Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 10 avril 2021

Aujourd'hui, Baudelaire serait la victime de la ‘’cancel culture‘’ et des ligues de vertu

eb5e25d280e3562a88971b7004be0124.jpg

Aujourd'hui, Baudelaire serait la victime de la ‘’cancel culture‘’ et des ligues de vertu

par Giulio Meotti

Source : Il Foglio & https://www.ariannaeditrice.it/

C'est l'époque où Peter Pan est interdit aux enfants par la bibliothèque publique de Toronto, où l'éditeur néerlandais Blossom Books retire Mahomet de l'Enfer de Dante et où l'on enregistre chaque jour une censure pour satisfaire les indignés professionnels. C'est le moment où Dan Franklin, qui a publié Ian McEwan et Salman Rushdie aux éditions Jonathan Cape, déclare: "Je ne publierais pas Lolita aujourd'hui. Avec MeToo et les médias sociaux, vous pouvez susciter l'indignation en un clin d'œil. Si on me proposait Lolita aujourd'hui, je ne le ferais jamais passer et un comité de trentenaires dirait: "Si vous publiez ce livre, nous allons tous démissionner". Presque normal alors de lire Michel Schneider, biographe de Charles Baudelaire, qui dans le Point déclare que son favori, l'auteur des Fleurs du mal, serait aujourd'hui fustigé et censuré.

41Mupr6g64L._SX337_BO1,204,203,200_.jpgRédacteur des lettres à la mère de Baudelaire ("Cette maladresse maternelle me fait t'aimer davantage") et auteur du livre Baudelaire. Les années profondes, Schneider écrit qu'’’en ces temps d'insignifiance où l'on ne croit plus ni à Dieu ni au Diable, ni au bien ni au mal, ces Fleurs du mal, ce livre d'une vie condamnée en justice, mélange impur de sublime et de satanique, se sont effacées." C'est le bicentenaire de la naissance de Baudelaire et l'édition, qu'il voulait "définitive" mais n'a pas réussi à faire publier, est rééditée. "Baudelaire a vomi le progressisme et l'égalitarisme triomphants de notre monde postmoderne, et il est difficile d'entendre son dégoût et sa haine (de lui-même avant tout) sans frémir devant une telle prescience".

Voici l'édition publiée par Calmann-Lévy en 1868 et jamais réimprimée depuis. Il comprend les poèmes rejetés par la censure. Un volume restauré par Pierre Brunel, professeur émérite à la Sorbonne. "'Les Fleurs du mal' serait censuré aujourd'hui", écrit Schneider. "Leur contenu ferait probablement l'objet de demandes d'interdiction et de campagnes vindicatives de la part des ligues de vertu du féminisme radical et de la ‘cancel culture’" Ce "Dante d'un âge déchu", comme Baudelaire est appelé par Barbey d'Aurevilly, a été envoyé devant les magistrats pour "offense à la morale chrétienne", tandis que le procureur Pinard (le même que dans le procès de Madame Bovary) s'exclame: "Croyons-nous que certaines fleurs au parfum étourdissant soient bonnes à respirer ?".

Aujourd'hui, écrit Michel Schneider, on lirait dans les vers de Baudelaire un hymne au harcèlement de rue et une justification de l'inceste. "J'ai toujours été surpris que les femmes soient autorisées à entrer dans les églises", écrit Baudelaire. Ça ne passerait jamais.

"Et pour ne pas offenser les "racisés", poursuit Schneider dans le Point, ces lignes devraient être réécrites dans des éditions destinées à un "public sensible": « Je pense au nègre, décharné et céphalique qui foule la boue et regarde, d'un œil ahuri, les cocotiers... ».

008666719.jpgEt même si nous ne trouvions pas dans les vers du poète un hymne à quelque méfait idéologique, Baudelaire serait fustigé pour sa haine mesquine de la démocratie: "Nous avons tous l'esprit républicain dans les veines, comme la variole dans les os. Nous sommes démocratisés et syphilisés". Un réactionnaire baudelairien, donc. "Oui, vive la révolution!" écrit-il encore. "Toujours ! Mais je ne suis pas dupe! Je dis: vive la Révolution! Comme je le dirais: vive la destruction ! Vive l'expiation ! Vive la punition ! Vive la mort !".

