette sotériologie laïque sont prêtes à mobiliser toutes les ressources sans hésitation pour accéder au pouvoir, prélude à l’avènement d’un modèle social, posé d’emblée comme définitif.

 

2. L’ingérence constante des ecclésiastiques dans la politique, dans l’espoir de forger un “parti unique des catholiques” (==> DC). Ce parti unique devra barrer la route à tous les autres et s’étendre à tou­tes les strates de la population.

 

3. L’engouement pour les programmations économiques et le pla­nis­me irresponsable, conduisant à énumérer toutes les choses dé­si­ra­bles à réaliser, ... sans couverture financière réelle. Une fiscalité lour­de étant censée alimenter le financement de ces projets fabuleux.

 

4. L’infiltration par les partis, mus par les idéologèmes que nous ve­nons d’énumérer, de tous les rouages de l’Etat.

 

Dans l’Italie des années 60, la partitocratie, disait Gentile, est un “clé­rico-marxisme”, ou, disait Augusto Del Noce, un “catho-com­mu­nisme”. Elle a conduit à “une politique pure­ment démagogique qui a accumulé déficit sur déficit et a fragilisé l’économie”. C’est le “sy­stè­me de la carte du parti qui a pollué l’appareil bureaucratique et les pouvoirs de l’Etat. Un régime ainsi stratifié et consolidé semble aujour­d’hui pratiquement impossible à modifier et à restructurer”.  Dans un interview accordé en 1969, Panfilo Gentile précise sa pensée: «En d’autres mots, les démocraties mafieuses sont des régimes basés sur la détention de la carte du parti, tout comme dans les véritables régimes totalitaires. La différence entre les deux sy­stèmes, c’est que dans les ré­gi­mes totalitaires, il n’y a qu’un seul type de carte, tandis que dans les “démocraties mafieuses”, on consent à l’existence de plusieurs types de carte; mais il s’agit de cartes fina­le­ment “confédérées” au sommet et, en définitive, cela revient au même, c’est comme s’il n’y avait qu’une carte unique; celle au singulier du régime totalitaire ou celles au pluriel des ré­gimes partitocratiques, sont toutes génératrices de pri­vilèges, octro­yés par ceux qui sont au pouvoir [...]. Alors, quand de tels régimes se constituent, les oppositions n’ont plus de place [...]. Les oppositions sont reléguées dans une espèce de ghetto invisible. Les détenteurs du pouvoir dé­tiennent également le monopole des moyens de propa­gan­de et de persuasion occulte. Les éditeurs, la presse, les prix littéraires, les subventions aux théâtres et aux cinéastes sont inva­ria­blement soumis à une insupportable discrimi­na­tion politique».

 

Les seize tares majeures de la partitocratie selon Gonzalo Fernandez de la Mora

 

Pour Gonzalo Fernandez de la Mora, ancien ministre d’Espagne, phi­losophe du politique de réputation internationale, directeur de la re­vue Razon española (Madrid), jette un regard critique sur les pra­tiques des partitocraties et y décèle seize contradictions majeu­res:

 

1. Les partis de la partitocratie subissent un processus d’oli­garchisation interne:

Selon la loi mise en exergue au début du siècle par Roberto Michels,  c’est-à-dire la “loi d’airain des oligarchies”, les partis tendent à se fermer sur eux-mêmes, à se hiérarchiser et à renforcer la puissance de leurs appareils. Ce processus relègue les bases à l’arrière-plan, celles-ci ne sont au­to­risées à voter que pour un délégué désigné par la direction. L’impulsion est donc autoritaire et non populaire. L’en­sem­ble des adhérents aux partis en compétition n’excède jamais 5% de la population. Les partis sont donc de toutes petites minorités qui prennent arbitrairement en charge la totalité des électeurs. La contradiction est donc flagrante: les partis ne sortent en aucun cas du cycle des oligarchies qu’ils avaient prétendu abolir au nom de la démocratie.

2. Les partis de la partitocratie impliquent une pr­ofes­sion­na­lisation de la politique.

Les membres des oligarchies partisanes se transforment rapidement en professionnels de la lutte pour le pouvoir. Mais ces professionnels ne se cantonnent pas dans un domaine précis, pour lequel ils au­raient effectivement des compétences dûment sanctionnées par l’u­niversité ou une grande école. Les “professionnels de la politique”, au contraire, ne sont spécialistes de rien et se retrouvent tour à tour présidents d’une banque publique, directeurs d’un réseau ferroviaire, d’un service hospitalier, d’un service postal, d’une commission de l’énergie nucléaire ou ambassadeurs dans un pays dont ils ne con­naissent ni la langue ni les mœurs.  Nous nous trouvons dès lors fa­ce à un personnel non spécialisé, dépourvu de compétences, mais po­sé arbitrairement comme “omnivalent”.

La contradiction est également flagrante ici: les partis se présentent comme des agences efficaces, capables de placer au poste ad hoc les citoyens compétents, sans discrimination d’ordre idéologique, mais ne casent finalement que leurs créatures, en excluant tous les autres et en n’exigeant aucune compétence dûment sanctionnée.

3. Les partis provoquent une crise de l’indépendance.  

L’idéal démocratique, c’est d’avoir des assemblées de notabilités capables de juger les choses politiques en toute indépendance et objectivement. Le système des partis coupe les ailes à ceux qui souhaitent se présenter en dehors de toute structure partisane. En effet, le parcours du candidat-député indépendant est plus long et plus difficile. Même s’il réussit à se faire élire, il aura des difficultés à faire entendre sa voix, face aux verrous placés par les partis dans la sphère des médias et de la presse.

La contradiction est une nouvelle fois patente: les partis annoncent qu’ils sont démocratiques, qu’ils défendent la liberté d’expression de tous indistinctement, mais, par leur action et leur volonté de tout contrôler et surveiller, il semble de plus en plus difficile de se porter candidat en dehors de leurs circuits.

 

4. Les partis provoquent l’appauvrissement de la classe politique.  

Les oligarques des partis tendent à recruter des adjoints fidèles et naïfs incapables de leur porter ombrage ou de les dépasser. Con­sé­quence: le niveau intellectuel et moral du parti s’effondre. Les ficelles sont tirées par des démagogues conformistes et peu compétents. Les quelques talents qui s’étaient perdus dans les coulisses des par­tis sont progressivement mis sur la touche ou quittent le parti, dé­goû­tés.

La contradiction est nette: les partis ne sont nullement des agences qui assurent la promotion des meilleurs, mais, au contraire, qui sé­lec­tion­nent et propulsent aux postes de commande les plus médio­cres et les plus corrompus.

 

5. Les partis éclipsent le décor politique.  

Les états-majors des partis sont tenus à une certaine loi du secret. Ils ne dévoilent jamais entièrement leurs batteries. L’information qu’ils fournissent aux citoyens est souvent mensongère et biaisée.

Contradiction: l’électorat, censé choisir clairement ses diri­geants, ne reçoit que des informations tronquées et ma­quillées. L’électorat n’est pas informé mais désinformé. Ses choix sont dès lors peu raison­na­bles.

Le décor politique devient flou, vu les dissimulations et la po­lysémie de langage dont usent et abusent les oligarchies politiciennes.  On ne sait plus qui défend quoi.

 

6. Les oligarchies partisanes spolient l’électorat. Si de larges strates de l’électorat ne se retrouvent pas dans les principaux partis, si les candidats indépendants n’ont pratiquement aucune chance de faire passer leur pro­gram­me, l’électorat n’a plus d’autre possibilité que l’abstention. Mais celle-ci, par la magie électo­rale, se transforme en ap­pui à la majorité. 

Contradiction: non seulement les oligarques partisans cumulent les voix de leur propre clientèle (ce qui est logique), mais ils “rackettent” celles des opposants silencieux qui s’abstiennent. La démocratie par­tito­cratique, qui avait claironné qu’elle serait plus représentative que les formes antiques et médiévales de la représentation popu­lai­re, constitue de fait une régression. Le citoyen n’a plus la liberté de ne pas être client, de vaquer tranquillement à ses occupations pro­fes­sionnelles, à ses devoirs familiaux, avec l’assurance d’être traité en toute équité en cas de problème. Il n’est plus perçu comme un hom­me libre, capable de faire un choix judicieux, qu’il s’agit de res­pec­ter, mais comme le réceptacle docile de propagandes simplistes, distillées par les bureaux des partis.

 

7. La partitocratie est un réductionnisme d’ordre éthique.

Sur le plan éthique, le système des partis constitue également une régression dangereuse:

1. Tous les adversaires de ce système sont dénoncés comme des “ennemis de la démocratie”, dénonciation qui équivaut à celle de “satanisme” dans les procès de sorcellerie au moyen-âge. Or comme le terme de démocratie recouvre un océan de définitions divergen­tes, on peut condamner même la personne la plus innocente, en la dé­signant comme “ennemie de la démocratie”. Les partitocraties mon­trent par cette pratique qu’elles ne respectent aucune opinion qui serait susceptible de leur porter ombrage.

 

2. Les partis, pour fonctionner dans les partitocraties, pompent énor­mé­ment de deniers publics, y compris auprès de ceux qui n’ont pas voté pour les formations du pouvoir. Si ceux-ci émettent des pro­tes­tations, ils sont accusés de ne pas être “solidaires”. Les oligar­ques uti­lisent le réflexe de l’éthique de la solidarité pour justifier une spo­liation, dont les victimes ne peuvent se défendre ni par le biais des tri­bunaux politisés ni à travers le travail des chambres qui sont mu­se­lées.

 

3. Les partis ont fait voté des lois qui leur permettent de récupérer en dotations publiques leurs frais de fonctionnement ou de propagande. Le procédé est malhonnête car ces sommes ont été levées par coercition, sans qu’aucun contribuable ne puisse y échapper. Pour Gon­zalo Fernandez de la Mora, «c’est, assurément, la forme la plus répugnante de rapine à main armée que celle qui s’exerce par les armes de l’Etat et en marge de la légalité comme dans le pire des féo­dalismes, mais en proportions incomparablement supérieures».

 

8. L’instrumentalisation des parlementaires.

La discipline qu’imposent les partis-machines aux députés qui ont été élus sur leurs listes est telle que le parlementaire ne peut plus émettre, dans les assemblées, un vote divergent de celui qu’ordonne le parti. Sinon, il est marginalisé voire exclu des prochaines listes électorales. La liberté individuelle du parlementaire est ainsi annulée.

 

9. Le paradoxe des transfuges.

Le transfuge, qui, à la suite d’un désaccord ou par pur opportunisme, change de liste ou de parti, conserve son mandat et commet une double fraude: à l’égard de ses anciens dirigeants et à l’égard de ses électeurs. Mais la partitocratie admet ce genre de procédé, montrant ainsi la dépersonnalisation totale du député, qui devient un pion in­ter­changeable.

 

10. les partis provoquent la dévaluation intellectuelle des cham­bres.

Les projets de la majorité sont présentés au parlement. L’opposition minoritaire n’a que quelques minutes pour préparer ses réponses ou suggérer des amendements. Il est donc impossible, de cette maniè­re, de lancer un débat de fond et de développer des arguments ap­pro­fondis, raisonnables et cohérents. Les chambres déchoient ainsi en fictions rhétoriques, en spectacles.

 

11. Les partis provoquent la dévaluation politique des cham­bres.

Comme l’exécutif procède de la majorité parlementaire, et que celle-ci est composée de députés dociles, dont le vote est parfaitement pré­­visible, les chambres perdent leur rôle politique: celui de critiquer l’exécutif, de lui imposer des amendements, de le faire tomber le cas échéant. La partitocratie confisque aux chambres leur rôle dans le fonc­tionnement de la démocratie.

 

12. Les partis dévaluent le rôle des chambres sur le plan fiscal.

Les chambres sont nées justement pour limiter le pouvoir du sou­ve­rain et surtout pour freiner ses appétits économiques. Les chambres sont là pour défendre les citoyens, faire en sorte que ceux-ci ne paient que le strict nécessaire en matière d’impôt. Dans les as­sem­blées d’origine, les chambres s’opposent aux exagérations du Prin­ce. Dans les partitocraties, au contraire, elles se transforment en as­sem­blées dociles qui entérinent les décisions de l’exécutif et ne dé­fendent plus les intérêts des citoyens. Ce qui est une entorse sup­plémentaire au principe de la représentation démocratique.

 

13. Les partis dévaluent le rôle législatif des chambres.

Les chambres ont été créées pour contrôler le Prince ou le pouvoir exécutif en exerçant leurs compétences légiférantes. Les lois de­vaient ainsi être forgées pour le bénéfice du peuple, en le sous­tra­yant à tout arbitraire du Prince ou de l’exécutif. Dans les partito­cra­ties, ce rôle de légiférant-protecteur est annulé, dans la mesure où la majorité parlementaire entérine formellement les textes que l’oligar­chie partisane a décidé de transformer en lois. L’idée inspiratrice de ces textes vient du chef ou de l’état-major et de leurs conseillers et non pas des membres de l’assemblée, qui n’ont même pas l’obli­ga­tion de les lire!! les chambres déchoient ainsi en un espèce de notariat collectif qui accorde une sorte de caution publi­que à des tex­tes composés et décidés ailleurs. Conclusion: la capacité législative des chambres dans les partitocraties décroît, jusqu’à atteindre le point zéro.

 

14. Le pouvoir des partis dans une partitocratie conduit à l’irresponsabilité du gouvernement.

En théorie, le gouvernement est responsable devant les assemblées. Dans les partitocraties, où il y a une majorité stable, il a les mains ab­solument libres et n’est même plus obligé de tenir compte de l’op­po­sition. Il s’accorde l’impunité et compte sur la mémoire courte des électeurs, qui oublieront ses trafics avant les nouvelles élections.

 

15. La partitocratie conduit à la politisation de l’administration.

On peut parler d’une politisation de l’administration, dès que les fonc­tion­naires agissent dans le sens que leur dicte leur parti, ne cherchent plus à appliquer l’ordre juridique en place et ne respectent plus le principe de l’équité. L’oligarchie partitocratique peut ainsi politi­ser l’administration, en limitant son accès à ses affiliés ou ses sympathisants ou en octroyant des récompenses et des promotions à ses seuls féaux. Nous avons assisté à l’émergence d’une sorte de né­potisme collectif. Toute administration politisée est par définition par­tiale et donc injuste.

 

16. La partitocratie conduit à la fusion des pouvoirs.

L’idéal démocratique de Montesquieu, repose, pour l’essentiel, sur la séparation des pouvoirs. Depuis des temps immémoriaux, les hommes savent que l’on ne peut être à la fois juge et partie. Gonzalo Fernandez de la Mora écrit: «Pour faire en sorte que l’indépendance du pouvoir judiciaire ne soit pas diminuée ou annulée par des nor­mes que le pouvoir exécutif fabrique à son bénéfice exclusif, il faut que le pouvoir législatif soit indépendant du pouvoir exécutif [...] (Mais) dans les partitocraties [...] le pouvoir exécutif assume de fait le pouvoir législatif et tend à influencer aussi l’interprétation et l’applica­tion des lois [...]. Le mode le plus efficace pour atteindre de telles fins est d’intervenir dans la nomination et le placement des magistrats».

 

Conclusion.

Le constat de Gonzalo Fernandez de la Mora est simple: la partito­cratie tend à confisquer à son profit tous les pouvoirs, en noyautant l’administration par placement de ses créatures, en intervenant dans la nomination des magistrats, en annulant l’indépendance des par­lements et des députés. Elle est ainsi la négation de l’Etat de droit (qu’elle affirme être par ailleurs), parce qu’elle désarme les gouvernés face aux erreurs et aux errements de l’administration et fa­ce aux abus d’autorité. La fusion des pouvoirs, au bénéfice d’un exé­cutif de chefs de partis, correspond à ce que les classiques de la scien­ce politique nommaient la tyrannie. Même la dictature provisoire à la romaine respectait l’indépendance des juges et garantissait ainsi l’équité. Outre l’anarchie et la loi de la jungle, l’installation de tri­bu­naux partiaux et partisans est la pire des choses qui puisse arriver à une communauté politique.  Les événements de Belgique l’ont prou­vé au cours de ces dernières années.

 

Robert STEUCKERS,

Forest, juillet 1998.

 

Bibliographie:

 

- Peter E. J. BUIKS, Alexis de Tocqueville en de democratische revolutie. Een cultuursociologische interpretatie, Van Gorcum, Assen, 1979. - Alessandro CAMPI, «La critica alla partitocrazia nella cultura politica italiana: 1949-1994. Una rassegna storico-bibliografica», in: Futuro Presente, n°4, Perugia, 1993. - Ramon COTARELO, «¿Son necesarios los partidos politicos en la democracia?», in: Razón Española, n°53, mayo-junio 1992. - Gonzalo FERNANDEZ de la MORA, «Contradicciones de la partitocracia», in Razón Española, n°49, sept.-oct. 1991. - Gonzalo FERNANDEZ de la MORA, «Cooptación frente a sufragio universal», in: Razón Española, n°54, jul.-aug. 1992. - Julien FREUND, Sociologie de Max Weber, PUF, Paris, 1968. - Jesus FUEYO, «La degradación de la democracia», in: Razón Española, n°53, mayo-junio 1992. - Panfilo GENTILE, Democrazie mafiose (a cura de Gianfranco de TURRIS), Ponte alle Grazie, Firenze, 1997. - Hans-Helmut KNÜTTER, «Staats- und Parteienverdrossenheit - Ursache und Konsequenzen», in: Mut, 1994. - Hans-Helmut KNÜTTER, «Man weiß nicht mehr, was man will, sondern nur, was man ablehnt», in: Junge Freiheit, n°6/1994 (Interview réalisé par Peter Boßdorf). - Klaus KUNZE, «Der totale Parteienstaat», in: Junge Freiheit, Januar-Februar 1992. - Klaus KUNZE, «Der Weg der Parteiendemokratie in den feudalen Parteienstaat», in: Staatsbriefe, 3/1992. - Klaus KUNZE, «Plebiszite als Weg aus dem Parteienstaat», in: Junge Freiheit, Okt. 1992. - Angel MAESTRO, «La partitocracia en crisis», in: Razón Española, n°54, jul.-aug. 1992. - Marco MINGHETTI, I partiti politici e la loro ingerenza nella giustizia e nell'amministrazione, Prefazione di Carlo Guarnieri, Societa Aperta, Milano, 1997. - Wolfgang MOMMSEN, Max Weber. Gesellschaft, Politik und Geschichte, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1974.

- Vincenzo PACIFICO, «Marco Minghetti: il padre della “destra storica” italiana e la sua opera. Spirito de patria», in Percorsi, n°4, mars 1998.

- Karl PISA, Alexis de Tocqueville. Prophet des Massenzeitalters. Eine Biographie, DVA, Stuttgart, 1984. - Caspar von SCHRENCK-NOTZING, «Die verdeckte Krise des Parteiensystems», in: Junge Freiheit, Juli/August 1991. - Caspar von SCHRENCK-NOTZING, «Das Grundübel unserer Demokratie liegt darin, daß sie keine ist», in: Junge Freiheit, Dezmber 1993. - Robert STEUCKERS, Partitocratie et polyarchie: le cas belge, manuscrit non encore publié. - Helmut STUBBE-da LUZ, «“Nicht die Formen studieren, sondern die Kräfte!”. Moisei J. Ostrogorski (1854-1919), ein Pionier der Parteienkritik», in: Criticón, n°148, pp. 193-198, München, 1995. - Juan VALLET de GOYTISOLO, «¿Democracias no partito­cra­cias?», in: Razón Española, n°54, jul.-aug. 1992. - Alberto VANNUCCI, Il mercato della corruzione. I meccanismi dello scambio occulto in Italia (Prefazione di Alessandro PIZZORNO), Sociéta Aperta, Milano, 1997. -Max WEBER, Le savant et le politique  (Préface de Raymond ARON), UGE-10/18, Paris, 1963.

mercredi, 15 août 2007

Amendements chinois au NOM

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Les amendements chinois au «Nouvel Ordre Mondial»

 

par Robert STEUCKERS

 

Quand Bush a déclaré, à la veille de la Guerre du Golfe, qu'il envisageait d'imposer à la planète entière un “Nouvel Ordre Mondial” reposant exclusivement sur les grands thèmes de l'idéologie américano-occiden­tale, il agissait en pleine conscience de l'impact qu'avait eu le déploiement des troupes américaines dans le désert arabique et de l'US Air Force dans les cieux du Golfe Persique. Le Nouvel Ordre Mondial devait avoir l'idéologie de son bras armé et non pas un mixte ou une résultante de toutes les idéologies qui sous-tendent les instances politiques à l'œuvre dans le monde. On sait déjà que les Asiatiques émettent des objections, qu'ils veulent une synthèse où leurs propres héritages entrent en ligne de compte. Mais, di­rectement au sein du Conseil de Sécurité de l'ONU, la Chine, qui y siège, propose des amendements con­crets qui contribueront à façonner un Ordre Mondial non seulement à l'aide d'ingrédients chinois, mais aussi à l'aide d'ingrédients issus de toutes les traditions qui innervent les peuples de la Terre. Pour la Chine, écrit Xuewu Gu, attaché à l'Université de Fribourg en Allemagne, tout ordre mondial raisonnable et juste doit reposer sur les “cinq principes de la coexistence pacifique”, c'est-à-dire: 1) le respect mutuel de la souveraineté et de l'intégrité territoriale; 2) le principe de non-agression; 3) le refus de toute immixtion dans les affaires intérieures d'Etats tiers; 4) l'égalité des partenaires sur l'échiquier international; 5) le respect des besoins vitaux de chacun.

 

La Chine a eu pour référence ces cinq principes dans toutes les relations bilatérales qu'elle a entretenues depuis l'accession de Mao au pouvoir en 1949. Aujourd'hui, la Chine veut les hisser au rang de principes généraux d'action dans les relations internationales, estimant que ces cinq principes sont “universels” (universellement valables) et ont prouvé leur “vitalité dans l'histoire”. Le 27 juin 1994, le Premier Ministre chinois Li Peng déclare officiellement: «Les cinq principes de coexistence pacifique se révèlent être des normes universellement applicables dans les relations internationales. Des Etats régis par des systèmes idéologico-politiques différents et des Etats au niveau de développement économique inégal pourront sans arrière-pensées engager des relations de confiance et de coopération s'ils s'en tiennent à ces cinq principes; en revanche, confrontation et conflits armés entre les Etats animés par une même idéologie et régis par un même système politique pourront éclater, s'ils s'opposent aux cinq principes».

 

Beijing affirme par ailleurs que les principes de souveraineté et de non-immixtion dans les affaires inté­rieures sont des principes cardinaux et intangibles pour tout ordre mondial cohérent. L'idéologie des droits de l'homme ne peut pas être hissée au-dessus du principe de souveraineté nationale. La Chine s'inquiète du discours américain,  —relayé par toutes les officines de gauche d'Europe, y compris les ex-maoïstes les plus obtus, comme ceux, ridicules, aigris et acariâtres du PTB belge—  visant à réduire les souverainetés nationales et à utiliser l'aune des droits de l'homme pour intervenir dans les affaires d'Etats tiers, notamment de la Chine depuis 1989 (l'incident de Tien An Men). C'est ce principe d'intervention (qui pourrait tout aussi bien se justifier sur base d'une idéologie complètement différente) que Beijing rejette catégoriquement: les droits et les devoirs des citoyens doivent être déterminés par une charte nationale et non pas par des ukases internationaux qui s'abattent sur les peuples en provenant d'un contexte fon­cièrement différent. Les tentatives de l'Occident, d'imposer, non seulement à ses propres sujets mais aussi à tous les Etats du monde, ses systèmes de valeur et son way-of-life, détruira à terme la paix dans le monde, constate Xuewu Gu.

 

Par ailleurs, Beijing œuvre pour que des systèmes politiques de toutes natures puissent exister et se dé­ployer. Xuewu Gu: «Aux yeux du gouvernement chinois, toutes les formes de systèmes de gouverne­ment, que ce soit des démocraties ou des autoritarismes, ont le droit d'exister. Dans la diversité des sys­tèmes politiques, Beijing ne veut reconnaître aucune cause première de conflits internationaux». La Chine demande à l'Ouest (c'est-à-dire à l'américanosphère) de renoncer à exporter systématiquement les modèles constitutionnels occidentaux et libéraux-démocrates et de respecter sans arrière-pensées les régimes qui ne s'en inspirent pas.

 

Ensuite, les diplomates chinois plaident pour un Nouvel Ordre Mondial respectueux de la diversité cultu­relle de la planète. Ils mettent tous les peuples en garde contre l'“occidentalisation totale”. Certes, Beijing reconnaît la pertinence d'une charte mondiale des droits de l'homme mais conteste le monopole occiden­tal en cette matière. Les droits de l'homme, aux yeux des Chinois, devraient être déterminés par l'environnement culturel et historique dans lequel ils sont appelés à être appliqués. Dans la formulation des droits de l'homme, le contexte, de même que la continuité culturelle et historique doivent être prépon­dérants. Les Chinois en suggérant ce différentialisme planétaire raisonnent au départ d'un principe con­fucéen d'harmonie: contrairement à l'idéologie caricaturale de nos intellectuels occidentaux (Habermas en tête), dans le confucianisme chinois, l'individu n'existe pas en soi, dans un pur isolement, mais s'imbrique toujours, sans exception, dans une collectivité organique, une communauté, et doit se sou­mettre aux lois de cette entité et travailler à sa prospérité, sans mettre en avant des pulsions égoïstes.

 

Face à l'offensive occidentale, on pourrait imaginer que cette redéfinition chinoise du rôle des droits de l'homme est purement défensive, un combat d'arrière-garde. Or les Chinois ont bien l'intention de passer à l'offensive tous azimuts et de faire fléchir les prétentions américaines. Les signes avant-coureurs de ce déploiement offensif ont déjà pu s'observer lors de la mise en forme de la “Déclaration des Droits de l'Homme de Bangkok” (2 avril 1993), où les Etats asiatiques ont commencé délibérément à réinterpréter l'idéologie occidentale née du cerveau de quelques avocats ratés de Paris dans l'avant-dernière décennie du XVIIIième siècle. La Chine, appuyée par les autres nations asiatiques et par des ressortissants d'autres civilisations, notamment islamiques, réclame une remise en question de l'universalité des droits de l'homme et exige que ceux-ci soient constamment relativisés et re-contextualisés sur la base concrète et tangible des héritages culturels, afin de ne pas meurtrir ceux-ci. Un observateur arabe, très actif dans les milieux gouvernementaux et para-gouvernementaux en Allemagne, Bassam Tibi, constate que le monde non-occidental, pourtant très hétérogène, a fait front commun à Vienne (juin 93), lors d'une con­vention internationale des droits de l'homme, créant d'emblée une sorte de front commun islamo-hin­douisto-bouddhisto-confucéen, qui a dû inspirer la réaction inquiète de Samuel Huntington, quand il nous a parlé du Clash of Civilizations (Foreign Affairs, été 1993). Le délégué chinois a bien campé la probléma­tique, nous rappelle Xuewu Gu: «Nous nous trouvons dans un monde présentant une étonnante pluralité de valeurs. Dans le monde, il y a plus de 180 Etats et environ 1000 groupes ethniques. Il existe une va­riété bigarrée de systèmes sociaux, de religions, de traditions culturelles et de modes de vie». Beijing demande dès lors à l'Ouest de respecter cette immense diversité et de renoncer à toutes manœuvres coercitives d'unification ou d'uniformisation. Vu le principe taoïste du wuwei (non-intervention), les Chinois estiment que l'harmonie entre toutes ces différences est possible: «Ces dix mille choses peuvent croître de concert sans se géner mutuellement, et les taos peuvent se déployer parallèlement sans se heurter».

 

En bref, Beijing lutte actuellement dans le monde, contre les prétentions des Etats-Unis, pour que s'établisse à terme un Ordre mondial reposant sur l'absolue souveraineté des Etats nationaux, sur une structuration pluraliste des rapports internationaux, sur une réduction de la domination économique amé­ricaine et sur une limitation volontaire de l'expansionnisme idéologique occidental (entendu comme l'idéologie des Lumières et ses avatars politiques).

 

En Europe, les forces identitaires pourraient parfaitement se joindre à cette revendication chinoise, la faire connaître, s'en inspirer, afin de déserrer graduellement la tutelle américaine et d'effacer définitive­ment les institutions résiduelles et obsolètes, issues de l'idéologie des Lumières, qui empêchent les Européens de se doter d'institutions nouvelles, moins rigides, plus souples, basées sur des logiques non newtoniennes, notamment cette fuzzy-logique fluide qui révolutionne la physique et les mathématiques contemporaines et qui correspond à bon nombre de linéaments du taoïsme et d'autres traditions. Se réfé­rer aux revendications chinoises en matières de droits de l'homme, c'est aussi contester les intellectuels occidentaux qui parlent en mercenaires pour le pouvoir américanomorphe, surtout sur la place de Paris. Si ces discoureurs sont passés naguère du col Mao au Rotary, il faut désormais refaire le chemin inverse, quitter les salons stériles et retrouver les “bons taos”. La pensée politique chinoise est une mine d'or pour ceux qui veulent incarner le politique au-delà de toutes les intrigues politiciennes: faut-il rappeler qu'il de­meure impératif, dans toute école de cadres identitaires, de lire Sun-Tsu et qu'il serait tout aussi utile de lire Han Fei, un conseiller de l'Empereur de Chine, vers 220 av. notre ère, qui a su notamment expliquer en 47 paragraphes brefs quels étaient les symptômes et les mécanismes de décadence d'un Etat. Textes autrement plus utiles à lire que les longues digressions vides de sens, énoncées en jargon sociologique, auxquelles nous sommes habitués en Occident depuis tant de décennies.

 

Bonn a déjà donné l'exemple: sans officiellement adopter la position chinoise, le ministère allemand des affaires étrangères multiplie les contacts en Asie et cherche des appuis en Extrême-Orient pour obtenir un siège, en même temps que le Japon, au Conseil de Sécurité de l'ONU. Afin qu'il y ait plus ou moins pa­rité entre les tenants de la monochromie illuministe et les tenants de la splendide diversité des peuples et des cultures. Les néo-eurasistes russes pourraient alors jeter le poids de leur pays dans la balance des pluralistes...

 

Robert STEUCKERS.

 

- Xuewu GU, «Chinas Vision von einer neuen Weltordnung», in Internationale Politik und Gesellschaft, 3/1995, Friedrich-Ebert-Stiftung, pp. 255-258.

 

- Han Fei, Die Kunst der Staatsführung,  Kiepenheuer, Leipzig, 1994.

 

 

lundi, 30 juillet 2007

Europe versus USA: soumission du 3°cercle

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Michel Bugnon-Mordant :

USA vs. Europe : la soumission du "troisième cercle"

Lecture impérative !

Sur: http://theatrumbelli.hautetfort.com/

samedi, 28 juillet 2007

L'Europe comme "troisième force"

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L'Europe comme «troisième force»

par Luc Nannens

Malgré les proclamations atlantistes, malgré l'engouement des droites libérales pour le reaganisme, malgré l'oubli général des grands projets d'unification continentale, depuis la fin des années 70, de plus en plus de voix réclament l'européisation de l'Eu­rope. Nos deux publications, Orientations et Vouloir, se sont fai­tes l'écho de ces revendications, dans la mesure de leurs très fai­bles moyens. Rapellons à nos nouveaux lecteurs que nous avons presque été les seuls à évoquer les thèses du social-démo­crate allemand Peter Bender, auteur en 1981, de Das Ende des ideo­logischen Zeitalter. Die Europäisierung Europas (= La fin de l'ère des idéologies. L'Européisation de l'Europe). L'européisme hostile aux deux blocs apparaît encore et toujours comme un ré­sidu des fascismes et de l'«Internationale SS», des rêves de Drieu la Rochelle ou de Léon Degrelle, de Quisling ou de Serrano Su­ñer (cf. Herbert Taege in Vouloir n°48-49, pp. 11 à 13). C'est le reproche qu'on adresse à l'européisme d'un Sir Oswald Mosley, d'un Jean Thiriart et de son mouvement Jeune Europe, ou parfois à l'européisme d'Alain de Benoist, de Guillaume Faye, du GRECE et de nos propres publications. Il existe toutefois une tradition sociale-démocrate et chrétienne-démocrate de gauche qui s'aligne à peu près sur les mêmes principes de base tout en les justifiant très différemment, à l'aide d'autres «dérivations» (pour reprendre à bon escient un vocabulaire parétien). Gesine Schwan, professeur à la Freie Universität Berlin, dans un bref essai inti­tulé «Europa als Dritte Kraft» (= L'Europe comme troisième force), brosse un tableau de cette tradition parallèle à l'européisme fascisant, tout en n'évoquant rien de ces européistes fascisants, qui, pourtant, étaient souvent des transfuges de la so­ciale-démocratie (De Man, Déat) ou du pacifisme (De Brinon, Tollenaere), comme l'explique sans a priori l'historien allemand contemporain Hans Werner Neulen (in Europa und das III. Reich, Universitas, München, 1987).

Dans

«Europa als Dritte Kraft», in Peter HAUNGS, Europäisierung Europas?, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1989, 160 S., DM 38, ISBN 3-7890-1804-X,

Gesine Schwan fait commencer le néo-européisme dès 1946, quand la coopération globale entre l'URSS et les Etats-Unis tourne petit à petit à l'échec. L'Europe sent alors confusément qu'elle risque d'être broyée en cas d'affrontement de ces deux su­per-gros. Des esprits indépendants, mus aussi par le désir de reje­ter le libéralisme extrême des Américains et le bolchévisme stalinien des Soviétiques avec toutes leurs conséquences, com­mencent à parler d'«européisation» de l'Europe, ce qui vise à une plus grande unité et une plus grande indépendance du continent vis-à-vis des blocs. La question se pose alors de savoir où s'arrête cette Europe de «troisième voie»? A la frontière polono-soviétique? A l'Oural? Au détroit de Béring et aux confins de la Mandchourie?

Mais l'essai de Gesine Schwan comprend un survol historique des conceptions continentales élaborées depuis la première moi­tié du XIXième siècle. Essai qui met l'accent sur le rôle chaque fois imparti à la Russie dans ces plans et ébauches. Au début du XIXième, ni la Russie ni l'Amérique, en tant que telles, n'appa­raissaient comme des dangers pour l'Europe. Le danger majeur était représenté par les idées de la Révolution Française. L'Amé­rique les incarnait, après les avoir améliorés, et la Russie repré­sentait le principe légitimiste et monarchiste. Les démo­crates étaient philo-américains; les légitimistes étaient russo­philes. Mais Washington et Petersbourg, bien qu'opposés sur le plan des principes de gouvernement, étaient alliés contre l'Espagne dans le conflit pour la Floride et contre l'Angleterre parce qu'elle était la plus grande puissance de l'époque. Russes et Américains pratiquent alors une Realpolitik pure, sans prétendre universa­liser leurs propres principes de gouvernement. L'Europe est tan­tôt identifiée à l'Angleterre tantôt contre-modèle: foyer de cor­rup­tion et de servilité pour les Américains; foyer d'athéisme, d'é­goïs­me, d'individualisme pour les Russes.

L'Europe du XIXième est donc traversée par plusieurs antago­nis­mes entrecroisés: les antagonismes Angleterre/Continent, Eu­­ro­pe/Amérique, Russie/Angleterre, Russie + Amé­rique/An­gle­­terre, Russie/Europe... A ces antagonismes s'en su­perposent d'autres: la césure latinité-romanité/germanité qui se traduit, chez un historien catholique, romanophile et euro-œcu­méniste comme le Baron Johann Christoph von Aretin (1772-1824) en une hos­tilité au pôle protestant, nationaliste et prus­sien; ensuite la cé­sure chrétienté/islam, concrétisé par l'opposition austro-hon­groi­se et surtout russe à l'Empire Otto­man. Chez Friedrich Gentz se dessine une opposition globale aux diverses formes de l'idéologie bourgeoise: au nationalisme jacobin et à l'interna­tio­na­lisme libéral américain. Contre cet Oc­cident libéral doit se dres­ser une Europe à mi-chemin entre le na­tionalisme et l'inter­na­tionalisme. Le premier auteur, selon Ge­sine Schwan, à prôner la constitution d'un bloc européen contre les Etats-Unis est le pro­fesseur danois, conseiller d'Etat, C.F. von Schmidt-Phisel­deck (1770-1832). Après avoir lu le cé­lèbre rapport de Tocque­ville sur la démocratie en Amérique, où l'aristocrate normand per­çoit les volontés hégémoniques des Etats-Unis et de la Rus­sie, les Européens commencent à sentir le double danger qui les guette. Outre Tocqueville, d'aucuns, comme Michelet et Henri Martin, craignent l'alliance des slavo­philes, hostiles à l'Europe de l'Ouest décadente et individualiste, et du messianisme pansla­viste moins rétif à l'égard des acquis de la modernité technique.

La seconde moitié du XIXième est marquée d'une inquiétude: l'Eu­rope n'est plus le seul centre de puissance dans le monde. Pour échapper à cette amorce de déclin, les européistes de l'épo­que prônent une réorganisation du continent, où il n'y aurait plus juxtaposition d'unités fermées sur elles-mêmes mais réseau de liens et de rapports fédérateurs multiples, conduisant à une unité de fait du «grand espace» européen. C'est la grande idée de l'Au­trichien Konstantin Frantz qui voyait l'Empire austro-hon­grois, une Mitteleuropa avant la lettre, comme un tremplin vers une Europe soudée et à l'abri des politiques américaine et russe. K. Frantz et son collègue Joseph Edmund Jörg étaient des con­servateurs soucieux de retrouver l'équilibre de la Pentarchie des années 1815-1830 quand règnait une harmonie entre la Rus­sie, l'Angleterre, la France, la Prusse et l'Autriche-Hongrie. Les prin­cipes fédérateurs de feu le Saint-Empire devaient, dans l'Eu­rope future, provoquer un dépassement des chauvinismes na­tio­naux et des utopismes démocratiques. Quant à Jörg, son conser­vatisme est plus prononcé: il envisage une Europe arbitrée par le Pape et régie par un corporatisme stabilisateur.

Face aux projets conservateurs de Frantz et Jörg, le radical-démo­crate Julius Fröbel, inspiré par les idées de 1848, constate que l'Europe est située entre les Etats-Unis et la Russie et que cette détermination géographique doit induire l'éclosion d'un ordre social à mi-chemin entre l'autocratisme tsariste et le libéra­lisme outrancier de l'Amérique. Malheureusement, la défi­nition de cet ordre social reste vague chez Fröbel, plus vague que chez le corporatiste Jörg. Fröbel écrit: «1. En Russie, on gou­verne trop; 2. En Amérique, on gouverne trop peu; 3. En Eu­rope, d'une part, on gouverne trop à mauvais escient et, d'autre part, trop peu à mauvais escient». Conclusion: le socialisme est une force morale qui doit s'imposer entre le monarchisme et le républicanisme et donner à l'Europe son originalité dans le monde à venir.

Frantz et Jörg envisageaient une Europe conservatrice, corpora­tiste sur le plan social, soucieuse de combattre les injustices lé­guées par le libéralisme rationaliste de la Révolution française. Leur Europe est donc une Europe germano-slave hostile à une France perçue comme matrice de la déliquescence moderne. Frö­bel, au contraire, voit une France évoluant vers un socialisme solide et envisage un pôle germano-français contre l'autocratisme tsariste. Pour Gesine Schwan, l'échec des projets européens vient du fait que les idées généreuses du socialisme de 48 ont été par­tiellement réalisées à l'échelon national et non à l'échelon conti­nental, notamment dans l'Allemagne bismarckienne, entraînant une fermeture des Etats les uns aux autres, ce qui a débouché sur le désastre de 1914.

A la suite de la première guerre mondiale, des hécatombes de Verdun et de la Somme, l'Europe connaît une vague de pacifisme où l'on ébauche des plans d'unification du continent. Le plus cé­lèbre de ces plans, nous rappelle Gesine Schwan, fut celui du Comte Richard Coudenhove-Kalergi, fondateur en 1923 de l'Union Paneuropéenne. Cette idée eut un grand retentissement, notamment dans le memorandum pour l'Europe d'Aristide Briand déposé le 17 mai 1930. Briand visait une limitation des souve­rainetés nationales et la création progressive d'une unité écono­mique. La raison pour laquelle son mémorandum n'a été reçu que froide­ment, c'est que le contexte des années 20 et 30 est nette­ment moins irénique que celui du XIXième. Les Etats-Unis ont pris pied en Europe: leurs prêts permettent des reconstructions tout en fragilisant l'indépendance économique des pays emprun­teurs. La Russie a troqué son autoritarisme monarchiste contre le bolché­visme: d'où les conservateurs ne considèrent plus que la Russie fait partie de l'Europe, inversant leurs positions russo­philes du XIXième; les socialistes de gauche en revanche es­timent qu'elle est devenue un modèle, alors qu'ils liguaient jadis leurs efforts contre le tsarisme. Les socialistes modérés, dans la tradition de Bernstein, rejoignent les conservateurs, conservant la russophobie de la social-démocratie d'avant 14.

Trois traditions européistes sont dès lors en cours: la tradition conser­vatrice héritère de Jörg et Frantz, la tradition sociale-démo­crate pro-occidentale et, enfin, la tradition austro-marxiste qui consi­dère que la Russie fait toujours partie de l'Europe. La tradition sociale-démocrate met l'accent sur la démocratie parle­mentaire, s'oppose à l'Union Soviétique et envisage de s'appuyer sur les Etats-Unis. Elle est donc atlantiste avant la lettre. La tra­dition austro-marxiste met davantage l'accent sur l'anticapita­lisme que sur l'anti-stalinisme, tout en défendant une forme de parlementa­risme. Son principal théoricien, Otto Bauer, formule à partir de 1919 des projets d'ordre économique socia­liste. Cet or­dre sera planiste et la décision sera entre les mains d'une plu­ralité de commission et de conseils qui choisiront entre diverses planifica­tions possibles. Avant d'accèder à cette phase idéale et finale, la dictature du prolétariat organisera la transition. Dix-sept ans plus tard, en 1936, Bauer souhaite la victoire de la Fran­ce, de la Grande-Bretagne et de la Russie sur l'Allemagne «fasciste», afin d'unir tous les prolétariats européens dans une Europe reposant sur des principes sociaux radicalement différents de ceux préconisés à droite par un Coudenhoven-Kalergi. Mais la faiblesse de l'austro-marxisme de Bauer réside dans son opti­misme rousseauiste, progressiste et universaliste, idéologie aux as­sises intellectuelles dépassées, qui se refuse à percevoir les an­tagonismes réels, difficilement surmontables, entre les «grands es­paces» européen, américain et soviétique.

Gesine Schwan escamote un peu trop facilement les synthèses fascisantes, soi-disant dérivées des projets conservateurs de Jörg et Frantz et modernisés par Friedrich Naumann (pourtant mem­bre du Parti démocrate, situé sur l'échiquier politique à mi-che­min entre la sociale-démocratie et les libéraux) et Arthur Moeller van den Bruck. L'escamotage de Schwan relève des scru­pules usuels que l'on rencontre en Allemagne aujourd'hui. Des scru­pules que l'on retrouve à bien moindre échelle dans la gauche fran­çaise; en effet, la revue Hérodote d'Yves Lacoste pu­bliait en 1979 (n°14-15) l'article d'un certain Karl von Bochum (est-ce un pseudonyme?), intitulé «Aux origines de la Commu­nauté Euro­péenne». Cet article démontrait que les pères fonda­teurs de la CEE avaient copieusement puisé dans le corpus doc­trinal des «européistes fascisants», lesquels avaient eu bien plus d'impact dans le grand public et dans la presse que les austro-marxistes disciples d'Otto Bauer. Et plus d'impact aussi que les conserva­teurs de la résistance anti-nazie que Gesine Schwan évoque en dé­taillant les diverses écoles qui la constituait: le Cercle de Goer­deler et le Kreisauer Kreis (Cercle de Kreisau).

