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vendredi, 10 janvier 2025

Trump et la doctrine de Monroe

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Trump et la doctrine de Monroe

par Leonardo Sinigaglia (*)

Source: https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/29539-leon...

Il y a presque exactement deux siècles, les États-Unis, après avoir consolidé leur souveraineté sur les territoires arrachés au contrôle de l'Empire britannique, annonçaient au monde que l'ensemble du continent américain serait désormais considéré comme une zone de juridiction exclusive de Washington. Cela s'est d'abord traduit par un soutien aux pays d'Amérique latine dans leur lutte pour l'indépendance, mais l'apparence « libertaire » de l'action américaine a rapidement cédé la place à un dessein hégémonique clair. Ce qui est entré dans l'histoire sous le nom de « doctrine Monroe » a en fait été codifié plus de deux décennies après la présidence de l'homme d'État du même nom, un représentant du parti démocrate-républicain, l'ancêtre du GOP d'aujourd'hui, qui en a matériellement jeté les bases.

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C'est sous la présidence de James Knox Polk (photo, en haut), un démocrate, qu'elle a été systématisée par le secrétaire d'État de l'époque, John Quincy Adams (photo, en bas). Le discours inaugural de la présidence de Polk en 1845 illustre bien la nouvelle perspective hégémonique avec laquelle la toute jeune fédération abordait ce qu'elle considérait comme « son » hémisphère: « L'occasion a été jugée opportune d'affirmer, en tant que principe dans lequel les droits et les intérêts des États-Unis sont impliqués, que les continents américains, par la condition de liberté et d'indépendance qu'ils ont assumée et qu'ils maintiennent, ne doivent pas être considérés dorénavant comme des sujets de colonisation future par une quelconque puissance européenne. [...].

Nous devons donc à la franchise et aux relations amicales existant entre les États-Unis et ces puissances de déclarer que nous devrions considérer toute tentative de leur part d'étendre leur système à une partie quelconque de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité ».

Derrière ce langage diplomatique se cache la volonté d'expulser les intérêts « étrangers » du continent américain, non pas pour rapprocher les peuples qui le peuplent, mais pour imposer la suprématie des États-Unis d'Amérique. S'il est bien connu que l'idéologie de la « destinée manifeste » prévoyait l'anéantissement progressif des Amérindiens, considérés comme faisant partie de la « nature sauvage », il est juste de garder à l'esprit que les peuples d'Amérique latine étaient considérés comme ne méritant pas non plus une quelconque souveraineté nationale.

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La marche vers l'ouest de la « civilisation » américaine n'était pas seulement dirigée contre les Premières nations (First Nations), mais aussi, en allant vers le sud, contre le reste des habitants du continent et les États qu'ils avaient réussi à construire, laborieusement et souvent de manière précaire. Quelques années après le discours inaugural de Polk, les troupes de Washington attaquèrent la Californie, le Texas et le Nouveau-Mexique, où la révolte des colons américains contre l'État mexicain faisait rage depuis des années, animée surtout par leur volonté de préserver l'esclavage, institution abolie par le président Vicente Ramon Guerrero en 1837. La guerre fut rapide et particulièrement sanglante, avec des exécutions sommaires de guérilleros et de prisonniers mexicains par les soldats américains, et se termina par l'occupation de la ville de Mexico et l'annexion de plusieurs territoires jusqu'au Pacifique.

Il faut attendre la deuxième partie du XXe siècle pour que les États-Unis achèvent l'occupation de l'Ouest: en 1900, les derniers kilomètres carrés de territoire sont également arpentés et morcelés, prêts à être vendus aux entreprises qui en ont besoin ou à être attribués aux colons. Entre-temps, le développement économique capitaliste a fait des États-Unis une puissance capable de rivaliser avec les empires européens sur la scène internationale. Cependant, leur énorme extension continentale semble insuffisante et Washington entreprend la construction de son propre « empire », un empire qui, contrairement à ses concurrents, sera « démocratique », sans couronnes et sans formalités coloniales, mais pas moins despotique et exterminateur.

