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lundi, 27 novembre 2023

Quelques mots sur l'Irlande

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Quelques mots sur l'Irlande

par Joakim Andersen 

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/11/24/kort-om-irland/

Après plusieurs actes de violence commis récemment à l'encontre d'Irlandais de souche, la capitale Dublin a été le théâtre de vigoureuses manifestations contre la politique d'immigration. Si les scènes souvent violentes rappellent les émeutes de Black Lives Matter il y a quelques années, la réaction de l'establishment a confirmé que Irish Lives Matter n'est pas considéré comme un problème légitime. Une législation répressive accrue et des restrictions à la liberté d'expression sont prévues, entre autres, dans un domaine où l'Irlande s'est déjà caractérisée de manière négative. Cette situation est intéressante pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, elle nous rappelle comment une société normale réagit à l'anormal. Un Algérien qui commet des actes de violence contre des Irlandais, en Irlande, n'est pas vraiment normal. Historiquement et globalement, les gens attendent de leurs représentants qu'ils essaient de minimiser les risques pour eux et qu'ils les protègent des étrangers potentiellement dangereux. Lorsque ce n'est pas le cas, la rage est une réaction naturelle; les curieux peuvent se demander ce qui se passerait si les rôles étaient inversés et si un Irlandais tentait d'assassiner des Algériens innocents en Algérie.

Pendant des décennies, les gouvernements de plusieurs pays occidentaux ont activement cherché à neutraliser ces réactions normales, par des moyens allant de la législation à la manipulation culturelle (notamment la "saturation brune", où les réactions normales sont associées aux classes défavorisées). En Irlande, la situation est en partie différente, notamment en raison du facteur temps. L'immigration de masse est un phénomène relativement nouveau, ce qui signifie que de nombreux Irlandais savent déjà ce qu'elle a généré dans d'autres pays occidentaux. En même temps, elle est profondément impopulaire, une enquête ayant montré que 75% des personnes interrogées estimaient que le pays accueillait trop de réfugiés. 76% ont déclaré comprendre "la colère ressentie à propos des demandeurs d'asile déplacés dans les zones locales", et il est intéressant de noter que les femmes comprenaient mieux cette colère. Ce dernier point est particulièrement intéressant étant donné que les femmes en France ont montré des tendances similaires lorsqu'il s'agit d'arrêter l'immigration non-européenne (nous avons écrit que "dans le débat suédois, les femmes sont généralement associées à des positions politiquement correctes, la France suggère que ce n'est pas nécessairement le cas au-delà d'un certain point d'effondrement sociétal"). Toutefois, l'aspect temporel joue ici en défaveur des Irlandais, qui n'ont pas encore eu le temps d'adapter le paysage politique à la nouvelle situation. La Suède suggère qu'historiquement cela pourrait prendre beaucoup de temps, tandis que le BoerBurgerBeweging néerlandais et l'Argentin Javier Milei suggèrent qu'aujourd'hui cela peut être plus rapide. Il peut y avoir des risques associés spécifiquement aux mouvements qui n'ont pas émergé de manière organique.

Quoi qu'il en soit, la situation irlandaise nous rappelle une célèbre citation d'Antonio Gramsci sur la relation entre les classes et leurs représentants. Gramsci a écrit qu'"à un certain moment de leur vie historique, les classes sociales se détachent de leurs partis traditionnels; en d'autres termes, les partis traditionnels, sous cette forme organisationnelle particulière, avec les hommes particuliers qui les constituent, les représentent et les dirigent, ne sont plus reconnus par leur classe (ou fraction de classe) comme son expression". Lorsque de telles crises se produisent, la situation immédiate devient délicate et dangereuse, car le champ est ouvert aux solutions violentes, aux activités de forces inconnues, représentées par des "hommes de destin" charismatiques. Les partis irlandais qui ont représenté les Irlandais pendant la lutte contre la domination étrangère ne sont pas nécessairement des représentants adéquats lorsque le problème est plutôt l'immigration de masse que ces partis eux-mêmes mettent en œuvre contre la volonté du peuple. Il est alors intéressant d'identifier de nouveaux représentants possibles, et c'est là que le combattant MMA Conor McGregor a joué un rôle important et combatif dans le cadre des récentes violences commises contre des enfants irlandais. Sa capacité à formuler des propos évidents mais politiquement incorrects, tels que "nous sommes en guerre", n'est pas surprenante compte tenu de la sphère traumatique dans laquelle il évolue ; il est tout à fait possible qu'il devienne un représentant charismatique du mécontentement populaire. Au passage, on peut noter qu'il s'agit d'un mécontentement populaire qui résulte du fait que le nationalisme de gauche représenté par le Sinn Fein, entre autres, a montré ses contradictions inhérentes, un processus qui se déroule également aujourd'hui en Ecosse et en Catalogne.

Il convient également de mentionner que c'est à partir de documents irlandais que Karl Marx, et en partie Friedrich Engels, ont rédigé leurs observations les plus précises sur la dialectique entre le peuple et la classe. Nous trouvons ici des arguments bien connus sur la relation entre la lutte des classes en Angleterre d'une part et la relation coloniale entre l'Angleterre et l'Irlande d'autre part; nous trouvons également les paragraphes d'Engels, pas tout à fait politiquement corrects mais, dans le cas de McGregor, peut-être appropriés, sur les "gaëls sauvages" et leur nature belliqueuse. Mais dans les carnets de Marx, on trouve aussi des analyses historiques moins connues sur la manière dont les classes supérieures invitent des étrangers à partager les ressources de la communauté afin d'améliorer leur position par rapport au reste de la population. Les chefs irlandais du Moyen Âge invitaient des étrangers, des "hors-la-loi et des hommes brisés", à s'installer sur les terres du clan. Ces "fuidhirs" n'avaient aucune loyauté envers les autres membres du clan, leur relation était avec le chef. À ce sujet, Marx a écrit, dans son incomparable style anglo-allemand, que "les intérêts réellement lésés étaient ceux de la tribu... qui a souffert en tant que corps par la réduction des terres en friche disponibles pour le pâturage". Dans l'Irlande d'aujourd'hui, ce sont le logement, la santé et le bien-être plutôt que les pâturages qui sont en jeu, mais il s'agit au fond d'une logique très similaire.