De plus, un ennemi haineux de la fraternité entre les peuples: "Il est difficile d'assigner une place au Belge dans l'échelle des êtres vivants. Cependant, nous pouvons dire qu'il doit être classé entre le singe et le mollusque. C'est un ver que nous avons oublié d'écraser. Il est complètement stupide, mais il est aussi résistant que les mollusques". Mais le plus grand péché de Baudelaire est de nous rappeler que croire au progrès, à l'amélioration de l'humanité, débarrassée de ses erreurs et de ses malheurs, est l'un des meilleurs moyens de faire tourner les guillotines.

 

vendredi, 12 mars 2021

Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre

838_054_sma1515.jpg

Luc-Olivier d’Algange

Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre

Les exégètes et les biographes modernes cèdent excessivement à la suspicion, à la dépréciation, voire à une certaine acrimonie à l'égard des œuvres dont ils traitent et dont ils font à la fois leur fonds de commerce et l'exutoire de leur ressentiment à se voir bornés au rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel part d'un principe de révérence et de fidélité qui l'incline, par son interprétation, à poursuivre dans la voie ouverte par l'œuvre qu'il distingue et à laquelle il se dévoue, le moderne juge en général plus « gratifiant » de suspecter l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre, dont il ignore qu'elle le contemple autant qu'il l'examine. L'exégète suspicieux trace, plus souvent qu'à son tour, son propre portrait, avec sa poutre.

Lorsque Sartre suggère que la lecture baudelairienne de Maistre est sommaire, qu'elle obéit à des raisons subalternes, superficielles, il nous renseigne sur sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre, par la même occasion, son autoportrait: « un penseur austère et de mauvaise foi. ». On peut tout reprocher à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui résista au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre: la défiance que les modernes éprouvent à son endroit ne s'explique pas autrement. Adeptes étroits de la vertu et de la terreur, de la morale dépourvue de perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandies (ces ultimes gardiens de la concordance du Vrai et du Beau) les modernes firent de l'austérité et de la mauvaise-foi leurs armes théoriques et pratiques pour exterminer toutes les survivances théologiques, où qu'elles se trouvent.

Sartre_1967_crop-Edited.jpg

L'influence de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur exerça jamais sur un poète, à ceci près que l'on ne saurait oublier que Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg est continûment poète, de même que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, ses fusées et les notes de Mon cœur mis à nu, ne cessa jamais d'être un métaphysicien avisé. Baudelaire se reconnaît en Maistre autant qu'il lui doit les principes esthétiques et philosophiques principaux de sa méthode. Baudelaire eût sans doute été maistrien sans même avoir à lire Joseph de Maistre, tant il se tient par son goût, et par de mystérieuses et providentielles affinités, au diapason des préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et celle-ci doit tout à Joseph de Maistre.

La théorie baudelairienne des correspondances, relève bien davantage, dans sa formulation, de Maistre que de Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l'invisible : « Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible». Rappelons, encore une fois, que le mot Diable vient de diaballein, qui signifie désunir, alors que le mot Symbole de même racine vient du verbe sumballein qui signifie unir ou rassembler. Il n'est pas une phrase dans tout l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation maistrienne sur le Mal et sur les œuvres de la divine Providence. L'essentiel paradoxe dans lequel s'agence l'œuvre de Baudelaire et la réponse humaine qui lui est donnée procède d'une méditation constante des Soirées de Saint-Pétersbourg.

Le Mal existe mais il n'est que la désunion du Bien, le Diable est prince de ce monde mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et qui sauve. Les Fleurs du Mal ne sont pas du satanisme de pacotille, style fêtes de « Halloween » (le Mal étant véritablement dans la dérision de la pacotille) mais une preuve rétroactive du sumballein. Le Bien n'est pas en face du Mal, c'est le Mal qui, lorsque le Bien triomphe, retourne à l'intérieur du Bien, pour disparaître. « L'abîme du jour, écrit Raymond Abellio, contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour ». Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations: « Il y a en tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistrienne est cette considération corollaire: « Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir. Souvent ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi: je veux pouvoir couper ta tête; mais tu ne toucheras pas à la mienne. Les abolisseurs d'âme (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer; ils y sont à coup sûr intéressés; tout au moins ce sont de gens qui ont peur de revivre,- des paresseux. » 