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Après avoir liquidé le Mexique, les États-Unis ont imposé leur puissance dans toute l'Amérique latine, non seulement par la pénétration économique, mais aussi par des interventions militaires directes. Le Marine Corps a été largement utilisé pour des opérations de « police » visant à pacifier les gouvernements récalcitrants ou les rébellions indépendantistes à de nombreuses reprises : en 1852 et 1890 en Argentine, en 1854, 1857, 1865, 1870 et 1895 en Grande Colombie, au Nicaragua en 1855, 1858, 1857 et 1894, en Uruguay en 1855, 1858 et 1868, au Paraguay en 1859. En 1898, les États-Unis parviennent à arracher à l'Espagne le contrôle de Cuba, de Porto Rico, de l'île de Guam et des Philippines, où ils répriment dans le sang une grande révolte indépendantiste qui fait plus de 100.000 morts.

En 1903, le président Theodore Roosevelt, vétéran de la guerre de Cuba, a encouragé un coup d'État au Panama, qui faisait partie de la Grande Colombie, dans le but de déclarer l'indépendance de la région afin de la placer sous la protection directe des États-Unis et d'entamer la construction du canal, qui restera entre les mains de Washington jusqu'en 1999. Dans les mêmes années, se déroulent les tristement célèbres « guerres de la banane », appelées ainsi en raison du rôle central joué par les intérêts des grandes entreprises agroalimentaires, parmi lesquelles la United Fruit Company, aujourd'hui Chiquita, et la Standard Fruit Company, aujourd'hui Dole, désireuses d'éviter à tout prix toute réforme agricole et toute diminution de leur influence sur les États latino-américains. Les incursions en République dominicaine, occupée entièrement de 1916 à 1924, l'occupation du Nicaragua de 1912 à 1933, de nouveaux affrontements avec le Mexique entre 1910 et 1917, avec une implication directe dans la guerre civile qui divise le pays, sont nombreuses, l'occupation d'Haïti entre 1915 et 1934, ainsi que pas moins de sept interventions armées contre le Honduras, pays en quelque sorte contrôlé par la United Fruit et converti à la monoculture de la banane qui y était exportée vers le monde occidental, au bénéfice des habitants.

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Il convient de noter que cet interventionnisme américain allait de pair avec une rhétorique « isolationniste » : il n'y avait aucune contradiction matérielle entre la « neutralité » revendiquée par Washington dans les affaires européennes et les intrusions violentes dans la vie intérieure des États américains, ceux-ci étant considérés non pas comme des entités autonomes et indépendantes, mais comme l'« arrière-cour » des États-Unis. L'ensemble du continent américain devient ainsi le centre d'une puissance impériale qui, grâce aux deux guerres mondiales, s'affirmera mondialement en quelques décennies, avant d'être contrecarrée par le mouvement anticolonialiste et le camp socialiste.

Son emprise sur le continent américain est restée presque totale pendant la guerre froide et la construction ultérieure de l'ordre hégémonique unipolaire, à l'exception notable de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua. La phase internationale qui a débuté avec la chute du bloc de l'Est et l'imposition mondiale du « consensus de Washington » peut sembler à certains égards opposée à l'ère marquée par la « doctrine Monroe », mais elle n'en est en réalité que la suite logique : si auparavant l'ensemble du continent américain était soumis à la souveraineté des États-Unis, le régime de Washington, immensément plus fort, était désormais en mesure de repousser, en pratique et indéfiniment, les frontières de cet hémisphère considéré comme son domaine exclusif.

Il est donc erroné de voir dans la perspective stratégique américaine une dichotomie fondamentale entre l'isolationnisme et l'interventionnisme, comme s'il s'agissait de deux visions opposées. En réalité, il ne s'agit que d'expressions différentes de la même perspective hégémonique et impérialiste, deux expressions qui renvoient à deux moments différents : le premier à un moment de rassemblement des forces, le second à un moment d'expression violente des forces accumulées.

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Comparé à l'illusion interventionniste de la direction du parti DEM, l'isolationnisme proposé par Donald Trump représente une politique plus réaliste et rationnelle dans la phase actuelle marquée par la crise et l'affaiblissement du régime hégémonique américain. Cet isolationnisme ne doit pas être confondu avec une volonté de renoncer au statut de « nation indispensable », mais doit être considéré pour ce qu'il est: un repli stratégique au sein du continent américain destiné à servir à nouveau de base aux ambitions impériales de Washington. Les théâtres d'affrontement hors du continent américain, du Moyen-Orient à l'Ukraine, en passant par l'Afrique et l'Asie-Pacifique, ne seront nullement abandonnés, mais seront de plus en plus « sous-traités » à des alliés subalternes locaux, sur lesquels pèseront de plus en plus les coûts sociaux, économiques et militaires des conflits.