Les Irlandais sont encore une communauté organique, un peuple avec une longue histoire de traumatismes et de résistance, ce qui signifie qu'ils réagissent naturellement aux politiques susmentionnées. Historiquement, c'est quelque chose qui a séduit de nombreux membres de la gauche, surtout si l'on y ajoute le fait qu'ils sont celtes plutôt que germaniques et qu'ils ont une longue histoire de lutte armée. Il reste à voir comment l'image de la gauche sera affectée lorsque les Irlandais se retourneront contre les nouvelles méthodes des classes supérieures.

En conclusion, nous constatons que l'Irlande confirme la centralité de la blancheur et de la masculinité dans la théorie et la pratique hégémoniques, en particulier lorsqu'elles sont combinées à l'action collective. Les hommes qui ont pris possession de certains quartiers de Dublin pour lutter contre la police sont essentiellement ce que l'on appelle dans d'autres contextes des braves, représentant leurs communautés d'une manière similaire à ce que nous avons vu pendant l'Intifada et pendant la lutte de diverses tribus indiennes contre les colons. Il s'agit d'un phénomène social récurrent et tout à fait normal, apparu en Suède il y a quelques décennies sous le nom de skinheads (la théorie générationnelle explique également les attributs qui peuvent être perçus comme offensants, il s'agissait d'un phénomène du gène X). La combinaison de la blancheur et de la masculinité est une chose à laquelle les chiens de garde de l'idéologie s'opposent vigoureusement et qu'ils cherchent à discréditer. En Suède, cela a été facilité par la combinaison d'une réaction naturelle aux premières conséquences des échanges de population avec des attributs politiques spécifiques, mais la diabolisation aurait eu lieu de toute façon. En Irlande, le processus de diabolisation et de neutralisation en est encore à ses débuts, ce qui nous rappelle à nouveau le facteur temps. Dans le même temps, le changement démographique qui fait des Braves de souche une minorité dans plusieurs villes européennes se produit également en Irlande, nous avons pu constater que certains pillages de magasins à Dublin ont été perpétrés par de jeunes non-Européens.

Dans l'ensemble, nous pouvons conclure que les émeutes telles que celles dont nous avons été témoins à Dublin font désormais partie de la vie quotidienne en Occident. Cela s'explique par le fait que les personnes au pouvoir poursuivent des politiques impopulaires et préjudiciables, tout en rendant le débat et l'opposition entre les partis difficiles, voire impossibles. Et aujourd'hui, cela dure depuis si longtemps que les personnes concernées sont souvent bien conscientes de ce qui se passe, la plupart des éléments suggèrent que la réaction indigène aura lieu plus rapidement que l'échange populaire qui rend potentiellement impossible le succès d'une telle réaction. Même si des émeutes comme celles de Dublin ne seront qu'un phénomène assez marginal dans l'ensemble du processus.

Stefan Zweig et l’autodissolution du monde dans l’américanisation

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Stefan Zweig et l’autodissolution du monde dans l’américanisation

Nicolas Bonnal

On dit Hollywood en liquidation à cause du LGBTQ, on dit l’Empire US en voie de disparition, on dit Trump en voie de réélection, on dit le dollar en voie de disparition, on dit tant de choses…

La réalité c’est que le triomphe US sur les esprits (la démocratie s’attaque aux esprits, pas aux corps, combien de fois me faudra-t-il te répéter, Tocqueville ?) est total et universel. 1.5 milliard de dollars pour le lamentable navet LGBTQ Barbie, un milliard ou plus pour le triquard Top Gun. La surpuissance de la machine américaine sur le monde est totale – et immatérielle. Oublions les productions Marvel – qui sont d’ailleurs israéliennes.

La marche à l’homogénéisation est devenue un galop ?

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Relisons alors Stefan Zweig qui finit au Brésil avant de se suicider aux barbituriques à Petrópolis (très bel et noble endroit hors du temps et des tropiques). Il écrit vingt ans auparavant dans son opuscule sur l’uniformisation du monde (traduit aux éditions Allia).

Il note cette surpuissance US dont tout le monde antisystème se targue d’assister à la fin aujourd’hui (rappelez-vous de Mao et de son tigre de papier qui est toujours là) :

« D’où provient cette terrible vague qui menace d'emporter tout ce qui est particulier dans nos vies? Quiconque y est allé le sait: d'Amérique. Sur la page qui suit la Grande Guerre, les historiens du futur inscriront notre époque, qui marque le début de la conquête de l’Europe par l'Amérique. Ou pis encore, cette conquête bat déjà son plein, et on ne le remarque même pas. Chaque pays, avec tous ses journaux et ses hommes d'Etat, jubile lorsqu'il obtient un prêt en dollars américains. Nous nous berçons encore d'illusions quant aux objectifs philanthropiques et économiques de l'Amérique: en réalité, nous devenons les colonies de sa vie, de son mode de vie, les esclaves d'une idée qui nous est, à nous Européens, profondément étrangère: la mécanisation de l'existence. Mais cet asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger qu'encourt l'esprit. »

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Voici comment commence le texte, comme un diagnostic triste : on est dans les années vingt et triomphe déjà la culture mondiale qui désole Duhamel et Hermann Hesse (le Loup des steppes est un pamphlet antiaméricain) :

41icPEOy6xL._SX210_.jpg« Malgré tout le bonheur que m’a procuré, titre personnel, chaque voyage entre pris ces dernières années, une impression tenace s'est une imprimée dans mon esprit: horreur silencieuse devant la monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple les disparaissent, costumes s'uniformisent, les mœurs  prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s'activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts américanisée, Vienne est budapestisée : l'arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus, les couleurs s'estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l'activité mécanique, la machine du monde moderne. »

Mais Zweig ajoute comme s’il avait lu Théophile Gautier qui en parle déjà très bien de cette unification mondiale dans son Journal de voyage en Espagne :

« Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà: avant la guerre, Rathenau avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l'existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n'a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. »

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C’est comme une religion ce monde moderne (cf. le Covid) avec les mêmes rituels imposés partout en même temps :

« Ils commencent à la même heure: tels les muezzins dans les pays orientaux, appelant chaque jour, au coucher du soleil, des dizaines de milliers de fidèles à la prière, toujours identique, comme s'il n'existait là-bas que vingt mots, vingt mesures invitent désormais quotidiennement, à cinq heures de l'après-midi, tous les Occidentaux à poursuivre le même rituel. Jamais, sauf dans certaines formules et formes musicales pratiquées au sein de l'Eglise, deux cents millions de personnes n'ont connu une telle simultanéité et une telle uniformité d'expression comme la race blanche d'Amérique, d'Europe et de toutes les colonies dans la danse moderne. Un deuxième exemple: la mode. Il n'y a jamais eu dans tous les pays une similitude aussi flagrante qu'à notre époque. Jadis, on comptait en années le temps nécessaire pour qu'une mode parisienne gagne les autres grandes villes, et plusieurs années encore pour qu'elle se propage dans les campagnes. Mais les peuples respectaient certaines limites et leurs coutumes, Ce qui leur permettait de résister aux exigences tyranniques de la mode. »

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Les caprices de la mode ? Zweig, qui malgré son érudition a oublié Montesquieu, écrit :

 « Aujourd'hui, sa dictature devient universelle le temps d'un battement de cil. New York dicte les cheveux courts aux femmes: en un mois, 50 ou 100 millions de crinières féminines tombent, comme fauchées par une seule faux. Aucun empereur, aucun khan dans l'histoire du monde n'avait connu une telle puissance, aucune doctrine morale ne s'était répandue à une telle vitesse. »

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Dans mon livre sur la comédie musicale j’ai noté l’importance de Potter la grande farandole (1941). Dans ce film Ginger Rogers impose sa coupe de cheveux  à des millions de femmes en un claquement de doigts (Story of Vernon and Irène Castel en anglais).

Mgr Gaume redoutait l’ubiquité et la simultanéité, marque de la Bête selon lui. Zweig écrit :

« II a fallu des siècles et des décennies au christianisme et au socialisme pour convertir des adeptes et rendre leurs commandements efficaces sur autant de personnes qu'un tailleur parisien ne les soumet à son influence en huit jours aujourd'hui. Le troisième exemple est le cinéma, où là encore sévit cette simultanéité sans commune mesure, dans tous les pays et toutes les langues, à travers lequel les mêmes représentations façonnent des centaines de millions de personnes et où les mêmes goûts (ou mauvais goûts) se forment. On célèbre l'abolition complète de toute touche personnelle, même si les producteurs vantent triomphalement leurs films comme étant nationaux: l’Italie acclame les Nibelungen tandis que les districts les plus allemands et populaires ovationnent Max Linder de Paris. »

Zweig voit cette culture de la masse qui va triompher avec le nazisme, le fascisme ou le communisme (mais pas seulement bien sûr, le libéralisme américain ayant balayé tout cela sans forcer) :

« Ici aussi, l'instinct de masse est plus fort et plus souverain que la libre pensée. La venue triomphale de Jackie Coogan a été une expérience plus forte pour notre époque que la mort de Tolstoï il y a vingt ans. Un quatrième exemple: la radio. Toutes ces inventions n'ont qu'un seul but: la simultanéité. Le Londonien, le Parisien et le Viennois entendent la même chose dans la même seconde, et cette simultanéité, cette uniformité enivre par son gigantisme. C'est une ivresse, un stimulant mais toutes ces merveilles techniques nouvelles entretiennent en même temps une énorme désillusion pour l'âme et flattent dangereusement la passivité de l'individu. Ici aussi, comme dans la danse, la mode et le cinéma, l'individu se soumet aux mêmes goûts moutonniers; il ne choisit plus à partir de son être intérieur, mais en se rangeant à l'opinion de tous. »

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Tout cela est lié à la jouissance et à l’illusion individualiste (il est dommage que Zweig n’ait pas débattu avec Bernays – pour tout un tas de raisons du reste) qui liquide les individus par cela même qu’elle les invite à être « nature » ou « eux-mêmes » ; c’est l’époque du Flapper, de la Jeune Fille:

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« On pourrait énumérer ces symptômes à l'infini, tant ils prolifèrent de jour en jour. Le sentiment de liberté individuelle dans la jouissance submerge l'époque. Citer les particularités des nations et des cultures est désormais plus difficile qu'égrener leurs similitudes. Conséquences: la disparition de toute individualité, jusque dans l'apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n'est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l'intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s'exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d'intérêt. »

On crée l’homme-masse dont a parlé Bernanos mais aussi un autre grand esprit juif (toujours cette Autriche-Hongrie dont le dépeçage fut la vraie fin de la civilisation européenne) de l’époque, Elias Canetti (voyez Masse et puissance) :

« Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d'uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l'individu en faveur d'un type générique. La conversation, cet art de la parole, s'use dans la danse et s'y disperse, le théâtre se galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le "succès saisonnier", imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparait devant le phénomène qui va s'amplifiant du "livre de la saison", de même que la forme éclair du succès se propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s'évaporer dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente: ainsi, l’éducation, qui se pour suivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long d'une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s'acquiert grâce à un effort personnel. »

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Lettres-d-Amerique.jpgMais Zweig, qui aurait pu faire fortune à Hollywood comme l’élite culturelle juive autrichienne, préfère accuser ou plutôt désigner l’Amérique.