engraving-Joseph-de-Maistre.jpg

Sartre méconnaît l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par ignorance de l'œuvre de Maistre que par incompréhension de l'œuvre de Baudelaire. Il se donne donc la latitude de juger de l'œuvre de Maistre avec mauvaise-foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrase, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect en tant que perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui exerça sur lui l'influence décisive, dans l'ordre de la pensée et du style: cela suffit à l'acrimonie sartrienne pour juger Baudelaire comme un menteur. Le poète, certes, possède le droit imprescriptible de s'écarter des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la conquête d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra tout d'abord, dans son émanation, sous l'apparence des nuées et des mystères, - mais dès lors que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où la prosodie et la métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg apparaissent comme une clef.

Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que loin de chercher à paraître original, en dissimulant ses influences et ses rencontres, il ne cessa jamais de vouloir étayer son œuvre d'autres œuvres plus anciennes ou contemporaines. Ce qui est dit paraissait à ce dandy plus important que celui qui le dit, - ce qui n'est pas sans jeter quelque lumière sur l'impersonnalité active à laquelle obéit le dandysme baudelairien, bien différent du « culte du Moi » - et, à cet égard, il se révèle encore plus différent de Sartre qui, sous le titre de L'Etre et le Néant se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans se référer outre mesure à l'auteur de Sein und Zeit.

640131.jpg

Baudelaire intègre Maistre dans son œuvre, comme un point de référence, auquel son lecteur est prié de se reporter pour comprendre ce qu'il va lire, de même que Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation sur une référence à Kant. Les temporalités humaines sont brèves; lorsque certains principes ont été parfaitement énoncés, lorsqu'une méthode se tient et prouve son efficience, il convient de couper court et de s'y confronter immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous esquissions plus haut se double d'une distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de déplorer que d'autres avant eux eussent déjà parcouru leur chemin, les seconds s'en réjouissent: ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers jalousent et seraient prêts à tout reformuler à leur façon, les seconds, qui cultivent en général le goût antique et aristocratique de l'otium aimeraient à trouver l'œuvre à laquelle ils songent déjà écrite par un autre. Les uns raisonnent en bourgeois: ce dont ils ne peuvent être propriétaires n'existe pas ; les autres pensent, comme disent les hindous, en kshatryas: ils s'honorent de servir un Vrai, un Bien et un Beau impersonnels. « Toute croyance constamment universelle est vraie, écrit Joseph de Maistre, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce reste est une vérité ».

La sophia perennis, ou, plus exactement encore, ce que René Guénon nommera la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique, ou surnaturelle, est universelle par définition. C'est à ce titre, que pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples auront moins d'importance que les différences de caste, qui elles-mêmes sont d'une tout autre nature que les différences de classe. « Il n'existe, écrit Baudelaire, que trois êtres respectables; le prêtre, le guerrier, la poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce que l'on nomme des professions ». Baudelaire, ainsi, prolonge Maistre et répond par avance à Sartre qui se hasardera à écrire : « Et précisément Baudelaire, dans la mesure où il se veut chose au milieu du monde de Maistre, rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout juste comme la valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles ». D'où la nécessité prophétique pour Baudelaire de préciser: « Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Notons en passant que Sartre tout en y attachant un sens tout différent, retrouve par inadvertance dans sa métaphore la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, « l'eau et l'aiguière » dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, nul doute que Sartre préfère être la carafe !

Charles-Baudelaire-1864.jpg

Baudelaire est maistrien précisément par le choix d'échapper héroïquement à toute instrumentalisation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître au-delà de toutes les carafes, la transparence suprême de la vérité métaphysique: « Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Qu'est-ce que la Religion universelle ? Il y a une Religion universelle, faite pour les Alchimistes de la pensée, une Religion qui se dégage de l'homme considéré comme mémento divin ».

Sartre se trompe du tout au tout lorsqu'il écrit, non sans goujaterie, que « l'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade, notre auteur trouvait "distingué" de s'en réclamer », mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dépourvue de signification: elle montre que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau et non l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et moderne, se réduit à cette inversion, qui est aussi le propre de tous les fondamentalismes, au demeurant mal nommés, car ils exaltent l'accessoire, l'ustensile au détriment du sens et de son universalité métaphysique. L'utilitarisme abaisse l'homme, d'où la nécessité, pour Baudelaire, de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion, comme en politique l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et l'apparence. « Le commerce, écrit Baudelaire, est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu: Rends-moi plus que je ne te donne ». 

