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mercredi, 26 janvier 2022

Déconstruction - et après ?

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Déconstruction - et après ?

par Klaus Kunze

Source: http://klauskunze.com/blog/2022/01/24/dekonstruktion-und-dann/

Ce que la droite peut apprendre des erreurs de la gauche

Chaque fin recèle un nouveau début. La vieille gauche était d'inspiration marxiste. Pour l'Occident libre, ses théories sur la lutte des classes étaient réfutées depuis des décennies par l'existence réelle du socialisme de l'Est. Après l'effondrement économique de ce dernier en 1989, même ses épigones marxistes tardifs s'en sont rendu compte. Seuls quelques éternels gauchistes et théoriciens de gauche dans les chaires allemandes conservent cet héritage poussiéreux.

De l'autre côté du spectre, la mutation idéologique du marxisme au post-marxisme n'a pas été reconnue à temps et pas complètement dans ses conséquences pour ses propres positions. Alors que l'ancienne droite a donné naissance à une nouvelle droite, l'ancienne gauche a également engendré une nouvelle gauche.

Les 19e et 20e siècles avaient été l'époque des grands projets idéologiques et des utopies. De nombreux anciens combattants n'ont pas réussi à se sortir de leurs sables mouvants. Ils se sont tus et se sont éteints avec leurs fantasmes.

La nouvelle gauche et la nouvelle droite ont structurellement utilisé la même méthode pour s'échapper des carcans de pensée de leurs prédécesseurs. Comme un papillon en éclosion, ils devaient toutefois d'abord faire éclater l'ancienne chrysalide. La droite a appelé sa méthode la critique métaphysique, la gauche la déconstruction.

La prison de la pensée, qu'il convient de briser, consiste, à chaque fois, en un normativisme. Est normative toute doctrine qui affirme qu'il existe un ordre universel de l'existence au-delà des lois de la nature, dont découle, pour chaque être humain, un devoir-être prédéfini et absolument valable. La philosophie appelle métaphysique la croyance en un tel ordre obligatoire.

    Les métaphysiciens s'imaginent que tous les hommes sont soumis à un ordre, à un être objectif, valable par lui-même. Selon les goûts, il s'agirait de l'ordre de la création de Dieu, d'un éternel retour du même, d'une loi dialectique et matérialiste de l'histoire ; de la prétendue nature raisonnable de l'homme ou d'une loi du plus fort ; de l'égalité de tous ceux qui portent le visage de l'homme ou de la supériorité ou de l'infériorité des races ; de la communauté occidentale des valeurs et d'innombrables autres choses encore.
    Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, Esslingen 1995, p. 9. 

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La critique métaphysique de droite

Platon et Hegel n'ont laissé aucun intellectuel indifférent. En effet, l'idée que les idées doivent avoir existé avant les phénomènes semble à première vue trop séduisante. Si la fabrication de la première table semblait présupposer l'existence préalable d'une idée de table, les théologiens du Moyen-Âge considéraient les idées comme réelles : Universalia sunt ante rem.

Inspirés par de tels raisonnements fallacieux, on est parvenu depuis Fichte à des entités telles que l'esprit du peuple allemand, les peuples comme pensées de Dieu, les États comme incarnation de l'ordre moral, etc. Aujourd'hui, toutes ces conceptions sont regroupées sous le nom d'essentialistes : elles affirment l'existence essentielle d'ordres collectifs comme celui d'un peuple. Celui qui les défend encore aujourd'hui s'attire la malédiction de la Cour constitutionnelle fédérale. Il est soupçonné de vouloir instaurer un ordre collectiviste ethnique et de réduire les droits fondamentaux individuels de ceux qui ne sont pas "adaptés au peuple".

En 1995, dans ma critique de la métaphysique intitulée Mut zur Freiheit (= "Le courage de la liberté"), j'ai réfuté toute métaphysique de la culpabilité, en particulier celle qui veut nous imposer une responsabilité collective ou des devoirs particuliers simplement parce que nous sommes allemands. Le prix à payer a été l'impossibilité d'étayer à l'avenir les revendications nationales par une justification métaphysique. La sainte Allemagne de nos grands-pères est devenue l'Allemagne que j'imagine et que j'aime.

