Jan NECKERS:
Sur la création du Royaume-Uni des Pays-Bas en 1814-1 L’unification des Pays-Bas (du Nord et du Sud) en 1814 et en 1815 ne s’est pas déroulée aussi facilement que le croit la majorité de nos contemporains. En octobre 1813, les Russes, les Prussiens et les Autrichiens battent Bonaparte près de Leipzig après trois jours de bataille. Les Français, défaits et en déroute, se replient derrière le Rhin mais en décembre, leurs adversaires franchissent à leur tour le grand fleuve. Une première colonne prussienne arrive dès le 16 décembre à Malines, marche en direction de Louvain mais se retire assez prestement sur Breda. Fin janvier 1814, l’offensive définitive commence et les Russes et les Prussiens entrent en libérateurs à Bruxelles le 1 février. Une semaine plus tard, le Prince Guillaume d’Orange fait une apparition à Bruxelles. Il est reçu avec un certain enthousiasme. Les Bruxellois se rappellent d’un autre Prince d’Orange, qu’ils avaient aimé.
Mais les bruits courent assez vite qui prétendent que le Prince Guillaume est venu pour bien d’autres raisons qu’une simple visite de courtoisie. Le Prince, âgé de 42 ans, vient d’être proclamé souverain des Pays-Bas (du Nord) avec l’assentiment des Britanniques, après avoir balayé les réticences de l’Empereur de Russie qui lui reprochait d’avoir jadis joué la carte bonapartiste. Guillaume n’a encore aucune idée précise des formes que prendra son futur Etat. Il avait promis aux Anglais que cet Etat serait, dans tous les cas de figure, un solide tampon contre toutes les agressions françaises potentielles mais pour réaliser ce projet, il fallait que les Pays-Bas du Nord puissent s’étendre assez loin à l’est et au sud. Il avait demandé que lui soit octroyée une solide portion de l’Ouest des Allemagnes mais devinait bien évidemment que les Prussiens ne la lui accorderaient jamais. Mais dans l’ensemble constitué par les anciens Pays-Bas Royaux ou Pays-Bas autrichiens, il était sûr de pouvoir glaner quelques territoires. En attendant la décision finale des alliés, il était venu à Bruxelles pour prendre la température. Il sera bien vite confronté à la réalité.
Heintje (Henri) van der Noot, alors âgé de 83 ans, ancien dirigeant de la révolte contre l’Empereur Joseph II en 1789, publie une brochure où il réclame le retour à la légitimité, c’est-à-dire le retour des souverains de la dynastie des Habsbourg. Et ce projet reçoit alors un réel soutien. Discrètement, Guillaume commande à quelques hommes de confiance de réaliser une enquête dans les grandes villes afin de connaître les souhaits de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. La réponse est la même: une bonne part de celles-ci veut le retour à la légitimité impériale. Deux semaines plus tard, une délégation des plus grandes familles aristocratiques des Pays-Bas méridionaux part pour la France où les armées alliées poursuivent Bonaparte en déroute. La délégation réussit à parler à deux des acteurs politiques principaux de l’époque, l’Empereur François d’Autriche et le ministre anglais des affaires étrangères, Lord Castlereagh (rappelons ici que l’Angleterre a financé toutes les guerres contre Bonaparte et que leurs dépenses ont été supérieures à celles qu’ils engageront plus tard en 1914-18). L’entretien eut l’effet d’une douche très froide.
Un fait unique dans l’histoire
L’Empereur François se rappelle très bien, et même trop bien, de ses “chers” sujets des Pays-Bas. Il avait vingt-deux ans au moment de la mort de son oncle Joseph II, qui avait trépassé, disait-on, à cause du chagrin que lui avait causé la révolte des Pays-Bas. Son père Léopold ne fut Empereur que deux ans, avant de décéder à son tour. Après une première invasion française en 1792, l’armée du nouvel empereur François libère les Pays-Bas en 1793. Le souverain visite la région en 1794. Il fut même intronisé Duc de Brabant sur la Place Royale à Bruxelles et devint ainsi le premier souverain depuis Philippe II d’Espagne à être réellement présent lors de cette cérémonie. Mais en 1794, il entend essentiellement discuter argent avec ses “chers sujets” car ces derniers paient certes l’impôt, mais celui-ci est insuffisant pour entretenir l’armée qui doit les défendre contre l’envahisseur français. Seules quelques très riches abbayes sont prêtes à mettre des sommes aussi considérables que complémentaires pour faire face à la tâche. L’Empereur quitte alors le pays, réfléchit longuement et écrit une lettre à “ses chers sujets des Pays-Bas”. Il leur donne finalement la liberté, le 29 mai, de mettre en ligne une armée en toute autonomie, mais à la condition qu’ils la financent entièrement, de leurs propres deniers. C’est alors que les difficultés émergent et génèrent un chaos indescriptible. Et si les Pays-Bas refusent? Eh bien, l’Empereur et ses sujets néerlandais demeureront bons amis mais si Flamands, Brabançons, Hennuyers, etc. ne s’exécutent pas dans le sens préconisé par l’Empereur, alors qu’ils se débrouillent. L’Empereur les déclarera indépendants et ils devront alors décider par eux-mêmes quel sera leur sort futur.