À quelques semaines de la seconde investiture de Trump, les signes de la volonté de la prochaine administration de poursuivre cette nouvelle perspective isolationniste ne cessent de se multiplier. Les menaces adressées au gouvernement panaméen, contre lequel une nouvelle intervention militaire est prévue au cas où les droits de passage des navires américains ne seraient pas supprimés, les hypothèses de l'achat du Groenland et de l'invasion du Mexique dans la perspective de la « guerre contre les cartels de la drogue », ainsi que la référence au Premier ministre canadien Trudeau en tant que « gouverneur » d'un État de l'Union ne doivent pas être interprétées comme une simple provocation, mais comme l'indication d'une volonté concrète d'accroître le contrôle et l'exploitation du continent par Washington dans un contexte de crise profonde de l'ordre unipolaire.

(*) Né à Gênes le 24 mai 1999, il est diplômé en histoire de l'université de la même ville en 2022. Activiste politique, il a participé à de nombreuses initiatives, tant dans sa ville natale que dans toute l'Italie.

Meta ne veut plus de «vérificateurs de faits» – mais qu’en est-il du «shadowbanning»?

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Meta ne veut plus de «vérificateurs de faits» – mais qu’en est-il du «shadowbanning»?

Source: https://report24.news/meta-will-keine-faktenchecker-mehr-...

L'ère des soi-disant « vérificateurs de faits » devrait prendre fin sur Facebook, Instagram et Threads. C’est ce qu’a annoncé Mark Zuckerberg, le patron de Meta. Mais quel est l’intérêt de mettre un terme aux mesures de censure idéologiquement motivées si certaines restrictions sur la portée de certains comptes persistent ?

Par Heinz Steiner

Mark Zuckerberg se présente désormais comme un défenseur de la liberté d’expression. À la place des « vérificateurs de faits », les utilisateurs des plateformes de Meta comme Facebook, Instagram ou Threads devraient dorénavant aider à signaler les fausses informations via des « Community Notes » – un système également utilisé par X (anciennement Twitter) d’Elon Musk. Si beaucoup de médias alternatifs ou indépendants y voient un espoir de plus grande liberté et diversité d’opinion, cette annonce comporte toutefois un point problématique: personne ne parle de la pratique du «shadowbanning» des comptes indésirables.

Le «shadowbanning» désigne une pratique sur les réseaux sociaux consistant à limiter la visibilité des contenus d’un utilisateur sans que celui-ci en soit informé. Cette mesure est souvent utilisée comme sanction pour des violations présumées des règles ou en fonction des décisions des « vérificateurs de faits ». Ce type de restriction algorithmique de la portée des publications est appliqué depuis des années et a poussé de nombreux médias indépendants à quitter ces plateformes.

Des articles intéressants qui, avant l’instauration de ces mesures de censure, atteignaient parfois des centaines de milliers de personnes sur Facebook, peinent aujourd’hui à atteindre quelques milliers d’utilisateurs. Ce phénomène affecte l’ensemble du secteur médiatique, car Zuckerberg privilégie sur ses plateformes les contenus légers et apolitiques, comme les images de chats, au détriment des actualités et des informations utiles.

Même si la suppression de ces organisations de « vérification des faits » – généralement marquées à gauche, dont l’incontournable et controversée association « Correctiv » (Allemagne) – devrait réduire la rigueur de la machine à censurer, il est peu probable qu’un changement radical s’opère. La Commission européenne continue d’exiger des mesures strictes de censure contre les opinions et informations jugées indésirables, souvent qualifiées de « désinformation » ou de « fake news ». Par conséquent, les modifications annoncées semblent avant tout d’ordre cosmétique.

Ce n’est que lorsque Meta reviendra à ses racines et garantira une liberté comparable à celle d’il y a dix ou douze ans que l’on pourra parler d’un véritable tournant. Cela nécessiterait cependant un changement politique à l’échelle européenne, et particulièrement en Allemagne, semblable à celui observé aux États-Unis. Avec la CDU de Merz – à laquelle appartient également la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, surnommée « Zensursula » ("Censursula") – ce changement est tout aussi improbable qu’avec le SPD ou les Verts, favorables à une censure accrue.

