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mardi, 19 avril 2022

La Russie, les Etats-Unis et la Chine dans une conjoncture de conflit. Quels sont les objectifs prioritaires de la "nouvelle guerre froide"?

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La Russie, les Etats-Unis et la Chine dans une conjoncture de conflit. Quels sont les objectifs prioritaires de la "nouvelle guerre froide"?
 
Politique internationale ou Macht-Welt-Politik

 

Puisque la politique internationale a été tenue depuis toujours comme politique de puissance, Macht-Politik dans la culture allemande et Power politics dans le monde anglo-saxon, la conversion idéaliste des Etats en porteurs d'avenirs pacifiés n'a concerné que l'Europe post-moderne, héritière du droit des gens, des empires universels du passé et du cosmopolitisme des élites intellectuelles des XVIIIème  et XIXème siècles.

La morphologie triadique du système multipolaire actuel distingue toujours entre objectifs historiques et objectifs éternels et accorde à la géopolitique et à dialectique de l'antagonisme la tâche de distinguer entre types de paix et types de guerres. En fonction des rôles joués par les grands acteurs historiques nous passerons en revue  - et à des seules finalités de connaissance,-  les différents types de paix, car ils déterminent non seulement les types de guerre, mais également les stratégies générales des acteurs majeurs du système.

Pour l'Europe l’Idéal-type de paix dans un système planétaire est une paix d'équilibre entre l'Amérique et la Russie, puisque le continent est situé à la jonction du Rimland et du Heartland, entre la terre centrale et la grande île du monde ; pour la Russie une paix d'empire, fédératrice de plusieurs peuples, de plusieurs terres et de multiples confessions religieuses. Une paix d'Hégémonie est celle qui convient au choix de l'Amérique, vouée, par sa mission universelle, à exercer son pouvoir sur les trois Océans, Indien, Pacifique et Atlantique, en respectant la souveraineté des pays de la bordure des terres. Pour l'Empire du milieu, le mandat du ciel situe le meilleur type de paix entre une architecture régionale équilibrée et une vision planétaire à long terme, déterminée en partie par sa position géopolitique et en partie par la rivalité qui découle de sa culture et du système mondial des forces. Quant à la crise ukrainienne et à son issue, la superposition de trois types d'hostilité et donc d'insécurité alimentera un conflit de longue durée. S'y entremêlent de manière contrastée:

- Une hostilité/insécurité de la Russie vis-à-vis l'Otan et des Etats-Unis.
- Une inimitié de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie. Une ambiguïté de la Chine quant à la pression américaine sur les sanctions occidentales, concernant l'économie russe et ses conséquences et ces incertitudes influent sur le dilemme de fond de notre époque, "affrontement ou condominium" sino-américain, auquel est subordonnée la paix mondiale.

Dans cette conjoncture de changement, le continent européen, sans hauteur symbolique et historique devient  le reflet du type d'ordre qui règne dans le monde selon  la formule d'une "Nouvelle guerre froide", contestée par certains (G. H. Soutou).

Les objectifs prioritaires de la "Guerre Froide" de l'âge de la bipolarité. Une approche comparée

Le conflit entre les deux blocs de l'époque de la bipolarité n'était qu'un aspect du processus de transformation et de passage du capitalisme au socialisme, qui se voulait révolutionnaire. Il conjuguait tous les aspects de la vie collective des peuples et des nations et excluait des accords durables comme celui d'une coexistence pacifique entre les deux systèmes. Tout devait se passer suivant le primat du conflit et guère de la paix, selon les lois inexorables et objectives de l'histoire.  

51qBxbAKe9L.jpgCependant l’objectif stratégique de l'Occident, selon un courant de pensée américain offensif, représenté par Robert Strausz-Hupé, William R. Kintner et Stefan T. Possony  et exposé dans le livre "A forward strategy for America", devait exiger comme "objectif prioritaire, la préservation et la consolidation de notre système politique, plutôt que le maintien de la paix". Selon ce courant, la survie du régime politique des Etats-Unis, n'autorisait "d'autre choix qu'une stratégie à la Caton": "Carthago delenda est !". La coexistence de deux empires rivaux était conçue comme une cause d'instabilité profonde, qui devait déboucher fatalement sur une guerre inexpiable. La situation multipolaire d'aujourd'hui est-elle comparable à celle de l'époque? Change-t-elle sur le fond, à l'essence de la rivalité et à la structure de l'hostilité déclarée? La précarité apportée à la sécurité de la Russie est-elle le premier pas d'une stratégie générale d'élimination d'un adversaire, pour qu'il ne s'allie au troisième, en vue d'un guerre totale, difficile à gagner ?