Le Cercle de Goerdeler, animé par Goerdeler lui-même et Ulrich von Hassell, a commencé par accepter le fait accompli des vic­toires hitlériennes, en parlant du «rôle dirigeant» du Reich dans l'Europe future, avant de planifier une Fédération Européenne à partir de 1942. Cette évolution correspond curieusement à celle de la «dissidence SS», analysée par Taege et Neulen (cfr. supra). Dans le Kreisauer Kreis, où militent le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, s'est développée une vision chrétienne et personnaliste de l'Europe, et ont également germé des conceptions auto-gestionnaires anti-capitalistes, as­sor­ties d'une critique acerbe des résultats désastreux du capita­lis­me en général et de l'individualisme américain. Moltke et Trott restent sceptiques quant à la démocratie parlementaire car elle débouche trop souvent sur le lobbyisme. Il serait intéressant de faire un parallèle entre le gaullisme des années 60 et les idées du Krei­sauer Kreis, notamment quand on sait que la revue Ordre Nou­veau d'avant-guerre avait entretenu des rapports avec les person­nalistes allemands de la Konservative Revolution.

Austro-marxistes, sociaux-démocrates (dans une moindre me­sure), personnalistes conservateurs, etc, ont pour point commun de vouloir une équidistance (terme qui sera repris par le gaul­lisme des années 60) vis-à-vis des deux super-gros. Aux Etats-Unis, dans l'immédiat après-guerre, on souhaite une unification européenne parce que cela favorisera la répartition des fonds du plan Marshall. Cette attitude positive se modifiera au gré des cir­constances. L'URSS stalinienne, elle, refuse toute unification et entend rester fidèle au système des Etats nationaux d'avant-guerre, se posant de la sorte en-deça de l'austro-marxisme sur le plan théorique. Les partis communistes occidentaux (France, Ita­lie) lui emboîteront le pas.

Gesine Schwan perçoit très bien les contradictions des projets socialistes pour l'Europe. L'Europe doit être un tampon entre l'URSS et les Etats-Unis, affirmait cet européisme socialiste, mais pour être un «tampon», il faut avoir de la force... Et cette for­ce n'était plus. Elle ne pouvait revenir qu'avec les capitaux américains. Par ailleurs, les sociaux-démocrates, dans leur décla­ration de principe, renonçaient à la politique de puissance tradi­tionnelle, qu'ils considéraient comme un mal du passé. Com­ment pouvait-on agir sans détenir de la puissance? Cette qua­drature du cercle, les socialistes, dont Léon Blum, ont cru la ré­soudre en n'évoquant plus une Europe-tampon mais une Europe qui ferait le «pont» entre les deux systèmes antagonistes. Gesine Schwan souligne très justement que si l'idée d'un tampon arrivait trop tôt dans une Europe en ruines, elle était néanmoins le seul projet concret et réaliste pour lequel il convenait de mobiliser ses efforts. Quant au concept d'Europe-pont, il reposait sur le vague, sur des phrases creuses, sur l'indécision. La sociale-démocratie de­vait servir de modèle au monde entier, sans avoir ni la puis­sance financière ni la puissance militaire ni l'appareil déci­sion­nai­re du stalinisme. Quand survient le coup de Prague en 1948, l'idée d'une grande Europe sociale-démocrate s'écroule et les par­tis socialistes bersteiniens doivent composer avec le libéralisme et les consortiums américains: c'est le programme de Bad-Go­des­berg en Allemagne et le social-atlantisme de Spaak en Bel­gique.

Malgré ce constat de l'impuissance des modèles socialistes et du passéisme devenu au fil des décennies rédhibitoire des projets conservateurs  —un constat qui sonne juste—  Gesine Schwan, à cause de son escamotage, ne réussit pas à nous donner un sur­vol complet des projets d'unification européenne. Peut-on igno­rer l'idée d'une restauration du jus publicum europaeum chez Carl Schmitt, le concept d'une indépendance alimentaire chez Herbert Backe, l'idée d'une Europe soustraite aux étalons or, sterling et dollar chez Zischka et Delaisi, le projet d'un espace économique chez Oesterheld, d'un espace géo-stratégique chez Haushofer, d'un nouvel ordre juridique chez Best, etc. etc. Pourtant, il y a cu­rieu­sement un auteur conservateur-révolutionnaire incontour­na­ble que Gesine Schwan cite: Hans Freyer, pour son histoire de l'Europe. Le point fort de son texte reste donc une classification assez claire des écoles entre 1800 et 1914. Pour compléter ce point fort, on lira avec profit un ouvrage collectif édité par Hel­mut Berding (Wirtschaftliche und politische Integration in Eu­ropa im 19. und 20. Jahrhundert, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1984; recension in Orientations, n°7, pp. 42 à 45).

L.N.   

 

vendredi, 27 juillet 2007

Reinterpretar Hans Freyer (port.)

Reinterpretar Hans Freyer

(http://batalhafinal.blogspot.com/2006/05/reinterpretar-ha...)

Hans Freyer é um nome pouco conhecido entre aqueles que se destacam vulgarmente naquilo que chamaremos a direita revolucionária alemã do pré-guerra. Filósofo e sociólogo, foi o principal impulsionador da “Escola de Leipzig”, uma escola sociológica sedeada na Universidade da cidade com o mesmo nome e que, sob a direcção de Freyer, se pretendeu constituir como um “Think Tank” para o nacionalismo, reunindo nomes como Arnold Gehlen, Gunter Ipsen, Heinz Maus, Karl Heinz Pfeffer ou Helmut Schelsky.

Embora Freyer seja um homem frequentemente olvidado no panorama da Revolução Conservadora o seu trabalho influenciou parte do movimento nacional-revolucionário alemão e a sua visão política insere-se facilmente dentro dessa tradição. Pertenceu ao complexo espiritual que reagiu contra a ordem imposta pela democracia-liberal à época e pode ser considerado um dos expoentes da ideia de meta-política na Alemanha dilacerada pela primeira guerra mundial.

A influência da sua obra no nacionalismo alemão esteve confinada a alguns sectores, e vale a pena lembrar, porque é muitas vezes esquecido, que o nacional-socialismo não foi um movimento monólito. Não encontramos em Freyer um ressentimento anti-semita nem um enfoque primordial na questão racial per se, mas antes uma exaltação do Volk germânico como essência e agente do ideal político. O nacionalismo de Hans Freyer assenta num posicionamento moral de rejeição do mundo que via surgir e que, como tantos outros homens, encontrava na mundividência proposta pelo nacionalismo a alternativa revolucionária de enraizamento social, histórico e espiritual do homem num mundo cada vez mais marcada pela fragmentação liberal e ameaçado pela barbárie materialista proposta pelo comunismo.

Em Hans Freyer surge uma visão cíclica da História, expressa em “Der Staat”, que concebe 3 fases progressivas que se repetiriam, Crença, Estilo e Estado. Na última fase, o Estado, a sociedade atingiria o apogeu. O Estado surge aqui como a estrutura que agrega a comunidade histórica e cultural, ou nacional, na unidade, dando-lhe um sentido ancorado no passado e uma forma para a realização futura, protegendo a sua particularidade. A ideia de liberdade em Freyer está sujeita ao bem comum, a liberdade individual não pode actuar de forma a colocar em causa a harmonia da comunidade.

Esta concepção do Estado pode apenas ser entendida à luz de uma adaptação da herança Hegeliana da ideia de Estado ético. Em Hegel a vida ética está fundada em três instituições fundacionais: a família, a sociedade civil e o Estado. Freyer adopta a mesma concepção considerando a sociedade civil como coincidente com a comunidade primordialmente definida. O Estado, como em Hegel, assegura a unidade necessária que invalida o fraccionamento e a desordem social inerente ao individualismo mais radical e, dessa forma, é ao mesmo tempo o garante de uma concepção própria de liberdade. Esta posição de Freyer é anti-universalista, e uma vez mais regressamos a Hegel e à noção de que o Estado não pode ser ultrapassado por uma ordem mundialista porque tal como não pode existir um indivíduo sem outros indivíduos não pode existir Estado sem outros Estados, depositários da soberania e do poder político que representem as diferentes comunidades.

As 3 fases cíclicas da história que Freyer identifica em “Der Staat” são um resultado do conceito de “espírito objectivo”, que havia sido desenvolvido anteriormente em “Theorie des objektiven Geistes. Eine Einleitung in die Kulturphilosophie"(disponível em espanhol como “Teoría del Espíritu Objetivo”). Nessa obra identificamos uma abordagem da cultura que pode apenas ser plenamente entendida num contexto pré-determinado, o da sua própria realidade. A cultura surge como interacção, é produto de um povo mas é também geradora desse povo, tal como, naturalmente, as “formas objectivas” que assume: símbolos, arte, organização; o carácter da comunidade. Estas formas, depois de criadas, almejam o enraizamento na realidade que as rodeia. Esta cultura criada e criadora não pode nunca ser independente da psique que a produz, isto é, do espírito (objectivo) próprio do povo que lhe dá forma e que sob as suas formas evolui. Freyer identifica a ideia de tradição como uma configuração desse espírito objectivo, fortalecendo as bases para a coesão particular de cada comunidade. Podemos então identificar nessas “formas objectivas” de criação cultural, enquanto dispersas, o Estilo que antecede a fase posterior da História, o Estado, onde serão unificadas e harmonizadas.

É importante salientar que Hans Freyer é um construtivista e que a visão política exposta em “Der Staat” terá um cariz parcialmente utópico. Mas este carácter utópico da sua visão não é entendido na sua obra como um factor de limitação ou desmotivação perante um objectivo supostamente irrealizável, antes deve esse cunho utópico ser compreendido como móbil da busca da superação e da perfeição e como factor de inegável valor no desenvolvimento e aprimoramento do espírito humano. Isto significa que na impossibilidade de se concretizar o projecto na sua totalidade é possível tender para isso, e é possível alcançar algo que se aproxime do desígnio traçado.

A ideia de utopia em Freyer está intimamente ligada a uma ordenação política da sociedade que no seu estádio final atingiria a estabilidade. Esse estádio perfeito seria atingido na projecção do “3º Império”, marcado por um primor ético, que sucederia ao “2º Império”, caracterizado pelo dever Kantiano. Em Freyer a procura da sociedade ideal está sempre ligada à ideia de pátria e à sua salvaguarda, não existe procura do ideal para além da comunidade. As duas funções históricas da utopia, a crítica social e o construtivismo sistemático, podem apenas mover a sociedade em direcção ao aperfeiçoamento quando estão localizadas espacialmente e centradas numa realidade cultural particular.

Da sua reflexão sobre a utopia, e porque não existem sociedades perfeitas, podemos retirar que a aproximação à boa sociedade exige 3 condições:

1- Um equilíbrio das forças que actuam na sociedade para constituir uma ordem funcional que exige que a comunidade se saiba fechar ao exterior quando uma abertura implica uma alteração da sua estrutura;
2- Alcançado o sistema ideal(ou o que dele se aproxima) este deve ser protegido de uma transformação;
3- A comunidade política não pode ser resultado de uma mera imposição jurídica para se manter agregada, o que significa que exige uma uniformidade à priori.

Apesar da influência de Hegel sobre Freyer ser também comum aos marxistas a visão de Freyer é extremamente crítica do Marxismo, sobretudo do determinismo económico, que ele rejeita. Também opostamente a Marx, Freyer, como já vimos, não tem por objectivo o desaparecimento último do Estado, pelo contrário, vê aí a concretização da união da comunidade e a partir do qual nasceriam as mais elevadas formas de cultura(1).

Essa rejeição do determinismo económico marxista baseia-se numa interpretação distinta da História, porque se no marxismo ela é determinada pelos factores económicos em Freyer é o “político” e não o “económico” que explica o curso histórico. E a rejeição resoluta da primazia económica afasta-o, igualmente, do liberalismo.

Esta diferença no entendimento das forças motrizes da História explica a “dialéctica Freyeriana”. Ao passo que no Marxismo a posição materialista justifica que a acção de transformação social sobre a História seja encarada no contexto da luta de classes, e portanto de uma comunidade dividida pelo económico, cujo elemento actuante, ou se preferirmos, o agente de transformação, é a classe proletária, em Hans Freyer o agente de acção, aquele sobre o qual recai a necessidade de actuar sobre a História é o Volk, o povo, a comunidade, que necessariamente precisa de se percepcionar como uma realidade unida pelo mesmo substrato, com um objectivo de realização comum, e não como um conjunto de indivíduos divididos pelo mercado ou apenas ligados por relações que derivam daí.

Se a revolta marxista é ditada por uma concepção economicista da realidade, o desencanto "Freyeriano" ultrapassa largamente essa dimensão, é uma reacção espiritual face a um mundo desenraizado, onde a nação surge fragmentada pela filosofia liberal, ameaçada pelo comunismo, dividida pelas lutas partidárias em prol de interesses próprios que não os da comunidade. É no contexto do advento dessa nação cada vez mais desintegrada, cada vez menos orgânica e afastada da sua memória histórica que Freyer afirma a urgência do mito como factor estruturante da pátria: o nascimento num povo particular deve ser elevado a um destino ou vocação conscientemente afirmada(2).

Notas:

(1)Esta visão Hegeliana do papel do Estado na ordem política é comum a algumas correntes fascistas, provavelmente aquelas que mais apropriadamente se podem assim denominar, e vale a pena aqui lembrar as palavras de Mussolini:”Tudo no Estado, nada fora do Estado, nada contra o Estado”. Na prática o corporativismo fascista não realizou esta ideia e assim somos remetidos para a procura da utopia em Hans Freyer, entre o projecto ideal ambicionado e o realizado existe o confronto com a contingência, que provoca a necessária adaptação, mas os princípios subjacentes podem, não obstante, ser largamente realizados. É a aproximação ao ideal que só é conseguida quando é a plenitude que se ambiciona.

(2)Relembrando um seu contemporâneo,Carl Gustav Jung:"O sentido torna muitas coisas suportáveis, talvez tudo.Nenhuma ciência substituirá o mito e o mito não pode ser construído a partir de qualquer ciência.Porque não é que Deus seja um mito mas que o mito é a revelação de uma vida divina no homem"

Referências:

Jerry Z. Muller,"The Other God that Failed : Hans Freyer and the Deradicalization of German Conservatism",Princeton University Press,1988

Hans Freyer,"Teoría del Espíritu Objetivo",Editorial Sur,1973

jeudi, 26 juillet 2007

La décision dans l'oeuvre de C. Schmitt

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La décision dans l'œuvre de Carl Schmitt

 

Robert Steuckers

 

Carl Schmitt est considéré comme le théoricien par excellence de la décision. L'objet de cet exposé est:

- de définir ce concept de décision, tel qu'il a été formulé par Carl Schmitt;

- de reconstituer la démarche qui a conduit Carl Schmitt à élaborer ce concept;

- de replacer cette démarche dans le contexte général de son époque.

Sa théorie de la décision apparaît dans son ouvrage de 1922, Politische Theologie. Ce livre part du prin­cipe que toute idée poli­tique, toute théorie politique, dérive de concepts théologiques qui se sont laïcisés au cours de la période de sécularisation qui a suivi la Renaissance, la Réforme, la Contre-Réforme, les guerres de reli­gion.

 

«auctoritas non veritas facit legem»

 

A partir de Hobbes, auteur du Leviathan  au 17ième siècle, on neu­tralise les concepts théologiques et/ou religieux parce qu'ils condui­sent à des guerres civiles, qui plongent les royaumes dans un “état de nature” (une loi de la jungle) caractérisée par la guerre de tous contre tous, où l'homme est un loup pour l'homme. Hobbes ap­pelle “Léviathan” l'Etat où l'autorité souveraine édicte des lois pour pro­téger le peuple contre le chaos de la guerre civile. Par consé­quent, la source des lois est une autorité, incarnée dans une per­sonne physique, exactement selon l'adage «auctoritas non veritas facit le­gem»  (c'est l'autorité et non la vérité qui fait la loi). Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas un principe, une norme, qui précède la déci­sion émanant de l'autorité. Telle est la démarche de Hobbes et de la philosophie politique du 17ième siècle. Carl Schmitt, jeune, s'est enthousiasmé pour cette vision des choses.

 

Dans une telle perspective, en cas de normalité, l'autorité peut ne pas jouer, mais en cas d'exception, elle doit décider d'agir, de sévir ou de légiférer. L'exception appelle la décision, au nom du principe «auctoritas non veritas facit legem».  Schmitt écrit à ce sujet: «Dans l'exception, la puissance de la vie réelle perce la croûte d'une mé­canique figée dans la répétition». Schmitt vise dans cette phrase si­gnificative, enthou­siaste autant que pertinente, les normes, les mé­caniques, les rigidités, les procédures routinières, que le républica­nisme bourgeois (celui de la IIIième République que dénonçait Sorel et celui de la République de Weimar que dénonçaient les te­nants de la “Révolution Conservatrice”) ou le ronron wilhelminien de 1890 à 1914, avaient généralisées.

 

Restaurer la dimension personnelle du pouvoir

 

L'idéologie républicaine ou bourgeoise a voulu dépersonnaliser les mécanismes de la politique. La norme a avancé, au détriment de l'incarnation du pouvoir. Schmitt veut donc restaurer la dimension personnelle du pouvoir, car seule cette dimension personnelle est susceptible de faire face rapidement à l'exception (Ausnahme, Ausnahmenzustand, Ernstfall, Grenzfall). Pourquoi? Parce que la décision est toujours plus rapide que la lente mécanique des procé­dures. Schmitt s'affirme ainsi un «monarchiste catholique», dont le discours est marqué par le vitalisme, le personnalisme et la théolo­gie. Il n'est pas un fasciste car, pour lui, l'Etat ne reste qu'un moyen et n'est pas une fin (il finira d'ailleurs par ne plus croire à l'Etat et par dire que celui-ci n'est plus en tous les cas le véhicule du poli­tique). Il n'est pas un nationaliste non plus car le concept de nation, à ses yeux et à cette époque, est trop proche de la notion de volonté générale chez Rousseau.

 

Si Schmitt critique les démocraties de son temps, c'est parce qu'elles:

- 1) placent la norme avant la vie;

- 2) imposent des procédures lentes;

- 3) retardent la résolution des problèmes par la discussion (reproche essentiellement adressé au parlementarisme);

- 4) tentent d'évacuer toute dimension personnelle du pouvoir, donc tout recours au concret, à la vie, etc. qui puisse tempérer et adapter la norme.

Mais la démocratie recourt parfois aux fortes personnalités: qu'on se souvienne de Clémenceau, applaudi par l'Action Française et la Chambre bleu-horizon en France, de Churchill en Angleterre, du pouvoir direc­torial dans le New Deal et du césarisme reproché à Roosevelt. Si Schmitt, plus tard, a envisagé le recours à la dictature, de forme ponctuelle (selon le modèle romain de Cincinnatus) ou de forme commissariale, c'est pour imaginer un dictateur qui suspend le droit (mais ne le supprime pas), parce qu'il veut incarner tempo­rairement le droit, tant que le droit est ébranlé par une catastrophe ou une guerre civile, pour assu­rer un retour aussi rapide que pos­sible de ce droit. Le dictateur ou le collège des commissaires se pla­cent momentanément  —le temps que dure la situation d'exception—  au-dessus du droit car l'existence du droit implique l'existence de l'Etat, qui garantit le fonctionnement du droit. La dictature selon Schmitt, comme la dictature selon les fas­cistes, est un scandale pour les libéraux parce que le décideur (en l'occurrence le dictateur) est indépendant vis-à-vis de la norme, de l'idéologie dominante, dont on ne pour­rait jamais s'écarter, disent-ils. Schmitt rétorque que le libéralisme-normativisme est néanmoins coercitif, voire plus coer­citif que la coercition exercée par une personne mortelle, car il ne tolère justement aucune forme d'indépendance personnalisée à l'égard de la norme, du discours conventionnel, de l'idéologie éta­blie, etc., qui seraient des principes immortels, impas­sables, appelés à régner en dépit des vicissitudes du réel.

La décision du juge

Pour justifier son personnalisme, Schmitt raisonne au départ d'un exemple très concret dans la pratique juridique quotidienne: la dé­cision du juge. Le juge, avant de prononcer son verdict est face à une dualité, avec, d'une part, le droit (en tant que texte ou tradi­tion) et, d'autre part, la réalité vitale, existentielle, soit le contexte. Le juge est le pont entre la norme (idéelle) et le cas concret. Dans un petit livre, Gesetz und Urteil  (= La loi et le jugement), Carl Schmitt dit que l'activité du juge, c'est, essentiellement, de rendre le droit, la norme, réel(le), de l'incarner dans les faits. La pratique quotidienne des palais de justice, pratique inévitable, incontour­nable, contredit l'idéal libéral-normativiste qui rêve que le droit, la norme, s'incarneront tous seuls, sans intermédiaire de chair et de sang. En imaginant, dans l'absolu, que l'on puisse faire l'économie de la personne du juge, on introduit une fiction dans le fonctionnement de la justice, fiction qui croit que sans la subjectivité inévitable du juge, on obtiendra un meilleur droit, plus juste, plus objectif, plus sûr. Mais c'est là une impossibilité pratique. Ce raisonnement, Carl Schmitt le transpose dans la sphère du politique, opérant par là, il faut l'avouer, un raccourci assez audacieux.

 

La réalisation, la concrétisation, l'incarnation du droit n'est pas au­tomatique; elle passe par un Vermittler  (un intermédiaire, un in­tercesseur) de chair et de sang, consciemment ou inconsciemment animé par des valeurs ou des sentiments. La légalité passe donc par un charisme inhérent à la fonction de juge. Le juge pose sa décision seul mais il faut qu'elle soit acceptable par ses collègues, ses pairs. Parce qu'il y a iné­vitablement une césure entre la norme et le cas concret, il faut l'intercession d'une personne qui soit une autorité. La loi/la norme ne peut pas s'incarner toute seule.

 

Quis judicabit?

 

Cette impossibilité constitue une difficulté dans le contexte de l'Etat libéral, de l'Etat de droit: ce type d'Etat veut garantir un droit sûr et objectif, abolir la domination de l'homme par l'homme (dans le sens où le juge domine le “jugé”). Le droit se révèle dans la loi qui, elle, se révèle, dans la personne du juge, dit Carl Schmitt pour contredire l'idéalisme pur et désincarné des libéraux. La question qu'adresse Carl Schmitt aux libéraux est alors la suivante, et elle est très simple: Quis judicabit?  Qui juge? Qui décide? Réponse: une personne, une autorité. Cette question et cette réponse, très simples, consti­tuent le démenti le plus flagrant à cette indécrottable espoir libé­ralo-progressisto-normativiste de voir advenir un droit, une norme, une loi, une constitution, dans le réel, par la seule force de sa qua­lité juridique, philosophique, idéelle, etc. Carl Schmitt reconstitue la dimension personnelle du droit (puis de la politique) sur base de sa réflexion sur la décision du juge.

 

Dès lors, la-raison-qui-advient-et-s'accomplit-d'elle-même-et-par-la-seule-vertu-de-son-excellence-dans-le-monde-imparfait-de-la-chair-et-des-faits n'est plus, dans la pensée juridique et politique de Carl Schmitt, le moteur de l'histoire. Ce moteur n'est plus une abstraction mais une personnalité de chair, de sang et de volonté.

 

La légalité: une «cage d'acier»

 

Contemporain de Carl Schmitt, Max Weber, qui est un libéral scep­tique, ne croit plus en la bonne fin du mythe rationaliste. Le sys­tème rationaliste est devenu un système fermé, qu'il appelait une «cage d'acier». En 1922, Rudolf Kayser écrit un livre intitulé Zeit ohne Mythos  (= Une époque sans mythe). Il n'y a plus de mythe, écrit-il, et l'arcanum  de la modernité, c'est désormais la légalité. La légalité, sèche et froide, indifférente aux valeurs, remplace le mythe. Carl Schmitt, qui a lu et Weber et Kayser, opère un rappro­chement entre la «cage d'acier» et la «légalité» d'où, en vertu de ce rapprochement, la décision est morale aux yeux de Schmitt, puisqu'elle permet d'échapper à la «cage d'acier» de la «légalité».

 

Dans les contextes successifs de la longue vie de Carl Schmitt (1888-1985), le décideur a pris trois vi­sages:

1) L'accélarateur (der Beschleuniger);

2) Le mainteneur (der Aufhalter, der Katechon);

3) Le normalisateur (der Normalisierer).

Le normalisateur, figure négative chez Carl Schmitt, est celui qui défend la normalité (que l'on peut mettre en parallèle avec la lé­galité des années 20), normalité qui prend la place de Dieu dans l'imaginaire de nos contemporains. En 1970, Carl Schmitt déclare dans un interview qui restera longtemps impublié: «Le monde en­tier semble devenir un artifice, que l'homme s'est fabriqué pour lui-même. Nous ne vivons plus à l'Age du fer, ni bien sûr à l'Age d'or ou d'argent, mais à l'Age du plastique, de la matière artifi­cielle».

 

1. La phase de l'accélérateur (Beschleuniger):

 

La tâche politique de l'accélérateur est d'accroître les potentialités techniques de l'Etat ou de la nation dans les domaines des arme­ments, des communications, de l'information, des mass-media, parce tout accroissement en ces domaines accroît la puissance de l'Etat ou du «grand espace» (Großraum), dominé par une puissance hégémonique. C'est précisément en réfléchissant à l'extension spa­tiale qu'exige l'accélération continue des dynamiques à l'œuvre dans la société allemande des premières décennies de ce siècle que Carl Schmitt a progressivement abandonné la pensée étatique, la pensée en termes d'Etat, pour accéder à une pensée en termes de grands espaces. L'Etat national, de type européen, dont la po­pula­tion oscille entre 3 et 80 millions d'habitants, lui est vite apparu in­suffisant pour faire face à des co­losses démographiques et spatiaux comme les Etats-Unis ou l'URSS. La dimension étatique, réduite, spatialement circonscrite, était condamnée à la domination des plus grands, des plus vastes, donc à perdre toute forme de souveraineté et à sortir de ce fait de la sphère du politique.

 

Les motivations de l'accélérateur sont d'ordres économique et tech­nologique. Elles sont futuristes dans leur projectualité. L'ingénieur joue un rôle primordial dans cette vision, et nous retrouvons là les accents d'une certaine composante de la “révolution conservatrice” de l'époque de la République de Weimar, bien mise en exergue par l'historien des idées Jeffrey Herf (nous avons consulté l'édition italienne de son livre, Il mo­dernismo reazionario. Tecnologia, cultura e politica nella Germania di Weimar e del Terzo Reich, Il Mulino, Bologne, 1988). Herf, observateur critique de cette “révolution conservatrice” weimarienne, évoque un “modernisme réactionnaire”, fourre-tout conceptuel complexe, dans lequel on retrouve pêle-mêle, la vi­sion spenglerienne de l'histoire, le réalisme magique d'Ernst Jünger, la sociologie de Werner Sombart et l'“idéologie des ingénieurs” qui nous intéresse tout particulièrement ici.

 

Ex cursus: l'idéalisme techniciste allemand

 

Cette idéologie moderniste, techniciste, que l'on comparera sans doute utilement aux futurismes italien, russe et portugais, prend son élan, nous explique Herf, au départ des visions technocratiques de Walter Rathenau, de certains éléments de l'école du Bauhaus, dans les idées plus anciennes d'Ulrich Wendt, au­teur en 1906 de Die Technik als Kulturmacht (= La technique comme puissance cultu­relle). Pour Wendt, la technique n'est pas une manifestation de matérialisme comme le croient les marxistes, mais, au con­traire, une manifestation de spiritualité audacieuse qui diffusait l'Esprit (celui de la tradition idéaliste alle­mande) au sein du peuple. Max Eyth, en 1904, avait déclaré dans Lebendige Kräfte  (= Forces vi­vantes) que la technique était avant toute chose une force culturelle qui asservissait la matière plutôt qu'elle ne la servait. Eduard Mayer, en 1906, dans Technik und Kultur,  voit dans la technique une expression de la personnalité de l'ingénieur ou de l'inventeur et non le résultat d'intérêts commerciaux. La technique est dès lors un «instinct de transformation», propre à l'essence de l'homme, une «impulsion créatrice» visant la maîtrise du chaos naturel. En 1912, Julius Schenk, professeur à la Technische Hochschule de Munich, opère une distinction entre l'«économie commerciale», orientée vers le profit, et l'«économie productive», orientée vers l'ingénierie et le travail créateur, indépendamment de toute logique du profit. Il re­valorise la «valeur culturelle de la construction». Ces écrits d'avant 1914 seront exploités, amplifiés et complétés par Manfred Schröter dans les années 30, qui sanctionne ainsi, par ses livres et ses essais, un futurisme allemand, plus discret que son homologue italien, mais plus étayé sur le plan philosophique. Ses col­lègues et disciples Friedrich Dessauer, Carl Weihe, Eberhard Zschimmer, Viktor Engelhardt, Heinrich Hardenstett, Marvin Holzer, poursuivront ses travaux ou l'inspireront. Ce futurisme des ingénieurs, poly­techni­ciens et philosophes de la technique est à rapprocher de la sociolo­gie moderniste et “révolutionnaire-conservatrice” de Hans Freyer, correspondant occasionnel de Carl Schmitt.

 

Cet ex-cursus bref et fort incomplet dans le “futurisme” allemand nous permet de comprendre l'option schmittienne en faveur de l'«accélérateur» dans le contexte de l'époque. L'«accélérateur» est donc ce technicien qui crée pour le plaisir de créer et non pour amasser de l'argent, qui accumule de la puissance pour le seul profit du politique et non d'intérêts privés. De Rathenau à Albert Speer, en passant par les in­génieurs de l'industrie aéronautique al­lemande et le centre de recherches de Peenemünde où œuvrait Werner von Braun, les «accélérateurs» allemands, qu'ils soient dé­mocrates, libéraux, socialistes ou na­tionaux-socialistes, ont visé une extension de leur puissance, considérée par leurs philosophes comme «idéaliste», à l'ensemble du continent européen. A leur yeux, comme la technique était une puissance gratuite, produit d'un génie naturel et spontané, appelé à se manifester sans entraves, les maîtres poli­tiques de la technique devaient dominer le monde contre les maîtres de l'argent ou les figures des anciens régimes pré-techniques. La technique était une émanation du peuple, au même titre que la poésie. Ce rêve techno-futuriste s'effondre bien entendu en 1945, quand le grand espace européen virtuel, rêvé en France par Drieu, croule en même temps que l'Allemagne hitlé­rienne. Comme tous ses compatriotes, Carl Schmitt tombe de haut. Le fait cruel de la défaite militaire le contraint à modifier son op­tique.

 

2. La phase du Katechon:

 

Carl Schmitt après 1945 n'est plus fasciné par la dynamique indus­trielle-technique. Il se rend compte qu'elle conduit à une horreur qui est la «dé-localisation totale», le «déracinement planétaire». Le juriste Carl Schmitt se souvient alors des leçons de Savigny et de Bachofen, pour qui il n'y avait pas de droit sans ancrage dans un sol. L'horreur moderne, dans cette perspective généalogique du droit, c'est l'abolition de tous les loci, les lieux, les enracinements, les im-brications (die Ortungen). Ces dé-localisa­tions, ces Ent-Ortungen, sont dues aux accélarations favorisées par les régimes du 20ième siècle, quelle que soit par ailleurs l'idéologie dont ils se ré­clamaient. Au lendemain de la dernière guerre, Carl Schmitt estime donc qu'il est nécessaire d'opérer un retour aux «ordres élémen­taires de nos existences ter­restres». Après le pathos de l'accélération, partagé avec les futuristes italiens, Carl Schmitt déve­loppe, par réaction, un pathos du tellurique.

 

Dans un tel contexte, de retour au tellurique, la figure du décideur n'est plus l'accélérateur mais le kate­chon, le “mainteneur” qui «va contenir les accélérateurs volontaires ou involontaires qui sont en marche vers une fonctionalisation sans répit». Le katechon est le dernier pilier d'une société en perdition; il arrête le chaos, en main­tient les vecteurs la tête sous l'eau. Mais cette figure du katechon n'est pourtant pas entièrement nouvelle chez Schmitt: on en perçoit les prémices dans sa valorisation du rôle du Reichspräsident  dans la Constitution de Weimar, Reichspräsident qui est le «gardien de la Constitution» (Hüter der Verfassung), ou même celle du Führer  Hitler qui, après avoir ordonné la «nuit des longs cou­teaux» pour éliminer l'aile révolutionnaire et effervescente de son mouvement, apparaît, aux yeux de Schmitt et de bon nombre de conservateurs allemands, comme le «protecteur du droit» contre les forces du chaos révolutionnaire (der Führer schützt das Recht). En effet, selon la logique de Hobbes, que Schmitt a très souvent faite sienne, Röhm et les SA veulent concrétiser par une «seconde révolution» un ab­solu idéologique, quasi religieux, qui conduira à la guerre civile, horreur absolue. Hitler, dans cette lo­gique, agit en “mainteneur”, en “protecteur du droit”, dans le sens où le droit cesse d'exister dans ce nou­vel état de nature qu'est la guerre civile.

 

Terre, droit et lieu - Tellus, ius et locus

 

Mais par son retour au tellurique, au lendemain de la défaite du Reich hitlérien, Schmitt retourne au conser­vatisme implicite qu'il avait tiré de la philosophie de Hobbes; il abandonne l'idée de «mobilisation totale» qu'il avait un moment partagée avec Ernst Jünger. En 1947, il écrit dans son Glossarium, recueil de ses ré­flexions philosophiques et de ses fragments épars: «La totalité de la mobilisation consiste en ceci: le moteur immobile de la philosophie aristotélicienne est lui aussi entré en mouvement et s'est mobilisé. A ce moment-là, l'ancienne distinction entre la contemplation (immobile) et l'activité (mobile) cesse d'être perti­nente; l'observateur aussi se met à bouger [...]. Alors nous devenons tous des observateurs activistes et des activistes observants. [...] C'est alors que devient pertinente la maxime: celui qui n'est pas en route, n'apprend, n'expérimente rien».

 

Cette frénésie, cette mobilité incessante, que les peintres futuristes avaient si bien su croquer sur leurs toiles exaltant la dynamique et la cinétique, nuit à la Terre et au Droit, dit le Carl Schmitt d'après-guerre, car le Droit est lié à la Terre (Das Recht ist erdhaft und auf die Erde bezogen). Le Droit n'existe que parce qu'il y a la Terre. Il n'y a pas de droit sans espace habitable. La Mer, elle, ne connaît pas cette unité de l'espace et du droit, d'ordre et de lieu (Ordnung und Ortung).  Elle échappe à toute tentative de codifica­tion. Elle est a-so­ciale ou, plus exactement, “an-œkuménique”, pour reprendre le lan­gage des géopolito­logues, notamment celui de Friedrich Ratzel.

 

Mer, flux et logbooks

 

La logique de la Mer, constate Carl Schmitt, qui est une logique an­glo-saxonne, transforme tout en flux délocalisés: les flux d'argent, de marchandises ou de désirs (véhiculés par l'audio-visuel). Ces flux, dé­plore toujours Carl Schmitt, recouvrent les «machines impé­riales». Il n'y a plus de “Terre”: nous naviguons et nos livres, ceux que nous écrivons, ne sont plus que des “livres de bord” (Logbooks, Logbücher).  Le jeune philosophe allemand Friedrich Balke a eu l'heureuse idée de comparer les réflexions de Carl Schmitt à celles de Gilles Deleuze et Félix Guattari, consignées notamment dans leurs deux volumes fondateurs: L'Anti-Oedipe  et Mille Plateaux.  Balke constate d'évidents parallèles entre les réflexions de l'un et des autres: Deleuze et Guattari, en évoquant ces flux modernes, surtout ceux d'après 1945 et de l'américanisation des mœurs, parlent d'une «effusion d'anti-production dans la production», c'est-à-dire de stabilité coagulante dans les flux multiples voire désordonnés qui agitent le monde. Pour notre Carl Schmitt d'après 1945, l'«anti-pro­duction», c'est-à-dire le principe de stabilité et d'ordre, c'est le «concept du politique».

 

Mais, dans l'effervescence des flux de l'industrialisme ou de la «production» deleuzo-guattarienne, l'Etat a cédé le pas à la société; nous vivons sous une imbrication délétère de l'Etat et de l'économie et nous n'inscrivons plus de “télos” à l'horizon. Il est donc difficile, dans un tel contexte, de manier le «concept du politique», de l'incarner de façon durable dans le réel. Difficulté qui rend impos­sible un retour à l'Etat pur, au politique pur, du moins tel qu'on le concevait à l'ère étatique, ère qui s'est étendue de Hobbes à l'effondrement du III°Reich, voire à l'échec du gaullisme.

 

Dé-territorialisations et re-territorialisations

 

Deleuze et Guattari constatent, eux aussi, que tout retour durable du politique, toute restauration impa­vide de l'Etat, à la manière du Léviathan de Hobbes ou de l'Etat autarcique fermé de Fichte, est désormais impossible, quand tout est «mer», «flux» ou «production». Et si Schmitt dit que nous naviguons, que nous consi­gnons nos impressions dans des Logbooks, il pourrait s'abandonner au pessimisme du réaction­naire vaincu. Deleuze et Guattari accep­tent le principe de la navigation, mais l'interprètent sans pessi­misme ni optimisme, comme un éventail de jeux complexes de dé-territorialisations (Ent-Ortungen)  et de re-territorialisations (Rück-Ortungen).  Ce que le praticien de la politique traduira sans doute par le mot d'ordre suivant: «Il faut re-territorialiser partout où il est possible de re-territorialiser». Mot d'ordre que je serais person­nellement tenté de suivre... Mais, en dépit de la tristesse ressentie par Schmitt, l'Etat n'est plus la seule forme de re-territorialisation possible. Il y a mille et une possibilités de micro-re-territorialisa­tions, mille et une possibilités d'injecter de l'anti-production dans le flux ininterrompu et ininterrompable de la «production». Gianfranco Miglio, disciple et ami de Schmitt, éminence grise de la Lega Nord d'Umberto Bossi en Lombardie, parle d'espaces potentiels de territorialisation plus réduits, comme la région (ou la commu­nauté autonome des constitutionalistes espagnols), où une concen­tration localisée et circonscrite de politisation, peut tenir partielle­ment en échec des flux trop audacieux, ou guerroyer, à la mode du par­tisan, contre cette domination tyrannique de la «production». Pour étendre leur espace politique, les ré­gions (ou communautés autonomes) peuvent s'unir en confédérations plus ou moins lâches de régions (ou de communautés autonomes), comme dans les initia­tives Alpe-Adria, regroupant plusieurs subdivi­sions étatiques dans les régions alpines et adriatiques, au-delà des Etats résiduaires qui ne sont plus que des relais pour les «flux» et n'incarnent de ce fait plus le politique, au sens où l'entendait Schmitt.

 

L'illusion du «prêt-à-territorialiser»

 

Mais les ersätze de l'Etat, quels qu'ils soient, recèlent un danger, qu'ont clairement perçu Deleuze et Guattari: les sociétés modernes économi­sées, nous avertissent-ils, offrent à la consommation de leurs ci­toyens tous les types de territorialités résiduelles ou artificielles, imaginaires ou symboliques, ou elles les restaurent, afin de coder et d'oblitérer à nouveau les personnes détournées provisoirement des “quantités abs­traites”. Le système de la production aurait donc trouvé la parade en re-territorialisant sur mesure, et provisoire­ment, ceux dont la production, toujours provisoirement, n'aurait plus besoin. Il y a donc en per­manence le danger d'un «prêt-à-territorialiser» illusoire, dérivatif. Si cette éventualité apparaît nettement chez Deleuze-Guattari, si elle est explicitée avec un voca­bulaire inhabituel et parfois surprenant, qui éveille toutefois tou­jours notre attention, elle était déjà consciente et présente chez Schmitt: celui-ci, en effet, avait perçu cette déviance potentielle, évidente dans un phénomène comme le New Age  par exemple. Dans son livre Politische Romantik (1919), il écrivait: «Aucune époque ne peut vivre sans forme, même si elle semble complètement marquée par l'économie. Et si elle ne parvient pas à trouver sa propre forme, elle recourt à mille expédients issus des formes véritables nées en d'autres temps ou chez d'autres peuples, mais pour rejeter immé­diatement ces expédients comme inauthentiques». Bref, des re-territorialisations à la carte, à jeter après, comme des kleenex... Par facilité, Schmitt veux, personnelle­ment, la restauration de la “forme catholique”, en bon héritier et disciple du contre-révolutionnaire espa­gnol Donoso Cortés.

 

3. La phase du normalisateur:

 

La fluidité de la société industrielle actuelle, dont se plaignait Schmitt, est devenue une normalité, qui en­tend conserver ce jeu de dé-normalisation et de re-normalisation en dehors du principe po­litique et de toute dynamique de territorialisation. Le normalisa­teur, troisième figure du décideur chez Schmitt, est celui qui doit empêcher la crise qui conduirait à un retour du politique, à une re-territorialisation de trop longue durée ou définitive. Le normalisa­teur est donc celui qui prévoit et prévient la crise. Vision qui cor­respond peu ou prou à celle du sociologue Niklas Luhmann qui ex­plique qu'est souverain, aujourd'hui, celui qui est en mesure, non plus de décréter l'état d'exception, mais, au contraire, d'empêcher que ne survienne l'état d'exception! Le normalisateur gèle les pro­cessus politiques (d'«anti-production») pour laisser libre cours aux processus économiques (de «production»); il censure les discours qui pourraient conduire à une revalorisation du politique, à la res­tauration des «machines impériales». Une telle œuvre de rigidifica­tion et de censure est le propre de la political correctness, qui structure le «Nouvel Ordre Mondial» (NOM). Nous vivons au sein d'un tel ordre, où s'instaure une quantité d'inversions sémantiques: le NOM est statique, comme l'Etat de Hobbes avait voulu être sta­tique contre le déchaînement des pas­sions dans la guerre civile; mais le retour du politique, espéré par Schmitt, bouleverse des flux divers et multiples, dont la quantité est telle qu'elle ne permet au­cune intervention globale ou, pire, absorbe toute intervention et la neutralise. Paradoxalement le partisan de l'Etat, ou de toute autre instance de re-territorialisation, donc d'une forme ou d'une autre de stabilisation, est au­jourd'hui un “ébranleur” de flux, un déstabilisa­teur malgré lui, un déstabilisateur insconscient, surveillé et neutralisé par le normalisateur. Un cercle vicieux à briser? Sommes-nous là pour ça?

 

Robert Steuckers.

 

Bibliographie:

 

- Armin ADAM, Rekonstruktion des Politischen. Carl Schmitt und die Krise der Staatlichkeit 1912-1933, VCH/Acta Humaniora, Weinheim, 1992.

- Friedrich BALKE, «Beschleuniger, Aufhalter, Normalisierer. Drei Figuren der politischen Theorie Carl Schmitts», in F. BALKE, E. MÉCHOULAN & B. WAGNER, Zeit des Ereignisses - Ende der Geschichte?, Wilhelm Fink Verlag, München, 1992 [Nous soulignons la très grande importance de ce texte et soulignons que nos propos en sont fortement tributaires].

- Hasso HOFMANN, Legitimität gegen Legalität. Der Weg der politischen Philosophie Carl Schmitts, Duncker & Humblot, Berlin, 1992 (2° éd.).

- Matthias KAUFMANN, Recht ohne Regel? Die philosophischen Prinzipien in Carl Schmitts Staats- und Rechtslehre, Karl Alber Verlag, Freiburg/München, 1988.

- Günter MASCHKE, «Drei Motive im Anti-Liberalismus Carl Schmitts», in Klaus HANSEN & Hans LIETZMANN, Carl Schmitt und die Liberalismuskritik, Leske & Budrich, Leverkusen, 1988.

- Carl SCHMITT, Positionen und Begriffe, Duncker & Humblot, Berlin, 1988 (2° éd.).

- Carl SCHMITT, Die Diktatur, Duncker & Humblot, Berlin, 1978.

- Carl SCHMITT, Legalität und Legitimität, Duncker & Humblot, Berlin, 1968 (2°éd.). -

 Carl SCHMITT, Der Hüter der Verfassung, Duncker & Humblot, Berlin, 1969 (2° éd.).