Si l'on ne considère pas la notion de peuple comme un simple terme générique désignant seulement de nombreux individus, on ne peut [...] que conclure que les peuples n'existent que dans notre imagination : "In mente", aurait dit Ockham : en esprit. Ce qui existe réellement, ce sont les liens de parenté, la langue commune et l'histoire commune des membres d'un peuple. Mais toutes ces circonstances ne préservent pas le phénomène "peuple" s'il n'est plus "in mente" en tant que peuple, c'est-à-dire dans la conscience de ses membres. L'"Allemagne que nous aimons et désirons voir n'a jamais existé et n'existera peut-être jamais. L'idéal est justement quelque chose qui est et n'est pas à la fois. C'est le soleil qui brille au plus profond du cœur des hommes et autour duquel tournent nos pensées"[1]. L'Allemagne réelle : ce ne peut être que des personnes concrètes, l'ensemble des Allemands. Celui qui se sent responsable d'elle et en fait l'affaire de son cœur, compte parmi eux l'ensemble des vivants, des morts et des non-nés. L'Allemagne secrète idéale, en revanche, chacun ne la porte qu'en lui-même.
    Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1ère édition, p.236. 

Comme tout amour, celui-ci est sans but et n'a pas besoin d'être justifié. Si je décide de me laisser guider par lui, je renonce à invoquer l'esprit du peuple ou du monde avec une baguette magique métaphysique. Je dois en même temps renoncer à tout "Dieu le veut !", donc à toute prétention à une validité sociale pour tous. Je partage ce dilemme avec les néo-gauchistes :

Les gauchistes se déconstruisent eux-mêmes

Eux aussi revendiquent une validité sociale. Les anciens gauchistes l'ont présentée en affirmant qu'il existait des lois historiques qui, de la joyeuse société primitive au socialisme, en passant par la chute de la propriété privée des moyens de production, la lutte des classes et la révolution, aboutissaient inévitablement à un joyeux communisme. Les théories de Karl Marx contenaient donc de la métaphysique pure.

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Lorsque les marxistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (photo) publièrent en 1985 la première édition de leur livre précurseur sur la déconstruction du marxisme, il n'y avait déjà plus de classe ouvrière dans le monde, la paupérisation générale des masses n'avait pas eu lieu, du moins dans les pays industrialisés, et les prétendues lois du matérialisme historique s'étaient révélées être des bulles de savon. Les deux théoriciens ont reconnu très tôt les signes du temps. Ils argumentent radicalement dans le sens de la théorie constructiviste. Selon eux, toutes les unités sociales sont constituées d'individus et de rien d'autre. Dès qu'ils s'articulent dans le sens d'une action collective, ils donnent naissance à des entités éphémères telles que les familles, les associations, les groupes, les classes ou les peuples, qui peuvent s'effondrer à tout moment si elles ne sont plus "articulées".

Ils appliquent ainsi la structure de pensée de la critique classique de la métaphysique. Cela n'a rien d'original. Mais ce qui est impressionnant, c'est que les gauchistes aient été capables d'un tel changement de mentalité. Ils ont dû jeter par-dessus bord tout ce qu'ils avaient appris de Karl Marx et qu'ils avaient su apprécier. Mais lorsque le fossé entre sa description et la réalité du XXe siècle n'a plus pu être ignoré, ils ont osé déconstruire le marxisme.

Cela ne signifiait nullement qu'ils renonçaient à leurs sentiments révolutionnaires. Ils aspiraient toujours à l'égalité de tous les hommes et s'opposaient "à la reconstruction d'une société hiérarchisée". Citation:

    "L'alternative de la gauche devait être de se situer pleinement dans le champ de la révolution démocratique et d'élargir les chaînes d'équivalence entre les différentes luttes contre l'oppression".
    Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus, p.219

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Toutes les affirmations métaphysiques prétendent à une validité universelle. Détruire cette prétention fait partie des tâches centrales de toute critique de la métaphysique, en d'autres termes, de la déconstruction :

    Il n'y a pas de démocratie radicale et plurielle sans le renoncement au discours de l'universel et à son affirmation implicite d'un point d'accès privilégié à 'la vérité', qui ne peut être atteinte que par un nombre limité de sujets.
    Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus, 1991, 3e éd. 2006, p.237. 

