Au début de 2014, à l’initiative de la ville de Minamikyûshû (préf. de Kagoshima), qui abrite le musée de Chiran dédié aux kamikazés, l’État du Japon soumettait à l’Organisation des Nations-Unies un dossier proposant l’inscription de 333 lettres de kamikazés au patrimoine mondial de l’humanité. Les réactions tombent vite. La Chine, la Corée s’émeuvent de cette proposition qui, par les missives envoyées par les pilotes à la veille leur première et ultime mission, esthétise, voire justifie la guerre [1]. Le Japon n’a donc pu faire entrer jusqu’à nouvel ordre lesdites lettres à l’UNESCO.
Au-delà de l’incident, l’affaire prolonge le contentieux historique entre le Japon et les nations d’Asie Orientale qu’il a soumises à de rudes traitements sans jamais faire amende honorable. Elle pose la question du lien entre les lettres des kamikazés à leurs chères familles, fort émouvantes et non sans style, et l’implication du Japon, massive et ravageuse, durant la guerre d’Asie-Pacifique. Si le contexte martial sous-tend certes le propos épistolaire, cela n’entraîne pas que l’émotion du sujet écrivant justifie peu ou prou la guerre, voire la glorifie. Et il convient d’examiner de près le contenu de ces lettres, au demeurant peu connues.
En 1944, à la veille de la bataille de Leyte, alors que sa logistique militaire se dégrade, l’état-major japonais laisse la voie libre à la formation des tokubetsu.kōgeki.tai / unités spéciales d’assaut, tokkō en abrégé. Ce groupe nominal est parfois précédé de tai.atari / percussion au corps, ou bien de shinpū, vent divin. Tai.atari dénote l’opération où le pilote, pour être sûr de toucher sa cible, va la percuter de son corps, qui ne forme plus qu’un avec l’avion. Shinpū, expression symbolique, est la désignation générique de toute unité, indépendamment de son nom de baptême imagé, martial ou poétique, tels Jinrai / Tonnerre violent ou Kikusui / Chrysanthème flottant sur l’eau. Les deux sinogrammes de shinpū, terme le plus usité durant la guerre, se lisent aussi kami.kazé en lecture japonaise et sont passés en français dans le mot kamikaze. L’appellation courante de « mission-suicide » est déviationniste, qui déforme en suicide, i. e. en acte pathologique pour nous autres Occidentaux, une tactique strictement militaire.
Après une sélection nécessaire – selon le nombre d’avions –, et rigoureuse – les malades, tel Yukio Mishima, futur grand écrivain, sont réformés –, les heureux élus reçoivent une formation sommaire, puis sont affectés à la base où, très encadrés, parfois choyés, ils attendent l’heure de leur mission. Leurs missives écrites avant la sortie censément fatale, plus ou moins soumises à la censure militaire, parfois aussi clandestines, figurent dans les anthologies de soldats morts à la guerre [2], dans certains recueils spécifiques [3] ou dans les vitrines des musées [4]. Classées le plus souvent en lettres, tegami, ou messages ultimes, isho, mais sans distinction générique, elles n’ont jamais fait l’objet d’inventaire, d’édition critique ou de présentation muséale un tant soit peu satisfaisants. Leur traçabilité laisse à désirer. Seules sont publiées les lettres des trépassés, jamais celles de ceux dont la fin de la guerre a annulé la mission sacrée. Force est donc de s’en tenir aux lettres éditées, lestées d’un discours d’escorte idéologique, qui rend hommage aux victimes ou aux héros.