Le triple rôle de la Russie, national, eurasien et mondial

La rivalité est-elle compatible avec la paix, indépendamment du rôle historique d'un acteur de l'importance de la Russie ? Cet immense pays remplit aujourd'hui un triple rôle, national ou de régime, régional ou eurasien, et mondial ou de système. En fonction du premier, il constitue un modèle spécifique d'autocratie, porteuse d'une Weltanchauung anti-occidentale, qui doit résoudre en permanence le problème de la légitimité du pouvoir et du consensus des opinions; en rapport au deuxième, un facteur de stabilité et d'équilibre en Eurasie, convoité par le grand Turc. Par référence au système planétaire, un type d'ordre, de meneur du jeu et de leadership, qui apparaît indispensable contre l'entreprise multipolaire et désagrégeante de l'hégémonie américaine. Sur sa face européenne la menace d'une alliance germano-russe ferait de Moscou une candidate moderne à l'empire universel, ôtant la liberté des pays d'Europe centrale; sur l'échiquier de la jonction du Rimland planétaire et du Heartand continental, la Turquie et l'Iran se disputeraient le rôle d'alliés privilégiés pour un condominium, excluant l'hégémon de la terre centrale et agrégeant l'Inde à une entreprise de long terme. Et, dans la profondeur des espaces et du temps, vers les bordures des deux océans, indien et pacifique, la Russie se joindrait à l'Empire du milieu pour donner vie à une civilisation renouvelée et non décadente s'imposant sur la multiplicité des centres asiatiques de décision. Ce rôle de la Russie est à la fois ambivalent, entrainant et dangereux, pour l'Est et pour l’Ouest. Pour l'ensemble des menaces actuelles, politiques, idéologiques et militaires, la stratégie de Caton, définie dans les années soixante, demeure-t-elle toujours valable. "Carthago delenda est!". L'Occident et l'Otan recommandent l'asphyxie de l’économie russe, en pratiquant au même temps la stratégie de la provocation, de l'usure et de l'escalade militaire.

Se faire justice soi même

Puisque la théorie des relations internationales part de l'idée que chaque unité politique a le droit, en dernier recours, de se faire justice d'elle -même, l'enjeu de la décision finale sur la paix et la guerre est défini par le Chef de l'Etat- Chef de guerre. Comment les opérations militaires engagées sur le terrain des combats, peuvent-elles être reconduite à la logique de la négociation et du compromis? Et, faute d'univocité et d'objectifs communs, qui peut jouer, à une échelle diplomatique, le rôle du médiateur et de l’arbitre?

Qui peut juger enfin de la pertinence et satisfaction des objectifs atteints? La stratégie du Blitz initial imputée au Chef d'Etat-Chef de guerre du pouvoir perturbateur part du principe de la primauté du système interétatique, ce qui exclut la prédominance explicative du facteur économique. En effet la guerre d'Ukraine est une guerre politique et pas une guerre personnelle, d'homme à homme, soumise à l'idée d’une punition ou d'un crime.

Le système interétatique est un système dans lequel s'intègrent les Etats, dont aucun n'est soumis à un pouvoir central de contrôle et qui s'organise autour du principe de survie. En ce sens le recours à des fictions comme celles de la paix par la morale ou de la paix par le droit, voilent les relations d'inimitié, idéologiques ou géopolitiques. A ce propos, le changement de stratégie opérationnelle pratiquée par l'Etat major russe, après l'attaque initiale et le siège des métropoles, a été de consolider l'emprise sur la mer d'Azov et de lier plus étroitement la Russie à la Crimée, soustrayant celle-ci et l'intégralité de la Mer Noire, au contrôle de l'Otan. Par ailleurs et à propos de la conduite de terrain, tactique ou stratégique, le principe de solidarité des Etats-nucléaires face au risque paroxystique de l'atome, se fonde sur le principe du concept "d'acteur rationnel" et exclut toute notion d'effets pervers, par vice mental ou par égarement de la raison, qui constitue un des sujets de prédilection de la communication psycho-politique occidentale.

Inimitié et hostilité

Or, l'enjeu du conflit ukrainien, de nature géopolitique et sécuritaire, oppose deux frères-ennemis, qui ont beaucoup de choses en commun (ethnie, religion, histoire) et appartiennent à une même zone de civilisation, se réclamant des mêmes principes, poursuivis alternativement par le dialogue ou par le combat. Le dialogue a donné lieu à l'intérieur de l'aire culturelle de l'ancienne Byzance à l'antithèse classique de l'Etat et de l'Eglise sous la forme du césaro-papisme, come subordination du pouvoir idéologico-religieux au pouvoir étatique et à l'hybridation bicéphale de la souveraineté encore effective sous le régime soviétique. Le combat a marqué la division de l'Ukraine en deux zones culturelles, lors de la deuxième guerre mondiale, exploitées intensément par les médias mainstream et par leurs efforts de propagande.

Persuasion et subversion à l'heure du conflit ukrainien

L'effort constamment entretenu pour dresser les opinions contre leurs élites, (oligarques à l'Est, et anti-souverainistes à l'Ouest), désigne un mode d'action qui a pour but une conversion des esprits au profit de la cause défendue par l'un ou l'autre des deux belligérants. En l'absence d'un objectif commun d'ordre et de stabilité, visant à délimiter des zones d'influence légitimes, la mobilisation mondiale autour du conflit, acquiert la signification d'un choix entre globalisme occidental et souverainisme oriental (Russie et Chine) et cette signification a pour origine l'hétérogénéité des intérêts et des cultures des deux camps, démocratique en Occident et autocratique en Eurasie. L'objet de dispute demeure cependant la sécurité, et, en amont, la préservation d'une certaine conception de l'aire civilisationnelle, de la société et de ses mœurs. La propagande forcée du temps de la bipolarité est devenue guerre de l'information, brouillard de Fake news et théâtre de cyberwars. L'un et l'autre camps considèrent cette propagande comme une entreprise de subversion et tiennent la sienne propre pour persuasion.