La colonisation de l’esprit arrive – on pense à ces personnages friqués et ennuyés d’Agatha Christie, qui entre deux croisières, deux bridges ou deux saouleries, écoutent le Poirot :

« Mais cet asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger qu'encourt l'esprit. Une colonisation de l'Europe ne serait pas le plus à craindre sur le plan politique; pour les âmes serviles, tout asservissement paraît doux, et l’homme libre sait préserver sa liberté en tous lieux. Le vrai danger pour l'Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain, cet ennui horrible, très spécifique, qui se dégage là-bas de chaque pierre et de chaque maison des rues numérotées, cet ennui qui n'est pas, comme jadis l'ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s'asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe, soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive: l'ennui américain, lui, est instable, nerveux et agressif, on s'y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s'étourdir dans le sport et les sensations. »

Ennui et fuite (on croirait lire la France contre les robots ou bien Terre des hommes) :

9782070453726_1_75.jpg« L'ennui n'a plus rien de ludique, mais court avec une obsession enragée, dans une fuite perpétuelle du temps: il invente des médiums artistiques toujours nouveaux, comme le cinéma et la radio, nourriture de masse dont il appâte les sens affamés et transforme ce faisant la communauté des amateurs de plaisirs en corporations gigantesques, à l'image de ses banques et de ses trusts. De l'Amérique vient cette terrible vague d'uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, qui leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains, le même stylo plume entre les doigts, la même conversation sur les lèvres et la même automobile en place des pieds. Fatalement, de l'autre côté de notre monde, en Russie, sévit la même volonté de monotonie, mais sous une forme différente: la volonté de morceler l'homme et d'uniformiser la vision du monde, elle-même terrible volonté de monotonie. »

L’Europe resterait un rempart mais elle est condamnée :

« L'Europe est encore le dernier rempart de l’individualisme, et peut-être que les soubresauts survoltés des peuples, ce nationalisme exacerbé, malgré toute sa violence, est une sorte de rébellion inconsciente et fiévreuse, une dernière tentative désespérée de résister à l'égalitarisme. Mais c'est de précisément cette forme défense convulsive qui trahit notre faiblesse. Déjà le génie de la sobriété est à l’œuvre pour effacer l’Europe des livres d'histoire, la dernière Grèce de l'histoire. Résistance: que faire désormais? Prenant d'assaut le Capitole, le peuple s'écrie: en haut des redoutes, les barbares sont là, ils détruisent notre monde". Il profère encore une fois les paroles de César mais, dorénavant, dans un sens plus sérieux: Peuples d'Europe, préservez vos biens les plus sacrés !". Non, nous ne sommes plus aussi crédules et aveugles au point de croire qu'on puisse encore inventer des associations, des livres et des proclamations contre ce monstrueux mouvement mondial et mettre fin à cet appétit pour la monotonie. Tout ce que l'on écrivait restait un bout de papier, lancé contre un ouragan. »

Vers la fin du texte Zweig pousse à la résistance individuelle contre ce «monstrueux mouvement mondial». J’y reviendrai. Echapper à la technologie, à la radio, au cinéma (Albert Speer en a parlé à Nuremberg puis dans ses Mémoires), au web et aux réseaux aujourd’hui, est chose bien compliquée. C’est Daniel Estulin qui évoquait dans son livre sur la culture (Tavistock Institute) ces chansons de Gaga, Beyonce, Rihanna qui rassemblent et envoûtent des milliards de fans…

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https://www.youtube.com/watch?v=zuh2dIaLAYo

https://www.youtube.com/watch?v=Lm4wdmeRhzQ&t=1182s

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Miguel Ángel Tirado Ramos: Pour des écoles qui enseignent

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Miguel Ángel Tirado Ramos: Pour des écoles qui enseignent

Recension: Escuelas que enseñan: El conocimiento sí importa. Editorial Círculo Rojo. Deuxième édition, 2022.

par Carlos X. Blanco

Miguel Ángel Tirado est un collègue professionnel. Avec son livre Escuelas que Enseñan, je peux dire sans équivoque qu'il est aussi un compagnon de lutte. La lutte quotidienne qui a pour objectif l'apprentissage des enfants et des adolescents. Je fais également référence à un autre combat : que l'école ne devienne pas un entrepôt de corps quasi-inertes, connectés à des écrans et plongés dans une ignorance morose, le tout bercé par la fausse sensation de bonheur. Miguel A. Tirado, professeur de lycée et actuellement inspecteur aux Baléares, sait de quoi il parle.

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L'auteur lui-même résume sa thèse dans le sous-titre: "La connaissance est importante". Comme le dit Miguel Ángel, c'est aujourd'hui qu'il faut crier au secours : l'école d'aujourd'hui ne transmet pas la connaissance ! Une telle affirmation, lancée abruptement, surprendra les plus anciens, ceux qui sont déjà déconnectés du monde de l'éducation depuis leurs lointaines années d'école. Certains d'entre nous s'étonnent de la dérive actuelle. Avec tous ses défauts, l'école espagnole d'avant la L.O.G.S.E. (1990) était un instrument efficace de transmission du savoir et, quand il y avait de bons professeurs, elle transmettait aussi efficacement l'amour du savoir. Les lois qui ont suivi, de manière de plus en plus radicale, ont évacué le savoir de la vie scolaire pour le remplacer par des "compétences" (un terme que personne n'a défini précisément à ce jour), une éducation émotionnelle et sentimentale ainsi qu'un entraînement intense à la consommation numérique. Le coup de grâce à l'école a été porté par la L.O.M.L.O.E (2020), qui est de loin la loi espagnole sur l'éducation la plus inintelligible, la plus idéologisée et la plus injuste de toutes celles qui ont été adoptées par le régime de 1978.

Je me concentrerai ici sur le caractère injuste de la loi actuelle sur l'éducation. Miguel Ángel affirme, à juste titre, qu'une éducation de qualité, transmettant la connaissance et l'amour de la connaissance, est le moyen le plus efficace de parvenir à l'égalité des chances. Dans de nombreuses familles, la rareté des ressources économiques et la pauvreté culturelle de l'environnement sont des facteurs qui condamnent les enfants à reproduire la pauvreté, le manque de culture et le manque d'horizons.

