L’Allemagne, Israël, l’Iran et la bombe
Entretien avec l’historien militaire israélien Martin van Creveld
Né en 1946 à Rotterdam, Martin van Creveld est un historien attaché à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Cet expert israélien est considéré comme l’un des théoriciens les plus réputés au monde en histoire militaire. Il étonne ses lecteurs en énonçant des thèses non conventionnelles, notamment quand il écrivait récemment dans les colonnes de l’ « International Herald Tribune » : « Si les Iraniens ne tentaient pas de se doter d’armes nucléaires, c’est alors seulement qu’il faudrait les considérer comme fous ! ». Ses ouvrages principaux sont « The Transformation of War » (1991), où il avait prévu les formes de guerre nées après les événements du 11 septembre 2001. En 2009, il a publié en allemand « Gesichter des Krieges » (= « Visages de la guerre ») où il décrit les conflits armés de 1900 à aujourd’hui et émet des prospectives sur le 21 siècle.
Q. : Professeur van Creveld, la Chancelière Angela Merkel menace l’Iran de sanctions. Les Iraniens sont-ils impressionnés par cette menace ?
MvC : Je me permets d’en douter. D’après mes estimations, les Iraniens considèrent que leur programme nucléaire est une question d’importance nationale. Les sanctions, par conséquent, ne les impressionnent pas ; au contraire, elles conduiront les Iraniens à se ranger tous derrière Ahmadinedjad.
Q. : Dans un essai pour l’hebdomadaire « Die Zeit », vous avez récemment posé un constat provocateur, en écrivant que l’Iran, s’il devenait puissance nucléaire, « ne serait pas plus dangereux qu’Israël ou les Etats-Unis »…
MvC : Oui, de fait, et pas plus dangereux que l’autre « Etat voyou », comme on le décrit, qu’est la Corée du Nord. Force est d’ailleurs de constater que cet Etat, depuis la fin de la Guerre de Corée, n’a plus fait la guerre à personne. C’est une prestation que les deux autres Etats, que vous mentionnez, ne peuvent pas se vanter d’avoir réalisé.
Q. : D’après vous, dans quelle mesure les Etats-Unis et Israël sont-ils des Etats dangereux ?
MvC : Oui, longue histoire. Pour faire simple, posez la question à Slobodan Milosevic ou à Saddam Hussein. Ces deux personnalités politiques ont directement expérimenté la dangerosité que déploient les Etats-Unis lorsqu’un pays exprime son désaccord avec la politique américaine. Et pour l’expérimenter, il faut ajouter deux conditions supplémentaires : le pays visé doit d’abord être inférieur aux Etats-Unis sur le plan conventionnel ; ensuite il ne doit pas posséder d’armes nucléaires. Quant à la dangerosité d’Israël, posez la question aux habitants du Liban ou de la Syrie…
Q. : Donc, pour vous, le danger que représenterait un Iran devenu puissance nucléaire est largement exagéré…
McV : C’est évident et le calcul qui se profile derrière cette stigmatisation de l’Iran saute aux yeux : les Etats-Unis ont toujours tout entrepris pour empêcher les autres puissances de posséder des armes dont ils disposaient eux-mêmes depuis longtemps. Dans le cas d’Israël, le motif est différent : officiellement, il s’agit d’obtenir de l’argent d’autres pays, comme l’Allemagne et les Etats-Unis. Les sionistes jouent ce petit jeu depuis cent ans, et avec grand succès, m’empresserai-je d’ajouter.
Q. : Et vous dites tout cela sans la moindre réticence…
McV : Je suis un historien et je peux me permettre de dire ouvertement la vérité, telle que je la vois. Bien sûr, vous n’entendrez jamais pareil aveu de la part d’un représentant gouvernemental. Israël a attaqué l’Irak en 1981 et la Syrie en 2007. Dans ces deux actes hostiles, la surprise a été décisive : c’est elle qui a fait le succès des opérations. Mais, alors, ne vous étonnez-vous pas que dans le cas de l’Iran nous parlons depuis des années de lancer des opérations similaires et que nous ne faisons rien ? Le fait qu’on en parle depuis tant de temps éveille le soupçon : l’enjeu doit donc être autre ; en l’occurrence, obtenir des armes et de l’argent.
Q. : La Chancelière Merkel est allée dans ce sens…
MvC : Non, les choses ne s’agencent pas tout à fait ainsi. Le Président Bush était peut-être un idiot, mais ni Obama ni Merkel ne le sont. La possibilité d’une attaque israélienne n’est pas à exclure à 100%. C’est la raison pour laquelle on tente de donner à Israël suffisamment d’argent et d’armes pour que l’Etat hébreu s’abstienne de toute initiative malheureuse. Pour tous les intervenants, le jeu s’avère extrêmement délicat car il implique des éléments de Realpolitik, de tromperie et d’hypocrisie.