Homogénéité et hétérogénéité des deux camps

Du point de vue des régimes constitutionnels pluralistes, l'hétérogénéité des structures politiques et sociales des pays de l'Ouest, favorise la liberté d'expression et la compétition des idées, tandis que l'homogénéité organisée, entretenue par les régimes autocratiques, de Russie ou de Chine, décourage la critique ou l'opposition et la propagande apparaît  comme l'une des armes de l'arsenal politique du pouvoir en place. Les campagnes multiples contre les maux de la société post-moderne, par lesquels les opposants aux régimes occidentaux, s'efforcent de gagner des adeptes, sont amplifiés par une militance plus au moins déguisée, mais présentés comme des infiltrations intellectuelles du camp d'en face. Cette infiltration ne réussit pas à éliminer l'engagement du camp adverse, se situant entre le pouvoir et le peuple.

Dans le cadre du conflit ukrainien ces infiltrations sont emphatisées ou suscitées de toute pièce pour dénigrer le régime adverse. Ainsi les trois voix de la Triade (Chine, Occident et Russie), sont différemment audibles, car elles sont différemment ostracisées et  l'adhésion intellectuelle et morale aux régimes du Heartland (Chine, Russie et Iran), ou du Rimland (Amérique, Europe, Grande Bretagne et Indopacifique ), est exaspérée et poussée aux extrêmes par la dialectique de la subversion et de la persuasion des deux camps, qui se rejettent réciproquement l'accusation d'agresseurs, de dangers publics et de criminels de guerre. Chacun des deux justifie son combat au nom de deux conceptions de la géopolitique actuelle qui oppose l'eurasisme au globalisme et donc le souverainisme du premier à l'individualisme démocratique du deuxième. Or, si , dans ce dialogue péremptoire et confus, la persuasion  consiste à convaincre, la subversion et le langage de la passion attisent la flamme du mécontentement et incitent à la rébellion et à la révolte. Cependant la subversion suppose l'existence d'agents dormants et de structures opérationnelles, aptes à la transformation du mécontentement en rébellion et de la rébellion en révolte, puis, de celle-ci en révolution, de couleur ou pas et, à l'extrême en coup d'Etat de Palais  A ce point, ce qui est décisif, ce sont la prise de pouvoir et le changement de régime, effectués grâce aux alliances militaires, supportées de l'extérieur par le pouvoir en place.

Les Etats-Unis et le "Regime change"

Une des finalités de l'action politique contemporaine est de mettre en œuvre la démocratie, de dénigrer le pouvoir autoritaire et d'assurer la stabilité du pouvoir. Une dégradation des conditions de vie ou un affaiblissement du soutien conscient et intentionnel du gouvernement peuvent inverser très rapidement les bases sociales ou le socle idéologique du pouvoir établi. Pour rappel, la politique américaine du "regime change" a été le cadre théorique de l'interventionnisme militaire dans plusieurs pays jugés faibles, au nom des intérêts stratégiques des Etats-Unis et de politiques d'incitation à des réformes politiques. Or, dans le cadre de sa visite à Varsovie du 27 mars dernier, le Président J. Biden, n'a pas hésité à proclamer, dès son arrivée, que le départ de Poutine du pouvoir, n'était pas un but de guerre pour les Etats-Unis, pendant que la presse anglaise formulait l'hypothèse qu'un insuccès militaire de l'armée russe condamnerait le Chef du Kremlin à quitter le pouvoir dans les deux ans. Ainsi dans une campagne orchestrée autour des résultats obtenus par l'invasion de l'Ukraine, de sa surprise stratégique  et de son enlisement présumé, l'ex-oligarque et opposant russe Mikhail Khodorkovski, après 10 ans de prison, purgés en Sibérie pour "fraude fiscale", en appelle à l'histoire, pour prophétiser une chute prochaine de Poutine, comme une constante de l'histoire russe, en cas d'échec politique ou militaire. La guerre prochaine,- dit-il - dans une interview accordée au Figaro du 29 mars dernier, contre la Pologne ou un pays balte, scellera une prise de risque supplémentaire, marquant un décalage entre la vision des occidentaux et celle de Poutine.

A titre de rappel la politique d'Obama/Bush de "regime change", recherchant une ligne directrice pour résoudre le dilemme entre démocratie et stabilité, ou de l'actuelle administration démocrate pour articuler une stratégie globale et définir une doctrine pour le paix en Europe et dans le monde, a été  de construire un ordre international pacificateur, en incitant les régimes en place à des réformes politiques et socio-économiques. Cependant, en partant de perspectives historiques antagonistes, les objectifs opposés de l'Occident et des puissances de l'Eurasie et du Pacifique, peuvent-ils trouver une conciliation dans leurs intérêts et stratégies divergentes? Ou bien, en revanche, ne contribuent-ils pas à frayer la voie des seules puissances montantes, visant à définir un nouvel ordre international plus adapté à l'époque de la multipolarité et, à l'aide de celui-ci, à définir un système post-wesphalien plus stable et une conception plus conséquente de la démocratie?

Bruxelles le 31 mars 2022.