Ce qui reste, c’est un arrière-goût amer d’une opération de communication de la part de Zuckerberg, qui cherche à se rapprocher de Donald Trump sans pour autant faire de réels compromis en faveur de la liberté d’expression. Trump devrait également accroître la pression sur Bruxelles pour que ces libertés fondamentales et ces droits soient mieux respectés, au lieu d’être continuellement restreints par des lois et des règlements de censure de plus en plus sévères.

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De la xénophobie, du nationalisme, de la noblesse

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De la xénophobie, du nationalisme, de la noblesse
 
par Claude Bourrinet
 
L'erreur mortelle (car elle dévalua irrémédiablement les principes de sa vision du monde) de la droite historique (non du libéralisme, de "droite" et de "gauche", qui n'a aucun principe que celui du marché et de la chosification du vivant), fut la xénophobie, dont les déclinaisons modernes (à partir de la fin du moyen âge) furent le nationalisme et, dès le XIXe siècle, le racisme à prétention scientifique.
 

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Disons-le tout de suite : l'aristocrate, pour peu qu'il le soit, n'est ni hostile à l'étranger, ni "nationaliste". Le Cid campeador, à l'origine de l'un de nos plus grandes drames, en pleine guerre contre l'Empire castillan, était le héros de notre ennemi héréditaire, l'Empire des Habsbourg. Cela n'a pas empêché le public parisien de l'admirer, ainsi que cette figure sublime de la femme incarnée par Chimène. Et, pour ceux qui verraient dans El Cid campeador un chef de la Reconquista (ce qu'il fut, effectivement), lisez bien le chef d'oeuvre de Corneille: le récit de la bataille de Séville comporte des louanges à l'égard des chefs musulmans :
 
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent.
 
La noblesse reconnaît dans la noblesse des peuples différents une caste de semblables, dont l'approche est aisée, car elle est soumise à la même éthique, et se fait respecter en adoptant les mêmes signes d'appartenance à une humanité rendue digne par la maîtrise d'un comportement et d'une sociabilité délivrés des haines tribales.
 
Et comme l'aristocrate est aussi un guerrier, cette reconnaissance réciproque des vertus et de la dignité de gens qui sacrifient leur vie biologique pour se montrer à la hauteur de leur générosité s'est gardée dans le métier militaire, jusqu'à ce que l'idéologie nationaliste en pervertisse la nature. Les guerres de religions avait d'ailleurs empoisonné l'idéal chevaleresque. L'ennemi, le chevalier, ou le guerrier, ou même le militaire d'en face n'était plus perçu comme un adversaire digne de considération, mais comme le diable dont il faut débarrasser le monde. Cette propension à réduire l'ennemi à l'état inférieur à l'animal (car le chasseur ne hait pas son gibier) s'est ménagée une place de choix dans cette gigantomachie infernale que sont les luttes politiques inexpiables, qui sont des guerres civiles en même temps que des guerres de religions sécularisées. Elles ensanglantèrent l'Europe et le monde durant les deux siècles derniers, à partir de la Révolution française, et sans doute même, en allant plus loin dans le passé, depuis la révolution puritaine anglaise du XVIIe siècle.
 
Car la conception de la nation, dans sa logique égalitariste (égalitarisme et nationalisme sont les deux sources de la modernité, avec sa conséquence, l'individualisme), gomme les distinctions intérieures du royaume, ce que l'on appelait jadis les "conditions". Au lieu de servir son seigneur, son roi, selon son rang, sa vocation héréditaire, soit en combattant, en versant son sang, soit en travaillant, soit en priant, on se voue à la patrie, et, plus tard, à la nation, et le Français fait disparaître le noble, le prêtre, le paysan, le bourgeois. Partant, il n'y a plus de dénominateur commun, d'unique raison d'être, que l'appartenance à une même communauté liée par un Etat de plus en plus froid et technique.
 

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L'Ecole, la Presse, la grande industrie, le service militaire, les grandes boucheries, ont réussi à confondre en une même masse des êtres qui n'étaient pas faits pour se côtoyer. Cette fusion a continué avec l'avènement de l'audio-visuel, qui a élargi le troupeau à un monde dominé par l'éthos américain. Les singularités ont disparu dans cet univers indifférencié que, finalement, seul le pouvoir de l'argent parvient à hiérarchiser, avec son venin de ressentiment, car la hantise de l'égalité sape en permanence cette brutale inégalité infligée par le plus vil instrument de séparation entre les hommes.
 
