ARCHIVES DE "Synergies Européennes" - 1999
Quand les alliés des Etats-Unis sont aussi (et surtout) leurs concurrents : le rôle d’espionnage universel d’ « ECHELON »
Début 1998, Steve Wright, membre d’OMEGA, une association britannique pour les droits des citoyens basée à Manchester, constate dans un rapport qu’il adresse au Parlement Européen, que tous les courriers électroniques, les conversations téléphoniques et les fax sont enregistrés par routine par le service de renseignement américain NSA (National Security Agency). La NSA fait suivre toutes ces données récoltées en Europe à l’adresse du Quartier Général de la NSA aux Etats-Unis, à Fort Meade dans le Maryland. Avec raison, Wright conclut que la NSA a installé un système de surveillance global, dont le but est de sonder les satellites par lesquels transite la plus grande partie des communications internationales. A la différence des systèmes de surveillance électroniques, utilisés lors de la guerre froide pour sonder des organismes militaires, le système de surveillance « ECHELON » sert essentiellement à espionner des cibles civiles : des gouvernements, des organisations de toutes sortes ou des entreprises commerciales ou industrielles.
Quatre pays, explique Wright, se partagent, avec les Etats-Unis, les résultats de cet espionnage global : la Grande-Bretagne, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Les services secrets de ces quatre pays n’agissent en fait que comme fournisseurs subalternes de renseignements. En d’autres termes : seuls les Américains contrôlent complètement le réseau d’espionnage ECHELON. Ensuite, dans le rapport de Wright, on apprend également que la plus grande station d’écoute du monde se trouve à Menwith Hill, en Angleterre dans le Comté du Yorkshire. Cette station serait en mesure d’écouter la plupart des communications en Europe et dans les pays de l’ex-URSS.
Dans ce rapport de Wright, pour la première fois, on apprend officiellement dans l’UE qu’un système d’écoute global et électronique, dont le nom est ECHELON, existe ! Pendant des années, seules des informations fortuites et superficielles circulaient à propos d’ECHELON. Le premier à avoir parler du concept même d’ECHELON a été le journaliste britannique, spécialisé dans les affaires d’espionnage, Duncan Campbell. Dans un article pour le magazine New Statesman du 12 août 1988. Il y a onze ans, Campbell révélait qu’ECHELON permettait de surveiller toutes les communications venant et arrivant en Grande-Bretagne, à la condition que cette surveillance serve l’intérêt national ou favorise l’économie britannique. Récemment, Campbell a lui-même rédigé un rapport à la demande d’un groupe de travail de l’UE, le STOA (Scientific and Technological Options Assessments). Le titre de son rapport : Interception Capabilities 2000 (soit : Etat des techniques d’écoutes en l’an 2000). Il traitait en détail d’ECHELON.
Les gouvernements décident de l’utilisation du matériel récolté
Campbell montre notamment dans son rapport que chaque Etat, participant à ECHELON, a autorisé ses services secrets ou certains ministères, de consulter tout matériel récolté ayant une importance d’ordre économique ou de les commander. Grâce aux informations ainsi engrangées, des objectifs très divers peuvent être poursuivis. Campbell ajoute que la décision d’exploiter ou d’utiliser ces informations acquises par espionnage ne relève pas des services secrets impliqués mais des gouvernements.
Ce rapport ne manque pas de piquant : en effet, la Grande-Bretagne est membre de l’UE et participe à l’espionnage généralisé de tous ses partenaires. Rappelons à ce propos deux faits : le journal anglais The Independant du 11 avril 1998 constate, vu la participation de la Grande-Bretagne à ECHELON, que celle-ci participe à un consortium de services électroniques de renseignements, qui espionne systématiquement les secrets économiques et commerciaux des Etats de l’UE. Le journal citait l’avocat français Jean-Pierre Millet, spécialisé en criminalité informatique. Les partenaires de la Grande-Bretagne, disait Millet, auraient raison d’en vouloir aux Britanniques, parce que ceux-ci n’ont pas abandonné leur coopération avec les Américains. Disons aussi en passant que la France, en matière d’espionnage économique, n’est pas un enfant de chœur. Ainsi, par exemple, l’ancien chef des services secrets français, Pierre Marion, avait déclaré que la guerre faisait toujours rage, y compris entre pays alliés, dès qu’il s’agissait d’affaires (cf. Spectator, 9 avril 1994). La grogne des Français, dans ce contexte, se justifiait non pas tant parce que la Grande-Bretagne faisait partie du cartel d’ECHELON, mais parce que la France ne pouvait pas participer à cette gigantesque machine globale à fouiner.
