Quand on parle du « crime organisé », on se représente une dizaine de vieux messieurs italo-américains, discutant dans l’arrière-salle d’une pizzéria à propos du découpage territorial des quartiers périphériques de Chicago.
Erreur.
L’ouvrage de M. Roudaut démontre que le « crime organisé », aujourd’hui, fait totalement partie de l’économie globalisée, et que son niveau d’intégration avec les grands acteurs de la mondialisation (Etats, entreprises multinationales, système bancaire) a largement atteint le stade symbiotique.
Les « marchés criminels », ou si l’on préfère les « marchés de l’illicite » sont désormais un acteur global, dont le poids financier est, dans certains cas, prépondérant. Il y a là un phénomène mal connu, trop souvent ignoré en tout cas, et qui pourtant explique sans doute pas mal de choses, concernant l’évolution politique et géostratégique de ces dernières décennies.
Un simple catalogue de chiffres et de faits permet de prendre la mesure de ce qui est en cours à ce niveau.
1. Les grands marchés (environ 2 000 milliards de dollars par an)
Ce sont les « vaches à lait » de l’économie criminelle. Ce ne sont pas forcément les activités les plus dangereuses pour la population (le trafic de matériaux radioactifs, par exemple, est bien plus dangereux). Mais ce sont les activités dont la surface financière est, de loin, la plus significative.
1.1 Traite des personnes (environ 400 milliards de dollars par an, prostitution incluse)
Le total des individus faisant, chaque année, l’objet de traite internationale est estimé, selon les sources, de 800.000 à 2,5 millions.
Le marché total de la traite proprement dite (prix des passages) avoisinerait de 12 à 36 milliards de dollars. Chaque année, de 500.000 à 1 million de personnes entreraient clandestinement dans la seule Union Européenne (ce qui génèrerait, en Afrique, une industrie de l’émigration clandestine pesant au minimum 300 millions d’euros par an). 12 millions de personnes seraient, de par le monde, soumises illégalement à une forme de travail forcé – presque toujours dans le cadre d’un trafic d’êtres humains. Pour avoir une idée de l’ampleur du phénomène, rappelons qu’il a fallu 4 siècles de commerce triangulaire pour déporter 12 millions d’Africains. Actuellement, nous avons donc l’équivalent d’une traite négrière tous les 5 ans, ou à peu près.
Dans ce cadre, on assiste à une véritable explosion du marché de la prostitution forcée. C’est là que se trouvent les plus gros enjeux financiers.
Il y aurait ainsi en Europe 1 à 2 millions de prostituées. En pointe sur ce marché : les mafias albanaises et les réseaux balkaniques. La traite des blanches représente probablement une bonne partie de l’économie du pseudo-Etat du Kosovo (le reste, c’est le trafic de drogues !), ou encore de la Bosnie. On estime à environ 120.000 le nombre de femmes faisant annuellement l’objet d’un trafic transitant par l’Europe balkanique.
Le pays le plus gravement touché est la Moldavie – au point qu’une aberration statistique est constatée, avec une quasi-disparition des jeunes femmes dans certaines zones. Sur le plan purement comptable (on laissera de côté ici l’aspect moral, de toute manière c’est indescriptible), une jeune Moldave « coûte » 2.000 euros à la revente, en Europe de l’Ouest, sachant qu’elle travaillera de 5 à 10 ans et rapportera, pendant cette période, peut-être 500 fois ce qu’elle a coûté à son proxénète.
En synthèse, un rapide calcul indique que le marché de la prostitution doit, en Europe, représenter au minimum 100 milliards de dollars, et peut-être le double. C’est l’ordre de grandeur du marché de l’automobile.
L’autre grand secteur « économique » du trafic d’êtres humains est le travail servile. Sur ce point, on est moins bien renseigné, parce que les centres d’exploitation ne se trouvent majoritairement pas dans les pays développés. Le marché global pourrait avoisiner 100 milliards de dollars, si l’on admet qu’un travailleur servile rapporte environ 10 000 euros par an à son employeur. Majoritairement, ces esclaves modernes sont des clandestins (dont la plus grande part se trouve en Asie du Sud-Est). Il est à noter que, bien loin de l’image du « sans-papier » venu chercher la liberté au Nord, image chère à la gauche « morale » européenne, l’immigré clandestin vers l’Europe est, dans 80 % des cas, la victime d’un réseau criminel organisé, qui lui a fait miroiter le « mirage européen » pour mieux en faire, ici, un esclave taillable et corvéable à merci.