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Dans notre passé récent - des années 60 du 20ème siècle jusqu'en 1990 - c'est surtout l'école (une bonne école, exigeante, avec beaucoup de bons professeurs) qui a été le grand ascenseur social dans un pays très injuste à bien d'autres égards. Beaucoup d'Espagnols d'origine ouvrière, paysanne, modeste, ont atteint un meilleur niveau de vie et un élargissement des horizons (par exemple, l'accès à l'enseignement supérieur et à des professions de meilleure qualité) uniquement et exclusivement grâce aux écoles de l'époque pré-LOGSE. Au-delà de la mise en place d'un système d'aide sociale, "charitable" par le biais de paiements et de subventions, la justice sociale a été et sera toujours atteinte en Espagne grâce à un bon système scolaire. Cette organisation exigeante en termes de contenu et de discipline, cette école où le savoir comptait, a pris fin en 1990.

La loi actuelle (Ley Celaá), aggrave la situation et accentue la voie ludique, "happyocratique", émotiviste et parasitaire déjà présente dans les lois précédentes. Bien qu'il s'agisse d'une loi promue par des forces se réclamant de la gauche, le cadre réglementaire imposé n'a fait que vider les écoles de leur contenu et condamner les futurs citoyens à l'ignorance. Les enfants et les jeunes sont privés d'un droit fondamental : l'accès rigoureux aux contenus de la culture. C'est une loi qui se focalise sur la méthode, alors qu'elle prétend hypocritement que l'essentiel est dans l'élève. De nouvelles méthodologies non testées semblent avoir des pouvoirs magiques pour créer de grands citoyens, idéaux pour l'Agenda 2030. C'est une absurdité. L'enseignant s'efface, réduit à un rôle sordide d'accompagnateur, de coach émotionnel et de promoteur des applications numériques que les tout-puissants GAFAM ont introduites dans l'enseignement public, sans aucune résistance ni examen critique.

El Viejo Topo, 2023.

12:17 Publié dans Ecole/Education | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : école, éducation, enseignement, espagne | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Pierre Le Vigan: Les limites de la morale de Kant

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Pierre Le Vigan:

Les limites de la morale de Kant

Kant (1724-1804) a proposé aussi bien une théorie de l’esthétique que de la morale, et de la connaissance. A chaque fois, il s’agit de sortir du psychologisme et de dégager les conditions d’un jugement a priori, dit encore transcendantal. La règle qu’essaie d’appliquer Kant a tous ses écrits est celle-ci : ne pas en dire plus que ce que l’on sait. Savoir ce que l’on sait, savoir ce que l’on ne sait pas. C’est ainsi que Kant aborde la philosophie. Une des grandes questions qu’aborde Kant est celle-ci : dans quelle mesure peut-on avoir des connaissances certaines en métaphysique, tout comme en mathématique et en physique ? Les notions métaphysiques ont été pensées a priori dans la philosophie. A priori : c’est-à-dire au-delà de l’expérience. Peut-on continuer à les penser comme cela ? Kant nous dit : il faut distinguer la forme des connaissances et la matière de la connaissance. La forme dépend de nous, la matière nous est déjà donnée. Kant va nous dire : l’esprit intervient dans la connaissance des choses (c’est en ce sens qu’on pourra parler d’idéalisme, sans que cela soit l’esprit qui crée les choses). L’expérience ne suffit pas à déterminer ce que sont les choses a priori, puisque l’expérience est justement postérieure à l’apparition des choses (idée contestable sur le fond mais logique dans la conception de Kant). L’expérience ne concerne que des cas particuliers. Nous observons que le soleil se lève tous les jours. Cela ne suffit pas à nous donner la certitude qu’il se lèvera demain. Une fréquence de répétition statistique ne produit pas une preuve logique.

Seule la raison permet de déterminer une proposition nécessaire (selon laquelle il ne peut en être autrement) et universelle (il en sera ainsi quelles que soient les circonstances) avant l’expérience.  La mathématique et la physique, contrairement à la métaphysique,  comportent ainsi des jugements synthétiques a priori. De quoi s’agit-il ? Des jugements synthétiques sont des jugements qui apportent quelque chose de plus à l’information incluse dans la proposition. Exemple : « un chat est un félin » n’est pas une proposition synthétique. C’est une proposition analytique. Rien de nouveau n’est dit, car tous les chats sont des félins. Cela est dans la définition même du chat. Par contre, « un chat peut faire des km pour retrouver son maitre » est une proposition synthétique.  La raison en est que cela n’est pas dans la définition du chat. C’est une information supplémentaire.

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Comment se construit la connaissance ? Les jugements, synthétiques ou analytiques, se font sur la base de notions qui existent a priori dans notre entendement. Ainsi, l’espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité, nous dit Kant. « Tout objet de la sensibilité doit se conformer aux intuitions pures de l’espace et du temps », rappelle Victor Delbos, et c’est l’objet de l’esthétique transcendantale de Kant dans sa Critique de la raison pure. Ces formes n’existent pas dans la matière elle-même (ici, Kant n’est pas matérialiste, alors que, pourtant, il ne nie pas l’existence des objets extérieurs à l’homme. Mais il ne pense pas que l’espace et le temps soient des propriétés mêmes de la matière. Ce sont pour lui des propriétés de la noèse, c’est-à-dire de la saisie des choses, noèmes, par notre entendement). Il y a d’autres formes a priori de l’entendement, ce sont ce que Kant appelle les catégories, qui sont l’objet de l’analytique transcendantale. Il y a ainsi un chemin qui va de la sensibilité à l’entendement, puis à la raison. Cette dernière produit les idées, mais ne peut atteindre la connaissance des choses en soi, que Kant appelle des noumènes. Cette incapacité de la raison à saisir les choses en soi est l’objet de la dialectique transcendantale. Les idées de la raison, Dieu, l’âme, le monde sont ce que l’on peut penser, mais que l’on ne peut connaitre. C’est le domaine de la métaphysique, c’est-à-dire des hypothèses à la fois nécessaires et non démontrables, au-delà de toute possibilité de preuve.

critique_de_la_raison_pure-50631-264-432.jpgUne architecture de la pensée de Kant se dessine alors. Kant rappelle que la philosophie se divise en logique, physique et éthique. La logique est formelle. Elle relève des règles de la raison. La physique et l’éthique renvoient respectivement aux choses de la nature, et aux choses des hommes. C’est ainsi qu’il doit y avoir une métaphysique de la nature, et une métaphysique des mœurs, qui concerne les hommes. Il s’agit de savoir, dans les deux cas, comment connaitre la règle à suivre, pour que la volonté, que l’on suppose libre, se détermine en fonction de règles a priori. La raison s’applique aussi bien à la connaissance physique qu’à la connaissance des règles morales, et  la volonté n’est pas autre chose que la raison pratique. Elle est aussi « pure » (c’est-à-dire préalable à l’expérience) que la raison pure théorique (de theoria, voir le monde, l’examiner).

