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mardi, 06 mars 2007

Textes de G. Faye (toutes langues)

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Chatov, personnage de Dostoïevski

Le populisme sous-tend tout le mental russe au cours du XIXe siècle. Dans l'œuvre de Dostoïevski, on le repère en moult endroits, not. dans Les Possédés. Le slaviste allemand Reinhard Lauth a mené une enquête serrée sur les racines de la pensée dostoïevskienne depuis 1949 : Dostojewski und sein Jahrhundert (mit einer Einleitung von Hans Rothe), Bouvier Verlag/ H. Grundmann, Bonn, 1986, 159 p. Robert Steuckers dans un article paru dans la revue Vouloir n°37-39 (printemps 1987) nous le recense ici.

 

Robert STEUCKERS:

Chatov, personnage de Dostoïevski

 

Dans l'œuvre de Dostoïevski, plus particulièrement dans Les Possédés, le personnage de Chatov, selon la plupart des exégètes, serait le porte-parole de l'écrivain lui-même et de l'idéologie nationaliste/racialiste russe. Le slaviste allemand Reinhard Lauth conteste cette interprétation classique, qui fait de Dostoïevski un idéologue génial de la "slavophilie" voire du panslavisme. Sur quoi repose ce soupçon et/ou cette affirmation ? Telle est la question que se pose Lauth. Pour nier le fait de la slavophilie de Dostoïevski, Lauth nous révèle, dans un chapitre de son livre consacré à "Dostoïevski et son siècle", l'essentiel de cette idéologie nationale russe sous-tendue par une conception du "peuple", dérivée de la matrice herdérienne mais rendue terriblement originale par l'apport d'une religiosité orthodoxe slave.

La Russie "corps de Dieu" face à l'Occident cupide

L'idéologie populo-centrée défendue par le personnage Chatov apparaît dans le chapitre intitulé "La Nuit" des Possédés. Chatov dialogue avec le Prince Stavroguine, devenu presque athée, au contact de la civilisation occidentale. Chatov affirme que le peuple est la plus haute des réalités, notamment le peuple russe qui, à l'époque où il pose ses affirmations, serait le seul peuple réellement vivant. En Europe occidentale, l'Église de Rome n'a pas résisté à la "troisième tentation du Christ dans le désert", c’est-à-dire à la "tentation d'acquérir un maximum de puissance terrestre". Cette cupidité a fait perdre à l'Occident son âme et a disloqué la cohésion des peuples qui l'habitent. En Russie, pays non affecté par les miasmes "romains", le peuple est toujours le "corps de Dieu" et Dieu est l'âme du peuple, l'esprit qui anime et valorise le corps-peuple.

L'idéologie de Chatov, écrit Lauth, se trouve en quelque sorte à une croisée de chemins : entre un christianisme orthodoxe et une sorte de "feuerbachisme" qui interprète le christianisme comme une sublimation de l'esprit du peuple, exactement comme Feuerbach avait interprété la Trinité chrétienne comme une sublimation de la famille sociologique. Dieu ne serait-il plus qu'une projection du Peuple, l'extériorisation d'un "collectif" repérable empiriquement ?

La puissance de l'esprit qui anime le peuple détermine son existence historique. Cet esprit est une force affirmatrice de l’Être et, partant, d'existence, qui nie la mort. Puissance religieuse, cet esprit s'exprime dans la morale, l'esthétique, etc. Il est recherche de Dieu et, par rapport à lui, science et raison ne sont que des forces de 2nd rang, qui ne sont jamais parvenues, dans l'histoire, à constituer un peuple.

Le Volksgeist est Dieu

Chaque peuple cherche un esprit divin qui lui est spécifique. Chaque peuple génère son Dieu particulier qu'il considère comme seul vrai et juste. Et tant qu'un peuple vénère son Dieu particulier et rejette avec force, implacablement, tous les autres dieux du monde, il demeure vivant et sain. Une pluralité de peuples ne peut se partager un seul et même Dieu, dit Chatov, car le Volksgeist est Dieu. S'ils possédaient le même Dieu, ils seraient un seul et unique peuple, composé de plusieurs tribus. Ou, pire, ils seraient des peuples en déclin, devenus incapables d'affirmer avec force leur Dieu, des peuples dont les Dieux viendraient, sous les coups insidieux d'une décadence délétère, à se confondre en une soupe insipide de valeurs dévoyées, et dont l'esprit aurait capitulé devant toute tâche historique pour adopter un esprit étranger ou, dans le meilleur des cas, pour recréer un Dieu nouveau.

Chaque peuple déploie ses propres conceptions du bien et du mal. Et si certains peuples ont élaboré des conceptions universalistes et des religions mondialisables, ils se réservent toujours, dans ce programme, le 1er rôle. Quand un peuple perd cette idée de détenir seul l'unique vérité du monde ou quand il doute du rôle premier qu'il a à jouer dans l'histoire, il dégénère en "matériel ethnographique".

Slavophilie et panslavisme

Cette vision du peuple "théophore" (= porteur de Dieu ou, si l'on veut être plus juste en désignant l'idéologie de Chatov, porteur d'un Dieu) reflète les idées de Danilevski, celles exprimées dans son ouvrage principal La Russie et l'Europe, paru en 1869. Danilevski inaugure une nouvelle slavophilie, postérieure à la slavophilie des Kireïevski, Khomiakov et Axakov, décédés entre 1856 et 1860. Avec Danilevski la slavophilie fusionne partiellement avec le panslavisme. L'auteur de La Russie et l'Europe allie des idées du temps (les influences de Pogodine, Herzen et Bakounine y sont présentes) à une typologie des cultures historiques qui annonce Spengler. Dans l'orbite des slavophiles/panslavistes, l'originalité de Danilevski réside précisément dans cette "organologie" qui pose une doctrine des types de cultures, postulant qu'il n'existe pas de développement culturel unique de l'humanité, comme Hegel avait tenté de le démontrer. Pour Danilevski, comme plus tard pour Spengler et Toynbee, il n'existe que des cultures vivant chacune un développement (ou un déclin) séparé. Pour Danilevski, les peuples qui n'appartiennent pas à une culture bien spécifique sont soit des "agents négatifs de l'histoire" comme les Huns soit du "matériel ethnographique" comme les Finnois ou les Celtes voire même des "réserves de puissance historique". Dans ce dernier cas, il s'agit de peuples qui, longtemps, demeurent à l'écart de l'histoire et qui, soudain, font irruption sur le théâtre des événements et fondent des cultures nouvelles et originales.

Celui qui n'a pas de peuple, n'a pas de Dieu

Toute culture vit une vie organique : elle croît, atteint son apogée (période relativement courte), épuise ses forces vitales et sombre finalement dans la sénilité. Seules subsistent alors la science rationnelle, la technique et un art technicisé qui seront transposés dans et repris par une culture ultérieure. Danilevski, en tant que nationaliste russe, affirmait que les Slaves représentaient une culture jeune et montante face à une culture germano-romaine atteinte de sénilité (postulat hérité des vieux slavophiles Odoïevski et Kireïevski). Les Slaves sont un peuple "élu", pense Danilevski, qui triomphera prochainement dans l'histoire.

Chatov, le personnage de Dostoïevski, lui, va plus loin. Il accepte le pluralisme des peuples affirmé par Danilevski mais prétend qu'il n'existe qu'une seule et unique vérité. Donc il ne peut y avoir dans l'histoire qu'un seul et unique peuple porteur de cette vérité. En l'occurrence, pour les slavophiles et les panslavistes, c'est le peuple russe. Ce peuple russe porte en lui la vérité révélée par Dieu, la vérité de Jésus Christ telle quelle, non falsifiée. Face à lui, les autres peuples sont porteurs d'idoles. Si ces autres peuples se disent chrétiens, ils portent la caricature d'un Christ "ré-idolisé". Conclusion de cette foi : celui qui n'appartient pas au peuple russe ne peut croire au vrai Dieu et celui qui, en Russie, n'a pas de peuple, n'a pas de Dieu.

Messianisme de Chatov, pluralisme de Danilevski

Le messianisme slave de Chatov diffère donc fondamentalement, sur ce plan du moins, de l'idéologie danilevskienne. En effet, Danilevski s'oppose résolument à toute forme d'universalisme ; son système, par suite, refuse l'idée d'une mission universelle des Slaves car une mission de ce type n'existe ni en acte ni en puissance. Simplement, pour Danilevski, les Slaves inaugureront une ère nouvelle, débarrassée de tous les miasmes d'obsolescence que véhicule la civilisation germano-romaine (occidentale-catholique).

Lauth repère les conséquences de cette distinction : Dostoïevski identifiait le peuple russe aux Chrétiens orthodoxes, si bien qu'un Russe ethnique non orthodoxe ou athée n'était pas "russe" à ses yeux, tandis qu'un non slave "orthodoxe" (un Roumain ou un Grec) était "russe". Pour Dostoïevski, l'essentiel, c'est la religion. Pour Danilevski, c'est la substance ethnique, la synthése bio-culturelle. Mais cette substance, en géné-rant un type de culture, se transmet partiel-lement à d'autres substrats ethniques, si bien qu'en fin de compte, c'est l'adhésion au type de Culture, synthèse entre la sphère bio-culturelle originelle et la transmis-sion/assimilation à d'autres peuples, qui est déterminante.

Les personnages de l'univers dostoïevskien se divisent en personnages substantiels et en nullités. Les personnages substantiels peuvent aussi bien incarner le bien que le mal tandis que les nullités n'incarnent rien, puisqu'elles sont nulles. Chatov n'est pas une nullité ; il incarne donc une substance, un type humain chargé de potentialités. Mais ce type incarné par Chatov n'est pas nécessairement la représentation du bien, selon la conviction intime de Dostoïevski. Chatov avance l'idée du primat de la religion sur le politique mais, en dernière instance, il politise le religieux à outrance. De ce privilège accordé indirectement au politique, naît un exclusivisme nationalitaire, à fortes connotations messianiques, qui ne correspond pas à l'idéal Dostoïevskien de fraternité et de solidarisme, pierre angulaire de la foi orthodoxe.

"Chatov" = Dostoïevski ?

Le "déviationnisme" de Chatov a des raisons sociales : la slavophilie, puis le panslavisme, ont été, sur le plan théorique, passe-temps des membres oisifs des classes dirigeantes russes. Or ces classes dirigeantes sont coupées du peuple et ne font qu'interpréter erronément ses desiderata, ses pulsions, sa foi. Coupés du peuple, les dirigeants théoriciens, inventant tour à tour la slavophilie ou le panslavisme, sont en réalité des incroyants, des philosophes en chambre qui ânonnent des slogans en dehors de toute expérience existentielle concrète.

Pour Lauth, réfuter la thèse qui pose l'équation "Chatov = Dostoïevski" signifie soustraire l'univers dostoïevskien aux spéculations des nationalistes de tous horizons (surtout les Russes et tes Allemands qui, à la suite de Niekisch et de Moeller van den Bruck, "dostoïevskisent" quelques fois leur nationalisme). Néanmoins, malgré l'impossibilité de poser abruptement l'équation "Chatov = Dostoïevski", on ne saurait nier une certaine dose de nationalisme russe/slave chez l’auteur des Fréres Karamazov, même si, dans son optique, cet enthousiasme nationaliste doit se limiter aux "jeunes nations" qui, lorsqu'elles auront atteint l'âge mûr, devront adopter et pratiquer des idées plus réfléchies.

Le livre de Lauth, recueil d'articles sur Dostoïevski parus entre 1949 et 1984, n'aborde pas que l'influence des slavophiles et de Danilevski ; il nous fait découvrir, entre autres choses :

1. l'apport de Tchadaïev, qui avait amorcé, dans la Russie du XIXe, la fameuse discussion sur l'opportunité ou l'inopportunité de s'ouvrir au catholicisme romain,

2. l'apport de Soloviev dans la genèse de la parabole du Grand Inquisiteur,

3. la critique de Dostoïevski à l'encontre de Fichte* et Rousseau.

Au total, le recueil que nous offre Lauth constitue un tour d'horizon particulièrement intéressant pour comprendre la réalité russe pré-bolchévique, à travers l'œuvre du plus grand de ses écrivains.

* : cf. Hegel, Critique de la Doctrine de la Science de Fichte de Reinhard Lauth (2005) et Fichte, la science de la liberté de Xavier Tilliette (2004), tous 2 chez Vrin.

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lundi, 05 mars 2007

R. Steuckers: Heidegger et son temps

CONCEPTION DE L’HOMME ET REVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS

Source : Robert STEUCKERS, revue Nouvelle Ecole n°37 (printemps 1982).

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Dans l’œuvre de Heidegger, 2 types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces 2 attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il 2 Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.

Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. "L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps" [1]. Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].

le jeu de l’enracinement et de la désinstallation

La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c-à-d. de l'homme. "L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces 2 pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde" (Resweber, op. cit.).

C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". A nous d’accepter joyeusement cette destinée !

Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger - nous l’avons vu - est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4]. Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette 1ère initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? A partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.

La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces 11 années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (L’être et le temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie. Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.

Husserl a commis le péché du géomètre

Pourtant, la 1ère œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego trans-cendantal. Vicissitudes, événements, enracine-ments, histoire se voient donc dépouillés de tou-te validité. Pour échapper à cet idéalisme ratio-naliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : "Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités". Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant. Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas 2 disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.

Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. II est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c-à-d. ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté. On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut -enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.

Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.

Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé - ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace. Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, "un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur" [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.

Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité. Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, "ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther" [8]. "L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ?" (Kerygma und Mythos, I, 33).

Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9]. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de -actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une 1ère étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.

L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.

chaque génération doit réécrire l’histoire

Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).

medium_0.gif Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.

Bultmann écrit à ce propos : "Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance". L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).

Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften). Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.

Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12]. La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, fait fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].

Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit -actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historique-ment, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort. L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 - et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.

Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c-à-d. la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques. L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps - ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. II est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.

L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.

un remplacement radical de toutes les ontologies

Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître. Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité -limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes pro-che-orientaux, ce divorce platonicien entre l’in-complétude du monde immanent et la complé-tude du monde des idées, recevra progressi-vement la coloration morale du bien et du mal.

Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.

La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c-à-d. l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ? La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie - alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").

In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la 1ère fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but - si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.

La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant. Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.

Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté. Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : "La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein". C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].

Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.

les trois modes d’être selon Heidegger

Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : "Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques" [17]. C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : "Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi". Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.

Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?

La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution Conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.

Il y a, pour Heidegger, 3 modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c-à-d. comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les 2 premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c-à-d. dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).

De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle. Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces 2 aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.

La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. II écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.

seul l’homme authentique opère des choix décisifs

Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir - et donc de faire aussi des non-choix - se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".

On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".

Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.

Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.

La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. "La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’ "être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules" [20].

Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement - car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.

Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].

De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.

Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. "Tout est plein de dieux" : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [22].

La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. "Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi" (Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.

le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice

En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence - la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu. Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.

"L’américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l’homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l’art pour l’art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l’homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Age rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l’homme. L’Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [23], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l’Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l’intensité (l’être) surgit dans un monde où l’ "amorphe" a tout banalisé.

L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire d

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Les livres de Wilhelm Dilthey aux éd. du Cerf

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Wilhelm Dilthey

(1833-1911)

Wilhelm Dilthey, après des études de philosophie, théologie et histoire, fut successivement professeur à Bâle, Kiel, Breslau et Berlin. Il a développé une « compréhension » herméneutique de la culture qui se distingue de l' « explication » causale des sciences de la nature.

http://www.editionsducerf.fr/html/fiche/ficheauteur.asp?n_aut=280&id_theme=5&id_cat=187

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dimanche, 04 mars 2007

Entretien avec J. Freund

Entretien avec Julien Freund

propos recueillis par X. Cheneseau

(revue Vouloir n°61/62, fév. 1990)

L'Europe est en décadence, malgré ses réussites technologiques, parce qu'elle ne croit plus en ses propres valeurs. Surmontera-t-elle cette crise ? Reviendra-t-elle à des valeurs traditionnelles ou en créera-t-elle de nouvelles ? Conservera-t-elle son identité ou l'abdiquera-t-elle face à un mondialisme triomphant ? Telles sont les questions fondamentales qui se posent aux peuples européens et auxquelles répond l'éminent sociologue Julien Freund.

I - Ancien directeur de l'UER des sciences sociales de l'université de Strasbourg, vous êtes l'auteur, entre autre, du fameux Qu'est-ce que la politique ? Ne pensez-vous pas que parmi les causes intellectuelles et spirituelles de la décadence européenne, vient en 1er lieu le pluralisme des valeurs ?

Par sa nature même, la valeur implique la pluralité. Là où il n'y aurait qu'une seule valeur, il n'y aurait pas de valeur du tout, faute de toute comparaison possible, fondement de toute évaluation. Une chose vaut plus qu'une autre, ou bien moins, ou bien elle lui est équivalente. Autrement dit, les valeurs sont distribuées sur une échelle, suivant qu'elles sont supérieures ou inférieures à d'autres ou encore équivalentes. Or le rapport de supériorité à infériorité s'appelle hiérarchie. Quiconque utilise la notion de valeur suppose une hiérarchie au moins implicite. L'égalitarisme moderne est un singulier qui exclut les valeurs, puisqu'elles sont au pluriel. En ce sens, l'égalité n'est une valeur qu'à côté d'autres comme la liberté, la charité, le bonheur, la vertu, la médiocrité ou la méchanceté.

La pluralité n'est cependant pas la même chose que le pluralisme, pas plus que la socialité n'est le socialisme ou la totalité le totalitarisme. Le pluralisme actuel des valeurs proclame que toutes les valeurs se valent et comme tel, il constitue une désagrégation de la valeur par désagrégation de tout hiérarchie. Dans ce cas, à la limite, l'innocence ne vaut pas plus que la faute, la droiture pas plus que l'hypocrisie. Évidemment, il n'y a plus de raison dans ce cas de préférer un député honnête à un député malhonnête, un enseignant conscient de sa tâche à un paresseux. Ce pluralisme des valeurs est incontestablement une des raisons de la décadence spirituelle de l'Europe.

II - Est-il trop tard pour une prise de conscience, pour un sursaut ?

On ne saurait exclure de la vie ni de l'histoire les situations exceptionnelles et les événements miraculeux. Si nous nous référons aux conditions actuellement données, la décadence de l'Europe est irrémédiable. Je dirais même que l'Europe est en pleine décadence depuis un certain nombre d'années. On peut avancer à ce propos divers arguments subjectifs, et de ce fait contestables, mais il demeure un argument objectif que personne ne saurait mettre en doute, sinon par sa mauvaise foi. L'Europe a été jusqu'à présent la seule civilisation qui ne fut pas simplement localisée à un territoire d'un continent. Non seulement elle fut continentale mais elle fut aussi la seule à acquérir la dimension mondiale. Elle a, en effet, mis en rapport des peuples qui jusqu'alors s'ignoraient totalement. Un habitant aborigène était aussi ignorant de l'Afrique qu'un Esquimau. Or l'Europe a été petit à petit présente sur tous les continents, même dans les îles jusqu'alors inhabitées, ou découvrant de petites îles océaniques qui aujourd'hui encore ne sont pas habitées en permanence. Et brusquement, au lendemain de la dernière guerre mondiale, elle a abandonné ses territoires extra-européens et s'est retirée à l'intérieur de ses frontières géographiques de subcontinent de l'Asie. Le fait indiscutable est que pendant des siècles, elle n'avait cessé de progresser dans tous les ordres, scientifiques, artistiques, économiques et autres, et brusquement, en 2 décennies à peine, elle a régressé jusqu'à cesser d'être politiquement une puissance mondiale. Il y a 50 ans, elle dominait tous les Océans, aujourd'hui elle éprouve toutes les peines du monde à se défendre efficacement dans ses frontières.

III - Pour vous, la décadence de l'Europe est-elle un fait irrémédiable ?

Je ne suis ni prophète, ni devin, mais je vois difficilement un retournement de la situation durant les prochaines générations. L'Europe est en décadence, en dépit de ses succès techniques. Il me semble même que l'Europe désire éprouver sa faiblesse jusqu'au bout, malgré toutes les invitations au sursaut, malgré toutes les bonnes intentions de ceux qui essaient de nous avertir des conséquences inéluctables de la décadence. Les Romains de la décadence, à part l'un ou l'autre esprit lucide (ils furent rares), n'avaient nullement conscience de vivre une période de décadence, puisque l'économie ne fut jamais aussi prospère qu'à cette époque et qu'on offrait aux citoyens toutes les jouissances des jeux sur les stades et, dans les cirques, les jeux les plus frivoles et les plus meurtriers. La décadence est au 1er chef morale et politique et non point économique ou technique.

Allez faire comprendre la prudence à un fou de la vitesse ! La drogue tue mais le plaisir qu'elle procure dans le présent est le plus fort. J'ai tendance à croire que l'économie du loisir, aujourd'hui prédominante jusqu'à faire du chômage un argument de la rhétorique politique, contribuera à accélérer la décadence. Il en va de même dans les autres domaines, en particulier celui de l'éducation. On élève petit à petit l'ignorance en prétention intellectuelle. L'expérience est dépourvue de signification, chaque génération vivant cependant sur l'acquis des précédentes, mais en même temps, en faisant croire que l'acquis dont elle profite est son oeuvre. L'éducation moderne consiste avant tout à apprendre à se mentir à soi-même.

IV - Orphelins, que pouvons-nous faire à l'avenir ?

Nous sommes en présence de changements en profondeur de la mentalité générale qui affectent l'ensemble des esprits dans le monde. Or, une mentalité ne se modifie pas sur ordre ou sur recommandation, si utile ou profitable qu'elle puisse être. L'avenir n'est cependant pas bouché, du fait qu'il n'y a pas de décadence historiquement absolue. En effet, la décadence est une transition, qui dure plusieurs générations, entre une civilisation épuisée et fatiguée et la naissance d'une nouvelle civilisation consciente d'un nouvel ordre, de nouvelles formes et normes. Cela nous le savons par toute l'histoire connue.

La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si la civilisation nouvelle en gestation sera une civilisation mondiale, non pas une civilisation qui s'est mondialisée au fur et à mesure de son développement comme l'Europe, mais qui serait mondiale en esprit dès son principe. L'éventualité de ce nouveau type peut supposer l'apparition d'une nouvelle autorité, institutrice d'une nouvelle hiérarchie reconnue comme légitime et qui parviendrait à s'imposer universellement. Il est plus que probable que l'humanité fera l'expérience de ce que j'appellerais une émeute culturelle, à succession plus ou moins rapide, sous le drapeau de revendications de minorités ethniques ou de groupes radicalisés et focalisés sur des valeurs qui se laisseront facilement ébranler ! Il n'est pas du tout certain que ce qui est en train de se passer en Russie soviétique ne sera qu'une réplique de ce que nous connaissons en Europe, car les discordes qui déchirent la Soviétie peuvent engendrer une autre façon d'ensemble de voir les choses. Cessons d'être les esclaves de nous-mêmes. On peut faire les mêmes observations à propos de l'Amérique. L’espérance, qui est consubstantielle à la vie, est le seul moyen de contrôler les possibles dérapages des périodes troubles des transitions. Si jamais tout devenait certain à l'avenir, il faudrait abandonner toute espérance comme dans l'enfer de Dante. L'être qui espère n'est jamais orphelin, parce qu'il demeure capable d'imaginer et d'anticiper à la lumière du passé des perspectives qui échappent à la logique des théories. Ne tombons pas dans la fatuité de ce prix Nobel de Physique, victime de son scientisme, qui déclarait vers les années 1930, que dans 6 mois la physique serait une science totalement achevée.

V - Le retour du politique conditionne-t-il tout réveil de notre peuple à la puissance ?

Une civilisation n'est pas uniquement l'expression d'une puissance politique car, par son essence, elle implique d'autres moments aussi prestigieux, d'ordre à la fois religieux, moral, artistique, scientifique, juridique et autres. En tant que telle, la politique est la puissance de régulation intérieure des sociétés pour pouvoir mieux se défendre contre l'ennemi extérieur, elle n'est efficace qu'à la condition de reconnaître que ces divers moments qui composent une civilisation peuvent être conflictuels. Ne soyons pas aveugles : le conflit est l'une des sources de la dynamisation d'une société. Une société qui voudrait être d'emblée pacifique parmi les autres n’est qu'une utopie promise au désastre.

Le retour au politique, si on le conçoit comme une entité isolée, ne pourrait que susciter des illusions, car il demeure l'instance du choix de la hiérarchie au sein d'une société. Le choix est inévitable du fait que le développement d'une société se caractérise par la pluralité des orientations possibles, au gré des événements contingents, mais également d'expressions et de valeurs concordantes. Un choix immanent à lui-même n'est que pure nécessité qui s'ignore. Le choix dont je parle est d'abord la foi en une transcendance nourricière d'une espérance la plus favorable possible à l'humanité à venir.

L'espérance est indispensable, ainsi que l'illustre actuellement le phénomène de l'émigration. La vie comporte un jeu de réciprocités tolérables entre elles. Sinon, elle devient guerre. Lorsque les émigrés sont en nombre, ils introduisent forcément leurs façons de voir, ils deviennent des forces de contagion pour la société qui les accueille. Par conséquent, ils introduisent d'autres normes chez les peuples allogènes. Nous sommes en Europe au début d'un processus de réciprocités que nous ne pourrons discipliner que par l'espoir en la transcendance de valeurs communes à une nouvelle histoire à construire. Il y a des nostalgies mortifères pour nous mêmes.

VI - Croyez-vous à la fin des idéologies ?

La fin des idéologies, au sens d'armes de propagande et de doctrines eschatologiques à la fois polémiques et sécularisées, est historiquement un événement indéniable. Les idéologies sont en train de dépérir, ainsi que l'illustrent la déconfiture du marxisme-léninisme et les antagonismes internes à l'anarchisme, dans tous les pays. Disons que les idéologies philosophiquement qualifiées et socialement belliqueuses ou exterminatrices sont toutes à la dérive, mais elles ont laissé des traces dans les âmes. Nous vivons inconsciemment au milieu d'être idéologisés (cela peut également nous arriver), qui ne se réclament plus d'une idéologie déterminée, mais qui ont intégré dans leur comportement, dans leur mentalité et dans leur raisonnement ainsi que dans leurs votes, les sédiments d'idéologies moribondes. A gauche comme à droite, on sacrifie au tiers-mondisme, on tient les discours flatteurs sur la paix, la justice et le bonheur individuel et collectif. Les idéologies caractérisées exigeaient l'adhésion volontaire des esprits, l'idéologisation, au contraire, est l'avilissement des âmes, dénaturées par les médias. C'est ce que Max Weber appelait le paradoxe des conséquences. Au nom de bonnes intentions, nous nous préparons des lendemains malheureux. Si la philosophie a encore un sens, alors elle pourrait réfléchir sur le décalage entre la générosité des idées et la méchanceté des actes effectivement accomplis.

VII - La "Soft-idéologie" ne porte-t-elle pas en elle le totalitarisme ?

Il est possible que la "Soft-idéologie" conduira au totalitarisme à condition de le comprendre comme un terrorisme à la fois individuel et collectif. Peut-être aussi sommes-nous obnubilés en ce siècle finissant par le totalitarisme qui fut la marque de notre temps. Ne s'agit-il pas d'un crépuscule dont il faut sortir ? En effet, il y a autant de chances, peut-être même davantage, que la conséquence ne sera plus le totalitarisme, mais la décomposition de toutes les relations sociales, malheureusement avec notre consentement. Observons simplement que l'opinion générale est hostile de façon plus ou moins consciente à l'autorité, à la contrainte, aux interdits et par conséquent aux règles, à l'ordre et au respect, à la pudeur et même, tout bonnement, l'espérance n'est pas placée devant l'alternative : le totalitarisme terroriste ou la décomposition de la société ? Confiant dans la transcendance, l'espérance est capable d'imaginer des normes plus humaines de rapports entre les hommes, à condition de reconnaître que l'intelligence est inséparable aussi bien de la mémoire que de l'inspiration. La lutte à mener est d'ordre spirituel : réhabiliter la mémoire en tant que passé et histoire et faire confiance à la grâce cachée dans la pensée productive, dont la créativité actuellement en honneur n'est qu'une caricature.

Professeur, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

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Entartages divers

Segolène Royal entartée à Nantes

http://www.youtube.com/watch?v=nKcH6ztPrmc

Sarkozy entarté !

http://www.dailymotion.com/video/xsidk_entartage-de-sarko...

 

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samedi, 03 mars 2007

BHL: sept entartages sur vidéo!

Une vidéo récapitulant les huit entartages de Bernard-Henry Lévy

http://www.youtube.com/watch?v=TC-g7brqyC8

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Jomini, Mahan: origine de la stratégie américaine

Trouvé sur: http://theatrumbelli.hautetfort.com/

JOMINI, MAHAN :

LES ORIGINES DE LA

STRATEGIE MILITAIRE AMERICAINE

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Dans les années 1880, la situation de la marine américaine n'était guère brillante. Ses vaisseaux étaient pour la plupart de vieux croiseurs en bois datant de la guerre de Sécession et quelques cuirassés "monitors" qui avaient subi de multiples réparations. L'avancement était extrêmement lent et l'existence même de l'US Navy était mise en question. Quelques officiers entreprirent alors de réformer la marine en poursuivant un double objectif. Ils voulurent d'abord développer leur profession en lui donnant une science et une pratique spécifiques. En même temps, ils entendirent prouver la nécessité de la marine en montrant qu'elle jouait un rôle crucial dans le bien-être de la nation. Le chef de file de ces réformateurs s'appelait Stephen Bleecker Luce.

Luce fut le premier penseur américain de la stratégie navale. Il voulait combattre le "technicisme" de la marine. Si celle-ci voulait vraiment devenir professionnelle, pensait-il, les officiers devaient cesser d'être exclusivement des navigateurs, des hydrographes ou des ingénieurs. Ils devaient devenir des spécialistes dans leur domaine propre, c'est-à-dire la conduite de la guerre. Leur champ d'études principal devait être la stratégie navale. Or celle-ci n'existait pas à l'époque. Il fallait donc, selon Luce, étudier l'art de la guerre tel qu'il était enseigné dans les écoles de l'armée et ensuite l'appliquer aux opérations sur mer : les "principes de la stratégie" étaient "toujours les mêmes" et s'appliquaient "également à l'armée sur terre et à l'armée sur mer". Luce croyait fermement aux leçons de l'histoire et était partisan d'une méthode comparative.

Le 13 juin 1884, il remit au secrétaire à la Marine un rapport recommandant la création d'une école d'application pour la Navy. Le 6 octobre de la même année, l'ordre n° 325 du secrétaire à la Marine Chandler établissait un Naval War College à Newport, Rhode Island. Le commodore Stephen B. Luce devenait son premier président. Les premières années de l'institution furent difficiles. Les officiers de marine ne voyaient pas la nécessité d'aller étudier l'art de la guerre.

Luce n'eut jamais le temps de composer des ouvrages, mais il a laissé de nombreux articles consacrés à l'organisation et l'administra-tion de la marine, à l'éthique militaire, à l'entraînement des officiers ou à l'histoire navale. Luce empruntait de nombreuses idées au théoricien militaire le plus en vogue du XIXe siècle, Antoine-Henri Jomini. Jomini avait divisé la "science de la guerre" en six branches et Luce estimait que la première, la diplomatie ou "science de l'homme d'Etat dans ses relations avec la guerre", était d'une importance spéciale pour l'officier de marine. Elle requérait une connaissance intime du droit international et des obligations des traités, une familiarité avec l'histoire politique du pays et le cours de sa politique étrangère. Ainsi, Jomini ouvrait la marine américaine à la dimension politique des problèmes militaires. Il la prévenait également de ne pas faire de la guerre une science exacte :

Jomini a pris la peine de nous détromper d'une telle idée, et pourtant quand il a surpris Napoléon en lui disant à Mayence, au début de la campagne d'Iéna, qu'il le rencontrerait dans quatre jours à Bamberg, il nous a montré qu'il y avait certains problèmes militaires susceptibles d'être démontrés avec une précision presque mathématique".

Jomini a remarqué que "de bonnes théories fondées sur les principes, justifiées par les événements, et jointes à l'histoire militaire raisonnée" seraient "la véritable école des généraux. Si ces moyens ne forment pas de grands hommes, qui se forment toujours par eux-mêmes quand les circonstances les favorisent, ils formeront du moins des généraux assez habiles pour tenir le second rang parmi les grands capitaines".

D'après l'amiral Bradley Fiske, le principal mérite de Luce fut d'"apprendre à penser à la marine". Il le fit en suivant les traces de Jomini. Le Naval War College précéda l'US Army War College, qui ne fut créé qu'en 1901, et il devint un modèle pour les marines européennes, où l'équivalent n'existait pas. Enfin, Luce sut choisir, pour enseigner la guerre navale, Alfred Thayer Mahan.

Celui-ci était né à West Point, où son père, Dennis Hart, enseignait. Il grandit dans un environnement idéal pour l'étude de l'art de la guerre et de l'histoire militaire. L'exemple de son père l'a incontestablement incité à explorer le domaine de la stratégie. Le jeune Alfred suivit les cours de l'université de Columbia et fut diplômé de l'académie navale en 1859. Pendant la guerre de Sécession, il participa au blocus des côtes sudistes et servit sous les ordres de S. B. Luce, à l'académie navale et sur le Macedonian. Il se fit remarquer pour son intérêt envers l'histoire et, en 1883, il publia un premier ouvrage, consacré aux opérations navales de la guerre civile. En septembre 1884, il commandait un vieux sloop en bois, le Wachusett, et naviguait le long des côtes du Pérou lorsqu'il reçut une lettre de Luce, l'invitant à venir donner des leçons au Naval War College. Mahan répondit qu'il apprécierait beaucoup ce poste, mais il estimait qu'il devait encore parfaire ses connaissances. Il avait déjà lu l'ouvrage de Napier sur la guerre de la Péninsule et sa connaissance du français était un atout supplémentaire. Il se mit rapidement au travail. A Callao, il commença à lire l'Histoire de Rome de Mommsen. Promu captain le 23 septembre 1885, il fut autorisé à rester à New York jusqu'au mois d'août de l'année suivante, afin de bénéficier des bibliothèques de la ville pour préparer ses cours. En janvier-février 1886, suivant probablement une suggestion de Luce, il entreprit la lecture de Jomini.

Celle-ci fut le véritable point de départ de la réflexion de Mahan. Depuis un an et demi, il s'était familiarisé avec l'histoire navale et les principales campagnes de 1660 à 1815. Jomini, grâce à l'analogie entre la guerre terrestre et la guerre maritime suggérée par Luce, allait maintenant lui fournir une méthode. Les deux ouvrages qui influencèrent le plus Mahan furent l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution et le Précis de l'art de la guerre. Mahan a reconnu ce qu'il devait à Jomini :

"Napoléon, dit-on, a déclaré que sur le champ de bataille la plus heureuse des inspirations n'était souvent qu'une réminiscence. C'est principalement l'autorité de Jomini qui m'incita à étudier de cette façon les nombreuses histoires navales qui se trouvaient devant moi. De lui j'ai appris les peu nombreuses, très peu nombreuses, considérations dominantes en matière de combinaison militaire ; et dans celles-ci j'ai trouvé la clef par laquelle, en utilisant les annales des marines à voile et les actions des chefs navals, je pourrais déduire, de l'histoire navale sur laquelle je m'étais penché avec résignation, un enseignement toujours pertinent".

Mahan se décida à faire une analyse critique des campagnes et des batailles navales, "une décision pour laquelle il était avant tout redevable à Jomini". Il utilisa d'autres auteurs, principalement Hamley et l'archiduc Charles, pas Clausewitz. Mais c'est Jomini qui habitua son esprit à la critique des opérations. Mahan approcha la stratégie par le biais de l'histoire. Comme Stephen B. Luce, il réagit contre le technicisme ambiant et voulut insister sur les éléments humains de la guerre. Son entreprise visait aussi à donner de plus grandes ambitions à l'US Navy. Dans les années 1880, celle-ci avait une mission purement défensive, réduite à la défense des côtes et à la protection du commerce. En étudiant l'histoire européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, Mahan allait montrer comment la "puissance maritime" (sea power) s'était révélée vitale pour la croissance, la prospérité et la sécurité des grandes nations. En même temps, son étude historique allait lui permettre de découvrir, par la méthode comparative, les "principes immuables" de la stratégie navale, c'est-à-dire la façon dont il fallait utiliser la puissance maritime. En cela, son entreprise était tout à fait "jominienne".

En août 1886, Mahan avait terminé de préparer ses cours et il s'établit comme directeur du Naval War College à Newport. Luce retrouvait le commandement de l'escadre de l'Atlantique nord, mais il vint prononcer le discours d'ouverture de la nouvelle année académique. Il en appela à une investigation scientifique des problèmes de la guerre navale, selon la méthode comparative. Il fallait trouver quelqu'un qui ferait pour la science navale "ce que Jomini avait fait pour la science militaire". A la fin de son exposé, il s'exclama : "Le voici ; son nom est Mahan" ! A l'intérieur des Etats-Unis, certaines forces étaient prêtes, dans les années 1880, à pousser les intérêts du pays hors de ses frontières. Ces nouvelles ambitions devaient s'appuyer sur une marine plus puissante. Les avocats du professionnalisme naval se sentaient assurés de certains appuis.

En avril-mai 1886, A.T. Mahan termina son cours de tactique pour une flotte de bataille (Fleet Battle Tactics). Il ne le donna que l'année suivante. Mahan reprenait à Jomini son analyse de la puissance de feu concentrée dans les batailles napoléoniennes, jointe à des mouvements de flanc de la cavalerie. Sur mer comme sur terre, la leçon transmise par Jomini était celle d'un mouvement offensif rapide et de concentrations de feu sélectives. Comme dans les batailles d'infanterie de Jomini, les engagements navals de Mahan devaient se terminer par l'anéantissement total de l'ennemi.