Il convient d’abord de les différencier des lettres écrites par d’autres combattants voués à mourir. Voici trois extraits significatifs de missives d’un résistant français de la Deuxième Guerre mondiale d’un kamikazé nippon, et d’un shahid ou martyr iranien de la guerre Iran-Irak :
(France, 9 mars 1942) Maman, Papa chéris, / Vous saurez la terrible nouvelle déjà, quand vous recevrez ma lettre. / Je meurs avec courage, je ne tremble pas devant la mort. Ce que j’ai fait, je ne le regrette pas si cela peut servir mon pays et la liberté. / Je regrette profondément de quitter la vie parce que je me sentais capable d’être utile. Toute ma volonté a été tendue pour assurer un monde meilleur. J’ai compris combien la structure sociale actuelle était monstrueusement injuste. J’ai compris que la liberté de dire ce que l’on pense n’était qu’un mot et j’ai voulu que cela change. C’est pourquoi je meurs pour la cause du socialisme. (...) / Je suis sûr que vous me comprendrez, papa et maman chérie, que vous ne me blâmerez pas. Soyez forts et courageux : vous me sentirez revivre dans l’œuvre dont j’ai été un des pionniers. (...) / Je pense à vous tous de toute ma puissance, jusqu’au bout, je vous regarderai. / Je pleure ma jeunesse, je ne pleure pas mes actes. Je regrette aussi mes chères études ; j’aurais voulu consacrer ma vie à la Science. [5]
(Japon, 6 avril 1945) Père, Mère, de tous les bons soins que vous lui avez si longtemps prodigués, Seishi vous sait gré. Venu en ce monde il y a plus de vingt ans, il dit son regret de s’en aller sans avoir rien accompli. Depuis les temps jadis, de même qu’on dit : « laisser trace de son ongle sur terre », l’être humain se doit de laisser sa trace. Il regrette vraiment d’avoir péché par impiété filiale. Est-ce à dire que sa vie doive inspirer pitié ? Mais Seishi va laver d’un seul coup tout ce déshonneur. / Père, Seishi est bienheureux. Il a découvert le lieu où mourir. Il est sûr de mourir en cet endroit. Il ne songe qu’à éradiquer l’ennemi, aux dépens de sa propre vie, et il ira jusqu’au bout. Il accomplira ce devoir sans faute. Comme soldat de l’Empire, il tombera superbement en assumant sa charge. / Après ma mort, je vous prie de bien vouloir vous occuper de tout. [6]
(8 février 1983) Au nom d’Allah miséricordieux ! / Mon but en venant au front, c’est de défendre l’Islam, le Coran, la religion sacrée de l’Islam […]. / Si je meurs en martyr, je serai parvenu à réaliser mes vœux. Si je mérite de devenir martyr, vous m’enterrerez au cimetière des martyrs de mon village. Ainsi, je serai auprès de mes parents, de ma femme et de mes enfants, de ma sœur et de mon frère, ainsi que de ma maison, et je serai content. Versez pendant une semaine de l’eau sur ma tombe, car on enterre les martyrs sans les laver. / Mes parents, ma sœur et mon frère, vous ne devez pas pleurer et faire la joie de nos ennemis. Partagez également mes biens entre mon fils, ma fille et mon épouse. Si ma femme ne se remarie pas, donnez-lui mes biens et ceux de mes enfants. Elle a toujours été gentille avec moi […]. / À mon sens, si on meurt sans avoir appliqué les paroles de l’Imam Khomeiny, on mourra comme une bête, faute d’avoir compris l’humanisme et connu l’Islam. Je n’ai qu’un corps, mais si j’avais cents corps, je les sacrifierais pour l’Islam, amen. / À bas l’Amérique, l’Union soviétique, Israël et l’Angleterre ! À l’espoir de la victoire contre l’injustice ! [7]
Ces différents discours présentent, mutatis mutandis, une forte uniformité. Le plus souvent, la valeur à laquelle adhère le signataire (libéralisme, christianisme, etc.) ne supplante pas la valeur nationale, censée mobiliser le combattant. Il arrive que les deux valeurs se recouvrent, et que le combat pour la foi soit aussi le combat pour la patrie. Cependant, si mourir pour l’empereur équivaut à mourir pour le Japon, mourir pour l’Islam ne se confond pas forcément avec mourir pour la nation, comme dans le cas de la guerre Iran-Irak, car la foi religieuse l’emporte sur tout le reste. Sinon, avec l’imminence du trépas, le sujet va à l’essentiel : consoler sa famille, dont l’avenir le préoccupe ; énoncer la cause pour laquelle il tombe ; marquer son regret de quitter si tôt la vie. Pas de différence notable d’une pièce à l’autre [8].