Werner Sombart et le socialisme allemand

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Werner Sombart et le socialisme allemand

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2022/04/17/werner-sombart-och-den-tyska-socialismen/

Werner Sombart (1863-1941) était l'un des principaux sociologues de son temps. Comme sa source d'inspiration Marx, il s'intéressait à l'histoire économique et à l'économie politique. Le jeune Sombart était considéré comme radical, devenu plus âgé, il suivait le mouvement patriotique de la social-démocratie allemande et écrivit, entre autres, son "livre de guerre" Händler und Helden (récemment traduit en anglais sous le titre Traders and Heroes). Il y décrit les différences entre l'ennemi anglo-saxon à l'esprit commercial et l'Allemagne à l'esprit héroïque. Cette perspective trouve un écho dans l'ouvrage tardif Le socialisme allemand de 1934, dans lequel Sombart décrit l'ordre social qu'il juge le mieux adapté à la patrie héroïque. C'est un ouvrage fascinant ; entre autres, Le socialisme allemand offre l'occasion de comparer la pensée de Sombart avec celles de Marx, de Spengler et du national-socialisme.

imawssocalls.jpgSombart et Marx

Le jeune Sombart avait été fortement influencé par Marx, Engels l'avait même décrit comme le seul professeur capable de comprendre le Capital. Le Sombart que nous rencontrons dans Le Socialisme allemand était plus sceptique quant à ce qu'il avait nommé le socialisme prolétarien. Entre autres choses, il a critiqué l'accent mis par Marx sur le prolétariat en particulier et a plutôt mis en avant la classe moyenne. Ceci au point que son socialisme allemand "peut, par conséquent, être désigné (et marqué comme hérésie) comme un socialisme de classe moyenne. Le socialisme allemand adopte cette position, pleinement conscient de ses implications, parce qu'il considère que les intérêts de l'individu, ainsi que ceux de l'État, sont mieux gardés par les classes moyennes". Comparez Sam Francis et l'accent populiste de notre époque placé sur les "gens ordinaires". Soit dit en passant, le prolétariat marxien signifiait souvent, d'un point de vue politique, les couches les plus éduquées, de sorte que Marx et Sombart se recoupaient partiellement ici.

3a3498a1841e61cee6d10b40ae69ceeca7aacc5e0e0c240f1cd6dd5cc12c71bf.jpgSombart a également écrit que "Karl Marx a fondamentalement tort de dire que les classes et les guerres de classes ont toujours existé. La vérité est qu'il n'y en avait pas avant notre époque. Ce n'est qu'à l'ère économique que les intérêts économiques sont déterminants dans la formation des structures de groupe". La critique décisive de Sombart à l'égard du marxisme est liée au "Livre de la guerre", il écrit en 1934 que "le commerçant et le héros: ils forment les deux grands contrastes; ils forment également les deux pôles de toute orientation humaine sur terre. Le commerçant, comme nous l'avons vu, entre dans la vie avec la question suivante: Que peut me donner la vie? Il veut obtenir pour lui-même le plus grand gain possible pour le moins d'efforts possible... le héros rencontre la vie avec la question: que puis-je donner à la vie? Il veut donner, se prodiguer sans retour... on peut aussi dire que la conception marchande est centrée sur les intérêts, l'héroïque sur une idée... et on peut donc conclure qu'il existe aussi, selon l'esprit qui règne, un socialisme héroïque et un socialisme marchand". Pour Sombart, le socialisme prolétarien marxien était un "socialisme commerçant", plus intéressé par la félicité que par le devoir. Il a également critiqué des éléments du marxisme tels que son égalitarisme, son ressentiment, son athéisme, son attitude envers l'État, etc. Il a décrit le socialisme prolétarien et le libéralisme comme étant similaires : "Le socialisme allemand n'est pas doctrinaire. Le doctrinarisme est une maladie maligne qui, avec la montée du libéralisme, a attaqué l'esprit de l'humanité européenne (et aussi de l'humanité allemande, dont nous pourrions montrer qu'elle est particulièrement réceptive à cette maladie), puis a atteint son véritable développement dans le monde idéal du socialisme prolétarien". En même temps, il a décrit le socialisme prolétarien comme une réaction compréhensible à l'ère économique.

Comme Evola, le Sombart mature s'est retourné contre "l'âge économique"; comme un Evola plus âgé, il a également soutenu que la théorie matérialiste de l'histoire "est, en fait, valable pour l'âge passé, mais seulement pour le passé". Sombart a vu l'ère économique comme une profonde décadence, "seul celui qui croit au pouvoir du diable peut comprendre ce qui s'est passé en Europe occidentale et en Amérique au cours des cent cinquante dernières années". Les Occidentaux avaient fermé la porte au monde de l'au-delà, et le résultat était un désespoir, un libéralisme et un matérialisme croissants. La communauté de construction, la guilde, le foyer et d'autres associations historiques ont été sapés et remplacés par l'individualisme. La critique sociale de Sombart reste ici précieuse, identifiant les aspects clés du déclin. Il a notamment écrit que l'ère économique se caractérisait par "l'acceptation exclusive de la valeur monétaire. Toutes les autres valeurs sont, par un processus raffiné de désapprobation, dépourvues de leur pouvoir d'imposer la reconnaissance, ou elles servent simplement de moyen d'atteindre la richesse". C'est là qu'il s'est déplacé dans une zone frontière fructueuse entre Marx et le conservatisme culturel, en contraste avec l'École de Francfort, et en combinaison avec un idéal humain plus différencié et héroïque. Sombart a également analysé ce qu'il a appelé l'impérialisme capitaliste financier, écrivant que "jamais auparavant il n'y a eu une situation dans laquelle les hommes d'affaires ont gouverné, soit personnellement, soit par le biais de leur organisation ou de ses organes."