C’est là un fait unique sous l’Ancien Régime qu’un souverain, si las de ses sujets, et à qui il a si peu de choses à dire, menace de les répudier. L’histoire nous donne bien des exemples de sujets cherchant à se débarrasser de leur souverain mais le contraire, comme dans le cas qui nous préoccupe, n’est, me semble-t-il, jamais advenu. Jamais souverain n’a cherché de cette manière à se débarrasser de certains de ses Etats. Après avoir entendu les menaces de leur Empereur, les Pays-Bas ont soupiré et décidé de se mettre à la tâche, mais ils y procèdent avec lenteur, tant de lenteur... Ce retour au réalisme politique s’est bien vite avéré inutile car, à peine quelques mois plus tard, les Français franchissent à nouveau les frontières et s’installent dans nos régions pour vingt ans. L’Empereur n’a aucun état d’âme en 1797 quand il doit céder officiellement ses Pays-Bas à la France en échange de la République de Venise, que les armées françaises avaient conquise et que Bonaparte reprendra quelques années plus tard. Or, voici donc que vingt ans après la dernière visite de l’Empereur autrichien à Bruxelles, ces casse-pieds de Néerlandais du Sud frappent à nouveau à sa porte.
L’Empereur François, toujours courtois, leur dit, qu’à son vif regret, il s’avère impossible qu’un membre de la famille des Habsbourg monte sur le trône des Pays-Bas. C’est ainsi que disparaît de nos régions une dynastie dont l’ascendance remonte à tous les comtes Baudouin de Flandre et à tous les Ducs Jean de Brabant. François et son chancelier Metternich, lorgnent tous deux vers l’Italie du Nord, voisine de l’Autriche: ces territoires sont bien plus intéressants et le fait que leurs habitants n’aiment guère les Habsbourg d’Autriche, laisse l’Empereur et son chancelier parfaitement froids.
“Dans un plus grand ensemble”
Lord Castlereagh ne fit pas dans la dentelle quand il s’adressa aux “Brabançons”, comme il appelait assez justement les ressortissants des Pays-Bas anciennement autrichiens. Deux choses seulement l’intéressent: l’abolition de l’esclavage et la constitution d’un Etat-tampon fort face à la France , capable de défendre Anvers et l’Escaut, de façon à ce que les Britanniques n’aient rien à craindre. Textuellement, il leur dit: “Pour être libres, vous devez être forts. Pour être forts, vous devez faire partie d’un plus grand ensemble et cet ensemble sera l’union avec la Hollande ”. L’affaire est donc réglée, sauf peut-être la question du tracé final des frontières. Castlereagh veut donner aux nouveaux Grands Pays-Bas quelques territoires des Allemagnes entre la Moselle et le Rhin mais il se heurte au veto des autres alliés. Les armées prussiennes sont encore bien présentes aux Pays-Bas et, en tenant compte de cette présence, une nouvelle idée germe dans l’esprit des négociateurs: partager les Pays-Bas méridionaux en prenant la Meuse comme frontière. Tous les territoires situés à l’ouest du fleuve seraient unis aux Pays-Bas du Nord et tous ceux situés à l’est reviendraient à la Prusse. Finalement , les Prussiens se désintéressent d’un tel partage et préfèrent recevoir des compensations en Allemagne même. Guillaume des Pays-Bas reçoit alors la Principauté ecclesiastique de Liège qui n’avait jamais fait partie des Grands Pays-Bas historiques (de Charles-Quint).
Et il avait encore un écueil à franchir: offciellement, les alliés déclarent avoir fait la guerre à Bonaparte seulement et non pas à la France et maintenant que l’envahisseur Bonaparte est exilé à l’Ile d’Elbe et qu’un Bourbon est à nouveau hissé sur le trône de France, Talleyrand, ministre français des affaires étrangères, entend conserver une bonne partie de ces Pays-Bas ex-autrichiens. Ses manoeuvres ne réussiront pas: il ne pourra conserver que Philippeville, Mariembourg et Bouillon.