Dans un deuxième cours, Mahan se proposait de mettre en lumière le rôle historique de la puissance maritime. Une première étude couvrit la période allant de 1660 à 1783. En 1890, Mahan publia le résultat de ses travaux sous le titre The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783. Le livre est touffu, difficile à lire. L'auteur y mène une sorte de "débroussaillage de l'histoire maritime", sous les yeux du lecteur. Les références à Jomini sont nombreuses. Mahan avait d'abord lu le Précis de l'art de la guerre.

Dès 1888, il avait défini les objectifs de son enseignement en se basant sur les définitions du Précis : la stratégie était "l'art de faire la guerre sur la carte, l'art d'embrasser tout le théâtre de la guerre"  ; la stratégie comprenait :

"1) la définition de ce théâtre et des diverses combinaisons qu'il offrirait ;

2) la détermination des points décisifs, etc." ; la logistique était "l'art pratique de mouvoir les armées". En 1889, Mahan entreprit de lire l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution.

La marque de Jomini est visible dès l'introduction de The Influence of Sea Power. Mahan fait la distinction entre un précédent et un principe. Le premier peut être fautif à l'origine ou peut cesser de s'appliquer à cause d'un changement de circonstances. Le second "a ses racines dans la nature essentielle des choses et, quelque variée que soit son application en fonction des changements de conditions, il demeure un modèle auquel l'action doit se conformer pour obtenir le succès". La guerre a de tels principes ; "leur existence se détecte par l'étude du passé, qui les révèle dans les succès et dans les échecs, les mêmes d'âge en âge". Sur mer comme sur terre, les principes doivent dicter le point où l'armée devrait se concentrer, la direction dans laquelle elle devrait se mouvoir, la partie de la position ennemie qu'elle devrait attaquer et la protection des communications. Les batailles du passé ont réussi ou ont échoué suivant qu'elles furent menées en conformité avec les principes de la guerre. Le marin qui étudie soigneusement les causes des succès et des échecs, non seulement détectera et assimilera graduellement ces principes, mais acquerra aussi une aptitude accrue pour les appliquer à l'usage tactique des bateaux et des armes de sa propre époque. Les leçons de l'histoire concernent davantage la stratégie que la tactique. Mahan pensait que l'étude des principes était plus importante que jamais pour les marines, à cause de la nouvelle puissance de mouvement conférée par la vapeur. Celle-ci permettait de moins tenir compte des conditions climatiques et les principes pouvaient d'autant mieux s'appliquer.

A propos des éléments de la puissance maritime, Mahan en appelle encore à l'autorité de Jomini. Celui-ci avait clairement perçu la dimension maritime des guerres de la Révolution française et le rôle joué par l'Angleterre. Il était partisan d'un équilibre maritime, colonial et commercial et, selon lui, l'Angleterre abusait de sa position. Il posait comme un axiome politique que pour l'intérêt et l'honneur du monde, pour la répartition égale des avantages commerciaux et le libre parcours des mers, il faudrait que la plus grande force maritime appartînt à une puissance située sur le continent, afin que, si elle voulait en abuser, on pût la forcer, par une ligue générale sur terre, à revenir à un système de modération, de justice et de véritable équilibre. "Aussi longtemps que la suprématie maritime appartiendra à une puissance insulaire, on ne pourra en attendre qu'un monopole et un despotisme outrageants".

medium_Jomini.2.jpgJomini apparaît dans ce passage comme un grand partisan de l'équilibre européen, et il accuse l'Angleterre d'y porter préjudice, alors que celle-ci s'est traditionnellement posée en champion de l'équilibre continental. Jomini attire l'attention sur la nécessité d'un autre équilibre, sur les mers.

The Influence of Sea Power sortit de presse en 1890 et rencontra un tel succès que la survie du Naval War College fut désormais assurée. Jusque-là, en effet, de nombreuses voix s'élevaient, au sein même de la marine, pour mettre en cause l'utilité d'une "école de guerre". Mahan put envisager de publier la suite de son étude. En 1892 celle-ci parut : elle couvrait les années 1793 à 1812.

Plus encore que dans l'ouvrage précédent, Mahan s'appuyait sur Jomini, en particulier sur l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Non seulement les références explicites à Jomini sont nombreuses, mais on peut constater que la trame générale du récit est influencée par lui. Mahan écrit cependant en homme de la mer et il est conscient des limites de Jomini. Celui-ci, précise-t-il dans une note, "écrit seulement comme militaire, il n'introduit les questions navales que de façon incidente et il a sans aucun doute été induit en erreur par l'information insuffisante dont il disposait à son époque". Alors qu'il n'a jamais participé à des opérations navales, Jomini leur a cependant accordé la place qui leur revenait dans son récit des guerres de la Révolution. Il est étonnant de voir dans quels détails techniques il peut entrer à leur propos. Il réalise aussi que la maîtrise de la mer eût été nécessaire pour que le Comité de Salut public pût mener à bien ses projets en Italie en 1795. Il sait critiquer, en connaisseur, certaines dispositions navales. Jomini n'était certainement pas aussi compétent en la matière que dans les opérations terrestres, mais il a eu le souci de s'informer et il a présenté une vision très complète des guerres de la Révolution. Il a tenu à aborder les multiples dimensions du conflit : celui-ci s'est étendu aux mers et aux colonies. Sous la plume de Jomini, les guerres de la Révolution apparaissent comme "mondiales", ce qui n'est jamais le cas chez un Clausewitz, exclusivement centré sur la guerre terrestre en Europe.

Pour Alfred Thayer Mahan, étudier la stratégie équivalait à étudier Jomini. Lorsque, le 6 septembre 1892, il ouvre la session annuelle du Naval War College en défendant le caractère "pratique" de celui-ci, il se lance dans un vibrant éloge de Jomini. Pour Jomini, la stratégie est la "reine des sciences militaires" et Mahan la compare aux fondations d'une maison. Si elle est mauvaise, tout s'écroule ; elle est donc éminemment "pratique". C'est l'art de faire la guerre sur la carte, elle précède les opérations de la campagne. Elle prend son origine dans un processus mental mais elle ne s'achève pas là. Elle a un prolongement pratique.

Mahan ne cessera de plaider pour la lecture de Jomini. Celui-ci est évoqué dans tous les ouvrages principaux de Mahan. Dans la biographie de Nelson, le portrait de Bonaparte est repris à l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Mahan reconnaît que Jomini a pu paraître un peu trop absolu et un peu pédant dans son insistance sur une formulation définitive des principes. Mais c'est là que résidait la grande différence entre Nelson et Bonaparte : le premier était handicapé par l'inexistence de principes concernant la guerre sur mer, le second "réunissait un génie naturel, et des principes positifs, fruits d'une théorie éclairée". Dans l'ouvrage où il tire les leçons de la guerre hispano-américaine de 1898, Mahan affirme sa foi dans le "caractère immuable des principes de la guerre". Il fait allusion, dans la plus pure tradition jominienne, au principe qui condamne les mouvements " excentriques". Parce que Mahan demeure le plus grand des penseurs stratégiques américains, on peut dire, avec Philip A. Crowl et Michael D. Krause, qu'il fut le plus grand disciple de Jomini aux Etats-Unis.

L'influence de Jomini sur A.T. Mahan est surtout visible dans la partie de sa réflexion qui concerne les moyens d'assurer la puissance maritime et de l'utiliser au mieux, c'est-à-dire la stratégie navale. L'amiral Luce avait comme objectif de transposer sur mer les méthodes de la guerre terrestre. Mahan le fit dans ses leçons de stratégie et de tactique. Rudimentaires au début, elles devinrent petit à petit le fondement de l'instruction au Naval War College. L'ensemble de ces leçons fut publié en 1911 sous le titre Naval Strategy.

D'emblée, Mahan affirme que la guerre russo-japonaise de 1904-1905 a confirmé le dicton de Jomini, selon lequel les changements dans les armes affectent la pratique mais non les principes. Ceux-ci doivent aider à lire l'histoire. Mahan écrit quelle fut sa démarche : il a d'abord lu le Précis de Jomini et ensuite l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Il existe un lien étroit entre les principes et les enseignements de l'histoire. Les deux ensemble donnent une éducation parfaite mais, s'il fallait choisir, l'histoire vaut mieux que l'étude de principes abstraits ; étant un récit d'actions, elle peut apprendre la pratique.

Pour fournir la matière à un rapprochement entre la stratégie terrestre et la stratégie navale, Mahan développe des exemples historiques tirés des ouvrages de Jomini et de l'archiduc Charles sur les guerres de la Révolution française. Les opérations de l'archiduc et de Bonaparte démontrent :

1 ) l'importance de la concentration ;

2) l'utilité pour y arriver de posséder une situation stratégique centrale comme la ligne du Danube ;

3) la nécessité d'occuper des lignes intérieures, par rapport à cette situation, et enfin

4) l'influence sur la conduite des opérations, et en vue du succès, de la sécurité des communications.

Le principe de la concentration est l'A B C de la stratégie, c'est "le résumé de tous les facteurs de la guerre", "la base de toute puissance militaire" :

Jomini établit, en un aphorisme à retenir, à la fois la possibilité de cette concentration, et la façon de la concevoir. Il résume ainsi une des plus importantes considérations en matière d'ordre stratégique aussi bien que tactique : "Toute situation de ce genre, dit Jomini, doit être regardée comme une ligne, et sur une telle ligne il faut envisager logiquement trois tronçons, le centre et les deux ailes" .

Mahan souligne que, lors de la bataille navale de Tsou-Shima, l'attaque des Japonais eut lieu sur une aile, l'avant de la ligne russe. Il veut que la flotte des Etats-Unis soit concentrée sous un seul chef, en un seul corps. A l'époque où il écrit, la concentration s'opère dans l'Atlantique mais, dit-il, "les circonstances, c'est-à-dire le développement de nos relations internationales, nous fixeront à chaque époque, sur l'endroit où nous devrons grouper nos forces".

Une puissance maîtresse de la mer, comme le fut fréquemment la Grande-Bretagne, peut se jeter en force sur n'importe quel point. Elle profite alors de sa position centrale. Mahan accorde beaucoup d'importance aux positions, aux "lignes intérieures". Il se range du côté de Jomini et de l'archiduc Charles, contre Clausewitz. Celui-ci raillait le terme "clef" d'une situation militaire ou d'un théâtre d'opérations. De l'avis de Mahan, son usage est avantageux. Les positions, les points stratégiques représentent pour lui des éléments très importants. Cuba, par exemple, surveille le golfe du Mexique et les croiseurs américains peuvent s'appuyer sur la base de Guantanamo.

Mahan ne croit pas cependant que la possession de points stratégiques soit l'élément le plus important de la puissance maritime : "Ce qui la constitue en premier lieu, écrit-il, c'est la marine qui flotte". L'occupation de positions ne suffit pas. Jomini a bien montré que Napoléon avait comme premier objectif la force organisée de l'ennemi, c'est-à-dire son armée en campagne. Les places doivent être tenues pour inférieures aux armées en campagne et Jomini a bien dit que lorsqu'un Etat en est réduit à jeter la plus grande partie de ses forces dans des places fortes, il est près de sa ruine. Mahan transpose les idées de Jomini à la guerre sur mer :

En matière de guerre maritime, la marine représente les armées en rase campagne ; les ports vers lesquels elle se retourne pour s'y réfugier après une bataille ou une défaite, pour s'approvisionner ou pour se réparer, correspondent aux places fortes, comme Metz, Strasbourg ou Ulm ; c'est sur celles-ci, défendues obstinément à cause de leur importance sur les théâtres d'opérations que, de l'avis des écrivains militaires, on doit appuyer la défense d'un pays. Mais il ne faut pas prendre les fondements d'une construction pour la construction qu'ils soutiennent. Ainsi, en guerre, la défense ne doit exister que pour permettre à l'offensive de se déployer plus librement. Dans la guerre sur mer, l'offensive appartient à la marine ; et si celle-ci se confine dans la défensive, elle ne fait qu'emprisonner une partie de ses hommes spécialisés dans des garnisons, où des hommes sans compétence spéciale agiraient aussi bien.

Mahan n'est pas d'accord avec Clausewitz, pour qui "la défensive est une forme de guerre plus forte que l'offensive". Le désavantage radical de la défensive est évident, car elle amène à disséminer ses forces. Le privilège de l'initiative appartient à l'offensive, de même que celui de la concentration. Pour Mahan, il ne faut pas confondre les domaines politique et militaire. Politiquement, les Etats-Unis ne sont pas agressifs. Mais la conduite de la guerre est une question militaire et les plus grands maîtres en la matière enseignent qu'une guerre purement défensive mène à la ruine. Une armée préparée à l'offensive a, de plus, une valeur dissuasive. Sur mer, l'objectif doit toujours être la destruction de la flotte ennemie par la bataille :

L'affirmation de Jomini, que les forces organisées de l'ennemi sont toujours le principal objectif, perce comme une épée à deux tranchants jusqu'aux articulations et à la moelle de plusieurs propositions trompeuses.

Lorsque l'ennemi est battu, la poursuite est impérative. Jomini rappelle l'exemple de Napoléon : celui-ci n'a jamais oublié le général qui, en 1796, fit reposer ses troupes quelques heures et manqua de se placer entre une division autrichienne et la forteresse de Mantoue, où celle-ci put trouver un refuge. Naval Strategy se clôt par une discussion sur la nature de la conduite de la guerre. Celle-ci est-elle une science ou un art ? L'archiduc Charles, Napoléon et Jomini étaient d'accord, selon Mahan, pour dire que c'est un art. Ceci permet de préciser la portée des principes. L'art de la guerre doit être conçu de façon vivante. Il a sa source dans l'esprit de l'homme et doit tenir compte de circonstances très variables. Loin d'exercer une contrainte rigide, les principes sont simplement des guides qui avertissent lorsque l'on fait fausse route. L'habileté de "l'artiste en matière de guerre", dit Mahan, consistera à appliquer correctement les principes en fonction de chaque cas particulier. Ces principes, Mahan les a repris à Jomini et il les a simplement redéfinis en termes de stratégie navale. Les deux stratèges croyaient au caractère immuable de ces principes et à la validité des leçons de l'histoire. Cela a sans doute empêché Mahan de percevoir toutes les implications des progrès technologiques. Il ne vit pas le rôle que pourraient jouer les sous-marins, alors qu'à la fin de sa vie ceux-ci étaient déjà des instruments de guerre perfectionnés.

Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Mahan eut des conséquences immenses pour la politique et la stratégie navales des Etats-Unis, au point que l'on peut parler de "révolution mahanienne". Nous ne mentionnerons ici que ce qui provenait strictement de Jomini. En premier lieu, la répartition de la marine en temps de paix dut correspondre aux besoins les plus probables du temps de guerre. A la fin de Naval Strategy, Mahan en appelait encore à l'autorité de Jomini pour appuyer cette idée essentielle de la concentration de la flotte : "Mettons en présence de celui-ci, disait-il, les gens qui voudraient diviser notre flotte en escadre de l'Atlantique et escadre du Pacifique". Mahan faisait allusion au Sénat, qui fit une telle proposition. Mahan réussit à convaincre le président Theodore Roosevelt d'y opposer son veto et lorsque celui-ci quitta ses fonctions en 1909, il écrivit à son successeur, William Howard Taft, de garder la flotte de bataille dans un océan ou dans l'autre. Au changement d'administration suivant, Theodore Roosevelt écrivit au secrétaire adjoint à la Marine de Woodrow Wilson, Franklin Delano Roosevelt, qu'il ne pouvait pas y avoir un cuirassé ou un vaisseau de quelque importance dans le Pacifique, à moins que la flotte entière n'y soit. En 1914, une fois la construction du canal de Panama terminée, Mahan répétera ses arguments et fera toujours appel à Jomini, ce "maître consommé de l'art de la guerre", pour prêcher la concentration. Le canal est une position centrale et Mahan veut que la flotte se concentre d'un côté seulement de celui-ci :

Il peut arriver qu'elle soit du mauvais côté du canal à un moment critique ; mais il est préférable qu'un tel moment trouve toute la flotte du mauvais côté que la moitié du bon côté, parce que le transfert est toujours plus faisable que la jonction, et que la moitié pourrait être anéantie alors que l'ensemble ne le pourrait pas.

Le principe de la concentration fut érigé en dogme : Never divide the fleet ("Ne divisez jamais la flotte") !

Cette flotte, Mahan la concevait essentiellement comme un ensemble de cuirassés, tous les autres bâtiments étant de simples auxiliaires. Il fallait donner à cette flotte le maximum de puissance offensive car sa mission exclusive était de chercher la flotte ennemie et de la détruire dans une grande bataille décisive, comme à Trafalgar. L'œuvre de Mahan donna sa caution scientifique à une école de pensée qui rejetait un rôle de pure défense côtière et de "guerre de course" pour la marine. La cathédrale de cette foi proclamée dans le rôle premier du cuirassé (battleship) fut naturellement le Naval War College. Ses adeptes reçurent également le nom d'"école de l'eau bleue" ("blue water" school) car ils ne concevaient l'action des flottes qu'en haute mer, et pas le long des côtes. En 1890, la construction des premiers cuirassés était autorisée par le Congrès et, en quelques années, la politique navale des Etats-Unis devint celle que préconisait Mahan. La bataille décisive devrait avoir lieu quelque part au milieu de l'océan, loin des côtes américaines, mais sans trop allonger les lignes de communications de la flotte.

Les idées de Mahan furent acceptées par des générations d'officiers de marine américains. Elles leur fournissaient un support argumenté et scientifique, cautionné par l'histoire. L'US Navy était également satisfaite de se voir confier la "première ligne de défense", ce qui lui permettrait de réclamer tout l'équipement nécessaire. L'expression "maîtrise de la mer" (command of the sea) flattait l'oreille. De plus, la stratégie de Mahan semblait avoir établi des vérités définitives : il ne serait plus nécessaire de faire de nouveaux efforts intellectuels. Les officiers pouvaient désormais consacrer leurs énergies aux détails pratiques de la conception des bateaux, à l'entraînement et à la planification tactique : ils avaient l'assurance de travailler dans le cadre d'une stratégie infaillible. Cette stratégie donnait aussi satisfaction au Congrès pour trois raisons. Elle promettait en effet de rencontrer et de défaire l'ennemi loin du continent américain, de le faire rapidement et de façon décisive, et enfin d'utiliser avant tout des machines et une technologie présumée supérieure plutôt que des troupes terrestres. A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis entraient dans une phase de plus grande activité en politique étrangère. L'idéologie dominante était celle de la "grandeur nationale" et de l'extension de l'influence américaine. Les théories de Mahan venaient à leur heure. Elles eurent une influence énorme, même en dehors des Etats-Unis.

Dans ses souvenirs, intitulés From Sail to Steam, A.T. Mahan reconnaît qu'il doit surtout deux idées centrales à Jomini. La première, nous l'avons vu, c'est l'affirmation que les forces armées de l'ennemi doivent toujours constituer le premier objectif à la guerre. Il énonce la deuxième comme suit :

De Jomini aussi, j'ai absorbé la ferme conviction qu'il ne fallait pas croire en la maxime étourdiment acceptée, selon laquelle l'homme d'Etat et le général occupent des terrains sans rapport l'un avec l'autre. A cette idée fausse, j'ai substitué une opinion personnelle : la guerre est simplement un mouvement politique violent.

Voilà une proposition qui ressemble singulièrement à la célèbre "formule" de Clausewitz : "La guerre n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens". Or Mahan n'aborda Clausewitz qu'en 1910, lorsqu'il reçut d'un major écossais un petit traité servant d'introduction à l'oeuvre de l'officier prussien. Peut-être avait-il lu la traduction anglaise de Vom Kriege acquise par la bibliothèque du Naval War College en 1908 ? De toute façon, il ne mentionne Clausewitz qu'à partir de Naval Strategy, publié en 1911. Il s'est vu en accord avec lui à propos des rapports entre la guerre et la politique, mais il n'a pas accepté sa déclaration sur la défensive, "forme la plus forte de la guerre", comme nous l'avons indiqué plus haut. Il a découvert Clausewitz très tard et celui-ci n'a donc pas contribué à former sa pensée, contrairement à Jomini. Si Mahan pense que la politique doit intéresser les militaires, il l'a appris "de son meilleur ami militaire, Jomini" (from my best military friend, Jomini). Il l'a dit clairement dans une lettre à Theodore Roosevelt, le 13 janvier 1909 :

Jomini m'a appris dès le premier jour à dédaigner la séparation nette, si souvent affirmée, entre les considérations diplomatiques et militaires. Elles sont les parties inséparables d'un tout.

En particulier, Mahan a jugé l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution "instructive du point de vue politique aussi bien que militaire".

La lecture de cet ouvrage révèle en effet un Jomini bien éloigné de l'image étroitement militaire et "opérationnelle" où on le cantonne parfois. Dans l'Introduction, il juge indispensable que ses lecteurs se dépouillent, comme lui, de toute "prévention nationale" et il expose ses vues sur les relations internationales : ce sont celles d'un héritier de la pensée des Lumières, d'un partisan de l'équilibre européen. Jomini souligne les liens entre la politique et la guerre, "dont l'heureux accord est le seul garant de la grandeur d'un Etat".

Mahan en viendra à concevoir la flotte comme l'instrument idéal de la politique nationale. Une flotte est moins teintée d'intentions agressives qu'une armée, elle est plus mobile et peut donc mieux répondre aux injonctions de la direction politique. Mahan confère à la stratégie maritime un sens plus étendu qu'à la stratégie militaire. Selon lui, cela provient du fait que la première est aussi nécessaire en temps de paix qu'en temps de guerre. Elle peut en effet, pendant la paix, remporter des victoires décisives en occupant dans un pays, soit par achat, soit par traité, d'excellentes positions qui ne pourraient être acquises qu'avec difficulté par la guerre. En fait, la stratégie maritime a pour but de fonder, de soutenir et d'augmenter, en situation de paix ou de guerre, la puissance maritime de la nation.

La stratégie globale des Etats-Unis reste profondément imprégnée des conceptions d'A.T. Mahan. Retenons seulement deux aspects, que Mahan attribue à l'influence de Jomini. Il y a d'abord une vision géostratégique des intérêts américains à l'échelle mondiale. Mahan a tiré cela des considérations géographiques de Jomini et de l'archiduc Charles, qui se rapprochaient sur ce point. Notons bien que cela n'empêche pas que la flotte ennemie constitue toujours le premier objectif. Dans cette vision géostratégique du monde, la marine est l'instrument d'action idéal de la diplomatie. Cela fait apparaître un deuxième aspect, celui des liens entre la stratégie et la politique. Mahan a beaucoup plus insisté sur cet aspect de la pensée jominienne que les théoriciens de l'US Army. La définition étroite de la stratégie souvent attribuée à la "culture stratégique américaine" serait donc davantage le fait de l'armée que de la marine, ce qui expliquerait en partie le rôle prédominant de celle-ci dans des années récentes et la qualification des Etats-Unis comme "puissance maritime".

Bruno COLSON 

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Une histoire de l'empire byzantin

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La réédition de

"L'Histoire de l'empire byzantin"

du grand historien Charles Diehl (Strasbourg 1859- Paris 1944) vient à point nommé pour répondre au préjugé antibyzantin.

Cet ancien préjugé se révèle aujourd'hui fort utile à la politique mondialiste. Depuis les années 1990 il a permis aux disciples de Huntington et de Brzerzinski de convaincre les occidentaux, par exemple qu'il faut expulser les pays orthodoxes d'Europe, bombarder Belgrade, prendre le parti des musulmans et des Turcs en particulier, etc.

Révélons à nos lecteurs la conclusion de l'auteur:

Ainsi finit l’empire byzantin, après plus de mille ans d’existence, et d’une existence souvent glorieuse, après avoir été, durant des siècles, le champion de la chrétienté contre l’Islam, le défenseur de la civilisation contre la barbarie, l’éducateur de l’Orient slave, après avoir, jusqu’en Occident, fait sentir son influence. Mais alors même que Byzance fut tombée, alors qu’elle eut cessé d’exister en tant qu’empire, elle continua d’exercer dans tout le monde oriental une action toute puissante, et elle l’exerce encore aujourd’hui. Des extrémités de la Grèce au fond de la Russie, tous les peuples de l’Europe orientale, Turcs et Grecs, Serbes et Bulgares, Roumains et Russes, ont conservé le souvenir vivant et les traditions de Byzance disparue. Et par là cette vieille histoire, assez mal connue, un peu oubliée, n’est point comme on le croit trop volontiers, une histoire morte ; elle a laissé jusqu’en notre temps, dans le mouvement des idées comme dans les ambitions de la politique, des traces profondes, et elle contient toujours en elle pour tous les peuples qui ont recueilli son héritage des promesses et des gages d’avenir. C’est par là que la civilisation byzantine mérite doublement l’attention, autant pour ce qu’elle fut en elle-même que pour tout ce qui reste d’elle dans l’histoire de notre temps.  Charles Diehl

Dès le début de sa carrière, dès ses séjours à l’École française de Rome (1881-1883) puis d’Athènes (1883-1885), puis sa thèse de doctorat, Études sur l’administration byzantine dans l’exarchat de Ravenne (1888) Charles Diehl faisait figure de rénovateur de l’histoire de Byzance et de l’empire byzantin. Il continuera en publiant en 1896 son Afrique byzantine et, en 1901 un Justinien. Ses travaux, notamment ses études sur l'art byzantin aboutiront à réviser et rénover entièrement ce dernier chapitre de l’histoire du monde antique.

Il avait ainsi courageusement entrepris de redresser le préjugé antibyzantin, dominant en cette période de fureur anticléricale de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Depuis sa première édition en 1919, la remarquable petite synthèse de Charles Diehl, que nous réimprimons en ce moment, a évidemment vu apparaître plusieurs travaux monumentaux qui la complètent et la développent heureusement. On ne saurait citer ceux-ci de manière exhaustive. Mentionnons par exemple Arnold Toynbee dans son immense synthèse sur L'Histoire publiée entre 1934 et 1961, Georg Ostrogorsky s'agissant de l'Histoire de l'État byzantin (édition originale en 1940), Jean Meyendorff (1926-1992) par ses nombreux travaux sur la théologie byzantine, Basile Tatakis pour l'Histoire de la Philosophie byzantine (1949), sans omettre de citer un éminent disciple français de Diehl comme Paul Lemerle (1903-1989) qui ont su continuer cette œuvre dans diverses directions.

L'Histoire de l'empire byzantin de Diehl reste toujours inégalée, comme point de départ, regard d'ensemble, alerte et intelligent, base d'une découverte indispensable à l'honnête homme.

Son propos consiste très exactement à réfuter l'erreur absurde, remontant aux gens des Lumières, et notamment à Gibbon, qui se sont complu à représenter, contre toute évidence [une "décadence" qui dure mille ans ce n'est pas une décadence, c'est au contraire une grande civilisation puissante, intelligente et raffinée], Byzance comme une société décadente et arriérée. Un tel cliché est revenu en force, après Diehl.

Citons Alain Ducellier pour qui, finalement Byzance n'est qu'un "échec" : "l'échec d'une société chrétienne" [sous titre de son livre de "référence" édité en collection pluriel en 1976]. À la vérité les sectaires à la Gibbon et Ducellier ont-ils jamais pensé à présenter toute l'Histoire comme une pareille "faillite" : "faillite" de la Monarchie capétienne de 987 à 1789 ; "faillite" de l'Empire britannique, "faillite" de l'empire romain d'occident, qui durèrent tous moins longtemps que Byzance ?

Le beau jugement de Paul Valéry selon lequel "nous autres civilisations nous savons désormais que nous sommes mortelles" ne doit précisément pas servir aujourd'hui à ceux qui entendent précisément assassiner notre civilisation, et s'y emploient activement.

L'aventure et le legs immenses de Byzance méritent donc à nouveau d'être reconnus et réhabilités.

•••  Un livre de 170 pages au prix de 20 euros
••• Pour le commander :
http://www.editions-du-trident.fr/catalogue.htm

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vendredi, 02 mars 2007

Entretien avec N. Godin, l'Entarteur

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Entretien avec Noël Godin, alias Le Gloupier, alias l'Entateur

http://hermaphrodite.fr/article831

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R. Steuckers: Notion d'Empire

Robert Steuckers

La notion d'Empire, de Rome à nos jours

avec un appendice sur la "subsidiarité"


     Dans la mémoire européenne, souvent confuse voire inconsciente, l'Empire romain
     demeure la quintessence de l'ordre. Il apparaît comme une victoire sur le chaos,
     inséparable de la "pax romana". Le fait d'avoir maintenu la paix à l'intérieur des
     limes et d'avoir confiné la guerre sur des marches lointaines (Parthes, Maures,
     Germains, Daces) pendant plusieurs siècles, pour notre inconscient, est une preuve
     d'excellence. Même s'il est difficile de donner une définition universelle du terme
     d'Empire - l'Empire romain n'étant pas comparable à l'Empire inca, l'Empire de
     Gengis Khan à l'Autriche-Hongrie des Habsbourgs -  Maurice Duverger s'est efforcé
     de souligner quelques caractéristiques des Empires qui se sont succédé sur la scène
     de l'histoire (dans son introduction au livre du Centre d'analyse comparative des
     systèmes politiques, Le concept d'Empire,  PUF, 1980):

     - D'abord, comme l'avait déjà remarqué le linguiste français Gabriel Gérard en 1718,
     l'Empire est un "Etat vaste et composé de plusieurs peuples", par opposition au
     royaume, poursuit Duverger, moins étendu et reposant sur "l'unité de la nation dont il
     est formé". De cette définition, nous pouvons déduire, avec Duverger, trois éléments:
     a) L'empire est monarchique, le pouvoir suprême est assumé par un seul titulaire,
     désigné par voie d'hérédité et présentant un caractère sacré (une fonction
     sacerdotale).
     b) L'étendue du territoire constitue un critère fondamental des em-pires, sans que l'on
     ne puisse donner de mesure précise. La grandeur du territoire est ici subjective.
     c) L'Empire est toujours composé de plusieurs peuples, sa grandeur territoriale
     impliquant d'office la diversité culturelle. Selon Karl Werner, "un royaume, c'est un
     pays; un empire, c'est un monde".

     - L'Empire, qui est donc un système politique complexe qui met un terme au chaos, et
     revêt une dimension sacrée précisément parce qu'il génère l'ordre, a une dimension
     militaire, comme nous allons le voir quand nous aborderons le cas du Saint-Empire
     romain de la Nation Germanique, mais aussi une dimension civile constructive: il n'y
     a pas d'Empire sans organisation pratique de l'espace, sans réseau de routes (les
     voies romaines, indices concrets de l'impérialité de Rome), les routes étant
     l'armature de l'Empire, sans un commerce fluvial cohérent, sans aménagement des
     rivières, creusement de puits, établissement de canaux, vastes systèmes d'irrigation
     (Egypte, Assyrie, Babylone, l'"hydraulisme" de
Wittfogel). Au XIXiè-me siècle,
     quand la nécessité de réorganiser l'Europe se fait sentir, quand surgit dans les débats
     une demande d'Europe, l'économiste allemand Friedrich List parle de réseaux
     ferroviaires et de canaux pour souder le continent. Le grand espace, héritier laïque et
     non sacré de l'Empire, réclame aussi une organisation des voies de communication.

     - "Dans tout ensemble impérial, l'organisation des peuples est aussi variée que
     l'organisation de l'espace. Elle oscille partout entre deux exigences contraires et
     complémentaires: celle de la diversité, celle de l'unité" (Duverger, op. cit.). "Les
     Perses ont soumis plusieurs peuples, mais ils ont respecté leurs particularités: leur
     règne peut donc être assimilé à un empire" (Hegel). Par nature, les Empires sont donc
     plurinationaux. Ils réunissent plusieurs ethnies, plusieurs communautés, plusieurs
     cultures, autrefois séparées, toujours distinctes. Leur assemblage, au sein de la
     structure impériale, peut prendre plusieurs formes. Pour maintenir cet ensemble
     hétérogène, il faut que le pouvoir unitaire, celui du titulaire unique, apporte des
     avantages aux peuples englobés et que chacun conserve son identité. Le pouvoir doit
     donc à la fois centraliser et tolérer l'autonomie: centraliser pour éviter la sécession
     des pouvoirs locaux (féodaux) et tolérer l'autonomie pour maintenir langues, cultures
     et moeurs des peuples, pour que ceux-ci ne se sentent pas opprimés. Il faut enfin, ajoute
     Duverger, que chaque communauté et chaque individu aient conscience qu'ils gagnent
     à demeurer dans l'ensemble impérial au lieu de vivre séparément. Tâche éminemment
     difficile qui souligne la fragilité des édifices impériaux: Rome a su maintenir un tel
     équilibre pendant des siècles, d'où la nostalgie de cet ordre jusqu'à nos jours. Les
     imperfections de l'administration romaine ont été certes fort nombreuses, surtout en
     période de déclin, mais ces dysfonctionnements étaient préférables au chaos. Les
     élites ont accepté la centralisation et ont modelé leur comportement sur celui du
     centre, les masses rurales ont conservé leurs moeurs intactes pratiquement jusqu'à la
     rupture des agrégats ruraux, due à la révolution industrielle (avec la parenthèse noire
     des procès de sorcelleries).

     - Duverger signale aussi l'une des faiblesses de l'Empire, surtout si l'on souhaite en
     réactualiser les principes de pluralisme: la notion de fermeture, symbolisée
     éloquemment par la Muraille de Chine ou le Mur d'Hadrien. L'Empire se conçoit
     comme un ordre, entouré d'un chaos menaçant, niant par là même que les autres
     puissent posséder eux-mêmes leur ordre ou qu'il ait quelque valeur. Chaque empire
     s'affirme plus ou moins comme le monde essentiel, entouré de mondes périphériques
     réduits à des quantités négligeables. L'hégémonie universelle concerne seulement
     "l'univers qui vaut quelque chose". Rejeté dans les ténèbres extérieures, le reste est
     une menace dont il faut se protéger.

     - Dans la plupart des empires non européens, l'avènement de l'empire équivaut au
     remplacement des dieux locaux par un dieu universel. Le modèle romain fait figure
     d'exception: il ne remplace pas les dieux locaux, il les intègre dans son propre
     panthéon. Le culte de l'imperator s'est développé après coup, comme moyen d'établir
     une relative unité de croyance parmi les peuples divers dont les dieux entraient au
     Panthéon dans un syncrétisme tolérant. Cette République de divinités locales
     n'impliquaient pas de croisades extérieures puisque toutes les formes du sacré
     pouvaient coexister.

     Quand s'effondre l'Empire romain, surtout à cause de sa décadence, le territoire de
     l'Empire est morcellé, divisé en de multiples royaumes germaniques (Francs,
     Suèbes, Wisigoths, Burgondes, Ostrogoths, Alamans, Bavarois, etc.) qui s'unissent
     certes contre les Huns (ennemi extérieur) mais finissent par se combattre entre eux,
     avant de sombrer à leur tour dans la décadence (les "rois fai-néants") ou de
     s'évanouir sous la domination islamique (Wisigoths, Vandales). De la chute de Rome
     au Vième siècle à l'avènement des Maires du Palais et de Charlemagne, l'Europe, du
     moins sa portion occidentale, connaît un nouveau chaos, que le christianisme seul
     s'avère incapable de maîtriser.

     De l'Empire d'Occident, face à un Empire d'Orient moins durement étrillé, ne
     demeurait intacte qu'une Romania italienne, réduite à une partie seulement de la
     péninsule. Cette Romania ne pouvait prétendre au statut d'Empire, vu son exigüité
     territoriale et son extrême faiblesse militaire. Face à elle, l'Empire d'Orient,
     désormais "byzantin", parfois appelé "grec" et un Regnum Francorum
     territorialement compact, militairement puissant, pour lequel, d'ailleurs, la dignité
     impériale n'aurait pu être qu'un colifichet inutile, un sim-ple titre honorifique. A la
     Romania, il ne reste plus que le prestige défunt et passé de l'Urbs, la Ville initiale de
     l'histoire impériale, la civitas  de l'origine qui s'est étendue à l'Orbis romanus. Le
     citoyen romain dans l'Empire signale son appartenance à cet Orbis, tout en conservant
     sa natio (natione Syrus, natione Gallus, natione Germanicus,  etc.) et sa patria,
     appartenance à telle ou telle ville de l'ensemble constitué par l'Orbis. Mais la notion
     d'Empire reste liée à une ville: Rome ou Byzance, si bien que les premiers rois
     germani-ques (Odoacre, Théodoric) après la chute de Rome reconnaissent comme
     Empereur le monarque qui siège à Constantinople.

     Si la Romania italienne conservait symboliquement la Ville, Rome, symbole le plus
     tangible de l'Empire, légitimité concrète, elle manquait singulièrement d'assises
     territoriales. Face à Byzance, face à la tentative de reconquête de Justinien, la
     Romania et Rome, pour restaurer leur éclat, pour être de nouveau les premières au
     centre de l'Orbis, devaient très naturellement tourner leur regard vers le roi des
     Francs (et des Lombards qu'il venait de vaincre), Charles. Mais les lètes francs, fiers,
     n'avaient pas envie de devenir de simples appendices d'une minuscule Romania
     dépourvue de gloire militaire. Entretemps, le Pape rompt avec l'Empereur d'Orient.
     Le Saint-Siège, écrit Pirenne, jusqu'alors orienté vers Constantinople, se tourne
     résolument vers l'Occident et, afin, de reconquérir à la chrétienté ses positions
     perdues, commence à organiser l'évangélisation des peuples 'barbares' du continent.
     L'objectif est clair: se donner à l'Ouest les bases d'une puissance, pour ne plus tomber
     sous la coupe de l'Empereur d'Orient. Plus tard, l'Eglise ne voudra plus se trouver
     sous la coupe d'un Empereur d'Occident.