Le déconstructivisme radical ne reconnaît pas la forêt parce qu'il ne voit que des arbres.

J'avais justifié cela de manière un peu plus détaillée en 1995 :

    L'aspiration à la domination atteint son intensité géographique maximale lorsque le normativiste étend sa prétention à la validité des normes au monde entier, en exigeant une validité universelle pour ses idées. La tactique la plus courante est d'absolutiser la vision subjective du monde et d'étendre ainsi au monde entier la revendication de validité de la norme : "Tout est soumis à mon commandement moral ! Dans le cas des religions, c'est la règle : tout désobéissant aura certainement des ennuis s'il ne se conforme pas aux commandements de son dieu respectif. Seuls les peuples très modestes n'attribuent pas immédiatement à leurs dieux la création de l'univers entier. De telles revendications de validité fondées sur l'au-delà, donc transcendées [2], relèvent du cas général de la légitimation du pouvoir social, elles sont le ciment de la communauté par excellence et jouent un rôle déterminant dans le maintien de tous les systèmes sociaux.
    Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1995, chapitre "Der Universalist", p.68 et suivantes. 

L'un des points essentiels de la méthode déconstructiviste consiste à démontrer qu'il n'existe absolument pas de classe ouvrière en tant qu'"entité" historique. Il y a peut-être des intellectuels qui se l'imaginent ainsi par moments. Il y a eu et il y a aussi des ouvriers qui s'imaginent être des ouvriers. Mais il n'existe pas plus de sujet historique "classe ouvrière" que de sujet historique d'un peuple à travers les âges. Dans leur jargon, Laclau et Mouffe qualifient ces représentations d'essentialisme de la totalité :

    Ce n'est que lorsque le caractère ouvert et non cousu du social est entièrement accepté, lorsque l'essentialisme de la totalité des éléments est rejeté, que ce potentiel devient clairement reconnaissable et que l''hégémonie' peut être un outil essentiel pour une analyse politique de la gauche.
    Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemonie und radikale Femokratie. Zur Dekonstriktion des Marxismus,1991, 3e éd. 2006, p.238. 

Le fait que "la classe ouvrière" n'existe pas en tant qu'"essence" constitue une prise de conscience essentielle des anciens marxistes. Ils deviennent des post-marxistes en conservant leurs idéaux, mais en ne les présentant plus comme des lois de l'histoire valables de manière absolue et universelle.

Le dilemme

Ils sont ainsi confrontés au même dilemme que la critique métaphysique postnationaliste. Comment prétendre à la validité sociale et à la suprématie de ses propres désirs si l'on ne peut plus les justifier par leur conformité aux lois éternelles de l'existence ?

Il ne reste ici à Laclau et Mouffe que l'espoir résigné que la voie démocratique devrait en même temps signifier le but. Ils considèrent peut-être la discussion toujours renouvelée par le bas et l'articulation de leurs propres exigences au niveau descriptif comme un principe de fonctionnement de tout ce qui est social, qu'ils revendiquent également au niveau normatif. Ils se rangent ainsi parmi les représentants des théories du discours au sens large. Ce qui resterait inexplicable, c'est comment l'histoire mondiale a pu fonctionner pendant des millénaires sans discours, par ordre du Mufti.

Mais pour les théoriciens de gauche, l'histoire mondiale n'a jamais été un domaine dans lequel ils pouvaient briller par leurs connaissances. Si nous supposons avec bienveillance qu'il n'a pas été explicitement dit ni voulu qu'ils aient découvert un principe de fonctionnement social intemporel, il reste à la fin un vide normatif. Il réside dans le fait que Laclau et Mouffe ne peuvent à aucun moment faire valoir dans leur ouvrage pourquoi leur rêve socialiste d'une révolution démocratique serait normativement contraignant. Celui qui ne peut pas répondre à la question de savoir pourquoi quelque chose doit être exactement comme il l'exige, renonce à toute prétention à la validité sociale.

Il ne lui reste alors, comme à moi, qu'à dire ouvertement : "Parce que c'est ce que je veux. Cela correspond à mes sentiments et à mes besoins". Certaines personnes ne peuvent pas se passer de leur Jésus, d'autres de leur patrie, d'autres encore de leur rêve de révolution rouge. Aux sentiments personnels succède la décision personnelle, la décision.

