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mercredi, 13 janvier 2021

Sun Tzu et Clausewitz - Guerre et politique

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Sun Tzu et Clausewitz

 

Guerre et politique

 

Irnerio Seminatore

 

Sun Tzu est une figure à la fois historique et légendaire, qui appartient à la Chine des royaumes combattants, celle du IVe siècle avant Jésus-Christ. Son identité est incertaine, sa biographie vide et la véracité de son œuvre contestée. Qui est donc Sun Tzu et pourquoi son actualité ? Mérite-t-il de figurer sur les frontons de gloires militaires et par là de nos maîtres à penser ? L’identité de Sun Tzu, quoiqu’incertaine, tire sa raison d’être de l’enseignement d’un grand texte, L’Art de la Guerre, qui est l’expression d’une philosophie de l’existence et la référence obligée d’une pensée, résumant les concepts essentiels d’une Chine septante fois séculaire.

s-l500.jpgSon actualité tient à la géopolitique mondiale et à l’importance croissante du pays de Chung Kuò sur le plan économique et stratégique, mais aussi à l’exotisme de formulations littéraires du texte, inspirant une tradition de savoir dont l’ambiguïté, comme celle des écrits de Lao Tse, est susceptible d’interprétations multiples. Par ailleurs, l’actualité de L’Art de la Guerre découle de la somme des dilemmes et des interrogations que les hommes de pensée et d’action doivent résoudre dans les drames individuels de leur vie, ou dans les engagements collectifs de leurs peuples ou encore dans les questionnements imposés par des situations graves, de danger existentiel et de menace imminente.

Étudié dans les écoles militaires occidentales, en particulier anglo-saxonnes, depuis les guerres révolutionnaires de la Chine, de l’Indochine et du Vietnam, comme source de réflexion stratégique, les options de Sun Tzu, leur niveau d’abstraction et leur rapport au réel sont davantage tributaires de la situation historique qui les a inspirés que d’une tradition militaire codifiée et spécifique. En effet, leurs leçons fondamentales sont d’ordre métapolitique et philosophique. Elles tiennent à l’idée que la guerre est une affaire aventureuse et aléatoire dans laquelle se joue la survie ou la mort des nations et que la réflexion qui la concerne doit être traitée avec élévation d’esprit et profondeur de jugement.

L’Art de la Guerre s’inscrit parfaitement dans la phraséologie combattante de notre époque, où la guerre classique, tout en se retirant du vécu quotidien, envahit les formes de communication les plus diverses, perçant dans les domaines de la vie civile, d’où elle avait été exclue sous l’apparence trompeuse d’un devenir pacifié de la scène mondiale. L’actualité de Sun Tzu s’inscrit parfaitement dans la logique des sciences économiques contemporaines, pensées en termes de compétition « hors limite ». En effet, l’idéologie du discours économique contemporain est pénétrée d’une terminologie guerrière, due pour une part à la dépolitisation du politique et pour l’autre à une guerre totale impraticable, mais omniprésente, celle d’une rivalité poussée à des formes de compétition sans règles. Cette actualité tient également à la fausse opinion que la guerre réelle s’identifie à la guerre économique. La guerre proprement dite, dans la pensée occidentale, est l’expression d’une lutte d’anéantissement, d’une antinomie éthique et de ce fait d’un « commerce sanglant », qui ne peuvent être réduits à une compétition marchande. La guerre économique, en revanche, tient à une opposition d’intérêts entre acteurs, zones et secteurs d’activités, dont le niveau d’innovation et de maturité relève de périodisations de développement différentes. Dans le sillage de cette deuxième interprétation, L’Art de la guerre devient un manuel pour des chefs d’entreprise et une référence, de lecture et de méthode, pour une stratégie de conquête des marchés. Ainsi, la Chine est vue comme le miroir inversé de l’Occident et L’Art de la guerre comme le modèle abstrait d’une militarisation de la société internationale et d’une dévalorisation parallèle des conflits sanglants.

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Au plan historique et dans l’empire du Milieu, à partir du VIe et Ve siècle avant Jésus-Christ, la guerre change complètement de nature, de méthode et de forme. Change en particulier la structure de l’organisation militaire, le sens du combat et le rôle du guerrier. C’est à cette époque que se modifie le rapport entre guerre et politique et entre politique et société. L’art chinois de la guerre est un art de l’oblique, qui prétend vaincre « sans ensanglanter la lame » en investissant le champ tout entier du politique et en dominant totalement l’adversaire, avant même le déclenchement du combat.

En Chine, la réflexion sur l’art de la guerre, en se hissant du savoir-faire militaire et du rapport de forces pur entre belligérants, tend à dépasser la sphère de l’affrontement violent et du conflit sanglant pour parvenir à la formulation d’une théorie globale du conflit qui s’étend à l’univers céleste et à l’ensemble du corps social.

Ainsi, la transformation de l’art de la guerre autour du Ve siècle, découle de trois mutations majeures :

  • la monopolisation et hiérarchisation de la violence, autrefois sacrificielle ;

  • la militarisation de la société chinoise de l’époque et la dévalorisation parallèle du guerrier, jadis noble et désormais piétaille ;

  • la transformation de la structure de l’armée, dans les mains de guerriers, investis, à l’époque archaïque d’une fonction aristocratique, mystique et de prestige, et au Ve siècle avant Jésus-Christ d’un rôle subalterne, au sein d’une armée de fantassins, encadrée sévèrement et tenu par un seul maître, commandant en chef ou souverain.

Au VIe siècle avant Jésus-Christ, la dévaluation des qualités guerrières, soustraites au privilège d’un exercice par définition mâle, s’accompagne d’une mutation des formes de combat, qui de rituelles deviennent réelles et de « viriles » (créditées du symbole du yang et porteuses de châtiments et de morts) deviennent « féminines » (cernées par le sceau du yin, emblème de la féminité) et marquées par la faiblesse, la souplesse et l’esquive. C’est ainsi que la victoire change de sexe et l’univers des combats devient un monde de stratagèmes, inspirés par le souci d’éviter l’affrontement et l’effusion de sang.

L’art du général s’inspire désormais de l’attitude du yin dans le cadre d’un conflit où l’issue de l’épreuve est d’induire un doute sur le statut du « fort » ou sur celui de la « force », eu égard au résultat du conflit. L’habilité suprême, selon les théoriciens de l’époque des royaumes combattants consistait à dominer un conflit par l’art de l’obliquité, en remportant la victoire par le détour de la violence ou par des affrontements peu meurtriers. Ce détour est tout autant diplomatie et stratégie, art de la subtilité et cruauté sélective. Il ne pourrait réussir, s’il n’était pas dominé par un postulat, la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, de la ruse sur la vaillance, de la manipulation et de l’intrigue sur la manœuvre, ou encore de la gesticulation guerrière sur l’attrition des forces.

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À l’époque où Sun Tzu rédige son traité, les combats constituent des immenses boucheries et les morts se comptent par centaines de milliers auxquelles se rajoutent des centaines de milliers de vaincus, qui sont égorgés ou passés par les armées. La Chine de l’époque baigne dans le sang, mais aussi dans l’intrigue et dans un univers de suspicion. Le jeu diplomatique est stimulé par des tractations secrètes, des démarches biaisées, des pièges et des ruses retorses. Sur le front, les massacres demeurent la règle et la ruine des pays un facteur d’hésitation dans l’engagement belliqueux face aux calamités et aux tragédies collectives. Les sept royaumes combattants, qui restent de la centaine des principautés de l’époque Tchéou, nouent des manœuvres et des alliances éphémères pour isoler leurs rivaux, les vaincre et s’en partager les dépouilles. Malheurs et souffrances sont partout. Si l’expérience nous enseigne qu’un pays affaibli devient une proie pour des rivaux prédateurs, l’alliance devient alors un moyen de politique qui permet de préserver sa survie. Ainsi, la ruse diplomatique, visant à renverser une alliance, est un but indispensable du jeu de puissance. Chacun doit redouter la trahison et à tout moment. La faiblesse et la suspicion encouragent l’intoxication et l’espionnage. L’influence au sein d’une cour étrangère permettra l’achat des conseillers du roi et l’orientation d’une coterie, dont dépendra la décision du prince et la conduite militaire de ses armées. Le personnel diplomatique de la Chine ancienne est constitué de véritables professionnels de la politique qui se vendent à l’ennemi et passent de prince en prince, au service d’autres souverains et d’autres entreprises. On ne peut s’attendre à aucune fidélité, car celui qui a déjà trahi peut encore trahir, en servant un autre prince ou en restant attaché secrètement à l’ancien. Deux comportements insidieux règnent aux cours des souverains de l’époque : la manipulation et l’intrigue. L’intelligence politique est une intelligence rusée. Elle se définit par la capacité de prévoir à long terme, d’épouser les mutations, de renverser des positions, de permuter les rôles qui transforment le yin (féminin) en yang (masculin) et le yang en yin, dans une dialectique permanente et cyclique. L’intelligence politique se doit donc d’être divinatoire. Cette mutation est perceptible par l’instauration d’une « mentalité indicielle », car, dans la lecture du futur tout est signe, indice et symbole. Elle doit viser les implications d’un acte, d’une trace, d’un détail. Le chef de guerre ou le souverain sont tels, s’ils sont capables d’interpréter le temps, de saisir l’occasion, d’exploiter la circonstance, de mettre la ruse au profit de l’imprévu. L’anticipation, visible dans un détail éphémère, y joue une fonction essentielle, car le combat qu’on livre dans l’immédiat, doit être lu dans l’intention de l’ennemi, par une sorte de la prescience. La faculté d’anticiper, de décider et d’agir avant l’éclatement du conflit doit étouffer dans l’œuf toute velléité de l’adversaire d’attaquer en premier. La pensée conjecturale est à la racine de l’attaque préemptive et celle-ci fonde une stratégie d’équilibre entre adversaires déclarés, si elle est partagée et à condition qu’elle le soit. Il s’en dégage ainsi une doctrine de la parade ou de la non-guerre, autrement dit une dissuasion réciproque, fondée, comme aujourd’hui, sur la prééminence stabilisatrice d’une politique sans combat, d’une stratégie de frappe en premier, qui exorcise l’affrontement permanent. Le principe de subjuguer sans frapper fonde celui de vaincre sans recourir aux armes. Dans une situation caractérisée par la guerre permanente et par un univers de traîtrise omniprésente se forge peu à peu une doctrine qui prétend conjurer les convulsions de la guerre, la désolation ou le chaos.