     Le Regnum Francorum aurait parfaitement pu devenir un empire seul, sans Rome,
     mais Rome ne pouvait plus redevenir un centre crédible sans la masse territoriale
     franque. De là, la nécessité de déployer une propagande flatteuse, décrivant en latin,
     seule langue administrative du Regnum Francorum (y compris chez les notaires, les
     refendarii  civils et laïques), les Francs comme le nouveau "peuple élu de Dieu",
     Charlemagne comme le "Nouveau Constantin" avant même qu'il ne soit couronné
     officiellement Empereur (dès 778 par Hadrien 1er), comme un "Nouveau David" (ce
     qui laisse penser qu'une opposition existait à l'époque entre les partisans de
     l'"idéologie davidique" et ceux de l'"idéologie constantinienne", plus romaine que
     "nationale"). Avant de devenir Empereur à Rome et par la grâce du Pape,
     Charlemagne pouvait donc se considérer comme un "nouveau David", égal de
     l'Empereur d'Orient. Ce qui ne semblait poser aucun problème aux nobles francs ou
     germaniques.

     Devenir Empereur de la Romania posait problème à Charlemagne avant 800, année
     de son couronnement. Certes, devenir Empereur romano-chrétien était intéressant et
     glorieux mais comment y parvenir quand la base effective du pouvoir est franque et
     germanique. Les sources nous renseignent sur l'évolution: Charlemagne n'est pas
     Imperator Romanorum  mais "Romanum imperium gubernans qui est per
     misericordiam Dei rex Francorum et Langobardorum". Sa nouvelle dignité ne
     devait absolument pas entamer ou restreindre l'éclat du royaume des Francs, son titre
     de Rex Francorum  demeurant l'essentiel. Aix-la-Chapelle, imitée de Byzance mais
     perçue comme "Anti-Constantinople", reste la capitale réelle de l'Empire.

     Mais l'Eglise pense que l'Empereur est comme la lune: il ne reçoit sa lumière que du
     "vrai" empereur, le Pape. A la suite de Charlema-gne, se crée un parti de l'unité, qui
     veut surmonter l'obstacle de la dualité franco-romaine. Louis le Pieux, successeur de
     son père, sera surnommé Hludowicus imperator augustus, sans qu'on ne parle plus
     de Francs ou de Romains. L'Empire est un et comprend l'Allemagne, l'Autriche, la
     Suisse, la France et les Etats du Bénélux actuels. Mais, le droit franc ne connaissait
     pas le droit de primogéniture: à la mort de Louis le Pieux, l'Empire est partagé entre
     ses descendants en dépit du titre impérial porté par Lothaire 1er seul. Suivent
     plusieurs décennies de déclin, au bout desquels s'affirment deux royaumes, celui de
     l'Ouest, qui deviendra la France, et celui de l'Est, qui deviendra le Saint-Empire ou,
     plus tard, la sphère d'influence alle-mande en Europe.

     Harcelée par les peuples extérieures, par l'avance des Slaves non convertis en
     direction de l'Elbe (après l'élimination des Saxons par Charlemagne en 782 et la
     dispersion des survivants dans l'Empire, comme en témoignent les Sasseville,
     Sassenagues, Sachsenhausen, etc.), les raids sarazins et scandinaves, les assauts des
     Hongrois, l'Europe retombe dans le chaos. Il faut la poigne d'un Arnoulf de Carinthie
     pour rétablir un semblant d'ordre. Il est nommé Empereur. Mais il faudra attendre la
     victoire du roi saxon Othon 1er en 955 contre les Hongrois, pour retrouver une
     magnificence impériale et une paix relative. Le 2 février 962, en la Basilique
     Saint-Pierre de Rome, le souverain germanique, plus précisément saxon (et non plus
     franc), Othon 1er, est couronné empereur par le Pape. L'Empire n'est plus
     peppinide-carolingien-franc mais allemand et saxon. Il devient le "Saint-Empire". En
     911 en effet, la couronne impériale a échappé à la descendance de Charlemagne pour
     passer aux Saxons (est-ce une vengeance pour Werden?), Henri 1er l'Oiseleur
     (919-936), puis Othon (936-973). Comme Charlemagne, Othon est un chef de guerre
     victorieux, élu et couronné pour défendre l'oekumène par l'épée. L'Empereur, en ce
     sens, est l'avoué de la Chrétienté, son protecteur. Plus que Charlemagne, Othon
     incarne le caractère militaire de la dignité impériale. Il dominera la papauté et
     subordonnera entièrement l'élection papale à l'aval de l'Empereur. Certaines sources
     mentionnent d'ailleurs que le Pape n'a fait qu'entériner un fait accompli: les soldats
     qui venaient d'emporter la décision à Lechfeld contre les Hongrois avaient proclamé
     leur chef Empereur, dans le droit fil des traditions de la Germanie antique, en se
     référant au "charisme victorieux" (le Heil)  qui fonde et sanctifie le pouvoir suprême.
     En hissant ce chef saxon à la dignité impériale, le Pape opère le fameuse translatio
     Imperii ad Germanos  (et non plus ad Francos).  L'Empereur devra être de race
     germanique et non plus seulement d'ethnie franque. Un "peuple impérial" se charge
     dès lors de la politique, laissant intactes les identités des autres: le règne des
     othoniens élargira l'¦kumène franc/européen à la Polo-gne et à la Hongrie (Bassin
     danubien - Royaume des Avars). Les othoniens dominent véritablement la Papauté,
     nomment les évêques comme simples administrateurs des provinces d'Empire. Mais
     le pouvoir de ces "rois allemands", théoriquement titulaires de la dignité impériale,
     va s'estomper très vite: Othon II et Othon III accèdent au trône trop jeunes, sans avoir
     été véritablement formés ni par l'école ni par la vie ou la guerre; Othon II, manipulé
     par le Pape, engage le combat avec les Sarazins en Italie du Sud et subit une cuisante
     défaite à Cotrone en 982. Son fils Othon III commence mal: il veut également
     restaurer un pouvoir militaire en Méditerra-née qu'il est incapable de tenir, faute de
     flotte. Mais il nomme un Pape allemand, Grégoire V, qui périra empoisonné par les
     Romains qui ne veulent qu'un Pape italien; Othon III ne se laisse pas intimi-der; le
     Pape suivant est également allemand: Gerbert d'Aurillac (Alaman d'Alsace) qui
     coiffe la tiare sous le nom de Sylvestre II. Les barons et les évêques allemands
     finissent pas lui refuser troupes et crédits et le chroniqueur Thietmar de Merseburg
     pose ce jugement sévère sur le jeune empereur idéaliste: "Par jeu enfantin, il tenta de
     restaurer Rome dans la gloire de sa dignitié de jadis". Othon III voulait fixer sa
     résidence à Rome et avait pris le titre de Servus Apostolorum  (Esclave des
     Apôtres). Les "rois allemands" ne pèseront plus très lourd devant l'Eglise après l'an
     1002, dans la foulée des croisades, par la contre-offensive théocratique, où les Papes
     vont s'enhardir et contester aux Empereurs le droit de nommer les évêques, donc de
     gouverner leurs terres par des hommes de leur choix. Grégoire VII impose le
     Dictatus Papae, par lequel, entre moultes autres choses, le roi n'est plus perçu que
     comme Vicarius Dei, y compris le "Rex Teutonicorum" auquel revient
     prioritaire-ment le titre d'Empereur. La querelle des Investitures commence pour le
     malheur de l'Europe, avec la menace d'excommunication a-dressée à Henri IV
     (consommée en 1076). Les vassaux de l'Empe-reur sont encouragés à la
     désobéissance, de même que les villes bourgeoises (les ³ligues lombardes²), ce qui
     vide de substance politi-que tout le centre de l'Europe, de Brême à Marseille, de
     Hambourg à Rome et de Dantzig à Venise. Par ailleurs, les croisades expédient au
     loin les éléments les plus dynamiques de la chevalerie, l'inquisi-tion traque toute
     déviance intellectuelle et les sectes commencent à prospérer, promouvant un
     dualisme radical (Concile des hérétiques de St. Félix de Caraman, 1167) et un idéal
     de pauvreté mis en équa-tion avec une "complétude de l'âme" (Vaudois). En acceptant
     l'hu-miliation de Canossa (1077), l'Empereur Henri IV sauve certes son Empire mais
     provisoirement: il met un terme à la furie vengeresse du Pape romain qui a soudoyé
     les princes rebelles. Mort excommu-nié, on lui refuse une sépulture, mais le simple
     peuple le reconnait comme son chef, l'enterre et répend sur sa pauvre tombe des
     grai-nes de blé, symbole de ressurection dans la tradition paysanne/ païenne des
     Germains: la cause de l'Empereur apparaissait donc plus juste aux humbles qu'aux
     puissants.

     Frédéric Ier Barberousse tente de redresser la barre, d'abord en aidant le Pape contre
     le peuple de Rome révolté et les Normands du Sud. L'Empereur ne mate que les
     Romains. Il s'ensuivra six campagnes en Italie et le grand schisme, sans qu'aucune
     solution ne soit apportée. Son petit-fils Frédéric II Hohenstaufen, sorte de surdoué,
     très tôt orphelin de père et de mère, virtuose des techniques de com-bat, intellectuel
     formé à toutes les disciplines, doté de la bosse des langues vivantes et mortes, se
     verra refuser d'abord la dignité im-périale par l'autocrate Innocent III: "C'est au
     Guelfe que revient la Couronne car aucun Pape ne peut aimer un Staufer!". Ce que le
     Pape craint par-dessus tout c'est l'union des Deux-Siciles (Italie du Sud) et l'Empire
     germano-italien, union qui coincerait les Etats pontificaux entre deux entités
     géopolitiques dominées par une seule autorité. Frédéric II a d'autres plans, avant
     même de devenir Empereur: au départ de la Sicile, reconstituer, avec l'appui d'une
     chevalerie allemande, espagnole et normande, l'oekumène romano-méditerranéen.

     Son projet était de dégager la Méditerranée de la tutelle musulmane, d'ouvrir le
     commerce et l'industrie en les couplant à l'atelier rhénan-germanique. C'est la raison
     de ses croisades, qui sont purement géopolitiques et non religieuses: la chrétienté
     doit demeurer, l'islam également, ainsi que les autres religions, pour autant qu'elles
     apportent des éclairages nouveaux à la connaissance; en ce sens, Frédéric II redevient
     "romain", par un tolérance objective, ne cherchant que la rentabilité pragmatique, qui
     n'exclut pas le respect pieux des valeurs religieuses: cet Empereur qui ne cesse de
     hanter les grands esprits (Brion, Benoist-Méchin, Kantorowicz, de Stefano, Horst,
     etc.) est protéiforme, esprit libre et défenseur du dogme chrétien, souverain féodal en
     Allemagne et prince despotique en Sicile; il réceptionne tout en sa personne,
     synthétise et met au service de son projet politique. Dans la conception hiérarchique
     des êtres et des fins terrestres que se faisait Frédéric II, l'Empire constituait le
     sommet, l'exemple impassable pour tous les autres ordres inférieurs de la nature. De
     même, l'Empereur, également au sommet de cette hiérarchie par la vertu de sa
     titulature, doit être un exemple pour tous les princes du monde, non pas en vertu de
     son hérédité, mais de sa supériorité intellectuelle, de sa connaissance ou de ses
     connaissances.

     Les vertus impériales sont la justice, la vérité, la miséricorde et la constance:

     - La justice, fondement même de l'Etat, constitue la vertu essentielle du souverain.
     Elle est le reflet de la fidélité du souverain envers Dieu, à qui il doit rendre compte
     des talents qu'il a reçus. Cette jus-tice n'est pas purement idéale, immobile et
     désincarnée (métaphysique au mauvais sens du terme): pour Frédéric II, elle doit
     être à l'image du Dieu incarné (donc chrétien) c'est-à-dire opérante. Dieu permet au
     glaive de l'Empereur, du chef de guerre, de vaincre parce qu'il veut lui donner
     l'occasion de faire descendre la justice idéale dans le monde. La colère de
     l'Empereur, dans cette optique, est noble et féconde, comme celle du lion, terrible
     pour les ennemis de la justice, clémente pour les pauvres et les vaincus. La
     constance, au-tre vertu cardinale de l'Empereur, reflète la fidélité à l'ordre natu-rel de
     Dieu, aux lois de l'univers qui sont éternelles.

     - La fidélité est la vertu des sujets comme la justice est la vertu principale de
     l'Empereur. L'Empereur obéit à Dieu en incarnant la justice, les sujets obéissent à
     l'Empereur pour lui permettre de réaliser cette justice. Toute rébellion envers
     l'Empereur est assimilée à de la "superstition", car elle n'est pas seulement une
     révolte contre Dieu et contre l'Empereur mais aussi contre la nature même du monde,
     contre l'essence de la nature, contre les lois de la conscience.

     - La notion de miséricorde nous renvoie à l'amitié qui a unit Frédéric II à
     Saint-François d'Assise. Frédéric ne s'oppose pas à la chrétienté et à la papauté, en
     tant qu'institutions. Elles doivent subsister. Mais les Papes ont refusé de donner à
     l'Empereur ce qui revient à l'Empereur. Ils ont abandonné leur magistère spirituel qui
     est de dispenser de la miséricorde. François d'Assise et les frères mineurs, en faisant
     v¦u de pauvreté, contrairement aux Papes simoniaques, rétablissent la vérité
     chrétienne et la miséricorde, en acceptant humblement l'ordre du monde. Lors de leur
     rencontre en Apulie, Frédéric II dira au 'Poverello': "François, avec toi se trouve le
     vrai Dieu et son Verbe dans ta bouche est vrai, en toi il a dévoilé sa grandeur et sa
     puissance". L'Eglise possède dans ce sens un rôle social, caritatif, non politique, qui
     contribue à préserver, dans son 'créneau', l'ordre du monde, l'harmonie, la stabilité.
     Le 'péché originel' dans l'optique non-conformiste de Frédéric II est dès lors
     l'absence de lois, l'arbitraire, l'incapacité à 'éthiciser' la vie publique par fringale
     irraisonnée de pouvoir, de possession.

     - L'Empereur, donc le politique, est également responsable du savoir, de la diffusion
     de la "vérité": en créant l'université de Naples, en fondant la faculté de médecine de
     Salerne, Frédéric II affirme l'indépendance de l'Empire en matière d'éducation et de
     connais-sance. Cela ne lui fut pas pardonné (destin de ses enfants).

     L'échec du redressement de Frédéric II a sanctionné encore davantage le chaos en
     Europe centrale. L'Empire qui est potentiellement facteur d'ordre n'a plus pu l'être
     pleinement. Ce qui a conduit à la catastrophe de 1648, où le morcellement et la
     division a été savamment entretenue par les puissances voisines, en premier lieu par
     la France de Louis XIV. Les autonomies, apanages de la conception impériale, du
     moins en théorie, disparaissent complètement sous les coups de boutoir du
     centralisme royal français ou espagnol. Le "droit de résistance", héritage germanique
     et fondement réel des droits de l'homme, est progressivement houspillé hors des
     consciences pour être remplacé par une théorie jusnaturaliste et abstrai-te des droits
     de l'homme, qui est toujours en vigueur aujourd'hui.

     Toute notion d'Empire aujourd'hui doit reposer sur les quatre vertus de Frédéric II
     Hohenstaufen: justice, vérité, miséricorde et cons-tance. L'idée de justice doit se
     concrétiser aujourd'hui par la notion de subsidiarité, donnant à chaque catégorie de
     citoyens, à chaque communauté religieuse ou culturelle, professionnelle ou autre, le
     droit à l'autonomie, afin de ne pas mutiler un pan du réel. La notion de vérité passe
     par une revalorisation de la "connaissance", de la "sapience" et d'un respect des lois
     naturelles. La miséricorde passe par une charte sociale exemplaire pour le reste de la
     planète. La notion de constance doit nous conduire vers une fusion du savoir
     scientifique et de la vision politique, de la connaissance et de la pratique politicienne
     quotidienne.

     Nul ne nous indique mieux les pistes à suivre que Sigrid Hunke, dans sa persepective
     'unitarienne' et européo-centrée:

     - Affirmer l'identité européenne, c'est développer une religiosité unitaire dans son
     fonds, polymorphe dans ses manifestations; contre l'ancrage dans nos esprits du mythe
     biblique du péché originel, elle nous demande de réétudier la théologie de Pélagius,
     l'ennemi irlandais d'Augustin. L'Europe, c'est une perception de la nature comme
     épiphanie du divin: de Scot Erigène à Giordano Bruno et à Goethe. L'Europe, c'est
     également une mystique du devenir et de l'action: d'Héraclite, à Maître Eckhart et à
     Fichte. L'Europe, c'est une vision du cosmos où l'on constate l'inégalité factuelle de
     ce qui est égal en dignité ainsi qu'une infinie pluralité de centres, comme nous
     l'enseigne Nicolas de Cues.

     Sur ces bases philosophiques se dégageront une nouvelle anthropo-logie, une
     nouvelle vision de l'homme, impliquant la responsabilité (le principe
     'responsabilité') pour l'autre, pour l'écosystème, parce que l'homme n'est plus un
     pécheur mais un collaborateur de Dieu et un miles imperii,  un soldat de l'Empire. Le
     travail n'est plus malédiction ou aliénation mais bénédiction et octroi d'un surplus de
     sens au monde. La technique est service à l'homme, à autrui.

     Par ailleurs, le principe de "subsidiarité", tant évoqué dans l'Europe actuelle mais si
     peu mis en pratique, renoue avec un respect impé-rial des entités locales, des
     spécificités multiples que recèle le monde vaste et diversifié. Le Prof. Chantal
     Millon-Delsol constate que le retour de cette idée est due à trois facteurs:

     - La construction de l'Europe, espace vaste et multiculturel, qui doit forcément
     trouver un mode de gestion qui tiennent compte de cette diversité tout en permettant
     d'articuler l'ensemble harmonieusement. Les recettes royales-centralistes et
     jacobines s'avérant obsolètes.
     - La chute du totalitarisme communiste a montré l'inanité des "systèmes"
     monolithiques.
     - Le chômage remet en cause le providentialisme d'Etat à l'Ouest, en raison de
     l'appauvrissement du secteur public et du déficit de citoyenneté. "Trop secouru,
     l'enfant demeure immature; privé d'aide, il va devenir une brute ou un idiot".

     La construction de l'Europe et le ressac ou l'effondrement des modèles
     conventionnels de notre après-guerre nécessite de revitaliser une "citoyenneté
     d'action", où l'on retrouve la notion de l'homme coauteur de la création divine et
     l'idée de responsabilité. Tel est le fondement anthropologique de la subsidiarité, ce
     qui a pour corol-laire:
     - la confiance dans la capacité des acteurs sociaux et dans leur souci de l'intérêt
     général;
     - l'intuition selon laquelle l'autorité n'est pas détentrice par nature de la compétence
     absolue quant à la qualification et quant à la réalisation de l'intérêt général.

     Mais, ajoute Chantal Millon-Delsol, l'avènement d'une Europe subsidiaire passe par
     une condition sociologique primordiale:
     - la volonté d'autonomie et d'initiative des acteurs sociaux, ce qui suppose que
     ceux-ci n'aient pas été préalablement brisés par le totalitarisme ou infantilisés par un
     Etat paternel.
     (solidarité solitaire par le biais de la fiscalité; redéfinir le partage des tâches).

     Notre tâche dans ce défi historique, donner harmonie à un grand espace pluriculturel,
     passe par une revalorisation des valeurs que nous avons évoquées ici en vrac au sein
     de structures associatives, préparant une citoyenneté nouvelle et active, une milice
     sapientiale.
 
 

 
 Conférence prononcée à la Tribune du "Cercle Hélios", Ile-de-France, 1995


 

SYNERGIES EUROPÉENNES - BRUXELLES/PARIS - 15   FÉVRIER 2002

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jeudi, 01 mars 2007

Mensur: rituel des "Waffenstudenten"

Trouvé sur : http://theatrumbelli.hautetfort.com/

Franz WISSANT : La Mensur, rituel sanglant des "Waffenstudenten"medium_mensur.jpg

 

C’est à Heidelberg, sous les ruines du château, au cœur du quartier de l’Université, dans une Kneipe de la rue principale : Le Bœuf Rouge. Sous la tête hirsute du bœuf qui rumine sur l’enseigne, on peut lire "Hist. Studentenlokal". Rendez-vous avec l’histoire, alcoolique et bruyante des étudiants allemands. Il n’est pas tard, mais la salle est sans doute plus comble que bien des amphithéâtres de l’Université voisine.

Certaines Kneipe sont si proches de l’Université qu’elles semblent en être des dépendances : impression que confirme la joyeuse pédagogie qui se déploie autour des tables où s’entassent des étudiants diserts et démonstratifs. On prétend qu’autrefois les étudiants pouvaient suivre les cours de certains de leurs professeurs par la fenêtre de "Studentenlokale" de cette sorte. Pourquoi pas ? Le professeur teuton a tendance à ne pas bien résister à l’euphorie euristique, et se mue aisément en un stentor tonitruant , pourpre et apoplectique. Le "Bœuf Rouge" doit, parait-il, son nom à l’un de ces phénomènes d’érudition, de santé et de dimensions thoraciques.

Tâtant d’une main de la chopine et de l’autre une Gretschen potelée, les étudiants de ce temps profitaient, comme on se l’imagine, énormément de ces leçons auxquelles ils se montraient assidus. 

Mais voici que l’histoire vous rattrape et que s’abattent sur votre  table deux cent années de tradition, en la personne d’un quintal de viande soûle. Votre Bock se renverse et souille le pantalon de l’intrus. On vous traite de truie. Abasourdi, vous saisissez le gros personnage ruisselant à bras le corps. Vous empoignez un mince ruban tricolore qu’il porte en sautoir sur son plastron et qui ficelle son ventre replet comme un grotesque paquet. C’en est fait de vous : soudain l’ivrogne n’est plus ivre. D’un ton mauvais il vous fait remarquer que vous venez de porter atteinte à l’honneur de sa corporation et vous somme de  "donnez satisfaction…". 

Mais que vous veut cet ivrogne ? 

Naguère, à moins de s’exposer aux quolibets et aux vexations, il aurait fallu relever le défi. Et bien sûr en découdre… bien que le duel soit interdit à l’Université de Heidelberg depuis 1386.

La pratique du duel dans les universités allemandes

medium_Dusacks.jpgEn réalité, l’ancienne Allemagne, bien avant que ne fussent constituées les corporations d’étudiants, prisait déjà fort le combat singulier et l’interdiction était loin d’être respectée. Les autorités des villes étaient trop heureuses de compter des citoyens exercés au combat et aptes à se défendre en des temps peu sûrs. On vit fleurir aux XIVè et XVè siècles, les écoles d’escrime et les sociétés d’épées. Des privilèges leurs furent octroyés. Les étudiants y côtoyaient les bourgeois et les artisans. On se battait à l’épée, au poignard, à la hallebarde. Peu à peu, une arme plus légère, plus maniable et permettant des combats plus engagés tout en diminuant les risques de blessures mortelles, fit son apparition. Le "Dusack" est un sabre, long de 60 à 70 cm et large de 5, généralement en bois, et dont le nom signifiait probablement « couteau émoussé ». Ce n’est que plus tard que les actuelles rapières se répandirent. Dès la fin du XVè siècle, le succès des armes à feu détourna de la pratique de l’escrime les bourgeois, soucieux en premier lieu d’éloigner les assaillants. Désormais, seuls les aristocrates, les soldats et les étudiants pratiquaient encore le duel à l’arme blanche. Cette différence constituait aussi une opposition de valeurs. A Vienne, par exemple, la méfiance des bourgeois prit ombrage du privilège qu’avaient les étudiants de porter des armes et obtinrent en 1514 que cela leur fut interdit. Humiliés et la rage au cœur, 800 étudiants viennois se rendirent en long cortège à Wels supplier l’Empereur Maximilien de leur rendre leurs armes. L’Empereur des romains, le roi-chevalier épris de chansons de geste et de courtoisie, accéda à leur désir.

Les premières corporations allemandes qui se constituèrent à la fin du XIXè siècle, se développèrent sur un terreau favorable, fait des souvenirs d’anciens privilèges et d’anciennes luttes semblables à celle-ci. Goethe lui-même témoigne que les étudiants qui comme lui ne faisaient partie d’aucune association d’étudiants, acceptaient les règles du duel. On sait qu’il provoqua, à Leipzig, un étudiant balte qui lui barrait l’entrée du théâtre. Il se battit et fut blessé au bras. Des années plus tard, se souvenant de cet épisode, il devait dire : "Quelle est l’importance d’une vie humaine ? Une seule bataille en enlève des milliers. L’honneur est plus important. Il faut défendre un point d’honneur passionnément".

 

Le code des duels
 

medium_duel.jpgLa pratique du duel ("Mensur") connut alors dans les universités une évolution remarquable. Tout d’abord, on s’efforça de la codifier. On entreprit en premier lieu d’interdire de jouter d’estoc, pratique trop meurtrière ; à Iéna, par exemple, au cours des deux premiers mois du semestre d’hiver 1839, deux étudiants trouvèrent la mort de cette façon et huit autres eurent un poumon perforé. D’ailleurs la tradition allemande du duel recommandait de porter ses coups non pas d’estoc, mais de taille ("Hiebfechten"). On finit par ne plus frapper d’estoc. C’est à Munich, en 1847, qu’on recense le dernier cas d’un étudiant mort d’un coup d’épée lui ayant traversé le corps. Mi-juristes, mi-poètes, les gais étudiants de toutes les Allemagnes réglementèrent dans le détail aussi bien les causes de duel que les armes utilisées, les lieux de rencontres, le nombre des témoins… 

A l’origine, tout duel commence par un affront, qu’il sert à réparer. Les étudiants corporés sont tenus à un certain respect pour leurs semblables et il n’y a au fond que deux sortes d’affront. L’outrage verbal et l’affront matériel. Le catalogue des insultes (Verbalinjurie) est lui aussi réglementé, et il n’en est en général qu’une d’autorisée entre étudiants, celle de "dummer Junge" (jeune sot). A Heidelberg, on varie un peu, "Hundefott" est aussi recevable. L’affront matériel n’est permis qu’à l’égard d’étudiants n’appartenant à aucune corporation ou refusant de se battre.

Pour rester sauf, l’honneur se doit de se montrer particulièrement chatouilleux : "Dès que j’ai entendu qu’à la table voisine, on parlait d’un jeune sot, je me suis emporté et nous en sommes tout de suite venus aux mains", confesse un étudiant dans une caricature célèbre, datant de 1853.

Il est interdit à deux membres d’une même corporation de se défier en duel. Toute injure subie par l’un des siens engage l’honneur de sa "patrie", c'est-à-dire de la corporation entière. C’est ainsi que la forme de duel la plus fréquente au début du XIXè siècle est le duel pro patria. Ce terme de patrie, vient des anciennes associations d’étudiants, qui se regroupaient par "pays", par terroir, au sein d’une ville universitaire. Ces "Landmanschaften" sont les ancêtres des corporations ("Burschenschaften") et le mot patrie s’entendait, au XVIIIè siècle, au sens propre. De nos jours, on ne règle plus les affaires d’honneur par le duel pro patria.

Un étudiant s’estimait injurié par une autre corporation avait aussi la possibilité de demander réparation "viritim", d’homme à homme (Viritim Suite). 

Le duel se déroulait dans des tavernes ou des maisons d’étudiants changées pour l’occasion en salles d’armes. On préférait souvent les choisir à l’écart des villes. On se battait aussi dehors, quelle que fût la saison, de préférence dans un bois ou dans les ruines d’un château. On s’y rendait secondé de deux membres de sa corporation. A Iéna, chaque corporation de la ville pouvait envoyer un "observateur". A Heidelberg, les duels n’avaient qu’un seul témoin. Partout, les curieux étaient éloignés du combat par un service de sécurité constitué par les corporations impliquées.

Il existe dès 1820, à Heidelberg encore, un médecin attitré pour les duels. Les combattants étaient protégés par des bandes molletonnées qu’ils enroulaient autour de leur cou et par un masque grillagé ou de cuir. Ils portaient des gants de cuir et des lunettes spéciales. Les blessures n’étaient plus mortelles mais restaient parfois sérieuses, notamment en cas de combat au sabre, arme réservée aux affaires les plus graves, et aux vexations les plus infâmantes. Chaque ville étudiante privilégiait un type d’épée différent ; à garde en forme de cloche pour les uns, en corbeille pour les autres… Lorsque les protagonistes appartenaient à des universités différentes, il fallait convenir au préalable de l’arme employée. Peu à peu,  à partir des années 1820, l’usage du pistolet se répandit, même pour la réparation d’offenses vénielles lorsque l’un des protagonistes n’était pas au fait des coutumes locales en matière de duel. Il en allait de même quand des combattants étaient officiers. 

Si l’un des combattants ne comparaissait pas le jour dit, il s’exposait à un blâme et perdait son droit à obtenir satisfaction. Il était déshonorant de répugner à croiser le fer et il ne se passait pas de jour dans une université sans qu’il y eût duel ou menace de duel. A Iéna, une Verbindung de seize hommes se livra à elle seule, en quatre semaines, au cours de l’été 1815 à plus de 200 duels. Dans les années 1840, les Bursche de Suevia, à Heidelberg avaient tous derrière eux plus de dix combats singuliers. Beaucoup en totalisèrent de quarante à soixante. Dans cette ville, le médecin dont c’était la fonction assista à 20 000 duels en vingt quatre ans de carrière. 

Pour l’emporter, il fallait "chasser" (chassieren) son adversaire cinq pas derrière la ligne de Mensur, ou l’acculer dans un coin de façon à l’immobiliser. Il était bienvenu de laisser sa signature sur le visage de son adversaire ; de telles cicatrices ("Schmisse") étaient presque plus glorieuses encore pour celui qui les recevait que pour celui qui les avait imprimées. Elles constituaient un véritable signe extérieur de richesse pour leur propriétaire. En attestant son appartenance aux "étudiants armés" (Waffenstudenten) elles témoignaient d’un genre de vie particulier, consacré aux valeurs de l’honneur viril. Elles indiquaient aussi tout simplement qu’il avait fait des études, qu’il était "Akademiker". On raconte que certains étudiants recalés à tous leurs examens se firent faire, sous anesthésie, une cicatrice chirurgicale. A défaut de diplômes, ils pensaient gagner de la sorte une sorte de prestige intellectuel dans leurs relations avec leurs féaux dans leurs provinces d’origine.

Cette vanité éloignait beaucoup d’étudiants de l’esprit chevaleresque qu’ils prétendaient incarner. D’ailleurs, petit à petit, le duel d’honneur fit place à une autre forme d’épreuve des armes. Le combat singulier prend alors le caractère d’un rite initiatique, destiné à éprouver le courage de tout impétrant désireux être admis au nombre des Bursche d’une corporation.

 

Nouvelle fonction du duel
 

medium_waffenstudenten.jpgDès les années 1850, le duel constitue de plus en plus sa propre fin. On ne croit plus sincèrement aux motifs d’honneur qu’on continue d’invoquer pour se battre. Au contraire, on provoque l’adversaire jusqu’à ce que, hors de soi, il se sente contraint (ou le feigne) de réagir (Verabredungsmensur). Puis cette provocation pro forma elle-même disparaît, au profit des Bestimmungsmensure, dans lesquelles il n’est pas besoin d’avoir été provoqué pour se battre. 

Les corporations se rendent à une heure convenue (Verabredung) en un lieu convenu, Kneipe ou autre, qu’ont préparé les leurs. Chaque corporation occupe une table. Un lourd silence se fait dans la salle. Chacun se demande quel prétexte on trouvera cette fois, mais personne ne doute que l’issue de la soirée sera comme toujours sanglante. D’une table, une insulte fuse, dans la direction d’une corporation attablée à côté. L’insulté répond, avec humour, s’il connaît ce mot, mais le plus souvent avec morgue. Sa provocation (Tusch) lance le signal de moqueries de plus en plus vives, de plus en plus grinçantes auxquelles tous les participants s’associent. Le désordre est indescriptible, le vacarme, épouvantable. De toutes les tables montent des cris de guerre, en réponse à ce premier "Kontrahage".

On se bat avec bravoure et indifférence pour les coups. Le duel à l’épée tend à devenir immobile, seul le poignet et le bras armés se mouvant, les duellistes prouvant leur vaillance par leur refus de reculer. Ceci a pour conséquence qu’on se tape incroyablement dessus, dès qu’a retenti le "Los" par lequel s’engage le combat. La rencontre est une violente succession de coups encaissés sans sourciller.

Avec le temps, toutes les Verbidungen pratiquant le duel ("schlagend") finirent par inscrire dans leurs statuts que tout novice (Fuchs), devait, pour devenir Bursche, s’être livré à un certain nombre de combats singuliers. Cette exigence n’était d’ailleurs pas sans présenter des difficultés à l’égard des dispositions du droit pénal. Le code pénal autrichien de 1852, de même que le code pénal allemand de 1871 interdisent de se battre en duel "au moyen d’armes meurtrières".

Le statut juridique du duel connut une évolution contrastée, les divers régimes qui se succédèrent jusqu’à nos jours imprimant dans les dispositions du code pénal relatives au duel leur marque propre. Celles-ci constituent par la même aussi à chaque fois le cachet de leur conception des rapports sociaux en Allemagne. La pratique d’ailleurs contredisait souvent les dispositions légales.


Le duel à la fin du IIè Reich
 

medium_honneur.jpgAlors que le Reichsgericht, par un célèbre arrêt en date de 1883 réprimait au pénal la Mensur entre étudiants, quelles que soient les circonstances, l’Empereur Guillaume Ier semblait encourager ouvertement cette pratique. Il déclara, par exemple, en 1874, qu’il ne saurait tolérer dans son entourage ni "un officier incapable de défendre son honneur ni un officier mal éduqué".

On retrouve la même contradiction à la fin de l’empire austro-hongrois. Le duel était interdit. Un officier surpris alors qu’il se battait en duel était sévèrement puni. Mais un officier refusant de se battre en duel était dégradé. C’était même devenu un passe-temps apprécié de quelques reîtres, chevaliers restés bien près du cheval, ou étudiants corporés, que de provoquer en duel des officiers de réserve catholiques. On compte ainsi dans la seule Austria Innsbruck six officiers de réserve dégradés pour avoir refusé de se battre. 

Une ligue des étudiants corporés hostiles au duel vit le jour au début du siècle en Allemagne et en Autriche, regroupant plus de cent associations d’étudiants. D’autres corporations au contraire, telles les membres de la Deutsche Burschenchaft se réunissaient dans le même temps à Marburg pour convenir d’un protocole sur l’élimination des injures matérielles et sur la réparation des "offenses", constituant un véritable syndicat du duel. Le fossé s’accrut entre corporations pratiquant le duel ("schlagend") et les autres. Mais la camaraderie soudée au cours de la Première Guerre mondiale entre soldats appartenant à l’un ou l’autre des modèles de corporation, finit par triompher des préjugés. Les corporations qui ne se battaient pas furent reconnues comme aussi honorables que les autres. Cela d’autant plus que la décision du Reichsgericht de 1883 s’appliquait toujours, ce qui constituait sans aucun doute un obstacle à de nombreux duels. 

Le national-socialisme, qui modifia de manière totalitaire le droit pénal, se montra au contraire plus libéral à l’égard de la Mensur, qui fut à nouveau autorisée dès 1933. Le régime alla même, en 1935, jusqu’à préciser dans le paragraphe 210 A du code pénal que les Mensuren ne pouvaient faire l’objet de poursuites. Les révolutionnaires nationaux-socialistes ne s’illustraient pas toujours de manière très brillante dans cet exercice issu d’une longue histoire et chargé de tradition ; lors d’un duel au sabre lourd, un professeur de l’Université de Leipzig, qui avait provoqué le Führer du groupe de SA de sa ville, eut raison de son adversaire en trois minutes et trente secondes. Peu après l’interdiction des corporations, en 1937, le Reichsstudentenführer mit également la Mensur hors la loi. 

La réconciliation des deux modèles de corporatisme ?
 

L’impunité pénale dont jouissait la Mensur depuis 1933 fut supprimée par les alliés en 1945. La situation juridique actuelle a été précisée à l’occasion d’une affaire dont eut à connaître le cour suprême de justice de Karlsruhe (BGH) dont on parla sous le nom du "Mensur-Prozess" de l’Université demedium_combat.jpg Göttingen. La cour relaxa un étudiant duelliste, inculpé pour coups et blessures. La décision relève que si la Mensur peut en effet entraîner des blessures graves au sens du code pénal, celles-ci ne sont pas répréhensibles, les règles de la Mensur ayant été acceptées par les deux protagonistes. La cour relève également que cette pratique ne porte pas atteinte aux bonnes mœurs. Il n’y a donc pas lieu d’en réprimer l’exercice. Le recteur de l’Université de Berlin de l’époque ne se réjouit pas de ce jugement. Peu de temps après l’arrêt, il tenta de pénétrer dans une Kneipe pour empêcher un duel qui était en train de s’y dérouler ; on l’en chassa avec la dernière fermeté et non sans quelques brutalités choisies. 

Si la loi n’interdit plus vraiment la Mensur, les statuts de nombreuses corporations ont cessé de l’exiger. La vague contestataire de la fin des années 1960 conduisit plusieurs corporations membres de la Deutsche Burschenchaft à refuser le duel. Elles furent exclues du mouvement, tambour battant. Mais refusant de se le tenir pour dit, elles demandèrent en justice leur réintégration. Elle leur fut accordée. Pour maintenir un semblant d’unité entre les différentes tendances, la DB finit par remettre la décision de continuer à pratiquer le duel à l’appréciation de chaque corporation. Ce qui explique qu’une certaine hétérogénéité règne sur le front des corporations allemandes, cristallisée notamment autour de cette question du duel. Sur les 133 associations de Burschenschaften actuelles, 10 ont aboli la Mensur, 64 continuent de la considérer comme obligatoire, 59 comme facultative. 