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Il n'est pas étonnant que Chantal Mouffe, dans son petit livre Über das Politische (Sur le politique), ait fait référence en 2007 à Carl Schmitt, un éminent théoricien du décisionnisme : "Tout ordre n'est valable que si quelqu'un décide qu'il doit être valable. Schmitt était un fervent catholique, Mouffe est une socialiste. Les contenus de nos croyances sont séparés par des mondes. Mais la structure de pensée commune et la logique d'argumentation nous unissent.

Notes:

[1] Paul De Lagarde, Deutsches Wesen, p.83.

[2] Habermas, Faktizität und Geltung, p.23.

Les deux étendards, l'amour entre paganisme et christianisme

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Les deux étendards, l'amour entre paganisme et christianisme

A propos de l'édition italienne des Deux Etendards de Lucien Rebatet

par Manlio Triggiani

Les Edizioni Settecolori publient un classique de la littérature française de Lucien Rebatet : il manquait en traduction italienne. Un projet qui dure depuis vingt ans...

SOURCE : https://www.barbadillo.it/102539-segnalibro-i-due-stendardi-amore-fra-paganesimo-e-cristianesimo/

Situé dans les années 1920 mais écrit entre 1943 et 1949, Les Deux Etendards est le livre culte de Lucien Rebatet. Son style, son écriture et ses thèmes montrent que l'écrivain français était un enfant de la modernité et qu'il en a représenté les sentiments et les idées de manière complète et bien ficelée. Amateur des nouveaux mouvements culturels de l'époque, du futurisme au surréalisme et au dadaïsme, il est avant tout attiré par l'expérimentation en cours dans les différents arts. Les deux étendards représente, de manièrequais plastique, le roman traditionnel, avec une structure solide pleine de références à Dostoievsky, Balzac et Stendhal mélangées à un lexique très moderne. Un roman qui se déroule sur plusieurs niveaux, offrant différentes lectures du récit, avec des registres toujours changeants autour d'un pôle narratif : la dynamique d'un triangle amoureux entre deux jeunes amis, Régis et Michel, qui aiment tous deux Anne-Marie, dix-huit ans. Michel, de Paris, est un nietzschéen, un païen ; Régis, de Lyon, aspire à être accepté dans la Compagnie de Jésus pour satisfaire son penchant mystique et spirituel. Anne-Marie est belle, séduisante, mais plus intéressée par son propre sexe que par le sexe masculin. Elle voit en Régis, un disciple de saint Ignace de Loyola, l'homme qui a peut-être trouvé le moyen de sortir de la préoccupation de la sexualité qu'elle connaît déjà. Dans cette histoire, l'issue du triangle non résolu est un entrelacement de pulsions, d'émotions, de passions, d'obsessions et le livre montre une vue en perspective de l'être et des sentiments des trois garçons. Un sondage, un approfondissement continu qui donne à la vision de ce triangle plus de clarté et plus de couleur si l'on considère que ce livre est - aussi - un hymne à la jeunesse. Un âge difficile mais aussi un âge où tout semble possible et éternel, où les sentiments tels que l'amitié et l'amour, mais aussi les choix et les aspirations, sont totaux.

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Un roman des sentiments

Un roman de sentiments, de pulsions, donc, avec la jeunesse en son centre, mais, comme le souligne efficacement Stenio Solinas dans la préface, également un roman d'idéologie ou - mieux - de visions du monde opposées : le catholicisme d'un côté, le paganisme de l'autre, le Christ d'un côté, Dionysos de l'autre, le mysticisme d'un côté et la vie avec ses plaisirs et ses peines de l'autre.

Entre-temps, Rebatet, qui est né en 1903, a vécu ses années de maturité dans un climat de conflit social et, surtout, il les a vécu en pleine guerre. Il a vécu et décrit, dans des articles et des livres, la défaite de la France et analysé la décadence du peuple français, avec la grandeur raillée, et a fait son propre choix politique, à une époque où les intellectuels manifestaient résolument leur engagement.