En quoi dès lors le propos des kamikazés se singularise-t-il ? La seule étude de contenu à ce jour, fondée sur un corpus de 661 lettres, comparé à un autre corpus de 402 lettres d’hommes du rang, et échantillonné sur trois périodes (25.10.44-5.4.45, 6.4-22.6.45, 23.6-8.8.45) selon la courbe d’efficacité décroissante des opérations, a produit les résultats suivants : 71.9% (contre 52.9% pour les hommes du rang) postulent une mort honorable, 28.4% (contre 9.7%) une belle mort ; 26.9% (contre 0.5%) aspirent à fournir un apport crucial à l’effort de guerre, 6.7% (contre 2.7%) à être une source inspirer les autres ; 18.9% (contre 18.4%) expriment leur piété filiale ; 10.0% (contre 11.9%) se donnent rendez-vous au sanctuaire Yasukuni dédié au repos des soldats morts à la guerre, mais aucun ne dit mourir pour ses croyances ; 36.0% (contre 23.4%) disent faire cela pour le Japon (la patrie), 32.5% (contre 25.6%) pour l’Empereur, 0.8% (contre 1.7%) pour le terroir ; 16.8% (contre 8.0%) disent le faire pour la famille confondue avec la patrie ; 0.1% (contre 0%) le font pour l’unité et les camarades ; nul ne fait état de contrainte. Il apparaît, par comparaison avec le propos des hommes du rang, que les kamikazés ne s’en distinguent ni par la piété filiale ni par la motivation religieuse, mais plutôt par le choix d’une mort glorieuse. À mesure que la situation militaire se dégrade, le propos sur l’honneur décline, tandis que croît l’insistance sur le « mourir utile » [9].
Le commentaire qualitatif consonne le plus souvent avec l’analyse quantitative. La lettre-type serait à peu près comme suit. Le pilote écrit donc à sa famille, à sa très chère maman, l’instance matricielle, l’être à sauver du cruel ennemi. Il est d’autant plus reconnaissant de l’éducation reçue que sa mort volontaire est une impiété filiale : au lieu de vivre pour honorer ses parents, lui décide de mourir. L’identité invoquée entre piété filiale et loyauté envers l’empereur n’excuse pas son acte. Mais ses proches sont assurés de sa présence tutélaire après sa fin. La splendeur escomptée de la mort justifie le sacrifice. Mourir bravement, honorablement, pour le grand Japon impérial, en entraînant avec soi un maximum de Yankees, voilà l’idéal : « Le guerrier du Japon mâlement part à la guerre » [10]. Mourir en beauté aussi, telle la fleur de cerisier qui tombe, selon l’image classique. La crainte de mourir en vain, sans avoir touché sa cible ni sauvé le pays, n’en est que plus forte. Notre homme aime la vie, il exprime des désirs qu’il ne réalisera pas. Mais il proclame, impavide, sa sérénité face à la mort. La poupée mascotte, sa fiancée morganatique, ersatz de la vie de couple impossible, l’accompagne en vol et l’aide à passer le cap. Fort est l’espoir de revoir les chers camarades disparus à Yasukuni. Et un poème d’adieu peut ponctuer la lettre, avec en particulier la figure du sakimori, le garde-côte du Japon ancien, le loyal bouclier impérial, réincarné en kamikazé, selon une autre image classique. Voilà, sous une forme recomposée, la vulgate des lettres. Certaines, plus rares, offrent des dissonances apparentes, qui affichent le scepticisme, voire la défiance. On épanche son dépit de partir, on critique l’armée ou la politique, on raille la sérénité affectée de certains, on parodie le stéréotype de la fleur de cerisier, on scrute avec lucidité ce moment juste avant la mort qui annule la comédie de la vie telle qu’on a pu la jouer jusqu’ici [11]. Ces textes-là, autant que les autres, attestent que le sujet ne se cache point la tension entre l’instinct de vie et le devoir de mourir pour la patrie, le regret de quitter ce monde et la satisfaction de connaître le moment, voire le point de sa chute – amor fati.