Nombre de clandestins morts en mer en tentant de rejoindre les côtes européennes sur la dernière décennie ? Entre 13.000 et 30.000…
Enfin, secteur pour l’instant marginal mais qu’on estime « à fort potentiel » (commercialement, s’entend), le trafic d’organes. Actuellement, on estime que 10 % des transplantations rénales effectuées chaque année dans le monde sont rendues possibles par le marché noir. Les mafias indiennes (exploitation des intouchables), brésiliennes (exploitation des favelas) et israéliennes (organisation des réseaux de distribution) seraient au cœur de cette activité, mais elles ont un concurrent de poids avec… le Parti Communiste Chinois (qui revend les organes des condamnés à mort), et un autre, plus anecdotique, avec l’UCK kossovar (qui a prélevé des organes sur ses prisonniers serbes).
1.2 Marché des contrefaçons (environ 900 milliards de dollars par an)
Saisies européennes de contrefaçons : + 1000 % entre 1998 et 2004. La mondialisation, en faisant exploser les chiffres du transport de marchandises, en complexifiant de manière presque indéfinie les chaînes logistiques, a créé un immense réseau que personne, au fond, n’est capable de contrôler sérieusement.
A titre d’exemple, seulement 5 % des biens importés dans l’Union Européenne font l’objet d’une vérification physique. Tout le reste, soit 95 %, peut être constitué indifféremment de biens légaux, ou de pures contrefaçons : personne n’en sait rien. Il faut une journée entière et deux agents des douanes pour vérifier un conteneur maritime. Et dans le seul port de Rotterdam, il passe un conteneur maritime toutes les 6 secondes. Autant dire que pour les réseaux semi-légaux de la contrefaçon, le risque de saisie est infime, par rapport aux bénéfices potentiels.
Au global, on estime que le marché des contrefaçons représenterait entre 5 et 10 % du commerce mondial (ce n’est pas une faute de frappe : 5 à 10 %). Cela représente entre 600 et 1.200 milliards de dollars par an.
Il s’agit d’une vaste « zone grise », où l’économie licite et l’économie illicite s’interpénètrent totalement, créant un continuum de fait entre réseaux criminels et certaines grandes entreprises (surtout celles des pays émergents). Résultat : en Europe, on estime à 200.000 le nombre d’emplois perdus chaque année, depuis une décennie, du seul fait de l’explosion de ce « marché gris ». L’économie générale est en effet la suivante : les centres de production se trouvent principalement dans les pays émergents (Chine, Inde), ils se développement avec l’assentiment tacite des autorités locales, et les biens sont ensuite exportés vers les pays occidentaux.
1.3 Trafics de drogues (environ 700 milliards de dollars par an)
C’est, avec le trafic de personnes et la contrefaçon, le troisième pilier de l’économie criminelle globale. Les grands pays producteurs sont l’Afghanistan (production en croissance depuis l’invasion OTAN de 2002) et la Colombie (pays allié des USA). Les principales plaques tournantes sont le Mexique (pays sous domination US) et le Kosovo (occupation OTAN). Certains croient pouvoir en déduire que le trafic de drogues fait aujourd’hui partie intégrante de la géostratégie US. Déduction qu’on pourra trouver hasardeuse… ou pas.
Où l’on se souviendra en tout cas que le trafic d’opium, au XIX° siècle, fut une arme stratégique utilisée ouvertement par l’Empire Britannique pour favoriser sa pénétration en Chine (au début du XX° siècle, on estime que 20 % de la population chinoise était opiomane).
Où l’on remarquera aussi que la véritable motivation de la guerre d’Afghanistan (ou en tout cas une des motivations véritables) pourrait être tout simplement le contrôle du trafic d’opiacés.
90 % du pavot mondial est cultivé en Afghanistan. On estime que la production afghane vaut, sur le marché mondial des stupéfiants, environ 65 milliards de dollars. Les Taliban se financent en grande partie en prélevant des « impôts révolutionnaires » sur cette manne. Mais plus important encore : le prix des opiacés double à chaque franchissement de frontières – ce qui implique que la drogue afghane entrant en Europe et aux USA (et qui transite souvent par le Kosovo), « vaut » sans doute des centaines de milliards de dollars par an : un enjeu financier énorme, dont l’ordre de grandeur est tel, qu’il peut être rapproché des besoins de financement des Etats anglo-saxons financièrement très fragilisés.
