mercredi, 15 octobre 2025
Poutine et la philosophie de la complexité
Poutine et la philosophie de la complexité
Alexandre Douguine
Animateur : Il existe des dirigeants mondiaux que tout le monde regarde et écoute. Et il y en a d'autres que l'on ne se contente pas de regarder et d'écouter, mais dont on revoit et réécoute les interventions. Vladimir Poutine est l'un des rares dans ce cas. La semaine dernière a eu lieu l'un de ses discours programmatiques, qui a été activement suivi, écouté, commenté – et, sans crainte de le dire, même redouté en Occident. Cependant, selon vous, quel est l'essentiel à retenir du discours de Valdaï du président russe ?
Alexandre Douguine : Vous savez, d'un côté, ce qui a été dit ne différait pas fondamentalement de ses précédentes interventions à Valdaï ou à d'autres tribunes. Mais si l'on suit la séquence de ses discours programmatiques, on voit comment notre président développe pas à pas une philosophie complète, alternative au modèle globaliste occidental. Ce ne sont plus de simples remarques ou des déclarations tactiques. Voilà pourquoi les discours de Trump ne nécessitent pas d'être relus, alors que ceux de Poutine, oui, parce que chacun d'eux est comme un épisode de série, d'autant plus compréhensible si l'on se souvient des précédents.
L'intervention de Trump ressemble à un clip, à un meme: on peut la regarder séparément de l'histoire américaine, séparément de Trump lui-même. Il dit quelque chose de drôle, danse, saute, fait un clin d'œil, menace, fait peur, puis se rétracte. C'est un format à court terme – petit, incohérent, frappant, parfois menaçant, mais contradictoire par rapport à ce qui a été dit une seconde auparavant. Poutine, au contraire, est l'opposé: un dirigeant mondial qui déploie progressivement sa philosophie.
Dans ce discours de Valdaï, il a poursuivi son explication de la multipolarité, dont il parle depuis longtemps, mais de plus en plus souvent, de manière plus concrète et plus profonde. Il s'agit du développement d'une compréhension de la multipolarité, qui renaît non seulement dans notre société, mais aussi dans la conscience du président. Pourquoi la multipolarité ? Parce que c'est quelque chose de nouveau. Ce n'est pas un monde bipolaire, ni un monde unipolaire, ni le système westphalien des États-nations, où chacun serait soi-disant souverain, mais où, en réalité, ce n'est pas le cas. Seuls les grands États-civilisations peuvent être véritablement souverains dans notre monde, et cela devient de plus en plus clair.
À l'origine, la multipolarité n'était qu'un slogan, un meme, sans engagement. Mais désormais, tout comme on trace une ligne entre deux points, la conscience géopolitique et le récit du président avancent dans cette direction. Il définit de plus en plus précisément le modèle d'un monde multipolaire, où les pôles sont des États-civilisations. Et il devient de plus en plus évident que le monde multipolaire ne ressemble à rien d'autre. La seule comparaison possible est celle de l’organisation de l’humanité avant l’ère des Grandes découvertes géographiques: des États-civilisations entiers, le califat islamique, la civilisation indienne, l’empire chinois, les sociétés africaines, les empires ouest-européen et russo-byzantin. Avant le colonialisme, il existait une vraie multipolarité, portée par les empires, les États-civilisations ou les macro-États, comme on dit aujourd’hui. Poutine trace cette transition – non seulement en la théorisant, mais aussi en la réalisant.
Lors de ce nouveau forum de Valdaï, il fait le point: ce qui a été accompli, ce qui ne l’a pas été, où se trouvent les obstacles, où ont eu lieu des avancées. Avec Trump, il y a eu une telle avancée, bien que les partisans de l’unipolarité aient immédiatement corrigé le tir. Le slogan du mouvement MAGA reconnaissait, à son origine, la multipolarité, mais les néoconservateurs font pression sur Trump pour le faire dévier de cette position. C’est un processus constant, grandiose, de passage vers la multipolarité, qui touche toutes les régions du monde: l’intérieur de la Russie, les frontières, le Pacifique, le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Amérique latine. Aux États-Unis et en Europe, une véritable guerre civile oppose conservateurs et libéraux-globalistes, fidèles à l’unipolarité — des politiques qui ne représentent rien d’autre que la volonté frénétique et agonisante de préserver le régime et l’idéologie unipolaires. C’est tout cela que Poutine analyse.