De ce fait, la haine tend-elle, soit à se traduire en révolte, en soulèvement, soit, le plus souvent, à dériver vers le rejet et le mépris de ceux qui ne ressemblent pas aux membres du troupeau. La xénophobie, le racisme, outre qu'ils relèvent d'un réflexe plébéien d'une bassesse répugnante, sont une arme efficace dans les mains des puissances de l'argent. L'individu exploité, et qui considère son humiliation comme une injustice, sera soulagé - et, partant, verra sa douleur décroître - s'il distingue, au-dessous de sa misérable condition, un état encore pire que le sien, et d'autant plus exécrable, qu'il est attaché à des signes extérieurs de disqualification, comme l'origine ethnique, la couleur de la peau, la langue etc. Et son émotion grandira lorsqu'il trouvera parmi ceux qui lui ressemblent des complices dans cette détestation, qui se traduira dans une sorte de communion: on aimera le compatriote comme on aime soi-même, on se fondra dans un magma fébrile, qui n'est que l'expansion hyperbolique du moi hystérique. Les manifestations tapageuses des patriotes enfiévrés ne sont guère différentes des hourvaris des supporters glapissant dans les stades de football.
 

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En admettant que le monde soit un combat - mais il est aussi méditation, paix, rêve, enchantement, amour, poésie ! - il n'est pas fatal qu'il devienne une rixe de vilains où tous les coups soient permis. On laissera ces plaisirs aux voyous, aux chemises brunes, noires, ou rouges. Il y a des luttes politiques qui semblent des querelles de chiens. Il n'est pas interdit, tout en montrant sa bravoure (et, soit dit en passant, je ne connais pas de plus haut courage que d'affronter, seul, ou en petit groupe, en happy few, une masse ignare et haineuse soudée par les instincts les plus sales), de garder la tête haute, ne serait-ce que pour voir plus loin ! et de respecter, comme l'expression de la loi la plus sacrée du Cosmos, un comportement qui soit digne d'un homme.
 
Être homme, ce n'est pas si facile ! Et si la noblesse a disparu de la scène historique, en tant qu'Ordre social et politique, le flambeau brûle encore, que l'on peut encore ramasser.

Les prophéties inutiles d'Orwell, écrivain ostracisé et oublié

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Les prophéties inutiles d'Orwell, écrivain ostracisé et oublié

La vengeance de l'histoire frappe l'écrivain anglo-saxon. Ou plutôt Nemo propheta in patria

par Gianfranco de Turris

Source: https://www.barbadillo.it/117276-il-punto-di-g-deturris-l...

George Orwell, né Eric Blair (1903-1950), est le journaliste et écrivain dont on se souviendra toujours pour avoir mis en garde ses compatriotes et l'Occident tout entier contre la dictature de la pensée mise en œuvre aussi, et peut-être surtout, par la dictature des mots et contre une pseudo-démocratie fondée uniquement sur les apparences. On pense à ses deux romans les plus célèbres, du moins ceux dont on se souvient le plus aujourd'hui dans l'ensemble de sa vaste production: La Ferme des animaux de 1943 où la phrase des cochons adressée aux autres bêtes est devenue immortelle: « tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres » ; et 1984, publié en 1948 et dont le scénario semble maintenant avoir été réalisé en 2024, c'est-à-dire 40 ans après la date qu'il avait prévue, parce que celui-là même qui a indiqué comment, dans les faits concrets, dans la préservation de la mémoire et du souvenir, dans l'utilisation précise du papier imprimé, se jouait le destin de l'humanité, aujourd'hui, au lieu de 2018, comme l'a rappelé le Corriere della Sera le 27 août 2024, toutes ses archives ont été dispersées...

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Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu'une grande maison d'édition, ayant acheté celle qui avait imprimé ses livres jusqu'à sa mort, a décidé, pour des raisons triviales, celles d'un manque d'espace, de céder certaines archives et parmi elles, par coïncidence, précisément celle d'Orwell, qui n'est certainement pas un auteur mineur et inconnu, et par conséquent tout ce qu'elles contenaient, des textes originaux aux brouillons, notes, correspondance, etc., tout, vraiment tout, a été dispersé, non pas rassemblé en un seul endroit, mais éparpillé chez des particuliers, dans des librairies, des bibliothèques, tout simplement parce que la personne qui devait effectuer ce déménagement avait décidé de le donner à quelqu'un et avait exigé la somme exorbitante d'un million de livres sterling. N'ayant pas pu l'obtenir, au lieu de négocier, il a réparti le matériel des archives Orwell entre de nombreuses personnes, de sorte qu'e l'écrivain a été touché précisément là où il était le plus typique et le plus caractéristique.