- Carl SCHMITT, Glossarium. Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, Duncker & Humblot, 1991.

lundi, 23 juillet 2007

J. Freund :guerre et paix

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Julien Freund: la guerre et la paix face au phénomène politique

 par Gilles RENAUD

cf.: http://www.stratisc.org/strat72_Renaud2.html...

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Dominium mundi

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Pierre LEGENDRE:

Dominium Mundi - L'Empire du management

Présentation de l'éditeur
Le Management est un Empire mou ; c'est là sa force. Des myriades de pouvoirs en réseaux volatilisent les formes inaptes à la compétition. La Globalisation-Mondialisation a semblé l'ultime étape de l'occidentalisation de la planète. Avec, à la clé, la folklorisation des cultures qui résistent encore et l'alignement des individus sur la maquette euro-américaine. Mais quelque chose se durcit dans les rapports mondiaux, quelque chose de guerrier, qui déborde la techno-science-économie et touche aux ressources généalogiques, à la Terre intérieure de l'homme. Un film documentaire, " Dominium mundi. L'Empire du Management ", réalisé par Gérald Caillat, conçu avec Pierre Legendre et Pierre-Olivier Bardet, pour la chaîne Arte, est à l'origine de ce texte inédit de Pierre Legendre. Ce film complète le triptyque qui comporte " La Fabrique de l'homme occidental " (1997) et " Miroir d'une Nation. L'École Nationale d'Administration " (2000).

Détails sur le produit
  • Broché: 94 pages
  • Editeur : Mille et une nuits (13 juin 2007)
  • Langue : Français
  • ISBN-10: 2842059344
  • ISBN-13: 978-2842059347

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dimanche, 22 juillet 2007

The Wellspring of Being

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New Culture, New Right : The Wellspring of Being

Michael O'MEARA

Utdrag från New Culture, New Right: Anti-Liberalism in Postmodern Europe, s. 117-126.

The first major thinker to inform the GRECE's philosophy of history -- and theoretically validate Europe's longest memory -- was Friedrich Nietzsche, for his rejection of modernist metaphysics and his embrace of the old Greek myths to counter the rationalism of the "dialecticians" (Christian or modernist) anticipated the New Right's identitarian project. Moreover, in appealing to "we good Europeans," his philosophical project addressed "historiological" issues pertinent to the problems of historical fatigue and cultural renewal. From these, there has emerged the most radical of his ideas -- the thought of Eternal Return -- which forms the core of the New Right's anti-liberal philosophy of history. [34]

As Giorgio Locchi first interpreted it, the Nietzschean notion of Eternal Return does not imply a literal repetition of the past. It is an axiological rather than a cosmological principle. As such, it represents a will for metamorphosis in a world that is itself in endless metamorphosis, serving as a principle of becoming that knows neither end nor beginning, but only the process of life perpetually returning to itself. It thus affirms man's "worldopen" nature, subject as he is to on-going transformations and transvaluations. [35] Against the determinism implicit in modernity's progressive narrative, Nietzsche's Eternal Return exalts the old noble virtues that forged life's ascending instincts into a heroically subjective culture. Homer's Greeks might thus be dead and gone, yet, whenever "the eternal hourglass of existence is turned upside down," "opening" the future to the past, Nietzsche thought the epic spirit, as that which bears returning, might again be roused and lead to something analogous. [36] Life, he argued, is not a timeless essence inscribed with a predetermined telos. As being, it is becoming, and becoming is will to power. In this sense, Eternal Return represents the affirmation of man's original being, the assertion of his difference from others, and, in its infinite repertoire of exemplary past actions, the anticipation of whatever his future might hold. Its recurring past functions thus as a "selective thought," putting memory's endless assortment of experience in service to life. As Vattimo characterizes it, the past is "an always available reserve of future positions." [37] Man has only to envisage a future similar to some select facet of what has gone before to initiate its return. [38] The past exists, then, not as a momentary point on a line, a duration measurable in mechanical clock time, understandable as an onward succession of consecutive "nows." Rather, it recurs as a "genealogical" differential whose origin inheres in its wilful assertion. This makes it recoverable for futural re-enactments that endeavor to continue life's adventure. [39] Just as the pagan gods live forever and the end of one cycle commences another, the past of Nietzsche's Eternal Return recurs in every successive affirmation of will, in every conscious exertion of memory, in every instant when will and memory become interchangeable. It is consequently reversible, repeatable, and recoverable.

This past is also of a whole with other temporalities. I can never be younger, but as time advances, the future recedes. In the present, these temporalities meet. The human sense of time comes in this way to encompass an infinity of temporalities, as past, present, and future converge in each passing moment. Since this infinity is all of a piece, containing all the dimensions of time, as well as all the acts of man, affirmed in their entirety "whenever we affirm a single moment of it," the present functions as an intersection, not a division, between past and future. [40] Situated in this polychronous totality, man's will is free to access the infinite expanse of time, in which there is no prescribed end, only unlimited possibilities. As to historical teleology or finality, they are for Nietzsche mere derivatives of the Christian/modernist indifference to life's temporal play. In response to the prompting of his will, it is man's participation in the eternal recurrence of his original affirmation that imposes order on the world's underlying chaos and hence man alone who shapes the future -- not a supra-human force that goes by the name of God, Progress, or the laws of Historical Materialism. [41] In the spirit of the ancient Hellenes, who treated life's transience as the conjuncture of the actual and the eternal, of men and gods, Nietzsche's Eternal Return testifies to both the absence of a preordained historical meaning and the completeness of the present moment. [42]

Besides affirming willful action, Nietzsche's break with linear temporality infuses man with the idea that he always has the option of living the thought of Eternal Return. Just as every past was once a prefiguration of a sought-after future, every future arises from a past anticipation -- that can be anticipated again. "The impossible," as teleologically decreed, "is not possible." [43] Indeed, only in seeking to overcome that which resists is life's will to power manifested. His Übermensch, the antithesis of modern man, is consequently steeped in the longest memory not because he bears the accumulated wisdom of the past, but because he rejects the weariness of those governed by an imagined necessity and imposes his will, as an assertion of original being, upon the vagaries of time. [44] Memory here becomes synonymous with will. In this context, Mircea Eliade reminds us that in ancient Aryan myth, the gods fall from the heavens whenever their memories fail them. Those, however, who remember are immutable. [45] Likewise, in Greek legend, the goddess Mnemosyne, the personification of memory and the mother of the muses, is omniscient because she recalls everything. The poets the muses inspire draw on Mnemosyne's knowledge, returning to the font of being, to discover the primordial reality from which the cosmos issued. [46] Unlike the Christian/modernist approach to history, which sees the past as working out a divine or immanent logos, the Greek historians searched for the laws of becoming, the exemplary models, that would open man to primordial time -- where culture, cosmos, and myth arise. [47] As such, Eternal Return has nothing to do with repeating the same thing endlessly. Rather, its tireless conquest of the temporal enables man to create himself again and again, in a world where time -- and possibility -- are eternally open. In this way, it replicates the mythic process, reinvigorating the images that have the potential to save Western man from the nihilistic predicament into which he has fallen. [48]

Nietzsche's identification of being with becoming should not, however, be taken to mean that the genealogical spirit of mythic origins -- the spirit of an eternally open and purposeless world subject solely to the active force of will -- gives man the liberty to do whatever he pleases. The limits he faces remain those posed by the conditions of his epoch and nature. In the language of social science, Nietzsche fully acknowledges the inescapable constraints of structures, systemic forces, or what Auguste Comte called "social statics." Yet, within these limits, all that is possible is possible, for man's activities are always prospectively open to the possibilities inherent in the moment, whenever these are appropriated according to his own determinations: that is, whenever man engages the ceaseless struggle which is his life. "Necessity," he argues, "is not a fact, but an interpretation." [49] History does not reflect the divine will or the market's logic, but the struggle between men over the historical images they choose for themselves. What ultimately conditions existence, then, is less what acts on man from the outside ("objectivity") than on what emanates from the inside (will), as he "evaluates" the forces affecting him. Nature, history, and the world may therefore affect the way man lives, but they do so not as "mechanical necessities."

Given this rejection of both immanent and transcendental determinisms, Nietzsche's concept of history is far from being a literal recapitulation of the primitive cyclical concept of time. According to Eliade, the Eternal Return of archaic societies implied an endless repetition of time, that is, another sort of "line" (a circle) seeking to escape history's inherent vicissitudes. [50] By contrast, Nietzsche eschews time's automatic repetition, seeing Eternal Return in non-cyclical, as well as non-linear terms. The eternity of the past and the eternity of the future, he posits, necessitate the eternity of the present and the eternity of the present cannot but mean that whatever has happened or will happen is always at hand in thought, ready to be potentialized. [51] Just as being is becoming, chance the verso of necessity, and will the force countering as well as partaking in the forces of chaos, the eternity of the Nietzschean past reverberates in the eternity of the future, doing so in a manner that opens the present to all its possibilities. [52] The past of Eternal Return is thus nostalgic not for the past, as it is with primitive man, but for the future. History, Locchi notes, only has meaning when one tries to surpass it. [53]

Neither linear nor cyclical, Nietzsche's concept of time is spherical. In the "eternally recurring noon-tide," the different temporal dimensions of man's mind form a "sphere" in which thoughts of past, present, and future revolve around one another, taking on new significance as each of their moments becomes a center in relation to the others. Within this polychronous swirl, the past does not occur but once and then freeze behind us, nor does the future follow according to determinants situated along a sequential succession of developments. Rather, past, present, and future inhere in every moment, never definitively superseded, never left entirely behind. [54] "O my soul," his Zarathustra exclaims, "I taught you to say 'today' as well as 'one day' and 'formerly' and to dance your dance over every Here and There and Over-There." [55] Existentially, the simultaneity of these tenses enables man to overcome all duration or succession. There is no finality, no obstacle to freedom. Whenever the Janus-headed present alters its view of the different temporalities situating it, its vision of past and future similarly changes. The way one stands in the present consequently determines how everything recurs. [56] And since every exemplary past was once the prefiguration of a sought-after future, these different temporalities have the potential of coming into new alignment, as they phenomenologically flow into one another.

Recollected from memory and anticipated in will, the past, like the future, is always at hand, ready to be actualized. [57] As this happens and a particular past is "redeemed" from the Heraclitean flux to forge a particular future, the "it was" becomes a "thus I willed it." [58] In this fashion, time functions like a sphere that rolls forward, toward a future anticipated in one's willful image of the past. [59] Existence, it follows, "begins in every instant; the ball There rolls around every Here. The middle [that is, the present] is everywhere. The path of eternity is crooked" [non-linear]. [60] This recurrence, moreover, goes beyond mere repetition, for the re-enactment of an archaic configuration is invariably transfigured by its altered context. The conventional opposition between past and future likewise gives way before it, as the past, conceived as a dimension of the polycentric present, becomes a harbinger of the future and the future a recurrence of the past. The present consequently ceases to be a point on a line and becomes a crossroad, where the totality of the past and the infinite potential of the future intersect. This means history has no direction, except that which man gives it. He alone is the master of his destiny. And this destiny, like history, bears a multitude of possible significations. As in pagan cosmology, the world is a polemos, a field of perpetual struggle, a chaos of unequal forces, where movement, submission, and domination rule. As such, it knows only particular finalities, but no universal goal. Becoming is eternal -- and the eternal contains all possibility. [61]

Whenever the man of Eternal Return rejects the resentment and bad conscience of the teleologists and steps fully into his moment, Nietzsche counsels: Werde das, was Du bist! [sv. Bli den, som du är!] [62] He does not advocate the Marxist-Hegelian Aufhebung, liberal progress, or Christian salvation, but a heroic assertion that imbues man with the archaic confidence to forge a future true to his higher, life-affirming self. Becoming what you are thus implies both a return and an overcoming. Through Eternal Return, man -- "whose horizon encompasses thousands of years past and future" -- returns to and hence transvalues the spirit of those foundational acts that marked his ancestors' triumph over the world's chaos. This first historical act, which myth attributes to the gods, involved choosing one's culture, one's second nature. All else follows on its basis -- not through reproduction, though, but through the making of new choices posed by the original act. There is, indeed, no authentic identity other than this perpetual process of self-realization. In shaping man's sense of history, Eternal Return cannot, then, but overcome the resentment that dissipates his will, the bad conscience that leaves him adrift in the random stream of becoming, the conformist pressures that subject him to the determinations of the modern narrative. Moreover, as will to power, it compels him to confront what he believes are the essential and eternal in life, and they, in turn, impart something of the essential and eternal to the "marvelous uncertainty" of his own finite existence, as he goes beyond himself in being himself. The wilful becoming of Eternal Return serves, thus, as a means of defining man's higher self, as the return of the essential and eternal reaffirms both his origins and the values -- the mode of existence -- he proposes for his future. And since such a disposition is framed in the genealogical context of a primordial origin, Eternal Return (pace Foucault and the postmodernists) fosters not an atomized, discontinuous duration in which becoming is out of joint with being, but a self-justifying coherence that unites individual fate and collective destiny in a higher creativity -- even if this "coherence" is premised on the belief that the world lacks an inherent significance or purpose. [63] Every individual act becomes in this way inseparable from its historical world, just as the historical world, product of multiple individual valuations, pervades each individual act. "Every great human being," Nietzsche writes, "exerts a retroactive force: for his sake all of history is placed in the balance again." [64] Whenever, then, the thought of Eternal Return puts the past and future in the balance, as the present casts its altering light on them, it re-establishes "the innocence of becoming," enabling the active man to decide his fate -- in contrast to the life-denigrating man of mechanical or teleological necessity, whose past is fixed and whose future is foreordained. [65]

The final, and today most important, component of the GRECE's historical philosophy comes from Martin Heidegger, whose anti-modernist thought began to influence its metapolitical project, and supplant that of Nietzsche, in the early 1980s. [66] Like the author of Zarathustra, Heidegger rejects Christian/modernist metaphysics, viewing man and history, being and becoming, as inseparable and incomplete. The past, he argues, may have passed, but its significance is neither left behind nor ever permanently fixed. When experienced as authentic historicity, it "is anything but what is past. It is something to which I can return again and again." [67] Thus, while the past belongs "irretrievably to an earlier time," Heidegger believes it continues to exist in the form of a heritage or an identity that is able to "determine 'a future' 'in the present'." [68] In this spirit, he claims "the original essence of being is time." [69]

Unlike other species of sentient life, Heideggerian man (like Nietzschean and Gehlenian man) has no pre-determined ontological foundation: he alone is responsible for his being. Indeed, he is that being whose "being is itself an issue," for his existence is never fixed or complete, but open and transient. [70] It is he who leads his life and is, ipso facto, what he becomes. Man is thus compelled to "make something of himself" and this entails that he "care" about his Dasein (existence) [sv. tillvaro, bokstavligt "där-varo"]. As being-in-the-world -- that is, as something specific to and inseparable from its historical-cultural context -- Dasein is experienced as an on-going possibility (inner rather than contingent) that projects itself towards a future that is "not yet actual." Relatedly, the possibility man seeks in the world into which he is "thrown" is conditioned by temporality, for time is not only the horizon against which he is thrown, it is the ground on which he realizes himself. Given, then, that time "draws everything into its motion," the possibility man seeks in the future (his project) is conditioned by the present situating him and the past affecting his sense of possibility. Possibility is thus not any imagined possibility (as postmodernists are wont to believe), but a historically specific option that is both inherited and chosen. Dasein's projection cannot, as a consequence, but come "towards itself in such a way that it comes back," anticipating its possibility as something that "has been" and is still present at hand. [71] The three temporal dimensions (or ecstases) of man's consciousness are for this reason elicited whenever some latent potential is pursued. [72] Birth and death, along with everything in between, inhere in all his moments, for Dasein equally possesses and equally temporalizes past, present, and future, conceived not as fleeting, sequentially-ordered now-points, but as simultaneous dimensions of mindful existence. [73] Therefore, even though it occurs "in time," Dasein's experience of time -- temporality -- is incomparable with ordinary clock or calendar time, which moves progressively from past to present to future, as the flow of "nows" arrive and disappear. Instead, its temporality proceeds from the anticipated future (whose ultimate possibility is death), through the inheritance of the past, to the lived present. Dasein's time is hence not durational, in the quantitative, uniform way it is for natural science or "common sense," but existential, ecstatically experienced as the present thought of an anticipated future is "recollected" and made meaningful in terms of past references.

In this sense, history never ends. It has multiple subjective dimensions that cannot be objectified in the way science objectifies nature. It is constantly in play. As Benoist writes, the historical "past" is a dimension, a perspective, implicit in every given moment. [74] Each present contains it. The Battle of Tours is long over, but its meaning never dies and always changes -- as long as there are Europeans who remember it. The past, thus, remains latent in existence and can always be revived. Because the "what has been, what is about to be, and the presence" (the "ecstatical unity of temporality") reach out to one another in every conscious moment and influence the way man lives his life, Dasein exists in all time's different dimensions. Its history, though, has little to do with the sum of momentary actualities which historians fabricate into their flattened narratives. Rather, it is "an acting and being acted upon which pass through the present, which are determined from out of the future, and which take over the past." [75] When man chooses a possibility, he makes present, then, what he will be through a resolute appropriation of what he has been. [76] There is, moreover, nothing arbitrary in this appropriation, for it arises from the very process that allows him to open himself to and "belong to the truth of being," as that truth is revealed in its ecstatical unity. For the same reason, the present and future are not "dominated" by the past, for its appropriation is made to free thought -- and life -- from the inertia of what has already been thought and lived. This makes history both subversive and creative, as it ceaselessly metamorphizes the sense of things. [77]

Man's project consequently has little to do with causal factors acting on his existence from the "outside" (what in conventional history writing is the purely factual or "scientific" account of past events) and everything to do with the complex ecstatical consciousness shaping his view of possibility (that is, with the ontological basis of human temporality, which "stretches" Dasein through the past, present, and future, as Dasein is "constituted in advance"). [78] Because this ecstatical consciousness allows man to anticipate his future, Dasein is constantly in play, never frozen in an world of archetypes or bound to the linearity of subject-object relations. As such, the events historically situating it do not happen "just once for all nor are they something universal," but represent past possibilities which are potentially recuperable for futural endeavors. To Heidegger, the notion of an irretrievable past makes no sense, for it is always at hand. Its thought and reality are therefore linked, for its meaning is inseparable from man, part of his world, and invariably changes as his project and hence his perspective changes. The past, then, cannot be seen in the way a scientist observes his data. It is not something independent of belief or perspective that can be grasped wie es eigentlich gewesen [sv. som det egentligen varit]. Its significance (even its "factual" depiction) is mediated and undergoes ceaseless revision as man lives and reflects on his lived condition. [79] This frames historical understanding in existential terms, with the "facts" of past events becoming meaningful to the degree they belong to his "story" -- that is to say, to the degree that what "has been" is still "is" and "can be." In Heidegger's language, "projection" is premised on "thrownness." And while such an anti-substantialist understanding of history -- which sees the past achieving meaning only in relationship to the present -- is likely to appear fictitious to those viewing it from the outside, "objectively," without participating in the subjective possibilities undergirding it, Heidegger argues that all history is experienced in this way, for what "has been" can be meaningful only when it is recuperable for the future. As long, therefore, as the promise of the past remains something still living, still to come, it is not a disinterested aspect of something no longer present. Neither is it mere prologue, a path leading the way to a more rational future. It is, rather, something with which we have to identify if we are to resolve the challenges posed by our project -- for only knowledge of who we have been enables us to realize the possibility of who we are. [80] Indeed, it is precisely modern man's refusal to realize his inner possibility and use those freedoms that "could ensure him a supra-natural value" that accounts for his "revolutionary, individualistic, and humanistic destruction of Tradition." [81]

Like Nietzsche, Heidegger believes that whenever Dasein "runs ahead towards the past," the "not yet actual" opens to the inexhaustible possibilities of what "has been" and what "can be." Based on this notion of temporality, both Heidegger and Nietzsche reject the abstract universalism of teleological becoming (suitable for measuring matter in motion or the Spirit's progression towards the Absolute), just as they dismiss all decontextualized concepts of being (whether they take the form of the Christian soul, the Cartesian cogito, or liberalism's disembodied individual). Heidegger, however, differs from Nietzsche in making being, not will, the key to temporality. Nietzsche, he claims, neither fully rejected the metaphysical tradition he opposed nor saw beyond beings to being. [82] Thus, while Nietzsche rejected modernity's faith in progress and perpetual overcoming (the Aufhebung which implies not only transcendence but a leaving behind), his "will to power" allegedly perpetuated modernity's transcendental impulse by positing a subjectivity that is not "enowned" by being. As a possible corrective to this assumed failing, Heidegger privileges notions of Andenken (the recollection which recovers and renews tradition) and Verwindung (which is a going beyond that, unlike Aufhebung, is also an acceptance and a deepening) -- notions implying not simply the inseparability of being and becoming, but becoming's role in the unfolding, rather than the transcendence, of being. [83]

Despite these not insignificant differences, the anti-modernist aims Nietzsche and Heidegger share allies each of them to the GRECE's philosophical project. This is especially evident in the importance they both attribute to becoming and to origins. Heidegger, for example, argues that whenever being is separated from becoming and deprived of temporality, as it is in the Christian/modern logos, then being -- in this case, abstract being rather than being-in-the-world -- is identified with the present, a now-point, subject to the determinisms governing Descartes' world of material substances. [84] This causes the prevailing philosophical tradition to "forget" that being exists in time, as well as space. [85] By rethinking being temporally and restoring it to becoming, Heidegger, like Nietzsche, makes time the horizon of all existence -- freeing it from the quantitative causal properties of space and matter.

Because it is inseparable from becoming and because becoming occurs in a world-with-others, being is always embedded in a "context of significance" saturated with history and tradition. For as man pursues his project in terms of the worldly concerns affecting him, both his project and his world are informed by interpretations stemming from a longer history of interpretation. His future-directed project, in fact, is conceivable solely in terms of the world into which he is thrown. Thus, while he alone makes his history, he does so as a "bearer of meaning," whose convictions, beliefs, and representations have been bestowed by a collective past. [86] Being, as such, is never a matter of mere facticity, but specific to the heritage (context) situating it. (Hence, the inescapable link between ontology and hermeneutics). It is, moreover, this meaning-laden context that constitutes the "t/here" [da] in Dasein, without which being (qua being-in-the-world) is inconceivable. [87] And because there can be no Sein without a da, no existence without a specific framework of meaning and purpose, man, in his ownmost nature as being, is inseparable from the context that "makes possible what has been projected." [88] Being, in a word, is possible only in "the enowning of the grounding of the t/here." [89]

Unlike Cartesian reason, with its unfiltered perception of objective reality, Heidegger sees all thought as self-referential, informed by historical antecedents that are inescapable because they inhere in the only world Dasein knows. This leads him to deny rationalism's natural, timeless, ahistorical truths. Like being, truth is necessarily historical. Heidegger consequently rejects modernity's Cartesian metaphysics, which posits the existence of a rational order outside history. By reconnecting subject and object in their inherent temporality, he seeks to deconstruct modernity's allegedly objective cognitive order. "Every age," as R. G. Collingwood contends, "must write its own history afresh," just as every man is compelled to engage his existence in light of what has been handed down to him. [90]

In contrast to inauthentic Dasein -- that "temporalizes itself in the mode of a making-present which does not await but forgets," accepting what is as an existentialist imperative (but which, situated as it is in "now time," is usually a corrupted or sclerotic transmission confusing the present's self-absorption with the primordial sources of life) -- authentic Dasein "dredges" its heritage in order to "remember" or retrieve the truth of its possibility and "make it productively its own." [91] The more authentically the potential of this "inexhaustible wellspring" is brought to light, the more profoundly man becomes "what he is." [92] In this sense, authentic historicity "understands history as the 'recurrence' of the possible." [93] And here the "possible" is "what does not pass," what remains, what lasts, what is deeply rooted in oneself, one's people, one's world -- in sum, it is the heritage of historical meaning that preserves what has been posited in the beginning and what will be true in the future. [94]

"I know," Heidegger said in 1966, "that everything essential and everything great originated from the fact that man . . . was rooted in a tradition." [95] In disclosing what has been handed down as a historically determined project, tradition discloses what is possible and what is innermost to man's being. The beginning of a heritage is thus never "behind us as something long past, but stands before us . . . as the distant decree that orders us to recapture its greatness." [96] The archaic force of origins, where being exists in its unconcealed fullness, is present, though, only when Dasein resolutely chooses the historically-specific possibility inherent in the heritage it inherits. In Benoist's formulation, "in matters of historical becoming, there are no established metaphysical truths. That which is true is that which is disposed to exist and endure." [97] This notion of historicity highlights not merely the openness of past and future, but the inevitable circularity of their representations.

The Christian/modernist concept of linear history, in deriving the sense of things from the future, inevitably deprives the detemporalized man of liberal thought of the means of rising above his necessarily impoverished because isolated self, cutting him off from the creative force of his original being and whatever "greatness" -- truth -- it portends. By contrast, whenever Heideggerian man is "great" and rises to the possibilities latent in his existence, he invariably returns to his autochthonous source, resuming there a heritage that is not to be confused with the causal properties of his thrown condition, but with a being whose authenticity is manifested in becoming what it is. "Being," in other words, "proclaims destiny, and hence control of tradition." [98] Again concurring with Nietzsche, Heidegger links man's existence with the "essential swaying of meaning" that occurred ab origine, when his forefathers created the possibilities that remain open for him to realize. From this original being, in which "quality, spirituality, living tradition, and race prevail" (Evola), man is existentially sustained and authenticated -- just as a tree thrives when rooted in its native soil. [99] As Raymond Ruyer writes, "one defends the future only by defending the past," for it is in the past that we discover new possibilities in ourselves. [100]

Although a self-conscious appropriation of origins does not resolve the problems posed by the human condition, it does free man from present-minded fixations with the inauthentic. [101] His "first beginning" also brings other beginnings into play -- for it is the ground of all subsequent groundings. [102] Without a "reconquest" of Dasein's original commencement (impossible in the linear conception, with its irreversible and deracinating progressions), Heidegger argues that there can never be another commencement. [103] Only in reappropriating the monumental impetus of a heritage, whose beginning is already a completion, does man come back to himself, achieve authenticity, and inscribe himself in the world of his own time. Indeed, only from the store of possibility intrinsic to his originary genesis, never from the empty abstractions postulated by a universal reason transcending historicity, does he learn the finite, historically-situated tasks "demanded" of him and open himself to the possibility of his world. Commencement, accordingly, lies in front of, not behind, him, for the initial revelation of being is necessarily anticipated in each new beginning, as each new beginning draws on its source, accessing there what has been preserved for posterity. Because the "truth of being" found in origins informs Dasein's project and causes it to "come back to itself," what is prior invariably prefigures what is posterior. The past in this sense is future, for it functions as a return backwards, to foundations, where the possibility for future being is ripest.

This makes origins -- "the breakout of being" -- all important. They are never mere antecedent or causa prima, as modernity's inorganic logic holds, but "that from which and by which something is what it is and as it is. . . . [They are] the source of its essence" [that is, its ownmost particularity] and the way truth "comes into being . . . [and] becomes historical." [104] As Benoist puts it, the "original" (unlike modernity's novum) is not that which comes once and for all, but that which comes and is repeated every time being unfolds in its authenticity. [105] In this sense, Heideggerian origins represent the primordial unity of existence and essence that myth affirms, for its memorialization of the primordial act suggests the gestures that can be repeated. Therefore, whenever this occurs -- whenever myth's "horizon of expectation" is brought into view -- concrete time is transformed into a sacred time, in which the determinants of the mundane world are suspended and man is free to imitate his gods. [106] Given, moreover, that origins, as "enowned" being, denote possibility, not the purely "factual" or "momentary" environment affecting its framework, human Dasein achieves self-constancy (authenticity) only when projected on the basis of its original inheritance -- for Dasein is able to "come towards itself" only in anticipating its end as an extension of its beginning. [107] Origins, thus, designate identity and destiny, not causation (the "wherein," not the "wherefrom"). Likewise, they are not "out there," but part of us and who we are, preserving what "has been" and providing the basis for what "continues to be." This makes them the ground of all existence, "gathering into the present what is always essential." [108]

The original repose of being that rescues authentic man from the "bustle of mere events and machinations" is not, however, easily accessed. To return Dasein to its ground and "recapture the beginning of historical-spiritual existence in order to transform it into a new beginning" is possible only through "an anticipatory resoluteness" that turns against the present's mindless routines. [109] Such an engagement -- and here Heidegger's "revolutionary conservative" opposition to the established philosophical tradition is categorical -- entails a fundamental questioning of the "rootless and self-seeking freedoms" concealing the truth of being: a questioning that draws "its necessity from the deepest history of man." [110] For this reason, Heidegger (like New Rightists) sees history as a "choice for heros," demanding the firmest resolve and the greatest risk, as man, in anxious confrontation with the heritage given him because of his origins, seeks to realize an indwelling possibility in face of an amnesic or obscurant conventionality. [111] This heroic choice (constituting the only authentic choice possible for man) ought not, however, to be confused with the subjectivist propensities of liberal individualism. A heroic conception of history demands action based on what is "original" and renewing in tradition, not on what is arbitrary or wilful. Similarly, this conception is anything but reactionary, for its appropriation of origins "does not abandon itself to that which is past," but privileges the most radical opening of being. [112]

This existential reaching forward that, at the same time, reaches back affirms the significance of what Heidegger calls "fate." [113] Like Nietzsche's amor fati, fate in his definition is not submission to the inevitable, but the "enowning" embrace of the heritage of culture and history into which man is thrown at birth. In embracing this heritage -- in taking over the unchosen circumstances of his community and generation -- man identifies with the collective destiny of his people, as he grounds his Dasein in the truth of his "ownmost particular historical facticity." [114] Truth, in this sense, reflects not an objective reflection of reality, but a forthright response to destiny -- to "the unfolding of a knowledge in which existence is already thrown" (Vattimo). The "I" of Dasein becomes thus the "we" of a destining project. Against the detemporalized, deracinated individual of liberal thought, "liberated" from organic ties and conceived as a phenomenological "inside" separated from an illusive "outside," Heideggerian man achieves authenticity through a resolute appropriation of the multi-temporal, interdependent ties he shares with his people. In affirming these ties, Heidegger simultaneously affirms man's mindful involvement in the time and space of his own destined existence. Indeed, Heideggerian man cannot but cherish, for himself and his people, the opportunity to do battle with the forces of fortuna, for in doing so he realizes the only possibility available to him, becoming in the process the master of his "thrownness" -- of his historical specificity. The community of one's people, "being-with-others" (Mitsein), serves, then, as "the in which, out of which, and for which history happens." [115] Dasein's pursuit of possibility is hence necessarily a "cohistorizing" with a community, a co-historizing that converts the communal legacy of the far-distant past into the basis of a meaningful future. [116] Indeed, history for Heidegger is possible only because Dasein's individual fate -- its inner "necessity" -- connects with a larger sociocultural "necessity," as a people struggles against the perennial forces of decay and dissolution in order "to take history back unto itself." [117]


34.Friedrich Nietzsche, Beyond Good and Evil, tr. by W. Kaufmann (New York: Vintage, 1966), §56; Friedrich Nietzsche, The Gay Science, tr. by W. Kaufmann (New York: Vintage, 1974), §285 and §341; Nietzsche, Thus Spoke Zarathustra, op. cit., "The Vision and the Riddle" and "The Convalescent." Also Philippe Granarolo, L'individu éternal: L'expérience nietzschéenne de l'éternité (Paris: Vrin, 1993), p. 37. Cf. M. C. Sterling, "Recent Discussions of Eternal Recurrence: Some Critical Comments," in Nietzsche Studien 6 (1977).

35. Eugene Fink, Nietzsches Philosophie (Stuttgard: Kohlhammer, 1960), p. 91.

36. Nietzsche, Human, All Too Human, op. cit., §24; Benoist, Les idées à l'endroit, op. cit., p. 74; Armin Mohler, "Devant l'histoire," in Nouvelle Ecole 27-28 (Winter 1974-1975).

37. Gianni Vattimo, The End of Modernity: Nihilism and Hermeneutics in Postmodern Culture, tr. by J.R. Snyder (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1985), p. 82.

38. Paul Chassard, Nietzsche: Finalisme et histoire (Paris: Copernic, 1977), p. 174; Clément Rosset, La force majeure (Paris: Minuit, 1983), pp. 87-89; Jean-Pierre Martin, "Myth et cosmologie," in Krisis 6 (October 1990).

39. Granarolo, L'individu éternal, op. cit., pp. 34-52.

40. Friedrich Nietzsche, The Will to Power, tr. by W. Kaufmann and R. J. Hollingdale (New York: Vintage, 1967), §1032.

41. Nietzsche, The Will to Power, op. cit., §706; Chassard, La philosophie de l'histoire dans la philosophie de Nietzsche, op. cit., pp. 114-18.

42. Fink, Nietzsche's Philosophie, op. cit., pp. 75-92.

43. Nietzsche, The Will to Power, op. cit., §639.

44. Nietzsche, Thus Spoke Zarathustra, op. cit., "Of the Vision and the Riddle." "Origins" for Nietzsche do not bear the timeless essence of things, but rather the unencumbered expression of their original being, the Herkunft that serves as Erbschaft. See Nietzsche, Genealogy of Morals, Essay II, §12; The Gay Science, op. cit., §83. Cf. Michel Foucault, "Nietzsche, Genealogy, History," in Language, Counter-memory, Practice: Selected Essays and Interviews, tr. by D. F. Boucard and S. Simon (Ithaca: Cornell University Press, 1977).

45. Eliade, Myth and Reality, op. cit., pp. 115-20.

46. J. P. Vernant, "Aspects mythiques de la mémoire en Gréce," in Journal de Psychologie (1959).

47. Eliade, Myth and Reality, op. cit., pp. 134-38.

48. Granarolo, L'individu éternal, op. cit., pp. 47-52.

49. Nietzsche, Will to Power, op. cit., §552, also §70; Giorgio Locchi, "Ethologie et sciences sociales," in Nouvelle Ecole 33 (Summer 1979).

50. Mircea Eliade, The Myth of the Eternal Return or, Cosmos and History, tr. by W. Trask (Princeton: Princeton University Press, 1965), pp. 36, 85-86, 117; also Mircea Eliade, The Sacred and the Profane: The Nature of Religion, tr. by W. Trask (San Diego: Harcourt Brace Jovanovich, 1959), pp. 108-10.

51. Chassard, La philosophie de l'histoire dans la philosophie de Nietzsche, op. cit., pp. 121-22.

52.

Racines du néo-libéralisme

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Chrisitan LAVAL:

L'homme économique - Essai sur les racines du néo-libéralisme

Présentation de l'éditeur
Le néolibéralisme entend triompher partout dans le monde comme la norme unique d'existence des êtres et des biens.
Il n'est pourtant que la pointe émergée d'une conception anthropologique globale qu'au fil des siècles l'Occident a élaborée. Celle-ci pose que l'univers social est régi par la préférence que chacun s'accorde à lui-même, par l'intérêt qui l'anime à entretenir les relations avec autrui, voire l'utilité qu'il représente pour tous. La définition de l'homme comme "machine à calculer" s'étend bien au-delà de la sphère étroite de l'économie, elle fonde une conception complète, cohérente, de l'homme intéressé, ambitionnant même un temps de régir jusqu'aux formes correctes de la pensée, à l'expression juste du langage, à l'épanouissement droit des corps.
Cette anthropologie utilitariste, fondement spécifique de la morale et de la politique en Occident, fait retour avec le néolibéralisme contemporain sous des formes nouvelles.
En retraçant, dans un vaste tableau d'histoire et de philosophie, les racines du néolibéralisme, Christian Laval donne à voir la forme, le contenu, la nature de la normativité occidentale moderne telle qu'elle s'affirme aujourd'hui dans sa prétention à être la seule vérité sociale, à se poser en seule réalité possible.


Biographie de l'auteur
Christian Laval est chercheur en histoire de la philosophie et de la sociologie à l'université Paris X Nanterre.

Détails sur le produit
  • Broché: 396 pages
  • Editeur : Editions Gallimard (5 avril 2007)
  • Collection : Nrf essais
  • Langue : Français
  • ISBN-10: 2070783715
  • ISBN-13: 978-2070783717

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O Estado subsidiàrio

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Na sua obra maior, intitulada «L’Etat subsidiaire » (PUF, 1992), Chantal Delsol escreve:

«A História política, económica e social da Europa nestes dois últimos séculos encontra-se largamente dominada por uma questão maior: a do papel do Estado. Os países europeus oscilam do liberalismo ao socialismo, ou inversamente, em idas e vindas que traduzem a incapacidade, não de resolver mas de dominar esta questão primordial. A sedução exercida pelo marxismo e pelo socialismo estatista sobre as opiniões ocidentais até estes últimos anos explica-se em parte pela convicção, largamente partilhada, que não existiria alternativa ao liberalismo senão o estatismo. Os defensores da democracia pluralista inquietam-se por ver o desenvolvimento dos “direitos-crédito” gerar o dirigismo e colocar em causa, inexoravelmente, os “direitos-liberdade” que se procuravam concretizar. A ampliação do Estado-providência deixa acreditar num processo fatal tendendo progressivamente a negar a própria democracia.
A ideia de subsidiariedade situa-se nesta problemática inquietante. Ela procura ultrapassar a alternativa entre o liberalismo clássico e o socialismo centralizador, colocando diferentemente a questão político-social. Legitima filosoficamente os “direitos-liberdade” e regressa às fontes dos “direitos-adquiridos” que terão sido desviados da sua justificação primeira. Chega a um acordo viável entre uma política social e um Estado descentralizado, pela reunião paradoxal de duas renúncias: abandona o igualitarismo socialista em benefício da dignidade, e abandona o individualismo filosófico em benefício de uma sociedade estruturada e federada».

A ideia de subsidiariedade é estranha ao liberalismo filosófico porque é estranha ao individualismo e faz parte do pensamento organicista, em vez de considerar a humanidade como uma justaposição de indivíduos egoístas e libertos de toda a filiação colectiva, pensa os homens enquanto pessoas inseridas em comunidade orgânicas (famílias, corporações, comunas, cantões…).

Deste ponto de vista está muito afastada do individualismo que prevalece nas sociedades ocidentais, a sua adaptação nas nossas sociedades não se faz espontaneamente e necessita pelo menos de um regresso dos valores comunitários, isto é, da noção de deveres das pessoas face às comunidades nas quais estão inseridas.

A fim de permitir esta adaptação e de tomar em consideração o imperativo moderno do respeito pelas liberdades pessoais, é preciso, sem dúvida, completar o pensamento de Althusius, que é herdeiro do pensamento medieval, pela noção de autonomia da pessoa, esta última sendo então considerada como elemento de base da sociedade, titular de liberdades e de direitos mas também de deveres em relação às outras pessoas e às diferente comunidades nas quais se insere organicamente.

A ideia de subsidiariedade é igualmente estranha ao socialismo e ao Estado-providência porque confia nas pessoas e nas comunidades constitutivas do Estado no que concerne à produção e à distribuição de bens e serviços, por um lado, e para a organização destas comunidades por outro lado. Ignora o igualitarismo (que associa a falsa ideia de igualdade natural à vontade estatista de igualizar as qualidades e os bens das pessoas), aprova a livre expressão dos talentos e recusa a ideia de um Estado que se substitui às pessoas, às famílias e a todos os corpos intermédios.

Para atenuar os desequilíbrios que podiam resultar do exercício das liberdades individuais e comunitárias, os pensadores subsidiaristas incluíram na sua doutrina o imperativo de solidariedade (entre as pessoas, de uma parte, entre as comunidades intra-estatais e as pessoas, de outra parte, entre as comunidades intra-estatais, por fim.

Subsidiariedade, absolutismo, jacobinismo, bolchevismo e fascismo

O princípio de subsidiariedade opõe-se ao absolutismo monárquico (ou partidocrático, oligárquico…) porque considera que a sociedade e as suas componentes associadas prevalecem sobre o Estado, que retira o seu poder destas últimas e que deve limitar a sua acção às únicas prerrogativas delegadas por elas. Assenta na ideia de que a sociedade precede cronologicamente o Estado, que este último é uma criação da sociedade com vista a satisfazer as suas insuficiências e não o contrário. Por outro lado, o princípio de subsidiariedade interdita a concentração de competências e de soberania somente no Estado.

O Estado subsidiário partilha a soberania e as competências com as diferentes componentes da sociedade.

Vimos que Althusius contestava a posição de Bodin, o teórico da monarquia absoluta; e teria com certeza contestado o poder jacobino que mais não fez que transferir a soberania aboluta do monarca para a nação cuja «vontade geral» é expressa pelos representantes. A ditadura da vontade geral ( essa pretensa vontade geral é uma abstracção como gostavam os pensadores de 1973) não comporta nenhuma delegação de competências nem nenhuma partilha de soberania, duzentos anos depois esta vontade geral tornou-se a vontade de uma medíocre oligarquia partidocrática muito ciosa das suas prerrogativas e segura de expressar a dita vontade geral, para nossa maior desgraça.

O princípio de subsidiariedade é em total contradição, bem entendido, com o bolchevismo, sob todas as suas formas, que fez de um partido comunista considerado vanguarda do proletariado o único detentor da autoridade, da soberania e da competência; o pseudo-federalismo soviético nunca foi o quadro de uma devolução real de soberania ou de competência.

É também totalmente estranho ao fascismo, que fez do Estado o centro da sociedade e que queria integrar a totalidade da sociedade no seu seio, mal deixando autonomia às famílias que eram, elas também, mobilizadas pelo Estado e para o Estado.

No caso do hitlerismo houve claramente uma liquidação do longo passado subsidiarista da Alemanha (supressão dos parlamentos regionais) para além da mobilização do conjunto do povo ao serviço do Estado total.

Bruno Guillard

samedi, 21 juillet 2007

Modèle juridique confucéen

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Modernité extrême-orientale et modèle juridique «confucéen»

par Robert Steuckers

On parle beaucoup de “confucianisme” ou de “nouvel asiatisme” dans les salons occidentaux soucieux d'imposer envers et contre toutes les réalités concrètes de ce bas monde, un «Nouvel Ordre Mondial», depuis la parution du célèbre essai de Samuel Huntington dans la revue diplomatique américaine Foreign Affairs  en 1993, où l'auteur annonçait l'émergence d'une nouvelle fracture duale sur la planète, opposant non plus des «hégéliens de droite» démo-libéraux et cornaqués par Washington, à des «hégéliens de gauche» communistes et soviétiques, cornaqués par Moscou: on parle désormais de l'«Ouest» contre le «reste», c'est-à-dire l'alliance planétaire de toutes les traditions non chrétiennes et non laïcisées, jugées sans nuance “obsolètes et archaïques”, de l'Islam au Confucianisme, en passant par le taoïsme et l'hindouisme.

Une politologue coréenne enseignant en Allemagne, plus précisément à l'Université de Halle, Eun-Jeung Lee, remet tranquillement les pendules à l'heure en rappelant aux terribles simplificateurs américains et euro-ricains certaines réalités historiques: le confucianisme ne cherche pas à convertir, ni même à s'ancrer définitivement dans les cerveaux des hommes d'Extrême-Orient, son influence varie au fil des siècles et au gré des circonstances et des défis politiques. En Corée, explique-t-elle, l'héritage confu­céen est désormais fragilisé en profondeur par la modernisation. Au Japon, son influence est faible, pour autant qu'elle ait jamais été forte. En Chine, le bouddhisme et le taoïsme ont influencé la société et fa­çonné le mental chinois au même titre que la doctrine de Confucius. Le régime maoïste de surcroît avait orchestré en son temps des campagnes “anti-confucianistes”, où le confucianisme était désigné comme un “obstacle à la révolution”, jusqu'au jour où l'élite post-maoïste au pouvoir sous Deng Xiaoping a subi­tement redécouvert cette vieille doctrine pour justifier les mécanismes à l'œuvre dans le renou­veau chi­nois. A la lecture de certains articles du Nouvel Observateur, on constate que les intellectuels confor­mistes s'inquiètent sérieusement des progrès du “nouvel asiatisme”, lequel réclame une interpréta­tion nou­velle, plus étoffée, des droits de l'homme, où les instances internationales sont invitées à tenir compte des traditions pluri-séculaires voire pluri-millénaires d'Asie et à ne pas imposer à tous les peuples de la Terre un modèle né dans le cerveau de quelques intellectuels parisiens hystériques de la fin du XVIIIième siècle, ou dans les réflexions brumeuses d'un Américain du nom de Tom Paine qui, tout révolu­tionnaire et naturalisé français qu'il fût, a bien failli finir sous la guillotine.