Les gens commencent à comprendre: il ne s’agit pas d’un meme, mais d’une exigence à laquelle il faut adapter l’éducation, la culture, la politique, l’économie. Nous devons participer activement, de manière proactive et non réactive, à la construction d’un monde multipolaire. Pour cela, il faut que chacun prenne conscience de ce que cela représente: une tendance idéologique, de long terme, fondamentale, qui explique tout le reste. Ce n’est plus une nouveauté, mais un approfondissement du sujet. Ce qui est nouveau, à mon avis, c’est l’accent mis sur la philosophie de la complexité d’Edgar Morin (photo), penseur français qui a développé la théorie de la complexité. Poutine a évoqué à plusieurs reprises les processus non linéaires du nouveau monde, les comparant à la mécanique quantique. Les processus non linéaires, la mécanique quantique — c’est l’interconnexion, où le moindre changement au niveau microscopique, qu’il s’agisse d’un blogueur avec son iPhone ou d’un individu, influence les macro-processus mondiaux. Ce n’est pas une mécanique linéaire.
Pour comprendre ce monde, construire une diplomatie, interagir avec les pôles, analyser les contradictions de l’Occident — divisé entre l’Europe et les États-Unis —, il faut une nouvelle façon de penser. La diplomatie exige d’entrer dans la société, la religion, la culture de chaque pays et de chaque civilisation. Cela exige des diplomates du MGIMO (où j’enseigne la théorie du monde multipolaire et des civilisations) une restructuration complète de leur conscience. Cela concerne les affaires, l’économie, l’industrie, la sphère militaire, la guerre — désormais non linéaire, où les drones rendent obsolètes les paramètres classiques de la guerre industrielle. Selon Poutine, la philosophie de la complexité est le fondement de la nouvelle diplomatie. C’est un appel à abandonner une vision simpliste de la réalité.
Le monde moderne avec sa multipolarité est un système complexe. Rejetons les vieux clichés, cessons de projeter les stéréotypes du passé sur le présent, et intéressons-nous à la mécanique quantique, étudions les civilisations, les religions, les théologies qui redéfinissent aujourd’hui les processus. C’est une invitation à changer de conscience — pour tout l’État, et surtout pour ses élites pensantes. Notre pensée est un mélange de soviétisme, de libéralisme oublié — à la limite de la catastrophe. Si nous ne comprenons pas la complexité de la réalité dans laquelle nous vivons, agissons, prenons des décisions et dont nous dépendons, cela finira mal.
En somme, Poutine a fait appel à la philosophie. Une grande puissance a besoin d’une grande philosophie. Sans elle, elle n’est qu’un golem, un robot technique manipulé par d’autres mains. Le monde est gouverné par ceux qui pensent. Il n’existe pas de dirigeants idiots — s’il y en a, c’est que quelqu’un d’autre tire les ficelles. Le monde est régi par des idées — fausses ou vraies, justes ou cruelles, humaines ou inhumaines. Et cela me semble l’une des principales conclusions du discours de Vladimir Poutine à Valdaï.
Animateur : En quinze minutes, vous avez présenté une analyse circonstanciée, approfondie et globale du discours, de sa signification et de son importance. Mais si l’on regarde les titres de la presse occidentale, il n’y a qu’une seule chose: la Russie a menacé de se livrer à une escalade dans les conflits en cours. En petits caractères, chez les plus responsables, on ajoute: en cas de militarisation de l’Europe, de l’Occident, des États-Unis, en cas d’injection d’armes. Mais dans les titres, partout: la Russie brandit le poing. Votre comparaison est pertinente: d’abord la philosophie, puis les vidéos pour les réseaux sociaux. Mais pour une attention aussi brève de l’Occident, de l’Europe, des États-Unis, où il faut quelque chose de substantiel et de sérieux, que faudrait-il? Ou bien la tactique de Dmitri Anatolievitch Medvedev, qui frappe fort et que le président américain suit volontiers et mord à l’hameçon des provocations, n’est-elle pas plus efficace?
Alexandre Douguine : Je pense que Dmitri Anatolievitch Medvedev s’occupe justement de cela. À chacun son rôle. Vladimir Poutine développe une philosophie sérieuse, réfléchie. L’interprétation occidentale, c’est de la phénoménologie. Un individu, une société, une civilisation voient dans le monde le reflet de leurs propres représentations. En anglais, on parle de « reading », en français de « grille de lecture », c’est-à-dire de schéma d’interprétation. Si un terroriste dit n’importe quoi — « maman » ou « miaou » — on y entendra un message terroriste. L’homme voit ses propres reflets, et il est impossible de le convaincre du contraire — c’est la force de la conscience. L’Europe voit en la Russie un ennemi à travers ce prisme et interprète chaque parole de Poutine en conséquence, ignorant tout le reste.