Le nom de code ECHELON découle du terme militaire français « échelon ». ECHELON a été au départ conçu par les services de renseignements pour surveiller l’Union Soviétique. Après l’effondrement de celle-ci, ce projet, qui a coûté des milliards, devait servir à combattre officiellement le terrorisme international. Mais cette justification n’est qu’un rideau de fumée, destiné à dissimuler le véritable objectif. D’après les informations dont on dispose, on peut désormais affirmer qu’ECHELON a bel et bien été conçu prioritairement pour l’espionnage industriel et économique à grande échelle.
L’allié militaire officiel peut être l’ennemi économique réel
Dans un rapport du 29 mars de cette année, Der Spiegel évoquait que les termes-clefs, avec lesquels ECHELON fonctionne, proviennent avant tout du domaine économique américain. Indice supplémentaire que les Américains ne se gênent nullement pour combattre les concurrents étrangers de leurs entreprises par tous les moyens, même illicites. Cela leur est complètement égal de savoir si la firme espionnée appartient à un pays allié ou ennemi. Deux auteurs ont bien mis cela en exergue, Selig S. Harrison et Clyde V. Prestowitz, dans un article du périodique Foreign Policy (79/90) : les alliés militaires des Etats-Unis sont ses ennemis économiques. Il est fort probable que les Etats-Unis nieront qu’une rivalité fondamentale les oppose aux autres puissances occidentales sur les plans des relations commerciales internationales, ce qui les empêchera, par la même occasion, de réagir adéquatement au niveau des règles de la concurrence.
L’ancien directeur du FBI, William Sessions, voit les choses de la même façon : dans un entretien, il a expliqué qu’aujourd’hui déjà, et, a fortiori dans l’avenir, une puissance est ou sera l’alliée ou l’ennemie des Etats-Unis non seulement selon les nécessités militaires, mais aussi et surtout selon les résultats des observations que les Etats-Unis obtiendront de leurs services de renseignement dans les domaines scientifiques, technologiques, politiques et économiques (cf. Washington Times, 30 avril 1992) (ndlr : autrement dit, aucune puissance européenne ou asiatique ne pourra désormais développer un programme de recherches scientifiques ou technologiques, et réussir des applications pratiques, sans risquer d’encourir les foudres des Etats-Unis et d’être décrite dans les médias comme « totalitaire », « dictatoriale », « communiste » ou « fasciste », ou « rouge-brune »).
L’espionnage scientifique renforce la mainmise politique
Philip Zelikov est encore plus clair dans son ouvrage American Intelligence and the World Economy (New York, 1996). La victoire dans la bataille pour être compétitif sur les marchés du monde est le premier point à l’ordre du jour dans l’agenda de la sécurité américaine. Même vision chez Lester Thurow, célèbre économiste américain du MIT (Massachusetts Institute of Technology), auteur de Head to Head : The Coming Battle between Japan, Europe and America (New York, 1992). Sans s’embarrasser de circonlocutions, Thurow écrit que les Etats qui dominent les plus grands marchés définissent également les règles. Il en a toujours été ainsi. Raison pour laquelle les Américains refusent même aux Etats qui participent au réseau ECHELON d’accéder à toutes les données récoltées. Ce genre de restriction est également habituel. Ainsi, par exemple, Mark Urban, dans son livre UK Eyes Alpha. The Inside Story of British Intelligence (Londres, 1996), évoque la coopération entre les services secrets britannique et américain et constate que les Américains n’ont jamais cessé de retenir des informations, de les garder pour eux seuls. Il s’agissait surtout des informations relatives aux affaires commerciales.
Ce détail et cette pratique de rétention expliquent les véritables motivations des Américains et de leurs partenaires dans le réseau d’écoute global ECHELON. Pourtant il serait inexact et insuffisant d’affirmer que le seul but d’ECHELON est l’espionnage économique. Comme auparavant, l’intelligence militaire et politique occupe une large part des activités de ce réseau. En priorité, ECHELON sert à faire valoir ses propres intérêts de manière plus efficace.
Les révélations du Néo-Zélandais Nicky Hager
D’après les explications du Néo-Zélandais Nicky Hager, qui, avec son livre Secret Power. New Zealand’s Role in the International Spy Network (1996), a permis de mieux savoir comment fonctionnait ECHELON, ce système d’espionnage n’est pas agencé de façon à contrôler et à copier chaque courrier électronique ou chaque télécopie. Le système vise plutôt à trier et à sonder de grandes quantités de communications électroniques. Les ordinateurs d’ECHELON filtrent au départ de mots-clefs ou de concepts-clefs, consignés dans des « dictionnaires » et, à partir de la masse d’informations récoltées, trient ce qui est intéressant pour les divers services de renseignement.