LE « LIVRE DES MUTATIONS ». FRAPPER LA TRANQUILLITÉ PAR L’IMPRÉVU ET L’ÊTRE PAR LE CHAOS

9782081309890.jpgLa subtilité du coup d’œil et la rapidité d’exécution décident de la réussite immédiate et à long terme. Elles fondent dans l’instant, l’esprit et l’âme de l’action du stratège. Voir, agir et vaincre le futur se dévoilent totalement dans l’instant, dans l’occasion fugace, dans la saisie d’un acte, dans un détail divinatoire. Voir, interpréter et agir exigent de passer par des manifestations infimes, par un coup de regard et une étincelle des yeux ! Il faut saisir toutes les implications d’un acte par une décision foudroyante ! Agir sur le futur, c’est acter dans les amonts du temps, c’est penser la durée dans l’instant, c’est troubler l’ordre absolu par l’irruption du chaos, c’est former par l’informe, dans toute la profondeur des temps. La victoire, dans l’ordre absolu, est le fruit de l’ordre intérieur, brisant la législation du prévisible. C’est frapper par l’imparable, portant atteinte aux vertus du paisible. C’est là que la lame scinde la lumière de ses origines et coupe le regard de l’homme pour le faire rentrer dans les ténèbres de la nuit et dans celles du vide. Dans la domestication de la guerre et des conflits permanents, quatre écoles mènent le jeu et orientent les solutions dans la Chine ancienne :

  • l’école des diplomates, pour qui le combat doit être mené dans l’esprit même de l’adversaire et au cœur de son mental. L’arme-clé y est celle de la parole, de l’engagement, de la conviction, du sophisme ;

  • l’école des confucéens, qui prônent la rectitude et la vertu, seules capables de subjuguer la guerre ;

  • l’école des légistes, porteurs d’un ordre despotique, en mesure de remporter des victoires à la faveur d’une discipline sans pitié, inspirée par la soumission des sujets à une législation sans concessions ;

  • l’école des stratèges, à laquelle appartient Sun Tzu, qui élabore une synthèse des trois écoles, limitant l’affrontement aux issues consécutives à l’échec des trois méthodes.

SUN TZU ET CLAUSEWITZ. L'ART DE L'OBLIQUITÉ ET DE LA RUSE, OPPOSÉ AU PRINCIPE D'ANÉANTISSEMENT

Si les opérations militaires sont au cœur de la réflexion stratégique, la manière de les concevoir et de les conduire change radicalement en Occident et en Extrême-Orient. Change par ailleurs la distinction entre stratégie et tactique et la conception, directe ou indirecte de la manœuvre et de l’affrontement. En Occident, Clausewitz choisit d’allier la connaissance et l’épée et donne une définition kantienne de la guerre, comme action guerrière fondée sur une idée-maîtresse, le principe d’anéantissement. L’ambition de la pensée occidentale en général, et celle de Clausewitz en particulier, est de saisir la guerre par le raisonnement logique, par des démonstrations géométriques et par des certitudes rationnelles. Or, si une manœuvre peut se concevoir dans l’abstrait, la guerre comme action se développe dans le réel et ce réel montre à chaque fois et dans toute situation des résistances imprévisibles.

Soumettre la guerre à la catégorie de l’entendement et du libre jeu de l’esprit a pour finalité de mieux saisir le réel, afin de mieux le soumettre à la volonté et ce réel, pour Clausewitz, est politique. La guerre est donc conçue comme une activité dont la finalité est de porter préjudice à l’ennemi et pas seulement de le tromper, car tout dans une guerre repose sur le combat, sur le principe d’anéantissement de l’ennemi et sur la suprématie de l’intelligence politique sur les moyens militaires. Ainsi, il doit y avoir une connexion logique entre stratégie et tactique, une connexion qui s’atténue dans la conception de Sun Tzu. En effet, chez Clausewitz, la « tactique » est l’« enseignement qui a pour objet l’emploi des forces armées dans le combat » et la « stratégie », l’« enseignement de l’emploi des combats dans l’intérêt du but de guerre ». En ce sens, « le combat est à la stratégie ce que le paiement en espèces est au commerce par traites ». Dans l’empire du Milieu, les théories de la guerre font de l’occultation de l’affrontement, et donc de l’évitement du combat, le fondement même des discours de la guerre. La réflexion chinoise sur la guerre présente des caractéristiques incantatoires. Elle est axée sur le rejet du face à face avec l’ennemi et la valorisation des procédés indirects, les ruses stratégiques, les subterfuges, l’action oblique qui n’impliquent pas la manœuvre ou l’ampleur du mouvement stratégique et de ce fait la concentration des forces en vue de l’engagement.

51wRTp1v6CL._SX333_BO1,204,203,200_.jpgOr, si la stratégie à l’occidentale suppose l’organisation des combats en fonction du but de guerre (Zweck) et l’investissement des forces dans l’espace en fonction des combats, la stratégie chinoise conçoit le fondement de la stratégie dans l’action indirecte, comme pratique intelligente de la ruse. L’intelligence rusée du chef de guerre construit sa victoire sur le mouvement de l’adversaire, dans l’esprit même de l’ennemi. Or, si tel est un objectif important de la conduite des opérations militaires, de quelle manière peut-on assimiler une opération militaire, en particulier celle du stratège à un art, à une activité de l’âme. Comment par ailleurs, peut-on construire une philosophie ou une théorie de cet art ? Or, puisque toutes les guerres réunissent trois caractères essentiels, la violence originelle, la libre activité de l’âme et l’entendement politique, comment concilier violence et politique et dans quelles conditions justifier, au nom de l’entendement politique, l’abandon du principe d’anéantissement ou de victoire, sur l’ennemi ? Et encore, là où la décision est inséparablement politique et militaire, comment justifier un abandon du combat, qui est le seul conforme à l’essence de la guerre et à son concept pur ? Si la guerre n’est pas une réalité autonome du politique (d’après Carl Clausewitz, « la guerre a bien sa grammaire, mais non sa logique propre »), quel est le sens d’une action guerrière qui s’oriente délibérément vers la manœuvre et vers l’action indirecte, tournant le dos à la bataille et au combat ? Et pour terminer, la série des questionnements inhérents au débat stratégique, comment réconcilier le caractère historique, conditionné et déterminé d’une guerre, liée à des circonstances conjoncturelles et aux intentions politiques des belligérants, aux modèles abstraits, philosophiques et anhistoriques des guerres absolues, seuls conformes au concept pur de guerre ? En son temps, Sun Tzu suggère de « construire sa victoire sur les mouvements de l’ennemi » et cette recommandation opère par le renouvellement constant de deux modalités du combat : de « front » ou de « biais ». Or, la « puissance de l’action de biais » repose sur des ruses, des surprises et des procédées indirectes qui relèvent de l’action tactique, qui ne font appel ni à l’organisation des armés sur le terrain ni à leur réunion en vue de l’engagement. Elles appartiennent aux procédés des manœuvres hétérodoxes et à la tactique plus qu’à la stratégie.

DISCOURS OCCIDENTAL ET DISCOURS CHINOIS SUR LA POLITIQUE ET LA GUERRE

Les traités chinois sur la guerre et les livres militaires de Sun Tzu s’adressaient aux princes et aux gouvernants, et non pas aux officiers et aux généraux. La guerre était un prétexte pour la théorisation de la « bonne gouvernance ». Au cœur de la réflexion de ces théoriciens ne se situait pas la manœuvre militaire ou le combat, mais la toute-puissance du prince et sa maîtrise de l’univers. Politique et métaphysique étaient donc les objectifs des analystes, au lieu et à la place du stratégique et du politique. En Chine, la sphère la plus élevée de l’abstraction cesse d’être un discours sur la guerre, pour devenir une spéculation sur le devenir entre les deux entités, de l’être et du néant. Les traités sur la guerre de cet empire occultent le cœur des préoccupations occidentales, l’affrontement, le combat, la lutte (Kampf), l’anéantissement, la percée et la bataille de front. Puisque dans la conscience et dans la philosophie chinoises ce qui n’a pas de forme domine le monde des formes, la force suprême d’une armée est sa ductilité polymorphe qui, à la manière de l’eau, enveloppe et évolue, sans épuiser le modelage infini des formes. La force tient au fluide, à la souplesse, à la capacité de transformation, à l’habilité manœuvrière de la troupe et du chef de guerre, au perpétuel mouvement du devenir, la véritable anima mundi.

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L’art de la transformation et du camouflage d’une armée, tiennent à sa « forme informe » à l’insaisissable et au fuyant, à la dialectique inexorable et incessante du yin (féminin) et du yang (masculin), aux infinies combinaisons des deux forces, régulières et extraordinaires, en quoi se résume le dispositif stratégique d’une armée. L’indescriptible chaos de l’univers se rend sensible par les capacités de démiurge du grand chef de guerre, à même de déployer une armée dans une virtualité pure. L’engagement d’une armée est ainsi un accouchement du chaos, un enfantement cosmique. Dans cette projection métaphysique de la guerre se réalise une identité fusionnelle entre les figures du chef de guerre et du créateur de l’univers. Ainsi, les niveaux de l’action sont triples, politique, militaire et cosmique. La totale assimilation du général et du Tao, dilue le « sujet » de l’action en une force universelle, totalement désincarnée, où la bataille n’est plus un combat ou un moyen d’anéantissement, et l’État ou le souverain, ne sont plus des forces de violence primordiales et originelles, mais des forces cosmiques, au sein desquelles le général est doté des attributs du souverain, qui a pour le modèle le ciel. Selon cette pensée la réalité se produit à partir de l’imaginaire et de la supériorité du néant sur l’être, car si « Toutes les choses sous le ciel naissent de l’être, l’être est issu du néant.

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Sun Tzu serait philosophe et uniquement philosophe, s’il ne s’occupait pas de la morphologie des théâtres de guerre où des hommes s’affrontent en fonction des difficultés du terrain. De nombreux éléments définissent l’influence du milieu sur l’homme, dans des conditions normales et encore davantage s’il est dans l’obligation de combattre. Après la « vertu », qui influe sur la cohésion entre le peuple et ses élites et le « ciel », caractérisé par l’alternance des saisons et de cycles, lunaires et solaires, le « milieu » exerce une influence déterminante, par deux autres éléments, l’inconstance du « climat » avec la chaleur et le froid, et les difficultés du « terrain », ouvert ou resserré. Toutes ces variables, qui doivent être connues à l’avance par le chef de guerre, afin de dégager une bonne tactique, permettront aux combattants de bénéficier des meilleures dispositions du milieu physique et d’en tirer parti.