Comment peut-on connaitre les éléments de la métaphysique ? Il faut d’abord dire ce que sont ces éléments. Ce sont ce que nous avons appelé les « idées de la raison », toutes les questions sur le monde (son origine), l’âme (éternelle ou pas, créée ou pas), Dieu (existe-il ou pas ?). La métaphysique devrait, pour exister,  sortir  de l’analytique, c’est-à-dire de la tautologie. Comment en sortir si ce n’est par des jugements synthétiques ? Or, on observe qu’il n’y a pas de jugements synthétiques a priori en métaphysique. On peut dire que Dieu est Dieu, mais on ne peut rien dire de Dieu. On peut dire que l’âme est l’âme ou qu’elle est l’esprit, ce qui est un synonyme, mais on ne peut rien dire de l’âme. Etc. Nous ne savons rien de ces choses car nous ne les avons pas expérimentées. Nous ne pouvons donc avoir en métaphysique de jugement synthétique a posteriori (comme « le feu brûle »), ni a priori comme dans les mathématiques ou la physique. Citons comme exemple de jugement synthétique a priori dans les mathématiques : « 5 + 7 = 12 ». C’est une information qui n’est pas contenue dans l’énoncé « 5 + 7 ». Ce qui est affirmable au-delà de toute expérience, comme en mathématique et en physique (loi de la gravitation par exemple), est donc un jugement a priori. On l’appelle aussi transcendantal. L’a priori est donc ce que l’on sait et qui précède l’expérience, ce qui rend inutile l’expérience pour le savoir, mais qui sera confirmé par l’expérience si elle a lieu. Pour résumer cela, Kant dit : « Des pensées sans matière sont vides ». C’est pourquoi la métaphysique concerne des choses qui ne peuvent être connues. En ce sens, la métaphysique n’existe pas. Les objets de la métaphysique, qui sont sans matière, peuvent être objets de pensées (cogitata), mais non de connaissance.

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Cela veut dire que nous ne pouvons connaitre que des réalités sensibles. C’est pour cela que nous ne pouvons rien connaitre de la métaphysique. Nous pouvons la penser, nous pouvons y penser, mais non pas la connaitre. Les choses telles que nous les connaissons sont les phénomènes. Si nous étions des chats au lieu d’être des humains, les choses nous apparaitraient différemment. Les phénomènes seraient autres pour nous. Les choses pour soi seraient autres. Mais la science nous dit que les choses seraient les mêmes. Exemple. Un bruit qui apparait faible pour les humains apparait fort pour un chat. Le pour soi est différent. Il en serait de même pour un humain qui aurait une sensibilité excessive de l’oreille. Mais c’est le même bruit. La science nous permet de le graduer. Il est ainsi objectivement le même, mais le phénomène se manifeste pour nous différemment de ce qu’il en est pour les chats. La science nous permet donc de connaitre la chose en soi, ce que Kant appelle le noumène, et qu’il postule non connaissable. C’est pourquoi la distinction que fait Kant entre noumène et phénomène n’est sans doute pas pertinente.  Mais il est certain que le phénomène est concret, et que le noumène (l’intensité d’un bruit mesuré scientifiquement par exemple) est abstrait. En tout état de cause, les objets de la métaphysique échappent à toute connaissance, aussi bien phénoménale que nouménale. Nous ne pouvons rien savoir d’un dieu qui serait créateur du monde, d’une âme qui serait immortelle, d’un monde qui serait créé par Dieu, etc. Pourquoi ? Parce qu’aucune connaissance objective n’est possible quant à ces objets. La métaphysique n’est pas une série de phénomènes, connaissables a postériori, et n’est pas non plus un ensemble de noumènes, connaissables a priori, scientifiquement, comme « 2 + 3 font 5 » ou comme « l’eau bout à 100 degrés et gèle à zéro degré ».  

critique_de_la_raison_pratique-1021684-264-432.jpgLa métaphysique étant le domaine des incertitudes, nous ne savons donc pas si nous avons une âme mortelle ou immortelle, si Dieu existe, ni si nous sommes libres. Comment alors établir une morale, une règle de comportement, si nous ne sommes peut-être pas libres, si nous sommes donc soumis à des déterminations ? Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) partent des connaissances rationnelles de la moralité. On tient pour acquis que ce qui doit être tenu pour bon est une bonne volonté. Ni la recherche du bonheur, ni l’intelligence, ni le courage ne sont des critères de moralité. La bonne volonté est le seul critère. Mais comment la caractériser ? Quand on agit par devoir. Ce qui est moral, ce qui est issu de bonne volonté, ce ne sont pas seulement les actions conformes au devoir, mais celles faites par devoir, et non pas parce que la conformité au devoir nous apporterait quelques avantages. Le commerçant honnête par intérêt n’est donc pas louable. Plus encore : celui qui fait le bien par « tempérament gentil » a moins de mérite que celui qui fait le bien par devoir, et non par inclination de sa sensibilité. La volonté doit accepter d’être en lutte contre nos inclinations naturelles. Il y a donc « séparation radicale entre les mobiles exclusivement issus du devoir et les mobiles issus des inclinations » (Victor Delbos in Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1900, rééd. 1986, p. 39).