Il n’est plus indispensable aujourd’hui que le sang coule. Nul n’est déshonoré s’il ne parvient pas à entamer le cuir ou la couenne de son Kontrahent. La Mensur exige seulement de chacun des participants qu’il s’expose et qu’il coure un risque sérieux d’être blessé. On a un temps envisagé de remplacer le cérémoniel du combat à l’épée par une forme plus moderne, ou plus exotique, la "Sportmensur" : les adversaires, torse nu, tiennent à la main un long bâton de bois dont ils doivent se porter de rudes coups, au besoin jusqu’à s’assommer. Mais cette idée n’a pas réussi à s’imposer. 

De façon plus générale, il est curieux de voir dans certaines corporations le rôle du duel devenir de plus en plus purement esthétique, voire spirituel. On redécouvre la symbolique du combat. L’enjeu véritable de la Mensur n’a jamais tant été la victoire que la défense des valeurs d’une caste, il ne s’agit pas de triompher d’un adversaire plus faible, mais au contraire de se montrer capable de défendre le faible en toute circonstance. Avant tout, il importe de surmonter sa propre peur. Certaines corporations le reconnaissent. Il est d’autres moyens que la Mensur d’arriver à ce but. Et d’autre part, quel intérêt de classe les étudiants ont-ils encore à défendre, dans les universités-usines avec vue sur le chômage de masse ? Peut-être le seul privilège qui restent à certains nostalgiques des parfums exaltants de l’ancien honneur, est-il celui d’avoir encore des yeux pour pleurer. 

 

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Franz WISSANT, juriste, pour Theatrum Belli

Membre de la Verbindung catholique UNITAS

Corporation étudiante ne pratiquant plus la Mensur.

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mercredi, 28 février 2007

Le siècle des guérillas selon G. Chaliand

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A lire sur: http://www.geostrategie.com/

Gérard Chaliand/ Marion Van Renterghem

Le siècle des guérillas
 

Pour Gérard Chaliand, spécialiste des conflits armés, les guerres asymétriques entre grandes puissances et forces non conventionnelles vont se multiplier. Les armées n’y sont pas préparées.

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Charles IV, Duc de Lorraine: cauchemar de Richelieu

Laurent SCHANG :

Charles IV, Duc de Lorraine: le cauchemar de Richelieu

Trouvé sur : http://theatrumbelli.hautetfort.com/

medium_lorraine.jpgGlorieuse et apaisée. C’est en ces termes que le Père Wilhelm, dans son Histoire abrégée des Ducs de Lorraine (terminée de rédiger en 1735), conte la mort, survenue trois quarts de siècle plus tôt, de Charles IV de Lorraine et de Bar, de très noble et antique lignée.

Comme le comédien rêvait de mourir sur scène, Charles IV expira sur son lit de camp, dans sa douzième campagne, au quatorzième jour du cinquième mois de sa soixante et onzième année, son fidèle tambour ruisselant de larmes à ses pieds.

Lorsque, soulevant le lourd brocart, le chirurgien général parut hors de la tente, sa perruque à la main, tous comprirent que l’âme de leur seigneur et duc s’en était retournée vers Dieu. Alors la plaine résonna d’une même plainte et dix mille Lorrains s’agenouillèrent pour demander pardon.

Une dernière salve, puis l’instrument se tut. L’enfant avait crevé la peau du tambour.

Ainsi s’acheva la vie courtoise et picaresque du chevalier Charles de Vaudémont, duc de Lorraine, descendant en ligne directe de l’Empereur Charlemagne et de Godefroy de Bouillon, le 18 septembre 1675, consacré depuis date de grande affliction pour les défenseurs des libertés ducales.

La dépouille, encore toute auréolée de l’écrasante victoire remportée le 11 août à Consarbrück, non loin de la ville de Trèves, contre l’armée du roi de France, sous le commandement du présomptueux maréchal de Créqui, fut prestement embaumée et ramenée à Nancy.

Destin de reître que celui de cet aristocrate, promis à briller dans les meilleures cours d’Europe, et qui voua sa vie et sa fortune à contrecarrer les plans hégémoniques de la couronne de France sur tous les champs de bataille du continent.

Fils né le 5 avril 1604 de François de Lorraine-Vaudémont et de Chrétienne de Salm, Charles va prendre une part active à tous les événements d’un siècle agité par les appétits de conquête et l’émergence, sur fonds de guerre religieuse, d’une idée nouvelle : les frontières « naturelles » des Etats. S’il rechigne à l’étude, le garçon montre tôt des dispositions de bretteur et de cavalier, de même qu’un goût prononcé pour l’art de la guerre, qu’il saura mettre à profit le moment venu.

Sa majorité seigneuriale acquise, Charles monte sur le trône de Lorraine. L’historien Christian Bouyer nous brosse le portrait du jeune souverain : « Agé de vingt-trois ans, Charles IV est un personnage orgueilleux, insouciant, étourdi et brouillon. Au physique, c’est un homme d’une taille élancée, avec un visage osseux, une abondante chevelure blonde et ‘‘un nez flairant loin’’. Malgré une éducation incomplète, le duc possède certaines qualités : c’est un excellent cavalier qui aime l’exercice au grand air, il est aussi un beau parleur qui ne néglige pas les choses de l’esprit. » (in La duchesse de Chevreuse, Pygmalion, 2002)

Une autre de ses qualités, et non des moindres, est sa fidélité. Fidélité intangible au Saint Empire romain germanique. Fidélité à la parole donnée à ses sujets lors du sacre, en la chapelle des Cordeliers. Fidélité enfin au parti catholique, dont il s’érige en champion.

Aussitôt, la guerre de Trente Ans le jette dans la mêlée européenne.

Ses détracteurs posthumes auront beau jeu de lui reprocher son entêtement à refuser le retournement d’alliance offert par Louis XIII, sur les conseils de son Premier ministre, le cardinal de Richelieu. Rarement l’adjectif machiavélique convint davantage à un homme d’Etat. Depuis Louis XI, le royaume de France convoite le duché, à la fois passage obligé vers la riche Alsace, Strasbourg et le Rhin qui la borde, et obstacle intolérable dans sa politique du Pré carré. Or, Charles IV ne cache pas ses ambitions d’intercesseur dans le conflit qui déchire l’Europe rhénane. Le cardinal, que hante le souvenir des ducs de Guise et leurs intrigues – des Lorrains eux aussi – tient son prétexte.

Quarante années durant, dont vingt à cheval et en armure, Charles IV va défendre bec et ongles l’indépendance du duché. Prenant la longue route de l’exil à la tête de son armée pour soutenir la maison d’Autriche. N’hésitant pas à abdiquer en faveur de son frère Nicolas-François afin que la famille ducale ne soit pas inquiétée.

L’époque, le « Grand Siècle » comme on l’appellera plus tard, est à la rouerie, la duplicité diplomatique. Charles IV évolue dans ce monde de faux semblants en grand capitaine de compagnie. Quand il ne franchit pas le Rhin pour reprendre Nancy, il chevauche du Palatinat jusqu’aux Flandres et porte secours aux Impériaux.

De siège interminable en bataille rangée, sa témérité, sa crâne attitude sous la mitraille stupéfient les chroniqueurs. De Lisbonne à Moscou, les cours d’Europe s’enthousiasment au récit de ses exploits. Charles n’est pas homme à diriger ses troupes à bonne distance du feu ennemi. Piétinée par les Suédois, occupée par les Français, ravagée par les Croates, la Lorraine moribonde renaît partout où se dressent ses couleurs : « Etendard à fond jaune, traversé d’une croix rouge. Au centre, l’écusson ovale de Lorraine surmonté d’une couronne ducale ; à chaque angle une croix à double croisillon. » (M. Dumontier)

En 1638, déferlant du Luxembourg, il réussit un temps à chasser l’armée royale du pays. Un camouflet pour Louis XIII et une humiliation personnelle pour Richelieu, qui désormais, jusqu’à sa mort, va poursuivre Charles IV d’une haine vengeresse. Par tous les moyens, « l’âne rouge », ainsi que le surnomme Charles, va tâcher d’attenter à la vie de son irréductible ennemi. Des tentatives d’assassinat, d’empoisonnement par lettre dont les mémorialistes tiendront le registre détaillé. Le cardinal botté et caparaçonné du siège de La Rochelle s’avère bien digne du sinistre personnage dépeint par Alexandre Dumas dans Les trois mousquetaires.

Le 5 août 1643, tandis que les foudres cardinalesques se déchaînent contre le malheureux duché, Charles IV défait encore de belle manière Turenne et le Grand Condé à la bataille de Fribourg. Mais en cette vingt-cinquième année de guerre ininterrompue en Europe, les gazettes se passionnent d’abord pour ses péripéties amoureuses.

Charles IV a épousé Nicole de Lorraine en 1621. Son titre, il le doit à Nicole. Cela ne l’empêche pas en avril 1637 de contracter secrètement mariage avec Béatrix de Cusance, veuve de François-Thomas de Cantecroix, sa maîtresse.

Le prince des Ligueurs, bigame ! Excédé, le Pape Urbain VIII finit par excommunier Charles le 13 avril 1642. Les Lorrains, pourtant fervents catholiques, ne lui en tiendront pas rigueur, bien au contraire, qui continueront à acclamer Béatrix comme leur seconde duchesse. Il est vrai qu’à la différence de Nicole, la belle accompagne le duc Charles dans toutes ses expéditions militaires.

En 1648, le subit mouvement de Fronde qui succède au traité de Westphalie redonne à Charles l’espoir de reconquérir son duché. Il caresse même l’idée grandiose d’assiéger Paris. Mais ses talents de négociateur révèlent bientôt leurs limites et Charles, abandonné par les Impériaux, doit rebrousser chemin.

D’autres aventures l’attendent ailleurs. Contraint à un nouvel exil en 1654, sous la poussée des armées françaises, Charles IV est arrêté par les Espagnols ses alliés le 25 février et envoyé sous forte escorte à Tolède. La trahison scandalise jusqu’au Pape. Libéré en 1659, il ne fait son entrée à Nancy qu’en 1663, sous la protection, ironie de l’Histoire, de Louis XIV.

L’idylle cependant ne dure pas. Le roi de France accorde certes aux Lorrains le droit de tenir cour, de légiférer, mais Charles est empêché de commander et toute politique étrangère lui est interdite. Convaincu de conspiration en 1670 par un Louis XIV qui prépare l’invasion de la Hollande et a besoin pour ce faire de garantir la paix sur ses marches, Charles IV prend la fuite à l’arrivée des mousquetaires puis rejoint le camp des Impériaux. Sa dernière campagne commence.

 Laurent SCHANG

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Charles IV en quelques dates :

•5 avril 1604 : naissance de Charles IV

• avril 1637 : Charles IV épouse en secret Béatrix de Cusance, sa maîtresse.

• 13 avril 1642 : le pape Urbain VIII l’excommunie.

• 5 août 1643 : Charles IV bat à plate couture Turenne et le Grand Condé à la bataille de Fribourg. Richelieu fait raser les villes fortifiées qui jalonnent les frontières sud et ouest du duché.

• 1645 : Charles IV arme le navire « L’Espérance de Lorraine » pour venir en aide aux Irlandais insurgés.

• 1648 : signature du traité dit de Westphalie. La Lorraine sort de la guerre dépeuplée aux deux tiers, sa population décimée par les pillages, la famine et la peste.

• 25 février 1654 : Charles IV est arrêté par les Espagnols et envoyé en détention à Tolède.

• 1663 : Charles IV rentre à Nancy.

• 1665 : Charles IV épouse Marie-Louise d’Apremont, de très loin sa cadette.

• 1670 : Charles IV s’enfuit de Nancy et rejoint le camp des Impériaux en Hollande.

• 11 août 1675 : victoire de Charles IV à la bataille de Consarbrück

• 18 septembre 1675 : mort de Charles IV. Enterré en l’église de la Chartreuse de Bosserville, au sud de Nancy, sa dépouille ne sera pas transférée dans le caveau ducal de la Chapelle des Cordeliers avant 1823.

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A lire également :

Henry Bogdan, La Lorraine des ducs –  Sept siècles d’histoire, Perrin, 2005.

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Coopération Russie/Amérique latine

Youri Zaïtsev

Russie-Amérique latine : coopération dans les sciences, les techniques et l’innovation

trouvé sur: http://www.geostrategie.com/

Parmi les priorités majeures de la politique extérieure de la Russie figure l'intensification du dialogue politique et de la coopération économique avec les Etats d'Amérique latine. Cela s'explique par le volume important du marché latino-américain, les possibilités élevées de livraison aux pays de cette région de produits russes de haute technologie et de services, ainsi que par les positions de leader occupées par les pays latino-américains sur des marchés mondiaux des matières premières agricoles et de l'agroalimentaire.

Globalement, les perspectives de la coopération économique entre la Russie et les pays d'Amérique latine sont bonnes. Le commerce avec l'Amérique latine représente aujourd'hui environ 4 % de l'ensemble des échanges extérieurs de la Russie, et ce chiffre pourrait parfaitement doubler, voire tripler. Avec le Brésil, par exemple, les échanges bilatéraux atteignent dès à présent les 3 milliards de dollars. A l'époque soviétique, le record avait atteint 835 millions de dollars, mais il n'avait tenu à ce niveau qu'en 1983. Toutefois, à l'époque, 60 % des exportations étaient constituées par des machines et biens d'équipement. Aujourd'hui, les 3/4 des livraisons russes à destination du Brésil, de l'Argentine et du Mexique sont constituées par des engrais minéraux. Il n'y a qu'avec Cuba que le volume des équipements dans la balance commerciale soit assez élevé. Mais il s'agit, pour l'essentiel, de pièces pour des matériels achetés à l'époque de l'URSS.

La coopération dans le secteur de l'innovation n'est à l'évidence pas assez développée. Elle est même tout simplement absente depuis des années avec certains pays. Le Chili et le Pérou, par exemple, donnent une liste des 25 pays qui sont les plus gros investisseurs dans leur économie. La Russie n'y figure pas. Il en va de même pour le Mexique : il y a bien des investissements russes, mais ils sont très faibles. Les axes de coopération les plus prometteurs de la Russie avec les pays latino-américains sont les matières premières énergétiques, les combustibles, l'énergie, la métallurgie, l'industrie chimique et pétrochimique, les constructions mécaniques, le transport et l'agro-industriel.

Dans le secteur des hautes technologies, il convient de noter la coopération dans le secteur spatial. Des satellites mexicains, chiliens et argentins sont lancés à l'aide de fusées russes. Un cosmonaute brésilien a effectué un vol dans l'espace à bord d'un vaisseau russe Soyouz, et l'on est en train de réaliser un programme de création, d'après un projet russe, d'un polygone de tir moderne sur le cosmodrome d'Alcantara, dans l'Etat de Maranhao. Les spécialistes russes apportent une aide au Brésil pour élaborer des moyens efficaces de mise orbite de charges utiles.

Dans le secteur énergie-combustibles, la coopération et la transmission de technologies pourraient s'orienter vers l'introduction de méthodes modernes de recherche, de prospection et de monitoring des réserves de matières premières minérales et organiques (notamment à partir de l'espace), d'élévation du niveau d'extraction et d'exploitation, ainsi que vers la création de systèmes très fiables et écologiquement sûrs de transport. C'est ainsi que le russe Rusal a acquis au Guyana une des plus grosses compagnies d'extraction de bauxite et y a déjà réalisé pour plusieurs milliards de dollars d'investissements. Ces investissements permettront à la Russie de recevoir annuellement deux millions de tonnes de bauxite. Un chiffre assez élevé à l'échelle de la Russie, et a fortiori du Guyana.

Le géant pétrolier russe Lukoil s'emploie activement à consolider ses positions sur le marché latino-américain des matières premières énergétiques.

Dans la production d'énergie, la politique d'innovation peut se concentrer sur la création et l'utilisation d'installations vapeur/gaz pour les centrales électriques brûlant du combustible gazeux et d'unités force/vapeur à très haut rendement, utilisant de toutes nouvelles technologies de combustion des combustibles solides. La compagnie électronénergétique russe Silovye Mashiny (anciennement Energomashexport) a remporté les enchères pour la livraison d'équipements pour des centrales électriques au Mexique, au Brésil et au Chili.

La réalisation de cycles technologiques de production directs, garantissant une économie maximale de ressources et d'énergie à tous les stades du processus, est particulièrement d'actualité pour les pays latino-américains ayant une industrie métallurgique assez développée. Le même objectif – introduction de technologies économisant les matériaux et l'énergie – est fixé dans l'industrie chimique et pétrochimique.

Dans les constructions mécaniques, l'expérience russe d'automatisation des processus de développement et de production peut faire l'objet d'une demande, de même que l'utilisation de méthodes novatrices de traitement haute précision des matériaux, de contrôle et de diagnostic des pièces et agrégats au cours du processus de leur fabrication et de leur exploitation.

La coopération technologique dans les transports peut se développer dans les domaines du renouvellement et du perfectionnement des moyens de transport, des véhicules et des équipements. Des camions russes Oural sont achetés par l'armée uruguayenne. Une usine de montage d'Avtovaz fonctionne en Equateur. Du matériel aéronautique, essentiellement des hélicoptères, est vendu au Mexique, au Venezuela, à la Colombie et au Pérou.

Pour de nombreux experts russes, la principale forme de coopération garantissant l'élaboration et la commercialisation des projets d'innovation russes devrait être la création avec des compagnies latino-américaines de coentreprises dans des secteurs des hautes technologies aussi bien pour élaborer des modèles pilotes de coopération de productions conjointes de haute technicité que pour porter des réalisations russes novatrices au stade de l'utilisation commerciale. Il convient d'avoir présent à l'esprit, ce faisant, que les projets d'innovation ne seront efficaces que s'ils reposent sur des recherches fondamentales et appliquées de pointe et s'ils sont destinés dès le début à être commercialisés.

Une condition importante, même si elle n'est pas décisive, du succès dans la coopération scientifique, technique et dans le secteur de l'innovation entre la Russie et les pays latino-américains est sa stimulation active par l'Etat russe. Ce dernier doit notamment soutenir les projets nationaux présentés lors des salons internationaux, élargir la délivrance de licences de technologies nationales à l'étranger, garantir la transparence des exportations et importations de technologies.

L'Amérique latine constitue pour la Russie un partenaire économique et commercial extraordinairement intéressant et prometteur. Il en est ainsi du Brésil, qui est le quatrième producteur mondial d'avions et un leader sur le marché des appareils régionaux et moyen courrier, dont il détient 45 %. Avec pourtant un paradoxe : la Russie achète ces avions aux Etats-Unis, alors que les Etats-Unis eux-mêmes les achètent au Brésil…

Youri Zaïtsev est conseiller académique de l'Académie des sciences de l'ingénierie
RIA Novosti

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mardi, 27 février 2007

Réponses à José Luis Ontiveros

Robert Steuckers :

 

Réponses à José Luis Ontiveros

 

 

Il y a plus d’une dizaine d’années (le temps passe si vite…), le journaliste et écrivain mexicain José Luis Ontiveros avait interviewé Robert Steuckers pour le grand journal de Mexico « Uno mas Uno ». Voici la version française de cet entretien, pour la première fois  sur le net !

 

 

1. Quelle géopolitique devrait déployer un pays émergeant comme le Mexique?

 

 

RS: Il me semble difficile de répondre à cette question à la place des Mexicains. Néanmoins, vu d'Europe, il semble que le Mexique n'a pas actuellement les moyens financiers et militaires d'imposer une ligne di­rectrice dans la région. Surtout, sa flotte ne fait évidemment pas le poids devant celle du gendarme du globe, les Etats-Unis. Que faire dès lors qu'on ne peut pas affronter directement le maître du jeu? Les règles sont simples: elles dérivent de la pensée de Frédéric List, qui a jeté les bases de la pratique autar­cique. Bien sûr, il sera difficile de faire passer une logique autarcique dans le contexte ac­tuel; les adver­saires intérieurs et extérieurs de toute logique autar­cique passeront leur temps à la torpiller. La lutte pour un projet géopolitique indépendant et autonome passe par une lutte quoti­dienne pour la “colonisation inté­rieure”, c'est-à-dire pour la renta­bilisation maximale et pour le centrage maximal possible des capi­taux mexicains au Mexique. La “colonisation intérieure”, dans la tra­dition politique autarciste, c'est d'abord constater que si notre pro­pre outillage industriel, technique, éducatif est limité, nous en­trons automati­quement dans la dépendance d'un Etat possèdant un outil­lage plus complet. Il s'agit alors de travailler po­litiquement, patiem­ment, au jour le jour, à combler la différence. Ce processus pourra s'étendre sur un très long terme. Mais au quotidien, toute politique de “petits pas” peut payer. Et il s'agit aussi, pour les te­nants de la logique autarciste, de critiquer sans relâche et de com­battre les politiques libérales qui enten­dent faire de tous les sys­tèmes socio-politiques de la planète des systèmes “pénétrés”. Le meilleur exem­ple, pour les pays émergents, reste celui de France-Albert René, Président de l'Archipel des Seychelles, qui disait qu'il fallait que les petits pays diversifient au maximum leurs sources d'approvisionne­ment, afin de ne pas trop dépendre d'un seul four­nisseur. Situé en­tre les deux plus vastes océans du Globe, le Mexique pourra diffici­lement se soustraire dans l'immédiat de la forte tutelle américaine, mais en se four­nissant en Europe, au Japon, dans les autres pays ibéro-américains, il pourra réduire à moyen ou long terme ses dé­pendances à l'égard des Etats-Unis au moins au tiers du total de ses dépendances. Le reste suivra.

 

 

2. Quelle sont les principales caractéristiques de la géo­politique depuis la “fin de l'histoire” annoncée par Fuku­yama et la domination unipolaire des Etats-Unis qui règne aujourd'hui sur la planète?

 

 

Que Washington croie que la “fin de l'histoire” soit advenue ou que la domination des Etats-Unis soit dé­sormais unipolaire ne change rien à la complexité factuelle et constante des options géopolitiques des Etats ou des groupes d'Etats ou même des Eglises ou des reli­gions. Mais le “Nouvel Ordre Mondial” que Bush a tenté d'imposer avait été prévu avec clarté par un conseiller du Président algérien Chadli, le diplo­mate et géopolitologue Mohammed Sahnoun. Pour lui, l'analyse d'une constante de l'histoire, en l'occur­rence l'“hyper­tro­phie impériale”, par le Prof. Paul Kennedy, dans son cé­lèbre livre The Rise and Fall of the Great Powers (1987), a obligé Washington à modifier sa stratégie planétaire: pour éviter cette hy­pertro­phie qui mène au déclin, elle devait concentrer son pouvoir militaire sur l'es­sentiel. Et, pour Washington, cet essentiel est constitué par les zones pétrolifères de la péninsule arabique. La Guerre du Golfe a été un ban d'essai, pour voir si la logistique amé­ricaine était au point pour déployer rapidement des forces conven­tionnelles dans cette zone et vaincre en un laps de temps très court pour éviter tout syndrome viet­namien. Ensuite, il a fallu démontrer au monde que les Etats-Unis et leurs alliés étaient ca­pables de con­trôler une zone de repli et une base arrière, la Corne de l'Afrique et la Somalie. D'où les opé­rations onusiennes dans cette région haute­ment straté­gique. Les Etats-Unis ne pouvaient envisager un retrait partiel d'Eu­rope et d'Allemagne que s'ils étaient sûr qu'un déploie­ment logisti­que massif pouvait réussir dans la Corne de l'Afrique et la pénin­su­le arabique.

 

 

3) Quelles sont les perspectives de la géopolitique dans le monde islamique qui per­mettrait à celui-ci de se soustrai­re au schéma démo-libéral qu'imposent les Etats-Unis et l'Occident?

 

 

Parler d'un seul monde islamique me paraît une erreur. Le géopoli­tologue français Yves Lacoste parle à juste titre “des islams”, au plu­riel. Il existe donc des islams comme il existe des christianismes (ca­tho­liques, protestants, orthodoxes), poursuivant chacun des ob­jectifs géostratégiques divergents. Dans le monde islamique, il y a des alliés inconditionnels des Etats-Unis et il y a des adversaires de la politique globale de Washington. Aujourd'hui, dans les premiers mois de 1996, il me paraît opportun de suivre at­tentivement les propositions que formulent les diplomates iraniens, dans le sens d'une alliance entre l'Eu­ro­pe, la Russie, l'Iran et l'Inde, contre l'al­lian­ce pro-occidentale, plus ou moins formelle, entre la Turquie, Is­raël, les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, les Emirats et le Pakistan. Cet­te alliance occidentale regroupe des islamistes laïcs et modérés (les Turcs) et des islamistes fondamentalistes et conservateurs (les Saou­diens). Le clivage ne passe donc pas entre fondamentalistes et modérés, mais plus exactement en­tre les diverses traditions diplo­matiques, très différentes et souvent antagonistes, des pays mu­sul­mans res­pectifs. La Turquie laïque veut contenir la Russie et re­ve­nir dans les Balkans (d'où son soutien à cer­tains partis bosniaques), vœux qui correspondent aux projets américains, qui cherchent à éviter toute sy­ner­gie entre l'Europe, la Russie, l'Iran et l'Inde. L'Irak de Saddam Hussein représentait un pôle à la fois pa­n­arabe et stato-national, comparable, en certains points, au gaul­lisme anti-améri­cain des années 60. Ce pôle a cessé d'avoir du poids après la Guerre du Golfe. L'Arabie Saoudite veut contenir et le na­tiona­lis­me arabe des baasistes irakiens et et les chiites iraniens, ce qui l'oblige à de­man­der constamment l'aide de l'US Army. Le Pakistan reprend son vieux rôle du temps de l'Empire britannique: barrer à la Russie la route de l'Océan Indien. Dans le Maghreb, des forces très divergen­tes s'affrontent. En Indonésie, autre grand Etat musulman, —mais où l'islamité ne prend pas la forme des inté­grismes intran­sigeants, très religieux et très formalistes, d'Iran, d'Arabie Saoudite, du Soudan ou d'Algérie—,  il s'agira de repérer et de distinguer les forces hos­ti­les des forces favorables à une alliance entre Djakarta et un bi­nôme in­do-nippon. En effet, le Japon tente de financer et d'équiper une puis­sante flotte indienne qui sur­veillera la route du pétrole depuis le Golfe Persique jusqu'à Singapour, où une nouvelle flotte japonaise prendrait le relais, assurant de la sorte la sécurité de cette grande voie de communication maritime à la place des Etats-Unis. A la sui­te de la Guerre du Golfe, les Américains avaient demandé à leurs alliés de prendre le relais, de les décharger de leurs missions mili­tai­res: mais l'initiative japonaise soulève aussi des in­quiétudes...

 

 

4) Quel doit être le point de référence d'une géopolitique ibéro-américaine et quelles doivent être les alliances stra­té­giques de la «Romandie américaine»?

 

 

Je ne devrais pas répondre à la place des Ibéro-Américains, mais, vu d'Europe, il me semble que la géo­politique continentale ibéro-américaine devrait tenir compte de trois axes importants:

 

a) Se référer constamment aux doctrines élaborées au fil des dé­cennies par les continentalistes ibéro-américains qui ont compris très tôt, bien avant les Européens, quels étaient les dangers d'un panaméri­canisme téléguidé par Washington. Il existe donc en “Ro­mandie américaine” une tradition politico-intellec­tuelle, portée par des auteurs très différents les uns des autres, mais qui, au-delà de leurs différences, vi­sent tous un but commun: rassembler les forces romandes du Nouveau Monde au niveau continental pour conserver les autonomies et les différences au niveau local.

 

b) Pour échapper à toute tutelle commerciale et industrielle de Wa­shington, les Etats latino-américains doi­vent appliquer au maxi­mum la logique autarcique, base du développement autonome des na­tions, im­po­ser la préférence continentale ibéro-américaine et di­ver­si­fier leurs sources d'approvisionnement dans les matières que les autarcies locales et grand-spatiale ne peuvent pas encore leur pro­cu­rer. Dans un pre­mier temps, il faudrait que les fournitures non na­tionales et non ibéro-américaines viennent à 30% des Etats-Unis, à 30% du Japon, à 30% d'Europe et à 10% d'ailleurs.

 

c) Ensuite, il faut se souvenir d'un projet que De Gaulle avait car­res­sé dans les années 60: organiser des ma­nœuvres navales com­munes dans l'Atlantique Sud entre la France, l'Afrique du Sud (ce qui est dé­sor­mais problématique), l'Argentine, le Brésil, le Portugal et le Chi­li. Une coopération qu'il serait bon de réac­ti­ver. L'écrivain fran­çais Dominique de Roux voyait dans ce projet l'ébauche d'un “cin­quiè­me empire”.

 

 

5) Un réaménagement géopolitique mondial aura-t-il lieu contre la domination de l'américanosphère?

 

 

En dépit du matraquage médiatique, l'américanosphère n'est plus un modèle, comme c'était le cas de la fin des années 40 jusqu'aux Golden Sixties. L'hypertrophie impériale, la négligence des secteurs non mar­chands au sein de la société civile nord-américaine, l'effon­dre­ment de la société sous les coups de bou­toirs de l'individualisme for­cené, a créé, sur le territoire des Etats-Unis une véritable société dua­le qui exerce de moins en moins de pouvoir de séduction. Le my­the individualiste, pierre angulaire du libéralisme et de l'écono­mis­me américain, est aujourd'hui contesté par les “communauta­riens” et par des idéologues originaux comme les bio­régionalistes. Les Etats-Unis, en dépit de leur protectionnisme im­plicite (où le “lais­sez-faire, laissez passer” n'est bon que pour les autres), ont né­gligé la colonisation intérieure de leur propre terri­toire: routes, in­frastructures, chemins de fer, lignes aériennes, écoles, etc. laissent à désirer. Le taux de mortalité infantile est le plus élevé de tous les pays développés. Tôt au tard, ils devront af­fron­ter ces problèmes en abandonnant petit à petit leur rôle de gendarme du monde. L'ère des grands es­pa­ces semi-autarciques, annoncés par l'économiste hé­té­rodoxe français François Perroux, s'ouvrira au 21ième siècle, cher­chera à mettre un terme au vaga­bondage transcontinental des capitaux, à imposer une logique des investissements localisés et sur­tout, comme le voulait Perroux (qui admirait les continen­talistes ibéro-américains) pariera pour l'homme de chair et de sang, pour l'homme imbriqué dans sa com­mu­nauté vivante, et pour ses capa­ci­tés créatrices.

 

 

6) Quel est le futur de l'Etat national? Sera-t-il remplacé par un “Etat universel”?

 

 

En Europe, l'Etat national est en crise. Mais cette crise n'est pas seu­le­ment due à l'idéologie libérale et universaliste dominante. Si la cen­tralisation de l'Etat a été un atout entre le 17ième et le 19ième siècles et si les Etats centralisateurs, tels l'Espagne, la France ou la Suède, ont pu déployer leur puissance au dé­triment des pays mor­celés issus directement de la féodalité, les nouvelles technologies de communica­tion permettent dorénavant une décentralisation per­for­mante pour la société civile, l'économie industrielle (et non spé­cula­ti­ve!) et, partant, pour les capacités financières des pouvoirs pu­blics, ce qui a immédia­tement des retombées dans les domaines de la haute technologie (maîtrise des télécommunications et des satel­li­tes), de la chose militaire (armement de pointe) et de la ma­tière gri­se (université et recherche performantes). Ou permettent des re­cen­trages différents, en marge des vieilles capitales d'Etat. Pour cet­te raison le fédéralisme est devenu une nécessité en Europe, non pas un fédéralisme diviseur, mais un fédéralisme au sens étymo­lo­gi­que du terme, c'est-à-dire un fédéralisme qui fédère les forces vi­ves du pays, ancrées dans des tissus locaux. Je veux dire par là que les provinces périphériques des grands Etats cen­tralisés et classi­ques d'Europe ont désormais le droit de retrouver un dynamisme na­turel auquel elles avaient dû renoncer jadis pour “raison d'Etat”. Le fédéralisme que nous envisageons en Europe est donc un fé­déra­lis­me qui veut redynamiser des zones délaissées ou volontairement mises en jachère dans les siècles précédents, qui veut éviter le dé­clin de zones périphériques comme l'Arc Atlantique, du Portugal à la Bretagne, le Mezzogiorno, l'Extramadure, etc. Et puis, dans un deu­xième temps, rassembler toutes ces forces, les nouvelles comme les anciennes, pour les hisser à un niveau qualitatif supérieur, dont Carl Schmitt, déçu par l'étatisme classique après avoir été un fer­vent défenseur de l'Etat de type prussien et hégélien, avait annoncé l'advenance: le Grand-Espace. En Europe, la réorganisation des pays, des provinces, des patries charnelles et des vieux Etats sur un ni­veau “grand-spatial” est une né­cessité impérieuse. Mais hisser nos peuples et nos tribus à ce macro-niveau grand-spatial exige en com­pensation une redy­namisation de toutes les régions. L'objectif grand-spatial est insépa­rable d'un recours aux dimensions locales. Ail­leurs dans le monde, cette dialectique peut ne pas être pertinen­te: en Chine et au Japon, l'homogénéité du peuplement rend inutile ce double redimension­nement institutionnel. En Amérique latine, l'hé­térogénéité culturelle et l'homogénéité linguistique exigeront un redimensionnement institutionnel différemment modulé. Nous au­rons donc une juxta­position de “grands espaces” et non pas un Etat unique, homgénéi­sant, policier et planétaire, correspondant aux fan­tasmes des idéo­logues uni­versalistes, qui continuent à faire la pluie et le beau temps dans les salons parisiens.

 

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L'eau: atout russe à l'ère post-pétrolière

L'eau sera l'atout majeur de la Russie à l'ère post-pétrolière

trouvé sur: http://theatrumbelli.hautetfort.com/

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Selon le "Rapport sur le développement de l'homme" rendu public récemment par le Programme de développement de l'ONU (PNUD), l'accès à l'eau douce doit être reconnu comme un "droit de l'homme". Or, les prévisions n'ont rien de rassurant: d'ici à vingt ans pas moins de 40% des habitants de la planète seront confrontés à une grave pénurie d'eau tandis qu'entre 2025 et 2035 la consommation mondiale d'eau douce sera proche du niveau des ressources disponibles.

Cette situation est annonciatrice d'une crise globale gravissime parce que la concurrence toujours plus âpre liée à l'utilisation des ressources hydrauliques pourrait provoquer des conflits armés, des actes de terrorisme "hydraulique",  de véritables guerres. D'ailleurs, 37 affrontements ayant trait à l'eau se sont déjà produits au cours du dernier demi-siècle. Cependant, durant la même période plus de 200 accords interétatiques sur l'utilisation des ressources hydrauliques ont été conclus. Par conséquent, le spectre des "guerres de l'eau" pourrait aisément disparaître si l'humanité réussissait à mettre en place un système raisonnable et sûr de coopération dans le domaine des ressources hydrauliques.

Les Etats ne disposent pas tous, tant s'en faut, de grandes réserves naturelles d'eau. 90% des habitants de la terre vivent dans des pays contraints de partager leurs ressources hydrauliques avec des voisins. Dans ce sens, la Russie se trouve dans une situation avantageuse parce qu'elle est riche en eau douce et occupe la seconde place dans le monde (derrière le Brésil) pour ses réserves naturelles. On recense en territoire russe deux millions et demi de cours d'eau, plus de trois millions de lacs, dont les réserves totales sont estimées à 26.000 kilomètres cubes.

A l'heure qu'il est la Russie utilise pour ses besoins pas plus de 2% de ses réserves d'eau, par conséquent elle pourrait en faire profiter les autres. D'ici à 30-40 ans, en Russie le pétrole pourrait être remplacé par l'eau qui deviendrait ainsi la principale ressource budgétaire.

Bien sûr, il n'est pas question que l'eau devienne un article d'exportation comme le pétrole en qualité de "ressource pure". En matière d'utilisation de l'eau il y a ce que l'on appelle la loi du rendement décroissant. Les dépenses de transport de l'eau en quantités nécessaires à sa consommation industrielle, domestique et agricole augmentent brusquement en franchissant les frontières du bassin de sa source.

Cette forte hausse du coût du transport est justement la première raison qui empêche que l'eau soit commercialisée comme le brut. Par conséquent, à de rares exceptions près les dimensions des marchés de l'eau n'iront pas au-delà de celle d'un bassin. C'est la raison pour laquelle dans les pays où il y aura pénurie d'eau pour y remédier on recourra principalement aux technologies économisatrices d'eau. On pourra aussi cesser la fabrication d'articles aquavores pour privilégier leur importation.

Pour la Russie il sera bien plus rationnel et avantageux de passer aux technologies intensives en matière de rendement, d'économie et de stockage. Ces technologies se développeront activement sur le marché mondial au fur et à mesure de l'aggravation de la pénurie globale. Nous le soulignons, le marché mondial des produits aquavores est un marché de produits et non pas de matières premières. Pour que la Russie y figure en qualité de vendeuse, ses seules réserves naturelles ne suffisent pas, il faut également faire intervenir les productions utilisant de l'eau. La Russie dispose de très grandes possibilités pour bien figurer sur le marché des produits aquavores. Dans ces secteurs on trouve l'électricité, la métallurgie, l'industrie papetière, la chimie des polymères et aussi l'agriculture. Potentiellement la Russie est à même de s'imposer sur ce terrain et de devenir une importante exportatrice des produits en question.

Ces articles ne pourront être proposés que par les pays disposant de ressources hydrauliques excédentaires (Russie, Canada, Brésil, Australie). La restructuration de l'économie mondiale qu'implique le danger de crise de l'eau globale place dans une situation extrêmement favorable les pays riches en eau du moment que la demande et le prix des produits aquavores vont nécessairement croître. Par conséquent les exportateurs de ces articles se retrouveront dans une situation aussi prospère que celle que connaissent actuellement les exportateurs de pétrole. Il est très probable que la fabrication des produits aquavores constituera un volet prédominant de l'économie russe dans l'après-pétrole.

La menace de crise de l'eau globale et la hausse des prix régionaux de l'eau et des prix mondiaux des produits aquavores vont assurément ralentir la consommation d'eau. Maintenant la question est de savoir quelles seront les conséquences économiques, sociales et politiques de cette situation. Si elle sera le résultat d'actions spontanées des forces du développement économique et social, face auxquelles la civilisation sera impuissante, ou bien le fruit d'actions conséquentes, visant à assurer le développement durable de la civilisation dans le contexte d'une pénurie globale d'eau douce.