En somme, pour les USA, la drogue est un moyen de justifier l’interventionnisme (guerre contre la drogue en Colombie, au Mexique, en Afghanistan), mais aussi, peut-être, un jackpot…
Des stratégies similaires existent d’ailleurs à l’échelle de puissances régionales. La culture du cannabis dans le Rif est tolérée par le régime marocain pour apaiser les tensions sociales du pays. La diffusion de cette drogue en Europe est notoirement tolérée (de fait) par les autorités européennes, pour stabiliser la situation dans certaines « banlieues sensibles ».
Il y aurait ainsi, En France, 100.000 revendeurs de drogues dans nos rues. Ce marché touche environ 1.2 millions de consommateurs réguliers. Il permet aux grossistes et semi-grossistes de toucher des revenus illicites comparables aux salaires des PDG d’entreprises moyennes (environ 50.000 euros par mois). Les dealers, par contre, ne font pas fortune : environ 800 euros par mois (pour une activité, il est vrai, peu chronophage). Banlieue : est-ce que la seule digue qui nous sépare encore de l’émeute à l’échelle du pays, c’est le trafic de cannabis ?
Situation inquiétante, en tout cas.
Ce type de stratégie (instrumentalisation du trafic de drogue par les Etats) est réversible. Certains Etats ont tellement laissé se développer l’économie souterraine des stupéfiants qu’ils sont devenus des « narco-Etats » - désormais, ce sont les cartels de narcotrafiquants qui « tiennent » l’Etat, au moins au niveau régional (Mexique, Colombie).
2. Les marchés de niche
Ce sont des marchés dont le poids financier reste marginal. Pour autant, il faut s’y intéresser, car ils peuvent constituer un danger important (écologique, en particulier) et interagir avec des problématiques géostratégiques.
2.1 Trafics de déchets
On estime à plusieurs dizaines de millions de tonnes les déchets industriels toxiques qui sont, chaque année, abandonnés, enfouis, voire « recyclés sans retraitement » (!) par les réseaux criminels, pour qui cette « industrie » (en fait : cette non-industrie) constitue désormais une source de revenus non négligeable.
Une opération menée par 13 pays européens a récemment indiqué que plus de 50 % des déchets transportés d’un pays à l’autre l’étaient en toute illégalité – ce qui donne une idée de l’ampleur du phénomène, et donc du caractère relativement théorique des normes édictées en la matière. 10 % du fret maritime mondial serait constitué de déchets toxiques théoriquement interdits à l’exportation (là encore : 10 %, ce n’est pas une faute de frappe). On parle là d’un phénomène colossal, qui implique de facto une intégration très forte entre l’économie globalisée des grandes multinationales et les réseaux criminels.
L’économie du processus est aussi simple que désastreuse : il coûte 10 fois moins cher d’exporter des déchets industriels vers un « pays poubelle » que de les retraiter. Les grands acteurs de ce « métier » seraient la « D company », crime organisé indien, et les mafias de l’ex-bloc soviétique. En comparaison des quantités traitées par ces « industriels » mafieux, les « combines » de la camorra (enfouissement des déchets de l’industrie nord-italienne dans le sud pauvre du pays) font figure d’amateurisme éclairé.
On remarquera avec intérêt que le durcissement permanent des législations sur le retraitement des déchets, dans les pays développé, a ainsi fortement contribué au développement d’une gigantesque industrie de l’illégal dans les pays pauvres. Un rapide calcul montre que le marché total de cette « zone grise » se monte probablement, à l’échelle mondiale, à plusieurs dizaines de milliards de dollars par an. Pour le seul cas où un Etat encore relativement stable a pu se livrer à une estimation (la camorra dans le sud de l’Italie), on est arrivé à la conclusion que le marché de l’enfouissement illégal de déchets représentait environ 6 milliards de dollars par an.
Il est à noter, détail croustillant, que l’Etat italien a été amené à enquêter sur cette affaire lorsqu’il s’est avéré que la camorra, ayant pris le contrôle des entreprises de dépollution du sud de l’Italie, polluait délibérément les zones où « ses » entreprises étaient ensuite engagées par l’Etat pour nettoyer. Coup double.