Contre le socialisme marxien, Sombart voulait opposer un socialisme allemand, il mentionnait ici des prédécesseurs nationaux comme Rodbertus, Lassalle etc. Étant donné sa définition plus large du socialisme en tant que "normalité sociale", il pourrait également inclure des personnes comme von Stein et Goethe parmi les socialistes allemands. Il cite ici Robert Ley, "Qu'est-ce que le socialisme ? Rien d'autre que la camaraderie". Sombart a écrit que "par socialisme allemand, on peut comprendre les tendances du socialisme qui correspondent à l'esprit allemand, qu'elles soient représentées par des Allemands ou des non-allemands. Auquel cas on pourrait éventuellement considérer comme allemand un socialisme qui est relatif, unifié (national), volontaire, profane et héroïque."

61Eo4hJRTLL.jpgSombart et Spengler

Sombart rappelait Spengler à bien des égards, notamment parce qu'ils ont tous deux développé leurs propres socialismes et les ont opposés à l'Angleterre. Spengler a développé un socialisme prussien et a décrit les différences entre l'Anglais et le Prussien. Sombart a nommé son alternative le socialisme allemand mais a également développé une distinction entre les guerriers anglais et les guerriers allemands. Tous deux ont également adopté une position partagée sur le projet national-socialiste, notamment par le biais d'une théorie de la race partiellement différente. Sombart et Spengler ont également été de fructueux critiques culturels et sociaux. Sombart a décrit, entre autres, comment l'ère économique avait infantilisé les peuples par sa fascination pour le grand, le rapide et le nouveau. Comme Spengler, il n'était pas impressionné par la "démocratie", écrivant que "la démocratie à l'ère économique ne signifie rien d'autre que la légalisation de la vente de chevaux". Tous deux associaient le "socialisme prolétarien" à la mentalité de crémier, Spengler exprimant que "le marxisme est le capitalisme de la classe ouvrière".

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En tant que critique culturel, Sombart était souvent aussi perspicace que Spengler. Il a identifié le stress constant de l'ère économique et a cité Goethe: "ce travail non perturbé, innocent, somnambulique, par lequel seul de grandes choses peuvent être réalisées, n'est plus possible". De même, il a décrit ce qu'a signifié la perte du lien avec la nature. Comme Spengler, Sombart s'est intéressé aux conséquences de la technologie moderne; sans devenir un primitiviste, il a pu constater que "l'élimination des attributs divins dans la pensée naturelle correspond à la déshumanisation dans la pensée technique" et que "la technique moderne est construite sur la précision et les hommes dans son application n'ont pas affaire à des âmes humaines mais à des objets morts: esclaves-bœufs-chevaux-chauffeurs."

Sombart, par contre, découvrait un caractère religieux plus marqué dans le socialisme allemand. Cela lui a permis d'écrire que la nation était centrale mais qu'elle n'était pas Dieu. Pour Sombart, cependant, la nation et l'État faisaient clairement partie du plan de Dieu pour l'humanité. Il a décrit l'esprit populaire de la manière suivante: "manifestement, il existe une telle chose que l'"idée" populaire, comme il existe une idée de la personne individuelle: une entité éternelle, une monade, une entéléchie. Cette idée contient l'essence que Dieu a imprimée à cette personne et à ce peuple et qui est posée pour la personne individuelle, comme pour le peuple individuel, pour être réalisée sur terre... chez l'individu, nous l'appelons la personnalité ; chez le peuple, Volksgeist ou le génie d'un peuple. Ce génie va devant le peuple comme une nuée le jour, comme une colonne de feu la nuit. En réalité, il ne s'agit toujours que d'un objectif, d'une tâche."

418AHrh0ZAL.jpgSombart s'est également inscrit en faux contre la vision pessimiste de l'histoire de Spengler, arguant que le déclin n'était pas une évidence. Chaque nouvelle génération avait la possibilité de restaurer la vitalité de la nation. Il apparaît également comme un peu plus socialiste au sens contemporain du terme que Spengler, bien qu'il ne veuille pas dire qu'un État fort doit nécessairement être aussi grand. En général, le raisonnement de Sombart sur l'État, la propriété privée, le marché etc. est mieux compris de manière dialectique, comme "both-and" plutôt que "either-or". Cela devient explicite dans ses réflexions sur la propriété germanique où il écrit que "le problème de la propriété n'est pas pour l'Allemagne un problème indépendant. L'alternative au sujet de laquelle une lutte si acharnée a été menée pendant des centaines d'années, et dans de nombreux endroits est encore menée aujourd'hui - propriété privée ou propriété commune - n'existe pas pour l'Allemagne. Considérée à juste titre, ce n'est pas du tout une question de "ou bien" mais seulement une question de "aussi bien que". La propriété privée et la propriété commune continueront d'exister côte à côte. À quoi il faut ajouter, bien sûr, que la propriété privée ne sera pas une possession illimitée, mais une possession limitée en droit, du moins en ce qui concerne la propriété des moyens de production et du sol". Sous le contrôle de l'État, il voulait voir, entre autres, les prêts bancaires, les industries importantes pour la défense et "toutes les entreprises à grande échelle qui tendent à s'étendre au-delà des limites appropriées d'une économie privée et qui ont déjà pris le caractère d'une institution publique".