Rebatet a choisi le fascisme et a écrit des articles et des pamphlets violents en termes non équivoques. Il s'agissait d'une décision pour "racheter sa patrie, victime de la décadence". Après l'occupation allemande, il a été emprisonné pour avoir rejoint le fascisme et pour collaborationnisme. Ses écrits ont pesé lourd dans la décision du jury de le condamner à mort. Dans sa cellule, en attendant son exécution, il luttait contre le temps, jour après jour, pour écrire et réviser Les deux étendards, sur lequel il travaillait depuis 1943. Au début, il l'a intitulé Ni Dieu ni le diable. Après quelques mois, la peine de mort est commuée en prison à vie et l'écrivain travaille à ce roman jusqu'en 1949, date à laquelle le manuscrit est remis à l'éditeur Gallimard. Il a été publié en 1951.

Peu de temps après, Rebatet a été gracié et libéré de prison grâce à la pression de l'intelligentsia française. L'histoire de la récente publication italienne de ce livre a été troublée, ce qu'explique Stenio Solinas dans la préface, avec affection.

Le rêve de Pino Grillo devient réalité

C'est le livre que le directeur de la maison d'édition Settecolori, Pino Grillo, voulait publier, mais diverses vicissitudes et complications se sont rapidement accumulées jusqu'à ce qu'une maladie emporte ce digne et généreux éditeur. Son rêve de traduire les Deux Etendards semblait s'être envolé pour de bon. Vingt ans plus tard, son fils Manuel, avec courage, n'a pas abandonné ce rêve et, relançant la maison d'édition avec quelques amis, a mené à bien ce projet. Parfois, les "histoires parallèles", même si elles sont difficiles et troublées, donnent un sens à l'existence et aux œuvres de ceux qui restent.

Manlio Triggiani

Lucien Rebatet, I due standardi, Edizioni Settecolori, (introduction de Stenio Solinas, traduction de Marco Settimini), 2 vol. pp. 700 et 728 ; euro 48. Les volumes peuvent être achetés directement auprès de la maison d'édition dirigée par Manuel Grillo.

L'idéologie russe dans la nouvelle réalité

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L'idéologie russe dans la nouvelle réalité

Alexandre Douguine

https://www.geopolitica.ru/article/russkaya-ideologiya-v-novoy-realnosti

Les tensions entre la Russie et l'Occident, en particulier les États-Unis, ont atteint un tel point que, indépendamment du fait qu'un conflit militaire direct ait lieu ou non, des lignes rouges ont été tracées non seulement dans l'espace géographique, mais aussi dans la sphère de la civilisation et de l'idéologie. Indépendamment de la question de savoir si les uns imposeront des sanctions (et/ou des troupes) contre les autres ou non, il est clair qu'un fossé fondamental et irréversible entre la Russie et l'Occident est d'ores et déjà un fait accompli. Qui tirera le premier coup de feu, et si oui ou non il sera tiré, et comment les événements se dérouleront ensuite, sont d'une importance secondaire face à ce qui s'est déjà passé et ce qu'aucune des parties - en particulier la partie russe - ne sait encore. 

La mentalité russe ne peut tolérer de ruptures brutales ; tout sera toujours comme aujourd'hui. Et même lorsque le pays est en guerre ou subit des changements colossaux, les Russes vivent dans un sentiment intérieur de paix et de stabilité. Nous sommes porteurs d'une psychologie harmonieuse et stable, ce qui est difficile à traduire en état d'urgence. C'est ce que signifie le proverbe russe qui dit en substance: "nous mettons du temps à nous atteler". Si longtemps qu'ensuite nous sommes simplement obligés de rouler à des vitesses extrêmes - hypersoniques - pour rattraper notre retard. Sur le plan militaire et diplomatique, nous semblons être harnachés et prêts à craquer. Dans le domaine de l'idéologie et de la vision du monde, le rêve dogmatique - "rien ne se produit et ne se produira pas" - se poursuit en toute force. Ici, l'ambiance des années 90 prévaut encore et 20 ans de réformes patriotiques ne sont pas à l'honneur.

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Et en vain : la réalité a changé de manière irréversible il y a déjà longtemps, et maintenant elle est si claire et si perçante qu'il semblerait impossible de ne pas s'en rendre compte - mais non, il s'avère que c'est possible. Le paradigme libéral-occidental reste encore dominant dans l'éducation, les sciences humaines, la culture et la vision du monde en général. Les corrections apportées au conservatisme ici sont superficiellement de nature cosmétique. 