Pour être honnête, je n’ai même pas remarqué le thème de l’escalade dans son discours. Poutine a parlé de la défense des intérêts de manière douce et sereine, il a souligné que nous avons plus de points communs avec Trump qu’avec les mondialistes européens. Mais ils retiennent ce qui les arrange: «Poutine menace». Le rapprochement avec l’Amérique, ils ne l’évoquent pas. Ils sont sélectifs: ils veulent voir une menace, se préparent à la guerre contre la Russie, cherchent à la déclencher en nous accusant de provocation, en utilisant n’importe quel prétexte. Si Poutine était resté silencieux, son silence aurait été interprété comme une préparation à l’escalade. C’est incurable.
En ce qui concerne Dmitri Anatolievitch Medvedev, il a parfaitement maîtrisé le style des remarques courtes, percutantes et précises. Cela parle à l’esprit occidental: ils disent « nous allons vous détruire », et lui répond « essayez donc — nous vous frapperons les premiers ». Et cela fonctionne, car à leur niveau de perception, c’est un échange de memes. Un meme contre un meme. Trump: « Le tigre de papier russe ». Medvedev: «Ce tigre remue la queue, et une bombe nucléaire peut tomber sur votre tête». Le dix de cœur bat le neuf — Medvedev a surenchéri. Cela ressemble au jeu du fou, mais selon leurs règles — c’est du poker. Ils ignorent le préférant de Poutine. Dmitri Anatolievitch, à mon avis, prépare l’avenir. Il montre qu'il sera tout aussi patriotique, mais plus dur encore. Si notre tendance se poursuit, il la renforcera.
Medvedev façonne l’image de notre pays — visuellement, brièvement, de façon percutante, mémétique. Le sens de ses messages, c’est la préparation à une ligne assumée. Vladimir Poutine est doux, formule de façon enveloppée, consciemment. Mais il faut le bon et le mauvais policier. Poutine, c’est clairement le bon, Medvedev le mauvais. Ensemble, ils font craquer les criminels, mènent les enquêtes, tracent les lignes, maintiennent l’ordre. Ils se complètent parfaitement — les deux sont nécessaires. Je suis convaincu que Dmitri Anatolievitch sait ce qu’il fait, même si c’est parfois brusque et peu diplomatique. Mais il faut hurler avec les loups quand on vit parmi eux. C’est nécessaire, extérieurement, pour qu’on n’oublie pas à qui on a affaire. C’est l’un de nos blogueurs les plus populaires : les gens lisent, et tout devient clair.
Vont-ils s’intéresser à la philosophie de la complexité d’Edgar Morin, à l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique, à la multipolarité? Certains écouteront. Mais pour les autres, ceux qui n’ont pas envie de se plonger dans ces sujets, le blog de Dmitri Anatolievitch Medvedev dit la vérité. Pour l’homme simple, tout devient clair: en Russie, nous serons au-dessus de tout, jusqu’au bout: « rends-toi, ennemi, reste immobile et couche-toi ! ».
Animateur : Les résultats des élections influenceront de toute façon la vie de ces pays et nos relations avec eux. Commençons par la Géorgie, où le parti au pouvoir « Rêve géorgien » a obtenu de bons résultats aux élections municipales, recueillant plus de 80% de soutien selon les statistiques officielles. Peut-être s’agit-il d’une question naïve, extérieure ou même primitive. Dernièrement, surtout après les élections, la situation est marquée par des troubles. Certains parlent de protestations, d’autres de manifestations. Bref, les gens descendent dans la rue avec des drapeaux aux couleurs bleu-jaune, bleu-blanc familières. Ces schémas fonctionnent — ceux qui ont été conçus il y a 20, 30, 40 ans pour déstabiliser les pays au régime indésirable. Des schémas occidentaux, appliqués dans différents pays, mais qui ont récemment perdu en efficacité. Ou bien ai-je tort, et mon regard sur la situation est-il trop naïf ?
Alexandre Douguine: D’abord, vous avez raison: mobiliser la société civile pour prendre le pouvoir ou renverser des gouvernements indésirables est une tactique qui a fonctionné pendant des décennies, avec des succès divers. C’est une arme puissante des nouvelles technologies sociales et politiques. Il ne s’agit pas tant de créer de vraies structures d’opposition que de mobiliser des éléments libres de la population: des marginaux, des prêcheurs de rue, des personnes qui ont changé d’orientation. Ce sont des fragments mercuriels, des atomes disséminés dans la société, inutiles à tout, incapables de représenter une position politique. Ils sont de plus en plus nombreux, car la culture occidentale ébranle les consciences. Ces masses errantes, faibles d’esprit, ces foules chaotiques deviennent un outil sérieux de la grande politique. Elles agitent la situation, déstabilisent la société. Puis, sur leurs épaules, arrivent les véritables forces qui prennent le pouvoir et ne le rendent plus.