Par conséquent, la communauté mondiale aura tout intérêt à veiller à l'utilisation rationnelle des ressources hydrauliques là où elles sont présentes. Aussi l'interprétation de la sécurité hydraulique au niveau national comportera deux aspects: la satisfaction des besoins de l'économie du pays en ressources hydrauliques et l'utilisation rationnelle des ressources nationales excédentaires conformément aux besoins de la communauté mondiale. L'avantage réciproque ici est évident: l'eau et les produits aquavores iront à ceux qui en auront besoin tandis que le pays exportateur utilisera efficacement ses ressources, en les commercialisant sur le marché mondial et en obtenant un juste bénéfice. La question maintenant est de savoir si les intérêts de la Russie seront bien compris par ses élites économiques, administratives et politiques.

Viktor DANILOV-DALINIAN

membre correspondant de l'Académie des sciences de Russie

Source du texte : RIA NOVOSTI 

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Pas de parallèle entre les guerres du Vietnam et d'Irak

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Evgueni SATANOVSKI:

Ne pas établir un parallèle entre la guerre en Irak et la guerre au Vietnam

Depuis quelque temps on a de plus en plus tendance à comparer les résultats de la guerre en Irak avec le bilan de la guerre au Vietnam. On, ce sont les alliés des Etats-Unis et leurs adversaires. Les congressmen américains et les chefs des terroristes. Les politiques professionnels et "l'homme de la rue". Les journalistes et les généraux. Et ils sont tous dans l'erreur. L'Irak, ce n'est pas le Vietnam. La situation y est bien pire. Et la plupart des parallèles fondés sur les souvenirs de la guerre au Vietnam sont inapplicables dans la situation prévalant en Irak.

La différence ne réside pas dans le fait qu'au Vietnam les Américains combattaient dans la jungle alors qu'en Irak ils font le coup de feu dans le désert ou dans les quartiers urbains. Ni dans le niveau des armements et des technologies utilisés. Ni dans ce que l'Amérique était alors et ce qu'elle est devenue plusieurs décennies plus tard.

Ce qui est essentiel, c'est que la guerre au Vietnam opposait moins le Nord et le Sud de ce pays que les grandes puissances. Les Etats-Unis luttaient contre l'URSS, la guerre était un reflet de la rivalité à laquelle se livraient des modèles modernisés qui initialement appartenaient à une même civilisation. Le commerce et les contacts diplomatiques entre Washington et Moscou avaient contribué à atténuer la confrontation et à la maintenir dans un cadre déterminé. La guerre au Vietnam était un élément du "Grand jeu". Ses règles étaient peut-être pas très ragoutantes et leurs conséquences exécrables, mais elles avaient néanmoins le mérite d'exister.

A la différence de la guerre en Irak, celle du Vietnam était exempte de composante religieuse ou ethnique. Au Vietnam, un voisin ne tuait pas son voisin parce que celui-ci ne priait pas exactement de la même façon ou appartenait à une autre ethnie. La guerre du Vietnam n'était pas un conflit de civilisations. En Irak la plupart de ceux qui combattent contre les troupes de la coalition américano-britannique croient fanatiquement qu'ils défendent le monde islamique contre les "croisés". Le discours politique, il est de mise dans les parlements occidentaux, mais pas à Erbil, à Bassorah ni même à Bagdad.

Quitter le Vietnam avait été relativement facile. Le Sud-Vietnam avait subi une défaite, le Nord avait triomphé, mais c'était la victoire d'un Etat et non pas d'un élément anarchique mêlé de fanatisme religieux. Ceux qui ont triomphé au Vietnam n'avaient pas l'intention de poursuivre le combat en Europe et aux Etats-Unis. Par contre, ceux qui peuvent vaincre en Irak ne dissimulent pas que c'est là leur objectif et de par leurs actes ils montrent que ce ne sont pas là des paroles en l'air. Bien sûr, on pourrait retirer de là-bas les troupes et les conseillers militaires. Pour le congrès, le sénat et l'administration des Etats-Unis cela signifierait que la guerre en Irak est terminée. Mais pour ceux qui se battent là-bas contre l'Amérique et en sa personne l'Occident, cela ne voudrait rien dire du tout.

Aujourd'hui la guerre en Irak c'est une guerre de tous contre tous. Une guerre d'insurgés contre des occupants du point de vue irakien. Une guerre de forces coalisées contre des terroristes, du point de vue occidental. Une guerre d'arabes et de kurdes. Une guerre de kurdes et de turcomanes. Une guerre de chiites et de sunnites. L'Irak est le front principal de cette guerre qui fait rage partout dans le monde islamique, du Liban jusqu'au Pakistan. La guerre en Irak est une guerre intestine dans les communautés sunnites et un affrontement entre les leaders chiites. C'est une guerre entre les baasistes et les partisans d'Al-Qaïda. Entre les cheiks chiites locaux et ceux qui ont le regard tourné sur l'Iran. Entre les adversaires du gouvernement fantoche et les peu nombreux partisans de celui-ci. C'est une guerre de tous ces groupes contre les chrétiens, dont les communautés vivent leurs dernières années sur une Terre qu'elles avaient considérée comme natale pendant près de 2.000 ans. Une guerre de clans familiaux et de tribus, une guerre
d'autochtones contre des étrangers, peu importe d'où ils viennent et ce qu'il font. Telle est la guerre en Irak.

Si au Vietnam l'objectif de la guerre était de prendre le contrôle du pays, en Irak le pays n'est plus qu'un territoire depuis belle lurette. Aucune des parties au conflit, y compris les troupes coalisées et le gouvernement irakien, n'est à même de le contrôler ni même de prétendre sérieusement à le contrôler. L'Irak n'est plus un pays. C'est désormais un "terrain vague" de la grandeur d'un pays.

Le 11 octobre 2006, le parlement irakien a adopté la loi instituant le fédéralisme dans le pays. C'était en quelque sorte la légalisation de la création en Irak de régions autonomes ce qui, comme l'estiment la plupart des experts, débouchera prochainement sur la désintégration du pays. Parmi les chiites, le plus radical est l'imam al-Sadr qui estime possible la création en Irak d'un Etat islamique sur le modèle iranien. En 2006, le Conseil consultatif des Moudjahédines avait annoncé la création d'un Etat islamique indépendant dans les régions sunnites. L'idée d'une étaticité fédéraliste est appuyée par les dirigeants kurdes et chiites contrôlant les principales régions pétrolifères.

Le président George W. Bush est-il conscient de tout cela quand il parle de sa nouvelle "stratégie"? C'est possible. En tout cas il est prêt à assumer la responsabilité de ce qui se passe en Irak, et cela représente un poids substantiel pour tout politique. A-t-il la possibilité d'aller au devant de ses critiques? C'est exclu. D'abord parce que c'en serait fini de lui en tant que président et ensuite on lui collerait l'étiquette de pire des présidents américains du XXe siècle. Cela n'aurait tout simplement aucun sens. Atténuer les effets d'une défaite militaire, minimiser les pertes subies par les Etats-Unis, réduire le préjudice causé au Parti républicain par sa politique, c'est une chose. Prendre une décision qui permettrait de porter de nouveaux coups contre les Etats-Unis comme celui du 11 septembre, c'en est une toute autre. Aucun président américain n'envisagerait cela. D'autant que George W. Bush n'a pas fait que déclencher cette guerre, il la gère mal aussi.

En 2006, les effectifs des troupes américaines oscillaient de 123 à 150.000 hommes. Au 1er janvier 2007, les Etats-Unis avaient en Irak quelque 140.000 soldats et officiers. L'année dernière les contingents des autres pays de la coalition en Irak ont été ramenés de 21 à 16.500 hommes. Les 21.500 militaires américains supplémentaires déployés dans le pays ne feront que compenser les départs de troupes observés l'année passée et accroîtront quelque peu les forces dans les zones où les pertes américaines sont particulièrement élevées. Il s'agit en premier lieu de Bagdad et de la province occidentale d'Anbar où 30.000 militaires américains ne sont pas en mesure de faire face aux insurgés locaux et aux combattants d'Al-Qaïda.

La "stratégie" du président Bush est tout ce que l'on veut sauf une véritable stratégie. Cependant, en tant que démarche tactique elle pourrait avoir un sens. Les Américains vont devoir se redéployer. Transférer leurs troupes dans les bases situées au Kurdistan irakien, en Jordanie et dans les monarchies du golfe Persique. En contrôlant les oléoducs et les terminaux pétroliers, les gisements de pétrole et le quartier des ambassades à Bagdad, le parlement et le gouvernement, ils pourraient "partir tout en restant". Pour pouvoir réussir un redéploiement sous le feu il faut au préalable porter des frappes préventives contre l'ennemi. Pour ce faire il faut accroître les effectifs des troupes destinées à couvrir les mouvements des unités. Cela ressort de la lecture de tout manuel militaire.

Que reste-t-il à faire au président américain? La guerre civile en Irak a acquis un caractère irréversible. La démocratie, au nom de laquelle, si l'on fait abstraction de la bombe atomique inexistante de Saddam Hussein, la guerre avait été déclenchée, n'a apporté ni la sécurité ni la paix aux habitants de l'Irak. Sous la tyrannie de Saddam ils connaissaient une existence meilleure. Actuellement en Irak l'électricité est distribuée 12 heures par jour et seulement pendant 6-7 heures à Bagdad. Dans certaines régions le taux de chômage atteint 70%. Les Irakiens fuient le pays. On en recense de 500.000 à 1.000.000 en Syrie, de 500 à 700.000 en Jordanie, environ 100.000 en Egypte. Selon les autorités irakiennes, en 2006 cet exode était de 100.000 personnes par mois. Depuis 2003, plus de 2.000 000 d'Irakiens ont immigré, dont plus de 18.000 médecins, chercheurs, ingénieurs et enseignants. A l'intérieur du pays plus de 500.000 personnes craignant des persécutions ont quitté leurs lieux de résidence pour se réfugier dans les régions habitées par de fortes concentrations de leurs communautés religieuses.

Au début de 2007, les autorités irakiennes contrôlaient trois des dix-huit provinces du pays. En 2006, l'armée irakienne alignait 119.000 soldats et officiers, les effectifs de la police se montaient à 199.000 hommes. Cependant, sans le soutien de l'armée américaine, la plupart des unités irakiennes ne sont pas en état de combattre contre les insurgés et les terroristes. Exception faite des Pechmerga (combattants des unités armées kurdes) dont le nombre dépasse 100.000 et qui sont subordonnés aux leaders kurdes.

A Bagdad, les 20.000 insurgés de l'Armée du Mahdi, subordonnés au leader chiite radical al-Sadr, évincent les sunnites. Au cours de la seule année 2006, dix quartiers de Bagdad à population mixte sont devenus entièrement chiites. Les chiites prédominent également au sein de l'administration municipale. Ils ont face à eux l'Armée islamique en Irak, le Nouveau Parti Baas, les Brigades de la révolution de 1920, l'Armée de Muhammad - tous sunnites - ainsi qu'environ 1.300 combattants étrangers.

Dans le même temps Riyad et Le Caire ont exhorté les Etats-Unis à ne pas s'empresser de retirer leurs troupes d'Irak. Le premier ministre turc, Tayyip Erdogan, estime qu'il faut établir le calendrier du retrait des troupes, mais que la "réduction des effectifs doit être lente", surtout qu'en raison des actions des combattants kurdes la tension se maintient à la frontière séparant la Turquie du Kurdistan irakien. La situation est agitée aussi à la frontière avec l'Iran, quoique l'Iran ait établi des relations tant avec les chiites majoritaires au sein du gouvernement à Bagdad qu'avec les chiites radicaux qu'il aide à former des combattants et approvisionne en armes. En 2006, la Syrie a rétabli avec l'Irak les relations diplomatiques rompues depuis plus de vingt ans, mais elle a fermé sa frontière avec lui en y déployant 7.500 militaires.

Il semble bien que toutes les erreurs possibles aient été commises en Irak. Les prochaines à venir pourraient être celles faites par l'administration américaine et le président des Etats-Unis à l'égard de l'Iran ou de la Syrie, cependant elles ne devraient pas aboutir à une catastrophe régionale. La catastrophe, elle s'est déjà produite. De nouvelles guerres ou des démarches diplomatiques maladroites ne pourraient qu'accélérer ou ralentir son évolution. Le temps est le seul remède aux erreurs historiques de cette envergure. L'expérience des vieux empires coloniaux doit aujourd'hui être sollicitée plus que jamais. Elle commande d'éviter tout empressement. De ne pas se hâter de retirer les troupes pour ne pas "perdre la face". De s'entendre avec ceux avec qui il est possible de s'entendre et d'opérer avec rigueur là où il n'y a personne avec qui s'arranger. D'oublier les clichés de la seconde moitié du XXe siècle. En premier lieu de cesser de penser que la "communauté mondiale" est une réalité à même de faire quelque chose de sensé. Cette expérience demande aussi de bien comprendre que ce petit groupe de hauts fonctionnaires, de journalistes et de bureaucrates internationaux s'arroge le titre de "gouvernement universel" sans en avoir la moindre justification. Il faut procéder à une analyse poussée de la situation. Maintenir la stabilité des régimes régionaux, qu'ils soient démocratiques ou non. Cadenasser les frontières de l'Irak. Etablir progressivement des relations avec ceux qui prendront le pouvoir dans ce pays ou dans les enclaves qu'il formera en éclatant.

Ce remède a un goût amère. La réalité est injuste. Hideuse. Vexante. Très loin de l'infantilisme des politiques messianiques. Mais il faut la prendre comme elle est car il n'y en a pas d'autre.

Evgueni Satanovski est président de l'Institut du Proche-Orient,
RIA Novosti

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lundi, 26 février 2007

Pour une grande alliance eurasienne et ibéro-américaine

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Pour une Grande Alliance eurasienne et ibéro-américaine

Extrait d’une conférence prononcée par Robert Steuckers à la tribune de l’association “Terre & Peuple” de Nancy, 26 novembre 2005

Henri de Grossouvre a publié naguère un ouvrage important, suggérant à ses lecteurs les bases concrètes d’une alliance Paris/Berlin/Moscou. Cette alliance, nécessaire, ne pouvait être que défensive, n’être qu’une première étape en direction d’un projet plus vaste, dans la mesure où les territoires de cette “Triplice” étaient dépourvus de glacis, surtout en Asie centrale, après la dissolution de l’URSS, héritière de l’empire des tsars dans cette région. Pour être complète, l’alliance doit également comprendre l’Iran, l’Inde, la Chine et le Japon. De cette façon, la puissance thalassocratique du Nouveau Monde éprouverait d’immenses difficultés à se fixer et s’incruster dans les rimlands et à y disloquer les cohésions impériales.

Les cinq premières puissances de cette alliance à sept, jusqu’ici hypothétique, sont indo-européennes, c’est-à-dire qu’elles ont des références à un passé indo-européen, en dépit de l’adstrat chrétien ou musulman, le bouddhisme étant une émanation particulière de la psyché indo-européenne de l’Inde, portée au départ par un prince indien, issu de la classe des kshatriyas. L’Iran n’est islamiste aujourd’hui que parce les Etats-Unis ont soutenu Khomeiny au départ, pour éliminer le Shah et son programme de retour aux racines perses de l’antiquité, assorti d’une vision diplomatique active axée sur l’organisation du pourtour de l’Océan Indien. Le projet géopolitique du Shah était visionnaire et intéressant: Zaki Laïdi et Mohammed Reza Djalili, géopolitologues de langue française, originaires du monde musulman et, de ce fait, excellents connaisseurs des sources arabes, iraniennes, pakistanaises et indiennes, l’ont bien mis en exergue dans leurs divers travaux. La nouvelle campagne médiatique contre l’Iran, engagée à fond depuis cet automne, au nom de la non-prolifération des armements nucléaires, est un prétexte, un de plus, pour intervenir sur le rimland eurasien, et élargir les conquêtes effectuées en Afghanistan et en Irak.

Le projet de « Grand Moyen Orient »

Comme le titrait le Corriere de la Sera du 25 novembre 2005, l’Iran envisage de traiter son uranium sur le sol russe, échappant de la sorte à d’éventuelles représailles américaines ou israéliennes. Beijing soutient ce projet, tout simplement parce que l’apport de pétroles iraniens est vital pour la Chine en pleine expansion, une expansion que tente de contrecarrer Washington.

L’Europe, pour sa part, n’a aucun intérêt à ce qu’un embargo général, dans le cadre de sanctions décidées par Washington, soit imposé à l’Iran: elle en ferait les frais, car les échanges entre les Etats-Unis et l’Iran sont infimes; de ce fait, les manques à gagner frapperaient uniquement les exportateurs européens de technologies, qui, en ne commerçant pas avec l’Iran, ne bénéficieraient pas de fonds suffisants pour investir ultérieurement dans la recherche et les innovations. L’affaire iranienne, si elle est analysée au départ des règles éternelles de la géopolitique, pourrait contribuer à consolider, de manière effective, un projet de défense commun sur la masse continentale eurasienne, car, en frappant l’Iran, les Etats-Unis frapperaient le coeur géopolitique de l’espace central de cette immense masse territoriale, feraient tomber le dernier obstacle politique à leurs projets. Ils veulent en effet fabriquer un “Grand Moyen Orient”, équivalant au territoire de l’USCENTCOM, et qui serait le débouché majeur de leurs industries de consommation, tout en excluant toutes les autres puissances économiques de ce marché juteux. Ni Moscou ni Beijing ne peuvent le tolérer, car ce ré-agencement géostratégique réduirait leurs territoires respectifs à une périphérie affaiblie, sans accès à l’Océan du Milieu, objet de toutes les convoitises impériales depuis la plus haute antiquité.

Dans cette synergie, qui se dessine actuellement, les sixième et septième puissances de l’hypothétique “Grande Alliance” (GA), que nous appelons de nos voeux, soit la Chine et le Japon, commenceraient par restaurer la fameuse “sphère de co-prospérité est-asiatique”, qui donnerait ipso facto cohérence à l’aire orientale de la masse continentale eurasienne. Sur le plan spirituel et métaphysique, ces deux puissances reposent sur des religions autochtones non prosélytes, non messianiques. On ne peut donc pas se servir d’une religion de ce type, dans ces deux pays, pour déclencher désordres et révolutions, comme on le fait avec l’islam, ou pour enclencher un processus d’auto-dénigrement masochiste, comme on le fait avec le christianisme en Europe, et plus particulièrement en Allemagne et dans les pays protestants. L’héritage religieux, en Chine et au Japon, y est un faisceau de legs ancestraux, de rites et de coutumes qui échappent à toute manipulation, car elles sont fixes et immuables, tout en permettant la modernité technologique.

La Chine se défend

Dans l’espace de co-prospérité est-asiatique, il y a certes l’Indonésie, agitée par quelques sectes fondamentalistes musulmanes, mais ses réseaux nationalistes, arrivé au pouvoir après 1945, ont participé aux efforts japonais, pendant la seconde guerre mondiale, pour que cette sphère voie le jour et se consolide. Le projet de “Grande Alliance” —qui comprendra aussi la Thaïlande, autre ancien allié des Japonais, considéré pendant longtemps comme “pays ennemi des Nations-Unies”— implique la défense, dans ce pays, de la tradition nationale bouddhiste contre les menées subversives d’éléments fanatiques musulmans dans le sud, qui entendent déstabiliser le pays et freiner son élan économique.

La Chine, de son côté, s’est toujours défendue contre les désordres provoqués par les nomades hunniques et turco-mongols: c’est sa raison d’être, le secret de sa continuité politique pluri-millénaire. De ce fait, fidèle à cette continuité, à cette longue durée, en dépit des idéologies occidentales et modernistes qui l’ont travaillée, elle n’est pas prête à lâcher du lest dans le Sinkiang, anciennement dénommé le “Turkestan chinois”, ni à y accepter l’émergence de bandes insurrectionnelles musulmanes, turco-ouïghoures, téléguidées par un panturquisme activé en ultime instance par les Etats-Unis. Et qui viserait à détacher ce Sinkiang de la sphère d’influence chinoise (et russe) pour en faire un éventuel appendice du “Grand Moyen-Orient”. Les Etats-Unis réaliseraient par personnes interposées le projet arabo-musulman jadis avorté de conquérir les avant-postes turkestanais de la Chine et, dans une phase ultérieure, se serviraient, pendant longtemps, du trop-plein démographique musulman pour contenir la Chine sur ses confins occidentaux.

Le problème de l’Islam, et plus exactement de ses factions les plus extrémistes, c’est qu’il est allié des Etats-Unis, en dépit des proclamations et des rodomontades, des attentats et des croquemitaines que l’on agite dans les médias. L’espace du “Grand Moyen Orient” (GMO), voulu par les Américains, sera musulman, si possible rétrograde pour éviter tout envol industriel et économique (comme l’envisageaient les agents de la CIA qui ont mis Khomeiny en selle), de préférence prosélyte pour grignoter les territoires adjacents comme en Thaïlande, mais aussi, à terme, dans la vallée de la Volga et de la Kama sur le territoire de la Fédération Russe, dans le Sin-Kiang contre la Chine et dans les communautés immigrées en Europe occidentale (qui serviront, le cas échéant, quand il le faudra, de leviers pour provoquer des désordres ingérables, déstabiliser les systèmes de sécurité sociale et affaiblir financièrement les concurrents européens sur tous les plans, comme on le voit aujourd’hui, en novembre 2005, dans les banlieues des grandes villes françaises).

La leçon de Naipaul, Prix Nobel de littérature

L’antidote idéologique à ce prosélytisme virulent nous est livré aujourd’hui par le Prix Nobel de littérature V. S. Naipaul, un Indo-Britannique auquel nous devons plusieurs livres très intéressants sur le destin de la civilisation indienne, minée par le prosélytisme islamique. Naipaul, notamment dans India: A Wounded Civilization et Among the Believers. An Islamic Journey, démontre la nocivité de tout prosélytisme, car il mutile en profondeur les peuples ou les civilisations qui le subissent. Le premier de ces livres a été écrit en 1975, à la suite d’une troisième visite en Inde, patrie de ses ancêtres qui l’avaient quittée pour se fixer en Jamaïque. Ses pérégrinations d’émigré, qui revient à ses sources, lui révèlent la profonde mutilation de l’Inde hindouiste, après des siècles de domination étrangère, musulmane et britannique.

Cette blessure fait que l’Inde n’avait pas encore trouvé l’idéologie de sa régénérescence, car le gandhisme, malgré qu’il ait in fine obtenu l’indépendance du sous-continent, se solde, aux yeux de Naipaul, par un échec. Le gandhisme ne fait pas revivre le passé, ne donne pas les recettes d’un Etat efficace, viable sur le long terme; il exprime les sentiments d’une Inde qui résiste, mais nous pas d’une Inde qui guérit et ressuscite, se fortifie et s’impose. Sous les coups d’un prosélytisme étranger, un “vieil équilibre” a été rompu, constatait Naipaul en 1975, la règle qu’il énonce là pouvant s’appliquer à tous les prosélytismes et à tous les “vieux équilibres” qu’ils ont rompus au cours de l’histoire.

Prosélytisme islamique et prosélytisme médiatique

Le second livre, que nous évoquons ici, montre la rage que les nouveaux convertis développent pour détruire les legs de leur civilisation-mère. L’apport de la Chine et du Japon serait dès lors, dans la “Grande Alliance”, celui d’une force qui résiste aux prosélytismes, qui leur demeure imperméable, qui permet de garder ses forces originelles intactes, de ne pas rompre le “vieil équilibre”. Au 21ième siècle, cette force servirait à résister à deux formes de pénétrations mutilantes, de prosélytismes actuels, l’un laïc, l’autre religieux: celle du discours médiatique véhiculé par les grandes agences de presse américaines et celui de l’Islam, sur le terrain, à la périphérie du “Grand Moyen Orient” (GMO).

Les médias américains servent à endormir et distraire les esprits en Europe et en Russie, à oblitérer la conscience géopolitique; le prosélytisme islamique sert à élargir l’espace du GMO par une application dosée et bien téléguidée de la djihad contre les minorités non musulmanes ou contre des pays limitrophes afin de grignoter leurs frontières (comme ce fut le cas avec les mudjahiddins et les talibans: argent saoudien et armes américaines); ensuite ce prosélytisme sert à disloquer la paix intérieure dans les pays européens accueillant une forte immigration islamique (les événements de la France en novembre 2005 deviendront à ce titre un exemple d’école).

Les deux prosélytismes ont pour objectif de gommer des mémoires vives, de briser des continuités historiques, d’instaurer des systèmes manipulatoires. Sans mémoire vive, sans le sentiment de vivre dans une continuité historique, les peuples, comme le peuple indien selon Naipaul, tombent dans l’apathie, chavirent dans le désordre et la putréfaction, après des crises de fanatisme et d’iconoclasme.

HUIT AXES D’ACTION

Concrètement, la Grande Alliance émergera, si les dirigeants européens, russes, chinois, iraniens, indiens et japonais appliquent huit axes d’action:

1. Réaliser de concert un réseau indépendant d’oléoducs et de gazoducs dans toute l’Eurasie (cf. les articles de Gerhoch Reisegger dans Au fil de l’épée/Arcana Imperii). La visite récente de Poutine au Japon, où les pourparlers ont été concluants, abonde dans ce sens. Poutine vise à arbitrer un équilibre entre la Chine et le Japon, alors que les grandes agences médiatiques excitent les deux puissances asiatiques l’une contre l’autre, au nom de différends issus des années 30 et 40. Cette politique vise à raviver de vieux conflits, aujourd’hui dépourvus de pertinence, et à entraver toute synergie commune en matière de communication et de transport de l’énergie dans cette région à très forte densité démographique. Notre objectif doit être de contrer cette propagande, de créer les conditions idéologiques qui la rendraient inopérante, de faire éclore les réflexes psychologiques forts qui les rendraient nulles et non avenues.

2. Créer un réseau de routes et de chemins de fer entre la Russie, la Chine, les Corées et le Japon, d’une part, la Russie et l’Inde, d’autre part. La nécessité d’assurer des liaisons terrestres optimales entre la Russie et l’Inde donne tout leur relief aux questions tadjiks et cachemirites. En effet, le Tadjikistan et le Cachemire sont des terres indo-européennes, partiellement islamisées mais persophones au Tadjikistan, qu’il convient de dégager de toutes influences étrangères. Le soutien à l’Inde, dans ses revendications légitimes à l’endroit du Cachemire, est un impératif incontournable de la future nouvelle géopolitique de la Grande Alliance. En aucun cas, le Cachemire et le Tadjikistan ne doivent être inclus dans le GMO.

Le projet GALILEO

3. Sous l’impulsion de l’UE, le Grande Alliance (GA) doit se constituer autour du projet satellitaire GALILEO, qui doit être la réponse européenne, russe, chinoise et indienne à la domination américaine dans l’espace et, partant, dans le domaine des télécommunications. La demande d’Israël, de participer à ce projet, doit être vue avec la plus grande méfiance, vu les liens trop étroits de vassalité qui lient ce petit pays du Moyen Orient au géant américain.

4. Il faut soutenir et amplifier le projet de gazoduc de la Baltique, créant de facto un axe économique germano-russe. Ce projet, en voie de réalisation grâce à l’entêtement de l’ancien Chancelier Schröder, permet de contourner les pays de la “Nouvelle Europe”, satellisés par les Etats-Unis, comme l’Ukraine, après sa “révolution” orange, comme la Pologne, entièrement inféodée à l’OTAN, et la Lituanie, qui suit la même détestable orientation. Le gazoduc de la Baltique a permis de réduire à néant la nouvelle stratégie du “cordon sanitaire”, soit la création d’un chapelet de puissances petites et moyennes entre l’UE (jadis l’Allemagne) et la Fédération de Russie (jadis l’URSS), auxquelles on accorde une garantie parce qu’elles s’inféodent à l’OTAN. Cette contre-stratégie germano-russe avait connu un antécédent en 1986, avec le projet de relier, par un système de ferries et de gros transporteurs, le port de Memel/Klaipeda en Prusse orientale à Kiel, et via le canal de Kiel, à la Mer du Nord. Avant que ces tractations n’aboutissent, tout au début de l’ère Gorbatchev, le ministre-président du Slesvig-Holstein avait été retrouvé mort, assassiné, dans sa baignoire... (cf. Vouloir, n°30 & 31). On n’a jamais retrouvé les assassins. Si la future Grande Alliance ne peut atteindre l’Océan Indien, vu la présence militaire américaine dans les eaux de cet “Océan du Milieu”, elle doit avoir une ouverture sur le large en Mer Baltique. Ainsi se réalisera le rêve de Haushofer: celui de la “Troïka” eurasiatique, avec les trois chevaux que sont l’Allemagne (l’UE), la Russie et le Japon. Une autre stratégie de “dés-étranglement” est en train de se mettre en place dans l’Arctique: les brise-glace russes de la nouvelle génération, qui sont simultanément des usines nucléaires flottantes, générant leur propre énergie, ouvriront bientôt la voie du Nord et relieront Hambourg au Japon.

Briser l’alliance entre Washington et Ankara

5. Autre objectif: faire sauter l’alliance entre les Etats-Unis et la Turquie. Cette alliance, indéfectible jusqu’aux prémisses de l’invasion de l’Irak en mars 2003, bloquait l’Europe dans les Balkans, visait l’endiguement de l’UE sur le cours du Danube à hauteur de Belgrade, empêchait une voie terrestre directe entre la plaine hongroise et l’Egée, et endiguait ensuite la Russie en Mer Noire et dans le Caucase. Clinton, dans les discours qu’il avait tenus à Istanbul et à Ankara lors de sa dernière visite officielle en Turquie, jouait à fond la carte de l’alliance américano-turque; il exerçait des pressions constantes pour faire entrer la Turquie dans l’UE, de façon à ce que les Européens épongent les déficits turcs et accueillent son trop-plein démographique. Bush ne suit pas exactement la même politique, une politique qui était dictée, certes par les droits de l’homme, mais encore pour une bonne partie par le jeu classique des alliances. Bush II, lui, privilégie une stratégie pétrolière, bien dans la tradition de sa famille et des lobbies qui la soutiennent. La guerre en Irak est, à l’évidence, une guerre pour le pétrole. Les pétroliers américains veulent s’assurer la gestion de toutes les nappes pétrolifères du pays, voire de la région, pour trois raisons essentiellement:

a) maximiser leurs profits dans l’immédiat et couvrir les frais des opérations militaires;

b) pomper le pétrole partout et diminuer ainsi la dépendance à l’égard du pétrole saoudien, vu l’ambiguïté de la politique saoudienne, qui proclame, d’une part, sa fidélité à l’alliance américaine, mais, d’autre part, est “mouillée” dans l’affaire d’Al Qaeda, un réseau de la stratégie anglo-saxonne de l’“insurgency”, mais qui a suivi sa propre piste, jouant double ou triple jeu (cf. les ouvrages d’Eric Laurent à ce sujet);

c) ôter la gestion du pétrole à toutes les autres puissances de la masse continentale eurasienne, exploiter les champs pétrolifères pendant les années de “pic pétrolier” et au cours des premières décennies du déclin annoncé du pétrole, afin d’engranger des plus-values pour financer les technologies de l’après-pétrole et continuer de la sorte à dominer la planète.

Avec les promesses de Clinton, les Turcs avaient espéré récupérer la région du Kurdistan irakien autour des champs pétrolifères de Mossoul, quitte à envahir cette province septentrionale de l’Irak, à y liquider les implantations du PKK kurde et à l’annexer de facto, de manière à gagner une certaine indépendance énergétique, dont ils étaient privés depuis les accords de Lausanne en 1923. La stratégie américaine aurait dans ce cas parié sur son allié de longue date et fait jouer la position centrale de la Turquie dans l’arc de crises qui va des Balkans à la frontière iranienne. Mais faire jouer l’armée turque, comme le voulait la dernière administration démocrate, impliquait de renoncer à des puits particulièrement abondants. La stratégie pétrolière de Bush II ne pouvait l’accepter. Faire la guerre contre Saddam Hussein exigeait une mise énorme, qui, à terme, en butin, devait rapporter gros. Les puits du Kurdistan irakien ont constitué ce butin idéal. Pas question donc de le laisser aux Turcs.

Depuis les préliminaires de la guerre contre l’Irak, les relations américano-turques se sont considérablement refroidies. L’opinion publique turque se sent trahie. Non récompensée pour son indéfectible fidélité à l’Alliance Atlantique, depuis les prémisses de la guerre froide et la Guerre de Corée, où les troupes turques avaient payé le prix du sang pour se faire accepter dans la “communauté atlantique”.

Pire: pour conserver cette place qu’elle estimait valorisante, la Turquie avait créé les conditions matérielles de sa rupture avec les pays arabes du Croissant Fertile. Le barrage Atatürk, inauguré par l’ancien homme fort de la Turquie, Özal, entre bel et bien dans la ligne kémaliste, occidentaliste et libérale. La construction des barrages reflète une volonté de couper avec le monde arabe, avec les sources du pétrole, avec le passé ottoman. En coupant le cours des fleuves du Croissant Fertile, en limitant leur débit, les Turcs fragilisent ipso facto les économies et les agricultures de leurs voisins arabes. Ce qui va dans l’intérêt des Etats-Unis, qui, à terme, pourront pratiquer leur éternelle politique d’aide alimentaire (Food Aid) contre des matières premières ou des concessions politiques, et à consolider ainsi leur emprise sur les Etats.

Soutien total à l’Arménie

6. Faire sauter l’alliance américano-turque implique un soutien à l’Arménie enclavée dans le massif caucasien. L’an dernier, en août 2004, quelques semaines à peine avant l’abominable massacre des écoliers de Beslan en Ossétie, l’armée arménienne avait organisée des manœuvres remarquées dans la région, avec l’appui russe, démontrant par là même que le pays constituait un solide abcès de fixation, empêchant le projet panturquiste de s’élancer de l’Egée aux confins chinois, comme l’avait espéré Özal. Il faut avoir en tête que la dynamique du projet panturquiste, ou pantouranien, est l’un des ingrédients qui sert les Etats-Unis à créer le « Grand Moyen Orient » ou à asseoir leur domination sur la « nouvelle Route de la Soie », comme l’a théorisé Zbigniew Brzezinski (« New Silk Road Project »). L’objectif de toute bonne politique eurasienne serait dès lors de ralentir ou de contrer tous ces projets, en mobilisant les forces hostiles au panturquisme. Le hérisson militaire arménien est de première utilité dans toute contre-stratégie de la « Grande Alliance » que nous appelons de nos vœux.

7. Il convient ensuite d’organiser l’espace pontique, les pays riverains de la Mer Noire. Les grands axes fluviaux que sont le Danube, le Dniepr, le Don et, via le canal Don-Volga, la Volga et le bassin de la Caspienne doivent être organisé en synergies, en en excluant la Turquie, qui est étrangère à l’espace pontique, vu qu’aucun fleuve important ne provient du territoire anatolien et ne participe à la synergie hydrographique de la région. L’espace pontique doit être dominé par les puissances qui lui donnent l’eau de leurs fleuves, dans la perspective des puissances européennes qui ont voulu soustraire cet espace de civilisation à l’emprise de conquérants étrangers, des Seldjoukides aux Ottomans. Pour notre tradition politique, la reconquête de cet espace pontique, pour la consolidation de l’Europe, est inscrite à l’ordre du jour depuis plus de six siècles, depuis le Duc de Bourgogne Jean Sans Peur et la création de l’Ordre de la Toison d’Or : tous ceux qui s’y opposent, à commencer par les sinistres souverainistes gallicans qui suivent la détestable tradition de François I, sont de vils traîtres, qu’il faut empêcher de nuire et combattre sans merci. L’espace pontique sera dès demain le site sur lequel transitera le brut de la Caspienne et les gaz de Russie et du Kazakhstan : aucune puissance qui n’est pas européenne de souche ne devrait avoir barre sur l’acheminement de ces matières premières.

Soutien total à Chavez

8. Enfin, il convient de défendre les intérêts communs des principales composantes eurasiatiques de la « Grande Alliance » en Amérique ibérique et d’englober ce continent dans le combat planétaire contre Washington. Dans l’immédiat, cela implique un soutien sans faille à Chavez, président du Venezuela. L’Espagne, au nom de l’hispanité, a un rôle-clef à jouer dans cette stratégie. La présence de Zapatero au sommet latino-américain de la fin de l’année 2005 avait été un signe prometteur : Zapatero y avait affirmé le refus de tout boycott contre Cuba, qui, pour nous, demeure une province espagnole, puisque nous n’acceptons pas les retombées de la guerre hispano-américaine de 1898, déclenchée après un casus belli fallacieux et une campagne de presse hystérique et mensongère, orchestrée par l’infâme Teddy Roosevelt. Condoleeza Rice a évidemment refusé de mettre un terme à ce boycott, ce qui a créé l’unanimité contre elle et donné le rôle de la vedette à Zapatero, qui ne tiendra évidemment pas ses promesses de faux socialistes à la mode. Le premier ministre espagnol a promis de vendre des armes au Venezuela, de façon à ce que celui-ci puisse, disent les autorités américaines, « exporter sa révolution bolivariste » partout en Amérique ibérique. Lors de ce sommet, dont les travaux permettent de dégager les grandes lignes d’une éventuelle politique eurasiatico-ibéro-américaine, la promesse de vendre des armes espagnoles à Chavez est une riposte parfaitement justifiée à la vente de F-16 et d’autres matériels performants au Maroc, juste avant l’invasion de l’îlot de Perejil en juillet 2002, un acte de guerre que l’on peut considérer comme purement « symbolique ». Mais l’Europe ne peut se permettre de perdre une bataille « symbolique » supplémentaire, surtout dans le bassin occidental de la Méditerranée.