De ce constat découle toute une série d’enseignements et de préceptes, établissant un rapport entre les données instables de la nature et la psychologie craintive des combattants. Sun Tzu discerne lui-même six types de terrain dont le général doit s’occuper. Sa classification fait également place aux espaces de manœuvre et à ceux qui sont favorables aux grandes batailles, de même qu’aux territoires praticables ou impraticables. D’autres auteurs, bien successifs à Sun Tzu, ont repris, en le paraphrasant, les conceptions relatives à la stratégie et à l’espace, ainsi que les caractéristiques permanentes de la stratégie et de la tactique militaire, que Sun Tzu sut présenter et résumer subtilement dans son court traité sur « l’Art de la Guerre ».

LE « DÉSARMEMENT DE L’ENNEMI » DANS LA PENSÉE CHINOISE

614uDXVkE2L._SX260_.jpgDans la conception occidentale de la guerre est exclu tout principe de « limite » qui, dans la stratégie chinoise, trouve sa forme elliptique dans le désengagement et la « fuite ». L’expression plus fidèle de la philosophie chinoise est celle du « Livre des mutations » dont les figures divinatoires offrent une représentation symbolique de l’univers et une référence aux forces qui y sont à l’œuvre. Ces représentations de la « science des mutations », sont liées, depuis les origines, aux arts martiaux, à la dialectique du Yin et du Yang, au sein de laquelle il n’y a pas de négation, mais de simple dépassement. Grâce à l’art divinatoire, il est possible de déchiffrer et de prévoir ce qui est encore en germe, par l’identification des traces ou des signes avant-coureurs, des mutations ou des évènements qui se dessinent. L’énoncé philosophique selon lequel « l’occulte est au cœur du manifeste et non dans son contraire » est au cœur du système d’interprétation de la réalité contenu dans le « Livre des mutations ». Le réel se définit par son instabilité et ses configurations transitoires. Il faudra en déchiffrer les formes et en appréhender le sens afin d’en tirer parti.

« La dureté se cache sous la douceur ». On gagne la confiance en tranquillisant l’ennemi et on complote contre lui en préparant l’offensive.

« Créer de l’être à partir du non-être ». Tous les êtres de l’univers sont issus de l’Être, l’Être est issu du non-être.

Ainsi, dans une pensée où la ruse est essentielle, l’art du divin comme l’art du stratège constituent la science ce qu’il advient. Scruter les signes est capital, car dans la maîtrise du futur où tout est signe et indice, ceux-ci dévoilent les secrets du temps, lisibles dans les hautes combinaisons stratégiques, qui exigent à chaque fois déchiffrement et interprétation.

Or, dans la pensée chinoise qui est mélange de religion et de sagesse, l’importance des temps fonde l’inaction taôiste, comme observation de l’immuable, et celle-ci se révèle dans la supériorité de la transcendance sur l’immanence et de la « ruse du temps » sur la « ruse de l’homme ».

Dans cette science des mutations, qui fut la matière première des lettrés, la « ruse » de guerre apparaît comme le produit d’une malice et la forme suprême de cette « ruse » est la « fuite » face à l’ennemi, les meilleurs des stratagèmes en cas de revers militaire.

Face à cette malice, le gagnant doit « laisser filer l’adversaire pour mieux le capturer », ou donner du mou à la laisse. C’est miner son potentiel offensif, émousser sa volonté de combattre et affaiblir son ardeur de réagir. C’est vaincre sans combattre, gagner sans « ensanglanter la lame », conformément à l’un des enseignements capitaux de l’« Art de la guerre ».

LE DÉSARMEMENT DE L’ADVERSAIRE DANS LA PENSÉE OCCIDENTALE

La philosophie de l’Occident, élaborée à partir de la Renaissance, partait d’un postulat capital : la certitude que derrière les formes et les phénomènes les plus divers de la vie, existent des lois qui gouvernent ces évènements. Ces lois sont à découvrir pour réduire les incertitudes et gouverner le devenir. Machiavel, en homme de la Renaissance, partageait l’idée selon laquelle l’homme pouvait dominer la « Fortuna », le hasard de la vie et de la guerre, et que, par la raison, on pouvait constater et dominer l’empire du profond inconnu.

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La vie et encore davantage la guerre, lui apparaissait comme un combat entre la raison, empreinte d’une discipline sévère, et la Fortuna, soumises aux variables caprices d’une déesse féminine. Les hommes de la Renaissance ne doutaient guère que la raison finisse par l’emporter et cette croyance dans la suprématie de la raison était la clé de leur admiration pour Rome et les institutions militaires romaines.

L’invincibilité des armées de Rome était la preuve que cette ville s’était donné la meilleure organisation que la « raison » pouvait concevoir. Ses institutions militaires étaient l’expression du principe universel qui gouvernera pendant longtemps toutes les institutions militaires du monde. À sa base, nous retrouvons le postulat selon lequel le succès d’une guerre et d’une opération militaire, dépend de la résolution d’un problème intellectuel, d’ordre rationnel.

Le terme de la stratégie ne faisant pas partie du vocabulaire de la pensée militaire de l’époque, mais la pensée stratégique venait de naître. Si la bataille demeure le facteur décisif d’une guerre, l’ordre de bataille constitue le point culminant de celle-ci. Ainsi, l’étude rationnelle du plan de bataille et de l’ensemble de la campagne, fonde les moments de préparation théorique, sur lesquels se greffent l’organisation du commandement et la formation intellectuelle du chef de guerre. On s’aperçoit, depuis cet âge d’optimisme et de rationalité, que la guerre n’est pas une science, mais un art, qui réserve une place décisive aux impondérables et à l’esprit d’initiative et d’aventure.

Or, l’importance accordée à la particularité de la guerre et de la bataille, le caractère personnel et unique de l’intuition et du commandement, associent Machiavel et Clausewitz, dont le trait commun est la conviction que la validité et la pertinence de toute analyse des problèmes stratégiques ou militaires, dépend d’une perception générale, une idée « juste » sur la nature de la guerre.

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Clausewitz rejetait l’esprit scientifique de l’époque de l’Ancien Régime qui ennoblissait le combat et refusait l’idée de la guerre comme acte de violence extrême, en attachant de l’importance à des manœuvres, dans le but d’éviter tout affrontement. Il affirmait clairement que le côté scientifique du combat est d’importance secondaire. Clausewitz, insistant sur la prééminence des facteurs immatériels et moraux, confirmait que, ce qui fait le génie est, dans la figure de l’homme d’action, une étroite symbiose de philosophie et d’expérience. À l’instar de cette traduction « continentale de l’Occident », prônant le concept de guerre absolue comme « acte de violence, poussée à ses limites extrêmes et destinée à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », les penseurs « insulaires » (anglais) mettent l’accent sur le rétrécissement d’une stratégie « à sens unique » et, avec l’autorité d’un Liddel Hart, déclarent que « la stratégie doit réduire le combat aux proportions les plus minces possible ». L’accent mis sur le talent et la subtilité, rapprochent-ils ces théoriciens occidentaux et chinois, sur la préférence accordée à l’action indirecte, plutôt que directe ?

SUN TZU ET « L’ART DE LA GUERRE ».

LA « LUTTE MODERNE » ENTRE CLAUSEWITZ ET LIDDELL HART

Deux principes régisseurs inspirent l’« Art de la Guerre », selon deux maîtres de la stratégie, Sun Tzu (au VIe siècle avant l’ère vulgaire) et Napoléon, « Dieu de la guerre » selon Clausewitz et maître de la « brutalité extrême » et des « haines primaires » (à cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle en Europe) : Contraindre l’adversaire à abandonner la lutte et épargner l’ennemi en fuite pour le premier, en s’insérant dans le « dao » et en allant dans le flux, en s’adaptant aux conditions naturelles et aux circonstances. Battre l’adversaire par une méthode primitive et brutale, puis le poursuivre de manière impitoyable, et anéantir ses forces pour le deuxième. Il en ainsi pour l’école de ses héritiers occidentaux, en particulier ceux qui forgeront les conceptions et doctrines d’actions prusso-germaniques. En amont de ces deux principes, deux philosophies et deux visions de l’histoire, président à la définition sur la « nature » de la guerre, comme domaine primordial de l’existence sociale, ainsi qu’a la quête des lois des conduites belliqueuses. Une philosophie de l’inclusion et de la non-contradiction dans un cas, qui conçoit le renversement des rôles et des positions, selon une logique évolutionniste et organique, celle taôiste du yin et du yang et une dialectique de l’antagonisme et de la négation radicales, dictée par la « nature absolue » de la guerre, poussée aux extrêmes. Il s’agit de la négation radicale de l’adversaire, et d’une affaire révolutionnaire, là où la nation se réveille dans un engagement total, renversant les bornes naturelles des armées de métier et poussant à l’écrasement total des armées adverses. Utiliser la ruse et pousser l’adversaire à abandonner la lutte, laisser qu’il prenne la fuite, cela s’apparente à la « stratégie indirecte ». C’est autre chose que le détruire ou anéantir ses forces, par une stratégie de « percées centrales ». Une stratégie, qui selon le Mémorandum de 1905 de Schlieffen et ses réflexions antérieures, est conçue comme une bataille d’enveloppement contre les deux ailes de l’ennemi, afin de détruire sa liberté d’action. Dans le mode de combat de Sun Tzu., les sujets de l’ennemi sont intégrés à notre volonté et à notre autorité. Ils deviendront sujets de la cité et du pouvoir une fois la victoire assurée. Dans la stratégie occidentale, ils demeurent hostiles, car soumis à la loi nationale d’appartenance. Dans le cas de Sun Tzu il faut également s’interroger si le rapport de la guerre et de la politique est celui théorisé par Clausewitz, selon lequel les deux ont la même logique, quoiqu’elles n’utilisent pas la même grammaire, ni, forcément, la même philosophie d’action. Un autre aspect de la comparaison est de savoir si le rapport entre l’action militaire ou d’exécution, et l’action politique de décision et de direction, garde un contact étroit avec les opinions et les forces sociales, pour garantir l’unité des forces morales et le maximum d’efficacité, dans un état d’urgence, de mobilisation et de crise spirituelle. Trois autres éléments, sociologiques, philosophiques et historiques, influencent le caractère arbitraire de la comparaison entre stratégie chinoise et stratégie occidentale :

  • le premier est représenté par la notion d’ennemi, elle-même liée à celle d’incertitude ;

  • le deuxième au rapport entre offensive et défensive, influant sur la stratégie des percées centrales ;

  • le troisième, qui détermine avec la stratégie le succès des opérations militaires, est de tout temps la manœuvre tactique et il en découle que la victoire de la bataille est le produit de la mobilité ; celle-ci, dans le cas de Sun Tzu, est assurée par la tactique de la ruse et par l’esquive.