Précipité dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire dut trouver dans les conversations du Sénateur, du Comte et du Chevalier un refuge heureux et comme un témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, à travers ses fidélités raciniennes, à interpréter les discords et les nostalgies de l'âme abandonnée dans la morne vilenie des classes moyennes. Baudelaire, pressentit ce que Hannah Arendt allait nommer la banalité du Mal. A la pointe de son exigence maistrienne, il voulut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, comme il s'en vint à supplier ironiquement Satan de prendre pitié de sa longue misère. Lorsque Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte: « Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire », Baudelaire intervient en précisant sa théorie de la vraie civilisation: «  Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ».

838_838_gettyimages-89863908.jpg

Du point de vue de l'Histoire, Baudelaire se trouve là où les entretiens se sont évanouis. Les temps sont au progressisme, c'est-à-dire à la « doctrine des paresseux », ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme ou de grégarisme. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il existe en effet un en-delà et un au-delà de l'individu, et le monde auquel nous dévoue la « doctrine des paresseux » est un monde qui détruit à son principe tout dépassement de l'individu. La moindre des choses est d'avoir été ce que l'on doit dépasser. Baudelaire en qui l'on a trop tendance à voir le modèle de l'asocial demeure fidèle à l'idée maistrienne de la société en tant que civilisation, « gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu'ils rentrent dans la grande famille, elle leur en dévoile le secret par la langue qu'elle leur enseigne ».

Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue, bafouée, triturée et saccagée, il ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche point sa soif, la parodie d'ordre que le bourgeois fait régner, avec une rigueur extrême, ne lui semble guère aimable, en un mot, déterminé à « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau », Baudelaire, loin de ces maistriens de façade que sont les réactionnaires bourgeois, invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi « le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire d'une révolution ».

Là où la révolution mobilise, planifie, instrumentalise, Baudelaire se fera un devoir de démobiliser, d'accroître le sentiment de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il trouve chez Maistre, son dandysme, si mal compris, coupe court à toutes les velléités d'action collective, d'appel au Peuple, de mobilisation de troupes, de référendum ou d'élection: « Ce que je pense du vote et du droit d'élection? Des droits de l'homme. Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque ? Un Dandy ne fait rien. Vous figurez vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Le dandysme baudelairien, son caractère inconnu et novateur, consiste à demeurer là où nous sommes, obstinément. La stratégie, au demeurant n'est pas mauvaise, elle nous épargne des combats où nous eussions été vaincus immanquablement. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égotiste efféminé, il est le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée: « Être un grand homme et un saint pour soi-même. Voilà l'unique chose importante ». Le dandy est le témoin de lui-même, c'est assez dire que pour Baudelaire, il n'est pas seulement un Moi emprisonné dans l'immanence mais le subtil diplomate de l'Idée: « Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière ».

Lorsque la Révolution et la Contre-révolution fourvoient le « faire » et le « défaire » dans l'inane et le vulgaire, le « contraire d'une Révolution » maintient l'être, durant l'interrègne, dans la plénitude de son possible. Baudelaire, penseur de l'ultime, va jusqu'au bout des prémices maistriennes, il les applique rigoureusement, en persistant dans une façon d'être qui est aussi une façon de dire. La lucidité baudelairienne départit son pessimisme de la tentation que serait le péché contre l'espérance. La leçon maistrienne tient Baudelaire sur ses gardes: « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration et de l'évidence ». Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et si cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. Ce qui importe c'est de sauvegarder la musique et l'espace. «  La musique, écrit Baudelaire, donne l'idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace. » Le poème le redit: «  La musique creuse le ciel ». L'immobilité du poète garde la vastitude et l'unité.

Luc-Olivier d’Algange

vendredi, 26 mai 2017

Baudelaire et la conspiration géographique

baudelairesyneru.jpg

Baudelaire et la conspiration géographique

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org 

Lisons les Fleurs de Baudelaire moins bêtement qu’à l’école. Et cela donne :

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)…

On est dans les années 1850, au début du remplacement haussmannien de Paris. Baudelaire comprend ici l’essence du pouvoir proto-fasciste bonapartiste si bien décrit par son contemporain Maurice Joly ou par Karl Marx dans le dix-huit brumaire. Et cette société expérimentale s’est étendue à la terre entière. C’est la société du spectacle de Guy Debord, celle ou l’Etat profond et les oligarques se mêlent de tout, en particulier de notre « environnement ». C’est ce que je nomme la conspiration géographique.