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À ce stade, on ne peut manquer de rappeler la figure de Big Brother immortalisée dans 1984. Le titre italien dérive de la traduction littérale de l'anglais Big Brother, qui signifie simplement "grand frère", celui qui nous aide sur le chemin, celui qui nous vient en aide dans les moments difficiles, ce qui, dans la version italienne, n'est pas immédiatement évident et que l'on peut comprendre en partie en pensant que l'écrivain a choisi cette définition en contraste - et c'était peut-être le cas - avec le terme Little Father (petit père) attribué à Staline et, avant lui, au tsar.

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Or, le personnage principal de 1984, Winston Smith, travaille au ministère de la Vérité, chargé de mettre à jour, ou plutôt d'adapter, les livres, dictionnaires et encyclopédies à l'évolution de la situation politique et historique du moment, en supprimant des noms et des faits et en en ajoutant d'autres, ce qui est typique des dictatures de la pensée qui veulent faire oublier certaines choses et n'en retenir que d'autres, selon un autre principe immortel: celui qui contrôle le passé contrôle le présent, et celui qui contrôle le présent contrôle l'avenir.

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En outre, l'écrivain a eu l'idée d'ajouter en annexe à son roman un petit essai consacré aux Principes de la novlangue, celui sur lequel il s'est appuyé pour démontrer comment une dictature pouvait exister en influençant simplement les mots, un essai qu'un éditeur intelligent et clairvoyant devrait décider de republier sous une forme autonome avec un appareil critique et topique adéquat.

Le néo-langage, ou novlangue, est le langage grâce auquel on peut dire tout et le contraire de tout sans être illogique ou contradictoire: pour donner un exemple, la guerre signifie la paix (et vice versa). Et n'est-ce pas ce qui se passe aujourd'hui où certains mots doivent être utilisés d'une certaine manière et d'autres ne peuvent pas l'être, voire sont absolument interdits, où Big Brother s'appelle aujourd'hui Politically Correct, conçu et imposé par l'élite académique américaine et qui s'est ensuite répandu comme une traînée de poudre et est devenu une sorte de sens commun artificiel grâce aux intellectuels et aux médias, jusqu'à arriver à la récente culture woke, qui signifie "réveille-toi !". Bien sûr, se réveiller, ouvrir les yeux, se réaliser jusqu'à s'exprimer avec l'infâme cancel culture, qui veut effacer tout ce qui ne correspond pas aux critères du Politically Correct, jusqu'à détruire des monuments, abattre des statues, interdire des livres.

Et nous sommes au cœur du problème, car d'un César monocratique et autoritaire qui impose sa volonté et ses goûts à ses sujets, bref, de Big Brother comme on l'entend communément, nous sommes passés à un César démocratique à mille têtes qui voudrait dicter sa loi à tout le monde dans un mélange frémissant de politiquement correct et de respectabilité/de bien-pensance. Et même cette bonne nouvelle nous vient d'Amérique, où, souvenez-vous, il y a quelque temps, une enseignante d'histoire de l'art a été renvoyée de son école à cause des protestations des familles des élèves à qui elle avait osé montrer, la pauvre, l'image du David de Michel-Ange ! Heureusement, le maire de Florence l'a invitée à visiter la ville...

La nouvelle est à lire dans Il Giornale du 8 octobre 2024 où Alessandro Gnocchi raconte comment le PEN Club a publié un dossier sur les « livres interdits » aux Etats-Unis, ceux qui passent pour tels dans le pays des libertés démocratiques par excellence. Il y en a pas moins de dix mille (10.000) qui ne peuvent pas être inclus dans les bibliothèques de l'enseignement public, les écoles, les foires du livre, etc. Des Etats comme la Floride, l'Iowa, le Wisconsin se distinguent par leur législation restrictive, une tendance à la censure (c'est le cas de le dire) qui s'est intensifiée au cours des cinq dernières années.