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La guerre commence, s’affirme et se termine par la destruction de tout système dogmatique de pensée. Elle résulte à chaque fois d’une percée d’abord intellectuelle. Or, le système dogmatique de nous jours, en Europe, consiste à émousser par le droit, l’économie, le scientisme et l’humanitaire, l’effet brutal de l’épée, du sang, de la destruction et de la mort. En effet c’est l’élément culturel qui constitue le concept d’ennemi et avec lui tout concept de guerre.

Sun Tzu et Napoléon vivent et agissent en deux périodes historiques dissemblables, mais qui ont un caractère commun, celui de troubles et de désordres publics. Pour Sun Tzu il s’agit d’une période (475-221 avant l’ère vulgaire) de violence et de chaos, engendrés par la lutte impitoyable et sanglante entre sept états qui aboutira en 221 après la défaite de l’État de Chu par Chin en 223, à la première unification territoriale et politique de Chung Kuo.

Les campagnes militaires par les États batailleurs pendant la période (770-446 avant Jésus-Christ) étaient de natures féodale et conquérante. Ceci n’atténuait guère leur caractère politique. En ce sens s’applique à cette ambition, l’idée que ces luttes visaient l’hégémonie continentale et la prééminence d’un État sur l’autre, justifiant l’énoncé que la guerre est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, un acte de violence poussé à ses limites extrêmes et destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté.

LES ENSEIGNEMENTS DE SUN TZU ET DE CLAUSEWITZ PEUVENT-ILS ÊTRE DES RÉFÉRENCES DANS LE MONDE D’AUJOURD’HUI ?

Comment traduire aujourd’hui l’enseignement si éloigné, des pensées stratégiques chinoises et occidentales, emblématisées par Sun Tzu et Clausewitz dans des lectures de la scène internationale actuelle et donc dans des conceptions et des doctrines ayant un sens politique et une application opérationnelles dignes de ces noms. Quel est par ailleurs l’aperçu de ce monde actuel ? D’après une communication sur les « Grandes Puissances au XXIe siècle, « présentée à la conférence du « Forum des Relations internationales « de Séoul du 27 février 2007 » Karl Kaiser, l’auteur de cette communication, faisant état de l’environnement mondial, souligne l’ascension de l’Asie, en particulier de la Chine et de l’Inde.

Il met au premier plan l’importance croissante : des ruptures démographiques, affectant différemment les grands ensembles politiques puis l’immigration, comme phénomène central du XXIe siècle.

Quant aux aspects politiques, il souligne : les caractéristiques de la « nouvelle nature » de la violence.

Ensuite l’érosion du système de non-prolifération des armes nucléaires et le risque d’une acquisition élargie de ces capacités, par des États menaçant la stabilité mondiale.

Puis l’expansion de l’Islam radical et la menace du djihadisme, pour la plupart des grandes puissances.

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En termes de répercussions, il attire l’attention sur la pénurie des ressources, induite ou aggravée par le réchauffement climatique, engendrant l’émergence de politiques réactives à l’échelle internationale. Quant à la logique des grandes puissances qui ont dominé jusqu’ici l’ordre international, cette étude précise que la tendance vers un monde multipolaire, est marquée par une forte influence des USA, mais que leur suprématie n’est plus si nette ou évidente. Ce monde multipolaire émergent est soumis à une sorte de « soft balancing » de la part des puissances régionales montantes, réagissant, en contre-tendance, à toute politique de primauté. Cette évolution est déjà visible, mais elle n’infirme pas la considération de fond que la solution des problèmes majeurs exigera toujours une intervention ou un soutien américains. L’avenir du multilatéralisme, dicté par la dépendance mutuelle des grandes puissances sera un multilatéralisme de groupe, qui pourra jouer un rôle croissant, à la condition qui y soient inclus les grands acteurs du système mondial.

Ainsi, les trois questions qui se posent à ce sujet peuvent être formulées de la manière suivante :

  • Comment le multilatéralisme et ses deux formes de gestion collective, la forme civile ou « gouvernance », et la forme militaire ou « défense collective » - forme régionale de l’OTAN - peuvent-elles s’adapter à un monde de conflits et de désastres humanitaires ?

  • Comment une idée, celle d’une institution mondiale réunissant toutes les démocraties, peut-elle nuire à la réforme des Nations unies, paralysées dans leurs responsabilités politiques et dans leur action pacificatrice ou d’équilibre.

  • Comment, enfin, l’Europe peut-elle trouver sa voie dans son but de s’affranchir ou de ne pas décliner en pesant sur les décisions stratégiques des USA et sur les grandes affaires mondiales ?

Hier comme aujourd’hui, la réflexion sur la guerre est à la base de toute philosophie de la paix, car elle est à la source de tout questionnement sur le destin de l’homme et sur sa capacité à maîtriser sa force et son pouvoir illimités et ultimes depuis que l’homme, comme le rappelèrent Jaspers et Sartre, a été mis avec l’atome en possession de sa propre mort.

Bruxelles, 2009

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lundi, 06 janvier 2020

Stratagèmes : agir sur les représentations - La leçon chinoise

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Stratagèmes : agir sur les représentations

La leçon chinoise
 
par François-Bernard Huyghe
Ex: http://www.huyghe.fr

Inventant la sophistique et la rhétorique, les Grecs d’il y a vingt-cinq siècles mettaient en formules les premières techniques d’action sur le psychisme humain (les psychagogia). Pendant des siècles propagandistes, démagogues, publicitaires et autres manipulateurs ont cherché à reproduire à l’usage des foules et avec des moyens de masses ce que les orateurs athéniens faisaient à des individus en face à face.

La différence n’est pas mince, dans la mesure où le rhéteur grec se livrait à un duel : argument fort contre argument faible. Certes, il pouvait utiliser des syllogismes trompeurs ou jouer de l’émotion de ses interlocuteurs, mais il s’exposait à une réplique d’égal à égal : le philosophe, l’avocat, ou le politicien partisans la thèse adverse avaient un droit égal à la parole. Ils pouvaient, s’ils en étaient capables, réfuter ses raisonnements et dévoiler ses méthodes. Les plus habiles, comme Socrate, parvenaient à ridiculiser les beaux parleurs qui discouraient en vue de produire un effet et non de découvrir la vérité.

strch-36.jpgLa rhétorique est une stratégie symétrique du verbe : ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire ou le contrarier. Les moyens (les arguments) sont disposés en ordre de bataille en vue de la victoire (la persuasion) et affrontent des moyens similaires, meilleurs ou plus faibles. Il y a enchaînement d’arguments comme en escrime, il y a enchaînement de bottes, feintes et parades.

Stratagèmes : agir sur la situation


Mais il est une autre source des stratégies de l’information : c’est la culture du stratagème. Donc de la tromperie. Un stratagème ou une ruse suppose que sa victime soit au minimum inconsciente de l’effet recherché. Par exemple abusée par une habile mise en scène, elle contribuera par ses actes à réaliser sa propre ruine. Ici tout le monde songe au cheval de Troie et aux ruses d’Ulysse. Monter un stratagème, c’est construire une sorte de machine où les actes de l’un et de l’autre vont s’enchaîner jusqu’à produire l’effet recherché C’est organiser des apparences et partant produire les conditions d’une situation. Elle tournera à votre avantage, non pas malgré mais à cause des efforts du rival ou de l’adversaire. Une relation évidemment asymétrique. Non seulement on économise ses moyens pour renverser plus fort que soi, mais surtout on recourt à des moyens auxquels il ne songe même pas. La perception de la réalité que se forme l’adversaire (ou un tiers qui coopérera sans le savoir dans le cas des stratagèmes les plus sophistiqués) est elle même utilisée comme un moyen. Il s’agit d’une tout autre bataille de l’opinion.

Ici, entrent en scène les stratèges chinois, dont le fameux Sun Tzu n’est que le plus illustre.

Certes, il existe d’autres cultures stratégiques de la ruse, notamment indiennes.

Certes il existe une tradition intellectuelle grecque de la ruse (la métis), et en cherchant bien dans l’Illiade, dans l’Anabase ou dans des traités comme celui d’Énée le Tacticien, on trouverait des exemples d’opérations que nous appellerions aujourd’hui de désinformation, d’intoxication, d’action psychologique…

Certes, les penseurs Chinois, de leur côté, n’ignoraient pas le pouvoir du Verbe et celui du raisonnement. Ainsi, il a existé une école philosophique Mingjia («École des noms»), celle des « mohistes » plus divers logiciens et sophistes dont l’habileté à analyser les problèmes sémantiques et à imaginer des paradoxes intellectuels pouvait rivaliser avec celle des Grecs.

Citons le plus célèbre, celui du cheval blanc de Gongsun Long : « Cheval blanc n'est pas cheval [...] Car si vous cherchez un cheval, on peut vous amener indifféremment un cheval jaune ou noir ; mais si vous cherchez un cheval blanc, on ne peut vous fournir ni un cheval jaune ni un cheval noir [...] C'est pourquoi, bien que le cheval jaune et le cheval noir restent identiques, ils ne peuvent correspondre qu'à « cheval » et non à « cheval blanc ». Il est donc évident que cheval blanc n'est pas cheval »

Pourtant, les arts de la persuasion évoquent plutôt le monde grec et les arts du stratagème et de l’influence, plutôt le monde chinois. La raison en est simple : dans chaque cas, il y a eu écriture, donc systématisation et technicisation de la chose. Dès le VI° et V° siècle avant notre ère, des auteurs aux deux extrémités de l’Eurasie notent et classent les méthodes qui assurent la victoire, qui dans un débat, qui dans une bataille.