Principal reproche qu'adressent les bonnes consciences au “nouvel asiatisme”: il chercherait à justifier des pratiques autoritaires. Ce serait là la raison profonde de la remise en cause de l'idéologie occidentale. Or, écrit Eun-Jeung Lee, les formes autoritaires résiduelles en Extrême-Orient sont un héritage des ré­gimes forts voire militaires que les Américains ont soutenu dans la région pour la “stabiliser” et la neutrali­ser au profit des intérêts occidentaux, dont ils étaient bien entendu les patrons et les premiers bénéfi­ciaires. Mais la stabilisation voulue dans les années 50 et 60 par Washington a permis l'émergence de structures industrielles efficaces et une “modernisation” qui aurait d'ailleurs été totalement impossible en cas de chaos révolutionnaire permanent. La thèse huntingtonienne du «confucianisme» et du dévelop­pement confucéen récapitule, de façon simpliste, à l'usage des médias américains qui font de l'hyper-simplification une pratique quotidienne, l'ensemble des facteurs historiques et locaux qui ont permis l'émergence des NPI d'Extrême-Orient, surtout depuis la normalisation des rapports sino-américains en 1972 qui a écarté tout risque de déflagration continentale dans la région. Un double sentiment se cache derrière cette théorisation et cette hyper-simplification: d'une part, les néo-libéraux issus des reagano­mics, les conservateurs autoritaires ou les technocrates qui ne rêvent que de courbes ascendantes, veulent puiser dans cet hypothétique confucianisme quelques recettes pour justifier leurs propres doc­trines et pratiques flexibilistes ou para-thatcheriennes aux Etats-Unis et en Europe; d'autre part, elle sert à installer en veilleuse une sorte de psychose permanente, qu'on pourra activer et exacerber en cas de conflit avec un pays asiatique ou quand les NPI de la région deviendront vraiment trop concurrentiels. Mettre à tout bout de champ en exergue la critique asiatique ou islamique à l'encontre de l'eurocentrisme de l'idéologie des droits de l'homme, et s'en scandaliser, est en fait la réactualisation d'une bonne vieille tactique américaine: créer d'avance un instrument de propagande contre un adversaire potentiel, permet­tant de s'immiscer dans ses affaires intérieures ou de le mettre, CNN à l'appui, au ban des nations.

Pour Eun-Jeung Lee, le bricolage idéologique de Huntington, où l'extrême diversité religieuse et ethnique de l'Asie orientale est schématisée à outrance, trahit la volonté américaine de conserver son leadership militaire sur la planète. Pour maintenir les budgets d'une armée colossale et pour financer ses potentiali­tés de déploiement rapide (testées lors de la Guerre du Golfe), il faut qu'une pression (réelle ou virtuelle) se profile à l'horizon, que l'on puisse agiter dans les couloirs et les parloirs du Congrès de Washington un nouvel épouvantail au nom bizarre: c'est le duopole “agressif” constitué du “confucianisme” et de l'islamisme (où Mollahs iraniens et nationalistes panarabes sont allègrement confondus). L'hégémonisme américain a profité des rigidités de la Guerre Froide. Il faut donc, après la chute du Mur et la suppression du PCUS, créer un nouvel ennemi, abstrait et imaginaire: la collusion entre islamistes et confucianistes, alors qu'aucune alliance formelle ou informelle n'est décelable entre ces deux traditions religieuses. Eun-Jeung Lee fait très justement remarquer que le fondamentalisme islamique est une réaction puissante à l'échec d'une modernisation technique et d'une occidentalisation. Il est le fruit d'une terrible frustration, de l'absence de perspective chez les jeunes des pays d'Afrique du Nord ou d'ailleurs, où aucun décollage industriel ne s'est effectué. En revanche, le confucianisme, théorisé comme vecteur du succès économi­co-industriel des NPI, est une idéologie gagnante, généralement analysée sur base des thèses de Max Weber, sociologue et philosophe allemand du début du siècle, qui avait désigné l'idéologie protestante comme facteur de modernisation en Europe. En France, un Serge-Christophe Kolm avait lui aussi analysé l'efficacité sociologique du “bouddhisme” des NPI asiatiques, mais en mettant plutôt l'accent sur les vec­teurs de solidarité. La mise en équation du “confucianisme”, fabriqué par Huntington, et du fondamenta­lisme islamique dans toutes ses variantes, est une absurdité que ne corroborent pas les faits.

Eun-Jeung Lee se positionne à gauche, dans une logique néo-démocratique mais non philo-américaine: pour elle, la guerre préventive que mènent les Etats-Unis contre leurs anciens alliés autoritaires et anti-communistes des années 50 et 60, va piquer les fiertés nationales au vif, va détourner paradoxalement les esprits du modèle occidental démocratique et consolider les pouvoirs forts. Cette consolidation des pouvoirs forts est aussi ce que Washington recherche, afin de donner progressivement corps à l'image de l'ennemi nouveau, un allié dont ils n'ont plus besoin mais qui les gène sur le plan économique, vu le boom spectaculaire des industries singapourienne et coréenne. Mais les modèles nationaux et les démocraties taillées à la carte, selon les héritages spécifiques des peuples et non pas alignées sur le modèle sérialisé que cherchent à imposer les hystériques de nos intelligentsias déconnectées, sont des nécessités stabi­lisantes, seules aptes à gérer les patrimoines humains dont elles ont la responsabilité. La logique de l'immixtion constante dans les affaires intérieures des pays est perverse, surtout dans des contextes civilisationnels très différents du nôtre. La démocratie, les droits de l'homme et des communautés, les systèmes juridiques doivent varier au gré des contextes: c'est cette perspective de pluralité et de luxu­riance juridico-institutionnelle qui effraie nos intellectuels coincés, ternes et sans imagination, qui voient dans le “nouvel asiatisme”, un avatar chinois, malais ou coréen du “particularisme nazi”. Qui l'eût cru? Beati pauperes spiritu...

Robert STEUCKERS.

Références:

- Eun-Jeung LEE, «Das unheilige Wechselspiel: Östliche Modernisierung und westliche Theorie», in Internationale Politik und Gesellschaft,  3/1995, Friedrich-Ebert Stiftung, pp. 243-254.

- Samuel P. HUNTINGTON , «The Clash of Civilizations?», in Foreign Affairs, Summer 1993, pp. 22-49.

 

 

vendredi, 20 juillet 2007

Etranges conservatismes américains

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Etranges conservatismes américains

Par Herbert AMMON

En dépit des impulsions culturelles venues des Etats-Unis via Hollywood et la Pop culture, le paysage idéologique et politique de la seule puissance globale (dixit Zbigniew Brzezinski) demeure « terra incognita » pour la plupart des Européens. Les césures spécifiquement américaines, qui séparent les « liberals » des « conservatives » ne se perçoivent jamais clairement, tant et si bien qu’on les classe en Europe de manière binaire : entre une gauche et une droite. Les problèmes s’accumulent lorsque l’on cherche à établir une bonne taxinomie des écoles politiques et idéologiques américaines : les slogans et mots d’ordre sont si nombreux, reçoivent tant de définitions particulières qu’on ne s’y retrouve plus, surtout si l’on évoque une ancienne droite et une nouvelle droite, soit des paléo-conservateurs et des néo-conservateurs.

Pour définir les camps politico-idéologiques américains, les définitions habituelles ne sont guère de mise (sauf quand il s’agit, par exemple, du conservatisme tel que l’a défini jadis un Russell Kirk). Européens et Américains ont une expérience différente de l’histoire, nomment donc les choses politiques différemment, ce qui conduit aux confusions et quiproquos actuels. « Cum grano salis », on peut distinguer quelques différences majeures entre conservatismes européens et américains : d’abord, les conservatismes européens sont devenus sceptiques quant à l’histoire à venir ; les conservatismes américains sont nettement orientés vers le futur, sont, dans le fond, anti-historiques, dans la mesure où ils entendent maintenir l’idée fondamentalement américaine d’une société contractuelle (ils n’envisagent pas d’autres modèles). Ensuite, les conservatismes américains sont fiers de leur tradition historique continue, non brisée, que les Européens jugent « courte » ; les conservatismes européens, eux, sont contraints de tenir compte d’une longue histoire, marquée par des ruptures successives. Enfin, les conservateurs américains perçoivent de façon positive le rôle de puissance mondiale que joue leur pays, alors que les Européens se souviennent constamment du « suicide de l’Europe » (dixit Paul Ricoeur) en 1914. Et, last but not least, les conservateurs américains acceptent sans hésitation l’idée libérale d’un libre marché sans entraves, alors que les conservatismes européens critiquent tous le libéralisme.

Adhésion sans entraves au libre marché

La genèse des notions de « liberal » et de « conservative » nous ramène à l’ère Roosevelt (1933-1945). Les partisans de la politique social-réformiste et interventionniste / étatique du New Deal rooseveltien se dénommaient « liberals ». Les adversaires de Franklin D. Roosevelt venaient d’horizons divers : parmi eux, on trouvait des libéraux au sens économique le plus strict, qui se posaient comme les seuls véritables libéraux ; il y avait ensuite des critiques de la bureaucratie (du « big government »), en train de devenir pléthorique à leurs yeux. Enfin, du moins jusqu’à l’attaque japonaise contre Pearl Harbor, il y avait les défenseurs de l’isolationnisme. Murray Rothbard, un « libertarien », soit un extrémiste du marché, désigne cette coalition hostile à Roosevelt sous le nom de « Vieille Droite » (« Old Right »). D’après Rothbard, le terme « conservateur » n’était guère usité aux Etats-Unis avant la parution en 1953 de « Conservative Mind », le grand livre de Russell Kirk.

Les « conservateurs », qui suivaient la forte personnalité de Robert A. Taft, sénateur de l’Ohio (de 1939 à 1953) et rival républicain de Dwight D. Eisenhower en 1952, renonçaient à toute élévation du débat intellectuel en politique. Attitude qui n’a guère changé en dépit de l’émergence de courants de pensée conservateurs mieux profilés. Libéral et théoricien peu original, Peter Viereck, dans « Conservatism Revisited » (1949) s’est posé comme critique des idéologies totalitaires, le « communazisme ». Russell Kirk (1918-1994) fut donc le premier à se positionner comme explicitement conservateur et à être reconnu comme tel par l’établissement « libéral ». En se référant à Edmund Burke, le critique de la révolution française de 1789, perçue comme rupture de la Tradition, Kirk mettait l’accent sur l’origine « conservatrice » de la révolution américaine. Dans ses écrits, Kirk citait, en les comparant à Thomas Jefferson, les pères fondateurs « conservateurs », tels John Adams et les auteurs des « Federalist Papers », se référait également aux critiques européens de la révolution comme Burke ou Tocqueville. Kirk se posait également comme un conservateur écologiste, pratiquant la critique de la culture dominante, ce qui fit de lui une exception parmi les conservateurs américains, optimistes et orientés vers le futur.

« On pourrait, pour simplifier, résumer comme suit l’histoire du conservatisme américain : Russell Kirk l’a rendu respectable ; William Buckley l’a rendu populaire et Ronald Reagan l’a rendu éligible » (citation de J. v. Houten). En effet, les conservateurs doivent à William F. Buckley, né en 1925, d’avoir pu accroître leurs influences au sein du parti républicain et d’avoir percé pendant l’ère Reagan. Ils doivent ces succès au réseau de revues et de « think tanks » que Buckley a tissé dès les années cinquante, dont l’ « American Heritage Foundation », créé en 1973.

Buckley, comme le rappelle son livre « God and Man at Yale » (1951), était un catholique fervent. Il débarque un beau jour à Yale dans le bastion du « liberalism » à l’américaine, dominé par les agnostiques, les athées et les unitariens post-chrétiens, variante du protestantisme aligné sur l’idéologie des Lumières. En 1955, ce fils d’un millionnaire du pétrole fonde la « National Review », autour de laquelle se rassembleront des personnalités très diverses, toutes étiquetées, à tort ou à raison, comme « conservatrices » : des libertariens à Kirk lui-même. Dans ces années-là, où la « New Left » connaissait son apogée, le groupe « Young Americans for Freedom », lancé par Buckley, constituaient déjà un contrepoids politique. Et puisque Buckley, récemment, a critiqué les stratégies de Bush, quoique de manière très modérée, on peut le considérer aujourd’hui comme un représentant des « paléo-conservateurs ».

Le conservatisme américain, nous l’avons constaté, est un champ fort vaste dont les idéologèmes et les stratégies ne se sont cristallisés que depuis quelques décennies, contrairement à ce que l’on observe chez les conservateurs européens. Aujourd’hui, c’est évidemment George W. Bush qui domine l’univers conservateur américain. Bush se déclare « conservateur », plus exactement le continuateur de l’œuvre politique de Reagan que tous vénèrent en oubliant qu’il était au départ un « liberal ». Les Républicains doivent leurs succès électoraux depuis Reagan à un courant profond, agitant toute la base aux Etats-Unis, courant qui englobe le patriotisme (la fierté de s’inscrire dans une tradition de liberté) et les « valeurs » conservatrices (la famille, la religion, la morale, l’assiduité au travail, etc.).

Les hommes politiques qui veulent réussir en tant que « conservateurs » sont dès lors contraints de chercher le soutien de la « droite chrétienne ». Par ce vocable, il faut entendre cette immense masse d’électeurs liés aux mouvements religieux du renouveau protestant, animé par les « évangélisateurs ». Ce conservatisme théologien, partiellement fondamentaliste, rassemble des groupements où l’on retrouve les « Southern Baptists », le plus grand groupe protestant organisé, les pentecôtistes (notamment les « Assemblies of God ») et, bien sûr, les « méga-églises » des télé-évangélistes. Tous ensemble, ces mouvements évangéliques alignent quelque 80 millions de croyants, ce qui les place tout juste derrière les catholiques, qui restent le groupe religieux chrétien le plus nombreux aux Etats-Unis.

Certains évangélistes toutefois, et pas seulement les Afro-Américains, estiment que leur foi peut s’exprimer chez les démocrates. Religion et race se mêlent souvent : ainsi, Pat Robertson, étiqueté de « droite », et Jesse Jackson, étiqueté de « gauche », appartiennent tous deux au mouvement qui soutient les Baptistes et le sanglant « seigneur de le guerre » Charles Taylor au Libéria.

Malgré la très forte pression que la « droite religieuse » exerce aux niveaux locaux, voire dans certains Etats, elle n’a presque aucune influence au niveau fédéral. Ainsi, le candidat à la Présidence, Mitt Romney, appartient à la secte des Mormons, considérée comme éminemment conservatrice, ce qui ne l’a pas empêché d’être élu gouverneur du Massachusetts, Etat à majorité « libérale ». Le pentecôtiste John D. Ashcroft, représentant notoire de la « droite religieuse », fut ministre de la justice dans le premier cabinet de George W. Bush. Il serait faux, toutefois, de dire qu’après le choc du 11 septembre 2001, le bellicisme de l’actuel président américain, qui prétend être un « chrétien re-né » tout comme son adversaire Jimmy Carter, découle en droite ligne de sentiments religieux qui lui seraient propres.

La politique extérieure américaine est marquée depuis longtemps par les néo-conservateurs, comme on le constate sous le républicain Reagan avec Jean C. Kirkpatrick ou sous le démocrate Bill Clinton avec Madeleine Albright. Sous Bush Junior, les « neocons » tirent toutes les ficelles seulement depuis le retrait de Colin Powell. L’exécutif qui a programmé la politique moyen-orientale et déclenché la seconde guerre d’Irak alignait des hommes comme Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et Richard Perle.

Tous ceux qui ont forgé le vocable « neocons » viennent à l’origine, comme d’ailleurs aussi bon nombre de paléo-conservateurs, du camp de la gauche (des « liberals ») ; on trouve dans leurs rangs des intellectuels de la gauche progressiste, issu des milieux juifs, qui se sont détachés du Parti démocrate au cours des années 70. Les meilleurs plumes de ce groupe furent Irving Kristol, avec sa revue « The Public Interest », Norman Podhoretz, avec « Commentary », et le sociologue Daniel Bell (« La fin des idéologies », 1970).

La définition usuelle du néo-conservatisme nous vient de Kristol : « Un conservateur est un homme de gauche, qui a été frappé de plein fouet par le réel ». Ce bon mot ne nous révèle que la moitié de la « réalité » : il pose le néo-conservateur, ex-homme de gauche, simplement comme celui qui n’accepte plus et critique les programmes sociaux pléthoriques lancés par les Démocrates. En fait, le néo-conservateur veut surtout une politique étrangère musclée : ainsi, le fils d’Irving Kristol, William Kristol (revue : « The Weekly Standard ») veut que cette politique étrangère américaine instaurent partout une « démocratisation », selon des critères déterminés depuis longtemps déjà par la vieille gauche interventionniste.

Pat Buchanan : vox clamans in deserto

Les « anciens conservateurs », ou paléo-conservateurs, qui avaient jadis forcé la mutation sous Reagan, entre 1981 et 1989, ont perdu depuis bien longtemps toute influence. Ainsi, Pat Buchanan n’est plus qu’une voix isolée dans le désert depuis des années, alors qu’il fut l’un des rédacteurs des discours de Nixon, puis conseiller de Reagan. Il tenta, rappelons-le, de lancer un parti réformiste et échoua dans sa candidature à la présidence en 2000. Il est redevenu républicain par la suite. En politique intérieure, Buchanan, catholique traditionnel, dont on se moque en le traitant de « conservateur paléolithique », lutte contre les « libertés » nouvelles que veulent imposer les « liberals » et les libertariens (avortement, mariage homosexuel, euthanasie).

Buchanan est protectionniste, s’oppose à la société multiculturelle et à l’immigration qui modifie de fond en comble le visage de l’Amérique. Sur le plan de la politique extérieure, il défend un isolationnisme modéré et s’inquiète des pièges que recèle l’interventionnisme global voulu par les « neocons ».

Il me reste à mentionner –et à saluer-  un combattant isolé, qui pourfend le « culte de la faute » choyé par de nombreux « liberals » (et par leurs homologues allemands), culte qui sert à promouvoir l’idéologie de la « correction politique » (les « Gender studies », les codes anti-discriminatoires de tous acabits, le multiculturel, etc.) : ce combattant n’est autre que l’historien des idées Paul Gottfried. Mais, malgré Buchanan et Gottfried, les paléo-conservateurs n’ont plus aucun influence notable, ni dans les universités ni dans les médias, a fortiori dans l’établissement politique.

Quelles conclusions peut-on tirer de la topographie que je viens d’esquisser ici ? Après la disparition graduelle des paléo-conservateurs, les nationaux-conservateurs allemands auront bien des difficultés à trouver des alliés Outre-Atlantique. Sans doute, seuls les chrétiens à la foi très stricte trouveront des frères en esprit pour toutes les questions morales chez les évangélisateurs ou les conservateurs catholiques.

Personnellement, je ne trouve, dans ce camp conservateur américain (toutes tendances confondues), aucune position qui me sied. Si je suis éclectique, je trouverai peut-être quelques points d’accord avec Russell Kirk, mais seulement quand il appelait en 1976 à voter pour le « démocrate de gauche » Eugene McCarthy. Quand je pense à l’idéologie qui domine la RFA aujourd’hui, je suis souvent d’accord avec Paul Gottfried, qui avait dû quitter, enfant, le IIIième Reich national-socialiste. Enfin, je lis toujours avec beaucoup d’intérêt les textes des intellectuels américains qui s’opposent à l’interventionnisme.

Vu que nous assistons à une orientalisation, soit une islamisation croissante de l’Europe occidentale les analyses clairvoyantes de nos temps présents par Samuel P. Huntington méritent que nous y consacrions toute notre attention ; Huntington nous annonce le déclin de l’Occident en général et la perte d’identité européenne des Etats-Unis. Aujourd’hui âgé de 80 ans, ce professeur de Harvard n’est toutefois pas étiqueté « conservative » mais considéré comme un représentant du « liberal establishment ».

S’intéresser aux relations intellectuelles transatlantiques est une bonne chose et permet de se comprendre réciproquement. Jusqu’ici, le monde universitaire s’est limité à importer en Allemagne et en Europe le prêchi-prêcha du « politiquement correct » des « liberals », y compris les expressions du mépris que vouent les gauches à Bush qui, quand elles sont satiriques, satisfont leur orgueil blessé. Une poignée de conservateurs allemands critiquent aujourd’hui l’idéologie importée des « liberals » (qui s’expriment en Allemagne sous des oripeaux «écologistes ») mais cette démarche est insuffisante. Face à l’immigration de masse qui menace directement l’existence du peuple allemand, en tant que peuple porteur d’histoire et en tant que nation historique et politique, et l’avenir même de l’Europe toute entière, nous devons, en première instance, procéder à une analyse factuelle et objective de la situation et ne pas ergoter et pinailler sur nos préférences intellectuelles ou rêver à d’hypothétiques coalitions qui ne viendront jamais.

La politique extérieure américaine se caractérise depuis l’immixtion des Etats-Unis dans la politique mondiale (au moins depuis 1917) par la double nature de la puissance et de la morale qu’elle révèle. La conscience qu’ont les Américains de mener à bien une « mission » inspire cette politique globale ou planétaire, et vice-versa, dans la mesure où les démarches concrètes de cette politique étayent la vision messianique que distille la religiosité américaine.

Henry Kissinger était une exception : il se posait comme « réaliste » et les notions de « mission » ne l’intéressaient pas vraiment. Depuis la montée en puissance des « neocons », qu’ils soient adhérents des démocrates ou des républicains, l’aspect idéologique et para-religieux de la politique extérieure des Etats-Unis est passé à l’avant-plan. Force est de constater que les assises fondamentales de la politique extérieure des Etats-Unis réconcilient, in fine, les « liberals » et les « conservatives » : il nous suffit d’énumérer les grands événements de ces quinze ou vingt dernières années, avec l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, avec la politique balkanique (de Madeleine Albright), avec l’appui qu’apporte Washington à la candidature turque à l’UE, aux conflits qui ensanglantent le Proche- et le Moyen-Orient, etc.

Par ailleurs, la politique extérieure américaine se montre souvent fort dépendante des fluctuations de l’opinion publique intérieure. Hillary Clinton et d’autres candidats à la Présidence commencent à caresser cette opinion dans le sens du poil, en songeant à l’investiture de 2008, car, en effet, si les troupes américaines doivent se retirer d’Irak aussi peu glorieusement qu’elles se sont retirées du Vietnam, la politique extérieure américaine se trouvera confrontée à ses propres misères, aux monceaux de ruines qu’elle aura provoquées.

Quel rôle jouera la Turquie dans ce scénario ? Rien n’est certain. Quoi qu’il en soit, la paix entre Israël et la Palestine sera, une fois de plus, remise aux calendes grecques.

Herbert AMMON.

(article extrait de « Junge Freiheit », n°29/2007). 

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jeudi, 19 juillet 2007

Carences juridiques de la ND

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Les carences juridiques de la « Nouvelle Droite »

Ange SAMPIERU

Le mouvement intellectuel des idées en France a été incontestable­ment mar­qué, à partir des années 80, par l'apparition du courant dit de la “nou­velle droite” (ND).

La capacité de ce courant intellectuel à traiter les multiples aspects de la réflexion contemporaine est une réa­lité incontournable, en dé­pit de sa pro­gressive marginalisation dans le débat des idées de la fin de ce siècle.

Héritière en cela des écoles idéologiques modernes, la ND a préten­du participer à la vague de contestation qui a toujours agité les in­tellectuels européens. En particulier, dans le champ du politique, la ND a posé les fondements d'une critique globale du courant bour­geois dominant, qu'il soit d'inspiration marxiste ou libéral.

Puisant dans le courant gramsciste une partie de son corpus idéolo­gique, la ND a tourné son regard vers de multiples domaines, no­tam­ment dans la doctrine relative à l'organisation de la Cité. A ce titre, et sans prétendre à une position définitive, la pensée juridique constitue un des domaines de réflexion majeurs.

L'influence, bien que marginale, des grands philosophes du droit  —en particulier du droit public—  allemands et français (Carl Schmitt en Allemagne, René Capitant en France) a fait l'objet d'une opéra­tion d'instrumentalisation chez les penseurs de la ND. La mise en œuvre d'une réflexion (critique) sur la notion de droit dans la ge­stion politique de la Cité moderne n'a pas été, de ce fait, négligée. La ND a reconnu, dans le cadre d'une conception globale, la place éminente du jus,  traductrice d'une certaine vision du monde. Ap­pré­ciation contemporaine qui s'appuie, en outre, sur une synthèse historique, expression des courants idéologiques fondamentaux.

Il apparait néanmoins que cette attention portée à la signification fondamentale du droit par la ND n'a jamais débouché sur une con­ception du droit propre à ce courant.

La découverte des notions essentielles, de caractère historique, con­sub­stan­tielles à la réflexion juridique, ne la conduit pas, pour au­tant, à une élaboration originale d'une nouvelle pensée juridique.

Dans un contexte historique marqué par une déliquescence des liens communautaires forts, la ND n'a pas été en mesure de construire une doctrine juridique nouvelle. Prudents, voire timides, devant une tâche essentielle, les penseurs de la ND n'ont, à aucun moment, pris le risque d'une action créatrice. Cette relative stérilité dans le do­mai­ne de la réflexion juridique est-elle alors lié à une incapacité intellectuelle réelle  - ou tout simplement à une difficulté de traduc­tion de la pensée dans le champ du droit, expression concrète d'un mode de vie collectif?

Il reste que l'on ne trouve qu'exceptionnellement abordée une ana­lyse des doctrines juridiques modernes, la ND préférant se réfugier dans une réflexion binaire, de nature idéologique, entre le droit ro­main et le droit germanique. Timidité ou stérilité? Dans les deux cas, cette absence traduit les limites d'une pensée qui se prétend, par ailleurs, globale.

Sous l'angle idéologique, on peut aussi questionner l'absence de la ND dans le domaine de la réflexion juridique comme une mani­festation chronique de la réduction intuitu personnae. Le poids impérial de son penseur n°1, Alain de Benoist, dans la délimitation de la pensée de la ND, pourrait aussi expliquer la faiblesse de sa réflexion juridique. Phénomène classique, que l'on retrouve dans de multiples courants de pensée, d'un “gourou” fort brillant mais loin de l'image de l'homme de la Renaissance, loin aussi de la réalité vivante et charnelle.

Le droit est-il un outil trop complexe, trop fuyant quand on se place dans la perspecti­ve de construire une doctrine multiforme? Seul l'intéressé pourrait sérieusement nous apporter une réponse à la question.

Il est aussi vrai que la ND, plutôt marquée par une vision “histo­riciste” du débat doctrinal, n'aborde jamais la nature immédiate et concrète de la pensée juridique moderne.

La ND, en choisissant de ne pas rentrer dans le débat actuel du champ juridique, n'apparait pas plus impliquée dans les choix concrets d'une organisation civile et publique de la Cité.

Ce double refus n'est pas constitutif d'un quelconque délit. Il exige tout de même une certaine explication, dans la mesure où, au travers de son discours idéologique, la ND prétend participer au mouvement de réflexion contemporaine sur le devenir de la Cité européenne.

A quand une vraie réponse?

Ange SAMPIERU.

 

 

lundi, 16 juillet 2007

World-Openness and Will to Power

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World-Openness and Will to Power

Michael O'MEARA

Utdrag från New Culture, New Right: Anti-Liberalism in Postmodern Europe, s. 46-51.

"What, though, is culture?" There is, of course, no single definitive answer to this question. But in seeking however partial a response, Grécistes look to philosophical anthropology, a discipline associated with the post-phenomenological works of Max Scheler. [19] Dissatisfied with Edmund Husserl's "idealist" examination of human consciousness, Scheler had sought to understand how the intellectual, institutional, and social facets of man's existence relate to the underlying structure of his biological being. It was, however, Arnold Gehlen (1904-1976), a student of Scheler's colleague, Helmuth Plessner, and the most famed recent proponent of philosophical anthropology, who has had the greatest impact on the GRECE's understanding of culture. [20]

Following Scheler and Plessner, both of whom broke from a purely metaphysical concept of man in emphasizing the role of his animal nature, Gehlen singles out man's culture-making capacity as his defining characteristic. [21] This capacity, he claims, developed as a consequence of man's "instinctual deficiencies." Although humans possess certain basic drives (such as self-preservation, aggression, territoriality, defense of the young, et cetera), these are few in number, limited in effect, and non-specific. If man had had only his few instincts on which to rely, he would not have long survived in nature 30,000 years ago when he lived under the open sky. To compensate for his instinctual deficiencies, he was compelled to draw on other faculties. For the evolutionary process that left him instinctually non-specific also imbued him with intelligence, self-consciousness, and an adaptable nature. By drawing on these faculties to cope with the natural exigencies of existence – exigencies resolved in animals by their "instinctual programming" – man "learned" to negotiate the environmental challenges of his world. Unlike animal instinct, though, this learning left him "world open" (Weltoffen), for his responses to external stimuli were not automatically programmed by earlier responses, but based on reflection and hence open to change and revision. Biological laws might therefore influence him, but only negatively, as a "framework and base." [22] In choosing, then, how to respond to nature's challenges, man had no alternative but to treat the world with care and foresight, to gain an overview of what had gone before and what was likely to happen in the future, to develop symbolic systems to communicate this knowledge, and, not least of all, to establish those institutions that would socially perpetuate the lessons of earlier responses.

The complex of habits, judgements, and techniques arising from man's worldopen responses to his environment is, for Gehlen, the fundament of his culture, insofar as this complex informs, disciplines, and stylizes all his subsequent responses to the world. Then, as this cultural complex becomes the unconscious frame of his behavior, it acquires the character of a "second nature" (zweite Natur), serving him somewhat in the way instinct serves animals. This second nature, his culture, is, however, neither automatic nor immutable, for man retains the capacity to make new choices and hence to modify his behavior. [23] This "condemns" him to endless choice-making and an on-going process of becoming. Yet, even while subject to an endless process of development, his culture continues to be influenced by the legacy of earlier choices. [24] Like Heraclitus' river, whose waters are never stepped into twice, man's "cultural nature" remains the "same," even as it constantly changes. That is, through various feedback processes based on an ever-widening accumulation of experience, it develops according to a "logic" – a vitality – distinctly its own, even though in developing it never mechanically replicates itself. On this basis, Gehlen characterizes culture as combining permanence and innovation, which makes man both its creature and its creator. [25]

Virtually every conscious realm of human activity, Gehlen holds, comes to be affected by culture. In his anthropology, it is virtually inseparable from man. For without it, and the role it plays in negotiating his encounters with the world, man would be only an undifferentiated and still unrealizable facet of nature – unable, in fact, to survive in nature. [26] Contrary to a long tradition of rationalist thought (the anthropological structuralism of Claude Lévi-Strauss being the foremost recent example), there are no "natural men." Free of culture, man would be a cretin, unable even to speak. [27] Given the inescapable character of his culture, Gehlen argues that man is best described as a biocultural being: for although culture and nature are two distinct things, in him they form an indivisible unity. [28]

Since different families of men, in different times and environments, respond differently to the limitless choices posed by their world, their cultures grow in different ways. Evident in all that distinguishes a Californian from a man of Connemara, a Chinese from a Cameroon, such disparities account for the great diversity of human cultures, with their different valuations, different symbolic systems, different ways of making sense of and responding to the world. [29] As an organic unity with forms congruent with its distinct vitality, a culture, then, is understandable only in its own terms. For its essence lies neither in rationalist nor objectivist criteria, but in the conditioned behaviors and beliefs constituting the interrelated patterns and categories specific to it. As a consequence, there is no single Culture, only different cultures, specific to the different peoples who engender them. An appeal to the universal or generic – to that which is not specific to a specific culture – can thus only be an appeal to its own negation. There can, it follows, never be a world culture, a single planetary consciousness, a single mode or distillation of life common to all men. For the heritage of choices that goes into making a culture and giving it its defining forms is distinct to each organic formation, rooted in those cycles of growth and vitality distinct to it. [30]

Because man's "membership in humanity is mediated by his particular cultural belonging," the only universals he shares with those of another culture are those found in his animal nature (and even these are affected by different phylogenetic developments). [31] This diversity of human cultures cannot, then, but imply diverse, if not incommensurable cultural perspectives, as different peoples define their interests, order their perceptions, and regulate their behaviors differently. [32] Similarly, all that a specific culture accepts as "objective" derives, in the last instance, from its particularistic valuations and vitality. This is not quite the same as subjectivism – unless a culture is in decline and overly self-conscious of its conventions – but it is testament to culture's relativist character. [33] Since all men are heirs to particular formations, without which they would not be men, even an individual seeking to individuate himself in a foreign culture is obliged to do so within a frame predetermined by his original heritage. As Gehlen argues, man can never be more than an individuated expression of his native culture. For it is through such an individualization that he realizes who he is and achieves his specific humanity. [34] All men may therefore possess the powers of cognition and the capacity to create culture, but because reason is informed by its specific concerns, it never – ultimately – transcends its specific subjectivity, even when drawing on objective and instrumentalist criteria to do so. A truly neutral reason without inherent cultural "bias" (as liberal modernity posits) would require a cultureless world – that is, a world without real human beings.

Just, then, as there is no single culture common to all men, there is no single definable reality in Gehlen's anthropology. The only reality man knows is informed by the intrinsically subjective and evolving tropes his specific heritage provides for making sense of it. [35] "Man," Protagoras said 2500 years ago, "is the measure of all things." Given the world's different cultures, there are necessarily a plethora of different measures in the world. Conversely, an individual is never distinguishable from his culture: never independent of the "measures" he applies. He may be free to express his culture in his own way and a culture may permit an infinite number of individual variations and even considerable rebellion against it, but no culture is ever the sum of its parts nor is any individual independent of its encompassing attachments. [36] Culture alone imbues the individual with his distinct consciousness . . . and the consciousness of his distinctiveness. It is likewise more than a spiritual or mental state, for its supraindividual unity inevitably takes social, institutional, and demographic form. It is always a people in its specificity, not a programmed abstraction labelled "humanity," that situates a culture. [37] Man's animal nature and his culture-making capacity may therefore be universal, but his second nature is not. Once culture is "pealed away," the only "nature" remaining is animal or physiological. Ontologically, this implies not the primacy of objective abstractions, but of hermeneutical processes (culturally specific self-understandings) embedded in the history of a people's particular growth.

Similarly, different cultures, like the peoples animating them, are never arbitrary, but anchored in organically evolved ways of life that the reasoning mind may render into rational terms, but is nevertheless powerless to justify or explain. It is always culture that establishes the ground – the "objective" basis – upon which the individuals making it up are able to communicate, judge the meaning of things, and reach consensus. Without it, they would be unable to agree on common standards of truth and value – and thus live together. But more than establishing the basis of a people's existence, culture frames whatever a people will attempt in its future, for it endows its world with meaning – and hence direction. [38]

If healthy and self-confident, a culture takes into account man's world-open capacity, allowing him to make himself according to those of its norms and categories that best sustain him. An authentic or a "natural" enculturation, however, has become increasingly problematical in the modern age. As Giorgio Locchi (who played the greatest role in making Gehlen's anthropology central to the GRECE's cultural politics) argues, the traditional organic model of culture is now threatened by a functional one that jeopardizes the vitalistic basis of the enculturating process. [39] Shaped by socioeconomic circumstances influencing both the micro and macro levels of existence, the functional model specific to modernity enculturates the individual according to systemic imperatives, which subordinate communal relations and individual subjectivities to large-scale social and institutional requirements. In the process, it orients to man's sensuous and egoistical nature, leaving room only for the internalization of its generic ideals, which are experienced as either external imperatives or animal drives. Such a culture, moreover, addresses men solely in their functional specificity or generic egoism, isolating them from those particularistic ways of life and behavior that have grown out of earlier forms of meaning. Swept along, then, by the macro-structures conditioning everyday existence and powerless to experience life according to imperatives based on a lived "fusion of purpose," the "other-directed" man of functional culture has no alternative, integrated as he is from the top down, but to rely on external stimuli for his direction. His life, therefore, is lived according to mechanical forms over which he has no control and which tie him to pre-determined patterns of behavior. Nietzsche (an important influence on Gehlen) calls this sort of enculturation "subjective culture for outward barbarians" – for it leaves man's inner self dependent on outside forces for its direction, devoid of development and hence susceptible to the most extreme forms of subjectivism. [40]

By contrast, the second type of culture (organically emerging from historically formed and tradition-based communities) fosters an "inner-directed" individual possessing an internalized frame of reference congruent with his second nature and geared to a sociability that integrates individual and community in an interactive synthesis. Experienced as an inheritance bequeathed by "great ancestors," organic culture is lived as a project whose rhythms respond to the individual's distinct vitality, as that vitality is shaped by a stylization native to it. The individual, as such, does not consume culture, but applies it, for his behavior is not determined, but inspired by it. This gives the man of organic culture, who encounters his world as an on-going project, the freedom and confidence to realize his cultural ideal in face of the specific exigencies challenging him. Organic culture accordingly grows from the inside out, becoming a personalized expression of a collective way of life, not an anonymously "consumed" commodity marketed to generic individuals situated in anonymous, indifferent social systems. [41]

For the last two centuries liberal societies have endeavored to impose their functional model on the whole world. Europeans, however, have lived most of their history according to the organic model. The hero, the genius, and the great artist, all of whom have played exemplary roles in their civilizational epic, were emulated not because they rebelled against the prevailing culture, but because they succeeded in giving new form and vitality to it. Indeed, such a disposition for renewal was inherent in their culture, for it was lived as an on-going response to an evolving world. By contrast, late modern society, subject to liberalism's market-driven functional culture, is virtually powerless to reformulate its cultural identity or alter its relationship to the larger world, for individual adaptation is now subsumed to a mass-manufactured model responsive to systemic, not communal, personal, or vitalist imperatives. Thus, whenever this model becomes dysfunctional, so too does the cultural orientation of those situated within it, for its failures cannot but plunge the individual into a state of indeterminacy, away from established patterns of conduct and toward greater subjectivity. Unlike the hero of organic culture, who confronts the decomposition of his age for the sake of revolution – a conservative revolution that returns to first principles and allows the cultural ideal to be reasserted at a higher level – the other-directed man of functional culture tends to slip further and further into a state of formlessness, aimlessness, and inaction, vulnerable as he is to those external influences that leave his inner self uncultivated and subject his social persona to criteria alien to his felt needs. [42] From the perspective of Gehlen's philosophical anthropology, Locchi argues that the instrumentalist rationality of functional culture may have the power to undermine organic cultures, but its generic dictates fail to generate those behaviors and beliefs compatible with man's second nature.

It is in this context that the postmodern critique needs to be situated. Against modernist claims to universality, which justify the worldwide imposition of a functional cultural model geared to faceless individuals situated in impersonal social structures, postmodernists highlight the pathologies that follow from its suppression of the lived and the particular. They thus array themselves against modernity's homogenizing model of enculturation. Yet, while advocating a new cultural pluralism, they nevertheless dismiss, disparage, or ignore the significance of earlier organic cultures, often slipping into a pure relativism that mistakes man's second nature for a construct susceptible to endless – and arbitrary – reconstructions. Relatedly, they treat cultural particularisms as if they were akin to exchangeable market options and favor the widest variety of cultural formations. This causes them to advocate a free-floating subjectivity attuned to global markets and microgroups, but resistant to specific organic formations, which are considered "totalizing" in the sense that the Great Narrative is. [43]

Although Grécistes ally with postmodernists in rejecting the instrumental dictates of modernity's functional culture, they take their distance from them in affirming the necessity, not the option, of organic cultures. Without such cultures, they claim an individual is powerless to negotiate the anonymous forces of contemporary society, with dysfunction, decadence, and alienation the inevitable consequence. To be at home in the world and in accord with one's own vitality, a people needs not only to be free of alienating functional restraints, as postmodernists insist, it also needs a sense of belonging that anchors it in a meaningful reality. Belonging, however, comes only with the particular and the enrooted – and the particular and the enrooted cannot be discarded, deconstructed, or selectively reappropriated, as postmodernists advocate, without risk of greater deculturation. [44]

This should not be taken to mean that New Rightists advocate a literal return to pre-modern cultural forms, whose naturalistic models are holistic and relatively simple. Complex societies cannot function in this way. Nevertheless, the traditional organic culture [45] out of which present-day societies have emerged need not, they argue, be rejected in toto, for even as a people evolves and assumes the need for certain functional forms, it retains a need for continuity, balance, and vitality, which can be meaningfully sustained only when rooted in the native soil of a primordial cultural identity. Tying vitality to one's native culture, New Rightists endeavor, then, to replenish all that has given life and form to the European idea over the ages, seeking to adapt Europe's organic culture to the complexities of contemporary social systems, fully conscious that its on-going adaptation gives new meaning, as well as providing new depths to the culture as a whole. [46]


19. H. O. Pappe, "On Philosophical Anthropology," in Austrasian Journal of Philosophy 39 (May 1961); Otto F. Bollnow, "Die philosophische Anthropologie und ihre methodischen Prinzipen," in R. Rocek and O. Schatz, eds., Philosophische Anthropologie Heute (Munich: Beck, 1972); Arnold Gehlen, "Philosophische Anthropologie" (1971), in Gesamtausgabe (Frankfurt/M: Klostermann, 1983), vol. 4.

20. On Gehlen, see Christian Thies, Gehlen zur Einführung (Hamburg: Junius, 2000); Karlheinz Weissmann, Arnold Gehlen: Vordenker eines neuen Realismus (Bad Vilbel: Antois, 2000); Karlheinz Weissmann, "Arnold Gehlen: Von der Aktuatität eines zu Unrecht Vergessen," in Criticón 153 (January-March 1997).

21. Giovanni Monartra, "L'anthropologie philosophique d'Arnold Gehlen," in Nouvelle Ecole 45 (Winter 1988-89).

22. Alain de Benoist, "Racism and Totalitarianism," in National Democrat 1 (Winter 1981-82).

23. Giorgio Locchi, "Ethologie et sciences sociales," in Nouvelle Ecole 33 (Summer 1979); Alain de Benoist, Comment peut-on être païen (Paris: Albin Michel, 1981), p. 67.

24. Alain de Benoist, Vu de Droite: Anthologie critique des idées contemporaines, 5th ed. (Paris: Copernic, 1979), pp. 171-73; Alain de Benoist, Les idées à l'endroit (Paris: Hallier, 1979), pp. 95-97.

25. Arnold Gehlen, Man: His Nature and Place in the World, tr. by C. McMillan and K. Pillemer (New York: Columbia University Press, 1988), pp. 24-31. After his exchange with Lorenz, Gehlen was forced to modify his depiction of man's instinctual non-specificity (Mängelwesen). For a discussion of these later revisions to his theory of culture, see Thies, Gehlen zur Einführung, op. cit., pp. 35-104.

26. "Entretien avec Konrad Lorenz," in Nouvelle Ecole 25-26 (Winter 1974-75); Thies, Gehlen zur Einführung, op. cit., p. 32.

27. Benoist, Les idées à l'endroit, op. cit., p. 41.

28. Benoist, Les idées à l'endroit, op. cit., p. 217. It is this emphasis on the culture-nature link that distinguishes Gehlen's anthropology from the "cultural determinism" of the Boas' school, which ignores man's animal nature, posits an idealist concept of culture, and relies on a good deal of fraudulent research. Typically, Franz Boas is feted in the American academy, but his culturalism is no less vulgar than the biological determinism he sought to refute. Much of contemporary research has, in fact, weighed in against Boas. For example, see Stephen Horigan, Nature and Culture in Western Discourse (London: Routledge, 1988).

29. Claude Lévi-Strauss, Race et culture (Paris: Denoël, 1987), pp. 22-23; Benoist, Les idées à l'endroit, op. cit., p. 216.