Et pendant ce temps, la Russie rompt irréversiblement avec l'Occident. Elle l'a déjà fait. De gré ou de force, nous nous déconnectons rapidement du monde occidental, de ses règles, de ses standards, de ses normes et de ses protocoles.  Cela ne se produit pas sur la base d'une comparaison équilibrée et souveraine de l'identité russe avec l'identité libérale-mondialiste moderne. Nous avons simplement été contraints d'évoluer dans cette direction, ne nous laissant aucune place dans le monde global - du moins pas une place que nous considérerions comme acceptable pour nous-mêmes. 

Le rapprochement de Moscou avec l'Occident à la fin des années 1980 et dans les années 1990 a été perçu par l'Occident comme une défaite et il a commencé à se comporter avec nous comme si nous étions des vaincus. Et ils étaient dangereux et prêts à tenter leur vengeance à tout moment. D'où l'expansion de l'OTAN vers l'est et la violation de toutes les obligations accordées à Moscou en échange de sa capitulation. C'est ainsi que l'Occident traite souvent, sinon toujours, les adversaires vaincus. Le traité de Versailles a été si humiliant pour l'Allemagne qu'une vengeance comme le national-socialisme d'Hitler a été possible. L'Occident a fait la même chose à la Russie dans les années 1990. 

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Mais sous Poutine, la Russie a gagné en force, est devenue un pôle et a commencé à se comporter de manière souveraine. Une fois de plus, l'Occident n'a tiré aucune conclusion et continue de traiter la Russie comme "une puissance régionale incontrôlable et dérangée" à laquelle il faut "donner une leçon, remettre à sa place". Poutine est prêt à être ami avec l'Occident et à accepter ses règles du jeu si elles sont respectées par les deux parties. Mais cela n'est pas acceptable pour l'Occident, qui ne manque aucune occasion de rappeler que toutes les démocraties sont égales, seules certaines sont "plus égales que d'autres". Une telle "ferme des animaux" mondialiste-libérale ne convient pas à Poutine. Nous sommes dès lors de plus en plus malheureux, jusqu'à ce que, finalement, nous parvenons à tout maîtriser et soyons prêts pour une promenade à vive allure.

Pour les autorités russes, il s'agit d'une mesure forcée ; elles ne font que réagir. Mais en fait, une réalité plus profonde - la particularité civilisationnelle de la Russie, notre identité et les lois fondamentales de la géopolitique - entre en jeu. Dans notre histoire, l'Occident a toujours agi comme l'Autre. Et peu importe à quel point nous nous rapprochions, nous finissions par des confrontations et des guerres. Il est nécessaire de maintenir une distance entre nous et l'Autre. Si cette distance est trop courte, le pendule basculera de l'autre côté. C'est exactement ce qui se passe actuellement.

Moscou, bien qu'à contrecœur, s'oppose à l'Occident. Après avoir dit "non" à l'Occident, à un certain moment - en principe, ce moment est déjà arrivé - il est nécessaire de formuler ce à quoi nous disons "oui" ? Ce que nous refusons est clair : le libéralisme, le mondialisme, le posthumanisme, la politique du genre, l'hégémonie, les doubles standards, la culture postmoderne et la culture dominante à l'Ouest. Qu'est-ce que nous affirmons ?

Ici aussi, toutes les idéologies historiques qui, à des stades antérieurs, ont justifié la différence de destin entre la Russie et l'Europe (l'Occident) deviennent particulièrement pertinentes. Ce sont eux qui vont devenir le terrain fertile pour la redéfinition de l'Idée russe. 

Ce sont:

- La vision de la Russie comme un bastion du christianisme orthodoxe, la doctrine de Moscou-Troisième Rome ;

- La doctrine connexe de la signification universelle fatidique de la monarchie russe (catéchisme) ;

- Les idées slavophiles sur la mission historique des Slaves orientaux (et de tous les autres) - la troisième Renaissance ;

- Théorie eurasienne de la Russie en tant que civilisation distincte, radicalement différente de l'Occident ;

- Les opinions des Narodniki russes sur l'essence agraire de la société russe et le rejet de la voie industrielle du développement ;

- L'idéologie soviétique en opposition au capitalisme occidental et mondial ;

- Le sophia et le mysticisme patriotique de l'âge d'argent.