Dans cette pratique, écrit Hager dans son article du magazine Covert Action Quarterly (56/96-97), le système de filtrage « Memex », élaboré par la firme britannique Memex Technology, joue un rôle primordial. Memex est en mesure de rechercher de grandes quantités de données au départ de concepts-clefs. Ces concepts-clefs englobent les noms de certaines personnalités, d’organisations, de désignations de pays ou de termes scientifiques ou spécialisés. Parmi ces concepts-clefs, on trouve les numéros de fax et les adresses électroniques de certains individus, d’organisations ou d’institutions étatiques.
Une chaîne mondiale d’installations d’écoute (comme, par exemple, Menwith Hill ou Bad Aibling en Bavière) a été placée tout autour du globe, pour pomper les réseaux internationaux de télécommunications. ECHELON relie entre elles toutes ces installations d’écoute, qui permettent aux Etats-Unis et à leurs alliés de surveiller une bonne part des communications qui s’effectuent sur la Terre.
Ce qui est substantiellement nouveau dans ECHELON n’est pas tant le fait que des ordinateurs sont utilisés pour exploiter des renseignements électroniques à l’aide de certains concepts-clefs (car c’était déjà possible dans les années 70), mais c’est surtout la capacité d’ECHELON et de la NSA de pouvoir placer en réseau tous les ordinateurs mis en œuvre et cela, à grande échelle. Cette mise en réseau permet aux diverses stations d’écoute de travailler comme autant de composantes d’un système global intégré. La NSA, le service secret néo-zélandais GCSB (Government Communications Security Bureau), le service secret britannique GCHQ (Government Communications Head Quarters), le service secret canadien CSE (Communications Security Establishment) et le service secret australien DSD (Defence Signals Directorate) sont les partenaires contractuels de l’UKUSA Signals Intelligence, un pacte entre les divers services de renseignements des puissances anglo-saxonnes. Cette alliance explique par ses origines : elle date de la coopération entre ces services pendant la seconde guerre mondiale. Au départ, elle visait à faire surveiller l’URSS par les services de renseignement.
Pomper les satellites
Grosso modo, ECHELON poursuit trois objectifs. D’abord contrôler les satellites permettant les communications internationales qu’utilisent les sociétés téléphoniques de la plupart des Etats du monde. Un anneau de tels satellites entoure la Terre. En règle générale, ces satellites sont positionnés à hauteur de l’Equateur. D’après ce que nous en dit Nicky Hager, cinq stations d’écoutes du réseau ECHELON servent à pomper ce que contiennent ces satellites.
Deuxième objectif : espionner les satellites qui n’appartiennent pas à Intelsat. Il s’agit surtout de satellites russes, mais aussi d’autres satellites régionaux de communications. Les stations qui surveillent ces satellites-là sont, d’après Hager, Menwith Hill (Angleterre), Shoal Bay (Australie), Bad Aibling (Bavière/RFA), Misawa (Nord du Japon) et Leitrim (Canada). Cette dernière s’occupe principalement des satellites latino-américains.
Enfin, troisième objectif d’ECHELON : coordonner les stations qui s’occupent des systèmes de communications terrestres. Celles-ci sont spécialement intéressantes car elles s’effectuent par l’intermédiaire de câbles transocéaniques et d’une technique de haute fréquence, et véhiculent d’énormes quantités de communications officielles, commerciales ou gouvernementales.
Le gouvernement allemand tolère cette surveillance tous azimuts
La station d’écoute très puissante de Menwith Hill dans le Nord de l’Angleterre disposerait de 22 stations satellitaires de réception. Menwith Hill sert en première instance la NSA, en tant que station terrestre des satellites-espions américains. Ceux-ci surveillent les télécommunications à rayon réduit comme par exemple les émetterus militaires ou les « walkie talkies ». Les stations terrestres d’Alice Springs (Australie) et de Bad Aibling (Bavière) ont une fonction analogue.
En Allemagne, les autorités officielles ne veulent rien entendre de tout cela. Ainsi, l’ancien Secrétaire d’Etat Eduard Lintner (CSU), en poste au ministère de l’intérieur de Bonn, a répondu le 30 avril 1998 à une question écrite, posée par le député socialiste Graf, portant sur les activités de la NSA, que le gouvernement fédéral allemand ne savait rien de plus que ce qu’avait dit la presse à ce sujet !
En d’autres termes : le gouvernement fédéral allemand ne sait officiellement rien de cette incursion massive et de cette grave entorse à l’intégrité des Etats nationaux et des individus. Mais cette attaque vient d’ « Etats amis » de l’Allemagne. C’est tout dire…
Michael WIESBERG.
(article paru dans Junge Freiheit, n°26/99 ; redaktion@jungefreiheit.de
Site : http://www.jungefreiheit.de ; traduction française : Robert Steuckers)