François Jullien souligne très bien le contraste entre ces deux approches : « les deux procédures qui s’opposent ainsi – persuasion et manipulation – dépassent le cadre historique qui les a formées… soit on fait directement pression sur autrui par sa parole, à l’on fois l’on montre et l’on démontre, on met « sous les yeux » grâce à la véhémence oratoire en même temps qu’on s’attache à la nécessité exigée par le raisonnement ; et de fait l’éloquence contient bien à la fois le théâtre et la logique, les deux composantes grecques de notre histoire. Soit c’est sur la situation qu’on opère pour atteindre indirectement l’adversaire en l’orientant progressivement de façon que, sans se découvrir et par le seul effet de ce qu’on y avait impliqué, elle enserre autrui et le désarme. »

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La victoire en quelques idéogrammes

Aux manuels de rhétorique comme ceux d’Aristote (Topiques, Rhétoriques, Réfutations sophistiques), peuvent s’opposer les grands classiques chinois dont le plus connu est l’art de la guerre de Sun Tzu. Ce n’est pas par hasard que le général chinois du VI° siècle avant notre ère est si souvent cité dans les académies militaires les plus branchées, par les « infoguerriers » qui ont la moindre prétention intellectuelle, sans oublier la plupart des praticiens de l’intelligence économique. Ses sentences lapidaires comme « L’art de la guerre est fondé sur la duperie » ou « Sans mener de bataille, tâchez d’être victorieux » se retrouvent dans les manuels de management, alors que, depuis toujours, en Chine, la possession d’un rare traité de stratégie fait partie des fiertés d’un homme de culture.

Les praticiens connaissent bien d’autres classiques comme « les 36 stratagèmes » datant de la dynastie Ming ou le « Sac à stratagèmes » ou encore « Le Tao du Prince » (Han Fei).

La notion chinoise de stratagème peut se comprendre de deux façons

- soit comme des répertoires de manœuvres guerrières (qui peuvent être aisément généralisées à la lutte politique, aux affaires, voire à la vie personnelle ou amoureuse).

- soit comme une vision générale des relations humaines, une pensée de l’opportunité, de l’efficacité et de l’incitation, un art de faire éclore en amont et en douceur les possibilités latentes dans chaque situation. Bref une première philosophie générale de l’influence.

Dans la première perspective, taxinomique et pratique, les stratagèmes se prêtent à classification. Souvent figés en formules faciles à retenir, ils offrent des recettes, une panoplie toujours prête en cas de besoin et ne demandant qu’à être adaptée au cas qui surgit.

Dans cet esprit, les 36 stratagèmes qu’un des meilleurs commentateurs, Pierre Fayard qualifie de « version vulgarisée de Sun Tzu », fourmillent de ces sentences laconiques en quelques idéogrammes ( 36, le nombre 36 faisant référence aux diagrammes du Yi King). Elles sont illustrées par une série de cas et se déclinent au gré de l’imagination du disciple.

strch-gongsunlivre.gifL’expression est souvent imagée. Ainsi « Tuer avec une épée d’emprunt » signifie qu’il peut être utile de faire accomplir son travail par d’autres. « Cacher dans la lumière » suggère, sur le modèle de la lettre volée d’Edgar Poe, de dissimuler ses plans en semblant agir de la façon la plus banale. « Encercler Wei pour sauver Xaho » plaide en faveur des opérations secondaires qui permettront de profiter des vides qui se créeront dans le dispositif adverse. « Mener grand bruit à l’Est pour attaquer à l’Ouest » peut se comprendre comme une incitation à envoyer de faux signaux à l’adversaire pour l’amener à disperser inutilement ses forces. « Sacrifier le prunier pour sauver le pêcher » est une façon de dire qu’il faut parfois abandonner quelques petits avantages pour en gagner de grands…

Certains stratagèmes se réfèrent à des cas exemplaires historiques. Ainsi, « Montée discrète à Chencan » fait allusion fait allusion à un stratège qui fit très ostensiblement réparer le pont menant à une province ennemie pour, finalement, l’attaquer par un chemin de montagne, là où personne ne l’attendait. « La ville vide » renvoie au coup de génie de ce général qui, sachant que la cité qu’il défendait ne pourrait résister à un siège, en fit ouvrir toutes les portes et s’installa pour jouer de la flute sur la plus haute tour, de telle sorte que l’assiégeant déconcerté n’osa pas s’engager dans ce qui paraissait un piège…

Avec un peu d’imagination, il est possible transposer ces principes chinois aux affaires, à la politique ou aux stratégies amoureuses. Il existe d’ailleurs d’excellents manuels pour cela.

Une philosophie de l'influence efficace


Mais la stratégie chinoise est aussi cette philosophie de l’influence évoquée plus haut.

Elle en interprète d’abord le principe de façon agressive. Utiliser l’information pour vaincre ce peut être dégrader les défenses morales de l’adversaire, l’affaiblir et le diviser en n’utilisant que des mots ou des signes. Ce peut être s’en prendre à ses plans, à son organisation, à son moral, à sa confiance en soi pour le rendre présomptueux afin de le pousser à la faute ou au contraire craintif et indécis.

strchhanfeilivre.jpgSun Tzu dit la chose sans fioritures : « Discrédite le bien, compromets les chefs, ébranle leur foi, utilise des hommes vils, désorganise les autorités, sème la discorde entre citoyens, excite les jeunes contre les vieux, ridiculise les traditions, perturbe le ravitaillement, fais entendre des musiques lascives, fournis des concubines, répands la luxure, débourse, sois renseigné. ».

Il s’agit de s’en prendre à l’adversaire en amont, avant qu’il se soit mis en action et peut-être même avant qu’il songe au conflit. Il s’agit ensuite de l’attaquer en profondeur dans les ressorts mêmes de sa volonté et dans les principes en fonction desquels il évaluera la situation. Il s’agit enfin de le pousser à suivre sa propre pente, à développer le trait de caractère – méfiance, arrogance, mollesse – qui peut le plus le desservir mais qu’il portait déjà en lui.

Sun Tzu consacre un chapitre entier de son traité à la division chez l’ennemi et en propose cinq catégories : division au dehors, division du dedans, division entre les inférieurs et les supérieurs, division de mort, division de vie. La première consiste à détacher du parti adverse les habitants des villes et des villages sous sa domination. La seconde (division du dedans) à corrompre ses meilleurs officiers, la division entre inférieurs et supérieurs à mettre la mésintelligence entre les différentes composantes des forces ennemies. La division de mort correspondrait assez bien à la définition moderne de l’intoxication : faire parvenir à la cible de faux avis sur ses propres forces et ses propres plans, mais aussi faire croire à l’adversaire que ses généraux sont prêts à le trahir pour l’amener à se défier de serviteurs fidèles. La division de vie, enfin, est un pure et simple corruption : répandre de l’argent sur ceux qui viennent du camp adverse se mettre à votre service… Subversion, désinformation, opérations psychologiques, …, il n’y a rien que n’aient inventé les modernes stratèges de l’information et que l’on ne puisse rattacher à un principe de Sun Tzu.

Cette mise en condition de l’ennemi s’inscrit dans une logique de l’anticipation qui s’applique aussi bien au renseignement préalable qu’à la préparation des approvisionnements ou à la prédisposition des troupes : évaluer dès les premiers indices les potentialités de la situation, qu’elles soient matérielles ou psychologiques, pour favoriser celles qui vous sont favorables comme pour saisir immédiatement celles qui vous sont favorables. Cette logique s’inscrit dans les cadres traditionnel de la pensée chinoise, qu’il s’agisse de la notion du « wei wu wei », faire advenir sans agir, de celle d’opportunité ou de celle de « potentiel » de la situation qui peut évoluer, ou encore de l’économie de moyens. « Ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent l’armée ennemie sans combat. Ils prennent les villes sans donner l’assaut et renversent un État sans opérations prolongées » dit encore Sun Tzu.

Les choses, les gens, les informations

Les stratèges antiques nous enseignent au moins trois façons d’utiliser l’information pour vaincre :

- Soit réduire sa propre incertitude (avoir un bon renseignement, posséder des connaissances qui permettent d’être plus efficace et de prendre de bonnes décisions). Ceci suppose corollairement de mettre son adversaire en infériorité en ce domaine, tantôt en préservant bien ses secrets pour se rendre impénétrable, tantôt en accroissant son incertitude, en faussant sa perception de la réalité
- Soit envoyer des messages à sa cible pour la séduire, la convaincre, obtenir son assentiment, lui faire peur, bref pour produire directement la réaction psychologique recherchée.
- Soit enfin en rendant l’autre prévisible, en agissant sur sa façon de penser, en changeant son code ( y compris son code moral ou son code linguistique…)

strchtaoprince.jpgLa première méthode agit sur les choses (par le savoir que l’on acquiert et dont on prive l’autre), la seconde sur les gens pour les faire réagir d’une certaine façon (acheter, voter, adhérer, faire la guerre…) Mais la dernière agit sur l’information et sur le sens qu’elle prend pour les acteurs…

Quand Sun Tzu conseille d’avoir des espions partout, cela ressort à la première catégorie, quand il suggère de feindre l’inactivité au moment où on s’apprête à lancer son attaque, à la seconde. Mais quand le général chinois recommande de songer au moral de ses troupes et de démoraliser les adversaires de leur instiller une fausse confiance avant les hostilités, il se range dans le troisième cas de figure.

lundi, 21 octobre 2019

2500 ans de stratégie d'influence

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2500 ans de stratégie d'influence

par François-Bernard Huyghe

Ex: http://www.huyghe.fr

Influence ? de l’inévitable Art de la guerre de Sun Tzu (fin du VI° siècle avant JC) au premier traité de stratégie occidental connu (Enée le Tacticien qui conseille d’utiliser des agents d’influence pour prendre des villes ennemies au IV° siècle av. J.C.), l’idée de l’employer à des fins militaires est tout sauf neuve.

st2.jpgInfluence ? Aujourd’hui, la notion est dans l'air du temps : opérations d'influence, communication d'influence, e-influence ou stratégie d'influence...
Qu'y a-t-il de commun entre une méthode destinée à pacifier une vallée afghane et la conquête de nouveaux marchés ? Entre le discours d'un sophiste, l'écho d'une opinion amplifiée par le Net et la vision planétaire du "soft power" US ?
D'abord ce que l'influence n'est pas : ni contrainte, ni contrat. Ce dont elle dispense : le bâton, et la carotte. La relation d'influence procure un pouvoir, mais où, en principe, n'entre pas la dimension de la force ou de la menace, ni même la simple autorité. Pas davantage l'échange des biens et le calcul des intérêts. Encore qu'il existe des phénomènes comme le charisme où se mêlent prestige et séduction, et qu'un rapport contractuel suppose souvent son jeu d'influence au moment de la négociation.
Mais l'influence se manifeste généralement par le fait que l'influencé a, au final, adopté une attitude qui n'aurait pas été la sienne auparavant sans que les avantages ou les inconvénients qu'il en retirerait aient objectivement changé. Simplement, il a envisagé autrement la situation et n'a eu le sentiment d'avoir cédé à aucune force, ni gagné de contrepartie : le changement lui a semblé spontané ; il est comme venu de l'intérieur (quand on dit que l'on a agi sous influence, c'est généralement un piteux aveu pour s'exonérer d'une faute).