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Ce sont les principales sources et composantes de la nouvelle identité russe. En même temps, il est important de ne pas se contenter de restaurer ces paradigmes, en rétablissant avec eux les schismes, les contradictions et les oppositions qui ont existé historiquement entre eux, mais d'élaborer une approche synthétique qui rejette également les prétentions de l'Occident à l'universalité et à l'optimalité de ses "valeurs" (qui sont communes à toutes ces écoles) et forme une image russe de l'avenir. Une fois de plus, il ne s'agit pas d'une question de combinatoire ni de technologie politique : il ne faut pas permettre à ces petites racailles serviles et fallacieuses, les praticiens de l'ingénierie politique, d'atteindre l'idéologie d'une seule balle. Nous avons besoin d'une percée de la pensée russe, d'un réveil spirituel, de la résurrection du Logos russe. C'est l'œuvre des penseurs et des mystiques, des créateurs du grand projet. Il faut de l'inspiration, une vision pure et une motivation limpide, une solidarité profonde avec le destin russe.

Il est clair que le Kremlin n'envisage pas sérieusement cette possibilité. Les questions militaires et diplomatiques sont à l'ordre du jour. C'est compréhensible. Les autorités suivent ce qui leur semble être "le cours objectif des événements". Il ne se soucie pas du Logos ou du sens de l'histoire.

Mais pour ceux qui comprennent la mission profondément russe, ce qui se prépare maintenant est évident depuis longtemps - si ce n'est depuis toujours - et le conflit avec l'Occident était considéré comme quelque chose d'inévitable, même lorsque la grande majorité croyait en la perestroïka, les réformes ou la réinitialisation. Et si, aujourd'hui, seuls les faibles d'esprit ou les agents d'influence directs peuvent ignorer cette vérité ancienne (pour nous) et essentiellement éternelle, même ceux qui sont à l'avant-garde de la vraie politique aujourd'hui ne pensent pas à l'Idée. Il n'y a pas de véritable politique sans repères idéaux, sans Idée, sans idéologie.On peut ne pas la comprendre, mais on ne peut pas la changer. Par conséquent, les autorités - dans un avenir très proche - lorsque le moment d'un "tour rapide" arrivera enfin - devront faire face au décalage qui existe dans notre société entre l'état apathique et endormi des esprits et la gravité et l'ampleur du conflit de civilisation. Le réveil des Russes est inévitable. Nous entrons dans l'ère du Logos russe. 

La sécurité en Europe et les stratagèmes impériaux américains

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La sécurité en Europe et les stratagèmes impériaux américains

Leonid Savin

Source: https://www.geopolitica.ru/article/bezopasnost-v-evrope-i-imperskie-uhvatki-ssha

Sclérose géopolitique

Alors que les responsables du département d'État américain cherchent des compromis favorables aux États-Unis avec Moscou sur la sécurité européenne (la question est compliquée - il faut sauver la face), le lobby russophobe s'agite.

Ainsi, l'ancien officier de renseignement, un officier de carrière, Christopher Borth du Centre Carnegie proclame: "Peu d'Occidentaux brûlent d'envie de s'entendre avec Poutine sur ses accords... Même si les gouvernements occidentaux pouvaient faire des compromis sur des positions clés, comme fermer les portes ouvertes de l'OTAN à l'Ukraine ou s'abstenir de critiquer les violations des droits de l'homme en Russie, on suppose qu'il [Poutine] teste simplement ses interlocuteurs pour déceler des signes de faiblesse et qu'il n'a aucune intention de respecter sa part du marché".

Le vice-président du CSIS, Seth Jones, co-écrit ses articles avec Philip Wasilewski, membre du personnel des opérations militaires de la CIA, spécule sur "l'invasion de l'Ukraine" par la Russie. Ils proposent un ensemble de mesures comprenant la fourniture gratuite de renseignements, de matériel et d'équipements militaires à l'Ukraine, ainsi qu'une action secrète par l'intermédiaire de la CIA si la législation ne passe pas au Congrès américain.