Sombart et le national-socialisme

En 1934, le national-socialisme est encore une nouvelle puissance et il est difficile de prévoir sa pratique politique. Néanmoins, la relation de Sombart au mouvement semble originale. Il était capable d'en parler positivement en termes généraux et de faire le lien entre le socialisme national et le socialisme allemand; des similitudes existaient notamment dans les points de vue sur l'État et l'économie. En même temps, Hitler est pratiquement absent du livre; Sombart a probablement cité plus souvent Robert Ley du Deutsche Arbeitsfront. Il pourrait également écrire que l'homme moderne est souvent prisonnier d'idées fixes, énumérant parmi elles l'athéisme et le darwinisme ainsi que l'antisémitisme. Globalement, c'est dans la vision de la race et de la nation que les différences entre l'idéalisme de Sombart et l'idéologie nationale-socialiste sont les plus apparentes. Sombart s'intéressait davantage à ce qu'Evola décrivait comme la "race de l'esprit" et la "race de l'âme" qu'à la "race du corps", arguant que celles-ci ne se recouvrent pas complètement. Il a notamment écrit que "l'esprit allemand dans un Noir est tout aussi possible que l'esprit noir dans un Allemand. La seule chose que l'on puisse démontrer, c'est que les hommes à l'esprit allemand sont beaucoup plus nombreux parmi le peuple allemand que parmi le peuple noir, et l'inverse". Il a également fait valoir que de nombreux Juifs avaient un esprit allemand plutôt que juif. Il n'était pas un nordique mais soulignait la diversité des Allemands. Il y avait aussi un côté anticolonial chez Sombart, il prédisait dès 1934 que les peuples de couleur réagiraient au colonialisme et il décrivait la politique britannique d'anéantissement de l'industrie textile indienne comme un écrémage malveillant avec pour conséquence une misère massive.

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Il convient également de noter que Sombart a placé la nation et l'État au centre, décrivant la nation allemande comme un mélange de plusieurs influences raciales. De nombreuses nations, selon Sombart, sont composées de plusieurs peuples différents. Il écrit ici que "le peuple est terrestre, chthonique, maternel-matriarcal ; la nation, spirituelle, apollinienne, paternelle-patriarcale. Le germanisme (Deutschtum) est un pur esprit; la nationalité allemande, un esprit terrestre. Le peuple est aveugle ; la nation, voyante". On retrouve là Evola et Dugin. Quoi qu'il en soit, les réflexions de Sombart sur l'Allemand sont enrichissantes. Il décrit les Allemands comme un peuple actif, masculin et rural, marqué par la rigueur, l'objectivité et l'autoglorification. L'objectif du socialisme allemand était de réaliser leur potentiel pour être un peuple spirituel, actif et diversifié.

La vision de l'État de Sombart était liée à sa croyance en Dieu; il s'opposait vigoureusement à la vision libérale de l'État comme un simple outil pratique. Au lieu de cela, il a cité von Stein, "l'État n'est pas une association agricole ou de fabrique, mais son but est le développement religieux-moral, spirituel et corporatif; par son organisation, il doit former non seulement un peuple artistique et industrieux, mais aussi un peuple énergique, courageux, moral et spirituel". Il est intéressant de noter qu'il a défendu l'État de succession tout en adoptant une vision "historico-réaliste" de son émergence ("le concept de "succession" devrait toujours être politique, car ce n'est que dans ce sens qu'il est possible de penser rationnellement à une "structure de succession").

Dans l'ensemble, Sombart est toujours une source de connaissance intéressante, le socialisme allemand ne faisant pas exception. Il a été écrit à une époque de transition, où il n'était pas rare que la social-démocratie se transforme en national-socialisme et où les conséquences de diverses élections étaient encore enveloppées de brouillard, ce qui signifie que peu de lecteurs seront entièrement d'accord avec ses conclusions. Les analyses culturellement critiques de Sombart sur les effets de l'ère économique sur la culture et la société, ainsi que ses tentatives de décrire la geramnité spirituelle comme une alternative possible, devraient avoir une valeur durable. Quiconque a lu Traders and Heroes reconnaîtra son analyse de l'importance accordée par le monde moderne à la "commodité". Sombart lui a donné le nom de "comfortisme" et l'a lié à un déficit existentiel : "Le comfortisme n'est pas une forme structurelle externe de l'existence, mais un type et une manière définis d'évaluation des formes de vie. Elle n'est pas dans l'objet mais dans l'esprit, et, par conséquent, peut s'étendre aussi bien aux riches qu'aux pauvres... la nécessité, évoquée plus haut, de combler le vide créé dans l'âme matérialiste après chaque jouissance par une nouvelle jouissance, a conduit à la course-poursuite dans laquelle l'homme moderne passe sa vie". Des analyses similaires peuvent être faites à notre époque de "divertissement", de toute façon Sombart est souvent aussi précis dans sa critique culturelle que, disons, Adorno.

Ancestrale et révolutionnaire. La nouvelle Europe selon Guillaume Faye

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En français, l'article en hommage à Guillaume Faye paru le 16 avril 2022 dans le quotidien italien Il Giornale !

Ancestrale et révolutionnaire. La nouvelle Europe selon Guillaume Faye

Plus cité que lu, loin de la gauche et de la droite, l'auteur français Guillaume Faye a proposé des scénarios audacieux

Luigi Iannone

Source: https://www.ilgiornale.it/news/spettacoli/ancestrale-e-rivoluzionaria-nuova-europa-secondo-faye-2026856.html

Guillaume Faye (1949-2019), intellectuel excentrique, à la production magmatique et presque indéfinissable, est autant cité que peu lu, notamment en raison de la rareté des traductions italiennes. À l'exception du Système à tuer les peuples et Archéofuturisme, il y a très peu de choses à trouver. Adriano Scianca tente de combler cette lacune en rassemblant les essais, articles et interviews les plus significatifs de ces quarante dernières années dans Dei e potenza (Altaforte Edizioni, p. 290, euro 17).