30. Alain de Benoist and Charles Champetier, "The French New Right in the Year 2000," in Telos 115 (Spring 1999); Alain de Benoist, Dernière année: Notes pour conclure le siècle (Lausanne: L'Age d'Homme, 2001), p. 88; Alain de Benoist, "Pour une déclaration du droit des peuples," in La cause des peuples: Actes du XVe collogue national du GRECE (Paris: Le Labyrinthe, 1982).

31. See John R. Baker, Race (Oxford: Oxford University Press, 1974), pp. 468-529.

32. Friedrich Nietzsche: "No people could live without evaluating; but if it wishes to maintain itself it must not evaluate as its neighbor evaluates. Much that seems good to one people seems shame and disgrace to another . . . much that is called evil in one place was in another decked with purple honors." See Thus Spoke Zarathustra, tr. by R. J. Hollingdale (London: Penguin, 1968), "Of the Thousand and One Gods."

33. Benoist, Les idées à l'endroit, op. cit., pp. 42 and 101; Alain de Benoist, "L'ordre," in Etudes et recherches 4-5 (January 1977).

34. Henri Gobard, La guerre culturelle: Logique du désastre (Paris: Copernic, 1979), p. 13.

35. Alain de Benoist, "Minima moralia (2)," in Krisis 8 (April 1991).

36. Alain de Benoist, "Fondements nominalistes d'une attitude devant la vie," in Nouvelle Ecole 33 (Summer 1979).

37. Cf. Irenäus Eibl-Eibesfeldt, Der Mensch – das riskierte Wesen. Zur Naturgeschichte menschlicher Unvernunft (Munich: Piper, 1988).

38. Stefano Paltrinieri, "La théorie sociale d'Arnold Gehlen," in Nouvelle Ecole 46 (Fall 1990); Arnold Gehlen, Man in the Age of Technology, tr. by P. Lipscomb (New York: Columbia University Press, 1980).

39. Locchi, "Ethologie et sciences sociales," op. cit.; Alain de Benoist, "'Communauté' et "société'," in Eléments 23 (September 1977).

40. Friedrich Nietzsche, Untimely Meditations, tr. by R. J. Hollingdale (Cambridge: Cambridge University Press, 1983), p. 79; Guillaume Faye, "Le culture-gadget," in Eléments 46 (Summer 1983).

41. Cf. Ferg, "Identité européenne et multiculture," in Devenir 13 (Summer 2000).

42. Locchi, "Ethologie et sciences sociales," op. cit.

43. Fredric Jameson, "Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism" (1991), in Thomas Docherty, ed., Postmodernism: A Reader (New York: Columbia University Press, 1993).

44. The GRECE's defense of particularistic culture – a defense that makes no valuative differentiation between different cultures, but simply defends their specificity against the homogenizing impulses of liberal modernity – is seen by the Left as a sophisticated repackaging of traditional racism (insofar as culture is alleged to replace race as a criterion of exclusion). See Pierre-André Taguieff, "Le néo-racisme différentialiste. Sur l'ambiguité d'une evidence commune et ses effets pervers," in Langage et société 34 (December 1985). For a critique of this conflation of culturalism and racism, see Raymond Ruyer, Les cents prochains siècles: Le destin historique de l'homme selon la Nouvelle Gnose américaine (Paris: Fayard, 1977), pp. 49-61. It is, in fact, the nature of authentic cultures to privilege their own imperatives. To the degree it remains authentic, every culture has no option but to "reject" other cultures (which may be "objectively" just as "good") because they are irrelevant to its own concerns. It is precisely this aspiration towards a self-sufficient unity in its representational modes that makes culture inherently "exclusive" and its members part of a living whole, distinct from others. See Benoist, "Culture," op. cit.; Richard M. Weaver, Vision of Order: The Cultural Crisis of Our Time (Bryn Mawr: Intercollegiate Studies, 1995), pp. 3-21; Claude Lévy-Strauss, Le regard eloigné (Paris: Plon, 1983), pp. 24-30. Finally, the New Right's identitarianism ought not to be confused with the Left's "identity politics," which is a radical form of liberal pluralism that seeks to validate the postmodern fragmentation of identity (usually of sexual and racial minorities). On the Left's identity politics, see Jonathan Rutherford, ed., Identity: Community, Culture, Difference (London: Lawrence and Wishart, 1990). "Identitarism" is here used to denote those tendencies defending traditionalist and anti-liberal – i.e. organic – concepts of identity.

45. This allusion to "traditional culture" – like all subsequent references to "traditional society," "traditional community," "traditional ideas," etc. – refers not to those primitive, tribal formations studied by anthropologists, but to the pre-modern formations that characterized Europe up to the 17th century – that is, to the Greek, Roman, Celtic, Germanic, and Medieval forms of the European civilizational heritage.

46. Cf. Nietzsche, Untimely Meditations, op. cit., p. 83.

samedi, 14 juillet 2007

Retour de la "Communauté"

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Le Retour de la «Communauté»

Herbert AMMON

Herbert Ammon, né en 1943, est journaliste, écrivain et enseigne la sociologie et l'histoire au «Studienkolleg für ausländische Studierende» de la Freie Universität de Berlin. En 1981, à la suite de la grande exposition sur la Prusse à Berlin, qui a relancé le débat sur la nation, même et surtout à gauche de l'échiquier politique, il publie, de concert avec Peter Brandt, le fils de Willy Brandt, un volume à grand tirage intitulé Die Linke und die Nation, dont Orientations avait largement rendu compte dans son n°3 en 1982. Robert Steuckers avait à cette époque prononcé sur cet ouvrage capital et historique une allocution à la tribune du «Cercle Héraclite», réservée aux cadres du GRECE (Nouvelle Droite). Un clivage est né dans cette mouvance française, départageant ceux qui optaient pour une ouverture à cette gauche non-conformiste, dont Guillaume Faye, Jean-Pierre Patin (futur directeur du Partisan européen), Thierry Mudry, Patrick Jeubert, Ange Sampieru (qui avait commencé une ouverture aux gaullistes de gauche et aux auteurs des éditions «La Découverte») et, dans une certaine mesure, Pierre Vial, et ceux qui jugeaient cette ouverture inopportune, parmi lesquels, à l'époque, Alain de Benoist, qui se mit à répandre, avec l'humour particulier qui est le sien, la légende d'un “Steuckers trotskyste”, avant de parfaire au début des années 90 l'un de ces aggiornamentos dont il a le secret. Le texte de Herbert Ammon, que nous reproduisons ici, nous apparaît fondamental à plus d'un titre: paru dans Junge Freiheit, il révèle à un public conservateur un corpus doctrinal de gauche qui permet justement de transcender les clivages conventionnels et de retrouver intactes les valeurs du politique. A quatorze ans de distance, la quête d'Ammon et la quête de notre équipe présentent d'étonnants parallèles, une fraternité d'esprit évidente qui n'implique peut-être pas  —et heureusement—  une identité de vue sur bon nombre d'autres choses. Si en 1982, à la veille des grandes manifestations pacifistes et nationales, la redécouverte des linéaments de nationalisme dans les gauches allemandes étaient une nécessité théorique, en 1996, la défense et l'illustration des thèses communautariennes américaines sont également un impératif incontournable.

 

La société américaine a atteint les limites de sa crédibilité. Ce processus devrait être considéré comme irréversible s'il n'y avait pas ce fameux débat sur le “communautarisme”, où nous voyons surtout des sociologues et des philosophes du social, issus des rangs du libéralisme et de la gauche, qui affirment paradoxalement leur préférence pour la communauté. Les communautariens ont développé au cours de ces quinze dernières années une critique sociale, actuelle, de cette société libérale dominante et établie qui devient, elle, toujours plus incompréhensible, impénétrable, toujours plus abstraite dans ses lois et ses réglements pour l'individu moyen. L'aliénation croît sans cesse entre le citoyen et l'Etat, disent les communautariens, car la société se présente au citoyen moderne comme toujours plus médiate et éloignée: elle ne se présente plus en effet sous la forme d'une communauté solidaire vécue au quotidien mais comme un flot ininterrompu de lois, de réglements, de directives qui réduit le sentiment d'appartenance de beaucoup de citoyens au niveau d'un univers de papiers abstrait; la société n'est plus une forme de gestion autonome concrète, surtout locale ou régionale, mais le reflet monochrome d'un centre éloigné émettant les décisions des cours suprêmes ou celles d'organes administratifs qui n'ont pas grand' chose à voir avec la vie locale.

 

De cette façon, les instances telles les cours de justice, les ministères et les administrations, créées au départ pour défendre les intérêts des citoyens, deviennent, sans doute sans le vouloir, des obstacles à la démocratie. Cela prouve, disent les communautariens, que la démocratie, en tentant de résoudre les conflits au départ d'un centre et surtout au départ d'un système de droit fortement charpenté, butte sur ses propres limites et provoque une crise d'identification entre le citoyen et l'Etat.

 

Certes, la “gauche” de notre pays pourra dire, à juste titre, que le débat américain opposant le “libéralisme” à la “communauté” est un débat propre à la gauche américaine  —soit au sens le plus large, un débat qui se déroule à l'intérieur même du liberalism  américain. Mais il s'agit surtout d'un débat philosophique sur la justification idéelle et ultime de la démocratie; ensuite, les thèses communautariennes se posent comme une approche résolument critique de l'état de la société américaine contemporaine.

 

Commençons par clarifier l'enjeu pour le lecteur allemand: le liberalism plonge ses racines dans la tradition américaine du pragmatisme, dont le credo a été formulé jadis par le philosophe et pédagogue John Dewey: «Le médicament pour guérir les lacunes de la démocratie, c'est “plus de démocratie”».

 

Les liberals  américains, dont la parenté idéologique avec la social-démocratie européenne est mise en exergue par Michael Walzer, croient à l'imbrication des droits civils et de la responsabilité sociale. En revanche, lorsque nous entendons, dans les rangs des gauches européennes, comme par exemple dans un memorandum du groupe FDP de Berlin, où il est question de “déconstruire l'Etat”, de réaliser des privatisations dans les secteurs publics, de chanter les vertus curatives du sacro-saint marché, nous avons affaire à une gauche (certes très modérée) qui revient aux bonnes vielles recettes du libéralisme économique. Pour des oreilles américaines, ce programme ne serait pas de gauche mais serait conservateur, une sorte de mixte entre les reaganomics et cette idéologie individualiste de la prestation, assortie de rhétorique patriotarde.

 

Or c'est justement contre cette “tyrannie du marché” que s'insurge le manifeste communautarien d'un groupe de Berkeley dirigé par le professeur de sociologie Robert N. Bellah: «La puissance du marché conquiert... avec une vitesse sans cesse croissante toutes les sphères de la société, même la famille, bastion traditionnel de repli quand on ne s'y retrouve plus dans le “monde sans cœur”». Effectivement, quand l'idéologie dominante est exclusivement rationaliste, économiciste et téléologique, on voit les hommes se transformer en maximisateurs du marché et on sape leur engagement naturel pour leur famille, leur communauté religieuse, leurs voisins, leurs écoles et aussi, en bout de course, pour leur Etat et pour la société globale.

 

Indubitablement, nous avons là affaire à une critique sévère du moderne “American Way of Life”, à la domination du marché fait de brique, d'acier et de béton, à la fragmentation géographique et sociale de la société, surtout dans les immenses métropoles que sont Los Angeles ou Houston. Qu'on le veuille ou non, cette critique, issue de cénacles de gauche, ressemble à s'y méprendre à ces manifestes qu'éditent des cercles religieux-conservateurs, ou verts et anti-capitalistes. Le médicament que suggèrent ces auteurs pour guérir l'Amérique de ses maux n'est ni l'éco-socialisme ni l'éco-dictature, mais un retour réfléchi aux valeurs du liberalism  américain, à la famille, à l'école et à la communauté religieuse, sources vives de la démocratie américaine, située en-deçà de l'Etat.

 

Les communautariens proviennent d'écoles différentes: on repère ces différences d'après la provenance théorique et d'après le degré de radicalité critique à l'encontre de la société américaine actuelle. Mais ils sont tous d'accord pour dresser un diagnostic négatif sur l'ensemble de ces phénomènes connexes que sont la modernisation progressiste, l'individualisation et la mobilité sociale. Si la mobilité sociale a été considérée pendant longtemps comme la condition essentielle pour réaliser le rêve américain, Michael Walzer rompt avec cette convention: il énumère quatre mobilités typiques qui concourent à la déperdition complète du sentiment communautaire et au sens de la responsabilité à l'égard de la communauté. Ces mobilités dissolvantes sont la mobilité géographique, la mobilité sociale, la mobilité matrimoniale et la mobilité politique, c'est-à-dire, un processus de régression constante de la loyauté à l'égard des personnalités politiques dirigeantes, à l'égard des partis établis et des institutions.

 

Question: comment l'accent mis sur le lien communautaire peut-il s'harmoniser avec les autres valeurs de l'Amérique, telles la liberté individuelle de décision, la volonté de travailler, l'égalité des chances pour l'individu dans la quête de son propre bonheur, la liberté au-dessus de tout lien avec une tradition ou une institution? La force de la démocratie américaine ne repose-t-elle pas sur la puissance intégratrice de la société américaine qui est une société d'immigrants, ne repose-t-elle pas sur le concept de contrat social, qui est presque toujours interprété de manière a-historique?

 

La critique véhémente que formulent les communautariens vise la doctrine du libéralisme pur qui, à la suite de John Locke et de sa conception contractuelle de l'Etat, voit l'ordre politique de la communauté populaire comme reposant sur l'intérêt particulier des individus. Le philosophe John Rawls, dans A Theory of Justice (1979)  —un livre qui allait lancer le débat sur le communautarisme—  justifiait encore, au fil de ses arguments, la nécessité d'un équilibre social et d'une stabilité de la communauté populaire, tous deux fruits de la résultante des décisions des individus, décisions prises après un calcul rationnel comparatif des avantages et des inconvénients. Aujourd'hui, les communautariens critiquent âprement cette théorie justificatrice de l'action politique, théorie qui est purement calculante, pragmatique, rationnelle et éloignée de toute valeur supérieure; cette théorie est celle de l'Etat purement “occidental”: les obligations du citoyen à l'égard de la communauté nationale sont perçues comme purement abstraites et, de ce fait, ne suffisent pas à ancrer leur responsabilité politique et sociale. Un Etat qui n'existe que pour garantir les conditions extérieures de l'épanouissement (économique) individuel et ne cherche jamais à susciter et à ancrer de la solidarité dans la communauté, ne pourra jamais imposer à ses sujets de s'identifier à lui. D'où une autre question: qu'est-ce qui maintient une société de l'intérieur?

 

Pour les communautariens, ces critiques sont évidentes: Amitai Etzioni est le premier à les partager et à les revendiquer. Etzioni est né à Cologne sous le nom de Werner Falk. Plus tard, il est devenu un disciple de Martin Buber. Aujourd'hui il est philosophe et sociologue. Avec tous les autres communautariens, il critique sévèrement l'égoïsme libéral de la pure société de marché, en l'occurrence le néo-libéralisme de l'Ecole de Chicago, patronnée par Milton Friedman. Leurs thèses, pourtant bien ancrées dans les corpus doctrinaux de la gauche, sont ressenties comme de parfaites provocations par les libéraux de gauche allemands, dont la schizophrénie idéologique est notoire et qui prêchent, eux, un constitutionalisme “post-national”, en évoquant les dangers du nazisme et en déduisant de l'histoire nationale allemande la notion d'une culpabilité ineffaçable, d'une responsabilité germanique pour tous les maux qui affectent la planète. Alasdair MacIntyre et Charles Taylor développent des idées radicales contraires à celles de ces gauches anti-nationales allemandes.

 

«Le patriotisme est-il une vertu?». C'est par cette question que MacIntyre entend bien mettre en exergue le dilemme que pose le libéralisme: comment, dans l'Etat libéral, peut-on mettre fin aux conflits d'intérêts qui s'avèrent destructeurs? Réponse: soit en appellant à une vision supérieure, en exhortant les citoyens à reconnaître une communauté d'intérêt transcendante et axiologiquement neutre, soit en imposant par la force et l'arbitraire une solution ponctuelle. Si l'on choisit d'imposer une solution par la coercition, on transforme automatiquement l'Etat libéral en son contraire, en un “Léviathan”. Et que doit-il se passer en cas de conflit extérieur? Contrairement au pacifiste allemand moyen, MacIntyre ne peut imaginer une communauté politique sans forces armées, capables d'assurer une “sécurité minimale”. Mais les bons soldats ne peuvent pas être des libéraux, leur morale est impensable sans patriotisme. MacIntyre admet, sans ambages et sans recourir à des circonlocutions, que le patriotisme  —motif d'action particulier—  possède une toute autre substance que le pathos humanitariste et universaliste.

 

MacIntyre cite en exemple l'attitude du résistant allemand patriotique Adam von Trott zu Solz, car son patriotisme repose sur des valeurs humanistes liées à sa propre patrie, ce qui n'est pas la même chose qu'une volonté d'agir selon des critères purement éthiques et universalistes, dont le slogan de base serait “agis toujours dans le meilleur intérêt de l'humanité”. Trott zu Solz incarnait le dilemme de la résistance allemande: il voulait éliminer un dictateur et un régime qu'il jugeait criminel, mais, en même temps, il voulait maintenir le Reich allemand, assurer sa survie. Par nécessité, il agissait en tant que patriote pour provoquer l'effondrement du régime mais, en même temps, toujours par patriotisme, il servait partiellement ceux qui gérait l'Etat en déployant des pratiques criminelles.

 

MacIntyre termine son plaidoyer pour un patriotisme communautarien en remarquant très justement la teneur du patriotisme américain: pour beaucoup de citoyens des Etats-Unis, la cause américaine et la cause de la morale sont toujours identiques. Heureuse Amérique...

 

MacIntyre enseigne la philosophie à l'Université catholique Notre Dame dans l'Etat d'Indiana. Son collègue Charles Taylor enseigne à Montreal et est originaire du Royaume-Uni. Tous deux ont un passé marxiste et se reconnaissent aujourd'hui dans la tradition catholique de leurs parents et ancêtres. Mais tandis que MacIntyre fait dériver son patriotisme communautarien de la tradition catholique, jusnaturaliste et thomiste, Taylor inscrit son plaidoyer pour le patriotisme  —dont il n'ignore pas les abus et les perversions possibles—  dans une filiation intellectuelle plus vaste partant de Hannah Arendt pour revenir à Tocqueville, Montesquieu, Machiavel et Aristote.

 

Taylor constate que la tradition classique de l'Occident considère que le but de l'action politique est le Bien. Elle est par conséquent en contradiction avec l'éthique principale de la société libérale qui veut atteindre le Juste, en l'imposant par une bureaucratie toujours plus tentaculaire. Le “Bien Commun” et la “Liberté Générale” donnent une impulsion au citoyen qui s'identifie alors à sa Cité (Polis) et n'impliquent nullement l'obligation a-politique de vénérer des principes universels. Taylor évoque ensuite le motif historique que l'on peut répérer dans toute l'histoire: «Le lien de solidarité qui m'unit à mes compatriotes se base sur la conscience d'un destin partagé et sur le constat que l'on donne, lui et moi, un sens identique aux choses, où justement la notion de partage constitue également une valeur».

 

Les communautariens insistent sur la dimension historique, en opposition à la conception utilitariste de la société, et, par suite, soulignent la nécessité de l'aspect narratif des récits fondateurs et aussi la nécessité de s'imbriquer dans une continuité historique, assise de l'existence politique de la cité. (...)

 

Le débat sur le communautarisme soulève encore bien d'autres questions, que devrait aussi se poser la société allemande: peut-on transposer le modèle démocratique proposé et défendu par les communautariens américains dans notre pays, éprouvé par deux guerres perdues en ce siècle et à la conscience historique tourmentée? Où les Allemands trouveront-ils les clefs historiques pour accéder à une véritable communauté politique? Où se déploie en Allemagne la “narration historique”, évoquée par Taylor? Dans les écoles? Dans les familles? Dans l'art? Sur le petit écran?

 

Le débat américain sur le communautarisme nous montre clairement que la société qui se veut la plus “progressiste” de la Terre vient de générer un corpus doctrinal et politique très éloigné des superficialités du multiculturalisme. C'est justement la trop faible cohésion de la société libérale à l'ère “post-nationale” qui réclame le retour de “liants” plus anciens et originels que le libéralisme qui, lui, ne repose que sur les mobiles abstraits et universalistes de la société bourgeoise.

 

Enfin, dernière question: à quel type de “communauté” faut-il ramener cette Union Européenne qui a remplacé à Maastricht la défunte Communauté Européenne? Et que pourrait bien signifier le “communautarisme”, c'est-à-dire l'effort d'obtenir le “Bien Commun”, dans des Etats-Nations de type européen, devenus contre leur gré des terres d'immigration? C'est peut-être d'Amérique que nous vient aujourd'hui la bonne réponse...

 

Herbert AMMON.

(article paru dans Junge Freiheit,  n°47/1994; trad. franç. : Robert Steuckers).

vendredi, 13 juillet 2007

Communautarisme américain

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Le retour de la «communauté» dans la pensée politique américaine

par Robert STEUCKERS

(intervention lors du séminaire de l'association «Synergies européennes» à Roquefavour en Provence en janvier 1995, à l'Université d'été de la FACE  en Provence en juillet 1995 et à la tribune du «Cercle Hermès» de Metz en Lorraine en février 1996)

analyse:

- Walter REESE-SCHÄFER, Was ist Kommunitarismus?, Campus, Frankfurt am Main, 1994, 191 p., DM 26, ISBN 3-593-35056-4.

- Martha NUSSBAUM, Gian Enrico RUSCONI, Maurizio VIROLI, Piccole Patrie, Grande Mondo, Reset/Donzelli editore, Milano, 1995, 64 p., Lire 8000, ISBN 88-7989-147-2.

- Charles TAYLOR, «Wieviel Gemeinschaft braucht die Demokratie?», Jerzy SZACKI, «Aus einem fernen Land. Kommentar zu Taylor», Otto KALLSCHEUER, «Individuum, Gemeinschaft und die Seele Ame­ri­kas», Bert van den BRINK, «Gerechtigkeit und Solidarität. Die Liberalismus/Kommunautarismus-De­batte», Susan M. OKIN, «Für einen humanistischen Liberalismus», in Transit/Europäische Revue, Nr. 5, Verlag Neue Kritik, Frankfurt am Main/Institut für die Wissenschaften vom Menschen (Spittelauer Lände 3, A-1090 Wien), Winter 1992/93, 190 p., DM 20, ISSN 0938-2062, ISBN 3-8015-0267-8.

Notre projet, tant dans le cadre de cette initiative paneuropéenne qu'est «Synergies européennes» que dans celui de l'UFEC, embryon de parti politique que nous activerons quand les temps viendront, est un projet “euro-communautaire” dans le sens où il ne voit pas d'autre avenir pour l'Europe que dans une prise en compte et une organisation des communautés vivantes qui structurent effectivement, sur un mode complexe et varié, la vie des peuples sur notre continent et non pas dans la création d'un gigantesque moloch technocratique ou dans la répétition stérile des formes politico-administratives sclérosées, propres à l'Etat-Nation du XIXième siècle.

Pourquoi avoir choisi ce terme de «communauté», alors même que le sens de ce vocable de la science politique et/ou de la sociologie peut varier considérablement d'une langue à l'autre et d'un contexte politique à l'autre? «Communauté» peut dési­gner effectivement un groupe d'hommes de même origine, vivant sur un même territoire ou pratiquant des activités écono­miques en interaction constante. Mais «Communauté» peut désigner aussi la partie d'un Etat bénéficiant d'un degré d'autonomie plus ou moins grand, dont les ressortissants parlent tous une même langue, souvent minoritaire ou minorisée, partagent une culture identique ou une confession déterminée; c'est notamment cette notion-là de «Communauté» qu'utilise le droit constitutionnel espagnol actuel, quand il a instauré son «Etat asymétrique de communautés autonomes», où les commu­nautés sont les entités basques ou catalanes, etc.; de même, le terme «communauté» désign(ai)ent aussi les instances euro­péennes mises en place à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg, au début du processus d'unification européenne.

 

Nous avons choisi ce terme parce qu'il recèle d'emblée une connotation sympathique, demeurant malgré tout contestatrice du désordre établi, tant à gauche, où il évoque la solidarité dans le combat social, qu'à droite, où l'on garde la nostalgie des “holismes” traditionnels qui ont précédé la blessure moderne et industrielle. Qui dit «communauté», qui fait de la «communauté» l'unité de base de sa pensée politique, parie de fait pour les hommes réels, les hommes de chair et de sang, de labeur et de créativité, contre les visions abstraites de l'homme, où celui-ci n'est plus qu'une unité dissocié d'un tout préa­lable, jugé obsolète et combattu comme anachronisme, ou un rouage d'une mécanique débarrassée de toutes valeurs et de toute mémoire. Le message des “communautariens” est universel en tant qu'il implique la défense de toutes les communautés d'hommes réels dans le monde, et qu'il implique ou devrait impliquer la volonté de généraliser ce principe à l'échelle du conti­nent européen et, par extension, du monde tout entier.

 

Pour bien cerner la signification du terme sociologique de «communauté», il convient au préalable de faire référence à des no­tions scientifiques bien précises, établies par quelques grandes figures de la sociologie moderne, voire de la philosophie:

1. Ferdinand TÖNNIES.

2. François PERROUX.

Tous deux nous ont livré la définition la plus scientifique et la plus précise du terme «communauté» dans le contexte européen. Malheureusement l'exploration et l'exploitation de leurs écrits s'avèrent de plus en plus problématiques et de moins en moins médiatisables, surtout dans l'espace linguistique francophone où le recul de la culture et l'effondrement de l'enseignement ne permettent plus d'aborder des corpus scientifiques complexes. Raison pour laquelle, dans le contexte actuel, il nous paraît ur­gent de faire systématiquement référence aux «communautariens» américains qui ont abordé les questions «communautaires» dans un langage plus plastique et plus accessible, surtout dans un pays comme les Etats-Unis où il n'y a plus, depuis longtemps, de corpus classique dans les établissements d'enseignement et où la philologie classique n'a même plus l'importance qu'elle a vaguement conservée dans nos “humanités”. La médiatisation outrancière a obligé les intellectuels américains à une sorte de concision didactique, que nous sommes, nous aussi, obligés d'utiliser désormais.

3. Le nouveau débat inauguré par les COMMUNAUTARIENS américains, où bon nombre d'aspects de la notion de «communauté» sont abordés sous des angles chaque fois différents.

4. Un parallèle devrait être tracé, nous semble-t-il, entre la définition sociologique de la «communauté» (chez Tönnies et Perroux) et la définition religieuse qu'en donnaient Hauer (Das Gemeinde) et Buber (la dialogique du «Je » et du «Tu»).

Ferdinand Tönnies (1855-1936)

En 1887, paraît l'ouvrage scientifique majeur de Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, où il définit deux concepts fondamentaux de la sociologie moderne et les place en opposition:

 

a) La «communauté» (Gemeinschaft), regroupant des personnes de même origine, ayant entre elles des liens de sang ou des liens familiaux, partageant des sentiments communs et un destin commun, faisant appel à la mémoire. La «communauté» est en quelque sorte un élargissement du contexte familial et villageois traditionnel. Tönnies était en effet issu d'une commu­nauté de paysans et de pêcheurs de la côte occidentale du Slesvig-Holstein qui n'a jamais connu le servage et a maintenu in­tacts les ressorts de la vieille communauté traditionnelle germanique. L'aliénation moderne et capitaliste n'avaient guère eu prise sur ces sociétés, elles recelaient en elles les ingrédients d'une résistance efficace aux processus d'aliénation, qui méri­taient d'être maintenus et entretenus. La liberté collective implicite qu'elles incarnaient étaient un leg positif du passé, exem­plaire pour tous ceux qui, au contraire, avaient été jetés dans les affres d'une forme moderne d'aliénation. Par ailleurs, l'excès de communauté conduit à la répétition du même, en dépit des mutations du contexte environnant, et à la stagnation.

 

b) La «société» (Gesellschaft) dont le mode de fonctionnement est mécanique et purement utilitaire. Les excès de société conduisent à l'anomie, au désordre social et à la domination de tous les héritages par des flux incontrôlables, urbains et loin­tains. Dans cette optique, l'hypertrophie de l'existence urbaine et commerçante détruit toutes les solidarités profondes et finit par ruiner la notion même de peuple.

 

Toute l'ambiguïté du socialisme organisé en parti se repère dans cette dichotomie mise en exergue par Tönnies: en effet, le socialisme veut la solidarité, qui est intacte dans la Gemeinschaft, mais il sacrifie au mythe moderniste qui détruit les vec­teurs spontanés et irrationnels de cette solidarité, implicite dans la normalité communautaire.

 

Qu'est devenue la sociologie de Tönnies?

 

1. Elle a plu aux réactionnaires de droite, qui voulaient restaurer les holismes de l'ancien régime. Elle a plu aux pastoralistes de gauche, aux gauches utopiques, parce qu'elle semblait se démarquer des rigueurs et des horreurs de l'industrialisation (travail des enfants dans les mines, exploitation des femmes, absence d'hygiène de vie, etc.). Enfin, elle a plu aux mouve­ments de jeunes de droite comme de gauche, notamment le Wandervogel allemand et ses avatars ultérieurs, ainsi qu'à tous ceux qui oscillaient, indécis, entre la droite et la gauche.

 

2. Elle a déplu aux nationaux-socialistes, dont la propre notion de «communauté» différait considérablement de celle définie par Tönnies, dans le sens où elle désignait un ensemble beaucoup plus large, englobant tout le peuple allemand (voire tous les peuples germaniques), pourtant composé d'une multitude de communautés réelles, circonscrites dans des champs spatio-temporels ou socio-professionnels bien délimités. Cette hypertrophie de la «communauté» dans le contexte national-socialiste démontre le caractère non holiste de la définition nationale-socialiste de la «Volks-gemeinschaft»,  de même, elle révèle le projet fondamentalement moderniste dont cette pratique politique était porteuse, à la notable exception des associations pay­sannes, du moins jusqu'en 1942. L'utilisation d'une notion différente de la «communauté», le modernisme implicite du projet national-socialiste, et, face à cela, l'exception paysanne, font toute l'ambiguïté de ce régime en matière de praxis sociologique. Peu après la prise du pouvoir par Hitler, Tönnies, qui entend rester fidèle à son engagement social-démocrate, est privé de sa pension. Il meurt en 1936.

 

3. Elle a déplu aux marxistes, surtout aux intellectuels. Georges Lukacs condamne la sociologie de Tönnies comme “irrationnelle” et lui reproche d'avoir soutenu le “réformisme” au sein de la sociale-démocratie allemande, notamment le mouvement des “Genossenschaften” (des coopératives et des syndicats autonomes), car, affirme le théoricien hongrois du marxisme contemporain, ces “Genossenschaften” sont vectrices d'une re-communautarisation (re-holicisation) à l'intérieur même de la société capitaliste, alors qu'il faudrait une rupture totale et définitive, tant avec le capitalisme qu'avec les résidus de “féodalité” (ce dernier concept étant bien entendu flou et extensible). En fait, Lukacs reproche à Tönnies d'étendre les con­cepts jusqu'à les rendre “anti-historiques”, c'est-à-dire “romantiques” et “anti-scientifiques”. Lukacs prend là le relais de Marx et d'Engels quand ils condamnent les socialismes utopiques et quand ils s'opposent à Dühring qui avait cultivé, au sein du so­cialisme allemand, quand celui-ci n'était pas encore entièrement sous la coupe des marxistes, des notions vitalistes et non plus mécanicistes.

 

Que faut-il penser, ici, de ce concept d'“anti-historicisme” avancé comme une machine de guerre contre la sociologie de Tönnies, le mouvement des Genossenschaften  et les syndicats autonomes (parfois héritiers de vieux réflexes corporatifs)? Que la vision marxiste demeure prisonnière de préjugés modernistes et bourgeois, dans le sens où la bourgeoisie entendait se libérer de toutes les formes de carcans institutionnels traditionnels, pour laisser place au libre jeu incessant et dissolvant de l'économie, c'est-à-dire de son économie de classe. L'histoire pour les modernistes, les libéraux et les marxistes, ce n'est pas de construire, de défaire et de recomposer des institutions au profit du Bien commun ou d'ériger des garde-fou institution­nels contre la fluidité absolue de l'argent-roi, mais de participer à tous les processus de dissolution, y compris, en un certain sens, ceux du capitalisme, pour que plus aucune barrière ne puisse se dresser contre le “fluidisme” planétaire de celui-ci, surtout dans sa variante spéculatrice, comme nous le constatons depuis deux décennies. Le “progrès”, ainsi défini, est essen­tiellement négatif.

 

Sur le plan purement politique, la «communauté», tant qu'elle reste intacte, reste en-deça, en marge du capitalisme réel qui, lui, va accoucher, par dialectique, du socialisme définitif, contre lequel plus aucune institution ne pourra se dresser, vu qu'elles auront toutes été dissoutes.

 

4. La sociologie de Tönnies revient au grand galop aujourd'hui dans la sociologie universitaire américaine, qui tire les leçons de l'effondrement social aux Etats-Unis et de l'anomie qui frappe cette société, dans des proportions inégalées dans l'histoire. L'analyse sociale au départ de la dichotomie Communauté/Société est revenue en Amérique quand des sociologues se sont repenchés sur les différences sociologiques entre villes et campagnes. Depuis, le regain d'intérêt pour la «communauté» n'a cessé de s'amplifier et d'aborder la question sous tous les angles.

 

Mais une compréhension globale du nouveau «communautarisme» américain ne pourrait être optimale, à nos yeux, que si on replace la problématique toute entière dans le contexte de l'œuvre de Tönnies.

 

1. Tout comme Tönnies (et Carl Schmitt), les communautariens américains amorcent leurs réflexions au départ d'une récep­tion de l'œuvre de Hobbes et de sa théorie du contrat. Le contrat met un terme à l'“état de nature”, dit Hobbes, qui est un état de guerre de tous contre tous, où «l'homme est un loup pour l'homme», mais amorce par ailleurs —et quasi simultanément—  une rationalisation outrancière des relations et des comportements sociaux et, en parfaite concomitance, une neutralisation de toutes les valeurs cimentantes de la société. Hobbes reste celui qui a le mieux pensé la toile de fond tragique qui se profile derrière toutes les quiétudes politiques à l'œuvre dans l'histoire et qui a élaboré théoriquement les mécanismes (quasi eucli­diens) les plus efficaces pour contenir cette tragédie fondamentale hors de tout commonwealth humain; mais en dépit de ce mérite de Hobbes, il n'empêche que le contrat,  —surtout tel qu'il sera repris et transformé par Locke et, à sa suite, les con­tractualistes anglo-saxons—,  par la rationalisation pratique et la neutralisation axiologique qu'il implique, fait revenir, à l'avant-plan et au bout de processus plus ou moins longs, le tragique refoulé hors de la cité par le Léviathan, artifice voulu par le souverain et perçu au départ comme éminemment positif. A long terme, le contrat n'empêche pas —et même favorise—  la généralisation de l'anomie qui, elle, restaure les horreurs de la guerre civile, non plus entre factions politiques bien profilées, mais entre individus ou bandes d'individus sans projets de société cohérents, mus par leur seul désir d'acquérir illégitime­ment les biens d'autrui ou d'obtenir frauduleusement des avantages personnels.

 

2. Dans la formulation de sa théorie, Tönnies dit être fortement redevable au politologue, sociologue et “organologue” Albert Schäffle, notamment à son livre Bau und Leben des sozialen Körpers. Schäffle raisonne en termes organiques et biologiques, ne transforme pas le fonctionnement de l'économie et de la société en un jeu de purs mécanismes. Tönnies reconnaît sa dette envers les conceptions juridiques de von Ihering et à la politologie romantique et conservatrice d'Adam Müller (Die Elemente der Staatskunst), au marxisme et à l'école historique des économistes allemands (Rodbertus et Adolf Wagner). Ensuite, dans la genèse de son œuvre, il revendique l'héritage des théories de Bachofen et de Morgan sur le matriarcat, puis des hypothèses de Hearn (The Aryan Houshold), de Fustel de Coulanges (La Cité antique) et du juriste allemand Leist sur les socialités pri­mitives. La communauté, résume Tönnies, s'exprime par la famille, la vie villageoise morale et la vie urbaine religieuse. La société s'exprime par l'existence que mènent les hommes dans les mégapoles, existence fondée sur les conventions. Ensuite, par une vie nationale entièrement déterminée par la politique politicienne, puis, par une vie cosmopolite marquée par l'opinion publique, chapeautée par la “République des Intellectuels”.

 

La Communauté selon François Perroux

 

En 1942, François Perroux sort un opuscule définitionnel particulièrement bien charpenté, intitulé La communauté. Il précise la notion et complète de la sorte Tönnies. Perroux distingue:

 

1) La communauté amorphe, qui est une communauté résiduaire, survivant dans un monde entièrement dominé par le mo­dèle sociétaire. Le risque de voir disparaître tout dynamisme dans ces communautés résiduaires n'avait pas été très bien perçu par Tönnies et ses vulgarisateurs.

2) La communauté structurée selon les legs de l'histoire présente des hiérarchies efficaces. Cette communauté est efficace si elle est simultanément organisée, si un appareil organisé lui confère des règles, des règles juridiques qui reflétent dans une formulation abstraite l'essence communautaire de ces structures.

 

Le problème, déjà perçu par Simmel, survient quand il y a divorce entre structure et organisation. François Perroux écrit (p. 69): «Le divorce entre l'organisation et les structures des communautés se déclare, ..., quand le législateur part d'un sys­tème idéologique, d'un ensemble d'idées préconçues pour énoncer les règles sociales, établir les découpages territoriaux et professionnels, construire les appareils de commandement et d'administration. Il n'épouse pas alors avec délicatesse et sou­plesse les contours du réel. Il prétend plier le réel à un moule idéologique et abstrait». En résumé, la société prend le pas sur la communauté et sur les structures communautaires quand l'organisation se détache de l'héritage communautaire. François Perroux démontre qu'il y a deux façons de s'en détacher: a) on passe à une organisation proprement sociétaire qui impose la contrainte (l'imperium), le commandement par l'injonction ou par la loi; b) on passe à une organisation associationniste, centrée sur le contrat entre des libres volontés qui s'entre-limitent et procèdent à des jeux détachés des flux réels et charnels de l'existence.

 

La revendication communautaire s'oppose à ces deux modèles, coercitif et cattalexique, en se fondant sur un consensus. Perroux explique (p. 70): «Une organisation est communautaire pleinement, une organisation exprime et valorise une com­munauté lorsqu'elle fait appel aux ressorts psychiques de cette communauté et en épouse autant qu'il est possible les struc­tures spontanées. Il faut donc qu'elle ne contrarie pas, mais bien plutôt qu'elle favorise la fusion des activités et des cons­ciences (...). Il faut aussi qu'elle ne mette pas en péril, soit en l'anéantissant, soit en la bureaucratisant, la hiérarchie des fonc­tions et des situations complémentaires de la communauté». Pourquoi Perroux valorise-t-il l'organisation communautaire? Parce que l'homme, dit-il, est homme s'il a un rôle historique, s'il est une personne, c'est-à-dire un acteur sur la scène de l'histoire [de sa Cité]. Cela implique: a) qu'il soit une partie consciente et active dans un ensemble; b) qu'il soit une force qui s'exerce durablement dans un sens déterminé au cours d'un drame (qui est l'histoire de sa communauté ou de son peuple). La personne humaine, dans la perspective communautaire selon Perroux, se définit dans le drame humain (dans l'histoire). L'individu qui ne suit que sa fantaisie, qui cède aux pressions de l'instinct ou aux calculs de l'égoïsme ne joue pas un rôle: il reste en marge du drame permanent qu'est sa communauté.

 

Deux conceptions du rôle historique de l'homme communautaire existent:

 

1. L'homme communautaire-historique adhère à des valeurs et veut les incarner dans l'histoire. Soit il réussit et modèle alors les communautés selon les canons des valeurs qu'il a choisies. Dans l'absolu, ces valeurs, avant d'être incarnées, sont en marge des communautés réelles. Mais les valeurs sont éternelles et si elles ne sont pas incarnées par l'élite de telle commu­nauté, elles seront incarnées demain par celle d'une autre communauté. Pour Perroux, qui révèle là son héritage catholique, adhérer à des valeurs, ce n'est pas se soustraire au drame de l'histoire, mais au contraire se mouler dans ce drame et donner aux valeurs un ancrage spécifique, non interchangeable.

 

2. L'homme communautaire-historique choisit de jouer un rôle dans la pure immanence, soit dans la lutte des classes (communisme), soit dans la lutte des races (national-socialisme). Le risque, quand on s'enferme dans de telles luttes, c'est d'éteindre ou d'œuvrer à éteindre les dynamiques et les échanges qui demeurent même dans l'antagonisme; on se ferme à tout dialogue sur base de valeurs communes, existant de part et d'autre de la ligne de front, éventuellement sous d'autres mo­dalités.

 

Le débat américain actuel sur le communautarisme

 

Le débat actuel aux Etats-Unis ramène sous les feux de la rampe la notion de communauté, refoulée depuis quelques décen­nies hors du champ de la sociologie universitaire.

 

Si le débat est actuel, la maturation de définitions nouvelles de la communauté, les approches conceptuelles innovantes en cette matière, sont à l'œuvre ou se forgent depuis assez longtemps: Michael Sandel a développé une critique de l'égoïté dé­liée, Charles Taylor une critique de l'individu atomisé, Alasdair MacIntyre a conceptualisé un système complexe faisant appel à l'esthétique, Robert Bellah revendique une logique du cœur, Ben Barber réhabilite la notion de commune, Martha Nussbaum a construit un “aristotélisme social-démocrate” et Michael Walzer a œuvré à revaloriser les “sphères de justice” subsistant dans nos sociétés.

 

Pourquoi ce renouveau?

 

1. Parce qu'il est devenu urgent de développer une critique générale devant les dégâts sociaux causés par l'atomisation ou­trancière de la société américaine actuelle: les hommes y ont perdu tous référents.

 

2. Cette perte de tous référents fait qu'il est impossible de maintenir une démocratie viable sans vertus civiques.

 

3. S'il n'y a plus de vertus civiques, si celles-ci ne peuvent plus s'exprimer, il n'y a plus de liens, donc plus de valeurs, dans la société. Liens et valeurs, constatent les communautariens, ne peuvent pas être générés par des codes moraux abstraits qui demeurent largement incompris et inaccessibles au commun des mortels. Restaurer les vertus civiques implique donc de refaire appel au vécu, aux valeurs réellement vécues, aux comportements traditionnels. Le philosophe ou le sociologue qui entend défendre sa Cité et/ou sa famille ne peut dès lors plus partir d'“idées générales” mais seulement de “cas concrets”.

 

Cet abandon nécessaire des idées générales postule une réorientation complète du débat et implique un dépassement de la di­chotomie gauche/droite. En effet, dans leur souci de restaurer des valeurs civiques dans la société américaine, les commu­nautariens ont été obligés de sortir des sentiers battus d'une sociologie qui n'avait exploré que des filons de gauche. La né­cessité d'innover les oblige a procéder à une fertilisation croisée (cross-fertilization)  des discours de la droite et de la gauche, dans le sens où celles-ci s'opposent toutes deux au libéralisme, idéologie dissolvante des liens unissant les hommes. Une nouvelle opposition se dessine à l'horizon: la gauche axiologique et la droite axiologique (Wertkonservativismus)  s'opposent désormais de concert au libéralisme, idéologie dominante dans les sociétés occidentales qui a généré une permissivité incon­trôlable.