En juin 1814, les alliés signent le Traité des huit articles (impliquant notamment la liberté de culte, contre laquelle l’évêque de Gand, le Français de Broglie, proteste immédiatement). Ce Traité règle les modalités de l’union des Pays-Bas du Nord et du Sud.
A la fin du mois de juillet, Guillaume tient provisoirement l’autorité entre ses mains. C’est effecitvement provisoire car les Russes songent un moment à une alliance avec la France et se demandent s’il ne faudrait pas, pour amadouer les Français, leur laisser ces anciens territoires sud-néerlandais lors de la signature du traité définitif. Cette alliance franco-russe ne se forge pas et, après cet intermède, c’est au tour de la Prusse de proposer à la France un marché. Les Prussiens souhaitent absorber toute la Saxe. Au début de l’année 1815, ils offrent à leur tour l’ensemble des Pays-Bas méridionaux à la France , en échange de l’appui français à l’annexion de la Saxe. Talleyrand est trop intelligent pour prendre cette offre en considération car il risque alors une guerre avec l’Angleterre. En février 1815, tous signent finalement, à Vienne, le Traité qui institue le “Royaume Uni des Pays-Bas”. Guillaume ne signe pas lui-même.... les Anglais le font à sa place!
Le retour des oeuvres d’art volées
Le nouveau royaume existe de facto dès que le Congrès de Vienne scelle ses derniers actes mais Guillaume ne peut attendre aussi longtemps. En mars, il se proclame roi lui-même. Sans doute parce qu’il est ébranlé en apprenant que Bonaparte est revenu de son exil méditerranéen.
Du coup, il devient fort populaire dans ses nouvelles provinces du Sud car, mis à part quelques anciens collaborateurs du régime napoléonien, personne ne souhaite le retour du dictateur corse et de sa famille de brigands qui ont contraint tant de jeunes gens de chez nous à aller mourrir dans des opérations de pillage à leur seul profit. Même la Ville de Liège accueille Guillaume avec enthousiasme au début du mois de juin 1815, car les armées françaises arrivent à marche forcée. Finalement, Bonaparte est battu à Waterloo et cette fois les alliés se montreront bien moins magnanimes à l’endroit de la France. Celle-ci devra subir une occupation pendant des années et payer les frais de garnison.
La Prusse , après Waterloo, veut annexer toute l’Alsace et une partie de la Lorraine (ce qu’elle ne réussira à faire qu’en 1870) et exige que la Flandre méridionale (annexée à la France par Louis XIV) revienne aux nouveaux Grands Pays-Bas. Les autres alliés refusent cette suggestion prussienne. La France doit céder seulement Philippeville, Mariembourg et Bouillon.
Mais ce qui blessa encore davantage les Français fut le démantèlement du plus beau musée du monde: le Louvre. En 1814, il avait été décidé que toutes les oeuvres d’art volées par les armées françaises et exposées dans les musées français pouvaient rester en France. Mais, après Waterloo, les vainqueurs décident que toutes les oeuvres d’art doivent revenir à leurs propriétaires initiaux. Les commissaires néerlandais se présentent donc aux portes du Louvre. On les envoie promener. Mais Wellington, l’un des vainqueurs de Waterloo, récompensé par Guillaume sous la forme d’une plantureuse dotation annuelle et de biens immobiliers (toujours aujourd’hui aux mains des descendants du duc), ne trouve pas plaisante cette attitude des responsables du grand musée parisien. Il expédie un régiment anglais au Louvre et ses soldats emportent tout ce qui appartient légitimement aux Pays-Bas, dont le célèbre “Agneau Mystique” de Gand.
Le nouveau “Royaume Uni des Pays-Bas” est désormais un fait accompli. Il est toutefois aberrant de dire que la Belgique de 1830 est une création britannique. Certes, les Britanniques, en 1815, ne sont pas entièrement satisfaits de la création de ces nouveaux Grands Pays-Bas mais ils ont suffisamment de connaissances historiques pour savoir que la césure entre le Nord et le Sud est fort profonde. C’est pourquoi, quinze plus tard, il acceptent, envers et contre tout, que les provinces anciennement espagnoles puis autrichiennes, reprennent leurs billes et se gouvernent seules, comme elles l’avaient fait pendant des centaines d’années.
Jan NECKERS.
(article paru dans “’ t Pallieterke”, Anvers, 4 juin 2008; trad. franç.: Robert Steuckers).