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Deux livres de Faye traduits en italien et parus dans la collection "Sinergie" des Editions Barbarossa de Milan.

Bien que ses intérêts tournent autour de thèmes et de références issus du monde identitaire (critique de la société de consommation et de l'occidentalisme, nationalisme continental, révolution conservatrice, Nietzsche, mythe indo-européen, paganisme, question de la technologie), le premier tournant de Faye est sa rupture avec la nouvelle droite. Des divertissements ininterrompus l'ont même conduit à entrer dans le monde du show-business, en tant qu'animateur d'une émission de radio humoristique et, de son propre aveu, en tant qu'acteur dans un film porno. Une fois cette phase également passée, il a repris avec vigueur son activité de conférencier et d'écrivain jusqu'aux derniers mois de sa vie, marqués par un cancer.

faye.jpgLe Système à tuer les peuples, un livre publié en 1981, représente le mieux la partie destructive de sa pensée. Il cloue au pilori la société globale, ses représentations massives et unificatrices et l'idéologie égalitaire occidentale structurée comme un véritable système, bien que le récit général tente de nous dire autre chose : "L'opinion publique est l'alibi. Le Système l'utilise pour démontrer à quel point il est démocratique, comment il est basé sur le consensus et l'assentiment général". Sous couvert d'un cosmopolitisme tolérant, nous assisterions en fait à la destruction de toute spécificité et à l'affirmation d'une idéologie mondiale "qui arpente les couloirs des institutions internationales et s'exprime dans les programmes de tous les partis politiques importants de la planète".

Avec L'archéofuturisme, Faye fait un pas en avant et tente de trouver une issue. L'idée est de combiner les valeurs médiévales (archaïques), des concepts tels que la hiérarchie et la virilité, avec le progrès scientifique; les archétypes avec le prométhéisme technologique. Une telle démarche serait possible pour deux raisons que l'on peut déduire des pages mêmes de Dei e Potenza: la reconquête de l'Europe par un conflit aux proportions énormes qui devra impliquer tout le continent, et la renaissance de la figure du révolutionnaire.

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Selon Faye, la modernité touche à sa fin et avec elle ses fétiches libéraux et humanitaires. Notre époque ne s'achèverait pas avec la civilisation libérale dirigée par un État universel, le village planétaire prophétisé par MacLuhan, mais ouvrirait plutôt une phase où les peuples et les identités ethniques seraient en compétition: "Les peuples vainqueurs seront ceux qui resteront fidèles ou reviendront aux valeurs et aux réalités ancestrales - qui sont culturelles, éthiques, sociales et spirituelles - et qui, en même temps, domineront la technoscience. Le XXIe siècle sera le siècle où la civilisation européenne, à la fois prométhéenne et tragique, se métamorphosera ou se dirigera vers un déclin irrémédiable. Ce serait alors le moment de reprendre les anciennes valeurs, sans toutefois chercher à les réintroduire à la lettre, car elles ont été modifiées au cours des siècles, et cela pourrait se faire sous le double signe de Mars, le dieu de la guerre, et d'Héphaïstos, le dieu qui forge les épées, le seigneur de la technologie des feux chtoniens.

Et voici l'autre point. Pour Faye, l'idée de révolution, abandonnée par les intellectuels progressistes qui sont désormais réduits à des gardiens du pouvoir, ne serait même pas celle avancée par les intellectuels de droite dont les actions semblent toujours se terminer par des poses esthétiques. La figure du rebelle, plus ou moins sur le modèle de Dominique Venner, qui s'est suicidé dans la cathédrale Notre-Dame en 2013, leur semble inutile. Ce rebelle-là aspire à être une minorité, perdue dans le rêve littéraire, comblée par l'auto-exil et jamais prête à se battre. Des intellectuels comme Cioran, Debord ou Baudrillard (qu'il définit comme des "rebelles pessimistes"), ou comme Céline, Jean Mabire et Venner ("rebelles joyeux") reculeraient devant l'idée malsaine qu'ils n'ont qu'à semer.

006724613.jpgFaye les assimile à des simulateurs de dissidence, fonctionnels à un néo-totalitarisme qui a besoin de ces faux concurrents et les nourrit presque. C'est pourquoi il espère l'entrée en scène du révolutionnaire qui - contrairement au rebelle - considère les idées comme des moyens et non comme des fins, qui n'ont donc de véracité que si elles sont subordonnées à leur efficacité. Et sur le terrain, il n'identifie que deux projets révolutionnaires, tous deux archéo-futuristes mais incompatibles: celui des musulmans (le "partisan" sans frontières, pour citer Schmitt) qui vise la conquête planétaire et avec le même rôle que le révolutionnaire marxiste du 20ème siècle, et celui qui œuvre pour la reconquête européenne.

En fin de compte, même dans un cadre analytique riche en stimuli et en provocations, certains nœuds non résolus demeurent. Tout d'abord, on ne voit pas comment il est possible de concilier, dans l'ordinaire le plus banal de nos vies, des instances archétypales, des valeurs qui ont été dépassées et le prométhéisme de la civilisation technique. Deuxièmement, pourquoi une société globale et massifiée qui s'est abandonnée à la conformité devrait-elle soudainement se retourner ? Et enfin : d'où doit venir cette nouvelle figure de révolutionnaire ?