Daniel Kochis et Luke Coffey de la Fondation Heritage déclarent : "Le temps joue en faveur des États-Unis et de leurs alliés : la Russie ne peut pas, pour des raisons financières et politiques intérieures, renforcer indéfiniment ses forces près de l'Ukraine... Ayant accepté de négocier avec la Russie, les États-Unis et leurs alliés devraient en sortir avec le moins de dommages possible, puis s'atteler à la tâche de renforcer davantage la défense collective de l'OTAN et la capacité de l'Ukraine à se "défendre elle-même".

Cochise et Coffey proposent une formule à sept règles :

    1. Les États-Unis et leurs alliés doivent faire savoir clairement que la politique de la porte ouverte de l'OTAN reste inchangée.

    2. Le plus grand atout de l'Amérique est son réseau d'alliances, et le lubrifiant qui soutient ces alliances est, militairement parlant, des exercices réguliers qui aident les alliés à développer leur cohésion et leur conscience opérationnelle commune.

    3. Ne pas permettre à la Russie de dicter quand, où et avec qui les États-Unis effectuent des exercices.

    4. Ne pas négocier le droit de l'Ukraine à l'autodéfense... Les États-Unis devraient allouer des fonds pour accroître leur assistance à l'armée ukrainienne, notamment davantage d'armes antichars, d'armes antiaériennes et d'armes légères avec des restrictions moins nombreuses ou plus souples... Les États-Unis devraient chercher des moyens de soutenir le développement et les capacités de la marine ukrainienne.

    5. Ne pas retirer les troupes américaines d'Europe.

    6. Une autre concession clé exigée par la Russie est le retrait des troupes et des systèmes d'armes américains et alliés qui ont rejoint l'alliance après 1997. Les États-Unis et l'OTAN doivent rejeter les exigences de la Russie, qui toucheraient près de la moitié des membres de l'alliance.

    7. N'acceptez pas de vagues promesses que les États-Unis pourraient regretter à l'avenir.

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Le Conseil atlantique, ce groupe de réflexion de l'OTAN, a adopté une position ferme à l'égard de la Russie, qui est réticente. Daniel Fried, membre du personnel de l'Atlantic Council, a écrit le 17 janvier au sujet des négociations entre la Russie et l'OTAN : "Les États-Unis et l'Europe sont bien placés pour l'emporter dans cette confrontation si, sous la pression, ils maintiennent leur détermination et leur force... La société russe ne semble pas enthousiaste à l'idée d'une guerre prolongée contre l'Ukraine. La libérer serait un geste risqué pour Poutine. Si le Kremlin agit de la sorte ou provoque l'Occident d'une autre manière, il risque de provoquer une contre-pression soutenue qui se terminera mal pour lui... Les États-Unis et l'Europe ... doivent être patients, décisifs et fermes dans leur réponse aux provocations. Le Kremlin pourrait alors trouver le moyen de dépasser les ultimatums pour engager une discussion plus productive sur la sécurité européenne... Il y a encore beaucoup de travail à faire, les semaines à venir pourraient être difficiles."

Christopher Scaluba et Conor Rodihan du Centre for Strategy and Security de l'Atlantic Council*** suggèrent que l'absence de consensus sécuritaire avec la Russie n'est pas un problème ; l'OTAN est une alliance solide.

Samuel Charapa, de RAND, adopte un point de vue un peu plus équilibré. Il écrit : "En décembre 1996, les alliés de l'OTAN ont déclaré qu'ils n'avaient 'aucune intention, aucun plan et aucune raison de déployer des armes nucléaires sur le territoire des nouveaux membres' - les 'trois non'. Cette déclaration a été faite avant qu'aucun des nouveaux membres ne rejoigne l'alliance. S'il était acceptable pour l'OTAN de prendre un tel engagement de retenue il y a 25 ans, cela devrait être acceptable aujourd'hui". C'est tout à fait juste.

Cependant, pour une raison quelconque, personne aux États-Unis et en Europe ne se souvient que, même avant 1996, les dirigeants soviétiques avaient déclaré qu'après la réunification de l'Allemagne, l'alliance nord-atlantique ne s'étendrait pas à l'Est. Il a ensuite été complètement oublié. Une sorte de sclérose géopolitique.