Conclusion philosophique

La vulgarisation de ce programme, son ancrage dans les pratiques diplomatiques, est le but de notre combat. Notre combat est identitaire ; il vise un retour à notre identité, à notre authenticité profonde. Mais cette authenticité ne saurait demeurer une petite pièce de musée que l’on admire avec tendresse, sans agir. Hegel nous a enseigné qu’être homme, cela ne se faisait pas seul, mais que cela se faisait au sein de « nous collectifs ». Hier, ces « nous collectifs » étaient des identités régionales ou nationales. Aujourd’hui, nous visons l’avènement d’un « nous collectif » plus vaste, celui de la communauté des peuples européens et des peuples qui refusent la logique du prosélytisme qui, comme nous l’a enseigné Naipaul, éradique les identités et rend les hommes malheureux. Hegel disait que nous ne pouvions vivre notre liberté que si nous donnions un sens, notre sens, à la réalité concrète du monde qui nous entoure. L’humanité est un mot vide de sens, ajoutait-il, si les hommes ne retournaient pas à leur moi profond avant d’arraisonner une réalité concrète, ici et maintenant, une réalité concrète qui subit sans cesse des mutations et des changements qu’il s’agit aussi d’affronter. Et l’ « humanité » de nos adversaires est effectivement un mot vide de sens, puisqu’ils refusent ce retour à l’authenticité profonde des peuples pour adopter les schémas figés, dépourvus de dialectique combattante, invitant à la démission, que leur suggèrent les prosélytes de tous poils, surtout ceux qui véhiculent les discours médiatiques. Washington représente la thèse, le pouvoir mondial en place, figé, dépourvu de sens pour les autres ; notre Grande Alliance représente l’anti-thèse, encore fragile, encore en jachère, mais seule pourvue d’un réel dynamisme. Je vous invite à y participer.

Robert STEUCKERS,

Forest-Flotzenberg, Nancy, novembre 2005.

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Inde: amie ou alliée des Etats-Unis?

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L’Inde : amie des Etats-Unis, non alliée

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la composition des forces armées indiennes pour comprendre quelle voie le pays suivait pendant la Guerre Froide. Les rapports avec les Etats-Unis n’étaient pas au beau fixe et les Indiens s’approvisionnaient en armements dans les arsenaux soviétiques. De ces bonnes relations d’antan avec l’Union Soviétique, il reste quelques solides reliefs. Ou bien doit-on dire que ces liens se renforcent à nouveau avec la Russie de Poutine ? Ce n’est pas un hasard, en effet, si le Président Poutine était récemment l’invité d’honneur lors de la fête de la Fédération indienne à la fin du mois de janvier. Après l’implosion de l’URSS, de nouvelles priorités s’étaient imposées aux deux pays. La Russie devait sortir d’une dépression profonde ; l’Inde menait à bien une série de réformes économiques nécessaires. Aujourd’hui, au bout de quinze années, les résultats de ces deux opérations politiques sont devenus visibles et les deux pays se retrouvent et se rapprochent. Un bon mot indien dit que « Putin » (selon la graphie anglaise) signifie « P » pour « planes/avions », « U » pour « uranium », « T » pour « tanks », « I » pour « infrastructure » et « N » pour « nucléaire ».

Les Etats-Unis aussi s’intéressent tout particulièrement à la « plus grande démocratie du monde ». Et ici l’adjectif « grand » signifie « très grand ». On ne fait plus guère attention, chez nous, à la Chine, tant abondent les dépêches qui annoncent la marche en avant de l’ancien Empire du Milieu ; pourtant, des voix autorisées annoncent que dans quelque 25 ans, l’Inde aura dépassé la Chine sur le plan démographique.

Messianisme

Il y a un peu moins d’un an, le Président américain Bush a dit, lors d’une visite qu’il rendait à New Delhi, que « l’Inde avait une mission historique dans le soutien à apporter à la démocratie dans le monde ». Assertion typique d’un Américain dont l’idéalisme naïf trouble quelque peu le regard qu’il porte sur la réalité du monde. Il ne s’agit évidemment pas de dire que les Indiens ne sont pas conscients de l’importance de la démocratie sur cette planète. Après les Etats-Unis, l’Inde est le principal « sponsor » du « Fonds pour la démocratie », une initiative lancée par l’ONU et soutenant dans le monde entier les projets qui apportent leur pierre à la généralisation de l’idéal démocratique. Cependant, le regard que les Indiens portent sur la démocratie est un peu moins messianique que celui des Américains. Le ministre indien des affaires étrangères a été très clair à ce propos : « Nous devons aborder les gouvernements étrangers tels qu’ils existent réellement », a-t-il déclaré. Ensuite, autre déclaration : « Nous n’avons pas l’ambition d’exporter notre propre idéologie. Chaque pays doit générer sa propre version de la démocratie ».

Une série de pays que les Américains considèrent comme des menaces pour la démocratie sont justement des pays avec lesquels l’Inde entretient de bons rapports : l’Iran, la Syrie, Cuba ou le Myanmar (l’ancienne Birmanie). Pour n’en citer que quelques-uns… Le ministre indien des affaires étrangères, Mukherjee, n’a vu aucun inconvénient à rendre visite à la junte qui dirige le Myanmar. De cette visite dépendait également un contrat fort lucratif. Et, très symboliquement, au Myanmar, dès le départ de Mukherjee, on préparait activement la prochaine visite officielle : celle d’un délégué du Congrès Populaire chinois.

Une « Grande-Bretagne » ou une « France » asiatique ?

Sur le plan de la Realpolitik, l’Inde revêt une indéniable importance stratégique pour les Etats-Unis. Mais les Américains aimeraient bien jouer l’Inde contre la Chine. La mayonnaise ne prend toutefois pas. L’ouverture de l’économie indienne aux investisseurs étrangers (et principalement américains) ne s’opère pas assez vite selon Washington. En fait, les Américains souhaitent que l’Inde joue un rôle diplomatique plus important en Asie, un continent en pleine effervescence, avec des foyers réels ou potentiels de conflit comme l’Iran, l’Afghanistan, la Corée du Nord… L’idéal, pour les Américains, serait que l’Inde devienne une sorte de « Grande-Bretagne » asiatique, un allié fidèle qui s’alignerait sur la ligne tracée par Washington dans la lutte contre le terrorisme, pour promouvoir la démocratie et le libre marché. Pur « wishful thinking », purs vœux pieux.

Certes, il existe quelques solides accords entre les deux pays. Depuis 2005, les deux puissances s’accordent à dire qu’elles sont des « partenaires stratégiques ». Elles ont signé un accord intéressant à analyser sur le nucléaire, qui a rendu certains observateurs euphoriques. Un an et demi plus tard, le réalisme est à nouveau à l’ordre du jour. La grande ambition de la diplomatie indienne est dès lors la suivante : garder les bons liens qui existent avec les Etats-Unis sans que cela ne se fasse au détriment de la politique étrangère indépendante de l’Inde. L’Inde deviendra-t-elle alors une sorte de France asiatique, c’est-à-dire une alliée qui, de temps à autre, optera pour une politique diamétralement opposée et suivra sa propre voie ? Dans les années à venir l’Inde sera sans doute une puissance qui se situera à mi-chemin entre la position de la « Grande-Bretagne » asiatique et celle de la « France » asiatique. Ou comme le formulait récemment un diplomate indien : « L’Inde ne sera jamais une alliée des Etats-Unis, mais seulement une amie. Nous coopérerons en tous domaines où cela sera possible et pour le reste, non ». Une nuance de taille qui porte véritablement sur l’essentiel.

M.

(article paru dans « ‘t Pallieterke », 14 février 2007).

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Robo-bugs et nanobots: armes de demain

Karl RICHTER :

Les micro-armes de la guerre de demain : robo-bugs et nanobots

Extrait du livre de Karl RICHTER, Tödliche Bedrohung USA – Waffen und Szenarien der globalen Herrschaft, Hohenrain Verlag, Tübingen, 2004, ISBN 3-89180-071-1[= La menace mortelle des Etats-Unis – Armes et scénarios de la domination globale]. Un ouvrage à lire et faire lire, pour connaître les armes terribles de l’ennemi américain !

Au début des années 80, au 20ième siècle, l’écrivain de science fiction polonais Stanislav Lem a publié une étude sur les systèmes d’armement du 21ième siècle (1), laquelle s’est révélée une remarquable vision prémonitoire. Lem a ainsi prédit qu’à la suite du progrès  technologique, d’une part, à la suite de l’élaboration d’armes toujours plus précises et mortelles, d’autre part, une certaine tendance “évolutionnaire” sera inévitable dans les forces armées de l’avenir : cette tendance, qu’il désignait ainsi, est la tendance à la miniaturisation et à la “fragmentation fonctionnelle” des instruments de combat. Et, de fait, quand on observe une série de produits “high tech” du 20ième siècle, on s’aperçoit qu’une telle évolution est en cours et qu’en règle générale elle est dictée par le besoin de se donner toujours davantage de  sécurité.

Et Lem écrivait : “Pour tous les systèmes, qui se caractérisent par leur haut taux de complexité, qu’il s’agisse de systèmes industriels ou militaires, biologiques ou techniques, qu’il s’agisse de systèmes appelés à traiter d’information ou de matière, leur “infiabilité” est, de manière  caractéristique et mathématique, proportionnelle à la quantité des éléments dont ils  se composent (...).  Pour éviter que de tels systèmes ne tombent en panne, les ingénieurs y ont injecté des trop-pleins de fonctionnalité et de capacités de résistance : par exemple, à titre de réserve d’énergie ou, notamment dans la construction des premières navettes spatiales américaines telles le “Space-Shuttle Columbia”, ils ont dédoublé voire quadruplé les dispositifs existants, ce qui fit que les premières navettes spatiales américaines possédaient au moins quatre ordinateurs principaux, pour éviter l’échec et la catastrophe au cas où la panne de l’un d’eux serait survenue. Mais il est impossible d’éviter totalement les pannes. Lorsqu’un système est composé de millions d’éléments, chaque élément est donc exposé au fonctionnement ou au dysfonctionnement de millions d’autres, ce qui entraîne que le fonctionnement de l’ensemble dépend du fonctionnement de tous les éléments, ce qui implique l’inévitabilité des pannes. La physique des animaux et des plantes, toutes espèces confondues, se composent de milliards de particules fonctionnelles, ce qui n’exclut pas que la vie elle-même est exposée au phénomène de l’échec inévitable. De quelle manière? Les spécialistes considèrent qu’il s’agit là de systèmes fiables composés de parties non fiables” (2).

La transposition des résultats de ces observations dans les systèmes futurs d’armement est évidente. Quand l’épée de Damoclès nucléaire est suspendue en permanence sur le champ de bataille et quand, le plus souvent, les armes conventionnelles de plus en plus précises et mortelles, les militaires ne peuvent plus engager sur le terrain des appareillages de grandes dimensions ou exécuter des manoeuvres tactiques englobant l’ensemble du terrain. La solution à ce défi réside dans la construction de micro-puces de plus en plus performantes, ce que permet aujourd’hui la “nanotechnologie” : cette science vise à produire des “micro-organismes artificiels intelligents dont les tâches sont plurielles; ils seront dotés d’une sorte d’”instinct” synthétique, permettant de construire de grands organismes techniques, difficiles à repérer et quasiment inattaquables car ils ne se constitueront et ne se monteront en systèmes de combat compacts que sur le terrain même où ils doivent être engagés.

L’histoire de la vie (biologique) nous enseigne de manière optimale la façon dont se déroulera une évolution de ce type : à la fin du Crétacé, il y a plus de 65 millions d’années, qui fut vraisemblablement provoquée par la chute d’un météorite sur la Terre, ce ne sont pas les grands organismes qui ont survécu, mais les petits. Les dinosaures se sont éteints, mais non pas les insectes. La miniaturisation et la diversification se révèlent donc les meilleures stratégies évolutionnaires face aux grandes catastrophes. Et Lem écrivait : “Ce que nous enseigne la paléontologie est clair. La catastrophe qui est survenue, et qui est comparable à la puissance destructrice d’une guerre nucléaire généralisée, a éliminé tous les animaux de grandes dimensions, n’a pratiquement pas affecté les insectes et n’a pas touché les bactéries. Par conséquent, il faut en déduire que, plus les effets destructeurs d’une force élémentaire ou d’une arme technique sont importants, plus les petits groupes seront épargnés et échapperont à l’annihilation. Une bombe atomique peut vitrifier et carboniser des armées entières et des soldats isolés (...). Par conséquent, ce ne seront pas des automates semblables à l’homme qui formeront les armées nouvelles, mais des insectes synthétiques, des “synsectes”, des sortes de micro-crustacés en céramique, des lombrics en titane et de pseudo-insectes volants dotés de nodalités nerveuses en laisons d’arsenic et de dards constitués d’éléments lourds et fiscibles (...). Le “synsectes” volants combineront avion, pilote et munition en un tout unifié et miniaturisé. Une telle micro-armée deviendra unité opérationnelle, qui tirera sa force de son “holicité” dans la force et la valeur combatives qu’on exigera d’elle, tout comme l’essaim d’abeilles constitue en lui-même une unité de survie, ce que n’est pas l’abeille isolée” (3).

Cela ne m’étonnera pas de voir figurer l’étude de Lem, qui date de 1983, dans la littérature spécialisée en l’an 2025, car, effectivement, les réflexions, que les stratèges qui élaborent la politique spatiale américaine couchent aujourd’hui sur le papier, vont exactement dans le même sens. Ils expriment leur espoir que la “nanotechnologie” offrira bientôt la possibilité de créer des ateliers de fabrication à l’échelle moléculaire, capables de produire des miloiers de nano-machines hautement spécialisées. Les experts partent du principe que seules vingt ou trente années suffiront pour obtenir des résultats probants dans le domaine de la nanotechnologie” (4).

Cette tendance évolutionnaire, décrite par Lem et bien d’autres, qui va dans le sens d’une diversification et d’une miniaturisation, a été bien perçue en haut liue. On ne s’étonnera dès lors pas que les stratèges de la guerre des étoiles réclament de mini- et des micro-satellites hautement spécialisés pour le Space Command. Leurs tâches seront très diversifiées, quand ils seront sur orbite. Il s’agit principalement d’engins de deux catégories :

◊ 1. Les satellites “gardes du corps” : ils serviront à protéger les grands satellites dont l’importance est primordiale. Cette mission de sécurisation sera effectuée par un grand nombre de satellites de ce type. Le document 2025 les compare à ces essaims de chasseurs qui escortaient les escadres de bombardiers américains pendant la seconde guerre mondiale. On sait déjà qu’il y aura plusieurs sous-espèces de “satellites gardes du corps” : des satellites de défense passifs et actifs, des satellites chargés  de renforcer les ondes qui, si besoin s’en faut, renforceront le flux de signalisaztion émanant des satellites de communication attaqués, des satellites de maintenance et de réparation et beaucoup d’autres.

◊ 2. Les “Robo-Bugs”, ou “insectes-robots” : leurs tâches seront de “parasiter”, d’émettre des parasites à proximité des satellites ennemis, dont ils devront faire cesser le bon fonctionnement en paralysant les échanges d’ondes et en entreprenant toutes sortes d’autres manoeuvres dans la guerre électronique. Le document 2025 fait référence à une vérité stratégique éternelle, déjà mise en exergue par le théoricien chinois de la guerre, Sun Tzu, qui écrivait, dans l’une des maximes de son “Art de la Guerre” : “Toute bonne guerre se mène en créant des illusions” (5). Les futurs “robo-bugs” utiliseront, eux aussi, les techniques de camouflage, de dissimulation et d’illusion, afin de s’approcher des satellites ennemis, sans se faire repérer, afin de troubler leur fonctionnement, de pomper les informations qu’ils glânent ou de les mettre hors d’état de fonctionner.  Les satellites ennemis pourront aussi être détournés, dans la mesure où les “robo-bugs” interromperont le contact qu’ils entretiennen avec leur station de contrôle. Ces satellites ennemis seront alors pris sous le contrôle de la puissance qui aura envoyé les robo-bugs. Dans la mesure du possible, il faudra laisser l’ennemi le plus longtemps possible dans l’incertitude quant à la raison de la perte de ses satellites. Le “retournement” des satellites ennemis sera la stratégie privilégiée, plutôt que leur destruction pure et simple.

Une classe particulière de “robo-bugs” devra mettre hors de combat les satellites ennemis par un bombardement par micro-ondes ou par des impulsions électromagnétiques. Ces deux modes d’intervention énergétique sont parfaitement appropriées pour les missions contre la “vie intérieure” des satellites, animés par des techniques ultra-sensibles. Les “frondes électroniques volantes” opèreront très près de leurs cibles et, par leur intervention énergétique, pourront, par exemple, parasiter les communications ennemies. On pourra les disperser dans le cosmos à l’aide soit de planeurs spatieux soit de fusées. Elles possèdent une charge énergétique d’une  durée limitée, de 30 à 60 jours, et seront rassemblées après avoir perpétré leur mission de sabotage, probablement à l’aide d’un planeur atmosphérique. Elles sont donc les armes idéales contre les capacités satellitaires des pays alliés ou neutres, dont les “corps célestes” ne doivent pas être détruits mais simplement paralysés pendant un certain laps de temps, par exemple pour ne pas fournir involontairement des informations aux forces armées ennemies. Si le système de navigation européen “Galileo” venait à être mis sur orbite dans les prochaines années, c’est à ce genre d’actions de sabotage qu’il faudra s’attendre de la part du “partenaire” américain.

Comme on pouvait le lire dans le livre de Stanislaw Lem, le concept de “Star Tek” vise également à automatiser les futurs satellites de petites dimensions, à relier entre eux des “méta-réseaux” informatisés, au sein desquels toutes les composantes fabriquées prendront en charge des tâches particulières et, simultanément, nourriront sans arrêt le “cerveau d’ensemble” d’une pluralité d’informations.

Les problèmes techniques, qu’il faudra résoudre avant de mettre en état de fonctionner ces organismes satellitaires et quasi-intelligents, sont évidents. Il faudra d’abord d’autres progrès dans le domaine de la miniaturisation des processeurs, ensuite il faudra régler toutes les questions de la propulsion. Ce qui semble le plus plausible à l’heure actuelle, c’est l’élaboration de nouveaux types de batteries nucléaires et le développement de batteries solaires plus performantes. Des chercheurs français planchent depuis un certain temps sur d’autres possibilités (6). Ils ont réussi à développer une puce propulseuse spéciale pour les petits satellites et les micro-satellites, qui est formée de plusieurs couches de silicone et brûle une petiute réserve de carburant liquide. La pression gazeuse qui provient de la combustion passe par de minuscules réacteurs. Des centaines de réacteurs de ce type devraient pouvoir tenir sur une surface de quelques cm2 et rendre possibles une pluralité de manoeuvres directionnelles. Toutefois, chacun de ces réacteurs ne peut donner qu’une seule fois, car le minuscule réservoir de carburant est consommé immédiatement lors de chaque mission.  Mais, dans le cosmos, il suffit de faire donner des quantités relativement réduites de forces propulsantes, pour impulser une modification de direction. La puce-fusée sera prête à être produite en série d’ici peu d’années.

Mais il ne faut pas seulement résoudre le problème de la  propulsion. Pour que les micro-satellites deviennent un facteur digne d’être pris au sérieux et mis sur orbite, il faut qu’ils aient les capacités suffisantes pour propulser ces minuscules “corps célestes” en nombre suffisant.Les missions des futurs robo-bugs ne peuvent être comparées aux missions  de grands satellites actuels, qui demandent non seulement plus de doigté technologique, mais aussi beaucoup de temps pour être préparé. Les robo-bugs doivent, eux, être alignés rapidement et en grand nombre.

Et, finalement, il faudra développer de nouvelles méthodes du type “Stealth”, capables de satisfaire les exigences de l’avenir. Les capacités actuelles des engins de type “Stealth”, comme les avions B-2 et F-117 sont loin d’être satisfaisantes et ne rencontrent pas encore la nécessité d’être totalement invisibles sur les écrans-radar ennemis. Les nouvelles solutions sont à trouver dans la composition moléculaire des futures couches qui recouvriront les engins de type “Stealth”. Il s’agit plus précisément de trouver des alliages spéciaux qui, non seulement seront capables de découvrir et d’analyser par eux-mêmes toutes les formes de rayons qui se présenteront, mais, simultanément, en un espace-temps absolument minimal, de transformer leur composition moléculaire, afin d’échapper à l’oeil des senseurs ennemis. On cherche donc une  sorte d’”épiderme intelligent”, capable de s’auto-reproduire et de s’auto-guérir : “Des ordinateurs à l’échelle moléculaire serviront de “cerveaux” à ce bouclier de défense très particulier et permettront, ipso facto, au système de réagir en temps réel aux impulsions des unités que sont les senseurs. L’arrivée des nano-ordinateurs (...) nous procurera des machines utiles, qui seront des trillions de fois plus performantes que les ordinateurs actuels, le tout dans des dimensions moléculaires ! (...) Tout d’abord, le système classera le signal informateur arrivant comme un signal radar, un signal infra-rouge ou un signal optique (...). L’information captée par les senseurs est ensuite transmise au système de contrôle du nano-ordinateur, qui passe les ordres aux “blocs de finalisation” se situant dans l’épiderme du satellite. Ces “blocs de finalisation” fonctionnent comme des “chaînes de production” moléculaires propres et fabriquent ainsi une nouvelle couche, qui peut réfléchir ou absorber l’énergie arrivante de manière optimale (...). Cette couche, spécifique aux engins spatiaux, relève de la nanotechnologie, et se montrera capable de réparer, par exemple, des dégâts dus aux combats et portés aux véhicules spatieux (il s’agit, ni plus ni moins, d’un satellite capables de s’auto-réparer). Cette capacité d’auto-réparation autonome diminue considérablement le besoin en systèmes logistiques, ce qui entraîne, dans l’espace, une diminution importante des coûts et un bon gain de temps” (7).

Les avantages en matières de coût et de temps ont conduit au développement de petits satellites relativement plus performants au cours de ces dix dernières années. Mais les laboratoires de recherche militaires et civils sont encore bien loin de pouvoir réaliser les capacités envisagées, c’est-à-dire de transformer les micro- et nano-satellites en organismes intelligents de dimensions très réduites,capable de travailler en interaction. Dans ce contexte, nous devons souligner une finesse conceptuelle, car sinon nous risquons d’oublier que les capacités techniques réellement existantes aujourd’hui se situent encore bien en-deça des attentes futuristes. Tandis que la “nano-technologie” traite du domaine des machines les plus petites qui existent actuellement, et qui relève en effet des dimensions extrêmement réduites, que l’on qualifie de “nano” (naines), les “nano-satellites”, eux, sont par rapport à elles, des éléments envoyés dans le ciel, dont les dimensions sont relativement plus importantes. Pour donner un ordre de grandeur, ces “nono-satellites” pèsent de un à dix kilos.  Comparés aux satellites “high tech” habituels, ils sont effectivement petits, mais par rapport aux micro-satellites prévus et aux tâches révolutionnaires qui leur seront dévolues, la taille des nano-satellites actuels relève d’un autre ordre d’idée.

Mais cela ne change rien au fait que la recherche bat son plein, à une cadence accélérée. L’Université de Surrey, dans le Comté anglais du Sussex, a réalise un travail pionnier depuis longtemps déjà; en 1985, une entreprise commerciale spécialisée en technologies satellitaires a été fondée : la SSTL (Surrey Satellite Technology Ltd).  En juillet 1995, la SSTL lance  son premier mini-satellite militaire dans l’espace, dans le cadre d’une mission Ariane. En 1999, les Français emboîtent le pas. Deux ans après, l’US Air Force suit (8). Les chercheurs de Surrey estiment que le lancement de satellites, dont la taille sera celle d’une carte de crédit, sera bientôt possible. Le directeur de la SSTL, Martin Sweeting, se montre très confiant. Il effectue une comparaison, qu’il aurait pu glaner chez Stanislaw Lem ou chez les spécialistes qui ont rédigé le rapport “2025” : “Les insectes sont probablement l’espèce la plus solide sur la Terre: ils ont vu arriver et disparaître les dinosaures et, aujourd’hui, ils dépassent largement les hommes en nombre. Bien sûr, on peut dire qu’un seul insecte isolé ne peut déployer des effets réels, mais, par exemple, un nuage de sauterelles se comportera de façon bien différente. Les systèmes actuels mécaniques et micro-électroniques et la nano-technologie en marche, poussée par les besoins de l’industrie et de ses clients, nous conduiront à élaborer et à fabriquer en masse des “pico- et femto-satellites, qui seront plus petits qu’une carte de crédit. Un seul de ces satellites ne se montrera guère utile.  Mais un nuage entier de “femto-satellites” mis sur orbite  —avec des noyaux-processeurs interchangeables, avec un système de communication synchronisé et des capacités à indiquer très précisément leur position—  nous promet l’avènement dans l’espace d’un système hautement inaccessible à toutes manoeuvres de diversion ou de sabotage et capable de se regrouper en temps réel, pour réagir très rapidement à des exigences  extrêmement dynamiques (...)” (9).

Le Professeur Sweeting sait de quoi il parle. Certes, la plupart des projets actuels n’en sont qu’aux premiers stades et avancent encore lentement dans cette direction, soit vers le lancement dans l’espace de nano-machines; mais quelques-uns de ses collègues chercheurs britanniques ont pu faire des progrès remarquables en ce sens au cours de ces dernières années, même s’ils sont restés sur terre pour élaborer leurs expériences.  Dans les bureaux de l’Université d’Oxford, on est convaincu de pouvoir bientôt fabriquer des micro-avions, ressemblant à des insectes, dont l’envergure ne dépassera pas 10 cm (10). Ils seront téléguidés par ondes radio ou pourront voler de manière autonome, en étant dotés de caméras minuscules, ce qui en fera des instruments d’espionnage parfaits. La clef qui fera le succès de ces appareils sera une étude détaillée du comportements des insectes en vol. Ces études prendront douze ans à l’Université d’Oxford. L’un des principaux résultats de ces études, c’est d’avoir constaté qu’il ne suffit pas de miniaturiser toujours davantage les avions conventionnels, parce qu’à partir d’une  certaine dimension, la portance sous les surfaces porteuses n’est plus siffisante. Les ailes des insectes fonctionnent de manière fondamentalement différente et génèrent par le rythme de leurs battements une portance dix fois  supérieure à celle des ailes d’avion.

Les constructeurs américains ont déjà réussi à exploiter ces nouvelles connaissances. La firme californienne “AeroVironment”, qui s’est spécialisée dans la construction de micros volants, a présenté le premier “insecte-robot” capable de voler au printemps 2001, le “Microbat”, un appareil volant dont les ailes mesurent 20 cm et fonctionnent comme celles d’une chauve-souris.  Dans ce cas, la réalisation de ce “Microbat” a été précédé de longues recherches sur les ailes d’insectes. Le “Microbat” possède un avantage par rapport aux petits drones conventionnels : il vole plus lentement et peut modifier son comportement de vol, exactement comme les insectes et les chauve-souris.  

L’objectif étant de fabriquer des engins-espions, il a été le véritable moteur de ce nouveau développement technologique. La firme AeroVironment a également développer et fabriquer un autre produit : un petit avion de 15 cm, résultat du programme “Veuve Noire” (“Black Widow”). Les forces armées américaines l’ont déjà utilisé pour parfaire des missions de reconnaissance. “A 100 m au-dessus du sol”, explique le directeur du projet, Matt Keennon, “on n’en croit pas ses yeux et ses oreilles et l’on découvre des images claires comme le cristal, qui sont immédiatement renvoyées au sol” (11). Pourtant, les caractéristiques de ces petits engins volants ne satisfont pas encore les concepteurs. Les futures générations de “micros volants” parviendront à pénétrer dans des immeubles et pourront commettre leurs activités d’espionnage dans des pièces fermées, sans se heurter aux murs. Et ils seront encore plus petits. Le “Microbat” n’est jamais qu’une étape dans cette direction.

Mais une étape parmi beaucoup d’autres étapes. Car dès le début de l’année 2001, le gouvernement américain investira chaque année la somme gigantesque de près de 200 millions de dollars dans le développement de MEM (des “Micro-Electronic Machines”). Cette part du budget est l’une des plus élevées dans l’ensemble des postes réservés à l’armement. Au cours des deux années 1997 et 1998, le budget s’élevait à seulement 134 millions de dollars, tandis qu’en 1999 déjà 71,5 millions avaient mis à la disposition de ces projets (12). La plus grande partie de ces montants sont partagés par la DARPA, soit l’agence centrale de développement et de recherche du Ministère de la Défense, par les “Sandia National Laboratories” dans le Nouveau-Mexique, soit l’agence de l’Etat américain qui est responsable du développement futur des armes nucléaires américaines. Cette dernière reprend en quelque sorte du poil de la bête dans la hiérarchie des secteurs de la Défense, grâce aux travaux entrepris pour réaliser les programmes MEM. Chez Sandia, on travaille selon la devise : “Tout ce qui est bon pour les MEM, est bon pour la  défense” (13). Raison pour laquelle le gouvernement américain observe les progrès  qui se font dans le domaine technologique des MEM avec les yeux d’Argus. Eric Pearson, directeur d’une autre entreprise spécialisée dans les MEM et proche de l’armée, exprime son opinion: “Le gouvernement a la main dans presque tous les projets de recherche en matières de MEM, depuis les automobiles jusqu’aux systèmes d’optique. Il observe ces domaines très attentivement” .

Entre-temps, la course a commencé. Les grandes firmes d’armement, telles Raytheon, Boeing et Lockheed Martin, ont désormais des départements qui s’occupent des MEM et ont créé des cellules de recherche en ce domaine. Des effets de synergies sont d’ores et déjà programmés. Quant aux adversaires potentiels de demain, ils ne s’endorment pas. En 1996, l’Académie des sciences militaires de Chine fait publier un article sur les multiples possibilités de mettre en oeuvre des “robots-fourmis”, qui disposeraient d’un cycle de vie de plusieurs décennies et qui pourraient être “déposés” en temps de paix sur le territoire d’un ennemi potentiel, pour être aussitôt activés si des hostilités échaudes” éclatent. Ils auraient notamment pour mission d’infiltrer et de brouiller les systèmes d’approvisionnement énergétiques de l’adversaire (14).  

Les “robo-bugs” deviendront une réalité, tout n’est plus qu’une question de temps : ils seront présent d’abord sur la Terre, ensuite dans l’espace. L’évolution technique suivra, elle aussi, les traces annoncées par la nature. Non seulement, elle imitera les capacités de voler, de percevoir et de se camoufler de leurs modèles naturels, mais aussi d’autres capacités encore, bien plus vitales, telles la reproduction, l’auto-guérison et le métabolisme. Et puisque la division du travail, la spécialisation et la constitution d’Etats augmentent les chances de survie, des unités auto-organisées de “nano-insectes”, connaissant la division du travail, deviendront un jour réalité. Ernst Jünger avait en quelque sorte anticipé, il y a déjà quelques décennies, en imaginant, dans le domaine de la création littéraire, la vision d’essaims d’abeilles, créés par la main de l’homme, tels qu’ils apparaissent dans son roman “Les Abeilles de verre”. Il exprimait toutefois un certain malaise en évoquant cette invention qui dépassait son modèle original en efficacité, tout en sacrifiant l’ordre naturel pré-établi. Jünger était bien conscient des innombrables potentialités de tels essaims d’insectes artificiels, utilisés comme armes. Un passage de son roman est très explicite sur ce sujet : “Je ne savais pas ce qui m’étonnait le plus, l’invention artistique et synthétique de ces corps distincts ou leur synchronisation. Sans doute était-ce, au tréfonds, cette force chorégraphique du regard porté qui me subjuguait et m’enchantait, une puissance hautement ordonnée et concentrée, qui n’avait pas de fin (...). Oui, sans aucun doute, je me trouvais sur un champ d’expérimentation (...), sur le terrain d’aviation pour micro-robots.  Je pensais que c’était des armes et je pense que j’avais vu juste (...). Lorsque Zapparoni avait réduit ses abeilles au simple rang d’ouvrières, il ne leur avait pas enlevé le dard, au contraire” (15).

Les experts de la “nano-révolution” n’émettent donc pas des prophéties pour un futur très lointain, mais pour l’année 2020. Les effets que ces engins minuscules produiront seront révolutionnaires et, en même temps, inquiétants. Les précurseurs de ce domaine scientifique envisagent déjà de créer des verres de lunettes qui ne se grifferont jamais, des cuvettes de WC qui ne devront jamais être nettoyées, des disques durs miniaturisés qui disposeront de gigantesques mémoires et des robots minuscules qui lutteront contre les tumeurs ou la calcification et la sclérose des artères. Lors d’une exposition, on a déjà pu voir le prototype d’un “sous-marin” nano-électronique destiné à surveiller médicalement l’intérieur du corps humain en y patrouillant. “Nous nous attendons à une révolution dans tous les domaines de production”, a déclaré l’expert en informatique Ralph Merkle, l’un des principaux théoriciens de la nano-technologie, “révolution qui sera liée à la possibilité d’offrir des gammes de produits bien plus vastes pour un prix considérablement réduit et qui, de surcroît, seront bien plus fiables. Ces productions seront plus robustes et aussi plus légères (...).  Dans l’avenir, nous disposerons d’appareils chirurgicaux de dimensions moléculaires. Ils se porteront exactement là où nous le voudrons, là où une lésion sera survenue et où nous l’élimineront. Cela conduira à une révolution dans la médecine (...)” (16).

Mais toutes les voix ne sont pas aussi enthousiastes. Il y a celles qui nous avertissent de dangers. Le spécialiste ès-logiciels, Bill Joy, voit dans la “nano-révolution” l’un “des plus grands dangers pour l’avenir de l’humanité”. A quoi ressemblera cet avenir?  Michael Crichton, auteur de best-sellers, a tenté de le décrire dans son roman “Butin” paru en 2002. Le scénario est terriblement actuel et, comme chez Lem ou Jünger, la caractéristique la plus étonnante des robots qu’il a inventé, est la capacité à s’auto-organiser. Chez Crichton, il s’agit de nano-robots qui sont téléguidés dans les airs et y virevoltent pour ensuite se regrouper en un essaim sur le lieu ciblé  —par exemple une fabrique d’armement suspecte—  et fonctionner comme un oeil, comme un système d’observation parfait. Dans le roman, cet essaim est fabriqué, sur commande du Pentagone, par une entreprise de haute technologie installée dans le  déseert du Nevada. Mais tout finit par aller mal; les nuages de robots s’autonomisent et deviennent un danger mortel.

Crichton n’invente rien, au fond. Il se borne à exagérer quelque peu les tendances à l’oeuvre aujourd’hui en ces domaines de très haute technologie. “Les effets pour l’humanité”, écrit-il dans la préface de son roman, en citant deux scientifiques renommés, “pourraient être désastreux, plus importants que ceux de la révolution industrielle, de l’invention de l’arme atomique ou de la pollution de l’environnement” (17). Ce n’est certainement pas exagéré.

Karl RICHTER.

Notes:

(1) Stanislaw LEM, Waffensysteme des 21. Jahrhunderts oder The Upside Down Evolution (Die verkehrte Evolution), Frankfurt a. Main, 1983.

(2) Ibid., pp. 19 et ss.

(3) Ibid., pp. 55 et ss.

(4) “Star Tek – Exploiting the Final Frontier : Counterspace Operations in 2025”.

(5) James CLAVELL (éd.),  Sunzi, Die Kunst des Krieges, Munich, 1988, p. 24.

(6) Kimberly PARCH / Eric SMALLEY, “Rocket chips to propel small satellites”, http://www.trnmag.com/Stories/2002/013002/Rocket_chips_to_propel_small_satellites_013002.html .

(7) “Star Tek – Exploiting the Final Frontier : Counterspace Operations in 2025”.

(8) D’après : Martin SWEETING, “Micro/NanoSatellites – A Brave New World”, in: “Guardian Unlimited”n 10 octobre 2002, http://www.guardian.co.uk/Archive/Article/0.4273.4274597.00.html

(9) Ibid. ; la mesure “femto” indique une taille d’un billiardième de mètre.

(10)               “Butterflies point to micro machines”, http://news.bbc.co.uk/1/hi/sci/tech/2566091.stm

(11)               “Robotic insect takes to the air”, http://news.bbc.co.uk/1/hi/sci/tech/1270306.stm

(12)               D’après : George Leopold, “Military Invests In Microelectronic Machine Technology”, in : “Times”, 21.3.1998, http://www.techweb.com/wire/story/TWB19980321S0001

(13)               Andrew Freiburghouse, “The MEMs Microcosm: Military”, http://www.forbes.com/aspa/2001/0402/052.html

(14)               Bertil Hagman, “Ernst Jünger, the Technological Revolution and Titanism”, http://www.juenger.org/mailarchive/5_2001/mgs00006.php

(15)               Ernst Jünger, “Gläserne Bienen”, Roman, Reinbeck bei Hamburg, 1960, pp. 94 & 99.

(16)               Stefan Krempl, “Nano – die elementare Revolution”, http://tor.at/resources/focus/telepolis/container/heise.de/tp/deutsch/inhalt/co/7273/1.html

(17)               Cité d’après : Jobst-Ulrich Brand, “Killer-Kollektiv”, in: “Focus”, n°49/2002, p. 103.  

 

 

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Georges SOREL: socialisme et violence

Georges Sorel : Socialisme et violence

> Source : Ange Sampieru, revue Orientations n°11 (juil. 1989).

Pour la plupart de nos contemporains, l'évocation de Georges Sorel revient le plus souvent à l'analyse du théoricien de la violence. Son ouvrage le plus célèbre, Réflexions sur la violence (1908), constitue une contribution irremplaçable au mythe révolutionnaire. On sait l'importance que constitue pour ce penseur exceptionnel le concept de "mythe". Le mythe révolutionnaire sorélien est inspiré d'une vision polémologique des rapports sociaux. La violence informe l'action révolutionnaire et l'investit d'une conception réaliste de l'histoire. Comme moyen d'agir sur le présent, le mythe prolétarien est un outil au service de la révolution anti-bourgeoise. C'est aussi un outil conceptuel qui doit d'abord s'opposer à la fois à l'utopie socialiste et au conservatisme libéral. Ce discours très original, activiste par excellence, donne une place privilégiée à l'œuvre de Sorel dans notre conception du socialisme.