La conspiration géographique est la plus grave de toutes. On n’y pense pas assez, mais elle est terrifiante. Je l’ai évoqué dans mon roman les territoires protocolaires. Elle a accompagné la sous-culture télévisuelle moderne et elle a créé dans l’ordre :

• Les banlieues modernes et les villes nouvelles pour isoler les pauvres.

• Les ghettos ethniques pour isoler les immigrés.

• La prolifération cancéreuse de supermarchés puis des centres commerciaux. En France les responsabilités du gaullisme sont immenses.

• La hideur extensive des banlieues recouvertes d’immondices commerciaux ou « grands ensembles » conçus mathématiquement.

• La tyrannie américaine et nazie de la bagnole pour tous ; le monde des interstates copiés des autobahns nazies qui liquident et recouvrent l’espace millénaire et paysan du monde.

• La séparation spatiale, qui met fin au trend révolutionnaire ou rebelle des hommes modernes depuis 1789.

• La décrépitude et l’extermination de vieilles cités (voyez Auxerre) au profit des zones péri-urbaines, toujours plus monstrueuses.

• La crétinisation du public et sa déformation physique (le docteur Plantey dans ses conférences parle d’un basculement morphologique) : ce néo-planton est en voiture la moitié de son temps à écouter la radio.

• La fin de la conversation : Daniel Boorstyn explique dans les Américains que la circulation devient le sujet de conversation numéro un à Los Angeles dans les années cinquante.

Dans Slate.fr, un expert inspiré, Franck Gintrand, dénonce l’horreur de l’aménagement urbain en France. Et il attaque courageusement la notion creuse et arnaqueuse de smart city, la destruction des centres villes et même des villes moyennes, les responsabilités criminelles de notre administration. Cela donne dans un de ses derniers textes (la France devient moche) :

« En France, cela fait longtemps que la survie du commerce de proximité ne pèse pas lourd aux yeux du puissant ministère de l’Economie. Il faut dire qu’après avoir inventé les hypermarchés, notre pays est devenu champion d’Europe des centres commerciaux. Et des centres commerciaux, ça a quand même beaucoup plus de gueule que des petits boutiquiers… Le concept nous vient des États-Unis, le pays des «malls», ces gigantesques espaces dédiés au shopping et implantés en banlieue, hermétiquement clos et climatisé. »

Il poursuit sur l’historique de cet univers totalitaire (pensez à Blade runner, aux décors de THX 1138) qui est alors reflété dans des films dystopiques prétendant décrire dans le futur ce qui se passait dans le présent.

La France fut ainsi recouverte de ces hangars et autres déchetteries architecturales. Godard disait que la télé aussi recouvrait le monde. Gintrand poursuit à propos des années soixante:

« Pas de centres commerciaux et multiples zones de périphérie dans «La France défigurée», célèbre émission des années 70. Et pour cause: notre pays ne connaissait à cette époque que le développement des hypermarchés (le premier Carrefour ouvre en 1963). On pouvait regretter l'absence totale d'esthétique de ces hangars de l'alimentaire. »

Le mouvement est alors ouest-européen, lié à la domination des trusts US, à la soumission des administrations européennes, à la fascination pour une fausse croissance basée sur des leurres (bagnole/inflation immobilière/pseudo-vacances) et encensée par des sociologues crétins comme Fourastié (les Trente Glorieuses). Dans les années cinquante, le grand écrivain communiste Italo Calvino publie un premier roman nommé la Spéculation immobilière. Ici aussi la liquidation de l’Italie est en marche, avec l’exploitation touristique que dénonce peu après Pasolini, dans ses si clairvoyants écrits corsaires.

En 1967, marqué par la lecture de Boorstyn et Mumford, Guy Debord écrit, dans le plus efficace chapitre de sa Société du Spectacle :

« Le moment présent est déjà celui de l’autodestruction du milieu urbain. L’éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de « masses informes de résidus urbains » (Lewis Mumford) est, d’une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l’automobile, produit-pilote de la première phase de l’abondance marchande, s’est inscrite dans le terrain avec la domination de l’autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée».