4d8861e9-aaa4-41fb-86c4-c1e38f3c1538-4086231416.jpgLa liste des auteurs et/ou des livres est vraiment impressionnante : Toni Morrison, Chuck Palahniuk, Bret Easton Ellis, Ranson Riggs, Danielle Steel, Jodi Piccoult, Sally Rooney, Margaret Atwood, George R. R. Martin, John Grisham, Alice Walker, mais aussi Stephen King, Kurt Vonnegut, Agatha Christie et Philip K. Dick avec les plus célèbres romans du monde. Dick avec le désormais célèbre Blade Runner, ainsi que de nombreux « classiques » non spécifiques qu'il serait important de connaître afin de mieux comprendre les critères selon lesquels ils sont eux aussi considérés comme « interdits », et enfin, et c'est ce qui nous intéresse ici, George Orwell avec 1984, c'est-à-dire l'œuvre la plus célèbre et la plus significative qui a dénoncé cette « dictature de la pensée » et c'est peut-être précisément pour cette raison qu'elle est censurée ! S'agit-il ou non d'un némesis de l'histoire contre l'écrivain anglais ?

Derrière tout cela, autant qu'on puisse en déduire, se cachent une respectabilité et une bigoterie pures et simples, typiques d'un certain provincialisme du « Sud profond », mais manifestement, dans l'Amérique d'aujourd'hui, beaucoup plus répandues qu'on ne le pense, comme le prouve aussi le fait que parmi les ouvrages interdits figurent deux livres d'un historien de l'art italien, Federico Zeri, avec un essai sur les nus de Michel-Ange et un autre sur la peinture d'Edward Munch. Incroyable mais vrai, et il serait intéressant de connaître les raisons de l'ostracisme à l'encontre de ce dernier : pourquoi Le Cri interpelle-t-il autant ? tandis que pour le premier essai, il suffit de rappeler l'histoire du professeur dont la mésaventure a été racontée plus haut... Pure bigoterie d'une certaine Amérique pas si « profonde »...

La cancel culture ne fait donc pas seulement partie du mouvement woke, elle est devenue pratiquement « institutionnelle »: de la démolition des monuments, on est passé à la démolition de la pensée. Sans paradoxe, on peut supposer qu'au XXIe siècle, il n'y a pas beaucoup de différence entre les États-Unis et l'ex-Union soviétique en termes de liberté d'expression des idées, comme l'avait prophétisé Julius Evola dans les années 1930. Et comme le pauvre George Orwell, aujourd'hui ostracisé, nous avait prévenu en vain....

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Dans l'état actuel des choses aux États-Unis, nous ne voudrions pas qu'il soit si paradoxal ou absurde que, même dans la nation des libertés par excellence, un ministère de la répression du vice et de la promotion de la vertu puisse être créé, comme dans l'Iran des ayatollahs, et que, d'autre part, nous arrivions à la société décrite dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury il y a 70 ans, mais toujours aussi pertinente aujourd'hui, où les pompiers n'éteignent pas les incendies, mais les allument... tout compte fait ! Coupable de dire des choses trop différentes les unes des autres au risque d'embrouiller les pauvres lecteurs, comme l'explique le chef des pompiers à un jeune préposé perplexe.

Malheureusement, la culture de l'annulation est fondamentalement similaire….

Chesterton et Borges

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Chesterton et Borges

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/chesterton-y-borges-por...

Un siècle et demi après sa naissance, les œuvres de Gilbert Keith Chesterton sont encore régulièrement réimprimées et sa figure fait l'objet d'un « culte » croissant. Il est en effet paradoxal (mais un écrivain aussi doué pour le paradoxe que Chesterton ne pouvait avoir d'autre destin) qu'une époque qui s'acharne à ne pas croire tout ce en quoi Chesterton croyait avec ferveur s'acharne également à vénérer Chesterton. Car le scepticisme terminal et putrescent de notre époque n'a pu venir à bout du talent foisonnant du créateur du Père Brown, avec sa tonne de bon sens, avec la bonne santé rugissante de son argumentation et la splendeur de son style, qui débordait sur tous les genres.

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Chesterton, qui dans ses dernières années était un auteur de plus en plus vilipendé par ses compatriotes, a néanmoins joui en Espagne et dans d'autres pays catholiques d'une popularité qui s'est prolongée tout au long des années 1940 et 1950. Mais dans la seconde moitié du siècle dernier (alors que les pays catholiques devenaient « protestants »), un manteau d'opprobre s'est abattu sur Chesterton, en raison de ses opinions « réactionnaires » (c'est-à-dire clairvoyantes et très sages) sur la démocratie, le progressisme, l'évolutionnisme, le féminisme et les autres « ismes » émétiques en circulation. Même son plus fervent et prestigieux défenseur, Jorge Luis Borges, n'échappe pas au rejet général de la pensée de Chesterton dans le progressisme environnemental ; et déjà, lorsqu'il écrit sa nécrologie dans la revue « Sur », il prend ses distances avec les positions de son maître (« Aucun des attraits du christianisme ne peut rivaliser avec son invraisemblance débridée »), affirmant que Chesterton est ce qu'il est en dépit de son catholicisme, et non grâce à lui.