Amateurs, les mafieux italiens, mais amateurs éclairés…
2.2 Pillage des ressources naturelles
En Afrique, la frontière entre légal et illégal est floue. Il existe même quelques Etats (Sierra Leone, en particulier) où il n’y a en réalité pas de loi du tout, de sorte que selon les points de vue, tout est légal, ou tout est illégal.
Dans plusieurs zones du continent, les guerres tribales et autres luttes indépendantistes plus ou moins légitimes sont désormais de simples prétextes : les véritables forces agissantes sont des mafias, et un simple examen des cartes de guerre permet de vérifier que presque toujours, quand un conflit s’éternise, il y a du pétrole, des diamants, de l’or ou du bois précieux à proximité. Au Nigéria, les gouvernements régionaux plus ou moins fantoches sont financés par des multinationales, tandis que les mouvements indépendantistes ou révolutionnaires le sont… par d’autres multinationales. Le résultat est une exploitation pétrolière anarchique, donc extrêmement polluante.
Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, la matière première qui donne lieu au plus grand pillage illégal n’est pas le pétrole, pas plus que le diamant. Ces trafics très médiatisés cachent, c’est le cas de le dire, une forêt. Le plus grand pillage concerne en effet le bois : on estime à au moins 15 milliards de dollars par an la contrebande de bois. 25 % du bois sibérien est coupé illégalement. Au Gabon et en Indonésie, le taux dépasse largement 50 %.
Il est intéressant de noter que les grandes entreprises (occidentales, mais aussi chinoises) qui importent ces bois coupés illégalement se rendent coupables de recel – et si elles plaident l’ignorance, cela ne répond pas à la vraie question : elles savent très bien que plus de la moitié de leur bois a été coupé illégalement ; et que font-elles ? Rien. Arguant du fait qu’elles ne peuvent tracer le matériau, elles l’achètent, fermant les yeux sur les trafics et la catastrophe écologique que leur attitude engendre.
2.3 Trafics d’armes
Le principal danger du trafic d’armes réside dans la contrebande de matériels et de technologiques nucléaires, bactériologiques, virologiques et chimiques. A noter qu’au sein de ce risque global, le plus sérieux, n’en déplaise aux scénaristes hollywoodiens avides de sensationnalisme, n’est pas la contrebande de têtes nucléaires. Beaucoup plus probantes sont les preuves de trafic de déchets nucléaires, susceptibles de servir en particulier dans la fabrication d’une « bombe sale » (une arme conventionnelle de forte puissance, disséminant des résidus radioactifs dans un vaste périmètre).
Autre enseignement intéressant : le seul exemple probant de contrebande nucléaire à grande échelle est venu… d’Irak ? Perdu. D’Iran ? Encore perdu. De Corée du Nord ? Toujours pas ! Cet exemple est venu du Pakistan, pays officiellement allié des USA, qui organisa en 2003 une filière (démantelée depuis par le protecteur américain) à destination de la Lybie, de l’Iran et de la Corée du Nord. Apparemment, le principal mobile de ce trafic basé au Pakistan était un apport de devises à ce pays en état de faillite structurelle permanente… et, accessoirement, un « petit » bonus pour les individus organisateurs du trafic.
Cependant, si le danger principal concerne les armes de destruction massive, c’est le trafic d’armes légères qui représente l’enjeu financier principal. A ce sujet, commençons par un chiffre : nombre de personnes tuées dans le monde par des armes légères illicites : 300.000 par an (plus que dans le total des conflits interétatiques, même en 2003). La guerre, concrètement, aujourd’hui, c’est un phénomène diffus.
L’enjeu financier du trafic d’armes reste, cela dit, assez marginal par rapport à d’autres secteurs criminels. On estime le total des transactions illicites dans ce domaine à environ 1 milliard de dollars par an. Il faut dire que les prix sont cassés par les anciens pays du bloc de l’est : la Kalash s’achèterait 70 dollars la pièce, au marché noir, en Biélorussie !
A ce « petit » marché totalement illicite s’ajoute un vaste marché « gris », de l’ordre de 5 milliards de dollars par an. Il s’agit d’opérations qui sont légales du point de vue du pays vendeur, et illégales dans le pays d’importation (dans certains cas : à la limite de la légalité).