Si l'influence est la capacité d'obtenir indirectement d'autrui un comportement ou une attitude favorable à ses desseins et en n'utilisant que des signes au sens large (des mots, des apparences, des images que l'on émet, peut-être des musiques...), le succès du terme s'explique. Qui ne désirerait faire avancer ses intérêts (c'est de cela qu'il s'agit au fond) en amenant l'autre à adopter son point de vue, voire ses convictions ? Surtout à si faible prix ? Qui ne voudrait désarmer l'hostilité sans avoir à combattre ? Multiplier ses soutiens ou être, tout simplement, populaire ou imité ? Profiter des courants sociaux ou culturels, voire les anticiper et les provoquer ?

D'autant qu'il existe sur le marché des idées (voire sur le marché tout court) des méthodes qui proposent suivant le cas de convaincre son auditoire, de déradicaliser les islamistes, de mieux vendre des aspirateurs, de développer son "hub-influence" par les réseaux sociaux voire de changer la politique internationale...

Le succès récent d'un mot nous renvoie aux sources de notre culture. La rhétorique antique n'est pas la simple production de beaux discours ; c'est l'art de gagner la conviction des citoyens. À Athènes, elle est partout dans la Cité : justice (techniques de l'avocat), politique démocratique (art d'emporter le suffrage de l'Assemblée) et philosophie (amener les hommes de la doxa, l'opinion reçue par la plupart, à l'aletheia, la vérité philosophique). Cette façon de faire opiner l'opinion s'apparente à un art martial, mais pratiqué avec des mots : l'argument fort prédomine l'argument faible et l'orateur gagne des têtes comme on gagne des duels.

La persuasion - par qui un sujet adhère à une affirmation de fait, à une idée ou à un jugement présentés d'une certaine façon - ne résume pas toutes les dimensions de l'influence.

En témoignent, par exemple, la conversion religieuse, avec les Jésuites, corps à la fois quasi militaire et professionnel de la propagation spirituelle, ou la diffusion des idées des Lumières, contagion idéologique initiée par des "sociétés de pensée", exemples de la dimension "inclusive" de l'influence. Elle suppose de faire un Nous : intégrer le convaincu dans une nouvelle communauté de croyants. L'influence ne consiste pas seulement dans le "transfert" de l'affirmation X de la tête de A à la tête de B, mais une relation à bien plus long terme.

st3.jpgAu fil du temps, l'influence se pense dans divers contextes :
- esthétique : la reprise de modèles littéraires ou artistiques (telle la diffusion du romantisme en Europe)
- sociologique : les lois de l'imitation selon G. Tarde, la psychosociologie qui traite des interactions entre individu et groupes comme les effets de conformisme, l'influence et les effets de croyance des médias ou encore l'action des minorités actives, ceux qui justement font parfois changer les normes dominantes par l'influence, les changements ou confirmation d'attitude, croyance et valeurs
- politique avec la question des groupes dits d'intérêt ou d'influence dont la vocation est précisément de peser plus que leur poids électoral par l'influence sur les détenteurs de l'autorité
- géopolitique, domaine où les stratégies d'influence contraient ou prolongent les rapports de puissance
- économique, notamment lorsque l'intelligence économique place les tactiques de lobbying et autres actions d'influence et contre-influence à égalité avec l'acquisition et la protection de l'information stratégique.

Progressivement, la pratique de l'influence a fini par intégrer des méthodes que nous pourrions appeler
-de l'image (telles des politiques de prestige qui suscitent l'imitation),
-du code et qui consistent à "formater" ou plutôt à préformer les attitudes mentales de ceux que l'on influence (p.e. en lui apprenant une langue, une technique intellectuelle et des catégories mentales)
-ou encore de mobilisation de réseaux humains ou numériques.

Car l'influence est un sport d'équipe. Sauf cas limites qui rappellent singulièrement la situation de l'orateur grec (par exemple celle de la plaidoirie d'un avocat), l'influence ne se pratique pas seul : elle suppose des moyens matériels, des dispositifs et des communautés humaines prêtes à propager leurs convictions, ou constituant un terrain réceptif capable d'amplifier l'influence initiale (on songe ici aux "réseaux sociaux" numériques qui peuvent parfois donner un incroyable écho à un message initial qui a simplement rencontré le moment juste et bonnes prédispositions).

L'influence, pour le dire autrement suppose les quatre M : le message efficace, le média adapté, la médiation de groupes pour la transmettre, l'adaptation au milieu (dont la compréhension des codes et valeurs de l'influencé)..

Cette capacité d'agir sur l'autre en lui faisant changer son évaluation de la réalité est potentiellement présente dans les rapports humains ; sa recherche délibérée inspire force techniques intellectuelles et matérielles. Notre époque est particulièrement riche en néologismes comme opérations psychologiques, management de la perception, communication publique, storytelling, e-influence... Comme la guerre, l'influence obéit à des principes immémoriaux simples mais c'est un art tout d'exécution. Ce qui importe c'est moins le nom d'une technique que le rapport entre l'objectif recherché et l'organisation qui y recourt. Qui et comment nous influençons traduit notre identité et nos finalités.

Le succès de l'influence est de plus en plus déterminée par les techniques de communication qu'elle mobilise.

Ce n'est pas la même chose que de produire des livres et journaux pour une population alphabétisée (et sur un territoire où l'on contrôle ce qui peut s'exprimer), de se doter d'une télévision internationale d'information qui aura un quasi monopole des images disponibles dans les rédactions TV du monde ou encore de tenter de contrebalancer des images d'atrocités que vous imputent vos adversaires et qui circulent sur Facebook.
Et lorsque c'est l'État qui veut exercer l'influence pour prolonger sa puissance, motiver des alliés potentiels et retirer des partisans à la puissance rivale, il doit bien tenir compte de cette évolution technique.

st4.jpgAinsi, suivant les époques, il peut :
- adopter la stratégie de la forteresse et empêcher les médias étrangers (suspects de propagande) de toucher sa population, en contrôlant ses frontières
- mener une campagne internationale dénonçant les atrocités ennemies et proclamant la justesse de sa cause selon une méthode déjà utilisée en 14-18
- pratiquer une "diplomatie publique" dans une situation de type guerre froide, notamment par des médias émettant vers le territoire de l'adversaire, pour contrer le discours idéologique.
- compter sur le "soft power" de ses industries culturelles pour séduire la planète
- s'efforcer de diriger des "flux d'attention" sur Internet vers des sources favorables à sa cause pour contrer l'effet ravageur de la "propagande d'atrocité" d'un ennemi irrégulier.

Ramenées à l'échelon du militaire sur le terrain - militaire qui, après tout, en démocratie, est censée lutter pour les objectifs que lui assigne le politique - le succès de l'influence est une question vitale. Surtout lorsque l'usage de la force ostensible peut être contre-productif et en termes de recrutement au profit du camp opposé, et en termes de dégâts sur sa propre opinion publique.

L'opération n'est certainement pas aisée, y compris dans la mesure où elle exige du militaire un discours politique sur les buts de la guerre - qu'il dise qui il combat et au nom de quoi il le combat - sans se réfugier derrière la légitimité de l'autorité qui le commande. Il faut également énoncer quelles visions du monde s'opposent, donc entrer dans un processus d'affrontement idéologique.

Mais cela est certainement indispensable puisqu'il ne s'agit plus -plus seulement, plus classiquement - de faire céder la volonté adverse par la force. Désarmer l'intention hostile, diminuer le nombre des ennemis de demain quitte parfois à moins en tuer aujourd'hui, décourager de recourir aux armes, si possible amener celui qui l'a déjà fait à y renoncer, diminuer l'impact de l'image de sa propre force... : ce ne sont pas des tâches faciles. Il se pourrait même que certaines soient contradictoires. Par exemple, comment révéler l'atrocité de ce que fait l'ennemi - donc sa nocivité - sans désavouer la rhétorique de la pacification qui est sur le point de réussir ? Comment mobiliser les siens, parfois avec un discours martial ou emphatique, et ne pas choquer ceux qui pourraient s'identifier à la cause adverse ? Agir à la fois sur le plan de la combativité et de la légitimité demande un singulier sens de l'équilibre.

Il ne suffit ni de lire le bon manuel, ni d'élaborer le bon message, ni de se doter d'assez de vecteurs pour toucher la population cible. Et souvent l'énoncé, ce que l'on dit, est contredit par l'énonciation, comment on le dit (y compris en uniforme étranger et en terre étrangère).

Il nous semble, en conclusion, qu'il y a en deux facteurs qui échappent au discours de bienveillance (nous sommes là pour vous aider) et de justice triomphante (nous allons écraser notre ennemi qui est aussi celui du genre humain) et qu'il faudra intégrer dans ses calculs de séduction ou d'apaisement.

La valeur symbolique du territoire d'abord. Qu'il s'agisse du territoire réel, celui où la présence de l'étranger, même animé des meilleure intentions, est toujours problématique, ou du territoire mythique dont se réclament les jiahdistes (la terre d'Islam que les Occidentaux auraient violée, justifiant ainsi la guerre sainte).

Le second facteur est tout simplement la colère accumulée. Selon l'expression du philosophe Sloterdijk, l'Histoire traduit souvent l'existence de "banques de la colère" où s'accumulent le sentiments de vengeance inassouvie et de torts non compensés, les affects négatifs, les rages et les humiliations.

Désamorcer les pièges de la territorialité et du ressentiment, un défi qui touche au plus profond de l'éthos du guerrier.