La tension qui se manifeste ainsi entre sérénité et scepticisme pose la question de la sincérité du sujet. On a objecté que face à la mort insensée ou intempestive à ses yeux, le pilote se rabattait sur des valeurs banales ou des généralités attrape-tout, comme l’amour de la nation [12]. Il est vrai que certains comportements démentent la façade patriotique. Tel rescapé s’étonne parfois de ses écrits de temps de guerre, de leur ferveur nationaliste quand, amené à les réécrire après-guerre, placé dans un contexte autre, il obéit à de nouvelles règles d’écriture et en adoucit le contenu [13]. Il arrive aussi que le pilote, si sa sortie est annulée, retrouve l’amor vitae et peine alors d’autant plus à se reprendre afin de réitérer son acte fatal [14]. L’adhésion affirmée à une autre idéologie qu’à celle de l’empereur, le libéralisme ou le christianisme, manifeste enfin une contradiction ou du moins un paradoxe. Toutes ces réactions relativisent apparemment la foi du guerrier en sa cause.
Cela ne signifie pourtant pas que le membre des tokkōtai se mente à lui-même. Les lettres invitent à dépasser ce débat sur la sincérité. En fait, quitte à recourir à la doxa et aux topoi, l’intéressé ne cesse de se mobiliser pour concilier le deuil de soi avec le devoir de guerrier, de s’encourager à agir avec et sous le regard de toute la communauté. L’écriture l’aide à déterminer sa substance éthique [15]. D’une part, il se construit comme sujet moral de sa propre conduite, c’est-à-dire en guerrier résolu à faire son devoir (sacrifice à l’empereur, défense de la patrie, salut de la famille, etc.). D’autre part, il fait son deuil de soi pour arriver à la phase ultime d’acceptation de la mort [16]. Dans ce bricolage de l’ethos guerrier, il est sincère en situation. [17] De ce qu’il puisse craquer ou ne pas se reconnaître, il ne s’ensuit pas qu’il se mente à lui-même dans le moment où il profère son credo. Mais il suffit que le contexte change pour que le sujet évolue de même. Rien que de très banal, à vrai dire, mais c’est ce travail sur soi qui fait la force émouvante de ces lettres et qui rend compte – bien au-delà de l’effet de propagande – de l’investissement individuel et collectif du soldat.
Quoi qu’il en soit, indépendamment des raisons qui sous-tendent la réaction chinoise à l’inscription des lettres des kamikazés au patrimoine de l’humanité et qui peuvent mériter considération dans un autre débat, le contenu des pièces en question ne tranche ni par la ferveur belliciste – pas plus en tout cas que dans les missives émanant d’autres morituri – ni par leur émulation esthétique, de sorte que l’argument de l’esthétisation de la guerre à des fins idéologiques en devient douteux. En revanche, la détermination de sa substance éthique de guerrier par un sujet qui ne l’est pas, et qui est d’autant plus déchiré entre ses attaches sentimentales et son engagement absolu de soldat, l’émotion qui se dégage de ce heurt entre le devoir de mourir et la passion de vivre, cela mérite bien, oui, d’entrer un jour dans quelque patrimoine de l’humanité [18].
Gérard Siary, professeur à l’université de Montpellier III, traducteur, spécialiste du Japon. Dernier livre paru : Ferando Morais, Olga, Allemande, Juive, Révolutionnaire, Revue, Préfacée et Annotée par Gérard Siary, Chandeigne, janvier 2015
Christian Kessler, historien, professeur détaché à l’Athénée Français de Tokyo, enseignant aux universités. Dernier livre paru en collaboration : Le Japon, Des samourais à Fukushima, Fayard/Pluriel, octobre 2011.