Kunstler a très bien parlé de cette géographie du nulle part, et de cette liquidation physique des américains rendu obèses et inertes par ce style de vie mortifère et mécanique. Les films américains récents (ceux du discret Alexander Payne notamment) donnent la sensation qu’il n’y a plus d’espace libre aux Etats-Unis. Tout a été recouvert de banlieues, de sprawlings, de centres commerciaux, de parkings (c’est la maladie de parking-son !), d’aéroports, de grands ensembles, de brico machins, de centrales thermiques, de parcs thématiques, de bitume et de bitume encore. Voyez Fast Food nation du très bon Richard Linklater.

Je poursuis sur Debord car en parlant de fastfood :

« Mais l’organisation technique de la consommation n’est qu’au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même. »

On parle d’empire chez les antisystèmes, et on a raison. Ne dit-on pas empirer ?

Je rappelle ceci dans mon livre noir de la décadence romaine.

« Pétrone voit déjà les dégâts de cette mondialisation à l’antique qui a tout homogénéisé au premier siècle de notre ère de la Syrie à la Bretagne :

« Vois, partout le luxe nourri par le pillage, la fortune s'acharnant à sa perte. C'est avec de l'or qu'ils bâtissent et ils élèvent leurs demeures jusqu'aux cieux. Ici les amas de pierre chassent les eaux, là naît la mer au milieu des champs. En changeant l'état normal des choses, ils se révoltent contre la nature. »

Plus loin j’ajoute :

Sur le tourisme de masse et les croisières, Sénèque remarque :

« On entreprend des voyages sans but; on parcourt les rivages; un jour sur mer, le lendemain, partout on manifeste la même instabilité, le même dégoût du présent. »

Extraordinaire, cette allusion au délire immobilier (déjà vu chez Suétone ou Pétrone) qui a détruit le monde et son épargne :

« Nous entreprendrons alors de construire des maisons, d'en démolir d'autres, de reculer les rives de la mer, d'amener l'eau malgré les difficultés du terrain… »

mumford.jpg

Je laisse Mumford conclure.

« Le grand historien Mumford, parlant de ces grands rois de l’antiquité, parle d’une « paranoïa constructrice, émanant d’un pouvoir qui veut se montrer à la fois démon et dieu, destructeur et bâtisseur ».

Bibliographie

Bonnal – Les territoires protocolaires ; le livre noir de la décadence romaine ; les maîtres carrés

Debord – La société du spectacle

Kunstler – The long emergency

Mumford – La cité dans l’histoire (à découvrir absolument)

samedi, 18 mars 2017

Baudelaire réactionnaire

baudelaireportrait.jpg

Baudelaire réactionnaire

Il paraît que Victor Hugo est le plus grand poète français, « malheureusement ». Je lui ai toujours préféré Baudelaire, et je comprends mieux pourquoi.

Petit florilège sur le Progrès, la civilisation et les Lumières.

1. Le Progrès

Quoi de plus absurde que le progrès, puisque l’homme reste toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire à l’état sauvage.

Parlant de l’Exposition universelle de 1855:

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. Je veux parler de l’idée du progrès.

Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Baudelairealbatros.jpg[…] Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?

Dans Écrits Intimes:

La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.

A propos de Gautier, « il veut vivre en paix avec tout le monde, même avec l’Industrie et le Progrès, ces despotiques ennemis de toute poésie. »

2. La civilisation

Il est peu d’occupations aussi intéressantes, aussi attachantes, aussi pleines de surprises et de révélations pour un critique, pour un rêveur dont l’esprit est tourné à la généralisation, aussi bien qu’à l’étude des détails, et, pour mieux dire encore, à l’idée d’ordre et de hiérarchie universelle, que la comparaison des nations et de leurs produits respectifs.

Quand je dis hiérarchie, je ne veux pas affirmer la suprématie de telle nation sur telle autre. Quoiqu’il y ait dans la nature des plantes plus ou moins saintes, des formes plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins sacrés, et qu’il soit légitime de conclure, d’après les instigations de l’immense analogie universelle, que certaines nations – vastes animaux dont l’organisme est adéquat à leur milieu, – aient été préparées et éduquées par la Providence pour un but déterminé, but plus ou moins élevé, plus ou moins rapproché du ciel, – je ne veux pas faire ici autre chose qu’affirmer leur égale utilité aux yeux de CELUI qui est indéfinissable, et le miraculeux secours qu’elles se prêtent dans l’harmonie de l’univers.