Q. : En 2008, Angela Merkel a prononcé des paroles historiques en déclarant que le droit d’Israël à l’existence relevait de la raison d’Etat allemande. Cette déclaration d’amour vous touche-t-elle ?
MvC : Des déclarations de ce genre me rendent certes très heureux mais en cas d’urgence les possibilités de Madame Merkel seraient très limitées.
Q. : Pensez-vous que l’Allemagne risquerait sa propre existence et enverrait la Bundeswehr pour intervenir dans une grande guerre en faveur d’Israël ?
MvC : Bien sûr que non. Mais à l’évidence, je dois vous révéler quel était l’objectif poursuivi au moment où l’on a fondé l’Etat d’Israël. Pendant 2000 ans, les Juifs n’ont pas pu dormir tranquilles parce qu’ils se faisaient du souci : devaient-ils se défendre eux-mêmes ou, si ce n’était possible, quelle puissance allait-elle prendre leur défense ? Israël a été créé pour que les Juifs puissent enfin dormir d’une traite pendant toute la nuit, parce qu’ils n’auraient plus à se casser la tête pour répondre à cette question. Donc, très logiquement, tout en respectant les propos de Mme Merkel, et en tenant compte de cette nécessité impérieuse de toujours dormir tranquille, je ne souhaite pas me poser la question de savoir si mon sommeil paisible doit dépendre ou non de l’armée allemande actuelle. Israël doit pouvoir se fier à lui seul. Et si l’improbable survenait et si Israël devait faire face à son propre anéantissement, je ne m’étonnerais pas d’apprendre que nous voudrions entrainer le plus de monde possible dans l’abîme avec nous.
Q. : Que voulez-vous dire par là ?
MvC : Songez à l’histoire du héros juif Samson.
Q. : « Qui en mourant tua plus de monde que pendant toute sa vie », comme le dit la Bible. Mais concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
MvC : Je laisse votre imagination répondre à cette question.
Q. : Pourquoi Angela Merkel se trompe-t-elle lorsqu’elle semble nous dire qu’un Iran devenu puissance nucléaire serait plus dangereux que les autres puissances atomiques ?
MvC : Que voulez-vous que je vous dise ? Je n’ai encore jamais rencontré d’expert iranologue qui croit vraiment que Khamenei (l’homme qui, en réalité, tire toutes les ficelles en Iran), Ahmadinedjad et le peuple perse en général sont tous fous et souhaitent voir leur magnifique pays réduit à un désert radioactif.
Q. : Vous voulez dire que le principe de la dissuasion fonctionne également chez les Iraniens ?
MvC : Sans aucun doute. Comme partout, il y a également en Iran des scientifiques qui savent très bien ce que signifierait une guerre nucléaire pour leur pays. Et si ce n’était pas le cas, je leur conseillerais de lire le travail réalisé par mon bon ami Anthony Cordesman, ancien membre du Conseil National de Sécurité des Etats-Unis, travail dans lequel il explique ce qu’Israël pourrait infliger à l’Iran avec les mégatonnes qu’il possède dans ses arsenaux.
Q. : Pourquoi l’Iran veut-il la bombe ?
MvC : Pour attaquer Israël ? Non, très vraisemblablement non. Ce serait trop dangereux car toute puissance qui utilise des armes nucléaires risque, tôt ou tard, de voir d’autres puissances en utiliser contre elle. L’Iran veut-il menacer ou faire chanter ses voisins ? Peut-être. Mais sans doute pas tout de suite, plus tard vraisemblablement.
Q. : Et cela ne vous inquiète pas ?
MvC : Non. Ceux qui devraient s’inquiéter, ce sont les Etats du Golfe. D’ailleurs ils le sont. Parce qu’ils sont très éloignés d’Israël et qu’Israël, pour sa part, n’a ni l’intérêt ni les moyens d’aider ces Etats sans la moindre réticence. Nous avons donc affaire à un problème qui ne concerne que les Etats-Unis : eux devront l’affronter.
Q. : Ahmadinedjad ne planifie-t-il pas un nouvel holocauste ?
MvC : Je suppose qu’il le ferait si seulement il en avait les moyens…
Q. : Et cela, non plus, ne vous inquiète pas ?
MvC : Israël dispose de ce qu’il faut pour l’en dissuader.
Q. : Dans l’essai que vous avez récemment publié dans « Die Zeit », vous dites qu’Ahmadinedjad ne veut pas construire la bombe par conviction antisémite ; vous dites qu’il veut la construire pour des motifs d’intérêt national.