Le devoir étant indépendant de notre intérêt et de nos inclinations, son critère doit être la représentation que nous avons de la loi. C’est évidemment un critère tout à fait discutable, comme le montrera, à la limite, le procès Eichmann. Mais la légalité n’est pas la moralité. Elle n’est pas obligatoirement la loi morale. Celle-ci consiste à faire quelque chose qui peut être universalisé. Ce n’est pas seulement choisir le devoir plutôt que son inclination qui est bien, c’est choisir ce qui peut être universalisé.   La raison entre donc dans le devoir, puisque, en me demandant ce qui peut ou non être universalisé, je fais appel à la raison. Le critère de la morale, ou encore de la raison pratique – comment se comporter ? – apparait ainsi assez simple, et plus simple que la raison théorique, celle qui permet la connaissance théorique du réel. La difficulté est que l’observation des actes comme phénomène ne nous dit pas s’ils ont été accomplis par devoir. Une « bonne sœur » a des actes qui paraissent plein de bonne volonté. Mais ne les accomplit-elle pas pour aller au paradis ? Dans ce cas, c’est par inclination et non par devoir. Ce n’est pas de la vraie morale. Voyons tel autre qui agit bien, selon la maxime d’une action universalisable : ne le fait-il pas par amour propre, ou par intérêt comme le pensait La Rochefoucauld ? Pour autre chose que le devoir ? La morale ne relève donc pas des exemples. Tout homme est doté de raison, tout homme a donc une volonté, même si nous avons vu, compte tenu de ce que nous ne pouvons rien dire de l’existence de Dieu, que la part de notre liberté reste quelque chose d’indéterminable. Mais pour Kant, puisque nous avons une volonté en conséquence de la raison, cette volonté est une raison pratique.  Le devoir exprime le rapport entre la raison et une volonté. La raison s’impose à la volonté en contrecarrant si besoin la sensibilité. Elle s’impose par la contrainte. La raison est un impératif. Les impératifs sont hypothétiques quand ils existent en fonction d’une certaine finalité, tel l’impératif d’être prudent dans une ascension en montagne, ou l’impératif de prendre tel chemin pour aller à tel endroit. L’impératif est catégorique quand c’est un commandement indépendant d’une fin. C’est alors une loi de l’action. « Car il n’y a que la loi qui entraine avec soi le concept d’une nécessité inconditionnée, véritablement objective, par suite d’une nécessité universellement valable, et les commandements sont des lois auxquelles il faut obéir, c’est-à-dire se conformer même à l’encontre de l’inclination » (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). La loi est une notion morale avant d’être la loi d’un Etat.

critique_de_la_faculte_de_juger-1021686-264-432.jpgL’impératif catégorique est une proposition synthétique a priori, c’est-à-dire qu’il ne repose pas sur l’expérience et ne dépend pas d’elle. Il est du même ordre, dans la raison pure pratique, que les mathématiques dans la raison pure théorique. L’impératif catégorique se fonde sur ce qui anime la volonté. Voilà, nous dit Kant, ce que doit être le fondement de la volonté : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Fondements de la métaphysique des mœurs).  De quelle loi universelle s’agit-il ? Des lois universelles de la nature, qui veut le développement de la vie. Des lois de la vie de l’homme : il doit développer ses facultés et ne pas les laisser en jachère. La paresse est ainsi contraire à l’impératif catégorique. Il faut à la fois concevoir ce que nous voulons comme loi universelle, et vouloir que ce soit une loi universelle. La raison est sollicitée, et la volonté s’appuie sur son diagnostic. L’immoralité consiste à s’accorder des exceptions à la loi universelle. Le motif d’une action, la bonne volonté, prime toujours sur le résultat que l’on voudrait atteindre, sur le mobile de l’action. Mais le mobile lui-même est encadré. Ce mobile ne peut être que le bien de l’homme. « L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré. » C’est le second impératif catégorique. De là la conclusion : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »

L’homme est à la fois le bénéficiaire et l’auteur de cette législation. C’est le principe de l’autonomie de la volonté. La volonté n’est pas déterminée par Dieu. Elle vient de l’homme. Cette loi morale établit un « règne des fins », qui est un idéal, et est l’équivalent du règne de la grâce par rapport au règne de la nature, ou règne de « ce qui est », chez Leibniz.  De même que la volonté est libre, l’homme est libre. Si tu dois faire quelque chose, tu peux le faire. C’est par la raison que nous avons conscience de ce devoir. « En tant qu’il se connait uniquement par le sens intime, l’homme n’a qu’une existence phénoménale ; mais l’homme possède plus que la sensibilité, il possède même plus qu’un entendement, c’est-à-dire plus qu’une faculté qui, tout en étant active, doit se borner à lier selon les règles les représentations sensibles ; il possède une raison dont la pure spontanéité produit des idées qui, en dépassant l’expérience, lui assignent des limites. » (Victor Delbos in Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs) Et cette raison conduit à une morale déontologique. L’homme n’est pas seulement un phénomène, une chose pour soi ; par le devoir, il est aussi une chose en soi. Le bien n’est pas seulement ce qui, comme le bonheur, se rapporte à la sensibilité. Le bien est ce qui découle de l’application de la loi morale.

9782253065142-001-T.jpegIl ne faut pas partir du bien tel qu’il serait conçu esthétiquement, ou au cas par cas, il faut partir de la volonté bonne, celle qui est issue de l’observation de la loi morale, celle qui peut faire l’objet d’une maxime universelle, nonobstant nos inclinations. Ce n’est jamais l’intuition qui peut définir le bien, mais la loi morale universalisable. « La loi morale humilie inévitablement tout homme quand il compare avec cette loi la tendance sensible de sa nature. »  (Critique de la raison pratique). Cette volonté bonne choisissant la loi morale est ainsi un jugement synthétique a priori, s’appliquant au savoir-être-moral, au savoir se comporter, et non à la connaissance théorique de ce qui est. Formidable devoir dissocié de la recherche du bonheur. « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclame la soumission, qui cependant ne menace de rien de ce qui éveille dans l'âme une aversion naturelle et l'épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais pose simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner eux-mêmes ? » (Critique de la raison pratique, 1ere partie, I, 3).