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Borges affirmera également que « l'intérêt qu'elles [les croyances de Chesterton] suscitent est limité ; supposer qu'elles l'épuisent, c'est oublier qu'un credo est l'aboutissement ultime d'une série de processus mentaux et émotionnels ». Mais il s'avère que pour Chesterton, le credo était quelque chose de bien plus important qu'une « série de processus mentaux et émotionnels ». Il était le carburant de toute sa littérature, qui s'attachait à éclairer les mystères de la foi, non pas à la manière sèche de tant d'apologistes étouffants, mais à la manière jonglée d'un artiste de cirque, de sorte que les dogmes sont mis sous nos yeux pour faire des sauts périlleux et faire semblant d'être ivres, nous faisant rire presque sans que nous nous en apercevions, comme le ferait un gentleman en pyjama et en chapeau melon. Borges n'a jamais compris quelque chose d'aussi élémentaire, et il a eu beau lire, citer et traduire Chesterton, imiter son humour polémique et la belle « clarté latine » de son style paradoxal, il a toujours insisté pour construire un Chesterton à sa mesure, allégé ou « purifié » des aspects de sa pensée qu'il jugeait inintelligibles ou qu'il rejetait (n'oublions pas que, pour Borges, « l'idée d'un être parfait, omnipotent, tout-puissant est l'ultime création de la littérature fantastique »).

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Ainsi, toutes les lectures de Chesterton par Borges sont boiteuses, hémiplégiques, souvent grotesques, quand elles ne sont pas carrément idiotes. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il présente « Le nommé Jeudi » comme une fantaisie à mi-chemin entre Lewis Carroll et Franz Kafka, en ignorant la thèse théologique que le livre cache dans ses pages. Car « Le nommé Jeudi » est avant tout une très belle fable sur les mystères de la souffrance, le libre arbitre et le problème du mal, qui sont après tout les mêmes questions que celles que l'on trouve dans le Livre de Job ; seul le traitement chestertonien est totalement nouveau. Pour un lecteur non averti, « Le nommé Jeudi » peut sembler être une diatribe contre l'anarchisme ; mais Chesterton ne dirige pas ses fléchettes contre la désobéissance aux gouvernements, mais contre le « non serviam » transformé en un « vaste mouvement philosophique qui annonce toujours un âge futur de béatitude ».

En fin de compte, Borges faisait partie de ce vaste mouvement philosophique ; c'est pourquoi, bien qu'il ait toujours écrit sous l'« influence notoire » de Chesterton, il n'a jamais pu pénétrer l'homme qui palpitait dans l'éclat de son écriture, en qui s'amalgamaient - comme l'a écrit Leonardo Castellani - « la sagesse du vieillard, la raison de l'homme, la combativité du jeune homme, la pétulance du garçon, le rire de l'enfant et le regard étonné et sérieux du nourrisson ». Et tous ces vêtements apparaissent dans ses écrits, qui exercent une influence vitale sur ses lecteurs. Car l'influence de Chesterton n'est pas seulement (contrairement à celle de Borges) intellectuelle ou esthétique ; Chesterton est aussi un « maître à penser » qui façonne notre pensée et nous apprend à vivre.

Je crois que c'est finalement la raison ultime de la pertinence de Chesterton, un siècle et demi après sa naissance ; une pertinence de la même nature que celle d'autres auteurs comme Cervantès ou Dostoïevski qui, en plus de nous donner un plaisir littéraire, nous façonnent intérieurement ; une pertinence que Borges ne pourra jamais avoir, même s'il est l'écrivain espagnol le plus techniquement parfait de tout le vingtième siècle. C'est sans doute une magnifique ironie que Dieu ait choisi Borges comme sauveur de Chesterton, sans lui permettre de pénétrer la raison ultime de sa valeur, tout comme il a choisi Moïse comme guide vers la terre promise, sans lui permettre d'y mettre les pieds. Car Dieu est un ironiste aussi paradoxal et éblouissant que Chesterton lui-même.