Avant d'aborder l'analyse proprement dite du mythe de la violence comme idée-force chez Sorel, il est utile de présenter l'homme et son œuvre. C'est à partir de cette connaissance de l'environnement idéologique que nous pourrons, dans une 2nde partie, présenter les caractères de cette "violence" en tant que mythe et des conséquences qui en découlent sur notre propre position.

*** I. Sorel : l'homme et l'œuvre ***

Georges Sorel (1847-1922) commence sa carrière en 1889. C'est l'époque des 1ères traductions françaises des œuvres de Marx. Déjà, on peur trouver en librairie Le Capital et Socialisme utopique et socialisme scientifique ; il faudra en effet attendre 1895 pour que paraisse le fameux Manifeste du parti communiste. En France, il est un fait que le marxisme constitue en 1889 un mouvement idéologique, beaucoup plus qu'un parti révolutionnaire. Et c'est en 1893 que Sorel se convertit au marxisme. Ce rapprochement de Sorel marquera toute son œuvre. Il n'impliquera aucun attachement aveugle aux valeurs marxistes. Le personnage est trop indépendant pour inscrire ses réflexions dans un système total. Mais au fait, qui est Sorel ? Le personnage a été l’objet de nombreuses analyses aussi brillantes que contradictoires. Pour les uns, Sorel est un penseur attaché à l'école rationaliste. Pour d'autres encore, il serait un chantre remarquable de l'irrationnel. Dans ses opinions politiques, il apparaît à certains comme un conservateur révolutionnaire (une espèce rare à son époque) ; pour d'autres, il est un néo-marxiste. Et les ouvrages abondent qui veulent prouver définitivement le bien-fondé de l'une ou l'autre opinion. Pour notre part, nous ne rentrerons pas dans ce débat.

Nous suivrons une analyse chronologique, découpée en phases successives, mais où chaque strate soutient pour une part la pensée suivante. Il est indéniable que Sorel, par ex., a été séduit à un moment de son évolution par la nouveauté radicale des textes marxistes. Comment un intellectuel de son époque, ouvert aux idées neuves, en rapport épistolaire avec de nombreux intellectuels européens de toutes tendances (citons pour mémoire Roberto Michels, Benedetto Croce) n'aurait-il pas été attiré par un discours révolutionnaire proposant une lecture "scientifique" de l'histoire et de la misère. Mais il ne faut pas pour autant croire au "marxisme", orthodoxe ou non, de Sorel. De la même façon, nous ne croyons pas au soi-disant "fascisme" de Sorel, qu'il est difficile de rattacher à l'idée contemporaine (historique) que l'on s'en fait aujourd'hui où 66 années se sont écoulées depuis la prise du pouvoir par Mussolini. L'œuvre de Sorel est beaucoup plus complexe.

Selon Paolo Pastori (Rivoluzione e continuita in Proudhon e Sorel, Giuffre, Roma, 1980, 244 p.), l'œuvre de Sorel constitue "une alternative au conservatisme réactionnaire et au progressisme révolutionnaire". Ce dernier ajoute que la pensée sorélienne est un dépassement des oppositions traditionnelles de la pensée moderne entre, d'une part, les théories du droit naturel et, d'autre part, les théories subjectives du droit, du rationalisme absolu et du volontarisme. La finalité politique de l'idéologie est une révolution "pluraliste", qui restaure une société ouverte, seule à même de contrer la menace par l'entropie sociale du capitalisme. La modernité n’est pas niée, elle est intégrée dans un ensemble communautaire organique. Plus proche de Proudhon que de Marx, Sorel adhère aux fondements idéologiques du penseur socialiste français. C’est-à-dire :

  1. Une conception plurielle de la raison. Le marxisme est un rationalisme moniste et absolu qui, comme le capitalisme, inscrit un projet social desséchant.
  2. Une vision pluridimensionnelle de l'homme. Le marxisme est un réductionnisme dangereux pour l'homme (à cause de son déterminisme économique) et la société (mécanique de la lutte des classes). La prise en compte d'une dialectique sociale qui refuse le dualisme classe ouvrière/entrepreneurs capitalistes et reconnaît un jeu plus riche de rapports sociaux.
  3. Un projet de synthèse sociale, où le sens de l'équilibre (en devenir) des classes sociales souligne la dialectique autorité/liberté, individu/communauté, passé/présent.

Sorel et Proudhon : un rapport de continuité

Il y a sans aucun doute chez Sorel et Proudhon un rapport de continuité. Sorel est un élève de Proudhon, qui actualise sa réflexion, au cours des différentes phases de ses recherches. Pour Pastori, Sorel est d'abord : un conservateur libéral (1889-1892), puis un marxiste de "stricte obédience" (1893-1896) ; cette 2nde phase débouche sur une période de révision du marxisme déterministe et scientiste, pour aboutir en 1905-1908 à un retour à la pensée de Marx, qui sera définitivement abandonné en 1910-1911. Cette dernière phase constitue pour Sorel un point de retour à la pensée de Proudhon. Nous apprendrons donc à mieux connaître Sorel si nous voulons bien nous atteler à la tâche d'une étude sérieuse de l'auteur de La Guerre et la paix et de La capacité politique des classes ouvrières...

Proudhon est un penseur révolutionnaire dans ce XIXe siècle de la raison bourgeoise. Attaché à l'idée, il ne peut être considéré comme un "rationaliste" au sens commun du terme. Proudhon distingue plusieurs catégories du concept de raison : la raison humaine, la raison naturelle, la raison pratique, d'une part et, d'autre part, la raison publique et la raison particulière. La raison humaine est la faculté supérieure de concevoir "l'idéal qui est l'expression du libre pouvoir créateur des groupes historiques et des personnes". Face à la raison raisonnante de la pensée bourgeoise et du marxisme à prétention scientifique, Proudhon revendique avec force l'espace de liberté de la pensée historique des groupes sociaux, et même de l’homme conçu comme un être de culture non-conditionné par des déterminisnes absolus.

Cette 1ère raison est limitée à son tour par la raison dite, dans le langage proudhonien, "raison naturelle" ou "raison des choses". Elle est nécessité objective, qui retient dans certaines limites indépassables, les aspirations démiurgiques de l’homme. La raison pratique est la synthèse finale des 2 précédentes. C'est à travers elle que l'on peut appréhender la confrontation de 2 raisons, celle de l'homme libre non-déterminé par un mécanisme de la matière, et celle du réel qui est la frontière des pouvoirs créatifs humains. Proudhon s'inspire d'une conception pragmatique. La 2nde catégorie se décompose en raison publique ou générale, et raison particulière, reproduction de "l’instance de l'universalité" (la nécessité) et celle de la particularité (la liberté). La non-coïncidence des raisons évoquées implique une critique radicale des systèmes de pensée "absolutistes" en termes contemporains, des pensées totalitaires (marxisme, jacobinisme et rousseauisme démocratique). Proudhon, militant anti-totalitaire, privilégie la raison particulière. Ce "rationalisme pluraliste" informe alors la conception socio-politique de Proudhon.

La dialectique sérielle de Proudhon

La théorie des séries est un élément nécessaire pour comprendre sa pensée. Proudhon distingue dans tout processus 2 moments séparés : le 1er moment est la division-individuation (constitution de séries simples), le 2nd, celui de la recomposition de l'unité-totalité (constitution de séries composées). Proudhon affirme aussi l'indépendance des ordres de séries et l'impossibilité d'une science universelle (De la création de l'ordre dans l'humanité). Paolo Pastori parle de la "dialectique sérielle" de Proudhon, qu'il oppose à la dialectique hégélienne, et rapproche de la dialectique crocienne des instincts. Cette dialectique sérielle confirme Proudhon dans son refus de toute analyse réductionniste. L'existence sociale ne se ramène pas a un référent unique, universel et déterminant. La sociologie proudhonienne, que Sorel reprendra à son compte, est une "sociologie de la composition" (division du travail et organisation, reconnaissance des économies rurales et industrielles, fonctions centrales et décentralisation).

Cet aspect de la pensée Proudhon/Sorel est opposé aux tendances à l'unidimensionnalité de la société capitaliste. L'économie libérale qui est sa forme historique, confond ensuite liberté et libre concurrence, créant "une nouvelle féodalité anti-organique et anti-politique". Proudhon n'est pas ennemi de l'initiative individuelle. Il soumet celle-ci à sa théorie des séries. À savoir : le moment subjectif de l'initiative individuelle, et celui, objectif, de la soumission aux fins collectives du peuple.

L'apologie concomitante du monde rural constitue, chez les socialistes français, une véritable critique de "la réduction économiste de la réalité humaine" (Idée générale de la Révolution). Mais cette apologie ne doit pas être confondue avec un quelconque attachement réactionnaire au monde paysan. L'idéologie socialiste de Proudhon défend la production agricole sans lui coller des valeurs de droite, telles que le fit l'État français entre 1940 et 1944. La terre et l'industrie sont 2 facteurs de travail et de production reliées par un système englobant de fédérations. Et la révolution est "le refus de la réduction d'un ordre social pluridimensionnel à la seule finalité économique" (P. Pastori, op. cit.).

La révolution n'est pas un simple mouvement de destruction et de contestation d'une classe (la Révolution française est le mouvement de la bourgeoisie trop à l'étroit dans une société traditionnelle où les valeurs dominantes sont celles de l'aristocratie - valeurs sociales - et de l'État monarchique - valeurs du politique). Contre cette idée dévoyée de la révolution, les socialistes français (Proudhon et Sorel) ont une conception révolutionnaire de l'équilibre. La synthèse par le haut (le dépassement) de valeurs en apparence seulement contradictoires : individualité et communauté, propriété privée et intérêt public.

En ce qui concerne, par ex., la propriété, le socialisme s'oppose à la fois à son élimination radicale (communisme) et à son maintien en l'état. La bourgeoisie nie la signification sociale de la propriété. La propriété socialiste la reconnaît. D'où, chez ces penseurs, une valorisation constante de la JUSTICE, valeur pivot de la nouvelle société envisagée. Et, chez Proudhon, puis Sorel, le développement d'un discours fédéraliste, antiéconomique et anti-bourgeois (les socialistes parlementaires sont compris dans cette dernière catégorie).

Séduisante discipline marxiste et rigorisme déterministe

On doit remarquer que Sorel reste dans une position critique vis-à-vis de l'œuvre de Proudhon, qu'il accuse de tendances à un "esprit de système". "L'ontologisation" de la Justice est le fondement philosophique de l'apologie de l'équilibre. Au-delà de cette critique, Sorel reste néanmoins un élève fidèle du proudhonisme. Il rejoint Proudhon dans sa réflexion sur la liberté, qui est le nœud gordien de l'éthique socialiste. Il y a chez Sorel un attachement souvent proche de l'inconscience aux valeurs "libertaires" du "socialisme utopique". Cette méfiance et cette inconscience expliquent, pour une part, l'adhésion au socialisme "déterministe" de Sorel. Face à l'individualisme bourgeois, Sorel se tourne vers un socialisme radical, un socialisme de combat. Le marxisme représente alors chez Sorel un germe d'ordre face au chaos créé par le capitalisme de la bourgeoisie. Le monde de la production sous-tend alors cette révolution culturelle réclamée par Sorel. Sorel est partisan d'une raison pratico-politique, doublée d'une conception historiciste.

À partir de 1896, Sorel suit une évolution qui l'éloigne de cette raison déterministe. Sa critique philosophique du positivisme s'étend à un discours politique où la "raison absolue" tient le rôle souverain. Il y a, écrit P. Pastori, "une rupture radicale avec le rigide schéma matérialiste du marxisme orthodoxe". Et, en 1898, Sorel revient plus sérieusement vers Proudhon : il écrit alors L'avenir socialiste des syndicats. La révolution qui instaure la dictature du prolétariat est rejetée par Sorel. Il accuse ce projet de masquer la dictature des intellectuels. Derrière la conception finaliste et proprement "apocalyptique" de la révolution prolétarienne, entendue au sens marxiste, on reconnaît sans peine une tyrannie économico-intellectuelle, une idéocratie despotique. Et Sorel propose au prolétariat un 1er acte révolutionnaire : rejeter définitivement la dictature des intellectuels, qui reproduit la discipline externe du capitalisme. À la place, il faut instaurer une discipline interne, que Sorel qualifiera de "morale". Enfin, en 1903, Sorel, selon l'opinion de Pastori, rejoint une fois pour toutes Proudhon, quittant les terrains dangereux du marxisme orthodoxe. Il écrit alors son Introduction à l'économie moderne.

Sur 2 points surtout, Sorel est proudhonien : il faut conserver la propriété privée, qui est une garantie sérieuse de la liberté des citoyens. Cette propriété sociale est réelle face à la forme bourgeoise de "propriété abstraite" où le propriétaire du moyen de production n'est pas le producteur. 2nd point : restaurer l'idéal qui animait l'antiquité romaine d'une "compénétration harmonieuse des intérêts individuels, familiaux et sociaux". Sorel propose aussi un ordre juridique bien loin de tout "rationalisme politique". Il réclame l'apparition de nouvelles "autorités sociales". Enfin, il donne à l’État un rôle de médiateur et une fonction d'initiative.

Le mythe : outil spirituel de mobilisation

Sorel développe d'autre part une théorie des mythes sociaux. Le mythe est la synthèse nécessaire entre la raison et "ce qui n'est pas rationnel". Le mythe est une traduction symbolique du réel, qui autorise et favorise une mobilisation totale des masses. En ce sens, le mythe est le contraire du rationalisme intellectuel, par ex. celui des marxistes. Sans contester cette "raison des choses" dont parlait Proudhon et les "pesanteurs objectives" qui en découlent, Sorel retient le mythe comme outil spirituel de mobilisation. L'ordre social et ses dépendances idéologiques (comme le droit) sont fondés sur une conception commune du monde, une vision du social et du politique qui ne se réduisent pas à un pur discours rationnel. L'ordre est le résultat conjoint de cet ensemble d'images (le mythe) et d'une volonté populaire (la mobilisation).

Cette position sera à nouveau l'objet d'une révision provoquée par la "révolution dreyfusienne" de 1905-1908. Pour Pastori, il y a un retour à une conception "dichotomique" : Sorel est partagé entre la relation continue raison/irrationnel et la rupture révolutionnaire comme explosion totale et irrationnelle. On trouve ce partage dans ses écrits réunis sous le titre de Réflexions sur la violence. Sorel distingue la grève générale syndicaliste (création d'un nouvel ordre) et la grève générale politique (nous préférons dire : politico-partitocratique), c-à-d. exploitée et dirigée par les politicards sociaux-parlementaires. La révolution est un élan créateur, que la grève informe et qui consiste en une critique totale de l'ordre existant. La figure du héros révolutionnaire se dégage : le syndicaliste est le guerrier vertueux de cette révolution, mû par des valeurs de sacrifice, du désir de surpassement. Sorel analyse certaines institutions traditionnelles comme exemplaires d'une structure révolutionnaire : ainsi l'Église catholique, à la fois acteur séculier et dont les membres sont voués à un absolu. Idéalisme transcendant et action directe et permanente sur l'histoire sont les 2 qualités d'un parti de la révolution. En 1910, Sorel écrit de l’Église qu'elle est une élite.

C'est aussi l'époque où Sorel réfléchit sur les questions du droit romain et des institutions historiques qui composèrent l'ordre social antique. À savoir et principalement le patriarcat. Il distingue 3 sources de l'esprit juridique : la guerre, la famille, la propriété. La guerre est une des dimensions de la dialectique des relations sociales. Et la révolution doit utiliser à son profit cette pluralité des relations sociales, non point au nom d'un finalisme catastrophique (révolution finale du marxisme orthodoxe), mais pour le rétablissement de cette "justice supplétive", fondement de l'ordre juridique. Sorel exclut de tout compromis le domaine des relations avec la partie de la bourgeoisie qui "réduit tout à l’utile économique". D'où une certaine fascination pour la révolution bolchévique, qui n'est pas le résidu d'un quelconque attachement idéologique au marxisme, mais une reconnaissance de la révolution totale en actes. Peut-être est-ce aussi un désir de bien démarquer sa pensée de ce social-réformisme qu'il exécrait par dessus tout (Sorel parle du "socialisme hyper-juridique de nos docteurs en haute politique réformiste", in Introduction à l'économie moderne, cité par Marc Rives : À propos de Sorel et Proudhon in Cahiers G. Sorel n°1, 1983).

*** II. Socialisme et violence ***

Sorel est un grand penseur non pas tant pour ses œuvres que par l'originalité de ses réflexions et la "marginalité" de ses positions. Qui fut Sorel ? Un traditionaliste, un marxiste, un dreyfusard, un champion du syndicalisme révolutionnaire, un nationalisme volontariste ou un léniniste de cœur et d'esprit ? Certains hommes sont rétifs à toute classification. Les étiquettes ne parviennent pas à les maintenir dans une case et les maîtres en rangement ont des difficultés insurmontables à "normaliser" ce type d'hommes. Certains chercheurs se sont pourtant essayés à mieux cerner Sorel. Citons pour mémoire : Georges Sorel, Der revolutionäre Konservatismus de Michael Freund (Klostermann, 1972) ; Notre maître G. Sorel de Pierre Andreu (1982) ; enfin : Georges Sorel : het einde van een mythe, J. de Kadt (1938).

Pour Claude Polin, la question est claire : un homme qui fut tout à tour un admirateur de Marx, Péguy, Lénine et Le Play, Proudhon, Nietzsche, Renan, James, Maurras et Bergson, Hegel et Mussolini, etc. fut-il "brouillon" ? Sa réponse est tout aussi directe : il s'agit là d'un chaos apparent qui cache une logique hors des sentiers battus par la pensée universitaire. Sorel est l'homme des intuitions. Il est en même temps celui du refus total des systèmes de pensée, que beaucoup de ses contemporains voulaient imposer comme "horizons indépassables de leur temps" (exemples du comtisme et du marxisme). Cette liberté de pensée, ce désir de ne pas enfermer sa réflexion sur le monde et la société dans un cadre idéologique figé et mécanique, Sorel l’a exprimé dans un de ces ouvrages les plus forts : Réflexions sur la violence (1906).

Dans son ouvrage sur la "droite révolutionnaire", suivi de Ni droite, ni gauche, l'historien Z. Sternhell intitule un de ses chapitres : "La révolution des moralistes". Sorel est donné dans ce chapitre comme l'un des représentants les plus remarquables de ce courant "moraliste". Face au révisionnisme libéral de Bernstein et de Jaurès, attachés aux valeurs libérales traditionnelles (à propos de ces valeurs, Lafargue parlait de "grues métaphysiques", cité par Sternhell p.81), les "moralistes" sont les hommes du refus de tout compromis déshonorant : compromis avec les valeurs de la société bourgeoise, compromis avec le matérialisme sous toutes ses formes, c-à-d. : marxiste, bourgeois (on retrouve ce même sentiment dans d'autres groupements européens de notre époqu e: Congrès de Hoppenheim (1928), Congrès du Parti Ouvrier Belge (manifeste du 3 juillet 1940), où De Man évoque une révolution spirituelle et éthique devant les congressistes). Ce "socialisme éthique", on le retrouve à l'origine de ce mythe de la violence.

Violence, prolétariat et grève générale

Il est tout d'abord utile de ne pas confondre la "violence" sorélienne avec les formes physiques d'agressivité que nos sociétés modernes nous exposent. La notion de violence chez Sorel se conjugue avec 2 autres notions toutes aussi essentielles : celle de "prolétariat" (le monopoleur de cette violence) et celle de "grève générale", qui est l'arme de la révolution. Il y a en effet une liaison intime entre la grève générale et l'exercice de la violence. La grève générale est l'expression privilégiée et unique dans l'histoire contemporaine de la violence du prolétariat. C'est, écrit Sorel, un "acte de guerre", semblable à celui d'une armée en campagne. La grève générale est un acte de guerre, ce qui implique qu'elle en possède les mêmes caractéristiques. Notamment qu'elle se produit sans haine et sans esprit de vengeance. Sorel écrit : "En guerre, on ne tue pas les vaincus".

L'emploi effectif et actualisé de la violence physique n'est pas consubstantiel à la violence de la grève générale. Cette violence est une sorte de "démonstration militaire" de la force prolétarienne. La mort d'autrui n'est qu'un accident de la violence, ce n'est pas son essence. Sorel oppose la violence militaire bourgeoise et la violence guerrière prolétarienne limitée (les travaux des historiens démographes démontrent tout au contraire le caractère beaucoup plus sacrificateur et sanglant des guerres non-conventionnelles, dites "guerres atomiques", par rapport aux guerres traditionnelles). La violence de Sorel est donc une attitude, une attitude de détermination face à l'adversaire. La violence est une idée qui favorise la mobilisation et l'action qui en découle. Sorel écrit aussi : "Nous avons à agir".

Cette optique explique aussi le mépris sorélien de la classe des intellectuels, incapables de toute action offensive, ignorant du terrain des luttes. A contrario, on peut remarquer que ces mêmes intellectuels, qui refusent le contact de la réalité avec le réel, sont des dirigeants sanguinaires. Leur "violence" d'intellectuels au pouvoir (Sorel pense peut-être à la révolution de 1791 et à la répression de 1870) est erratique, cruelle, terroriste. La violence qu'ils exercent est pathologique. Elle traduit leur impuissance à réunir les masses autour de leurs valeurs. La violence sorélienne est tout à l'opposé de cette violence - on pense à la violence des jacobins de 1791, à la violence léniniste de la NEP contre les paysans d'Ukraine, etc. - parce qu'elle a pleine conscience de sa dignité, de sa générosité. Sorel se réfère à une violence guerrière qui, comme chez Clausewitz, est la marque d'une volonté. La violence est une manifestation de détermination, de fermeté dans ses objectifs et son idéal.

Cette idée de "violence créatrice" débouche sur un mythe historique chez Sorel : la grève générale. La violence volontariste est une idée qui doit se poser comme acte historique. L'idée anime une volonté et le mythe médiatise le rapport entre le réel (la grève générale) et l'idée. Le mythe, écrit Sorel, est la réalisation d'espoirs en actions, non pas au service d'une doctrine, parce que les doctrines et les systèmes sont des spéculations intellectuelles hors du champ de faction et de l'intérêt des prolétaires. La violence est la doctrine en actes, elle est volonté pure et non représentation pensée. L'idée de la grève générale est "une organisation d'images", un instinct collectif et un sentiment général qui manifeste la guerre du socialisme moderne contre la société bourgeoise. Et Sorel revient à cette notion d'intuition, qui n'est pas réductible à un classement clair, précis, bref mécanique, d'idées alignées et normalisées. La violence est, chez Sorel, proche de l'idée bergsonienne. Polin écrit : "Dans la violence, le mythe devient ce qu'il est". La notion de confusion entre le devenir et l'intuition joue le même rôle chez nos 2 auteurs.

Le syndicalisme révolutionnaire s'oppose au social-réformisme

La violence est enfin la matrice d'un socialisme prolétarien. Le socialisme de Sorel né de cette violence n'est pas un social-réformisme. Sorel fait confiance au syndicalisme révolutionnaire pour bâtir ce socialisme. Le syndicat est ce faisceau des forces vives du prolétariat. Le socialisme de Sorel refuse le socialisme du rêve ou de l'éloquence parlementaire, celui des partis et des intellectuels qui les mènent à des songeries creuses. Citons encore Sorel : "Le syndicat : tout l'avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers" (Matériaux pour une théorie du prolétariat). Et Polin note avec justesse que le syndicat est dans l'idée sorélienne le "Cogito du prolétariat".

Sorel considère le syndicat comme la cheville de la révolution. Les groupements naturels du prolétariat sont les syndicats. Ils sont le creuset de sa volonté manifestée de libération. Le syndicat, qui exclut les intellectuels et les parlementaires, est une communauté de combat authentique. Sorel dit d'ailleurs aux marxistes que le vrai marxiste est celui qui comprend que le marxisme est inutile aux masses ouvrières. Le syndicat agit par lui-même, pour ceux qui sont ses membres. Il ne suit pas les programmes des partis et des professionnels de la pensée. Ces derniers, que Sorel appelle "les docteurs de la petite science", eurent à l'égard de ce jugement une réaction corporatiste dont Sorel se moqua. Sorel renvoie dos à dos les intellectuels des partis bourgeois et les intellectuels qui se prétendent prolétaires. Il dénonce leur nature proprement parasitaire. L'utopie de leurs discours est réactionnaire. L'intellectuel bloque le mouvement révolutionnaire et aliène la pensée des travailleurs. La révolution est pensée en actes. La révolution des intellectuels est pure image.

Mais il ne faut pas pour autant confondre "action violente" et "action pour action". Sorel, précise Polin, n'est pas un penseur nihiliste. L'agitation n'est pas la révolution. La violence ne se limite pas à une série de secousses. La violence engendre des actions que Sorel nomme "actions épiques". L'épopée révolutionnaire n'est pas négativiste, elle est une néguentropie sociale. La violence est la forme la plus haute de l'action, parce qu'elle a pour finalité de CRÉER. En ce sens, elle est responsabilisation des acteurs, noblesse des combattants, dépassement de soi-même. Elle éveille "le sentiment du sublime", et "fait apparaître au premier rang l'orgueil de l'homme libre" (Réflexions…). On peut rapprocher cet aspect créateur, proprement faustien de la violence, des valeurs nouvelles du "philosophe au marteau" de Sils-Maria.

La violence est un moyen de créer, elle n'est pas une fin en soi. Cette créativité l'investit d'une valeur sans pareil. Et elle est au service du socialisme puisque celui-ci veut, selon le mot fameux de Marx, transformer le monde et non plus seulement le comprendre. Le socialisme est une idée neuve pense Sorel. Il a cette jeunesse qui refuse les programmes et les idées claires et distinctes. Enserré dans un discours, il perd toute vitalité. Il devient vieux, identique à ses adversaires. Le socialisme est une idée en actes, c'est un produit spontané. Il est évident que ce socialisme-là n'a que peu de rapport avec les partis sociaux-démocrates actuellement existants dans les "démocraties occidentales". Le seul commun dénominateur est ce nom de "socialisme". Quant au reste...

Un socialisme étranger au monde des sophistes, des économistes et des calculateurs

Nous avons rappelé l'hypothèse de Sternhell selon laquelle Sorel est un penseur de la "Révolution moraliste". Polin le rappelle, Sorel est un "pessimiste par tempérament". Ainsi pour lui, le progrès traduit avant tout une notion bourgeoise. Il est contre Hegel et pense que "la nature humaine cherche toujours à s'échapper vers la décadence". L'homme est soumis à la loi éternelle du combat. Il doit éviter les obstacles que lui oppose la nature et sa nature elle-même (veulerie, lâcheté, médiocrité, etc.). Le grand danger de l'entropie guette l'homme. Sorel écrit : "Il est vraisemblable que les collectivités soient attirées vers un magma assez compliqué et dont la base serait le désordre". La violence révèle alors cette énergie créatrice qui combat l'entropie.

Sorel est un philosophe de l'énergie. L'homme, pense Sorel, se satisfait d'un sentiment de lutte. Dans cette optique, l'effort est plus que positif, recherché comme une fin en soi. La violence donne à l'homme une énergie salvatrice qui le retient d'être médiocre (Polin compare l'énergie sorélienne exprimée par la violence au thumos stoïcien). L'homme, par la violence émergée de son individualité créatrice, rejoint ultimement la morale. La violence est la forme permanente de la morale. La morale est donc une lutte contre l'entropie appauvrissante. On peut encore se référer à Nietzsche. La nouvelle table de morale du philosophe allemand est proche des valeurs de lutte et de dépassement que Sorel réclame des ouvriers.

Morale égale chez Sorel à sacrifice de soi, abnégation, héroïsme, désintéressement, effort. L'ouvrier est le guerrier romain, le conquérant du XXe siècle ; il doit posséder les qualités morales qui l'ennoblissent et lui assurent sa supériorité face à la bourgeoisie. Sorel parle avec sympathie de cette race d'hommes "qui considère la vie comme une lutte et non comme un plaisir". Ses maîtres-mots sont : énergie personnelle, énergie créatrice, énergie agissante. Ce type d'homme est élève du guerrier grec. Il refuse le monde des intellectuels qui l'affaiblit. Comme E. Burke, il est étranger au monde des sophistes, des économistes et des calculateurs. Et Sorel va plus loin quand il écrit : "Le sublime est mort dans la bourgeoisie" et ce sublime est l'apanage de la violence dans l'histoire. C'est la source de la morale révolutionnaire. Le syndicat renoue avec un monde de la morale, donc du sublime et de l'héroïsme. C'est un lieu, une école de moralisation collective. Le syndicat est autonome et sa morale est une conception du monde totale.

Mais Sorel est un apôtre de la violence parce qu'il croit dans la figure nouvelle du Travailleur. Sorel identifie pour nous le travail. Il récuse la dichotomie guerre/travail d'Auguste Comte. Le travail est une œuvre créatrice qui ne se plie pas au fond aux calculs sordides des capitalistes. Le travail est désintéressé. Comme la violence. La grève générale est aussi un acte libre de toute recherche de profits matériels. De même, Polin ressent la notion du travail comme une lutte à part entière. Le travail est, dans l'intuition de Sorel, un acte prométhéen. Le travail n'est pas seulement action de transformation sur les choses, il rétro-agit sur soi-même et la collectivité tout entière. La violence ennoblit la conscience du travail ; en d'autres termes, elle donne forme à l'œuvre de création et de transformation.

Le travail, qui n'est pas un simple "facteur de production" comme le prétendent les penseurs (?) et les économistes de l'école libérale, ni une source de profit pour le travailleur et de plus-values pour les entrepreneurs comme le croient les marxistes stricto sensu, est une forme sublimée de création. Il est bien évident que la violence sorélienne est une qualité qui est propre au monde des producteurs ; la réduction de la violence à une domination de l'homme par l'homme est le contraire de cette violence prolétarienne de Sorel. Sorel ajoute même qu'au cœur du travail lui-même, on trouve la violence comme moteur intime. Les notions sont ainsi reliées entre elles : Travail, Violence, Morale. Et le socialisme est ensuite le résultat de cette "vertu qui naît" (Réflexions...). Le travail est une lutte, où le producteur est soulevé par une violence absolue, et dont découle l’acte créateur historiquement.

La violence, antidote aux bassesses d'âme

Pour Sorel, il est évident que cette émergence du socialisme de la violence se fera au détriment du vieux monde bourgeois. Si la violence est une notion positive parce que créatrice, il faut qu'elle s'attende à des oppositions farouches. Sorel se propose de délimiter le territoire du conflit et de situer l'ennemi en face. La civilisation, c'est l'ennemi n°1 du socialisme naissant, ennemi qui s'appuie sur 2 autres instances du vieux monde : la démocratie et l'État. Les troupes qui défendent ces citadelles sont variées et quelquefois ennemies en apparence : c'est le camp de la bourgeoisie (libéraux, radicaux, partisans du capitalisme pur et dur, droite conservatrice) et des pseudo-socialistes (les membres responsables des partis réformistes, la "gauche" démocratique, les progressistes de toutes tendances).

Derrière ces abstractions (démocratie, civilisation, État), Sorel combat inlassablement les mêmes valeurs communes aux idéologies de la médiocrité. Il y a chez Sorel le sens de la guerre culturelle, du combat des valeurs. Il ne croit pas aux étiquettes que le discours bourgeois aime attribuer aux acteurs de son jeu. Les mots dans le jeu politique ne sont souvent que des apparences. Sorel cherche à fouiller les racines des discours. Être "socialiste" ne signifie rien si on n'est pas conscient d'une conception du monde en rupture avec la société marchande. Paresse, bassesse, hypocrisie, incompétence, veulerie, sont des traits communs aux partis officiels.

La violence sorélienne est en effet très consciente de l'enjeu réel et historique de la lutte. Les non-valeurs, qui asservissent les producteurs et lui ôtent toute liberté, sont concentrées dans la conception économique de l'homme, que les maurrassiens ont appelé "l'économisme". Les principes de cet économisme sont au nombre de 2 : la croyance au progrès matériel, la réduction de l'homme à des valeurs matérialistes. L'homme bénéficie en même temps que le confort matériel d’un "confort" intellectuel. L’homme est un énorme estomac, destiné à la soumission sociale et politique. La société de consommation est alors le plus grand camp de normalisation intellectuelle. On peut penser que la violence sorélienne aurait été en en état de rupture avec le monde occidental, et tout ce que ce monde charrie derrière lui. De la même façon, il aurait du mal à se reconnaître dans certaines critiques progressistes de la société de consommation, dont le fondement réside dans une exigence encore plus grande de confort. La philosophie du bonheur est anti-sorélienne et Marcuse serait considéré par Sorel comme un cas typique d'utopisme bourgeois. L'homme qui réclame la fin du travail, qui refuse la lutte, qui conteste la guerre sociale, cet homme que nos philosophes des années 70 appellent de tous leurs vœux, n'a que de très lointains rapports avec le producteur à la mentalité guerrière des Réflexions sur la violence.

Les illusions du progrès

Quant au "progrès", Sorel a senti le besoin de lui consacrer un ouvrage entier tant il lui a semblé que ce concept était un fleuron de la mentalité bourgeoise. Il s'agit des Illusions du progrès. L'illusion suprême d'un paradis terrestre retrouvé à la fin des temps provoque chez Sorel une réaction épidermique. Le pessimisme sorélien est la conclusion d'un constat : l'homme ne change pas fondamentalement. Sorel approuve les actes de progrès matériels mais il s'agit chez lui d'une admiration pour la "créativité" dont ces actes sont les manifestations. De la même façon, il croit au prolétariat non pas comme Marx croyait à la "classe élue de l'histoire" mais parce qu'il constate que la bourgeoisie n'a plus l'énergie de mener la lutte éternelle.

L'histoire est pour Sorel une succession d'énergies manifestées dans des groupes restreints. Le capitaine d'industrie est une figure positive. Ce n'est plus qu'une idée à son époque. En outre, les valeurs marchandes sont des valeurs de dégénérescence. Partir en guerre contre la société moderne (entendez marchande) est un point commun de Sorel et de Maurras. La haine du bourgeois, écrit Polin, est un point de rencontre entre l'Action Française et Sorel. C'est une classe sans volonté, sans honneur, sans dignité. Le régime démocratique lui convient parce qu'il conserve, non parce qu'il est source de création. Sorel parle durement de la bourgeoisie puisqu'il constate chez elle "une dégradation du sentiment de l'honneur".

Cette démocratie, Sorel la vitupère, il écrit : " (la démocratie) est le charlatanisme de chefs ambitieux et avides" (Réflexions…). Peu importe que cette démocratie soit conservatrice ou populaire, elle conserve et favorise la même décadence. Les socialistes démocrates sont des "politiciens épiciers, démagogues, charlatans, industriels de l’intellect". En outre, non contents de maintenir le peuple sous un régime oppressif (où sont les libertés des ouvriers travaillant 16 heures/jour, 6 jours/7 ?). La démocratie établit le règne de l’argent. C’est une tyrannie, une tyrannie ploutocratique, dirigée par des hommes d’argent, qui veulent préserver leurs intérêts propres. Sorel écrit : "Il est probable que leurs intérêts sont les seuls mobiles de leurs actions". Quant aux responsables de l'Internationale Ouvrière, Sorel les dénonce comme des apprentis dictateurs. Leur objectif est l'instauration d'une "dictature démagogique".

Sorel ne veut pas d'un socialisme d'État. Il manifeste dans sa critique de l'État des tendances anarchisantes, fort peu compatibles avec la dictature d'État du prolétariat désirée par les marxistes. L'État (même socialiste) est un "État postiche", porteur d'une "merveilleuse servitude". L'État démocratique s'achève dans l'histoire avec les massacres de septembre. Et ce que C. Polin appelle, comme Sorel, "le cortège idéologique" de la démocratie (droits de l'homme, humanitarisme, charité, pacifisme, etc.) ne change rien au caractère oppressif de ce régime. Sorel est l’auteur d'une phrase célèbre sur la démocratie : "La démocratie est la dictature de l'incapacité" (Réflexions…). Deux mots nous frappent : la dictature, l'incapacité.

La critique anti-démocratique de Sorel ne doit pas être confondue avec l'idéologie réactionnaire du courant autoritaire ni avec le discours conservateur de l'Ordre-pour-l'Ordre. D'ailleurs, on voit bien chez Sorel un rejet des 2 camps : le camp de la bourgeoisie, où la lâcheté domine, et celui du social-réformisme mené par la corruption. Sorel croit en la lutte des classes. Ce qui le rend irréductible aux étiquettes conservatrices et social-démocrates. La violence qui manifeste cette lutte des classes est aussi un facteur d'énergie en action. Comme Pareto, il croit que la lutte des classes accouche de nouvelles élites sur les cadavres des classes déchues. La paix sociale est pour Sorel l'état d'entropie sociale absolu. Pourtant, Sorel ne peut être marxiste parce qu'il n'adhère pas à la vision finaliste du monde de Marx. La lutte est une activité normale de l'humanité. Elle n'a pas de sens, si ce n'est celui de faire circuler les élites dans l'histoire. En résumé, la violence est porteuse d'un projet de création en devenir infini, porteuse d'une conception morale de la vie, source d'une organisation des producteurs.

*** III. Conclusions ***

Dans son introduction aux Réflexions, Sorel écrit : "Je ne suis ni professeur, ni vulgarisateur, ni aspirant chef de parti ; je suis un autodidacte qui présente à quelques personnes les cahiers qui ont servi pour sa propre instruction". Les Réflexions constituent donc un ensemble de constatations pratiques. Sorel le répète : il ne veut pas faire une œuvre universitaire. C'est plutôt une pédagogie à l'usage des syndicalistes libres, qui sont prêts à recevoir un message révolutionnaire.