Ensuite, le régime change, ces foules se dispersent — elles ne réclament pas de participation au pouvoir, elles ne sont rien. Ce sont les déchets, les rebuts des grandes villes, des libéraux, non pas au sens idéologique, mais au sens où chacun ne pense qu’à soi. Ces atomes chaotiques sont faciles à mobiliser pour détruire. Mais ils ne revendiquent rien. Sur leurs épaules s’élèvent les libéraux-pantins, qui instaurent une dictature. Ce fut le cas du Maïdan, ce fut aussi en grande partie le cas en France. Dès que les libéraux accèdent au pouvoir, ils ne le lâchent plus. Quant aux gens qu’ils mobilisent comme une bélier pour renverser des gouvernements légitimes, plus ou moins souverains, ils les renvoient ensuite chez eux. En Géorgie, cela a fonctionné plusieurs fois — c’est là qu’a eu lieu l’une des premières révolutions de couleur.
Animateur : Mais il y a plus de vingt ans.
Alexandre Douguine : Oui, il y a vingt ans, cela a fonctionné, portant au pouvoir le véritable dictateur nazifiant Saakachvili. Mais il semble que la Géorgie ait développé une immunité contre ces révolutions de couleur, et qu’elle n’y cède plus. Le gouvernement souverain du « Rêve géorgien », au départ pro-occidental, avec une voie européenne artificielle, faible et factice, mais face à cette frénésie d’éléments incontrôlables — provocateurs, terroristes, nazis, et en grande partie une masse de schizophrènes géorgiens —, il s’est renforcé. Il a accumulé de l’expérience, et ne se laisse plus faire.
C’est une chose dangereuse — la philosophie de la complexité. Des rebuts inutiles peuvent renverser le destin d’un pays ou d’une géopolitique. Les micro-processus sont activement exploités. D’ailleurs, en Amérique, le mouvement Antifa est composé de ces éléments. Récemment interdit aux États-Unis, il se fait passer pour « antifasciste », mais c’est une organisation ultra-terroriste qui qualifie les libéraux indésirables de fascistes, qui attaque physiquement, harcèle, dénonce, modifie Wikipédia et tue, comme ce fut le cas pour Charlie Kirk. C’est dangereux, car ces gens sont mentalement instables, facilement enclins à la violence physique.
Mais la Géorgie a développé une immunité. Des anticorps sont apparus, le «Rêve géorgien» s’est renforcé. Il a compris comment gouverner le pays sans gestes brusques, sans céder aux provocations, en suivant l’idée de préserver la souveraineté géorgienne. Il a trouvé les clés: où s’arrêter, où faire preuve de fermeté, où laisser faire, où déplacer. Ils jouent avec ce phénomène dangereux depuis une position de force et d’efficacité. Ils ont compris l’algorithme, l’ont maîtrisé. Après Zourabichvili et les élections précédentes, tout semblait clair. Mais les libéraux, encouragés par les élections truquées en Moldavie où la dictature de Sandu a interdit tout ce qui remettait en cause le pouvoir — et n’ayant pas rencontré de résistance sérieuse, ils ont décidé de secouer la Géorgie à nouveau. Cette fois, je pense que cela ne marchera pas, mais il ne faut pas sous-estimer cette stratégie. Elle fonctionne étonnamment bien: plus il y a d’éléments faibles dans la société, plus elle est efficace.
La culture occidentale favorise leur multiplication, les migrants illégaux — des gens non enracinés dans la société, des atomes libres qui peuvent facilement faire le saut quantique du marginal à la force de destruction. C’est la gestion du chaos — une stratégie utilisée par de grandes puissances mondiales. Je pense que les manifestations en Géorgie ne donneront rien. Mais cette menace permanente resurgira sans cesse dans toute société qui aspire à la souveraineté.
Animateur : À l’horizon, il y a la Tchéquie, où Babiš, ancien leader populaire, revient, et qu’on appelle le messager du changement. Encore une fois, la Tchéquie pourrait rejoindre la Hongrie et la Slovaquie comme un petit bloc de pays sûrs d’eux, qui défendent en priorité leurs propres intérêts, reléguant au second plan les enjeux européens, euro-centristes. Qu’en pensez-vous ? Avec ces élections tchèques, où arrive au pouvoir une personne qui n’est absolument pas prorusse, mais dont la politique diffère de celle menée par une Tchéquie hostile à la Russie depuis ces dernières années.