Il est patent que ces trafics d’armes se développent surtout dans les zones frontières, là où l’ordre international est fragile et les zones d’influence entre grandes puissances incertaines. L’exemple le plus frappant en est la république russophone autoproclamée de Transnistrie, en Moldavie, qui survit, aux frontières de la Moldavie (financée quant à elle par l’argent du trafic de personnes)… grâce à ses capacités de production et ses stocks d’armes ex-soviétiques (lance-roquettes antichars, armes légères en tout genre, 47.000 tonnes de munitions dont la moitié ont disparu on ne sait ni où ni comment) – et cela, bien sûr, sans toujours bien regarder à la licence d’importation de ses acheteurs.
3. Poids financier global : vers la symbiose économie spéculative / crime organisé ?
En conclusion, rappelons que pour des raisons évidentes, il n’est pas possible d’évaluer précisément le poids des activités criminelles dans l’économie mondiale. Le FMI s’y est risqué : il estime que le total des activités de blanchiment doit se trouver quelque part entre 600 et 1800 milliards de dollars.
On remarquera en premier lieu que c’est largement suffisant pour déstabiliser les marchés financiers, en injectant constamment dans l’économie spéculative des capitaux qui n’ont pas de contrepartie réelle dans l’économie productive. Il existe, de toute évidence, un lien de causalité, peut-être réciproque, entre développement des marchés criminels, explosion du blanchiment et dérèglementation tous azimuts des marchés de capitaux. Catastrophe à l’horizon ?
Un exemple a pu être observé in vivo, au Japon, dans les années 90 : la bulle de l’immobilier était largement liée au recyclage des capitaux « noirs » provenant des milieux yakuzas – on connaît les conséquences : deux décennies de stagnation pour l’Empire du Soleil Levant. Autre exemple intéressant : au pire moment de la catastrophe Eltsine, Interpol estima que 40 % du PIB russe était contrôlé par des groupes criminels (vous avez bien lu, ce n’est pas une faute de frappe : 40 %) – et que 60 % des groupes bancaires avaient été pris d’assaut par les mafias, transformant l’économie russe en une sorte d’immense blanchisseuse (d’où l’implosion cataclysmique du système Eltsine, et la crise de 1998).
D’une manière générale, la multiplication des réseaux d’entreprises fonctionnant en circuits fermés et ne produisant rien de tangible est un bon indicateur de l’existence d’une vaste activité de blanchiment dans une économie donnée – et l’on remarquera ici que cette définition colle tout à fait à la quasi-totalité des activités financières de pure spéculation, en plein boom depuis deux décennies. A l’aune de ce rapprochement, on réalise en tout cas à quel point les mafieux italo-américains, avec leur « pizza connection » (chaînes de restaurants italiens intégrant des revenus illégaux à leurs recettes) font figure de petits joueurs.
Simple dérive du système ? On peut en douter. Surtout quand l’on sait qu’un test conduit récemment a prouvé qu’il était plus facile de créer des sociétés écrans à la City de Londres que dans les centres off shore les plus exotiques (Bahamas, Cayman, etc.)…
Pour caler nos idées, rappelons encore que le PIB mondial avoisine 60.000 milliards de dollars, ce qui implique que les marchés criminels pèseraient à peu près 2 % environ du PIB mondial pour leurs seules activités donnant lieu à blanchiment, donc probablement 4 % environ si l’on inclut les activités criminelles en « zone grise », qui ne donnent pas lieu à blanchiment (contrefaçons, en particulier).
En synthèse, on peut estimer que le poids total des activités illicites doit correspondre à peu près au PIB d’une puissance économique de premier plan, l’Allemagne par exemple.
Résultat : les cartels mafieux ont un poids financier et des effectifs comparables à celui des grandes entreprises. Le plus grand clan Yakusa aurait par exemple 38.000 membres. Les stratégies déployées par ces cartels rappellent d’ailleurs, elles aussi, celles des grands groupes multinationaux : implantation globalisée, poly-activité, investissements en capital-risque couplé à des « vaches à lait » stables…
Dans quelques cas extrêmes, les réseaux mafieux ont même atteint un stade de contrôle supérieur à celui des plus grands groupes industriels ou bancaires. Cosa Nostra, par exemple, contrôlerait totalement 180.000 votes à Palerme (sur 700.000 habitants), ce qui veut dire, en pratique, que cette mafia possède une grande ville, en toute simplicité. Si l’exemple sicilien est une réplique miniature du monde que le crime organisé triomphant nous prépare, la question mérite d’être posée : dans l’avenir, les termes « Etat » et « mafia » vont-ils devenir synonymes ?