MvC : Cela ne fait aucun doute qu’Ahmadinedjad hait Israël. Certes, il éradiquerait bien ce pays de la surface de la Terre, mais seulement s’il en avait les moyens. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle il cherche à se doter d’armes nucléaires. Alors pourquoi ? Depuis 2002, la situation stratégique de l’Iran s’est considérablement détériorée. En effet, les mollahs peuvent tourner leurs regards vers n’importe quel point cardinal, le nord-est, le sud-est, le sud ou l’ouest, toujours ils verront des troupes américaines déployées. Autour de l’Iran stationne un quart de million de soldats américains, pour être précis. Le cas irakien a appris deux choses aux mollahs : d’abord, qu’avec leur armée, ils n’ont aucune chance contre les troupes américaines. Ensuite, ils ne peuvent pas exclure l’hypothèse qu’un jour un président américain voudra quand même les attaquer. C’est en y réfléchissant qu’ils ont eu l’idée de fabriquer une bombe car se doter d’armes nucléaires est le seul moyen auquel ils peuvent recourir pour échapper au déséquilibre des forces.
Q. : Pourquoi ces raisons-là ne sont-elles jamais évoquées dans les médias allemands ?
MvC : Pourquoi me posez-vous cette question ?
Q. : Pourquoi ne la poserais-je pas ? Vous êtes un expert : que supposez-vous en constatant ce silence ?
MvC : Non, je ne peux pas répondre à la place des médias allemands.
Q. : Peter Scholl-Latour aime vous citer, et surtout cette phrase-ci : « Si j’étais iranien, je voudrais aussi avoir la bombe ! »…
MvC : Oui, et alors ?
Q. : Pourquoi les Allemands aiment-ils citer des Juifs pour donner plus de poids à leurs arguments ?
MvC : D’accord, cette question s’explique quand on connaît la situation allemande, mais en soi que signifie-t-elle ? Toutefois, ce n’est pas mon problème, mais le vôtre, à vous Allemands, de trouver une voie pour vous réconcilier avec votre passé, en l’occurrence avec l’holocauste…
Q. : Le gouvernement allemand sait-il de quoi il parle quand il évoque la question iranienne ou bien tous les propos qu’il tient sont-ils oblitérés par le besoin de surmonter le passé récent de l’Allemagne aux dépens de toute politique étrangère rationnelle ?
MvC : Je n’ai pas à émettre de jugement à ce propos. Posez la question à Madame Merkel elle-même.
Q. : En tenant des propos qui minimisent le danger de la bombe iranienne, ne vous attirez-vous pas des inimitiés en Israël ?
MvC : Ces derniers mois, j’ai eu maintes fois l’occasion de m’exprimer publiquement sur ce thème et je puis vous dire que non, en fait ma position ne m’attire aucune antipathie particulière. Les gens réagissent surpris, c’est évident, mais ils ne se mettent pas en colère. Aussi peu en colère d’ailleurs qu’Ehud Olmert, lorsque j’ai discuté avec lui de ces choses-là, quand il était encore premier ministre.
Q. : Dans votre longue contribution à « Die Zeit », vous insistez sur le véritable danger qui guette la région et qui n’est pas la bombe iranienne…
MvC : … ce véritable danger qui serait une attaque contre l’Iran pour l’empêcher de construire sa bombe. Pour vous en rendre compte, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte du Golfe Persique, la région la plus riche en pétrole du monde ; vous comprendrez alors pourquoi. Une attaque de cette nature pourrait précipiter l’économie mondiale dans une crise qui serait pire que toutes les autres qui l’ont précédée. Or, c’est bien connu, les crises économiques peuvent avoir des conséquences politiques et militaires très lourdes.
Q. : Comment une attaque contre l’Iran pourrait-elle se dérouler et, dans le pire des cas, que se passerait-il ?
MvC : L’Iran est un pays trop grand pour être occupé ; donc on aurait recours plutôt à l’engagement d’unités de commandos ou l’on mènerait une guerre aérienne, celle du tapis de bombes. Plusieurs stratégies sont alors possibles mais aucune d’entre elles ne garantirait la destruction totale du programme nucléaire iranien. Ensuite, il serait bien possible qu’une attaque contre l’Iran déclencherait une guerre entre Israël et la Syrie ou le Liban. Une telle guerre aurait de terribles conséquences sur le prix du pétrole, donc sur l’économie européenne et sans doute aussi sur la structure qu’est l’Union Européenne. Vous pouvez aisément imaginer tout cela…
Q. : L’attaque contre l’Iran se déclenchera-t-elle tôt ou tard ? Et si oui, quand ?
MvC : Depuis des années, je défends l’opinion qu’une telle guerre n’aura jamais lieu. Mais pour être honnête, il m’est arrivé de me tromper dans le passé et certains de mes pronostics se sont avérés faux. Il est toujours possible qu’un fou arrive à prendre le pouvoir…
(entretien paru dans l’hebdomadaire berlinois « Junge Freiheit », n°11/2010, mars 2010 ; propos recueillis par Moritz Schwarz ; trad.. franç. : Robert Steuckers).