3. Les Lumières

La philosophie des Lumières s’appuie sur la négation du péché originel.

« la négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général »

« la vraie civilisation (…) n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel »

Dans ses Études sur Poe, il salue l’auteur Américain d’avoir « imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l’Homme. Il y a dans l’homme, dit-il, une force mystérieuse dont la philosophie moderne ne veut pas tenir compte; et cependant, sans cette force innommée, sans ce penchant primordial, une foule d’actions humaines resteront inexpliquées, inexplicables. (…) Cette force primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ; (…) nous sommes tous nés marquis pour le mal ! »

Baudelaire entreprend donc de démolir la plus grande figure des Lumières, Voltaire:

« Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire, ou l’anti-poète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle. »

baudelaire-timbre.JPG

« Voltaire ne voyait de mystère en rien, ou qu’en bien peu de choses. »

« Dans Les Oreilles du comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé pendant neuf mois entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère. »

La foi en la science c’est le « paganisme des imbéciles »

« Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os, nous sommes Démocratisés et Syphilisés »

« Tout cela me rappelle l’odieux proverbe paternel : make money, my son, honestly, if you can, BUT MAKE MONEY. Quelle odeur de magasin ! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke. »

Et pour finir de convaincre les hésitants, cette critique de Sartre vaut tous les viatiques: « Ce pervers a adopté une fois pour toutes la morale la plus banale et la plus rigoureuse »

Nota: pour atterrir, je remets du Victor Hugo, dont  qui voit le navire du progrès « qui va à l’avenir divin et pur, à la vertu, à la science qu’on voit luire, à la mort des fléaux ». Baudelaire disait de lui qu’il avait « toujours le front penché ; trop penché pour rien voir, excepté son nombril. »

jeudi, 29 septembre 2016

Poe et Baudelaire face à «l'erreur américaine»

poebild.jpg

Poe et Baudelaire face à «l'erreur américaine»

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Les deux fondateurs de l'anti-américanisme philosophique sont Edgar Poe et Charles Baudelaire ; le premier dans ses contes, le deuxième dans ses préfaces. La France et sa petite sœur Amérique sont les deux pays à avoir fourni les plus belles cohortes d'antimodernes depuis les révolutions. Souvent du reste on retrouve le thème commun de la nostalgie dans les grands films américains (voyez Naissance d'une nation, la Splendeur des Amberson, l'Impasse de De Palma). Et la rage de Baudelaire contre « la barbarie éclairée au gaz » vaut celle d'Henry Miller avec son « cauchemar climatisé ».

On laisse parler Baudelaire, traducteur et préfacier de Poe. Dans un élan rebelle et réactionnaire, il écrit :

« De tous les documents que j’ai lus en est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation fiévreuse d’un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, – qu’une grande barbarie éclairée au gaz, – et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d’ivrogne, n’était qu’un effort perpétuel pour échapper à l’influence de cette atmosphère antipathique. »

D'ou ces myriades de littérateurs qui de Cooper à James en passant par la génération perdue ou Diane Johnson (romancière et scénariste de Shining, une amie) trouvent refuge en France - avant que celle-ci ne fût crucifiée par Hollande et Sarkozy.

Puis Baudelaire ajoute sur la tyrannie de la majorité :

« Impitoyable dictature que celle de l’opinion dans les sociétés démocratiques ; n’implorez d’elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l’application de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l’amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie... »

Baudelaire s'irrite dans une autre préface : racisme, brutalité, sexualité, avortement, tout y passe, avec au passage le nécessaire clin d’œil de sympathie pour les noirs et les indiens :

« Brûler des nègres enchaînés, coupables d’avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l’honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l’Ouest, que les Sauvages (ce terme a l’air d’une injustice) n’avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois, tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l’inventeur de la morale de comptoir, le héros d’un siècle voué à la matière. »

baudelaire-vampire-e1439470531507-1070x642.jpg

Et notre grand génie de la « modernité » poétique de rajouter que l'américanomanie gagne du terrain, et ce grâce au clergé catholique (toujours lui...) :

« Il est bon d’appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l’américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu’un archevêque a pu nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique! »

Venons-en à Edgar Poe. C'est dans son Colloque entre Monos et Una que notre aristocrate virginien élevé en Angleterre se déchaîne :

« Hélas ! nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement, – tel était l’argot du temps, – marchait ; perturbation morbide, morale et physique. »

Il relie très justement et scientifiquement le déclin du monde à la science:

« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.

Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »

Poe voit l'horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L'industrie rime avec maladie physique :

« Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »

On peut rappeler qu'un grand peintre de l'école de Hudson nommé Thomas Cole a réalisé une suite admirable de tabeaux symboliques nommé the Course of Empire. Intéressez-vous à cette passionnante école de peinture, et à l'artiste allemand Bierstadt qui réalisa les plus géniales toiles de paysages américains. Après la dégoûtante maladie recouvrit tout (Parcs nationaux ! Parcs nationaux !).

Dans Petite conversation avec une momie, Poe règle d'autres comptes. Il relativise nos progrès médicaux (simple allongement de la durée de vieillesse) et mécaniques :

« Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint que nous savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me demanda comment nous nous y serions pris pour dresser les impostes sur les linteaux du plus petit palais de Carnac. »

poevoegel.jpgLe comte nommé Allamistakéo, la momie donc, donne sa vision du progrès :

« Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements étaient choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il fut à une certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa jamais. »

L'idée que le progrès ne progressera plus, entre embouteillages et obésité, entre baisse du QI et effondrement de la culture, me paraît très bonne. On ne fait pas mieux qu'au temps de Jules Verne (la lune...), et on ne rêve même plus.

Sur la démocratie US, on se doute que Poe nous réserverait une « cerise » :

« Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l’importance de la Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre au comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en vivant dans un pays où le suffrage était ad libitum, et où il n’y avait pas de roi. »

Il évoque en riant les treize colonies qui vont se libérer du joug de l'Angleterre.

« La chose néanmoins finit ainsi : les treize États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait jamais ouï parler sur la face du globe.

Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur. Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait : La Canaille. »

Cela nous rappelle la juste phrase de Mel Gibson dans le Patriote, qui préférait avoir un tyran (le roi d'Angleterre, le brave George en plus à demi-fou) de l'autre côté de l'Atlantique que 400 (sénat, congrès, bureaucratie, en attendant FBI, NSA, CIA et tout ça) ici tout près. On se doute que la critique de la démocratie ici a quelque chose de tocquevillien. Et à une époque où on vous interdit tel maillot de bain et où on vous met en prison (comme récemment en Espagne) pour une simple gifle (la mère emprisonnée, la gamine se retrouva à la rue !), on ne peut que s'émerveiller des performances du pouvoir de la canaille.

Citons cette phrase méconnue de Tocqueville :

« Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. Un despotisme de cette espèce, bien qu’il ne foule point aux pieds l’humanité, est directement opposé au génie du commerce et aux instincts de l’industrie. »

Et en effet il devenu impossible de créer des emplois en Europe comme en Amérique. On peut juste rayer bureaucratiquement les chômeurs pour plastronner devant la presse...

La peur de l'américanisme est donc aussi partagée en France qu'en Amérique au siècle de Comte. On citera aussi Renan qui parle quelques décennies plus tard:

« Le monde marche vers une sorte d'américanisme, qui blesse nos idées raffinées…

Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l'esprit n'ont aucune valeur officielle, où la haute fonction n'ennoblit pas, où la politique devient l'emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l'intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. »

Et on conclura avec Baudelaire qui voit en poète, en visionnaire, le risque que fera peser l'américanisme sur le monde et l'Europe :

« Les États-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l’histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable. »

Nicolas Bonnal

Bibliographie

• Edgar Poe – Histoires extraordinaires.

• Edgar Poe- Nouvelles histoires extraordinaires.

• Baudelaire – Préface de ces deux recueils (ebooksgratuits.com).

• Ernest Renan- Souvenirs.

• Tocqueville – De la Démocratie, II, Deuxième partie, chapitre XIV.

• Nicolas Bonnal – Lettre ouverte à la vieille race blanche, ch.IV.