La violence sorélienne est la dimension purement morale et créatrice du socialisme de Sorel. Le message de Sorel est que le socialisme n'est pas un programme politique, ni non plus un parti politique. Le socialisme est une révolution morale ; en d’autres termes, le socialisme est d'abord un bouleversement des mentalités. On pourrait parler à la limite de "révolution spirituelle". Et la violence informe ce brutal changement dans les âmes. Le socialisme sans la violence n’est pas le socialisme. Seule l'utilisation de la violence assure une révolution positive. Sorel ne reconnaît pas dans les événements de la Révolution française une violence créatrice. Il rejette tout ce qui vise à détruire pour le plaisir de détruire. La violence donne au socialisme la marque de sa noblesse. Elle constitue une valeur essentielle de l’organisation progressive et indépendante des producteurs.

Il est certain que, pour nous, le socialisme n’est pas un discours rigide. Nous ne voulons pas reconnaître dans la social-démocratie un régime ou une idéologie socialiste. Le socialisme n’est pas un ersatz bâtard du libéralisme occidental. Les régimes occidentaux qui se réclament aujourd'hui du socialisme sont, à l'exception peut-être de l'Autriche en matière de politique internationale, des compromis honteux, ou "heureux", de social-libéralisme (à ce sujet, lire dans Le Monde Diplomatique de février 1984, l'article intitulé "Un socialisme français aux couleurs du libéralisme"). Sorel avait pressenti cette involution vers un discours mixte, où socialisme et libéralisme feraient "bon ménage"...

Le socialisme de Sorel n'est pas un compromis. Il se présente comme une révolution culturelle. Son objectif n'est pas de gérer le capitalisme par un nouveau partage du pouvoir (quelles différences entre un technocrate de gauche et de droite ?) mais de poser les vraies valeurs de la révolution. La violence est un garant de la fidélité aux valeurs révolutionnaires. Il ne s'agit pas de casser des vitrines des grands magasins ni de pratiquer une violence terroriste. La vraie violence consiste à renverser les tabous. Il faut dénoncer les blocages intellectuels de l'Occident. Il ne faut pas hésiter à remettre en cause le système. Voilà la vraie violence de Sorel : autonomie intellectuelle... Alors, Sorel, une alternative radicale ?...

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dimanche, 25 février 2007

TIAS: nouvel instrument de surveillance totale

Karl RICHTER :

Le nouvel instrument américain de surveillance totale : “Total Information Awareness System” (TIAS)

Extrait du livre de Karl RICHTER, Tödliche Bedrohung USA – Waffen und Szenarien der globalen Herrschaft, Hohenrain Verlag, Tübingen, 2004, ISBN 3-89180-071-1[= La menace mortelle des Etats-Unis – Armes et scénarios de la domination globale]. Un ouvrage à lire et faire lire, pour connaître les armes terribles de l’ennemi américain !

Les nouvelles qui nous viennent des Etats-Unis ont quelque chose de bizarre en soi depuis quelques années, c’est-à-dire qu’elles recèlent une sorte d’aura, se situant entre les fictions  d’Hollywood et les films d’horreur. Depuis le 11 septembre 2001, cette tendance s’est nettement accentuée. Pourtant, pendant toutes les années 90, on pouvait déjà s’apercevoir que l’Oncle Sam devait de moins en moins tenir compte de ses concurrents et adversaires potentiels. Les objectifs et les intentions apparaissent en clair dans les rubriques “informations” de la presse quotidienne. Ceux qui ne se satisfont pas de ces rubriques, ne devront pas surfer longtemps sur internet. Le reste du monde n’a plus le choix qu’entre l’étonnement et l’incrédulité, d’une part, les lamentations désespérées, d’autre part. Rien de tout cela n’est bien utile.

En novembre 2002, la “Süddeutsche Zeitung” présentait à ses lecteurs une autre de ces nouvelles étranges, mi-apocalyptiques. “Pêcher dans l’océan des données”, tel était le titre choisi par le quotidien bavarois. Sous-titre : “Les Etats-Unis planifient le mise sur pied du plus grand système de surveillance de tous les temps” (“Die USA planen das aufwendigste Überwachungssystem aller Zeiten”) (1).

L’objet de l’article était un nouveau système informatique qui, dans les années proches, serait mis en œuvre grâce à un investissement financier de 200 millions de dollars par an, par un sous-département du ministère américain de la défense. Ce système prévoit rien moins qu’une surveillance électronique sans faille du plus grand nombre possible de citoyens de la planète Terre. C’est cela qui se dissimule derrière l’abréviation “TIA”, soit “Total Information Awareness”.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans mon livre, il ne s’agit nullement de science fiction mais de réalité, d’une réalité qui rendra plus totale encore la domination américaine sur cette planète et qui réduira encore davantage la liberté, la sphère privée et la sphère intime des citoyens au cours du 21ième siècle.

De quoi s’agit-il? En janvier 2002, un nouveau département est créé au sein du ministère de la défense américain, l’IAO, soit “Information Awareness Office”. En français : “Bureau pour la prise de conscience de l’information”. “Awareness”, en anglais, ne signifie pas seulement “conscience”, mais aussi, et surtout dans le contexte qui nous préoccupe ici, “prise en compte”, “perception”; en français, le terme anglais “aware” peut aussi se traduire par “saisir par les sens”, “saisir par la conscience”, “capter”, “capter des informations”.

L’IAO sait parfaitement ce  qu’il veut. Dans le logo de ce nouveau bureau, on aperçoit un oeil ouvert et vigilant, semblable à celui que l’on voit au dos des billets de banque américains, où l’on nous promet un “novus ordo seclorum”, un “nouvel ordre mondial”; cet oeil se trouve au sommet d’une pyramide maçonnique et regarde le globe terrestre. Les mots inscrit au bas du logo sont :  “Scientia est potentia”, soit “La science est le pouvoir”. Pour ne pas inquiéter outre  mesure les critiques et les théoriciens conspirationnistes, le logo a été subrepticement effacé du site de l’IAO dès l’automne 2002.

Le programme ambitieux, qui consiste à prendre le monde entier sous la loupe et de le scruter avec le regard d’un “Illuminé”, doit devenir réalité dans les prochaines années. Si les choses évoluent de la sorte, les systèmes d’écoute actuels comme “Carnivore” et “Echelon” apparaîtront comme d’inoffensifs précurseurs. Car le futur “Data-Mining-System”, qui sera issu de l’IOA, a pour objectif déclaré  de saisir et d’exploiter véritablement toutes les données électroniques créées  —et laissées en tant que traces—  par tous les citoyens du monde. Non seulement les traces laissées par les coups de téléphone ou par l’utilisation d’internet, mais aussi à mille autres occasions : les passages à la caisse électronique de la banque, à la bibliothèque publique, à l’assurance maladie, à la pompe à essence, à l’office social, auprès de toute institution financière.

Le problème de la protection des données privées est une question purement académique pour l’IAO. Le bureau peut se revendiquer du plus haut intérêt de la nation américaine, car il lutte  contre le “terrorisme”. On peut se contenter d’une simple apparence légale quand on institue un nouveau système de surveillance de cet acabit. D’après une information publiée dans le “Washington Post”, l’IAO négocie déjà avec le FBI et avec l’agence nationale pour la sécurité du trafic, la TSA, qui gère déjà les données relatives aux passagers des avions, afin d’échanger toutes informations utiles. Mais tout cela n’est qu’un début, rien que le sommet émergé de l’iceberg. Car l’oeil vigilant de l’IAO est dardé sur l’Europe. En décembre 2002, un accord a été scellé  —sans qu’on ait fait beaucoup de publicité à son sujet au sein de l’opinion publique—  entre le gouvernement des Etats-Unis et les ministres de la Justice et de l’Intérieur de l’UE, afin de régler, pour l’avenir, un transfert sans heurts de données entre les instances européennes en matières de sûreté et leurs homologues américaines. Lors des négociations, Washington avait lourdement insisté pour ne pas être handicapé par les standards européens  relatifs à la protection des données, en cas d’exploitation des informations collationnées par Interpol. Bien entendu, l’Oncle Sam a réussi à faire triompher son point de vue.

D’après la déclaration officielle, l’objectif de cet échange et de cet accord serait “de prévenir , de repérer, d’empêcher et de  poursuivre tout acte délictueux dans le cadre de la jurisprudence [sic!] propre aux parties signataires et, en particulier, de faciliter l’échange mutuel d’informations, y compris les données personnelles” (2). Rien que la formulation laisse deviner que les citoyens européens deviendront dans l’avenir encore plus transparents que jamais auparavant. Mais ce qui m’étonne encore bien davantage, c’est que ce flux routinier de quantités impressionnantes d’informations ultra-confidentielles, relatives à des millions de citoyens européens, vers les ordinateurs d’autorités américaines et de services secrets ne constitue pas un sujet à débattre au sein de l’opinion publique pour les médias et pour les politiciens.

Cet accord scellé avec les Etats-Unis constitue une nouvelle génuflexion européenne devant Washington. Si les Européens avaient refusé de céder, l’IAO aurait de toute façon pompé les réseaux informatiques européens sans couverture légale, exactement comme l’ont toujours fait des services de renseignement comme la NSA ou le réseau Echelon. Ils n’ont jamais tenu compte des droits à la souveraineté des pays européens. Nos Etats sont considérés comme inexistants. De même, la présentation officielle de cet accord par Eurobruxelles n’est rien d’autre qu’une circonlocution pour camoufler le statut d’ilote des Européens. L’accord  de décembre, comme le formule le conseil de l’UE  pour la justice et l’intérieur, englobe “de nouvelles formes d’assistance juridique mutuelle, rendues possibles par les technologies modernes, comme par exemple l’échange d’information sur les comptes en banque [!] et les conférences sur vidéo” (3).

Cette formulation, qui accepte benoîtement le fait accompli, est bien forte de tabac quand on connaît les règles censées présider à la protection des données informatiques en Europe. Ce qui pose encore plus problème, c’est la nouvelle dimension que prend la lutte contre la criminalité, dimension qui fait l’unanimité entre les “Big Brothers” de part et d’autre de l’Atlantique. Dans la déclaration des ministres de l’UE, on souligne la nécessité de lutter contre les crimes, “qui auraient été commis ou pourraient probablement [!] être commis dans le cadre d’activités terroristes (...)” (4).

Ces formules rappellent immanquablement le film de fiction américain, qui passait à peu près au même moment dans les salles de cinéma en Allemagne, intitulé “Minority Report”. Ce film nous dévoilent partiellement ce qu’est et sera la guerre psychologique. Le réalisateur Steven Spielberg place son scénario en l’année 2054 et il s’agit aussi de combattre des crimes qui n’ont pas encore été  commis. Il y a du vrai dans cette fiction cinématographique : les procédés décrits  dans ce film sont en train d’être mis au point aujourd’hui. La répartition des rôles est également exacte : les ordres viennent de Washington et l’UE a simplement le droit de jouer avec, mais à titre de simple exécutant.

A partir de janvier 2003, signalons que les citoyens non-américains sont expressément discriminés par rapport aux citoyens américains, par une décision du Sénat des Etats-Unis. En effet, l’observation permanente des citoyens américains ne plaisait pas à certains sénateurs démocrates, qui estimaient que les choses allaient trop loin. Ils ont donc demandé à ce que des limitations  soient introduites dans la législation, afin que les surveillances  perpétrées aux Etats-Unis soient soumises à des critères plus stricts. Mais pour le reste du monde, ces restrictions ne comptent pas (5).

Le système technique, qui rend possible cette observation permanente et tous azimuts des citoyens, se trouve encore aujourd’hui dans  sa phase de développement. Rien que son nom est déjà tout un programme : “Total Information Awareness System” (TIAS). Le but de la manoeuvre apparaît clairement dans l’intitulé, exactement comme dans le logo de l’institution, avec cet oeil divin, qui voit tout. Pour des raisons de discrétion, ce logo a été transformé, afin de ne pas alarmer des “fanatiques” qui ne raisonnent qu’en termes conspirationnistes, les juristes qui cherchent à étayer la protection des données personnelles des citoyens et les âmes trop sensibles. Le sigle “TIAS” a donc reçu une autre appellation officielle depuis le printemps 2003 : l’adjectif ‘total”, qui qualifiait la nature de la surveillance informatique planifiée, a disparu; TIAS signifie désormais “Terrorism Information Awareness”. Mais, dans le fond, rien n’a changé. Aux Etats-Unis, à l’heure actuelle, on peut très  vite se voir transformer en “terroriste”, surtout après le “Patriot Act” qui a été passé à l’automne de 2001. Ce n’est donc  pas un hasard si le ministre de la justice Aschcroft a qualifié la loi d’”arme clef contre le terrorisme” (6). Bon nombre de libertés citoyennes ont été tout bonnement mis hors circuit par cette loi, qui a aussi rendu les citoyens américains encore plus transparents que jamais auparavant.

Actuellement, le programme TIAS est donc en phase de développement. Cette phase doit durer cinq ans. Pendant cette période quinquennale, il est prévu d’installer un prototype du système à Fort Belvoir, où se trouve le Commandement des services de renseignement et de sécurité de l’armée. Dès 2005, les prototypes en état de fonctionner, installés dans toutes les branches du projet, devront faire convergence, se mettre en réseau et se synchroniser. Les directives ont été données depuis longtemps. Tous les services secrets américains, toutes les universités renommées, tous les laboratoires  de recherche et de nombreuses industries de pointe y participent, dont certaines sont très connues, comme IBM, SAIC et Visionics. “Toutes les entreprises, organisations et collaborateurs personnels, qui y participent, sont soumis à un “examen de sûreté” (“clearance”) et sont tenus à respecter scrupuleusement le secret. Quelques entreprises étrangères ont été sollicitées, mais pour l’élaboration de composantes annexes du projet, qui sont toutes considérées comme “de-classified”, c’est-à-dire non secrètes (7).

En avril 2002, près de 75 institutions participaient à l’élaboration du projet TIAS. Le budget annuel, que quelques partenaires de l’entreprise ont reçu à leur disposition, varie entre 200.000 et 1.000.000 de dollars. Cela signifie que pendant la phase de probation, qui durera cinq ans, le volume global et maximal des sommes allouées sera de 375 millions de dollars. Le  personnel mobilisé à cette tâche est également impressionnant. L’institution, qui fera tourner TIAS, soit l’IAO, occupe d’ores et déjà 170.000 personnes.

Karl RICHTER.

Notes:

(1) Patrick ILLINGER, “Fischen im Daten-Ozean”, Süddeutsche Zeitung, 14  nov. 2002.
(2) Cité par : Florian RÖTZER, “Freier Fluß persönlicher Daten zwischen Europol und US-Behörden vereinbart”,
http://www.heise.de/tp/deutsch/inhalt/te/13831/1.html
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Florian RÖTZER, “Das DARPA-Überwachungsprojekt soll an die Leine gelegt werden”,
http://www.heise.de/tp/deutsch/inhalt/te/14031/1.html
(6) Michael LANG, “Big Brothers großer Bruder”, Süddeutsche Zeitung, 17 juin 2003.
(7) (auteur anonyme), “Scientia est Potentia – Wissen ist Macht” – “Die Pläne der DARPA-Behörde”,
http://mlists.in-berlin.de/pipermail/ds-news/msg00827.html

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samedi, 24 février 2007

J. F. Mattéi: du bon usage de l'indignation

Pierre CORMARY :

Sur  "Du bon usage de l'indignation" de Jean-François Mattéi

http://pierrecormary.blogspirit.com/archive/2005/09/05/du-bon-usage-de-l-indignation.html

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Nationalismes constitutionnel et dynastique en Russie

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Nationalisme constitutionnel et nationa­lisme dynastique, germanophobie et anglo­phobie, néoslavisme et panslavisme dans le débat russe du début du siècle

Robert STEUCKERS

Analyse: - Caspar FERENCZI, «Nationalismus und Neoslawismus in Rußland vor dem Ersten Weltkrieg», in Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, Band 34, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1984. - Caspar FERENCZI, Außenpolitik und Öffentlichkeit in Rußland 1906-1912,  Matthiesen Verlag, 1982.

A l'aube du siècle, la question d'Orient et celle des Détroits mobilisent l'attention de tous les polémistes russes. Après la pa­renthèse du communisme, qui a duré 70 ans, la Russie semble confrontée aux mêmes défis géopolitiques. Nous allons exa­miner, tout au long de cet exposé, comment se cristallisait les idéo­logies et leurs compléments géopolitiques. En effet, chaque idéologie russe proposait une géopolitique différente, sans qu'on ne puisse distinguer réellement un “bloc d'idées incontes­tables” qui aurait pu susci­ter le consensus en politique étrangère, en dépit des dissensus intérieurs.

Deux formes de “nationalismes” s'affrontent à l'aube du siècle: le nationalisme constitutionnel, libéral et pro-occidental, anglo­phile et germanophobe, et le nationalisme dynastique, autocratique et anti-occiden­tal, anglophobe et plutôt germanophile.

1. Le nationalisme constitutionnel:

La caractéristique majeure de ce nationalisme constitutionnel est une référence au “peuple” (narod), non pas dans le sens es­sentiel et métaphysique des slavophiles du XIXième siècle, mais comme concept de transition entre la réalité autocratique de la Russie tsariste et la Douma, appelée à “libéraliser” la Russie. Le peuple des nationalistes constitutionnels n'est donc pas un concept désignant une classe, ou les classes pauvres et exclues du pouvoir, comme chez les socialistes qui déclenchent la révolution avortée de 1905. Il n'est pas non plus un concept religieux-mythique comme chez les narodniki du XIXième siècle.

Pourtout, dans le contexte de l'époque, la classe ouvrière s'éveille. Des troubles sociaux graves écla­tent. En 1912, les ouvriers des mines d'or de la Lena déclenchent une grève violente. La troupe tire dans le tas. Le nombre des morts est impressionnant. Depuis cet incident jusqu'en 1914, les troubles sont constants, apportant de l'eau au moulin des socialistes et des futurs bol­cheviques.

Les nationalistes constitutionnels raisonnent en termes progressistes sans limiter le concept de peuple aux seuls ouvriers, comme les socialistes, ou sans en faire la notion-clé d'une métaphysique nationa­liste, à la façon des narodniki slavophiles du XIXième siècle.

Jamais la Russie ne connaîtra de synthèse entre ces deux formes d'appréhension du peuple. En Allemagne, la sociale-démo­cratie parvient à intégrer la classe ouvrière dans le fonctionnement du pays. Les socialistes ne partagent peut-être pas la mys­tique germano-nordique de la bourgeoisie, pendant al­lemand du narodnikisme slavophile, mais, en fin de compte, le wagné­risme était révolutionnaire en 1848 et on assiste à la fin du siècle à une wagnérisation et une nietzschéisation du socialisme. Mystique natio­nale et souci socialiste se compénètrent dans le Reich de Bismarck et les socialistes russes modérés, et, même, certains nationalistes constitutionnels admirent et envient cette synthèse. Ils sont enchantés de voir que Lassalle ap­puie Bismarck et que Liebknecht senior introduit une forme bien profilée de natio­na­lisme dans la sociale-démocratie: l'Allemagne est la patrie des ouvriers, c'est là qu'ils bénéficient de la sé­curité sociale la mieux élaborée du monde, c'est là que leurs syndicats ont leur mot à dire. Les ouvriers allemands sont les mieux émancipés. C'est grâce à l'excellence des tradi­tions politiques allemandes.

Le modèle germanique ne pourra pas être importé en Russie en dépit des efforts de Stolypine et de Kokovtchov. La juxtaposi­tion sans fusion ni synthèse des deux formes de nationalisme donnent les cli­vages suivants, qui ne seront pas surmontés:

1) Orthodoxie, autocratie paternaliste, peuple et populité au sens mystique du terme.

2) Peuple-société (idem chez Gorbatchev et Eltsine!), démocratie constitutionnelle (Eltsine jusqu'en oc­tobre 1993!), réformes.

Parmi les tenants du nationalisme constitutionnel, on compte les “Cadets”, qui théorisent dans la cohé­rence un projet politique pro-occidental en Russie, que ne partagent évidemment pas les nationalistes dynastiques, les orthodoxes intégristes et les mystiques narodniki. Les Cadets, comme plus tard Gorbatchev, voudront accorder aux peuples périphériques une pleine auto­nomie (Polonais, Finlandais). Leur théoricien est Struve. Il veut la démocratie dans le cadre d'un impérialisme libéral. Mais il ne veut pas d'une Russie faible qui serait incapable de s'affirmer sur la scène internationale. Les efforts de la Russie doivent se porter vers le Moyen-Orient (ce qui est pourtant contradictoire avec son désir d'une alliance anglaise) et elle doit dominer pour toujours et fermement l'ensemble du bassin de la Mer Noire.

Struve s'oppose à la xénophobie et à l'antisémitisme. Comme en Allemagne, dit-il, il existe des Juifs pa­triotes, qui peuvent servir d'intermédiaire entre la Russie et les autres peuples, via les relais de la dia­spora. Les Polonais sont un tremplin vers les Slaves de l'Ouest de confession catholique. Il faut valoriser le rôle des Polonais dans l'Empire russe, pense Struve, pour s'opposer efficacement à l'Autriche-Hongrie et à l'Allemagne. Une Pologne loyale constitue une protection du flanc occidental de la Russie, permettant par ailleurs une poussée vers le Sud et une maîtrise de la Mer Noire. Si la Russie ne parvient pas à fidéli­ser les Polonais à sa cause, la Pologne deviendra automatiquement un tremplin de l'Allemagne et de l'Autriche en direc­tion de la Russie. La non-résolution de la question polonaise conduira à une vassalisa­tion de la Russie par le Reich allemand.

L'impérialisme libéral préconise donc une alliance avec la France (pour clouer les Allemands à l'Ouest) et avec l'Angleterre, qui doit toutefois laisser à la Russie les mains libres en Mer Noire. Mais Struve aura quelques difficultés à faire admettre cette alliance anglaise: les souvenirs de la guerre de Crimée, où les Anglais et les Français s'étaient alliés aux Turcs, restent cui­sants et douloureux.

A l'intérieur Struve veut une organisation bismarckienne, avec un appareil d'Etat réconcilié avec le peuple, par le biais de l'idée nationale (démocratique). L'appareil d'Etat doit se servir de l'idée nationale-démocratique, c'est-à-dire du nationalisme de la révolution de 1848, et se laisser compénétrer par elle. En bout de course, on aura un renforcement de l'Etat, comme dans la nouvelle Allemagne de Bismarck.

Finalement, l'impérialisme libéral de Struve est d'inspiration parlementariste à la mode anglo-saxonne, as­sorti de quelques correctifs d'origine allemande. Dans sa vision géopolitique, les Polonais et les Finlandais deviennent des alliés des Russes. Quant aux autres peuples, considérés comme moins impor­tants ou moins développés, ils doivent subir une assimilation douce au modèle russe, comme dans le creuset américain.

2. La germanophobie et la crise bosniaque:

La germanophobie, en dépit de la fascination pour le modèle bismarckien, éclate surtout en 1908, au mo­ment de la crise bos­niaque, quand l'Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine (en respectant les accords de 1878). Cette main-mise sur la province centrale des Balkans, qui permet de contrôler toute cette vaste péninsule, pousse définitivement l'opinion publique russe dans l'alliance franco-britannique, alors qu'elle était fort hésitante auparavant.

Les Cadets, qui se perçoivent comme révolutionnaires dans le cadre de l'autocratie russe, chantent les mérites de l'Allemagne culturelle et sociale mais s'opposent à l'Allemagne officielle. De même qu'à la forte présence allemande et balte-germanique à la Cour du Tsar. Cette aristocratie germanique est accusée de pratiquer une politique coercitive, qui maintient les ouvriers et les paysans russes dans un état de sujé­tion dramatique. Les Cadets admirent la dynamique industrielle alle­mande mais cons­tatent que cette dy­namique s'oriente vers les Balkans, l'Empire Ottoman, le Moyen-Orient (la “Question d'Orient”) et la Perse, ce qui menace l'exclusivité russe en Mer Noire et confisque l'espoir de s'ancrer à demeure sur les rives du Bosphore et dans les Dardennelles. En 1906, la revue Novoïe Vremje évoque un complot “germano-sioniste”, où le sionisme de Herzl est défini comme un instrument allemand pour péné­trer l'Empire Ottoman.

3. Le nationalisme dynastique:

Ce nationalisme dynastique repose sur trois piliers: l'autocratie (paternaliste), l'orthodoxie et la populité au sens mystique des narodniki. Ce nationalisme dynastique s'oppose à toute forme de constitution, à toute idée de progrès, mais veut réaliser la fraternité entre tous les Orthodoxes, car l'Occident a promis la fraternité lors de la Révolution française, sans jamais avoir été capable de la réaliser. En politique inté­rieure, les nationalistes dynastiques veulent diminuer l'influence allemande dans la Cour, dans le haut fonctionnariat, et l'influence juive dans l'économie et le socialisme. En politique extérieure, en revanche, ils refusent toute alliance avec la France ou l'Angleterre, parce que ces pays sont les foyers du parlemen­tarisme, du capitalisme et du constitutionalisme, toutes formes politiques jugées perverses et délétères. Les nationalistes dynastiques évoquent sans cesse le “péril jaune”: il faut battre les Chinois, les Perses, les Turcs, pour redorer le blason de l'armée. Ils développent une perspective eurasienne somme toute assez agressive et impérialiste et nous décou­vrons chez eux les premiers balbutie­ments de cet eurasis­me récurrent, de Staline aux néo-impérialistes actuels. Les nationalistes dynastiques préconisent de se retirer d'Europe, sous-continent en proie à la décadence, et de se chercher, par les armes, un destin en Asie. La Russie, di­sent-ils, n'a pas intérêt à participer à l'équilibre européen, car toute notion d'équilibre est une idée “germano-romaine” prou­vant la mesquinerie et l'étroitesse d'esprit des Occidentaux. Enfin, les nationalistes dynastiques s'opposent au néoslavisme des Slaves occidentaux, surtout des Tchè­ques, car ce néoslavisme est tout compénétré d'idées modernes et libérales, donc inadéquates pour la Russie.

Face à l'Allemagne, les nationalistes dynastiques sont ambivalents. Avant 1908, donc avant l'annexion par Vienne de la Bosnie-Herzégovine, ils voulaient une alliance avec le Reich. En 1908, au plus fort de la crise bosniaque, ils veulent la guerre contre l'Allemagne et l'Autriche. A partir de 1909, quand les esprits se calment, ils veulent une alliance avec l'Allemagne seule. La faiblesse des nationalistes dynastiques, c'est de ne pas avoir un théoricien de la trempe de Struve. Si ce dernier avait eu des opposants de son acabit, il n'est pas sûr que la Russie serait resté dans l'Entente.

En 1909, Menchikov, théoricien et polémiste nationaliste dynastique, développe, après la crise bos­niaque une vision géopoli­tique assez contradictoire. La Russie ne doit pas servir de réservoir de chair à canon pour l'Angleterre. Contre le péril jaune japonais et chinois, et contre la péril blanc allemand, elle doit forger une réseau d'alliance. Dans le Pacifique et en Extrême-Orient, elle doit s'allier à la Chine et aux Etats-Unis pour damer le pion au Japon. Pour barrer la route à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie, elle doit s'allier à la France, à l'Italie et aux petites puissances balkaniques (surtout la Serbie). Mais en dépit de cette esquisse contradictoire, où Menchikov est anglophobe tout en voulant s'allier à tous les pions de l'Angleterre dans le monde, il croit à la paix, estimant que les nations occidentales sont désormais trop décadentes pour oser commencer une guerre.

Les autres polémistes nationalistes dynastiques se bornent à vouloir une politique militaire défensive, impliquant un modus vi­vendi  avec le Reich allemand. Les nationalistes dynastiques ont peur de la guerre parce que celle-ci pervertira immanqua­blement le peuple. Les masses de soldats mobilisés entreront en contact avec le socialisme et le libéralisme de l'Europe. Si la guerre éclate demain, disent-ils, la révolution éclatera après-demain, parce que les soldats issus du prolétariat et du paysan­nat seront fascinés par le modèle allemand et voudront le transposer de force dans une Russie qui n'est pas prête à le rece­voir. Pire, ce modèle, occidental, germanique, ne pourra jamais harmonieusement se greffer sur le corps gigan­tesque de la Russie.

Dournovo, plus germanophile, plus fidèle à l'ancienne alliance entre le Tsar et Bismarck, plaide pour un partage de l'Europe centrale et orientale entre l'Allemagne et la Russie. Il souhaite une disparition de l'Empire austro-hongrois et l'apparition d'une Grande Allemagne et d'une Grande Russie, flanquées de deux petites puissances balkaniques, la Roumanie et la Serbie. Dournovo affirme que les “progressistes” sont les alliés objectifs de l'Angleterre, pire ennemie de la Russie. Les soldats russes, dit-il en reprenant l'argumentation de Menchikov, vont servir de chair à canon pour les capitalistes anglais qui veulent abattre leurs concurrents allemands. La Russie doit dès lors mettre tout en œuvre pour détourner les Allemands des Balkans et pour soutenir leurs projets coloniaux en Afrique et en Micronésie. Germa­no­phi­le, Dournovo rappelle que l'Allemagne, de­puis 1813, a toujours été fidèle à sa parole, qu'elle n'a pas sou­tenu les Occidentaux et les Turcs lors de la Guerre de Crimée et qu'en 1905, pendant la guerre russo-ja­ponaise, elle n'a pas participé au projet anglais d'affaiblir la Russie partout dans le monde. L'Allemagne et la Russie ont des ennemis communs, argumente Dournovo: la franc-maçonnerie occiden­tale et le péril jaune.

Mais même les germanophiles sont hostiles à l'Autriche-Hongrie. Cet Empire est faible et bigarré (la “Ka­kanie” de Musil), af­firment-ils avec mépris; pire, il domine des Slaves, ce qui est jugé inacceptable. La Russie et l'Allemagne doivent donc liqui­der de concert l'Etat aus­tro-hongrois et s'en partager les dé­pouil­les. Mais, nous allons le voir, l'hostilité des nationalistes dy­nas­tiques russes à l'Autriche-Hongrie n'est pas du tout de même nature idéologique que l'hostilité des néoslaves tchèques.

4. L'anglophobie russe:

L'anglophobie russe est de même nature que l'anglophobie allemande de la même époque. Les polémistes anglophobes utili­sent le même vocabulaire. Pour eux, l'Angleterre est le berceau de la modernité et du capitalisme. Les anglophobes russes les plus radicaux et les plus virulents opèrent une distinction entre anglo-osvoboditel'noïe (anglo-libéral ou, plutôt, anglo-libériste) et germano-pravoïe (germano-juste, ger­mano-orthodoxe, germano-droit, germano-cohérent, en vertu de la grande plasticité sémantique du terme pravo). De plus, vogue darwino-racialiste aidant, les Russes anglophobes proclament que les Allemands sont plus fiables parce qu'ils ont du sang slave, alors que les Anglais en sont dépourvus. L'anglophilie est attribuée aux Cadets, aux “Oktobristes” et à certains “néo-slavistes”. L'anglophilie veut introduire le par­lementarisme en Russie, ce qui l'affaiblira et la ruinera, la réduira à un statut de colonie. Il y a incompatibi­lité entre orthodoxie et anglicanisme.

La question bosniaque, estiment les polémistes anglophobes, est exploitée par Londres pour entraîner la Russie dans une guerre contre l'Allemagne, donc pour utiliser le potentiel biologique des masses russes pour éliminer un concurrent en Europe. Les Anglais veulent aussi attirer la Russie hors d'Asie, où elle fai­sait directement face aux Indes, clef de voûte de l'Empire britannique.

Cette droite national-dynastiste radicale et anglophobe minimise curieusement les contradictions qui existent entre Allemands et Russes au Proche-Orient. Car si la puissance économique allemande s'empare des Balkans dans leur ensemble, en fait un “espace complémentaire” (Ergänzungsraum) de la machine industrielle germanique, s'allie aux Ottomans et contrôle de ce fait implicitement les Dardan­nelles, tous les vieux espoirs russes et panslavistes de contrôler effectivement l'ancienne et my­thique Byzance s'évanouissent. Les nationaux-dynastistes radicaux veulent une grande offensive de la puis­sance russe en Asie, car là-bas, les soldats russes ne seront jamais contaminés par les idées subver­sives et révolu­tionnaires de l'Allemagne et de l'Occident.

Dans la Question d'Orient, où l'Allemagne, qui n'est pas une grande puissance coloniale africaine en dépit de son installation au Togo, au Cameroun, au Tanganika et dans le Sud-Ouest africain, cherche des dé­bouchés dans les Balkans et dans l'Empire Ottoman. Elle cherche à organiser une diagonale partant de Hambourg pour s'élancer vers Istanbul, Mossoul, Bagdad, Bassorah et, de là, se tailler une “fenêtre” sur l'Océan Indien, que les Britanniques considéraient comme leur chasse gardée. L'organisation de cette diagonale impliquait une alliance entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie et l'Empire Ottoman. Les Russes, du moins qui ne voient aucun inconvénient à cette gigantesque alliance, estiment que la Russie doit s'y joindre indirectement en organisant de son côté une diagonale parallèle, partant de Moscou vers le Caucase et, depuis cette chaîne de montagne, vers les hauts plateaux de l'Iran et, enfin, vers les rives du Golfe Persique et de l'Océan Indien. La Russie aussi devait se tailler une “fenêtre” don­nant sur la “Mare Nostrum” indo-britannique. Pour réaliser cette diagonale Moscou-Téhéran, il fallait em­pêcher l'avènement du parlementarisme en Iran. Le diplomate polonais, inféodé aux Cadets, Poklevsky-Kotsell, tente, avec l'appui implicite des Anglais, d'introduire le parlementarisme en Iran; ce sera un échec qui conduira à l'anarchie. Les nationalistes-dynastistes tirent les leçons de cette aventure: la Russie doit soutenir l'autocratie du Shah; ils es­quissent ensuite une politique eurasienne: les Alle­mands s'allient aux Ottomans et organisent l'économie du Moyen-Orient, les Russes soutiennent le Shah et aident à la réor­ga­nisation de la Perse. Allemands et Russes marchent de concert vers l'Océan Indien, sur des routes dia­gonales différentes, pour y occuper des positions bien circonscrites.

Les nationalistes-dynastistes veulent une politique de force. Leur raisonnement? Si les Français occu­pent le Maroc et les Anglais l'Egypte (1882), alors la Russie a le droit d'avancer ses pions en Perse et de les y ancrer. Les Allemands et les Austro-Hongrois s'installent dans les Balkans parce qu'ils sont bloqués en Afrique et en Amérique latine par la «baleine an­glaise». Si les Slaves balkaniques sont lésés, c'est à cause de l'Angleterre.

5. Le néo-slavisme:

Entre 1905 et 1914, avec une nette recrudescence lors de la question bosniaque en 1908, s'organise en Europe orientale un mouvement “néoslaviste”. On ne confondra pas ce néoslavisme avec le panslavisme, dont l'apogée se situe entre 1860 et 1880. Le néoslavisme préconise le libéralisme, pour les Russes comme pour les autres peuples slaves. Mais ce libéralisme conduira à un échec relatif du néoslavisme, dans le sens où, à l'époque des guerres balkaniques, la majorité balkanique des congrès néoslavistes impose une ligne conservatrice, plus proche de l'ancien panslavisme. Mais ces congrès demeurent hé­té­roclites: les clivages religieux (entre Catholiques et Orhodoxes) restent trop forts, mêmes dans leurs formes laïcisées. Les Polonais s'opposent aux Russes et les Serbes aux Bulgares. Le seul résidu du néoslavisme a été le renforcement de l'illyrisme ou yougoslavisme, y compris chez les Croates.

Le néoslavisme entendait “libéraliser” les idées de Danilevski et de Dostoïevski, où austrophobie et anti-catholicisme se mê­laient étroitement. Il voulait promouvoir un slavisme libéral, constitutionaliste, pro-oc­cidental, “européen”, mais les nationa­listes-dynastistes, souvent germanophiles, estimaient, sans doute à juste titre, que ce néoslavisme était une manœuvre an­glaise, car il ne contrecarrait pas les projets bri­tanniques en Asie. Il convenait aux Tchèques et aux Polonais, moins aux Russes, qui entendaient con­server les atouts de l'autocratie, ou qui préféraient le retour à la ligne conservatrice dure du pan­slavisme ou de l'école de Danilevski. Tchèques et Polonais, en outre, ne saisissaient pas l'importance géopolitique de la Perse et de l'Asie centrale, où les intérêts russes et anglais entraient directement en collision. Ce néoslavisme était diamétra­lement opposé aux idées de Konstantin Leontiev, pour qui l'Empire ottoman et l'Empire russe devaient coopérer pour barrer la route au libéralisme anglais et occidental, éventuellement avec l'appui du Reich. Leontiev ne voulait pas d'irrédentisme slave en Autriche-Hongrie et dans l'Empire Ottoman, à la condition que les Slaves puissent vivre sous un régime traditionnel, auto­cratique, religieux, sans être livrés aux affres de la déliquescence libérale/occidentale. Les dissidences slaves dans les Em­pires sont toujours, aux yeux de Leontiev, des dissidences libérales.

6. Conclusion:

Les polémiques entre les différentes fractions du nationalisme russe du début du siècle sont instructives à plus d'un égard: elles nous enseignent quelles sont les diverses options géopolitiques qui s'offrent à la Russie. Aujourd'hui, où la chape com­muniste n'existe plus, ces options contradictoires et divergentes re­vien­nent à l'avant-scène. Il me semble bon d'analyser les effervescences actuelles ou les projets géo­po­li­tiques formulés dans l'actuelle Douma sur base d'une bonne connaissance historique. Tel est l'objet de cet exposé et de cet article.

Robert STEUCKERS.

(Conférence prononcée à Strasbourg en avril 1994, dans le Cercle animé par Pierre Bérard et à Paris, en juin 1994, lors de la visite d'Alexandre Douguine en France)

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