Unipolarité, bipolarité, multipolarité et la guerre d'Ukraine

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Unipolarité, bipolarité, multipolarité et la guerre d'Ukraine

Vers une multipolarité de plus en plus complexe: scénario pour l'avenir

Enric Ravello Barber

Source: https://www.enricravellobarber.eu/2022/04/unipolaridad-bipolaridad-multipolaridad.html#.Yl5zFNPP2Uk

Derrière la prétendue fin de l'histoire proclamée par le publiciste du Pentagone Francis Fukuyama, se cachait une aberration philosophique : sortir l'homme de son habitat, celui de l'Histoire, entendue comme son "faire-dans-le-monde", et ouvrir la porte au post-humanisme qui nous apparaît déjà aujourd'hui comme une réalité de fait. Cette entorse à l'histoire a signifié la mise en œuvre urbi et orbi de ce que les occupants successifs de la Maison Blanche, sans la moindre dissimulation, ont appelé le Nouvel Ordre Mondial - nous insistons sur le mot "Monde" - : c'est-à-dire l'unification du monde sous la direction des Etats-Unis, ou, en d'autres termes, un monde unipolaire, c'est-à-dire avec un seul centre de pouvoir : Washington.

Les erreurs stratégiques des administrations américaines successives, toujours sous inspiration néo-con unipolaire, ont donné à la Russie le temps nécessaire pour se reconstruire en tant que puissance militaire et la Chine a émergé comme une puissance mondiale de premier ordre, non seulement en tant que puissance militaire mais aussi en tant que puissance globale (économique, stratégique, industrielle, technologique et diplomatique).

La Chine est devenue le principal acteur de la deuxième vague de mondialisation. Ce n'était qu'une contradiction apparente pour une puissance communiste de prôner la réduction de tous les obstacles au commerce mondial, puisque la vente de ses produits manufacturés sur les marchés mondiaux était la principale cause de sa croissance en tant que puissance.

L'essor de la Chine annonce en quelque sorte la fin du rêve unipolaire des Etats-Unis et montre une nouvelle réalité bipolaire. Quelques décennies après la chute de l'URSS, le monde vit à nouveau la lutte pour l'hégémonie planétaire entre deux puissances: les États-Unis et la Chine.

La Russie, devenue le troisième acteur mondial, propose un pas en avant, une nouvelle correction au Nouvel Ordre Mondial de Washington: le monde multipolaire. La Russie constituerait un troisième pôle géopolitique, une situation qui se conjuguerait également avec l'émergence de puissances régionales qui fragmenteraient davantage le plan de domination mondiale de la Maison Blanche: la Turquie, l'Iran et l'Inde joueraient ce rôle.

Dans cette réalité, l'Europe, le non-sujet géopolitique par excellence, pourrait cependant jouer un rôle décisif - comme l'ont constaté certains de ses dirigeants. Dans ce contexte multipolaire, l'Europe devrait s'émanciper de sa soumission aux États-Unis et devenir un autre centre de pouvoir, capable d'agir sur la scène internationale selon ses propres dynamiques et intérêts, de plus en plus opposés et divergents de ceux de la métropole colonisatrice Stars and Stripes. Et pour cela, l'une des conditions nécessaires - de la culture à l'énergie - serait une synergie entre l'Europe et la Russie, qui renforcerait le rôle de ces deux réalités et, partant, remettrait en question et diminuerait celui des États-Unis.

Aujourd'hui, tous ces scénarios sont en jeu dans la guerre d'Ukraine. Les États-Unis, qui provoquent depuis des années des situations inacceptables pour Moscou, voient dans cette guerre la possibilité ultime de couper le rapprochement et la collaboration croissante entre la Russie et l'Allemagne - dont le gaz est l'un des éléments clés - et de détruire ainsi l'option de ce troisième pôle et la construction d'un monde multipolaire: son premier objectif est d'isoler Moscou de ses partenaires géopolitiques potentiels, le second est de détruire la Russie en tant que puissance et de réduire encore l'UE au statut de colonie. C'est pourquoi elle est aujourd'hui la principale intéressée à prolonger la guerre en Ukraine, afin que Washington regagne du terrain dans une logique unipolaire. La Chine joue une fois de plus son grand atout diplomatique, la patience, l'objectif est aussi un affaiblissement progressif de la Russie et son éloignement de l'Europe, une Russie faible et isolée dépendrait de plus en plus de sa relation avec Pékin, ce qui ferait de la Chine à nouveau la seule puissance disputant la domination du monde aux Etats-Unis (logique bipolaire). Une Russie renforcée, confortée dans son prestige diplomatique et militaire, renforcerait la logique multipolaire, une logique que certains dirigeants européens tentent de soutenir dans le peu de marge de manœuvre dont ils disposent ; le refus d'inclure le gaz et l'énergie dans les sanctions contre la Russie est la preuve de cette réalité.

En bref, l'issue finale de la guerre en Ukraine marquera le scénario mondial des prochaines décennies, et surtout pour les Européens. Deux options s'offrent à eux : soit la non-existence géopolitique et la soumission absolue à l'atlantisme américain, soit l'émancipation géopolitique et l'articulation en tant qu'acteur international dans une réalité multipolaire, et nous le répétons, cette dernière pour une synergie - et non une soumission - avec une Russie puissante et antagoniste à l'unipolarisme de Washington et au bipolarisme de Pékin.