09:55 Publié dans Militaria | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guerre, art de la guerre, sun tzu, stratégie, chine, chine antique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 30 septembre 2019

L’Iran et l’art de la guerre

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L’Iran et l’art de la guerre

ex: http://www.dedefensa.org

20 septembre 2019 – Six jours après l’attaque terriblement efficace contre les installations de l’Aramco le 14 septembre et l’absence de riposte du Système qui aurait dû immédiatement sanctionner ce crime de lèse-majesté, le paysage commence à s’éclaircir. Il s’agit d’une défaite majeure pour le Système ; peut-être pas encore Waterloo mais au moins la Bérézina qui ouvre irrésistiblement la voie la voie à Waterloo, tout cela très rapide parce que le temps historique devenu métahistorique pourrait être, dans certaines circonstances, bien plus rapide qu’en 1813-1815.

Ce qui est caractéristique de notre époque complètement encalminée dans les illusions technologiques de la postmodernité est ce fait remarquable : ce que nous classons comme une grande date métahistorique, l’attaque contre Aramco, est complètement dépendant des performances et contre-performances de la ferraille technologique dont le Système et son serviteur américaniste sont si complètement férus, et s’avèrent pourtant si complètement les prisonniers à vie et jusqu’à la mort. En effet, l’attaque d’Aramco tend désormais à être unanimement appréciée en termes de ferraille technologique ; en d’autres mots : pourquoi le Parrain américaniste, en termes mafieux s’entend, n’a-t-il rien fait pour prévenir et contrer décisivement l’attaque, et ainsi sauver son valet saoudien ?

Réponse du ministère de la défense russe, d’habitude très peu expansif mais qui , cette fois, sort de sa réserve : « Après l'attaque contre Saudi Aramco, un responsable du ministère russe de la Défense a déclaré que le système Patriot n'était pas conforme aux caractéristiques déclarées.
[...]
» “Les justifications du secrétaire d’État américain [Mike Pompeo]qui a déclaré que ‘parfois, les systèmes antiaériens du monde entier donnent des résultats contradictoires’ n’auraient pu être acceptées que s’il était question d’un seul système Patriot qui défendait concrètement le site attaqué, selon une source au sein du ministère de la Défense. Mais grâce aux États-Unis, l’Arabie saoudite a déployé ces dernières années sur son territoire, surtout dans sa partie septentrionale, un puissant système de défense antiaérienne dans la région à champ de radar ininterrompu.”
» Mike Pompeo avait précédemment évoqué les batteries antiaériennes saoudiennes, qui comprennent le système américain Patriot, en déclarant que ces systèmes ne donnaient pas toujours “le résultat escompté”.
» “Il ne peut y avoir qu’une seule raison: les systèmes Patriot et Aegis tant vantés par les Américains ne sont pas conformes aux paramètres déclarés et n’ont qu’une faible efficacité de lutte contre des cibles aériennes de petites dimensions et les missiles de croisière, a poursuivi le responsable. Ils ne sont tout simplement pas capables de repousser une large utilisation par l’ennemi de moyens d’attaque aérienne dans la réalité du combat.”
» Toujours selon la même source, la frontière septentrionale de l’Arabie saoudite est protégée par 88 batteries de de tir du Patriot. En outre, trois frégates lance-missiles de la Marine américaine dotées du système Aegis contrôlant 100 missiles SM-2 se trouvent dans le Golfe au large des côtes de l’Arabie saoudite. »

patriot-launch-200px.jpgLe Patriot est une bonne vieille histoire (depuis 1976-1984) d’un caractère exceptionnel dans la durabilité et la solidité de la farce déguisée en simulacre. La firme Raytheon, qui en est la mère-nourricière (voir le secrétaire à la défense Esper pour plus d’informations : il y officia pendant dix ans), sort régulièrement une nouvelle version (PAC-1, PAC-2, PAC-3...) après une démonstration des caractéristiques catastrophiques de sa progéniture, assurant alors que ses “défauts de jeunesse” sont corrigés ; il est manifeste qu’il y a eu des changementsentre chaque version par rapport à la précédente, puisque chaque version coûte beaucoup plus cher que la précédente. Les premiers exploits du Patriot datent de la première Guerre du Golfe, puis enchaînant sur la seconde (quelques détails dans ce texte). On rappellera plus en détails, à partir d’un autre texte du 29 juillet 2010, ce passage du type-anecdote, où l’on voit s’opposer l ‘un des très rares hommes politiques israéliens de grande vertu et adversaire de la dépendance d’Israël des USA, l’ancien ministre de la défense Moshe Arens, et le président Bush à propos des exploits du Patriot chargés de protéger Tel-Aviv en 1990-1991, – selon les confidences d’Arens lui-même dans un documentaire sur la Guerre du Golfe :

« Arens s’est toujours signalé par une forte affirmation nationaliste, et, à partir de sa formation d’ingénieur en aéronautique et sa position à la défense, par la transcription de cette position dans la recherche de l’affirmation de la souveraineté nationale au niveau des programmes d’armement, ce qui l’amenait à des conflits avec les USA. Il eut en 1991 un sévère accrochage avec le président Bush-père, au cours d’un entretien. Bush, qui avait une tendresse particulière pour Raytheon et son missile sol-air Patriot, avait été informé par le même Raytheon des performances exceptionnelles du Patriot durant la guerre du Golfe. Ces performances étaient un pur argument de relations publiques mais l’enthousiasme de Bush-père était purement ingénu. Le recevant à la Maison-Blanche, le président parla à Arens en termes dithyrambiques des performances du Patriot dans la défense de Tel Aviv contre des missiles irakiens Scud, lors de la guerre du Golfe. Arens lui répondit, sur un ton glacial, que le taux de réussite des Patriot contre les Scud dans cette occurrence était équivalent à zéro, – aucun Scud intercepté par le moindre Patriot. La réaction du président US fut extrêmement vive et la rencontre tourna à l’aigre. L’anecdote marque la considération de Arens pour les équipements US, et donc permet d’encore mieux entendre sa position d’aujourd’hui vis-à-vis du JSF. »

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On ajoutera bien entendu que les missiles Standard (Standard Missile, ou SM) montés sur les frégates et croiseurs-AEGIS, également cités pour la défense d’Arabie, n’ont pas un pedigree plus glorieux. C’est le croiseur USS Vincennes qui, naviguant en 1988 dans le Golfe pour “protéger la liberté des mers”, repéra grâce à son système AEGIS/Standard un Airbus de la compagnie aérienne civile iranienne et l’identifia aussitôt comme un F-14 Tomcat de la force aérienne iranienne, le détruisant aussi sec en un seul tir de Standard, pour cette fois extrêmement précis : 290 morts civils et pas une seule condoléance ni excuse de l’administration Reagan. 

Tout cela est vite dit et écrit, mais illustre le vrai des capacités habituelles des armes et des systèmes américanistes, essentiellement depuis les années 1980 et encore plus vite depuis la fin de la Guerre froide, avec un déclin vertigineux de toute attention portée à leurs capacités et à leurs performances réelles (essais truqués, évaluations faussées, etc.) et une croyance religieuse des commanditaires (les hommes politiques) et des utilisateurs (les chefs militaires) dans les arguments de relations publiques des firmes productrices. L’attaque de l’Aramco en constitue une démonstration étonnante, au-delà même de ce qu’on pouvait concevoir auparavant s’il s’avère effectivement que pas un seul coup ne fut tenté et tiré contre l’attaque des drones. A ce point du raisonnement, que ces drones soient iranien, houthis ou monégasques importe peu : c’est l’inexistence de la défense qui constitue l’événement fondamental, et cette défense est entièrement américaniste ; elle est, certainement du point de vue quantitatif et très probablement du point de vue “qualitatif” (des équipes US contrôlant les systèmes les plus sensibles), mieux équipée que la plupart des zones stratégiques américanistes elles-mêmes.

Les déclarations de Pompeo à son départ vers l’Arabie sont d’un ridicule à mesure de l’ampleur de l’événement, – en même temps qu’ils donnent une idée de l’impuissance des USA à comprendre la vérité-de-situation, c’est-à-dire leur vérité-de-situation, c’est-à-dire qu’ils sont entraînés dans une spirale d’incapacité, de paralysie, d’effritement, – voire d’entropisation... Se répétant en Arabie, Pompeo a été jusqu’à préciser : « Même les meilleurs systèmes antiaériens du monde entier donnent parfois des résultats décevants », précisant qu’il était à Ryad notamment pour proposer aux Saoudiens des changements et des améliorations dans leur système de défense (sans doute un Patriot PAC-4 à guidage en or massif et beaucoup plus cher ?) ; exactement comme si eux, les Saoudiens, étaient complètement fautifs de l’échec des défenses, à cause de leur propre matériel, de leurs propres technologies, de leur propre méthodologie...

Ce que l’on peut constater au cours ces six derniers jours, c’est l’ampleur de l’écho de l’échec US au niveau militaire aussitôt transcrit en termes politiques sinon métahistoriques dans cette occurrence, tant l’Arabie est perçue à cet égard comme une sous-colonie illettrée, entièrement contrôlée par ces mêmes USA ; en appendice évidemment important, on trouve, quelles que soient les circonstances de l’attaque, la perception de l’affirmation militaro-technologique de l’Iran (et des forces qui lui sont liées, par conséquent), et cela de ses propres capacités pour l’essentiel, tant l’Iran entretient jalousement son autonomie et son indépendance, tant ses liens avec d’autres puissances (la Russie par exemple) sont à mille lieues de la vassalisation réciproque et corrompue entre les USA et l’Arabie, – quasiment d’une autre nature.