 

La critique de Michael Sandel

 

Michael Sandel a commencé sa quête en voulant “remoraliser” la société sur base d'un ouvrage fondamental, qui fit beaucoup de bruit aux Etats-Unis il y a dix-sept ans, en 1979, A Theory of Justice de John Rawls. Cet ouvrage dès sa parution a connu un grand succès, hélas vite éclipsé. Il n'est revenu à l'avant-plan qu'après la parenthèse reaganienne et néo-libérale. Rawls, puis Sandel, sont partis d'une réévaluation de l'œuvre de Hobbes. La convivialité, le consensus ne sont plus menacés au­jourd'hui par l'Etat de Nature mais par des conflits d'intérêts, qui ont pour objet la redistribution. Ces conflits permanents rui­nent en bout de course les ressorts coopératifs de la société. Pour remettre en état ces ressorts coopératifs, il faut créer des normes pour aboutir à une justice fondée sur la fairness. Mais qui dit “normes”, dit retour à la philosophie normative, reje­tée dans les pays anglo-saxons à la suite de l'empirisme logique et de “la philosophie du langage quotidien” d'Oxford. Dans cette optique, les jugements de valeur n'exprimeraient aucune réalité. Les valeurs sont donc évacuées. Elles découleraient d'anomalies et d'ambiguïtés de langage et, de ce fait, toute philosophie s'occupant de normes ou de valeurs serait considérée comme vide de sens. Rawls dénonce cette variante du libéralisme idéologique, plus en vogue chez les conservateurs que dans la gauche anglaise et américaine. Sa dénonciation a provoqué deux réactions:

 

1. Première réaction: la défense et l'illustration de normes rationnelles universellement valables, lesquelles seraient les va­leurs intangibles et indépassables du libéralisme, idéologie dominante. Telle sera l'option de Nozick (Anarchy, State, Utopia, 1974) et de Buchanan. Nozick s'inscrit dans la tradition de Locke: il existe, affirme-t-il, des droits naturels donnés une fois pour toutes; seuls les Etats en conformité avec ces droits naturels sont légitimes. Ces Etats sont des agences protectrices de ces droits fondamentaux définis une fois pour toutes. Tel est le nouveau rôle dévolu à l'Etat minimal des libéraux. Toujours dans cette optique nozickienne, les modèles particuliers de redistribution sont illégitimes et doivent être combattus. La critique des communautairens à l'égard de cette réaction “fondamentaliste” occidentale s'articule autour de trois questions: a) Où est la justification ultime de ces droits fondamentaux? b) L'affirmation de l'illégitimité des modèles particuliers de redistribution ne conduit-elle pas à la destruction de toute sphère publique? c) La destruction de toute sphère publique ne conduit-elle pas à l'absoluisation du marché et à la mort du politique? Les communautariens, à la suite de Sandel, s'opposent ainsi à tout cons­tructivisme méthodologique (ce qui pourrait être considéré comme une interprétation non libérale et non individualiste de Hayek) et s'opposent aussi à toute anthropologie qui manipule des modèles détachés de l'histoire ou de toute autre concrétude sociale.

 

MacIntyre et Taylor partagent cette critique de Sandel. Qui a imméditament eu des retombées militantes: elle a aidé les éco­logistes à formuler une éthique écologique; elle a permit de conceptualiser l'idée d'un contrat entre les générations; elle a con­solidé le mouvement de “désobéissance civile”. Examinons cette critique de plus près. Sandel demande: où se trouve le fon­dement concret de cette option communautarienne pour la justice (Rawls) et la fairness? Il répond: dans la communauté des hommes et non pas dans un discours comme chez Nozick et Buchanan. Car ceux-ci procèdent à une réduction de la philoso­phie politique à un simple énoncé de normes et à une simple justification de ces normes énoncées. Et si l'on pose la question de Carl Schmitt aux partisans d'une philosophie politique similaire à celle de Nozick, quis judicabit?  Qui juge? Ou, plus exactement: qui énonce les normes? Il n'est pas difficile de répondre à cette question dans le contexte actuel: les media. Mais ceux-ci n'ont aucune légitimité démocratique. Comme l'énoncé des normes sociales et politiques est laissé à quelques “prêtres” médiatiques et médiatisés, et non plus à la communauté des hommes réels de chair et de sang, imbriqués dans les flux réels de la vie et de l'économie, nous assistons à un appauvrissement graduel et à une hyper-moralisation de la pensée politique. Le risque est alors celui du solipsisme permanent, du détachement par rapport au drame concret.

 

La critique de Charles Taylor

 

La critique de Taylor est également, au départ, une critique des positions de Nozick, en qui il voit la quintessence de l'atomisme social. Taylor avance deux arguments majeurs: 1. Premier argument: aucune tradition philosophique classique ne pose l'homme comme un individu isolé. Pour Aristote, l'homme est par nature un zoon politikon, qui ne jouit pas d'une pleine indépendance, qui n'est pas totalement détaché des autres hommes et n'est jamais auto-suffisant. Taylor réclame là le retour à un filon fécond, celui qui part d'Aristote, passe par Thomas d'Aquin pour aboutir au Romantique Adam Müller et à Othmar Spann. Dénominateur commun de ce filon, mis en exergue par Spann en son temps: aucune sociologie n'est possible avec la méthodologie individualiste; l'universalisme (selon Spann et non pas selon les tenants de l'individualisme et du libéralismes absolus qui sévissent à Paris depuis une quinzaine d'années) insère l'individu dans un ordre supérieur, qui est l'ordre naturel.

2. Deuxième argument: l'individualisme absolu conduit au paradoxe; l'individu peut effectivement dire: “j'ai des droits: pour les faire valoir, je dénie à mes concitoyens, à mes prochains, et même à mes descendants le droit d'exercer leurs droits si ceux-ci me contrarient; cependant, pour faire valoir les leurs, ils peuvent me dénier le droit d'exercer les miens”. D'où droits et devoirs doivent être mis sur le même pied. On ne peut pas, sans verser dans le paradoxe, définir les droits de l'homme sans dresser simultanément le catalogue de ses devoirs vis-à-vis de la communauté.

 

Ces deux arguments de Taylor conduisent à formuler une question fondamental, surtout à l'ère d'anomie que nous vivons: de quel degré de “communauté” la démocratie a-t-elle besoin? Taylor dresse une typologie:

 

1. Dans la démocratie économique, telle que nous la connaissons en Occident et telle qu'elle apparaît dans sa forme la plus pure aux Etats-Unis, la forme politique de la société est un instrument pour les individus, pour qu'ils atteignent leurs objectifs individuels, et non pas un instrument pour les communautés, pour qu'elles atteignent une harmonie optimale et garantissent une continuité. Dans cette démocratie économique et individualiste, le militantisme politique des citoyens est un facteur de dé­sordre parce qu'il crée des réflexes collectifs et communautaires non prévus par la rationalité libérale. Ensuite, la décision politique doit être entièrement abandonnée aux professionnels de la politique qui, eux, connaissent les règles et savent les ap­pliquer en dépit des vicissitudes d'un réel auquel ils ne se frottent plus. Question de Taylor: où est le vertu liante (Montesquieu) dans cette démocratie économique? Poser cette question revient à envisager et à espérer l'avènement d'une démocratie avec vertu liante. Taylor l'appelle la “communauté démocratique”.

 

2. Reconstruire la “communauté démocratique” passe par la réactivation d'un sentiment de solidarité, par une participation effective aux décisions politiques, par le respect mutuel entre les membres de la communauté, par une économie fonction­nante, équilibrée entre l'entreprise privée de grandes dimensions et les propriétés collectives (ce qui nous apparaît flou). La “communauté démocratique” n'est rien d'autre que le retour de la societas civilis, c'est-à-dire la forme concrète d'une société civile garantissant liberté et dignité.

 

3. La critique de la démocratie économique, la volonté de restaurer la vertu liante et la “communauté démocratique” (alias la societas civilis)  impliquent une critique de la liberté négative, cher aux maximalistes libéraux. Taylor fonde sa critique sur les définitions formulées par Sir Isaiah Berlin dans Two Concepts of Liberty.  Pour Berlin, la liberté négative refuse tous les freins extérieurs à ma liberté; les institutions doivent veiller à éliminer le maximum de ces freins. La liberté positive est une liberté qui ne se considère possible que dans un cadre collectif; celui-ci doit être respecté, posé comme intangible, comme un bloc d'idées incontestables forgeant en ultime instance le consensus général. Cette liberté positive est celle de la vieille Rome ré­publicaine, celle de Tocqueville, Jefferson et Machiavel (qui parlait de virtù dans un sens analogue à celui de “vertu liante”). Pour Berlin, la liberté positive est totalitaire. Seule la liberté négative est véritablement liberté. Taylor réfute cette option ultra-libérale, voire anarcho-libérale, d'Isaiah Berlin et travaille à revaloriser la liberté positive.

 

L'Irlandais Alasdair MacIntyre, qui enseigne aux Etats-Unis, estime, pour sa part, que la crise morale de notre temps a besoin d'un “remède aristotélicien”, c'est à dire à un retour à la notion non individualiste et purement politique de “zoon politikon”. MacIntyre distingue trois phases dans le déclin de la structure communautaire, trois phases de déperdition graduelle de la “vertu liante”: 1. On commence, par le truchement d'une sorte de “mauvaise conscience” qui émerge parce que le consensus s'étiole, par justifier les pratiques normatives de la société dans les contextes existentiels de la vie quotidienne et politique; Carl Schmitt estime qu'en cette phase, il n'y a pas encore détachement complet par rapport à la sphère vitale du peuple; 2. La phase d'Aufklärung proprement dite: le détachement d'avec la sphère vitale est consommé. Dans la civilisation occidentale, cette phase s'étend de Descartes à la Révolution Française; 3. Aujourd'hui nous vivons sous l'emprise d'un cynisme post-Lumières, à l'ère d'une raison purement instrumentale qui camoufle sa rationalité froide derrière un rideau d'“émotivisme”. MacIntyre plaide pour un retour à l'histoire, à la tradition, à un rattachement à la sphère vitale historico-traditionnelle. Sa maxime: pas de morale possible sans communauté.

 

Robert Bellah déploie une “logique du cœur”, ou plutôt une logique calquée sur les “habitudes du cœur”. Il propose, dans ce contexte, que les communautés encore existantes, ou les résidus de communauté appelés à les reconstituer éventuellement, soient protégées contre la “tyrannie du marché”. Cette proposition découle d'un constat: “L'idéologie économiciste, qui trans­forme les gens en facteurs de maximisation du marché, sape leur engagement [naturel et spontané] au sein de leur famille, de leur église, de leur communauté de voisinage, de leur école et même leur engagement envers les grandes sociétés et idées étatiques ou globales”. Aux Etats-Unis, la négligence des facteurs sociaux (communautaires et/ou collectifs) en faveur d'une maximisation du profit individuel a provoqué un effondrement très problématique de la socialité. La critique de Bellah prend en quelque sorte le relais de celle formulée dans les années 60 par David Riesman (La foule solitaire) et de celle formulée dans les années 80 par Christopher Lash (Le complexe de Narcisse) ou par Richard Sennett (The Fall of Public Man). Bellah lance un appel pour une nouvelle “religion civile”, difficile aux Etats-Unis.

 

Ben(jamin) Barber, dans le clan des communautariens, développe une conception plus activiste que contemplative héritée de son engagement dans les rangs de la “nouvelle gauche”. Le point fort de sa critique réside dans la distinction qu'il opère entre libéralisme et démocratie. Le libéralisme est à ses yeux anarchie, égoïsme et anomie. Il professe là le contraire de ce que professaient Nozick ou Berlin. La démocratie est d'autant plus forte qu'elle accroît la participation des citoyens à tous les ni­veaux de décision. Contre le libéralisme, il faut réactiver la citoyenneté. La dimension critique du travail de Barber consiste à dire que le libéralisme n'est qu'une “démocratie faible”, que le libéralisme est “newtonien” dans le sens où sa méthodologie sociale est celle du simplisme géométrique. Il reproche ensuite au libéralisme d'être “cartésien”, c'est-à-dire purement “déductif”, on est un citoyen exemplaire, un bon citoyen, un citoyen “politiquement correct” que si l'on adhère à quelques véri­tés abstraites, si l'on professe les “bonnes” idées. L'hyper-normativisme libéral révèle sa différence fondamentale d'avec le communautarisme, pour qui on est citoyen d'un Etat qui a une histoire particulière, complexe, non réduisible à quelques schémas simplistes, et qui a déployé dans le temps des valeurs spécifiques.

 

Le libéralisme postule un homme dépolitisé, ce qui est une aberration. Barber réclame donc le retour à la Polis antique. Car le libéralisme, “démocratie faible”, génère des pathologies telles l'atomisation des agrégats humains, le chaos et la dictature, la passivité des hommes contraints de subir. Mais à quoi ressemblerait une “démocratie forte”, selon Barber? Elle ne ressem­blerait pas nécessairement à la démocratie représentative qui prétend être le seul modèle de démocratie acceptable. Pour Barber, la démocratie forte serait en quelque sorte une “assemblées de voisins” comprenant au total 5000 citoyens, liés entre eux par une “coopérative de communication”, rendue possible grâce aux progrès en matières de télécommunications. La dé­cision populaire se ferait connaître par le biais de questionnaires à choix multiples et scrutins à deux tours. Barber préconise également le vote électronique, le tirage au sort comme dans la Rome antique et le service civil généralisé. Cette vision bar­bérienne de la “démocratie forte” nous semble fort constructiviste, typiquement américaine dans son novisme, sans trop de racines dans des modèles antiques.

 

Martha Nussbaum entend réintroduire les notions de citoyen, de Polis et de communauté, telles que les concevait Aristote, dans le discours des gauches, chez les démocrates américains, dans les sociales-démocraties européennes. Martha Nussbaum énumère les éléments de ce nouvel “aristotélisme social-démocrate”

 

- sur le plan anthropologique, les porteurs de cet aristotélisme social-démocrate doivent être conscients de la mort et de la fini­tude humaine, car c'est la condition essentiel pour tempérer les ardeurs des zélotes et des messianistes; - il faut opérer un retour à la corporéité, car le corps postule des limites; le rôle de la douleur est d'être une sorte de garde-fou contre des maximalismes ignorant les résistances de la matérialité ou de la physique; - il faut penser la politique toute en réfléchissant en permanence sur les capacités cognitives réelles de l'homme; - il faut mettre l'accent sur la raison pratique plutôt que sur la raison pure; - il fait avoir conscience de l'existence d'autres formes vivantes (animales et végétales) car la nature est notre cadre global, auquel on ne peut pas attenter sans risques;

- il faut rendre à l'humour et au jeu toute leur place car ils sont des facteurs de revitalisation du discours politique.

 

Martha Nussbaum est indubitablement la sociologue “communautarienne” américaine qui a produit la réflexion la plus intense sur les implications de la conditio humana, de la finitude et de la déréliction. Elle nous enseigne une humilité, non pas une humilité masochiste mais une humilité faite d'émerveillement, non de haine de soi, c'est une humilité devant tout ce qui nous dépasse dans le temps et dans l'espace. Son idéal est de développer nos capacités à vivre en harmonie dans nos limites, notre cadre de vie qui implique forcément des contraintes. Martha Nussbaum n'est pas que sociologue, elle est aussi philo­logue classique et souhaite dès lors ramener la gauche américaine et européenne dans le giron intellectuel de la pensée clas­sique, l'expurger de ses dérapages hyper-décontextualisants, hérités d'une proximité idéologique avec le libéralisme sociale­ment atomisant.

 

Michael Walzer critique l'individualisme atomistique, propre de la société libérale, en tant que fruit de quatre formes de mobi­lité, ou de flux diraient Carl Schmitt ou Gilles Deleuze:

 

1. La mobilité géographique des citoyens: les déménagements fréquents (plus fréquents aux Etats-Unis qu'en Europe) engen­drent un néo-nomadisme. 2. La mobilité sociale implique qu'il n'y a pas de transmission de savoir-faire entre les générations. 3. La mobilité matrimoniale est générée par le nombre impressionnant de divorces.

4. La mobilité politique implque qu'il est de plus en plus difficile de fixer dans la société des loyautés politiques.

 

Outre ce repérage des mobilités dissolvantes de nos sociétés, Michael Walzer théorise ce qu'il appelle l'“art des séparations”. La modernité rejette toutes les séparations au nom de la transparence, tout comme elle manifeste la volonté d'abolir les fron­tières, les cultures, les langues minoritaires. Certes, la civilisation occidentale est marquée par une “séparation” importante, la séparation entre l'Eglise et l'Etat. Mais outre cette grande séparation, la modernité tente de supprimer toutes les autres formes de séparation. Pourtant, constate Walzer, les murs sont utiles pour la socialité: c'est à l'abri de “murs” que l'on déve­loppe des libertés particulières, des libertés spécifiques, qui sont, en fin de compte, les seules libertés réelles et concrètes. Marx est un moderne qui a rejetté les “murs”, les séparations. Ce rejet des séparations est très net dans La question juive, où les Juifs sont sommés de se fondre dans les processus de transformation modernes sans plus revendiquer aucune identité. Pour Marx, l'unité/uniformité du monde capitaliste doit engendrer l'unité/uniformité du monde socialiste. L'unité/uniformité, phénomène d'arasement propre au monde capitaliste, n'est pas un scandale aux yeux de Marx, mais, au contraire, une condi­tion première dans l'avènement d'une unité du monde post-capitaliste, c'est-à-dire, pour lui, du monde socialiste.

 

Pour Walzer, il s'agit de prendre sur cette question le contre-pied absolu de Marx: la liberté, dit-il au contraire de l'auteur de La question juive et du Capital, ne peut s'épanouir qu'à l'abri des “séparations”. Il faut de ce fait réapprendre à pratiquer l'“art des séparations” et permettre, de ce fait, à la liberté de s'épanouir de mille et une façons dans des espaces spatio-temporels limi­tés et bien circonscrits. Mieux: c'est, derrière des murs érigés comme protections, que les peuples pourront faire éclore des “sphères de justice”, au sens où l'entendait aussi Rawls. Liberté et justice ne sont possibles qu'à l'abri de “séparations”.

 

Les thèses de Walzer, Nussbaum, Bellah, Sandel, Barber, MacIntyre, etc., constituent l'actuel débat américain sur le commu­nautarisme. Ce débat répond à un besoin urgent de la société contemporaine. La nostalgie de la communauté n'est donc plus une nostalgie anachronique, une coquetterie pour archaïsants, une réminiscence de la “révolution conservatrice”, du Wandervogel ou des slavophiles. Mais peut-on, dans notre chef, clore ce débat sur la notion de communauté ou sur le néo-communautarisme américain, sans mentionner la discussion fructueuse patiemment construite avant-guerre par deux huma­nistes: Wilhelm Hauer et Martin Buber. S'il l'on médite intensément leurs conversations, il est impossible de répéter les ma­nichéismes issus de la seconde guerre mondiale ou plutôt de faire sien les interprétation schématiques que l'on a élaboré à fins de propagande après 1945. Hauer était pasteur, indologue, missionnaire protestant, officier SS. Buber était un philosophe juif, un sioniste pacifique et communautarien. Hauer et Buber ont participé avant 1939 et après 1945, sans jamais rompre leur amitié en dépit de l'effondrement de la symbiose judéo-allemande, à des débats, des colloques, des discussions dont l'objet premier était Die Gemeinde, la communauté charnelle, religieuse et de prière, la communauté aussi au sens de paroisse et de commune, de village, de grande famille. Hauer et Buber voulaient tous deux préserver les communautés, en laissant à chaque personne (chaque personne qui joue un “rôle”) un espace de liberté pour dialoguer avec Dieu, pour philosopher, réfléchir ou méditer. Si ce travail de préservation ne peut plus être presté par une communauté charnelle, naturelle ou traditionnelle, il doit être l'œuvre du Bund (de la Ligue). C'est la raison pour laquelle, au sein du mouvement de jeunesse allemand des années 20, Hauer crée le Köngener Bund, initiative inscrite dans la tradition des Wandervögel, mais flanquée d'un cercle de prospective philosophique où des personnalités d'opinions différentes, voire en apparence hostiles, débattraient de cette question de la communauté. A la tribune du Köngener Bund se sont ainsi succédé communistes, nationaux-socialistes, juifs sionistes ou non, sociaux-démocrates et catholiques. Le Köngener Bund était une communauté allemande de combat philosophique, qui propo­sait aux gouvernants des solutions aux blessures de la modernité et à l'atomisation et l'anomie en progression constante. Le Köngener Bund était animé par une volonté didactique.

 

La tâche du Bund était de réceptionner les idées, de les synthétiser, de les rendre accessibles, de les diffuser au sein du peuple. A ce stade, il faut envisager, évidemment, de créer des institutions susceptibles de fonctionner correctement. Si elles fonctionnent bien, elles sont des exemples et, à ce titre, elles sont un don offert au monde entier, elles ont une valeur univer­selle, elles sont des modèles et, en tant que tels, adaptables à d'autres contextes humains. Les institutions optimales vont en­suite étendre leurs bienfaits à des fédérations de peuples, des empires (Reiche), des grands espaces, et, enfin, sans doute à très long terme, au monde. Dans le monde européen, le Bund doit nécessairement recourir aux religiosités pré-chrétiennes (Hauer, indologue, retrouve des traces de la “communauté” de type indo-européen dans tout le monde indo-européen).

 

Martin Buber dans son Principe dialogique  (1962) émet quelques réflexions sur la “communauté” qu'il a certainement parta­gées avec Hauer. Dans la formulation de Buber, nous percevons une critique radicale du politisme qui se manifeste au sein des partis. Le parti politique est une machine de combat où le seul résidu de communauté toléré est la camaraderie. Mais souvent, en dehors du drill, de la parade, les partisans sont réduits au silence. Il n'y a pourtant communauté que là où l'on s'interroge fondamentalement sur le sens du monde et la vie. C'est justement là que le mouvement de jeunesse s'avère supé­rieur au parti politique, car on y perçoit une volonté constante d'incarner des valeurs dans le vécu. Le mouvement de jeunesse postule un engagement total et serein de la personne; dans le parti, qu'il soit totalitaire ou démocratique, on isole les partisans des non-partisans, on détache les hommes des flux réels et intimes de la vie, on se coupe de tout engagement réel et fonda­mental, on devient rouage d'une machine. On entre dans la monologique et non plus dans la dialogique. Buber nous dit: «Zwiegespräch und Selbstgespräch schweigen. Ohne Du, aber auch ohne Ich marschieren die Gebündelten, die von links, die das Gedächtnis abschaffen wollen, und die von rechts, die es regulieren wollen, feindlich getrennte Scharen, in den gemein­samen Abgrund» (Dialogue et monologue intérieur disparaissent. Sans Tu, mais aussi sans Je, ils marchent au pas les enré­gimentés, ceux de gauche, qui veulent abolir la mémoire, et ceux de droite, qui veulent la réguler; troupes opposées, enne­mies, elles marchent vers l'abîme commun).

 

Tout mouvement cherchant réellement à révolutionner la modernité et à restaurer la communauté, abîmée ou éradiquée par l'anomie moderne, doit se doter d'un atelier de prospective philosophique, d'un espace de débat: telle est la leçon commune des deux amis Hauer et Buber. Nous l'avons retenue. Et nous tâcherons de marcher dans leurs pas.

 

Robert STEUCKERS.

jeudi, 12 juillet 2007

José Luis Torres (1901-1965)

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José Luis Torres (1901-1965): El fiscal de la Década Infame

Por Alberto Buela (*)

Se destacó por su producción de denuncia en torno a los grandes negociados que signaron la, bautizada por él, Década Infame. Y en el orden ideológico es el fundador junto con su entrañable amigo y compadre Carlos Montenegro (1904-1953) del nacionalismo anitimperialista hispanoamericano. Y así como el pensador boliviano fue el teórico del Movimiento Nacionalista Revolucionario, Torres lo fue del GOU y del golpe de Estado de 4 de junio de 1943.

La Gran Prensa internacional, los mass media diríamos hoy, (la nacional es un epígono de ella) tiene dos armas contundentes: una, la propaganda mediante la cual vende lo que quiere, crea arquetipos de hombres e insufla ideales que solo benefician al poder financiero que las sustenta. La otra es el silencio. Silenciar la denuncia que la afecta, omitir una noticia que la daña, ignorar la voz de un hombre que dice: lo que todos quieren decir. Es esta última la mejor arma, la más poderosa de las dos.

Así, en el momento de la propaganda la Gran Prensa se mueve con soltura, con agilidad, es el momento del ataque a las conciencias, de su manifestación y consecuentemente, de idiotización del lector. En el segundo momento, el del silencio, ella se halla abroquelada. Ha sido afectada en su poder. Le han cortado algún tentáculo. Su detractor no ha podido ser sobornado de ninguna manera, pues él es un hombre con principios y que vive en función de un ideal. Luego, hay que evitar que se lo conozca, pues reconociéndolo, sus principios y sus ideales se tornarán peligrosos para el statu quo reinante, hoy expresado a través del llamado pensamiento único y políticamente correcto.

Es este, sintéticamente, el mecanismo de los embaucadores de conciencias y José Luis Torres con sus vida y su muerte, es un ejemplo irrevocable de lo que este enfrentamiento acarrea. Sobre él escribió Arturo Jauretche: “No hay ningún periodista argentino que no haya querido escribir su necrológica. Pero no hay ningún periódico argentino que haya querido recogerla. Este silencio que ha habido para la muerte de José Luis Torrres, prueba simplemente que murió en su ley. Esto es lo que se llama aquí “libertad de prensa”. Libertad de los intereses antinacionales y antipopulares, para impedir que tenga medios de expresión lo nacional y popular” (1).

Vida y obra de Torres

Nació en la ciudad de San Miguel de Tucumán el 21 de enero de 1901, fue su madre una mujer de condición humilde, siendo su padre un ingeniero del ferrocarril, Domingo Torres, que lo reconoció como hijo. Sus estudios llegaron a cuarto grado del colegio primario, lo que habla a las claras del carácter autodidáctico de su formación. “Ya a los 14 años, recuerda la segunda señora de Torres, se unió a la acción anarquista para realizar la primera huelga violenta en el Ingenio Ledesma de Tucumán, a fin de conseguir el salario de 3 pesos para los obreros del surco”.

Al tiempo comienza a trabajar para el periódico tucumano El Orden. Es allí donde aprende el oficio de periodista y desde donde empieza, ya a los 18 años, su primera campaña periodística contra los que serán sus enemigo de por vida: la oligarquía maléfica y los perduellis, como los identificará años más tarde en libros homónimos.

Pasados los 20 años se trasladó al norte donde contrajo enlace con una mujer del lugar de quién tuvo la menos un hijo, Domingo. Ahí, nos cuenta Torres “En Salta y Jujuy fui director de diarios, obrero de ingenio, motorista de automóviles de alquiler (tachero, diríamos hoy), y siempre por temperamento, por vocación y por deber, agitador de rebeldías” (2).

Enviudó relativamente pronto, hecho que lo movió a retornar a Tucumán. De allí en más su figura comienza a adquirir dimensión política propia, y así lo vemos en 1932 cumpliendo funciones de ministro de gobierno de Juan Luis Nogués, quien a juicio de un oligarca de la talla de Juan Simón Padrós: ” Renunció a la tradición legada por sus mayores, junto con su sangre y su apellido”. Y ello por qué. Porque Nogués y Torres como su ministro, llevaron a cabo el único gobierno de provincia que defendió la autonomía federativa de la misma contra la voluntad inconstitucional del testaferro Agustín P. Justo y su patrón el requeteoligarca Centro Azucarero Tucumano. Este enfrentamiento motivó la intervención de la provincia ante el silencio cómplice del Congreso de la Nación.

Después en 1933, el que va a ser reconocido como El fiscal de la década infame, viaja a Buenos Aires donde se radica definitivamente, pues consideraba que ” la cabeza de la hidra estaba aquí”. Al viajar a Buenos Aires, cumplidos los 32 años, Pepe Torres ya está formado y la influencia del nacionalismo porteño y oligarcón es casi nula. Su nacionalismo fue siempre de Patria Grande, debido sobre todo por sus contactos permanentes con lo que fuera para nosotros el Alto Perú, esta vinculación existencial con la América profunda lo hizo el más americano de los hombres de su generación por lo que se emparenta mucho con Manuel Ugarte, un hombre de la generación anterior. Esto me trae a la memoria una anécdota: ” No, Sandino no es comunista, como dice la propaganda yanqui, Sandino es nacionalista como nosotros”. Era la voz áspera de un hombre gravemente enfermo que había dado su vida y sus bienes(de pobre que era fue a parar al osario público) por su patria y por su pueblo. De la mano de Pepe Taladríz el hermano de Domingo el imprentero del nacionalismo peronista estaba ahí parado, inmóvil, un joven de escasos 17 años conmovido por la situación y las denuncias que salían a borbotones de la boca de ese viejo gruñón. Ese hombre era José Luis Torres y era la primera vez que lo vi allá por 1963.

Comienza con su llegada a Buenos Aires su período más fértil y combativo, pues junto con las denuncias del negociado de la venta de tierras de El Palomar (origen de la fortuna de Roberto Noble y de Clarín); de la estafa de la conversión de la deuda pública externa de la provincia de Buenos Aires en 1935; del Instituto Movilizador; de la ley de Coordinación de Transportes; de los monopolios del gas y teléfonos, hace campaña periodística contra la CADE, el grupo Dreyfus, el engendro de creación del Banco Central por parte de Inglaterra y la denuncia de la Banca Bemberg, prepara el clima de lo que él llamaba la Revolución Nacional de 1943 y el posterior gobierno del General Perón.

En cuanto a su vida privada, el hecho más significativo por esa época es su enlace en 1940 con Brígida Sal que lo acompañará hasta el resto de sus días y de quien tendrá una hija que agregará alegría a su carácter ya jovial. En una carta desde Mar del Plata fechada el 26-12-74 la viuda nos contará que ” vivo prácticamente en la casa de mi hija ayudándole a manejar los mellizos”.

Si bien en el 43 publicó su primer libro Algunas maneras de vender la patria, es recién en el período que va del 43 al 53 donde Torres halla relativa tranquilidad para dejar por escrito sus experiencias, luchas e ideales. Así, Los perduellis (1943), La Década Infame (1945), La Patria y su Destino (1947), Seis Años después (1949), Nos acechan desde Bolivia (1952), La Oligarquía Maléfica (1953) son algunos de los títulos más salientes de su producción.

Pero José Luis Torres no es un hombre de partido sino de la Nación y ante la burocratización del peronismo, compuesta por esa camándula de adulones y alcahuetes que siempre rodearon a Perón, alzará nuevamente su pluma, o colaborará con sus pocos ahorros, en defensa de los intereses nacionales y populares.

Es por lo demás conocida la colaboración desinteresada que prestó al gobierno de Perón, quien incluso más de una vez lo mandó llamar a fin de que lo informara sobre temas de vital importancia para el país. Es plausible que haya sido Torres, quien redactó el borrador de la proclama del GOU del 4 de junio de l943, habida cuenta que era Perón quien lo visitaba junto a otros oficiales en su casa de la calle Perú casi Independencia.

Con posterioridad a la revolución del 55 edita la revista Política y Políticos, que tenía como leyenda “ni con unos, ni con otros”, de la que logran salir ocho números hasta que es cerrada por orden del almirante Rojas. En ella Torres, que era su único redactor y escribía con estilos diferentes para darle mayor relieve, estigmatizó la revolución triunfante desde todos los ángulos, bautizándola como “revolución fusiladora”, nombre con que años más tarde se la identificó definitivamente. Es éste, otro de los rasgos del “Loco Torres” como lo llamaban sus amigos, el poder sintetizar en un nombre preciso y apropiado hechos, personas y épocas. Así, a él se debe la caracterización de “Década Infame” al período del 32 al 43; “Oligarquía maléfica”, al sector social de mayor recursos que se enriqueció a costillas del pueblo en ese período y “Perduelio”, al aparato financiero y legal montado por los enemigos internos de la patria para su liquidación.

Clausurada la revista viaja a España, pues sostenía que: la cabeza de la hidra está en Europa y yo tengo que ir a cortarla allá. Se entrevista con Pío Baroja, el inconformista ibérico autor del inhallable ensayo Comunistas, judíos y demás ralea.

Sin embargo, a los dos meses, él que había sido un hombre todo vigor y dinamismo, regresa desanimado y sin fuerzas. Ya había comenzado a desarrollarse la larga y penosa enfermedad que le resultará mortal. Y así, mostrando un desinterés total, confiesa: Como Carlos Guido Spano, me corto la coleta y me meto en la cama a leer. No escribo más.

Luego de casi una década de oscuridad y silencio, fallece en Buenos Aires, el 5 de noviembre de l965, en la pobreza más absoluta. Sus amigos entre ellos Pepe Taladriz, realizan una colecta para comprar el cajón. Sus restos descansan en el osario público del cementerio de la Chacarita.

Más, como el mismo lo previera, no murió del todo, pues “Hasta después de muerto ha de prolongarse en el tiempo la consecuencia de mi esfuerzo”.

Notas:
1) Jauretche, Arturo: periódico “Prensa Argentina”, Bs.As. 5-11-65.
2) Torres, J.L.: La Década infame, Bs.As., Freeland, 1973, p. 26.
(*) Asesor del Consejo Directivo de la CGT y vice presidente del Centro de Estudios Estratégicos Suramericanos (CEES). Instituto Cultural Pcia. de Buenos Aires.


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dimanche, 08 juillet 2007

Entretien avec Michael Hardt

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Réponse globale à l’Empire global !

Entretien avec Michael Hardt, auteur d’Empire, best-seller de la pensée altermondialiste

Le Prof. Michael Hardt, né en 1960 à Washington D. C., a commencé par entamer des études d’ingénieur, avant de passer à la littérature. Depuis 1993, il enseigne les sciences littéraires à la Duke University de Durham en Caroline du Nord. En l’an 2000, il a publié, de concert avec Antonio (Toni) Negri, le fameux best-seller Empire, une analyse et une théorie de la globalisation. Rapidement, ce livre est devenu la Bible des critiques de la globalisation et a connu très vite (trop vite?) un succès international, parce qu’il décrivait, en un langage clair et accessible, le processus de la globalisation comme l’émergence d’une dualité antagoniste, avec, d’une part, un “Empire” répressif et, d’autre part, opposée à lui, une “multitude” révolutionnaire. Negri, rappelons-le, est cet intellectuel italien, lié jadis aux groupes révolutionnaires italiens d’”Autonomie Ouvrière”, et longtemps emprisonné à ce titre, du chef d’“insurrection armée contre l’Etat”. Il vit aujourd’hui à Rome. L’ouvrage Empire est paru en langue française aux éditions Exil en 2001. NOUS PUBLIONS CET ENTRETIEN à TITRE DE DOCUMENTATION EXCLUSIVEMENT. En effet, Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de guerre économique en France, et expert de la commission européenne chargée d’enquêter sur le réseau ECHELON, nous a averti dans l’ouvrage collectif La guerre cognitive. L’arme de la connaissance (Lavauzelle, Panazol, avril 2002, ISBN 2-7025-0601-1, 22 Euro) : « Un des aspects les plus spectaculaires de cette information dominance civile est symbolisé par le cas Toni Negri. Ancien responsable de l’extrême gauche italienne des années de plomb, Toni Negri a été salué par le New York Times comme l’auteur de la “première grande synthèse théorique du nouveau millénaire”. Comment expliquer qu’un ancien dirigeant gauchiste, soupçonné jadis d’orchestrer des actions de bandes armées, soit désormais encensé par un grand média américain? Serait-ce une démonstration exemplaire du pays de la liberté de la presse? Les journaux américains toutes tendances confondues n’ont pas l’habitude de porter en exemple les individus qui appellent à lutter contre le libéralisme économique. En déclarant au journal Le Monde (27/28 janvier 2002) que “le nationalisme est une forme qui ne fonctionne plus et le souverainisme n’est qu’une illusion pernicieuse”, Toni Negri rend un grand service aux Etats-Unis. Il contribue à casser la légitimité du discours sur le recherche de puissance qui pourrait naître en Europe au nom de la défense des opprimés. Selon lui, la seule alternative au capitalisme est la construction de contre-pouvoirs générés par la contestation de la société civile mondiale. Cette analyse est intéressante à plus d’un titre. Quelle menace peut représenter pour l’empire américain, un “contre-empire” représenté par un mouvement sans patrie ni frontières, émietté en autant de forces de proposition alternative qu’il y a de sujets de contestation? En revanche, le fait d’accorder une résonance médiatique au discours d’un théoricien anticapitaliste qui discrédite toute idée naissante de souverainté européenne est une démarche très habile» (op. cit., pp. 246-247). Dans notre numéro d’octobre 2002, nous avons publié une réponse critique et acerbe de “Pankraz”, alias Günther Zehm, à un article d’Alain de Benoist, vantant, comme Negri et Hardt, la lutte métapolitique par “réseaux”. Curieux, tout de même, que le leader de la ND, en théorie anti-américaine et anti-capitaliste, s’aligne sur un auteur d’extrême-gauche, qu’un analyste aussi fin que Harbulot, considère comme faisant le jeu de Washington. De Benoist répand cette théorie en France et en Allemagne, prenant le relais de Negri et Hardt, après la parution du livre collectif dirigé par Harbulot et portant sur la “guerre cognitive”, autre appelation de la “guerre culturelle” ou de la “métapolitique”, démarche essentielle et initiale, selon de Benoist, de sa ND. Le livre de Harbulot n’a donc pas pu lui échapper. Alors pourquoi a-t-il ignoré l’avertissement de son compatriote, spécialiste ès-guerre cognitive? Et pourquoi ne trouve-t-on nulle trace de cet excellent ouvrage français dans les publications néo-droitistes? Œuvre-t-il lui aussi à saper l’émergence d’une puissance en Europe? Autre famille politique, autre manipulation? Lisons donc l’entretien de Junge Freiheit avec Hardt, et observons les errances “réseauïstes” de de Benoist, à la lumière de l’avertissement de Christian Harbulot.

Q. : Professeur Hardt, le livre que vous avez écrit avec le philosophe italien Antonio Negri, Empire, a suscité attention et débats dés sa parution, et cela à grande échelle. Dans les pages consacrées aux débats sociologiques et politiques des grands quotidiens américains, tels le New York Times, on a dit que vous aviez accouché de la “première grande théorie du 21ième siècle”. Après de grands politologues comme Paul Kennedy ou Chalmers Johnson aient, les premiers, constaté l’émergence d’un nouvel impérialisme américain, vous décrivez, pour votre part, mais cette fois d’un point de vue “communiste”, le développement futur du monde occidental sous l’hégémonie américaine, qui se muera en un Imperium global de type nouveau. Deux ans après le 11 septembre 2001, les Américains viennent de boucher la dernière brèche qui subsistait dans le réseau de leur présence militaire dans le monde, notamment en installant des troupes en Asie centrale. Cette extension du pouvoir politique mondial des Etats-Unis relève-t-elle encore d’un impérialisme classique ou bien assiste-t-on au passage à une nouvelle forme d’Imperium?

MH : Bon nombre de stratèges de la Maison Blanche pensent encore en termes d’impérialisme à la mode ancienne, c’est-à-dire un impérialisme reposant sur la domination militaire d’une puissance hégémonique. En ce sens, ils entendent répéter les impérialismes européens de jadis. Kennedy et Johnson, que vous citez dans votre question, ont très bien prévu cette tendance et, si leurs analyses nous apportent beaucoup, elles demeurent à mes yeux, insuffisantes. Car, de fait, les concepts traditionnelsservant à définir la puissance impériale sont inappropriés au 21ième siècle, comme le prouvent les événements actuels en Irak.

Q. : Les Etats-Unis ont cependant divisé le globe toute entier en zones militaires et, pour chacune de ces régions, ils ont désigné un commandant suprême américain, qui, en règle générale, est plus puissant que la plupart des chefs d’Etat locaux...

MH : La tentative de soumettre le globe au contrôle américain échouera. Conquérir une région, y planter son drapeau et puis installer un gouvernement dépendant composé de princes locaux, comme le faisaient avec succès les Britanniques au temps de leurs colonies africaines et asiatiques, est une méthode qui ne fonctionne plus aujourd’hui. Nous assistons à l’émergence de mouvements de révolte, la résistance des peuples s’organise sous des formes multiples, qui vont de la guerilla aux soulèvements populaires à la Intifada, voire au terrorisme. Aujourd’hui, l’hégémonie doit s’exercer sous d’autres formes.

Q. : Vous désignez cette nouvelle forme d’hégémonie, en gestation, par le concept d’“Empire”, que nous reprenons ici tel quel, parce qu’il n’est pas identique à ce que nous autres Allemands entendons par “Imperium”...

MH : La désignation classique d’“impérialisme” est trop restreinte pour pouvoir décrire ce que nous entendons exprimer par le terme “empire”. Notre concept entend décrire un ordre global en réseaux qui est toute à la fois économique, communicationnel et politique, et donc la caractéristique principale est d’être sans frontières. Jadis, les Etats nationaux représentaient l’espace de déploiement du capitalisme, d’abord sur le plan intérieur, ensuite sur le plan extérieur, ils représentaient les instances porteuses de l’impérialisme, mais ils demeuraient, dans chaque cas de figure, définis par leurs frontières. Or ces deux concepts, celui d’Etat national et celui d’impérialisme classique, ne sont plus porteurs pour le capitalisme. Car les frontières ne jouent plus aucun rôle à l’ère de la globalisation. Tout capitalisme qui continuerait à parier sur la plate-forme des Etats nationaux, réduirait automatiquement sa propre croissance potentielle.

Q. : Par conséquent, le capitalisme “saute” au niveausuivant du développement, c’est-à-dire au niveau global...

MH : On peut le dire. Oui. Et nous vivons tous cette transition dans nos vies quotidiennes. Mais,dans la plupart des cas, nous ne parvenons pas à en percevoir les conséquences, dont la principale est la croissance d’un réseau étendu au monde entier, décentralisé, composé de piliers porteurs que sont les puissance économiques, culturelles, communicationnelles et politiques. L’“Empire” se compose d’une série d’organisations nationales et supranationales, qui sont unies sous la logique d’une hégémonie.

Q. : Vous soulignez le caractère amorphe des institutions de cet “Empire”, défini comme un réseau sans frontières fixes et sans centre. Vous nous parlez, par exemple, d’un “Imperium sans Rome”. Quel rôle joue encore la superpuissance américaine?

MH : Les Etats-Unis ont un rôle privilégié et constituent en quelque sorte un nœud dans le réseau; on peut les comparer au monarque dans une république aristocratique —comme si les nobles étaient les Etats européens et les Etats capitalistes d’Asie.

Q. : D’après vous, quand il s’agit des Etats européens, a-t-on affaire à des seigneurs de l’”Empire” ou à des vassaux de l’”Empire”?

MH : Les nations européennes coopèrent à la constitution de cet “Empire”; elles cherchent leur place dans sa nouvelle hiérarchie. Pour le moment, nous vivons une situation particulière : nous assistons à la tentative du “monarque” de trahir ses fidèles. Il souhaiterait régner sans eux —de manière unilatérale— mais cette tentative échouera car elle équivaut à revenir à l’ancien impérialisme pendant la phase d’émergence de l’“Empire”. Cependant, le véritable antagonisme qui est à l’œuvre aujourd’hui n’est nullement celui de l’unilatéralisme contre le multilatéralisme, comme on le formule souvent, mais celuiquioppose un quasi multilatéralisme à la démocratie. Car l’unilatéralisme n’a aucune chance de s’implanter aujourd’hui; quant au multilatéralisme, il fait partie intégrante du processus de génèse de l’“Empire”.

Q. : La figure que prend l’”Empire” dans sa phase d’émergence est une figure d’informalité, tout comme sa manière d’exercer la domination, manière que vous définissez comme étant un “pouvoir biologique”, un “biopower”...

MH : Ma notion de “biopower” tient compte du fait que les hommes ne se définissent pas au départ d’un unique paramètre social, comme, par exemple, l’économie, la politique ou la culture, mais au départ d’un faisceau composé de ces éléments ou d’autres paramètres encore. La domination atteint dès lors son maximum d’efficacité si l’on est en mesure d’influer sur tous ces paramètres. Il ne s’agit donc plus de dominer simplement certains piliers sociaux, mais de dominer la vie des hommes tout entière. Le “biopower” signifie donc, par conséquent, de générer, de faire éclore, ce champ social en soi, de faire émerger la vie sociale, par exemple par le truchement des mass media. La forme parfaite de la domination consiste donc en ceci : faire naître une société, ce qui revient à atteindre, comme l‘exprime le langage des militaires américains, une “full spectrum dominance” (une domination à spectre complet). Cette idée est née des cogitations des militaires : pour eux, il ne suffit pas simplement d’occuper militairement un pays. Si l’on veut sécuriser définitivement un territoire, il faut être capable d’infiltrer complètement les rapports sociaux; dans le cas idéal, il faut substituer aux rapports existants de nouveaux rapports artificiellement créés.