Alexandre Douguine : La question n’est pas d’être pour ou contre la Russie — c’est un aspect secondaire. Il est remarquable que la Pologne aussi penche de plus en plus vers la souveraineté. La Hongrie et la Slovaquie choisissent en priorité la voie du souverainisme, se libérant de la pression des forces globalistes qui s’efforcent de l’abolir. Leur logique est pragmatique et fondée sur l’intérêt national: ils construisent leur politique étrangère — y compris à l’égard de la Russie — selon le principe: la Hongrie avant tout, la Slovaquie avant tout, et non l’Union européenne.
Orbán et Fico ne sont pas des hommes politiques prorusses. Ce sont des souverainistes qui défendent avec constance les intérêts nationaux. Un souverainiste similaire est arrivé au pouvoir en Tchéquie. Même la Pologne, hostile à notre égard, évolue dans cette direction.
Je recommande de lire la monographie d’un penseur contemporain très brillant, Alexandre Bovdounov, consacrée au projet de « Grande Europe de l’Est » — sa thèse transformée en ouvrage scientifique. Il y a quelques années, alors que ces processus n’étaient pas encore manifestes, il a démontré que l’Europe de l’Est constitue une entité géopolitique indépendante, différente de l’Europe de l’Ouest. Cela concerne tous les pays de la région: Roumanie, Bulgarie, Pologne, Hongrie, Slovaquie, Tchéquie, et même l’Autriche.
Le projet de la Grande Europe de l’Est, décrit par Alexandre Bovdounov, anticipe une vague de révolutions populistes qui porteront les souverainistes au pouvoir (par des voies démocratiques ou moins démocratiques) — et cela arrivera plus vite en Europe de l’Est qu’en Europe de l’Ouest. Cette région deviendra un pôle autonome: d’un côté, ce pôle sera européen, proche de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Espagne, de l’Italie, et de l’autre, il sera proche de nous. C’est une région intermédiaire, une sorte de pont. La zone de la Grande Europe de l’Est pourrait devenir un levier clé dans la grande géopolitique européenne et eurasiatique.
Les petits pays, ayant adopté cette ligne stratégique qu’Alexandre Bovdounov a théorisée, observent la réalisation de ces scénarios, y compris avec l’arrivée de Babiš. Les souverainistes d’Europe de l’Est transformeront progressivement la région en une entité civilisationnelle autonome.
Dans mon ouvrage « Noomachie », deux volumes sont consacrés à l’Europe de l’Est — slave et non slave. Même si je n’ai pas abordé directement la géopolitique, j’ai étudié les identités culturelles des peuples. C’est un monde unique. La Serbie est un autre exemple frappant de souverainisme.
Progressivement, si l’on tient compte du fait que les souverainistes peuvent garder une attitude critique à notre égard, ce tableau deviendra dominant. La question n’est pas la relation à la Russie, mais celle des dirigeants polonais envers le peuple polonais, des dirigeants tchèques envers le peuple tchèque, des dirigeants serbes envers le peuple serbe. Il s’agit de souveraineté.
La vague de souverainisme en Europe de l’Est conduira à la formation d’une communauté autonome. Nous avons intérêt à ce que cela se produise. Mais cela ne signifie pas qu’ils travaillent pour nous ou qu’ils doivent être russophiles. Leur logique est différente: ils aspirent à l’indépendance et veulent mener une politique uniquement dans l’intérêt de leur État. Ils ont pour cela de bonnes raisons.
Je pense que les forces populistes et populaires l’emporteront plus rapidement en Europe de l’Est qu’en Europe de l’Ouest. En Allemagne, le parti AfD gagne partout dans l’ex-RDA et en Prusse occidentale (Brandebourg), où le totalitarisme libéral est moins présent et où les forces patriotiques sont plus fortes. Cette partie de l’Allemagne réunifiée fait aussi partie de la frontière de l’Europe de l’Est (on peut rattacher la Prusse à l’Europe de l’Est ou centrale).
Ce projet est très intéressant. Ce qui se passe en Europe de l’Est n’est pas un phénomène ponctuel ou un succès des technologies politiques, c’est une tendance de fond. C’est la logique de la Grande Europe de l’Est, qui prend une forme géopolitique réelle.
16:25 Publié dans Actualité, Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, alexandre douguine, vladimir poutine, entretien | |
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