Sur ces sujets, on lira quelques paragraphes de la plus récente analyse (de ce jour) d’Alastair Crooke, le directeur de Conflict Forum, qui nous restituent effectivement les grandes significations de l’événement :

« Ce que la frappe de précision a fait, c’est de pulvériser le simulacre des États-Unis se faisant passer pour le “gardien” du Golfe et le garant de la sécurité du flot de pétrole brut alimentant les veines d’une économie mondiale fragile.  Il s’agissait donc d'une frappe de précision visant le paradigme dominant, – et elle a réussi un coup mortel.  Elle a mis en évidence le caractère faussaire des deux affirmations. Anthony Cordesman écrit que “les frappes contre l'Arabie saoudite constituent un avertissement stratégique clair que l'ère de la suprématie aérienne américaine dans le Golfe, et du quasi-monopole américain sur la capacité de frappe de précision, s'estompe rapidement”.
» Les Iraniens étaient-ils directement ou indirectement impliqués ?  Et bien.... ça n’a pas vraiment d’importance.  Pour bien comprendre les implications, il faut comprendre l’événement comme un message commun, venant d'un front commun (Iran, Syrie, Hezbollah, Hash’d a-Shaibi et les Houthis).  Il s’agissait de pulvériser la crise des sanctions au sens large : un tir stratégique (missile) crevant le “dirigeable” sur-gonflé de l’efficacité des tactiques américaines de “pression maximale”. Il fallait retourner la méthode de contrôle du monde par les sanctions et les tarifs et la fracasser littéralement. La Russie et la Chine sont presque certainement d’accord et sans doute applaudissent-ils (discrètement).
» Cette approche comporte des risques évidents. Le message sera-t-il entendu correctement à Washington ? Car, comme le souligne Gareth Porter dans un contexte différent, la capacité de Washington de comprendre, ou de “bien lire” dans “l’esprit” de ses ennemis semble avoir été en quelque sorte perdu, – par impuissance de Washington à éprouver quelque empathie que ce soit pour “l’altérité” (iranienne, chinoise ou russe).  Les perspectives ne sont donc probablement pas très bonnes.  Washington ne “comprendra pas”, au contraire il pourrait en rajouter, avec des conséquences potentiellement désastreuses. Porter écrit :
» “L’attaque d’Abqaiq est aussi une démonstration dramatique de la capacité de l'Iran à surprendre stratégiquement les États-Unis, bouleversant ainsi ses plans politico-militaires. L’Iran a passé les deux dernières décennies à se préparer en vue d'une éventuelle confrontation avec les États-Unis, et le résultat est une nouvelle génération de drones et de missiles de croisière qui donne à l’Iran la capacité de contrer beaucoup plus efficacement tout effort américain visant à détruire ses ressources militaires et de viser des bases américaines à travers le Moyen-Orient.

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» “Le système de défense aérienne de l'Iran a été continuellement mis à niveau, à commencer par le système russe S-300 qu'il a reçu en 2016. L'Iran vient également de dévoiler en 2019 son système de défense aérienne Bavar-373, qu’il considère comme plus proche du système russe S-400, acheté par l’Inde et la Turquie, que du système S-300.
» “Ensuite, il y a le développement par l’Iran d’une flotte de drones militaires, ce qui a incité un analyste à qualifier l’Iran de ‘superpuissance des drones’. Parmi ses réalisations en matière de drones, mentionnons le Shahed-171 ‘drone furtif’ avec missiles à guidage de précision et le Shahed-129, qu'il a conçu à partir du Sentinel RQ-170 des États-Unis et du MQ-1 Predator”.
» Comprendre le message de Porter représente la clef pour comprendre la nature du ‘grand basculement’ qui a lieu dans la région. Les avions robots et les drones, – tout simplement, – ont changé les données fondamentales de la guerre. Les anciennes vérités ne tiennent plus, – il n'y a pas de solution militaire américaine simple pour l'Iran.  
» Une attaque américaine contre l'Iran n'apportera qu'une réponse iranienne ferme, – et une escalade. Une invasion américaine complète, – comme l'invasion de l'Irak en 2003, – n'est plus dans les capacités américaines. »

L’art de la guerre et leur psychologie

... Mais il nous apparaît évidemment, à nous aussi, que “ce que les Américains ne sont plus capables de faire” est en l’occurrence bien plus important que “ce que les Houthis [ou les Iraniens ou les Monégasques] sont capables de faire” ; en quelque sorte, c’est notre “Bye bye FDR” par obligation et par faiblesse, autant que par volonté unilatéraliste de repli : « Non seulement ils ne peuvent plus, mais ils ne veulent plus (à moins qu’ils ne veuillent plus parce qu’ils ne peuvent plus ?)... Bref, et comme disait l’avisé Macron : “Nous sommes sans doute en train de vivre la fin de l'hégémonie occidentale sur le monde.” » 

Le plus dramatique dans ce constat est évidemment ce qui se dit de plus en plus, et qui constitue l’élément fondamental de la psychologie de l’américanisme, cette impuissance totale de l’américanisme pour l’empathie, y compris et surtout cette absence complète d’empathie objective (se mettre à la place de l’autre pour mieux le comprendre) pour comprendre ce qui se passe dans “l’esprit” de l’adversaiere. Crooke/Porther le disent précisément : « ...la capacité de Washington de comprendre, ou de “bien lire” dans “l’esprit” de ses ennemis semble avoir été en quelque sorte perdue, – par impuissance de Washington à éprouver quelque empathie que ce soit pour “l’altérité” (iranienne, chinoise ou russe). » Nous serions tentés de proposer une nuance, de taille au demeurant : cette capacité n’a pas été “perdue”, parce que, selon ce que nous croyons de la psychologie de l’américanisme faite d’inculpabilité et d’indéfectibilité et ainsi si parfaitement spécifique, cette capacité n’a jamais existé dans cette psychologie ; la raison étant simplement que, pour la psychologie américaniste et donc exceptionnaliste, l'“autre” ne peut exister sinon bien entendu à être aussitôt gobé et digéré subito presto par l'américanisme.

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Dans l’article qu’il consacre à l’attaque, Pépé Escobar écrit ceci : « Le refrain du renseignement américain selon lequel les Houthis sont incapables d'une attaque aussi sophistiquée trahit les pires courants de l’orientalisme et du “fardeau de l’homme blanc” exprimant le complexe de supériorité [le suprémacisme] de l’homme blanc. » Nous comprenons parfaitement cette affirmation, et ce qu’elle a de justifiée dans le chef de la reconnaissance des capacités des “autres”, sauf pour ce qui est de l’emploi du terme “homme blanc” rejoignant les thèmes LGTBQ à la mode du “suprémacisme de l’homme blanc”. L’histoire de la couleur n’a pas sa place ici ; il s’agit de psychologie et de technologie et, s’il faut parler de “suprémacisme”, alors nous dirions qu’il est question essentiellement, sinon exclusivement pour la séquence en cours qui est infiniment plus importante que l’histoire réécrite et caviardée postmodernistement du colonialisme, de “suprémacisme anglo-saxon” ; ou encore mieux, de “suprémacisme américaniste” (les Anglais s’y mettraient dedans), auquel nombre d’hommes de couleur, Obama en premier et en position de dirigeant suprême, souscrivent avec enthousiasme. Le philosophe de l’histoire, l’Anglais Arnold Toynbee, avait, trois-quarts de siècle avant nous, largement explicité la chose et donné tous les éléments permettant de comprendre la Grande crise actuelle...

Cela bien compris à propos du “suprémacisme anglo-saxon/américaniste” et qui est d’une importance fondamentale, il est bien évident que l’attaque de l’Aramco démontre, – directement ou indirectement qu’importe, – après plusieurs autres événements dans ce sens (de la capture du drone RQ-170 fin 2011 à la destruction du RQ-4C Global Hawk de juin 2019), que l’Iran dispose de capacités technologiques directement opérationnelles d’une ampleur et d’une qualité dont bien peu de puissances peuvent se targuer aujourd’hui. Depuis l’amère défaite de l’armée israélienne face au Hezbollah à l’été 2006, on sait également que des organisations non-étatiques peuvent, dans des guerres classiques d'une réelle impoirtance, s’affirmer comme des puissances d’une dimension d’organisation et de cohésion dont nombre de pays ne disposent pas, et les Houthis ne font ainsi que nous en apporter confirmation...

Bien entendu, on observera, sans guère de surprise, que tous les exemples que nous donnons vont dans le même sens, qui est antiaméricaniste comme on est antiSystème. Il n’y a aucune surprise dans ce constat, dans la mesure où les USA eux-mêmes, par leur folie belliciste et autodestructrice, leur technologisme d’une extrême surpuissance mais parvenu au point de l’autodestruction, nourrissent leurs adversaires des armes et des technologies dont ces adversaires useront contre eux (Blowbackou Janus)sans être infectés par la psychologie de l’américanisme.

Cela signifie que la résistance dans le domaine même qui nourrit l’hybris américaniste (le technologisme) n’a pas cessé d’augmenter, sur le terrain même où cet hybrisse manifeste (le technologisme). Le résultat n’est nullement d’inspirer de la prudence ou de l’habileté manœuvrière aux USA, – choses qui leur sont parfaitement inconnues, – mais plutôt de susciter une incompréhension sans cesse grandissante de “l’autre” (empathie nulle) et un réflexe de plus en plus automatisée dans le sens de la surenchère, de ce que l’on croit être de la surpuissance (de l’hyper-surpuissance) et qui s’avère être de l’autodestruction parce que les moyens de la guerre américaniste sont en chute sidérale pour ce qui est de la capacité opérationnelle véritable (voir également la fable des porte-avions).

... Et parce qu’en face, il y a l’Iran, pays qui maîtrise la technologie suffisamment pour la retourner contre son adversaire, et qui montre une résolution sans faille jusqu’à ne pas craindre d’aller jusqu’au bout. Ce faisant, l’Iran est un chiffon rouge agité avec sa propre habileté devant un taureau épuisé et dont la psychologie est aujourd’hui entrée dans le domaine de la folie. L’“art de la guerre” de l’Iran n’a, finalement, rien à voir fondamentalement avec la maîtrise de la technologies, même s’il passe nécessairement par cette maîtrise, mais avec une attaque directe, centrale et décisive contre le centre matriciel et absolument fécond de la faiblesse de l’ américanisme : sa psychologie.

Il est ainsi par conséquent bien dans le registre des possibilités que la fameuse prédiction du néo-sécessionniste du Vermont Thomas Naylor soit fondée, notamment grâce à la ténacité et la volonté de l'Iran : « Il y a trois ou quatre scénarios de l’effondrement de l’empire. L’un d’entre eux est la possibilité d’une guerre contre l’Iran... » Mais naturellement, cet effondrement n’aurait pas tant lieu sur le champ de bataille, que sur la perspective qu’il y ait la possibilité d’un tel champ de bataille, ce qui produirait à “Washington D.C.” un choc tel qu’effectivement la folie aurait raison de l’empire, – par ailleurs, dans un environnement déjà bien préparé à l’incursion de la folie., – on n’est pas “D.C.-la-folle” sans raison.