Q. : Il ne s’agit donc pas seulement d’un contrôle des corps, mais aussi d’un contrôle de la pensée, des sentiments et des espérances des hommes...

MH : Oui mais, évidemment, cela ne fonctionne pas de manière simple. On peut manipuler, mais on ne peut pas programmer du neuf. Car on ne peut pas inculquer aux hommes de “nouveaux” souhaits et espérances; on peut cependant manipuler les souhaits et les espérances existantes de l’homme. Le rêve secret de tout gouvernement est de graver sa dominationdans l’intériorité même du peuple. Mais il subsiste toujours des résistances et ce sont elles que nous devons organiser.

Q : Donc pour vous, cette résistance passe par la figure collective de la “multitude”, c’est-à-dire de la pluralité quantitative de la démocratie de base, animée par des mouvements sociaux divers, que vous opposez à l “Empire”...

MH : La “multitude”, en effet, se compose des groupes les plus divers qui sont en perpétuel dialogue et en perpétuelle coopération les uns avec les autres. La “multitude” se définit d’ailleurs comme se définit l’“Empire”, c’est-à-dire non pas de prime abord selon un modèle classique, soit sur le nombre de ses membres, mais selon sa forme d’organisation.

Q. : D’accord, mais qui, par exemple, se met en réseau aujourd’hui selon cette forme d’organisation de type nouveau?

MH : je pense aux protestations de Seattle, de Gênes et de Porto Alegre au Brésil, à l’occasion du dernier forum social mondial. Je pense surtout à la protestation qui a eu lieu le 15 février 2003. Cette manifestation a démontré pour la première fois qu’une coordination globale était possible; en effet, des hommes et des femmes du monde entier ont manifesté ce jour-là ensemble contre la guerre qui s’annonçait imminente en Irak. Ces manifestations coordonnées ont montré que des réseaux globaux décentralisés pouvaient fonctionner effectivement. Nous ne devons pas confondre cependant la “multitude” avec les 400.000 personnes qui pérégrinent de sommet en sommet pour manifester. La “multitude” englobe l’ensemble des mouvements sociaux qui se sont démocratiquement mis en réseau, comme, par exemple, les groupes écologistes, les syndicats, les mouvements communistes, anarchistes ou religieux, les groupes d’activistes qui se mobilisent pour les droits de l’homme, etc. Chacun de ces groupes conserve son identité et, pourtant, quand il le faut, ils unissent leurs forces pour proposer une alternative commune.

Q. : Mais cette “multitude” n’est-elle pas, elle aussi dans le fond, une forme de globalisation?

MH : Généralement la globalisation nous est présentée de manière unidimensionnelle : ou l’on est “pour” ou l’on est “contre”. Il me parait plus raisonnable d’indiquer d’autres possibles pour la globalisation, des possibles qui s’inscrivent sous le signe de la liberté, de l’égalité et de la démocratie : il s’agit, pour nous, de globaliser la justice.

Q. : Considérez-vous que la “multitude” est une sorte de “nouveau prolétariat”?

MH : Oui, si l’on considère que le prolétariat, tel qu’on le définit de manière classique, englobe tous ceux qui sont contraints de produire sous les conditions que dicte le capitalisme. Lorsque l’on utilise une telle définition extensive de la notion de “prolétariat”, on peut en effet poser une analogie avec notre concept de “multitude”. Mais si vous définissez stricto sensu le prolétariat comme le seul groupe social des ouvriers de l’industrie, alors une telle analogie n’est pas possible. Car il ne s’agit pas aujourd’hui d’un milieu sociologique particulier : il s’agit, de manière bien plus générale, d’être simplement concerné par les effets de la globalisation. Le concept de “multitude” est un concept intégrateur, qui se constitue, comme je viens de le dire, par une forme spécifique d’organisation, tout comme l’“Empire” qui, lui aussi, est davantage un phénomène de “formation” plutôt qu’un état de choses finalisé. Quand Karl Marx a décrit pour la première fois le capitalisme, celui-ci, à l’époque, se limitait encore à un tout petit segment de l’économie en Europe. Ce que Marx a décrit comme étant le capitalisme n’était encore qu’une tendance, un processus qui se manifestait sous une forme précise de pratiquer l’économie, mais il n’était certes pas encore un état de choses absoluisé. De même, Marx, en posant son analyse, prédisait l’avenir. Vous devez comprendre l’analyse que nous faisons de l’“Empire” de manière analogue : comme Marx en son temps, nous décrivons un processus à l’œuvre, nous tentons de dire de quoi l’avenir sera fait.

Q. : Quelle est alors la différence entre la “multitude” et la masse?

MH : Tant la “multitude” que la masse sont plurielles, c’est-à-dire hétérogènes, mais elles se distinguent toutefois sur un plan fondamental : la masse est passive, elle peut devenir foule, foule agressive, mais elle reste manipulable. Car la masse n’a pas de volonté propre, elle a besoin d’un chef. La “multitude”, en revanche, se compose d’unités actives, sa mise en réseau est démocratique, tout comme sa manière de communiquer; ses structures de groupes, elles aussi, sont démocratiques. La “multitude” est capable de se dominer elle-même et, par conséquent, ne peut se faire manipuler.

Q. : Oui mais si l’“Empire”, qui n’a pas de centre, peut se montrer répressif, alors la “multitude”, elle aussi, le cas échéant, pourra le devenir. L’argument que vous avancez, en disant que la “multitude” n’a nul besoin de chef et garantit de ce fait la démocratie ne convainc pas...

MH : Bien sûr, nous n’avons pas de garantie formelle et absolue de démocratie, car la “multitude” aussi peut en principe dégénérer. Toutefois vous devez penser que de nos jours les conditions de la résistance ont changé. A l’époque des systèmes répressifs et autocratiques, la résistance n’était possible que sous la forme de la conjuration. Par nature, évidemment, la conjuration est le fait d’une minorité. La “multitude”, en revanche, c’est la résistance avec la participation d’un très grand nombre, d’un nombre qui ne cesse de s’accroître. Ainsi, pour cette forme de résistance, la démocratie va évidemment de soi; elle n’est pas quelque chose que l’on obtiendra et que l’on devra apprendre après la lutte révolutionnaire. En principe, la “multitude” ne peut pas fonctionner autrement que de manière démocratique, car, sinon, au vu de sa structure plurielle, elle se fractionnerait.

Q. : De fait, ces groupes sont plutôt uniformes que pluriels. Ce que vous nous présentez comme une pluralité, n’est finalement jamais rien d’autre, en réalité, que l’expression des mêmes modes de vie et de pensée occidentaux, issus de l’idéologie des Lumières, bien qu’articulés sous des formes différentes. Car, par ailleurs, vous rejettez au moins comme “démodés” les groupes qui se distinguent réellement de ces modèles, en exprimant une différence de nature tribale, traditionnelle ou fondamentaliste religieuse...

MH : Non, car j’ai bien dit, tout à l’heure, que la “multitude” ne doit jamais se confondre avec les 400.000 manifestants de Seattle, Gênes et Porto Alegre. Il serait effectivement erroné de voir en eux une avant-garde qui serait déjà aujourd’hui comme tous devront être demain. La “multitude” repose sur les différences qui différencient justement ses composantes. Quand je parle de “multitude”, je n’entends pas proposer un modèle visant à rendre tous égaux et pareils, mais je propose un modèle de coopération entre composantes qui restent différentes. Si, à terme, nous assistons tout de même à une égalisation, alors celle-ci procèdera non pas par l’alignement de tous sur un modèle précis, mais par le mouvement de tous, venus de tous côtés, dans la même mesure, vers cette égalisation.

Q. : Comment abordez-vous le fait que des peuples ou des aires culturelles s’intéressent, non pas tant à la démocratie, mais davantage à des valeurs irrationnelles comme la religion ou les traditions populaires?

MH : Il est exact que beaucoup ne partageront pas nos conceptions, ce qui m’induit à militer toujours davantage pour elles. Beaucoup disent que l’on ne peut pas exporter la démocratie en dehors de la sphère occidentale, sans avoir au préalable occidentalisé les autochtones. Je pense que cette poisition est erronée, qu’elle exprime une conception réactionnaire des choses, qui est potentiellement impérialiste.

Q. : Pensez-vous qu’il soit possible que des peuples non occidentaux ressentent toute votre propagande et votre engagement pour la “multitude” comme une variante soft de l’“Empire” occidental, qui, lui, est agressif?

MH : Je comprends votre souci : l’idée démocratique de “multitude” pourrait acquérir une dimension “missionnaire” et se replier sur elle-même; cependant, comme le concept de “multitude” implique le dialogue permanent, toute retombée impérialiste semble exclue par principe. Ensuite, je ne crois pas que nous soyons si seuls : en dehors de la sphère occidentale aussi de larges strates de population souhaitent plus de démocratie, car cette aspiration est suscitée par le degré de pauvreté, d’injustice et d’oppression. Et j’ajouterais ceci : je ne crois pas à la doctrine qui affirme que la démocratie est une invention purement européenne.

Q. : Que faut-il faire, à votre avis, avec les peuples et les sphères culturelles qui n’ont pas assez rapidement découvert les racines de leur démocratie propre?

MH : Lorsque Mao a adapté le communisme à la Chine, il ne s’est pas borné à adapter une philosophie allemande aux réalités chinoises. Il a mis au grand jour les racines chinoises de ce que Marx avait saisi et développé en Europe. C’est de cette façon-là que les choses doivent se passer avec la démocratie aujourd’hui.

Q. : Le terrorisme, lui aussi, s’oppose à l’extension au monde entier du réseau de l’“Empire”. Vu sous cet angle, appartient-il aussi de manière structurelle à la “multitude”, même s’il ne relève nullement de ce concept?

MH : Les attentats perpétrés contre des personnes non concernées placent irrémédiablement les terroristes hors du concept de “multitude”.

Q. : Votre argument est ici moralisateur et non analytique...

MH : La caractéristique majeure de la “multitude” est sa décentralisation. Le terrorisme, lui, fonctionne encore selon la structure démodée du commandement central, avec, ici, le cerveau central, par exemple Oussama Ben Laden, et, là, les cellules terroristes, qui exécutent les ordres sans réfléchir. Le terrorisme répète le modèle de la puissance qu’il combat.

Q. : Quoi qu’il en soit, ceux qui ont commis l’attentat du 11 septembre 2001 ont choisi pour cible principale le centre névralgique du commerce mondial : de ce fait, ils partageaient, au moins partiellement, votre analyse de l’“Empire”. Au lieu de frapper une cible institutionnelle, symbole d’une nation, comme par exemple le Capitole, ils ont choisi le symbole de l’économie financière mondiale...

MH : Je pense qu’au contraire, en choisissant le centre du commerce mondial, les terroristes ont prouvé qu’ils pensaient encore dans des catégories démodées et visaient des symboles commes s’ils étaient des attributs de la puissance centrale. Or le réseau global n’a plus de centre. Celui qui ne comprend pas cela, ne comprend pas où va le monde. L’“Empire” n’a plus d’iconographie; il n’y a plus aujourd’hui de “palais d’hiver” que l’on peut prendre d’assaut.

Q. : Soit, mais je ne vois pas encore très clairement comment votre théorie interprète le phénomène du terrorisme...

MH : Sous la définition de “terrorisme”, nous entendons trois choses : premièrement, des actions illégitimes contre des gouvernements légitimes; deuxièmement, l’action des gouvernements qui enfreignent les droits de l’homme; troisièmement, faire la guerre en enfreignant le droit des peuples (le droit international) et le droit de la guerre. Ainsi, Noam Chomsky, par exemple, accuse les Etats-Unis d’être une puissance terroriste, parce qu’ils enfreignent les droits de l’homme, prennent des mesures contre des gouvernements légitimes et réduisent le droit international à néant. Je suis d’accord avec Chomsky mais le débat sur ces questions ne nous mène pas loin. Le seul résultat de ce débat, c’est que Chomsky et Rumsfeld s’accusent mutuellement de soutenir le terrorisme.

Q. : Au début de votre argumentaire, vous avez décrit l’Etat national comme la plate-forme initiale du capitalisme mais qu’aujourd’hui les frontières, que cet Etat national, en tant que forme politique, a établies, constituent un frein au capitalisme. Si l’Etat national a tellement perdu de son importance pour le capitalisme et s’il a tant changé sous les effets de ce capitalisme, alors pourquoi persistez-vous à rejeter sans cesse cette forme politique, ce qui donne l’impression que vous répétez un dogme?

MH : Même si je fais l’équation suivante —l’“Empire” est au capitalisme global ce que l’Etat national était au capitalisme national— il ne faut nullement en déduire que l’Etat-Nation et l’“Empire” sont en contradiction. Nous assistons bien plutôt à une mutation de fonction dans le chef des Etats nationaux. Nous constatons, par exemple, que les Etats nationaux actuels infléchissent leurs intérêts nationaux en direction des intérêts du réseau “Empire”. Les Etats-Unis, eux aussi, devront se soumettre à cette règle quand ils constateront l’échec de leur aventure unilatérale qu’ils ont déclenchée en Irak.

Q. : Jean Ziegler, critique suisse bien connu de la globalisation, nous a récemment accordé un entretien (Junge Freiheit n°33/2002), où il insistait très fort sur la fonction éminemment démocratique et sociale de l’Etat national, qui constituait dès lors un frein à la globalisation...

MH : Bien sûr, au sein de la gauche internationale, nous trouvons des gens qui défendent cette position, qui veut maintenir l’autorité de l’Etat national au nom de la démocratie. De prime abord, cette position semble rationnelle. Mais elle néglige le fait qu’il y a d’ores et déjà un terrible déficit démocratique au sein des Etats nationaux existants. Nos systèmes politiques occidentaux ne représentent plus vraiment leurs peuples. Dès lors, même si les “démocraties” des Etats nationaux d’Occident conservent encore d’admirables éléments de démocratie, la démocratie véritalbe ne pourra qu’être globale.

Q. : Oui mais le peuple n’est-il pas justement la “multitude” au sein de l’Etat national, dans le cadre limité de l’Etat national et dans la mesure où tout homme est forcément inclu dans un cadre limité, hic et nunc, et ne peut pas être de partout et de nulle part ?

MH : Le concept de peuple dans la philosophie européenne moderne pose le peuple comme unité. C’est la raison pour laquelle, nous dit par exemple Thomas Hobbes, un peuple peut être souverain, au contraire de la pluralité que représente une population hétérogène et plurielle. La “multitude”, pourtant, est une telle pluralité. Les notions de “peuple” et de “multitude” sont donc intrinsèquement et totalement divergentes.

Q. : Oui, mais les conservateurs américains autour de Pat Buchanan...

MH : ...ne sont pas vraiment intéressés à promouvoir la démocratie!

Q. : Vous niez d’emblée le fait que des conservateurs puissent avoir une définition cohérente de la démocratie. Vous réclamez pour vous seuls et vos amis l’exclusivité de définir la démocratie, laquelle doit correspondre, de manière monopolistique, à la notion globaliste que vous en donnez. Voilà qui me paraît bien apodictique!

MH : Je n’ai jamais dit que la démocratie de facture globale va fonctionner automatiquement! Je me borne à dire qu’il faut avoir l’audace, aujourd’hui, de la tenter, parce que c’est une nécessité politique.

Q. : Historiquement, la démocratie est une forme de gouvernement pour les unités politiques limitées, quantifiables et saisissables par les sens, comme, par exemple, la polis antique. Etendre cette conception raisonnable et vivable de la démocratie à des unités gigantesques, qui se veulent globales, comme ce fut le cas avec l’Empire d’Alexandre ou l’Empire romain, équivaut à la détruire. Au vu de cette expérience historique, votre “démocratie globale” n’est-elle pas une contradictio in terminis?

MH : De prime abord, votre reproche paraît justifié. Mais au 17ième siècle, nous avons assisté à une transformation radicale de la démocratie. Les Grecs avaient défini la démocratie comme le “pouvoir du grand nombre”, contraire de la monarchie, qui est le “pouvoir d’un seul”, et de l’aristocratie, le “pouvoir des meilleurs” (et par conséquent des “moins nombreux”). Vous avez raison de dire que la conception grecque est une conception “limitée”. Dans l’Europe moderne, la démocratie a cessé d’être le “pouvoir du grand nombre”, pour devenir le “pouvoir de tous”. La démocratie est devenue un absolu. Mais à l’époque, bon nombre de sceptiques ont dit que la France n’était pas Athènes et que la démocratie ne pouvait pas être hissée au niveau de l’Etat national. Aujourd’hui, nous avons affaire au même type de sceptiques. Or, actuellement, il est de notre devoir de développer des concepts capables de hisser la démocratie au niveau global.

Q. : Vous venez pourtant de dire que la mutation en direction du niveau global était une nécessité, parce que la démocratie ne fonctionne pas correctement au niveau de l’Etat national. Et maintenant, vous nous dites tout de go que l’installation de la démocratie dans les Etats nationaux doit servir de modèle...

MH : La démocratie reste à mes yeux la promesse faite par les Etats nationaux modernes, mais une promesse qui n’a pas encore été tenue. Nous avons pour tâche de la rendre concrète et de trouver des voies pour accomplir enfin la promesse de démocratie. Réussirons-nous? Nous ne pouvons le dire à l’avance. Mais une chose est sûre : ne suivons pas ceux qui disent a priori que c’est impossible.

Q. : Même si vous attribuez une fonction à l’Etat national dans le processus d’émergence de l’“Empire”, vous ne pouvez ni nier ni combattre les éléments anti-globalistes qu’ils contiennent. Ne devez-vous pas lui attribuer, au moins, un caractère hybride et le considérer aussi comme partie de la “multitude”, dans sa résistance à l’“Empire”?

MH : Non, nous devons trouver une autre alternative que le simple retour à l’Etat national, dont le déficit démocratique recèle bien des dangers, par exemple, celui de retomber dans les errements de l’impérialisme, comme tentent de le faire les néo-conservateurs aujourd’hui aux Etats-Unis.

Q. : Les néo-conservateurs américains actuels aiment pourtant à parler d’une “révolution démocratique” à l’échelle mondiale, au contraire des conservateurs traditionnels comme Pat Buchanan. Je trouve que les arguments des néo-conservateurs et les vôtres sont assez similaires, car eux comme vous souhaitez un “changement rapide”, que l’on peut considérer comme une révolution.

MH : Ce qu’entendent les néoconservateurs par “révolution” correspond au type de révolution qu’a apporté l’âge de l’absolutisme par rapport au moyen âge. Le fait que les conservateurs isolationnistes et les néoconservateurs impérialistes se crêpent le chignon démontre que ces groupes ne sont pas homogènes. Depuis le 11 septembre les néoconservateurs ont obtenu le droit d’exécuter des plans qui se trouvaient déjà dans les tiroirs auparavant. Je suis convaincu que bon nombre de diplomates de la vieille école, qui officient à la Maison Blanche et au Département d’Etat, ont été formés à l’époque où dominait l’idée du multilatéralisme et de la coexistence pacifique : ils ont honte, aujourd’hui, quand ils entendent les discours politiques des néoconservateurs. Les Etats-Unis sont un ensemble complexe plein de contradictions. Ce qui est dramatique, c’est que les attentats du 11 septembre ont contraint au silence les voix de l’équilibre, de la justice et de l’entente. Nous, anti-globalistes, nous ne voulons pas que ce changement s’installe et devienne définitif; notre tâche est de rendre la parole à ceux que l’on a réduit au silence.

(entretien paru dans Junge Freiheit, n°37/2003; propos recueillis par Moritz SCHWARZ).

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mercredi, 04 juillet 2007

Sur Jules Monnerot

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Jules Monnerot.....         

Trouvé sur: http://perso.orange.fr/aa.duriot/incoherisme/monnerot.htm

Peut-être vous souvenez-vous quelque peu de Jules Monnerot qui collabora notamment à Acéphale et fut l’un des fondateurs, avec Roger Caillois et Georges Bataille du Collège de Sociologie. André Breton voulut le rencontrer comme bien d’autres car ce penseur, qui reste malheureusement insuffisamment connu et étudié, a laissé une œuvre puissante, souvent pillée, marginalisée par les divers ordres établis.

La publication aux Editions Pardès d’une excellent Monnerot, qui suis-je ? fruit du travail rigoureux de Georges Laffly, est l’occasion de revenir sur une personnalité et une œuvre exceptionnelles.

Jules Monnerot (1908-1995) sera pourtant célèbre en 1945 pour deux livres qui posent déjà les fondements de sa pensée, La Poésie moderne et le Sacré qui démontre l’impossibilité d’écarter le sacré de l’expérience humaine et de la compréhension de celle-ci, Les faits sociaux ne sont pas des choses, ouvrage qui s’oppose avec justesse à Durkheim et prépare, il faut le souhaiter, la sociologie de demain.

Jules Monnerot est intéressant de bien des manières. Le plus frappant est peut-être sa lucidité. Lui qui avait saisi très tôt que nous sommes « les humains les plus conditionnés de l’histoire » n’a eu de cesse de défendre une posture permettant de prendre en compte ce conditionnement, cette « pensée antérieure » qui constitue le cadre invisible de nos décisions et raisonnements prétendus conscients. Il aura aussi développé une approche non-aristotélicienne du langage dont il veut prévenir les effets dévastateurs : omission, généralisation, distorsion.

Georges Laffly identifie les « maîtres » de Jules Monnerot, maîtres qu’il a su dépasser avec respect. Il y a d’abord Georges Sorel qui a pensé les mythes autrement que comme cadavres pour historiens. Les mythes sont vivants, naissent, meurent et renaissent, se transforment et ont une fonction dynamique considérable dans notre civilisation. Jules Monnerot aura une lecture très intelligente de Freud, prenant de la distance, tout comme Deleuze d’ailleurs, avec cet inconscient psychanalytique qui ressemble tant au conscient mais n’hésitant pas à utiliser les notions qui lui semblent efficaces, transfert, symbolisation, commutativité, censure… Celui dont il fut le plus proche reste Vilfredo Pareto, victime tout comme lui et pour des raisons semblables d’une mise à l’écart. Il trouve chez Pareto la preuve d’une continuité entre psychologie et sociologie (ce qui l’oppose à Durkheim), la même prise en compte du caractère elliptique du langage et une liberté de pensée nécessaire mais par trop dérangeante pour les pensées convenues. Enfin, Karl Marx constitue son adversaire privilégié. Jules Monnerot rédigera l’une des critiques les plus pertinentes qui soient du communisme. Elle sera publiée en 1949 sous le titre Sociologie du communisme.

Parmi les concepts essentiels dans la pensée de Jules Monnerot, concepts toujours nés et accompagnés chez lui de praxis, deux doivent être ici présentés. Le premier est celui d’hétérotélie qu’il développe en 1977 et 1978 dans Intelligence de la politique. Georges Laffly insiste sur ce concept clé chez Monnerot : « … hérétotélie : fait constant, l’action accomplie n’est jamais conforme à ce qui était projeté. Telos, c’est le résultat, le terme, l’accomplissement. On visait un point, on en atteint un autre, ou le but visé se montre différent de ce qu’on croyait, ou les moyens employés ont altéré la fin. On ne le sait pas tout de suite, le plus souvent, on met même longtemps à s’en apercevoir. C’est la postérité qui sait ce qu’en fait nous avons accompli. (…)

Il [« l’homme » ndlr] ne connaît pas l’état du monde où il agit (les actions des autres, leurs forces, etc) et il ne connaît pas non plus ses motivations réelles, et inconscientes : « partialité de la connaissance et puissance de l’affectivité » concourent à le tromper. Françoise Huet, une de ses disciples, écrivait de Monnerot qu’il est le « philosophe de l’hétérotélie ». A juste titre, car c’est de celle-ci que découle sa vision tragique de la condition humaine. Toute l’Histoire est hérétotélique. Mais une censure s’exerce. On n’aime pas reconnaître l’impuissance des calculs humains. »

Pour combattre les effets toxiques de l’hérétotélie et de la confusion du langage, Jules Monnerot propose la doxanalyse dont il attribue la paternité à Pareto.

Georges Laffly précise : « Doxanalyse vient du grec doxa, opinion, qui s’oppose à la connaissance vraie, épistémé. A doxa correspondent les dérivations, à épistémé la connaissance logico-expérimentale. Le rôle de la doxanalyse est de démêler la part affective et la part rationnelle de toute pensée. On pourrait comparer l’effet de la pensée antérieure qui modifie notre appréciation sur un fait ou une idée à la réfraction qui déforme à nos yeux un bâton plongé dans l’eau.(…)

La doxanalyse, c’est l’esprit critique armé. Tout homme averti la pratique plus ou moins. Elle est la seule barrière contre les conditionnements qui aujourd’hui disposent d’une force redoutable. »

Troisième axe de cette pensée, la reconnaissance de la fonction du sacré, indissociable de la fonction poétique. Pour Jules Monnerot, la fonction déificatrice est tout simplement vitale : « De même que la santé mentale dépend du libre accès aux sources de l’énergie, de la communication entre le conscient et ce qu’on appelle l’inconscient, de même la santé sociale ne se trouve pas dans un refoulement aveugle de notre force mythisante et déificatrice. Cette force, c’est nous-mêmes, sans elle nous sommes amputés d’une dimension. »

Il y a dans la pensée de Jules Monnerot une forme de sagesse froide qui émerge progressivement de sa lucidité. Son œuvre pourrait nous être nécessaire pour appréhender les temps qui approchent.

Editions Pardès, 44 rue Wilson, 77880 Grez-sur-Loing.

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lundi, 02 juillet 2007

P. Lensch, théoricien socialiste de la Nation

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Le socialiste marxiste Paul Lensch, théoricien de la Nation comme sujet actif du progrès historique

Drei Jahre Weltrevolution [Trois ans de Révolution mondiale] : tel était le titre d’une publication due à la plume d’un député social-démocrate (SPD) du Reichstag, Paul Lensch, parue lors de la troisième année de la Grande Guerre. Cette publication constituait le troisième volet d’une trilogie, dont la première partie était sortie de presse en 1915, sous le titre de Die deutsche Sozialdemokratie und der Weltkrieg [La social-démocratie allemande et la Guerre mondiale], et dont la seconde partie, intitulée Die Sozialdemokratie, ihr Ende und ihr Glück [La social-démocratie, sa fin et sa chance], avait été publiée en 1916. Cette trilogie a été suivie, à la fin du conflit, par une autre brochure, dont le titre était Am Ausgang der deutschen Sozialdemokratie [Quand vient la fin de la social-démocratie allemande]. La lecture de cette trilogie et de cette brochure est fascinante, indépendamment du fait qu’il faille toujours étudier en toute autonomie les sources directes, sans passer sous les fourches caudines de la tutelle que veulent exercer les professionnels orwelliens de la correction systématique du passé. L’œuvre de Lensch nous montre comment un marxiste internationaliste devient un socialiste national, tout en conservant son mode d’argumentation de mouture marxiste. Si bien qu’il est possible de le considérer comme un précurseur du mouvement qui s’appelera —ce n’est évidemment pas un hasard— “national-socialiste”.

Paul Lensch appartenait à l’aile gauche de la SPD, c’est-à-dire à une minorité de la fraction social-démocrate du Reichstag, qui avait pour intention première de refuser de voter les crédits de guerre, qui voulait donner à la gestion allemande de la belligérance une légitimité démocratique. Dans ce contexte toutefois, Lensch va rapidement opérer un changement, comme on pouvait le prévoir pour tout le courant révisionniste de gauche au sein du parti, courant que le politologue Abraham Ascher nommera les “radical imperialists” au sein de la SPD.

L’argumentation des “révisionnistes de gauche”, dont Lensch, repose sur la théorie de l’impérialisme de Lénine. En réfléchissant à la substance des écrits de Lénine sur l’impérialisme, ce courant de gauche au sein de la SPD allemande en est venu à constater que l’Empire allemand, grâce à l’action politique des socialistes au cours des décennies qui ont précédé 1914, est un Etat progressiste, à la pointe du progrès social. Dans ce contexte, l’Allemagne de Guillaume II a une mission historique, estiment-ils : celle de mener à bien la révolution socialiste contre l’impérialisme mondialiste britannique. Lensch et ses camarades constatent, en partant de leur point de vue léniniste, que le service militaire généralisé, l’obligation de scolarité et les institutions démocratiques allemandes, sanctionnées par le suffrage universel qui permet à tous d’élire les députés du Reichstag, ont émancipé la classe ouvrière allemande bien plus que ses homologues dans le reste du monde. Le progrès a donc, à leurs yeux, été réalisé de manière bien plus complète en Allemagne qu’ailleurs.

L’émancipation ouvrière, amorcée sous le Reich de Bismarck, amènera la fin de la lutte des classes, comme l’annonce clairement l’émergence de facto d’une communauté populaire de combat, ainsi que l’attestent les événements vécus d’août 1914, où l’on a vu s’opérer la fusion du nationalisme et du socialisme. Ces événements ont nettement prouvé que la social-démocratisation de la vie politique allemande avant 1914 a induit une nationalisation de la classe ouvrière allemande.

La guerre mondiale, dans cette perspective, correspond bien à ce qu’avait prophétisé Marx, qui voyait en la guerre la sage-femme qui allait accoucher de la révolution, et même de la révolution mondiale. Se souvenant des écrits de Marx dans les années 1840-1850, Lensch et ses amis constate aussi que la guerre mondiale en cours va unir définitivement l’Allemagne et l’Autriche, même si les questions constitutionnelles n’étaient pas encore envisagées ; la guerre allait accoucher d’un Empire grand-allemand et réalisé de la sorte le rêve des révolutionnaires démocratiques de 1848. En outre, toujours selon la même logique tirée des écrits de Marx, la guerre mondiale en cours est la suite normale de la guerre d’unification de 1871.

Dans la mesure où l’Allemagne de 1914 affronte la Russie tsariste, le rêve de Karl Marx se réalise : une guerre révolutionnaire contre la Russie réactionnaire a enfin commencé! Celle-ci n’avait pas pu encore être détruite, pensent Lensch et ses camarades socialistes de gauche, parce que la situation de l’Allemagne était telle qu’elle devait tenir compte des intérêts russes. La victoire sur la Russie tsariste, pense Lensch, permettra aux socialistes allemands de vaincre l’“Angleterre intérieure”, représentée, à ses yeux, par les Junker prussiens (on s’étonne de constater que la liberté d’expression était largement accordée dans l’Empire allemand, même en pleine guerre!). Les Junker, en effet, veulent conserver un suffrage censitaire en Prusse, ce qui empêche la constitution d’une communauté populaire véritablement démocratique, donc national(ist)e. Vu les fortes positions de la social-démocratie en Allemagne, une victoire allemande dans la guerre en cours signifierait une victoire de la théorie marxiste, surtout vis-à-vis des partis socialites étrangers, dont les orientations politiques et sociales étaient nettement moins déterminées par l’œuvre de Marx. Pour Lensch, l’enjeu historique primordial de la guerre mondiale en cours était la lutte entre une Allemagne socialiste et le libéralisme britannique. Si celui-ci gagne la partie, le capitalisme organisé règnera sur le monde. C’est pourquoi le socialisme qui dépasse la lutte des classes est une forme d’organisation sociale supérieure qui conduira à l’émergence d’une véritable communauté populaire, qui devra rendre impossible le règne du capitalisme total à l’anglaise.

Au cœur de tous ses écrits, Lensch critique les positions pro-britanniques que prennent bon nombre de sociaux-démocrates. En ce sens, ses textes restent intéressants pour comprendre la critique récurrente de la politique anglaise. Ils méritent d’être encore lus et relus sous cet angle. En avançant ses arguments, Lensch applique avec pertinence à la politique étrangère les catégories conceptuelles forgées par Karl Marx et Friedrich Engels sur la lutte des classes, où l’Angleterre apparaît comme la puissance exploitrice et réactionnaire par excellence,dont l’immense empire doit être conduit à l’effondrement par la guerre mondiale qui, de fait, est une révolution mondiale.

Quand l’Allemagne perd finalement la partie, Lensch retombe sur les pattes, à sa manière. Il revient à l’anglophilie social-démocrate, qu’il avait pourtant critiquée. Sous la pression de la guerre mondiale, l’Angleterre avait changé, pensait-il. En politique intérieure, elle avait adopté les principes allemands du capitalisme organisé ; elle avait décrété le service militaire obligatoire, qui est d’essence démocratique ; elle était ainsi, à son tour, devenue une puissance progressiste. Malgré ces concessions positives, Lensch développe toutefois, dans son argumentation théorique d’après 1918, un point négatif, sur le plan de sa théorie générale du progrès : la victoire anglaise a certes porté la SPD au pouvoir sans partage, ce qui permettait d’ouvrir sans obstacle la voix au socialisme, mais elle avait simultanément détruit en Allemagne les éléments concrets qui en faisaient un pays totalement progressiste, dans une perspective marxiste. Pour réaliser un véritable socialisme, expliquait Lensch après 1918, il aurait fallu conserver l’armée prussienne-allemande et le gouvernement des fonctionnaires non partisans pour enrayer les tendances ploutocratiques du parlementarisme.

Les conditions dictées par le Traité de Versailles sanctionnent la victoire du capitalisme réactionnaire, ce qui, pour Lensch, implique, à l’évidence, qu’il faut dorénavant transposer les catégories marxistes de la lutte des classes dans la sphère de la politique internationale, de manière à penser la situation globale de manière féconde. Malgré les résultats contradictoires de la guerre mondiale, Lensch continuait à penser que l’Allemagne conservait son rôle de puissance sociale-révolutionnaire, dont l’importance était capitale, était d’une importance cruciale pour l’histoire future du monde. Elle pouvait d’autant mieux le jouer que la social-démocratie était victorieuse sur le plan intérieur et que la réaction avait été mise hors jeu. La “mascarade monarchique” avait disparu, ce qui rendait plus visible encore la disparition du facteur “réaction”. Pour pouvoir mener à bien cette lutte des classes au niveau international, il fallait d’abord, pensait Lensch, poursuivre la lutte des classes à l’intérieur, c’est-à-dire maintenir à flot cette idée concrète de communauté populaire, comme en août 1914.

Au fil des arguments avancés par Lensch, on constate, chez lui comme chez d’autres révisionnistes de gauche de l’époque, tel l’Italien Benito Mussolini, que la nation active, finalement, prend la place de la classe ouvrière en tant que sujet agissant du progrès historique. Il convient dès lors de mener une lutte internationale de libération contre le nouvel ordre imposé à Versailles, ce qui revient à poursuivre la guerre qui fut une révolution mondiale et à préparer une deuxième guerre, dès que la lutte des classes sur le front intérieur aura été parachevée sous l’égide d’un socialisme porté par un chef charismatique.

Paul Lensch fut pendant la “révolution de Novembre”, c’est-à-dire pendant les troubles qui ont immédiatement suivi l’armistice du 11 novembre 1918, l’intermédiaire entre les députés du peuple et l’état-major général des armées. Plus tard, il ne trouva pas de majortié au sein de la SPD pour appuyer ses projets révolutionnaires. En 1922, parce qu’il a coopéré à la neutralisation de la révolte spartakiste, il est exclu de la SPD. Son destin nous oblige toutefois à poser un question importante, dans le contexte du sort que l’on fait subir à la vérité historique en RFA aujourd’hui : n’était-ce qu’une foucade polémique de Crispien, porte-paroles de l’USPD pré-communiste et dissidente de la SPD jugée trop fade, d’avoir utilisé le vocable de “national-scoaliste” pour désigner cette SPD majoritaire, après l’élimination du spartakisme? La paternité du vocable ne revient pas à ce Crispien ; le terme a été utilisé pour la première fois en 1897 par les dissidents de la social-démocratie austro-hongroise dans l’espace tchèque (Bohème et Moravie) qui ont nommé leur parti Ceskoslovenska strana narodnescosocialisticka, soit “Parti national-socialiste tchécoslovaque”. En 1903, en réaction à la création de cette formation nationale-socialiste tchécoslovaque, les socialistes allemands de la région des Sudètes fondent un Deutsche Arbeiterpartei , soit un “Parti ouvrier allemand”, qui sera débaptisé en 1918 pour se nommer “Deutsche National-sozialistische Arbeiterpartei” [Parti ouvrier national-socialiste allemand], qui anticipera directement la NSDAP hitlérienne.

L’itinéraire personnel de Paul Lensch, député socialiste du Reichstag, explique pourquoi les figures de proue du socialisme allemand d’après 1945, tels Kurt Schumacher, qui fut Président de la SPD, ou Johann Plenge, n’ont jamais cessé de dire que l’émergence du national-socialisme n’a été possible qu’à cause de l’existence préalable du socialisme. Il existe donc bel et bien une évolution logique qui partirait du socialisme marxiste pour aboutir au national-socialisme. Cette évolution n’est pas purement dialectique, mais organique. Elle a été rendue possible en Allemagne après 1918, à cause des conditions trop contraingnantes du Traité de Versailles, qui ont obligé l’Allemagne vaincue à suivre une voie propre, particulière, que l’on ne peut comparer à celles des pays voisins.

Analyser les écrits de Paul Lensch, examiner le développement successif de sa vision politique, nous permet de mieux comprendre aujourd’hui quel a été le contexte idéologique et intellectuel purement socialiste —et marxiste-léniniste— dans lequel a émergé le national-socialisme allemand.

Josef SCHÜSSLBURNER.

(article tiré de Junge Freiheit, n°5/1998).

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jeudi, 28 juin 2007

K. von Eckhartshausen: des Illuminés à la Tradition

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Karl von Eckhartshausen : des Illuminés à la Tradition 

28 juin 1752 : Naissance à Haimhausen près de Dachau en Bavière de Karl von Eckhartshausen, figure de proue du Royaume de Bavière. Pendant un bref laps de temps, il fit partie de l'Ordre des Illuminés de Bavière, dont il fut exclu. Il se rendit parfaitement compte du caractère utopique et pernicieux de cet Ordre qui entendait faire du passé table rase. Après cette aventure, il œuvra à faire interdire les sectes politiques de cet acabit en Bavière. Karl von Eckhartshausen entame alors un véritable Kulturkampf contre les idées illuministes et libérales qui ne peuvent induire que des bacilles de décadence et ruiner en ultime instance les institutions politiques traditionnelles. Mais la lutte contre l'illuminisme bavarois ou autre passe par un approfondissement de la religion, y compris de ces facettes occultes, et ne doit pas se contenter de reproduire la religion telle qu'elle est. Cette position le rapproche du Tsar Alexandre I de Russie qui entendait, lui aussi, approfondir la religion traditionnelle, lui donner plus ample profondeur afin de mieux lutter contre le modernisme déliquescent. La “Sainte Alliance”, qui venait de vaincre Napoléon, héritier du fanatisme jacobin, devait se donner des assises spirituelles, dépassant les clivages entre Orthodoxes-Byzantins, Catholiques-Romains et Protestants par une nouvelle synthèse religieuse, où la notion romantique d'“Amour” occuperait la place centrale, mieux, en serait le noyau incandescent, toujours actif comme un volcan. Le siècle à venir verrait se dérouler une guerre civile philosophique comme les siècles précédents avaient connu des guerres de religion. Pour von Eckhartshausen, les adeptes de la “tolérance” sont en fait des intolérants fanatiques et dangereux. Le recours visionnaire à des forces religieuses occultées au fil des temps est la démarche qui permettra de réfuter cette idéologie intolérante de la tolérance et de contrer les manigances de ceux qui la manipulent (Robert Steuckers).

mardi, 26 juin 2007

G. Faye et la convergence des catastrophes

Guillaume Faye et la “Convergence des catastrophes”

Introduction par Robert Steuckers à la présentation par Guillaume Faye du livre “La convergence des catastrophes”, signé Guillaume Corvus, Bruxelles, Ravensteinhof, 21 janvier 2006

Dans l’introduction à l’une des versions italiennes du premier livre de Guillaume Faye, “Le système à tuer les peuples”, j’avais tenté de brosser succinctement son itinéraire politique, depuis ses années d’étudiant à l’IEP et à la Sorbonne. J’avais rappelé l’influence d’un Julien Freund, des thèses de Pareto, de Bertrand de Jouvenel sur ce jeune étudiant dont la vocation allait être de mener un combat métapolitique, via le “Cercle Spengler” d’abord, via le GRECE (Groupe de Recherche et d’Etudes sur la Civilisation Européenne) ensuite. J’avais insisté aussi sur son interprétation de Nietzsche, où, comme Alexis Philonenko, il pariait sur un rire sonore et somme toute rabelaisien, un rire déconstructeur et reconstructeur tout à la fois, sur la moquerie qui dissout les certitudes des médiocres et des conformistes. Je ne vais pas répéter aujourd’hui tout cet exposé, qu’on peut lire sur internet, mais je me concentrerai surtout sur une notion omniprésente dans les travaux de Faye, la notion cardinale de “politique”, oui, sur cette “notion du politique”, si chère au Professeur Julien Freund. L’espace du politique, et non pas de la politique (politicienne), est l’espace des enjeux réels, ceux qui décident de la vie ou de la survie d’une entité politique. Cette vie et cette survie postulent en permanence une bonne gestion, un bon “nomos de l’oikos” —pour reprendre la terminologie grecque de Carl Schmitt— une pensée permanente du long terme et non pas une focalisation sur le seul court terme, l’immédiat sans profondeur temporelle et le présentisme répétitif dépourvu de toute prospective.

Le bon “nomos” est celui qui assure donc la survie d’une communauté politique, d’un Etat ou d’un empire, qui, par la clairvoyance et la prévoyance quotidiennes qu’il implique, génère une large plus-value, en tous domaines, qui conduit à la puissance, au bon sens du terme. La puissance n’est rien d’autre qu’un solide capital de ressources matérielles et immatérielles, accumulées en prévision de coups durs, de ressacs ou de catastrophes. C’est le projet essentiel de Clausewitz, dont on fait un peu trop rapidement un belliciste à tous crins. Clausewitz insiste surtout sur l’accumulation de ressources qui rendront la guerre inutile, parce que l’ennemi n’osera pas affronter une politie bien charpentée, ou qui, si elle se déclenche quand même, fera de mon entité politique un morceau dur ou impossible à avaler, à mettre hors jeu. Ce n’est rien d’autre qu’une application du vieil adage romain: “Si vis pacem, para bellum”.

L’oeuvre immortelle de Carl Schmitt et de Julien Freund

D’où nous vient cette notion du “politique”?

Elle nous vient d’abord de Carl Schmitt. Pour qui elle s’articule autour de deux vérités observés au fil de l’histoire :

1) Le politique est porté par une personne de chair et de sang, qui décide en toute responsabilité (Weber). Le modèle de Schmitt, catholique rhénan, est l’institution papale, qui décide souverainement et en ultime instance, sans avoir de comptes à rendre à des organismes partiels et partisans, séditieux et centrifuges, mus par des affects et des intérêts particuliers et non généraux.

2) La sphère du politique est solide si le principe énoncé au 17ième siècle par Thomas Hobbes est honoré : “Auctoritas non veritas facit legem” (C’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi/la norme). Nous pourrions, au seuil de ce 21ième siècle, qui s’annonce comme un siècle de catastrophes, tout comme le 20ième, étendre cette réflexion de Hobbes et dire : “Auctoritas non lex facit imperium”, soit “C’est l’autorité et non la loi/la norme qui fait l’empire”. Schmitt voulait dénoncer, en rappelant la science politique de Hobbes, le danger qu’il y a à gouverner les états selon des normes abstraites, des principes irréels et paralysants, parfois vecteurs de dissensions calamiteuses pouvant conduire à la guerre civile. Quelques décennies d’une telle gouvernance et les “noeuds gordiens” s’accumulent et figent dangereusement les polities qui s’en sont délectée. Il faut donc des autorités (personnelles ou collégiales) qui parviennent à dénouer ou à trancher ces “noeuds gordiens”.

Cette notion du politique nous vient ensuite du professeur strasbourgeois Julien Freund, qui était, il est vrai, l’un des meilleurs disciples de Carl Schmitt. Il a repris à son compte cette notion, l’a appliquée dans un contexte fort différent de celui de l’Allemagne de Weimar ou du nazisme, soit celui de la France gaullienne et post-gaullienne, également produit de la pensée de Carl Schmitt. En effet, il convient de rappeler ici que René Capitant, auteur de la constitution présidentialiste de la 5ième République, est le premier et fidèle disciple français de Schmitt. Le Président de la 5ième République est effectivement une “auctoritas”, au sens de Hobbes et de Schmitt, qui tire sa légitimité du suffrage direct de l’ensemble de la population. Il doit être un homme charismatique de chair et de sang, que tous estiment apte à prendre les bonnes décisions au bon moment. Julien Freund, disciple de Schmitt et de Capitant, a coulé ses réflexions sur cette notion cardinale du politique dans un petit ouvrage qu’on nous faisait encore lire aux Facultés Universitaires Saint-Louis à Bruxelles il y a une trentaine d’années: “Qu’est-ce que le politique?” (Ed. du Seuil). Cet ouvrage n’a pas pris une ride. Il reste une lecture obligatoire pour qui veut encore, dans l’espace politique, penser clair et droit en notre période de turbulences, de déliquescences et de déclin.

René Thom et la théorie des catastrophes

Comment cette notion du politique s’articule-t-elle autour de la thématique qui nous préoccupe aujourd’hui, soit la “convergences des catstrophes”? Faye est le benjamin d’une chaine qui relie Clausewitz à Schmitt, Schmitt à Capitant, Capitant à Freund et Freund à lui-même et ses amis. Ses aînés nous ont quittés : ils ne vivent donc pas l’ère que nous vivons aujourd’hui. D’autres questions cruciales se posent, notamment celle-ci, à laquelle répond l’ouvrage de Guillaume Corvus: “Le système (à tuer les peuples) est-il capable de faire face à une catastrophe de grande ampleur, à plusieurs catastrophes simultanées ou consécutives dans un laps de temps bref, ou, pire à une convergences de plusieurs catastrophes simultanées?”. Au corpus doctrinal de Schmitt et Freund, Corvus ajoute celui du mathématicien et philosophe français René Thom, qui constate que tout système complexe est par essence fragile et même d’autant plus fragile que sa complexité est grande. Corvus exploite l’oeuvre de Thom, dans la mesure où il rappelle qu’un événement anodin peut créer, le cas échéant, des réactions en chaîne qui conduisent à la catastrophe par implosion ou par explosion. On connait ce modèle posé maintes fois par certains climatologues, observateurs de catastrophes naturelles: le battement d’aile d’un papillon à Hawai peut provoquer un tsunami au Japon ou aux Philippines. Les théories de Thom trouvent surtout une application pratique pour observer et prévenir les effondrements boursiers : en effet, de petites variations peuvent déboucher sur une crise ou un krach de grande ampleur.

Corvus soulève donc la question sur le plan de la gestion des Etats voire du village-monde à l’heure de la globalisation: l’exemple de l’ouragan qui a provoqué fin août les inondations de la Nouvelle-Orléans prouve d’ores et déjà que le système américain ne peut gérer, de manière optimale, deux situations d’urgence à la fois : la guerre en Irak, qui mobilise fonds et énergies, et les inondations à l’embouchure du Mississippi (dont la domestication du bassin a été le projet premier de Franklin Delano Roosevelt, pour lequel il a mobilisé toutes les énergies de l’Amérique à l’ “ère des directeurs” —ces termes sont de James Burnham— et pour lequel il a déclenché les deux guerres mondiales afin de glaner les fonds suffisants, après élimination de ses concurrents commerciaux allemands et japonais, et de réaliser son objectif: celui d’organiser d’Est en Ouest le territoire encore hétéroclite des Etats-Unis). La catastrophe naturelle qui a frappé la Nouvelle-Orléans est, en ce sens, l’indice d’un ressac américain en Amérique du Nord même et, plus encore, la preuve d’une fragilité extrême des systèmes hyper-complexes quand ils sont soumis à des sollicitations multiples et simultanées. Nous allons voir que ce débat est bien présent aujourd’hui aux Etats-Unis.

Qu’adviendrait-il d’une France frappée au même moment par quatre ou cinq catastrophes ?

En France, en novembre 2005, les émeutes des banlieues ont démontré que le système-France pouvait gérer dans des délais convenables des émeutes dans une seule ville, mais non dans plusieurs villes à la fois. La France est donc fragile sur ce plan. Il suffit, pour lui faire une guerre indirecte, selon les nouvelles stratégies élaborées dans les états-majors américains, de provoquer des troubles dans quelques villes simultanément. L’objectif d’une telle opération pourrait être de paralyser le pays pendant un certain temps, de lui faire perdre quelques milliards d’euros dans la gestion de ces émeutes, milliards qui ne pourront plus être utilisés pour les projets spatiaux concurrents et européens, pour la modernisation de son armée et de son industrie militaire (la construction d’un porte-avions par exemple). Imaginons alors une France frappée simultanément par une épidémie de grippe (aviaire ou non) qui mobiliserait outrancièrement ses infrastructures hospitalières, par quelques explosions de banlieues comme en novembre 2005 qui mobiliserait toutes ses forces de police, par des tornades sur sa côte atlantique comme il y a quelques années et par une crise politique soudaine due au décès inopiné d’un grand personnage politique. Inutile d’épiloguer davantage : la France, dans sa configuration actuelle, est incapable de faire face, de manière cohérente et efficace, à une telle convergence de catastrophes.

L’histoire prouve également que l’Europe du 14ième siècle a subi justement une convergence de catastrophes semblable. La peste l’a ravagée et fait perdre un tiers de ses habitants de l’époque. Cette épidémie a été suivie d’une crise socio-religieuse endémique, avec révoltes et jacqueries successives en plusieurs points du continent. A cet effondrement démographique et social, s’est ajoutée l’invasion ottomane, partie du petit territoire contrôlé par le chef turc Othman, en face de Byzance, sur la rive orientale de la Mer de Marmara. Il a fallu un siècle —et peut-être davantage— pour que l’Europe s’en remette (et mal). Plus d’un siècle après la grande peste de 1348, l’Europe perd encore Constantinople en 1453, après avoir perdu la bataille de Varna en 1444. En 1477, les hordes ottomanes ravagent l’arrière-pays de Venise. Il faudra encore deux siècles pour arrêter la progression ottomane, après le siège raté de Vienne en 1683, et presque deux siècles supplémentaires pour voir le dernier soldat turc quitter l’Europe. L’Europe risque bel et bien de connaître une “période de troubles”, comme la Russie après Ivan le Terrible, de longueur imprévisible, aux effets dévastateurs tout aussi imprévisibles, avant l’arrivée d’un nouvel “empereur”, avant le retour du politique.

“Guerre longue” et “longue catastrophe”: le débat anglo-saxon

Replaçons maintenant la parution de “La convergence des catastrophes” de Guillaume Corvus dans le contexte général de la pensée stratégique actuelle, surtout celle qui anime les débats dans le monde anglo-saxon. Premier ouvrage intéressant à mentionner dans cette introduction est celui de Philip Bobbitt, “The Shield of Achilles. War, Peace and the Course of History” (Penguin, Harmondsworth, 2002-2003) où l’auteur explicite surtout la notion de “guerre longue”. Pour lui, elle s’étend de 1914 à la première offensive américaine contre l’Irak en 1990-91. L’actualité nous montre qu’il a trop limité son champ d’observation et d’investigation : la seconde attaque américaine contre l’Irak en 2003 montre que la première offensive n’était qu’une étape; ensuite, l’invasion de l’Afghanistan avait démontré, deux ans auparavant, que la “guerre longue” n’était pas limitée aux deux guerres mondiales et à la guerre froide, mais englobait aussi des conflits antérieurs comme les guerres anglo-russes par tribus afghanes interposées de 1839-1842, la guerre de Crimée, etc. Finalement, la notion de “guerre longue” finit par nous faire découvrir qu’aucune guerre ne se termine définitivement et que tous les conflits actuels sont in fine tributaires de guerres anciennes, remontant même à la protohistoire (Jared Diamonds, aux Etats-Unis, l’évoque dans ses travaux, citant notamment que la colonisation indonésienne des la Papouasie occidentale et la continuation d’une invasion austronésienne proto-historique; ce type de continuité ne s’observa pas seulement dans l’espace austral-asiatique).

Si l’on limite le champ d’observation aux guerres pour le pétrole, qui font rage plus que jamais aujourd’hui, la période étudiée par Bobbitt ne l’englobe pas tout à fait: en effet, les premières troupes britanniques débarquent à Koweit dès 1910; il conviendrait donc d’explorer plus attentivement le contexte international, immédiatement avant la première guerre mondiale. Comme l’actualité de ce mois de janvier 2006 le prouve : ce conflit pour le pétrole du Croissant Fertile n’est pas terminé. Anton Zischka, qui vivra centenaire, sera actif jusqu’au bout et fut l’une des sources d’inspiration majeures de Jean Thiriart, avait commencé sa très longue carrière d’écrivain journaliste en 1925, quand il avait 25 ans, en publiant un ouvrage, traduit en français chez Payot, sur “La guerre du pétrole”, une guerre qui se déroule sur plusieurs continents, car Zischka n’oubliait pas la Guerre du Chaco en Amérique du Sud (les tintinophiles se rappelleront de “L’oreille cassée”, où la guerre entre le San Theodoros fictif et son voisin, tout aussi fictif, est provoquée par le désir de pétroliers américains de s’emparer des nappes pétrolifières).

Aujourd’hui, à la suite du constat d’une “longue guerre”, posé par Bobbitt et, avant lui, par Zischka, l’auteur américain James Howard Kunstler, dans “La fin du pétrole. Le vrai défi du XXI° siècle” (Plon, 2005) reprend et réactualise une autre thématique, qui avait été chère à Zischka, celle du défi scientifique et énergétique que lancera immanquablement la raréfaction du pétrole dans les toutes prochaines décennies. Pour Zischka, les appareils scientifiques privés et étatiques auraient dû depuis longtemps se mobiliser pour répondre aux monopoles de tous ordres. Les savants, pour Zischka, devaient se mobiliser pour donner à leurs patries, à leurs aires civilisationnelles (Zischka est un européiste et non un nationaliste étroit), les outils nécessaires à assurer leurs autonomies technologique, alimentaire, énergétique, etc. C’est là une autre réponse à la question de Clausewitz et à la nécessité d’une bonne gestion du patrimoine naturel et culturel des peuples. Faye n’a jamais hésité à plaider pour la diversification énergétique ou pour une réhabilitation du nucléaire. Pour lui comme pour d’autres, bon nombre d’écologistes sont des agents des pétroliers US, qui entendent garder les états inclus dans l’américanosphère sous leur coupe exclusive. L’argument ne manque nullement de pertinence, d’autant plus que le pétrole est souvent plus polluant que le nucléaire. Pour Corvus, l’une des catastrophes majeures qui risque bel et bien de nous frapper bientôt, est une crise pétrolière d’une envergure inédite.

La fin du modèle urbanistique américain

Les arguments de Corvus, nous les retrouvons chez Kunstler, preuve une nouvelle fois que ce livre sur la convergence des catstrophes n’a rien de marginal comme tentent de le faire accroire certains “aggiornamentés” du canal historique de la vieille “nouvelle droite” (un petit coup de patte en passant, pour tenter de remettre les pendules à l’heure, même chez certains cas désespérés… ou pour réveiller les naïfs qui croient encore —ou seraient tentés de croire— à ces stratégies louvoyantes et infructueuses…). Kunstler prévoit après la “longue guerre”, théorisée par Bobbitt, ou après la longue guerre du pétrole, décrite dans ses premiers balbutiements par Zischka, une “longue catastrophe”. Notamment, il décrit, de manière fort imagée, en prévoyant des situations concrètes possibles, l’effondrement de l’urbanisme à l’américaine. Ces villes trop étendues ne survivraient pas en cas de disparition des approvisionnements de pétrole et, partant, de l’automobile individuelle. 80% des bâtiments modernes, explique Kunstler, ne peuvent survivre plus de vingt ans en bon état de fonctionnement. Les toitures planes sont recouvertes de revêtements éphémères à base de pétrole, qu’il faut sans cesse renouveler. Il est en outre impossible de chauffer et d’entretenir des super-marchés sans une abondance de pétrole. La disparition rapide ou graduelle du pétrole postule un réaménagement complet des villes, pour lequel rien n’a jamais été prévu, vu le mythe dominant du progrès éternel qui interdit de penser un ressac, un recul ou un effondrement. Les villes ne pourront plus être horizontales comme le veut l’urbanisme américain actuel. Elle devront à nouveau se verticaliser, mais avec des immeubles qui ne dépasseront jamais sept étages. Il faudra revenir à la maçonnerie traditionnelle et au bois de charpente. On imagine quels bouleversements cruels ce réaménagement apportera à des millions d’individus, qui risquent même de ne pas survivre à cette rude épreuve, comme le craint Corvus. Kunstler, comme Corvus, prévoit également l’effondrement de l’école obligatoire pour tous : l’école ne sera plus “pléthorique” comme elle l’est aujourd’hui, mais s’adressera à un nombre limité de jeunes, ce qui conduira à une amélioration de sa qualité, seul point positif dans la catastrophe imminente qui va nous frapper.

La “quatrième guerre mondiale” de Thierry Wolton

Pour ce qui concerne le défi islamique, que Faye a commenté dans le sens que vous savez, ce qui lui a valu quelques ennuis, un autre auteur, Thierry Wolton, bcbg, considéré comme “politiquement correct”, tire à son tour la sonnette d’alarme, mais en prenant des options pro-américaines à nos yeux inutiles et, pire, dépourvues de pertinence. Dans l’ouvrage de Wolton, intitulé “La quatrième guerre mondiale” (Grasset, 2005), l’auteur évoque l’atout premier du monde islamique, son “youth bulge”, sa “réserve démographique”. Ce trop-plein d’hommes jeunes et désoeuvrés, mal formés, prompts à adopter les pires poncifs religieux, est une réserve de soldats ou de kamikazes. Mais qui profiteront à qui? Aucune puissance islamique autonome n’existe vraiment. Les inimitiés traversent le monde musulman. Aucun Etat musulman ne peut à terme servir de fédérateur à une umma offensive, malgré les rodomontades et les vociférations. Seuls les Etats-Unis sont en mesure de se servir de cette masse démographique disponible pour avancer leurs pions dans cet espace qui va de l’Egypte à l’Inde et de l’Océan Indien à la limite de la taïga sibérienne. Certes, l’opération de fédérer cette masse territoriale et démographique sera ardue, connaîtra des ressacs, mais les Etats-Unis auront toujours, quelque part, dans ce vaste “Grand Moyen Orient”, les dizaines de milliers de soldats disponibles à armer pour des opérations dans le sens de leurs intérêts, au détriment de la Russie, de l’Europe, de la Chine ou de l’Inde. Avec la Turquie, jadis fournisseur principal de piétaille potentielle pour l’OTAN ou l’éphémère Pacte de Bagdad du temps de la Guerre froide dans les années 50, branle dans le manche actuellement. Les romans d’un jeune écrivain, Burak Turna, fascinent le public turc. Ils évoquent une guerre turque contre les Etats-Unis et contre l’UE (la pauvre….), suivie d’une alliance russo-turque qui écrasera les armées de l’UE et plantera le drapeau de cette alliance sur les grands édifices de Vienne, Berlin et Bruxelles. Ce remaniement est intéressant à observer : le puissant mouvement des loups gris, hostiles à l’adhésion turque à l’UE et en ce sens intéressant à suivre, semble opter pour les visions de Turna.

Dans ce contexte, mais sans mentionner Turna, Wolton montre que la présence factuelle du “youth bulge” conduit à la possibilité d’une “guerre perpétuelle”, donc “longue”, conforme à la notion de “jihad”. Nouvelle indice, après Bobbitt et Kunstler, que le pessimisme est tendance aujourd’hui, chez qui veut encore penser. La “guerre perpétuelle” n’est pas un problème en soi, nous l’affrontons depuis que les successeurs du Prophète Mohamet sont sortis de la péninsule arabique pour affronter les armées moribondes des empires byzantins et perses. Mais pour y faire face, il faut une autre idéologie, un autre mode de pensée, celui que l’essayiste et historien américain Robert Kaplan suggère à Washington de nos jours : une éthique païenne de la guerre, qu’il ne tire pas d’une sorte de new age à la sauce Tolkien, mais notamment d’une lecture attentive de l’historien grec antique Thucydide, premier observateur d’une “guerre longue” dans l’archipel hellénique et ses alentours. Kaplan nous exhorte également à relire Machiavel et Churchill. Pour Schmitt hier, comme pour Kaplan aujourd’hui, les discours normatifs et moralisants, figés et soustraits aux effervescences du réel, camouflent des intérêts bornés ou des affaiblissements qu’il faut soigner, guérir, de toute urgence.

L’infanticide différé

Revenons à la notion de “youth bulge”, condition démographique pour mener des guerres longues. Utiliser le sang des jeunes hommes apparait abominable, les sacrifier sur l’autel du dieu Mars semble une horreur sans nom à nos contemporains bercés par les illusions irénistes qu’on leur a serinées depuis deux ou trois décennies. En Europe, le sacrifice des jeunes générations masculines a été une pratique courante jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Ne nous voilons pas la face. Nous n’avons pas été plus “moraux” que les excités islamiques d’aujourd’hui et que ceux qui veulent profiter de leur fougue. La bataille de Waterloo, à quinze kilomètres d’ici, est une bataille d’adolescents fort jeunes, où l’on avait notamment fourré dans les uniformes d’une “Landwehr du Lünebourg” tous les pensionnaires des orphelinats du Hanovre, à partir de douze ans. La lecture des ouvrages remarquables du démographe français Gaston Bouthoul, autre maître à penser de Faye, nous renseigne sur la pratique romaine de l’”infanticide différé”. Rome, en armant ces légions, supprimait son excédent de garçons, non pas en les exposant sur les marges d’un temple ou en les abandonnant sur une colline, mais en différant dans le temps cette pratique courante dans les sociétés proto-historiques et antiques. Le jeune homme avait le droit à une enfance, à être nourri avant l’âge adulte, à condition de devenir plus tard soldat de dix-sept à trente-sept ans. Les survivants se mariaient et s’installaient sur les terres conquises par leurs camarades morts. L’empire ottoman reprendra cette pratique en armant le trop-plein démographique des peuples turcs d’Asie centrale et les garçons des territoires conquis dans les Balkans (les janissaires). La raison économique de cette pratique est la conquête de terres, l’élargissement de l’ager romanus et l’élimination des bouches inutiles. Le ressac démographique de l’Europe, où l’avortement remboursé a remplacé l’infanticide différé de Bouthoul, rend cette pratique impossible, mais au détriment de l’expansion territoriale. Le “youth bulge” islamique servira un nouveau janissariat turc, si les voeux de Turna s’exaucent, la jihad saoudienne ou un janissariat inversé au service de l’Amérique.

Que faire ?

L’énoncé de tous ces faits effrayants qui sont ante portas ne doit nullement conduire au pessimisme de l’action. Les réponses que peut encore apporter l’Europe dans un sursaut in extremis (dont elle a souvent été capable : les quelques escouades de paysans visigothiques des Cantabriques qui battent les Maures vainqueurs et arrêtent définitivement leur progression, amorçant par là la reconquista; les Spartiates des Thermopyles; les défenseurs de Vienne autour du Comte Starhemberg; les cent trente-cinq soldats anglais et gallois de Rorke’s Drift; etc.) sont les suivantes :

- Face au “youth bulge”, se doter une supériorité technologique comme aux temps de la proto-histoire avec la domestication du cheval et l’invention du char tracté; mais pour renouer avec cette tradition des “maîtres des chevaux”, il faut réhabiliter la discipline scolaire, surtout aux niveaux scientifiques et techniques.

- Se remémorer l’audace stratégique des Européens, mise en exergue par l’historien militaire américain Hanson dans “Why the West always won”. Cela implique la connaissance des modèles anciens et modernes de cette audace impavide et la création d’une mythologie guerrière, “quiritaire”, basée sur des faits réels comme l’Illiade en était une.

- Rejeter l’idéologie dominante actuelle, créer un “soft power” européen voire euro-sibérien (Nye), brocarder l’ “émotionalisme” médiatique, combattre l’amnésie historique, mettre un terme à ce qu’a dénoncé Philippe Muray dans “Festivus festivus” (Fayard, 2005), et, antérieurement, dans “Désaccord parfait” (coll. “Tel”, Gallimard), soit l’idéologie festive, sous toutes ses formes, dans toute sa nocivité, cette idéologie festive qui domine nos médias, se campe comme l’idéal définitif de l’humanité, se crispe sur ses positions et déchaîne une nouvelle inquisition (dont Faye et Brigitte Bardot ont été les victimes).

C’est un travail énorme. C’est le travail métapolitique. C’est le travail que nous avons choisi de faire. C’est le travail pour lequel Guillaume Faye, qui va maintenant prendre la parole, a consacré toute sa vie. A vous de reprendre le flambeau. Nous ne serons écrasés par les catastrophes et par nos ennemis que si nous laissons tomber les bras, si nous laissons s’assoupir nos cerveaux.

Robert STEUCKERS.

dimanche, 24 juin 2007

Participation et ergonisme

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Participation gaullienne et "ergonisme": deux corpus d'idées pour la société de demain

Robert Steuckers

Beaucoup de livres, d'essais et d'articles ont été écrits sur l'idée de participation dans le gaullisme des années 60. Mais de toute cette masse de textes, bien peu de choses sont passées dans l'esprit public, dans les mentalités. En France, une parcelle de l'intelligentsia fit preuve d'innovation dans le domaine des projets sociaux quand le monde industrialisé tout entier se contentait de reproduire les vieilles formules libérales ou keynésiennes. Mais l'opinion publique française n'a pas retenu leur message ou n'a pas voulu le faire fructifier.

On ne parle plus, dans les salons parisiens, de la participation suggérée par De Gaulle, ni de l'idée séduisante d'"intéressement" des travailleurs aux bénéfices des entreprises, ni des projets "pancapitalistes" d'un Marcel Loichot ou d'un René Capitant. Lors des commémorations à l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Charles De Gaulle, ces projets, pourtant très intéressants et, aujourd'hui encore, riches de possibles multiples, n'ont guère été évoqués. Couve de Murville, sur le petit écran, a simplement rappelé la diplomatie de "troisième voie" amorcée par De Gaulle en Amérique latine, au Québec et à Phnom Penh (1966). Si la "troisième voie" en politique extérieure suscite encore de l'intérêt, en revanche, la "troisième voie" envisagée pour la politique intérieure est bel et bien oubliée.

Outre les textes de René Capitant ou l'étude de M. Desvignes sur la participation (1), il nous semble opportun de rappeler, notamment dans le cadre du "Club Nationalisme et République", un texte bref, dense et chaleureux de Marcel Loichot, écrit en collaboration avec le célèbre et étonnant Raymond Abellio en 1966, Le cathéchisme pancapitaliste. Loichot et Abellio constataient la faiblesse de la France en biens d'équipement par rapport à ses concurrents allemands et japonais (déjà!). Pour combler ce retard  ‹que l'on comparera utilement aujourd'hui aux retards de l'Europe en matières d'électronique, d'informatique, de création de logiciels, en avionique, etcŠ‹  nos deux auteurs suggéraient une sorte de nouveau contrat social où capitalistes et salariés se partageraient la charge des auto-financements dans les entreprises. Ce partage, ils l'appelaient "pancapitaliste", car la possession des richesses nationales se répartissait entre toutes les strates sociales, entre les propriétaires, les patrons et les salariés. Cette diffusion de la richesse, expliquent Loichot et Abellio (2), brise les reins de l'oligo-capitalisme, système où les biens de production sont concentrés entre les mains d'une petite minorité (oligo  en grec) de détenteurs de capitaux à qui la masse des travailleurs "aliène", c'est-à-dire vend, sa capacité de travail. Par opposition, le pancapitalisme, ne s'adressant plus à un petit nombre mais à tous, entend "désaliéner" les salariés en les rendant propriétaires de ces mêmes biens, grâce à une juste et précise répartition des dividendes, s'effectuant par des procédés techniques dûment élaborés (condensés dans l'article 33 de la loi du 12 juillet 1965 modifiant l'imposition des entreprises si celles-ci attribuent à leur personnel des actions ou parts sociales).

L'objectif de ce projet "pancapitaliste" est de responsabiliser le salarié au même titre que le patron. Si le petit catéchisme pancapitaliste de Loichot et Abellio, ou le conte de Futhé et Nigo, deux pêcheurs japonais, dont l'histoire retrace l'évolution des pratiques économiques (3), peuvent nous sembler refléter un engouement utopique, parler le langage du désir, les théoriciens de la participation à l'ère gaullienne ne se sont pas contentés de populariser outrancièrement leurs projets: ils ont su manier les méthodes mathématiques et rationnelles de l'économétrie. Mais là n'est pas notre propos. Nous voudrions souligner ici que le projet gaullien global de participation s'est heurté à des volontés négatives, les mêmes volontés qui, aujourd'hui encore, bloquent l'évolution de notre société et provoquent, en bon nombre de points, son implosion. Loichot pourfendait le conservatisme du patronat, responsable du recul de la France en certains secteurs de la production, responsable du mauvais climat social qui y règnait et qui décourageait les salariés.

Deuxième remarque: qui dit participation dit automatiquement responsabilité. Le fait de participer à la croissance de son entreprise implique, de la part du salarié, une attention constante à la bonne ou la mauvaise marche des affaires. Donc un rapport plus immédiat aux choses de sa vie quotidienne, donc un ancrage de sa pensée pratique dans le monde qui l'entoure. Cette attention, toujours soutenue et nécessaire, immunise le salarié contre toutes les séductions clinquantes des idéologies vagues, grandiloquentes, qui prétendent abolir les pesanteurs qu'impliquent nécessairement les ancrages dans la vie. Jamais les modes universalistes, jamais les slogans de leurs relais associatifs (comme SOS-Racisme par exemple), n'auraient pu avoir autant d'influence, si les projets de Loichot, Capitant, Abellio, Vallon s'étaient ancrés dans la pratique sociale quotidienne des Français. Ceux-ci, déjà victimes des lois de la Révolution, qui ont réduit en poussière les structures professionnelles de type corporatif, victimes une nouvelle fois de l'inadaptation des lois sociales de la IIIième République, victimes de la mauvaise volonté du patronat qui saborde les projets gaulliens de participation, se trouvent systématiquement en porte-à-faux, davantage encore que les autres Européens et les Japonais, avec la réalité concrète, dure et exigeante, et sont consolés par un opium idéologique généralement universaliste, comme le sans-culottisme de la Révolution, la gloire de l'Empire qui n'apporte aucune amélioration des systèmes sociaux, les discours creux de la IIIième bourgeoise ou, aujourd'hui, les navets pseudo-philosophiques, soft-idéologiques, de la médiacratie de l'ère mitterandienne. Pendant ce temps, ailleurs dans le monde, les Allemagnes restauraient leurs associations professionnelles ou les maintenaient en les adaptant, Bismarck faisait voter des lois de protection de la classe ouvrière, les fascismes italiens ou allemands peaufinaient son ¦uvre et imposaient une législation et une sécurité sociales très avancées, la RFA savait maintenir dans son système social ce qui avait été innovateur pendant l'entre-deux-guerres (Weimar et période NS confondues), le Japon conservait ses réflexes que les esprits chagrins décrètent "féodaux"... Toutes mesures en rupture avec l'esprit niveleur, hostile à tout réflexe associatif de nature communautaire, qui afflige la France depuis l'émergence, déjà sous l'ancien régime, de la modernité individualiste.

L'idée de participation est un impératif de survie nationale, identitaire et économique, parce qu'elle implique un projet collectif et non une déliquescence individualiste, parce qu'elle force les camarades de travail d'une entreprise à se concerter et à discuter de leurs vrais problèmes, sans être doublement "aliénés": et par les mécanismes économiques du salariat et par les discours abrutissants des médias qui remplacent désormais largement l'opium religieux, comme l'entendaient Feuerbach, Marx et Engels, dont les idées sont trahies allègrement aujourd'hui par ceux qui s'en revendiquent tout en les figeant et les dénaturant. La réalité, qui n'est pas soft  mais hard, contrairement à ce qu'affirment les faux prophètes, a déjà dû s'adapter à cette nécessité de lier le travailleur immédiatement à sa production: l'éléphantiasis tant des appareils administratifs étatisés de type post-keynésiens que des énormes firmes transnationales ont généré, à partir de la première crise pétrolières de 1973, une inertie et une irresponsabilité croissantes de la part des salariés, donc une perte de substance humaine considérable. Il a fallu trancher stupidement, avec gâchis, au nom de chimères opposées, en l'occurrence celles du néo-libéralisme reaganien ou thatchérien. Renvoyer des salariés sans préparation au travail indépendant. Résultat, dans les années 80: accroissement exponentiel du chômage, avec des masses démobilisées n'osant pas franchir ce pas, vu que les législations de l'ère keynésienne (qui trahissaient Keynes) avaient pénalisé le travail indépendant. Autre résultat, au seuil des années 90: une inadaptation des structures d'enseignement aux besoins réels de la société, avec répétition sociale-démocrate des vieux poncifs usés, avec hystérie néo-libérale destructrice des secteurs universitaires jugés non rentables, alors qu'ils explorent, souvent en pionniers, des pans entiers mais refoulés du réel; et produisent, du coup, des recherches qui peuvent s'avérer fructueuses sur le long terme.

Les vicissitudes et les dysfonctionnements que nous observons dans notre société contemporaine proviennent de ce désancrage permanent qu'imposent les idéologies dominantes, privilégiant toutes sortes de chimères idéologiques, transformant la société en un cirque où des milliers de clowns ânonnent des paroles creuses, sans rien résoudre. La participation et l'intéressement sont les aspects lucratifs d'une vision du monde qui privilégie le concret, soit le travail, la créativité humaine et la chaîne des générations. Ce recours au concret est l'essence même de notre démarche. Au-delà de tous les discours et de toutes les abstractions monétaires, de l'étalon-or ou du dollar-roi, le moteur de l'économie, donc de notre survie la plus élémentaire, reste le travail. Définir en termes politiques notre option est assez malaisé: nous ne pouvons pas nous définir comme des "identitaires-travaillistes", puisque le mot "travailliste" désigne les sociaux-démocrates anglais ou israëliens, alliés aux socialistes de nos pays qui claudiquent de compromissions en compromissions, depuis le programme de Gotha jusqu'à celui de Bad Godesberg (4), depuis les mesures libérales du gouvernement Mitterand jusqu'à son alliance avec Bernard Tapie ou son alignement inconditionnel sur les positions américaines dans le Golfe.

Jacob Sher, économiste qui a enseigné à l'Institut polytechnique de Léningrad avant de passer à l'Ouest, participationniste sur base d'autres corpus que ceux explorés par les gaulliens Loichot, Vallon ou Capitant, a forgé les mots qu'il faut   ‹ergonisme, ergonat, ergonaire (du grec ergon, travail)‹   pour désigner sa troisième voie basée sur le Travail. Issu de la communauté juive de Vilnius en Lithuanie, Jacob Sher partage le sort de ces Israëlites oubliés par nos bateleurs médiatiques, pourtant si soucieux d'affirmer et d'exhiber un philosémitisme tapageur. Oublié parce qu'il pense juste, Sher nous explique (5) très précisément la nature éminement démocratique et préservatrice d'identité de son projet, qu'il appelle l'ergonisme. Il est démocratique car la richesse, donc le pouvoir, est répartie dans l'ensemble du corps social. Il préserve l'identité car il n'aliène ni les masses de salariés ni les minorités patronales et fixe les attentions des uns et des autres sur leur tâche concrète sans générer d'opium idéologique, dissolvant toutes les formes d'ancrage professionnel ou identitaire.

La participation gaullienne et l'ergonat sherien: deux corpus doctrinaux à réexplorer à fond pour surmonter les dysfonctionnements de plus en plus patents de nos sociétés gouvernées par l'idéologie libérale saupoudrée de quelques tirades socialistes, de plus en plus rares depuis l'effondrement définitif des modèles communistes est-européens. Pour ceux qui sont encore tentés de raisonner en termes reagano-thatchériens ou de resasser les formules anti-communistes nées de la guerre froide des années 50, citons la conclusion du livre de Jacob Sher: "Et ce n'est pas la droite qui triomphe et occupe le terrain abandonné par la gauche, malgré les apparences électorales. Certes, la droite profite de la croissance du nombre des voix anti-gauche, mais ces voix ne sont pas pro-droite, elle ne s'enrichit pas d'adhésions à ses idées. Car la droite aussi est en déroute, son principe de société a aussi échoué. Ce sont les nouvelles forces qui montent, les nouvelles idées qui progressent, une nouvelle société qui se dessine. Non pas une société s'inscrivant entre les deux anciennes sociétés, à gauche ou à droite de l'une ou de l'autre, mais CONTRE elles, EN FACE d'elles, DIFFERENTE d'elles. TROISIEME tout simplement. Comme un troisième angle d'un triangle".

Notes

(1) Cf. M. Desvignes, Demain, la participation. Au-delà du capitalisme et du marxisme, Plon, Paris, 1978; René Capitant, La réforme pancapitaliste, Flammarion, Paris, 1971; Ecrits politiques, Flammarion, 1971; Démocratie et participation politique, Bordas, 1972.
(2) "Le catéchisme pancapitaliste" a été reproduit dans une anthologie de textes de Marcel Loichot intitulée La mutation ou l'aurore du pancapitalisme, Tchou, Paris, 1970.
(3) Le conte de Futhé et Nigo se trouve également dans Marcel Loichot, La mutation..., op. cit., pp. 615-621.
(4) Au programme de Gotha en 1875, les socialistes allemands acceptent les compromissions avec le régime impérial-libéral. A Bad Godesberg en 1959, ils renoncent au révolutionnarisme marxiste, donc à changer la société capitaliste. Le marxisme apparaît comme un compromis permanent face aux dysfonctionnements du système capitaliste.
(5) Jacob Sher, Changer les idées. Ergonisme contre socialisme et capitalisme, Nouvelles éditions Rupture, 1982.

[Synergies Européennes, Nationalisme & République, Janvier, 1992]

06:05 Publié dans Economie, Sociologie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mercredi, 20 juin 2007

Sur le "modèle impérial"...

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Sur le "modèle impérial" pour l'Europe d'aujourd'hui...

Réponse de Robert Steuckers à un étudiant dans le cadre d’un mémoire de fin d’étude (Entretien avec Robert Steuckers).

En ce qui concerne la construction européenne, Alain de Benoist affirme préférer le modèle impérial comme mode de construction politique. Et vous, même, animateur de “Synergies européennes”?

Mon option est également “impériale”. Mais il faut s’entendre sur le mot. Les termes “imperium”, “empire”, “impérial” revêtent dans le langage quotidien des acceptions très différentes et parfois contradictoires. Je tiens tout de suite à dire que, pour moi, le terme “empire” ne signifie nullement ce mixte de militarisme et d’idéologie conquérante que l’on trouve dans les phases décadentes de la République romaine et dans le césarisme qui les a suivies, dans l’empire hellénistique d’Alexandre, dans le bonapartisme napoléonien ou dans l’hitlérisme. Ainsi que dans l’impérialisme économique de l’Angleterre victorienne ou des Etats-Unis après 1945. Pour moi, l’empire idéal est un espace vaste et multiethnique/multiculturel, de dimensions continentales (p. ex. l’Europe), où règne, en droit constitutionnel, le principe de subsi­diarité, donnant à chaque entité territoriale, à chaque communauté linguistique ou ethnique, à chaque classe sociale ou corps de métier, à chaque strate organisée de la société (ordre des médecins, des architectes, des pharmaciens, etc., universités), la liberté de s’auto-administrer en toute autonomie, sans subir des interventions de l’instance hiérarchique la plus élevée ou d’une instance établie dans une capitale lointaine. La subsidiarité valorise la proximité et l’identité des gouvernants et des gouvernés. La théorie de la subsidiarité a été énoncée par des auteurs comme Althusius, Gierke, Riehl, etc. (cf. NdSE n°17). La théorie de la subsidiarité est une option politique très présente dans l’espace géographique de l’Europe catholique et baroque (de la Flandre à la Bavière, l’Italie du Nord, la Hongrie, l’Autriche et la Croatie). Elle est un héritage du Saint-Empire médiéval et baroque.

Deux difficultés surgissent quand on manipule les notions d’empire et de subsidiarité dans l’orbite des nouvelles droites francophones.

Premièrement, Paris et la France ne font pas partie des espaces catholiques et baroques que je viens de mentionner. L’idée d’un empire bienveillant, garantissant le rapprochement systématique des gouvernants et des gouvernés, y est étrangère et y rencontre la plupart du temps une incompréhension inquiétante, bien que de très brillants universitaires français aient abordé avec brio cette question (Alexandre Marc, Guy Héraud, Chantal Millon-Delsol, Stéphane Pierré-Caps, etc. cf. NdSE n°17 & n°29). Ces auteurs constituent pour nous des références essentielles. En dépit de ses efforts méritoires, de Benoist n’a pas pu dissiper l’ambiguité existant entre la notion impériale, romaine et germanique du Saint-Empire et la notion militariste et bonapartiste dominante en France. C’est une ambiguité et une contradiction de plus dans la ND française. Alain de Benoist a toujours vivement regretté le désintérêt en France pour cette notion bienveillante de l’empire, mais a écarté de son entourage tous les hommes qui la défendaient pour s’entourer de personnages bizarres qui ne comprenaient strictement rien du tout à cette vision impériale, pluraliste et plastique de la politique ou qui s’y opposait carrément avec une rage et une obstination féroces (Philippe de Saint-Robert).

En Belgique, où la logique fédéraliste travaille le monde politique depuis des décennies, la logique de la subsidiarité et de la représentation de la societas civilis dans tous ses aspects (syndicats, mutuelles, associations professionnelles) doit présider toute réorientation idéologique. La logique de la subsidiarité et du fédéralisme sont présentes, bien que de façon incohérente et désordonnée, dans la culture politique et dans les réflexes populaires: elles doivent déboucher sur un corpus théorique cohérent puis sur une pratique politique cohérente, appelée à corriger les effets pervers et les dysfonctionnements qui ren­dent problématique la bonne marche de notre société (fédéralisme incomplet, survivances de structures incompatibles avec un fédéralisme cohérent, emprise des partis sur les corps intermédiaires de la société, surplombage des décisions par les états-majors des partis, dérives mafieuses de la partitocratie, verzuiling- pillarisation, etc.). Dans le contexte belge, flamand comme wallon, ainsi que dans tous les contextes issus du Saint-Empire, la reprise mécanique, pure et simple du débat français est impossible: l’égalitarisme-nivelleur a fait moins de ravage en Belgique (et dans le reste du Saint-Empire) qu’en France, les différences qui innervent la société ont subsisté et se sont organisées, hélas le plus souvent selon des schémas inopportuns. Cette organisation des corps intermédaires est une bonne chose en soi: ce qu’il faut corriger, c’est leurs vices de fonctionnement. Telle doit être la tâche politique majeure. La notion d’égalité des pairs (et tous les citoyens sont pairs devant le droit et devant leurs droits et leurs devoirs constitutionnels) ne saurait être battue en brèche par un discours purement idéologique, où l’on absolutise l’attitude anti-égalitaire, jusqu’à l’absurde.

Deuxièmement, affirmer l’idée impériale contre les autres modèles de constitutions ou d’Etats implique un travail au niveau du droit. Une option politique de ce type implique de proposer des modèles susceptibles de fonctionner dans le consensus et sans heurts. De tels modèles existent forcément dans la réalité ou ont existé dans l’histoire, car proposer des modèles inexistants ou purement construits participerait d’une démarche utopique. Il n’y a nulle trace d’un tel travail dans l’histoire de la “nouvelle droite” parisienne. Une des raisons de la rupture entre le GRECE, —instance qui a incarné les premières phases de l’existence de la ND en France,— et “Synergies Européennes”, —qui entend proposer des modèles cohérents pour tous les pays d’Europe à l’heure de l’unification européenne,— réside précisément dans l’absence de modélisations concrétisables de la part du GRECE, où ces matières ont été systématiquement délaissées au profit de nébuleux engouements esthétiques sans grande consistance. A terme, l’UE devra à l’évidence se doter d’une constitution cohérente reposant sur les principes de droit qui régissent

a) la confédération helvétique,
b) les constitutions fédérales allemandes, autrichiennes et belges,
c) les structures de représentation des minorités ethniques (Danois au Schleswig, Sorabes en Lusace, Slovènes en Carinthie, Allemands en Wallonie orientale, etc.), qui devront être généralisées dans toute l’Europe,
d) la conception espagnole d’un Etat asymétrique de communautés autonomes,
e) les principes théoriques qui se profilent derrière la devolution britannique (Ecosse, Pays de Galles),
f) les recherches des fédéralistes européens (Marc, Héraud, MacDougall, Peeters, etc.), que ceux-ci se soient situés à droite ou à gauche sur l’échiquier politique (nous avons le souci de mêler étroitement les applications traditionnelles du principe de subsidiarité et les projets militants et prospectifs du filon proudhonien de la gauche européenne).

Certes, l’exposé de ces doctrines juridiques et constitutionnelles ne suscite pas les enthousiasmes du grand public. Néanmoins, on ne peut pas faire l’impasse sur la question du droit constitutionnel de la future Europe, quand on prétend étudier les ressorts de la civilisation européenne dans le but de la sauver d’un certain naufrage. Je pense qu’il faut marteler et répéter à intervalles réguliers les argumentaires fédéralistes et subsidiaristes et montrer l’excellence des modèles constitutionnels que je viens de mentionner par rapport à ceux qui ont cru bon de se débarrasser des “organismes symbiotiques” et des “corps intermédaires” (cf. Bodin) de la societas civilis (Althusius; cf. NdSE n°17) pour construire fébrilement une version ou une autre de la “Cité géométrique” (Gusdorf). Au seuil du IIIième millénaire, le retour à des formes d’organismes symbiotiques, respectueux des mille et une possibilités de l’homme, n’est possible que par une généralisation des modèles fédéralistes, qui rapprochent les gouvernants des gouvernés. Le discours un peu vague sur la “société civile”, que l’on entend depuis quatre ou cinq ans en France, restera vague et confus s’il n’est pas étayé par un projet fédéraliste. Il n’y a pas d’organisation cohérente et consensuelle de la société civile sans l’adoption d’un modèle fédéral, si possible basé sur des traditions locales ou tiré d’une continuité précise, à la fois juridique et historique (droits coutumiers locaux, formes historiques de représentation, etc.). On ne peut pas, d’un côté, réclamer la défense de la société civile, et plaider de l’autre pour le maintien d’un modèle jacobin ou géométrique de l’Etat. Une telle démarche est généralement une escroquerie de la gauche. Mais on ne peut pas davantage parler des régionalismes en limitant ceux-ci à leurs dimensions culturelles et esthétiques (ou en jouant aux “transgresseurs” et en n’applaudissant que les seules violences civiles ou terroristes des zones à risques en Europe) ou ne suggérant aucun modèle juridique qui permette de sauver globalement (politiquement, économiquement, culturellement, etc.) les différences qui composent et innervent l’Europe.

La revendication “impériale” n’est pas sérieuse si elle n’est pas assortie d’un plaidoyer pour une constitution fédéraliste complexe, cohérente, étayée et plongeant ses racines dans l’histoire. A la droite française d’en tirer les conclusions, c’est-à-dire de s’affirmer pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle veut défendre: ou bien la societas civilis avec toutes ses différences symbiotiquement organisées ou bien les institutions dérivées de la Révolution française et du Code Napoléon, ou bien être une démocratie réelle et vivante de facture vieille-européenne ou bien être un “révolutionarisme institutionalisé” (et donc non fondamentalement démocratique)…

Robert STEUCKERS, mai 1998.