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Mais d’où vient ce devoir ? Il vient de ce que l’homme s’élève au-dessus de lui-même. Il vient de ce que l’homme est libre par rapport à la nature. Il vient de ce qu’il a une personnalité. C’est en tant qu’il a une personnalité et est homme de devoir que l’homme doit et peut se respecter lui-même. Si je choisis comme noumène (en soi) d’être homme de devoir – et je peux faire ce choix – je serais comme phénomène (pour soi) homme de devoir. Ici, l’essence précède l’existence. L’une entraine l’autre. Il faut remonter en amont des comportements, au moment du choix initial de ce que l’on est, pour les comprendre. Kant pose la liberté comme a priori, avant l’expérience de celle-ci. La liberté appartient ainsi à l’homme nouménal, et non à l’homme phénoménal, celui de l’expérience (ce qui n’empêche évidemment pas la liberté de s’expérimenter). Chez Kant, répétons-le, l’essence précède l’existence. L’homme est donc pleinement responsable de ses actes. Dieu a créé les choses en soi, et l’homme peut faire le choix de la raison, de la volonté bonne, du devoir. Si l’homme ne fait pas ce choix, Dieu n’est pas responsable des phénomènes. L’être créé est chose en soi, mais, dans le temps, dans la temporalité, il se manifeste comme phénomène.  Créé par Dieu, l’homme est donc libre. Le cardinal de Bérulle, au début de XVIIe siècle, dit : « Dieu nous a confié nous-mêmes à nous-mêmes ». Si nous pensons dans les termes des Anciens, le devoir est ce qu’ils appelaient la vertu. Mais le devoir engendre-t-il le bonheur ? Ce serait mêler dans un même registre le devoir, qui relève de la raison, et le bonheur, qui relève des réalités sensibles.  Pour que le bonheur soit possible, cela nécessite que se rejoignent ces deux ordres, sensibilité et raison. C’est pourquoi Kant nous dit que le bonheur suppose que la vertu, c’est-à-dire la loi morale, puisse nous perfectionner dans le temps. Pour cela, il postule qu’il faudrait, pour avoir ce temps nécessaire, que notre âme soit immortelle. C’est l’immortalité de l’âme qui permet le progrès, qui s’effectue au niveau de l’espèce humaine, et non à l’échelle du seul individu. Or, qu’est-ce qui permet l’immortalité de l’âme, sinon Dieu ? Dieu veille sur les hommes en tant qu’espèce et non sur moi comme simple particulier. De même, comme le bonheur ne peut dépendre que d’un autre que nous, seul Dieu peut nous l’assurer. La croyance en la possibilité du bonheur nécessite donc de croire en l’existence de Dieu.  Car Dieu nous a créé non pas être heureux si nous sommes vertueux, mais pour être dignes d’être heureux si nous sommes vertueux. La vertu est une condition nécessaire, mais pas automatique. Dieu nous a enfin créé libres pour nous permettre de choisir d’être moral.

ecrits_sur_le_corps_et_lesprit-43191-264-432.jpgKant introduit donc comme condition du bonheur trois croyances (l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la réalité de notre liberté) mais qui, contrairement a la raison pure théorique, et à la raison pure pratique, ne reposent sur aucune expérience possible. Croyance en Dieu, croyance en l’immortalité de l’âme, croyance en notre état de liberté : nous sommes dans le domaine de la métaphysique, où rien n’est démontrable. Il nous faut donc faire un pari. Surtout, nous constatons que la raison pratique nous a obligé à aller plus loin que la raison pure théorique, puisque nous avons besoin de postuler la vérité de croyances indémontrables car métaphysiques. Ces croyances sont du domaine de la dialectique transcendantale, qui nous permet d’y croire, sans les démontrer. La raison doit donc admettre ces croyances. C’est justement dans la mesure où nous ne connaissons pas les réalités supra-sensibles (Dieu, l’âme, la liberté) que nous agissons par devoir et non par crainte, et c’est ce qui donne sa valeur au devoir comme supérieur aux données sensibles.

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L’une des objections classiques adressées à l’impératif moral catégorique de Kant est celle qui concerne la vérité. A priori, dire la vérité est une loi universellement souhaitable. Il est logique de vouloir en faire une maxime universelle. Mais si un ami est poursuivi par des malfaisants, et que vous savez où il est caché, par exemple chez vous, devez-vous dire la vérité à ceux-ci ? Au risque qu’il soit assassiné ? Même si vous êtes certain qu’il n’a rien à se reprocher ? C’est l’objection à Kant qu’avance Benjamin Constant en 1797 dans Le droit de mentir. Un devoir, nous dit Benjamin Constant, répond à un droit. « Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. » Droit à la vérité veut dire bien entendu droit à connaitre la vérité. Or, il est bien évident que les poursuivants de votre ami sont supposés de n’avoir aucun droit à la vérité. Ce ne sont pas des hommes de justice. Ce sont des criminels. Dans ce cas, ne pas leur dire que votre ami est réfugié chez vous est un « mensonge généreux ». Mais Kant n’admet pas ce raisonnement. Selon lui, dire la vérité ne relève pas d’une intention de nuire à quelqu’un, même dans le cas évoqué. Si cela nuit objectivement à votre ami, la question ne doit pas être posée comme cela. Si cela nuit, c’est l’effet du hasard.  On voit que Kant joue sur les mots, puisque dans l’exemple indiqué, il est certain que cela va nuire à votre ami, que vous allez en somme le « dénoncer » en disant la vérité, à savoir qu’il s’est réfugié chez vous.

2842059670.jpgCela heurte Benjamin Constant. La vérité ne permet pas d’accorder des droits à l’un et d’en refuser à l’autre, pense-t-il. Selon Constant, dire la vérité n’est nécessaire que si ceux qui la demandent ont droit à la vérité car leurs intentions sont bonnes. Ils n’ont pas droit à la vérité si leurs intentions sont mauvaises. Mais Kant balaie ces arguments – sans même évoquer un autre argument qui serait que l’amitié donne des droits. « Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (…), mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes. », soutient Kant (« Doctrine de la vertu » in Métaphysique des mœurs, 1795). Il ne peut donc y avoir d’exceptions à l’impératif catégorique universalisable, ce qui implique que tout le monde soit postulé de bonne foi et de bonne volonté.

Autre exemple qui met la morale de Kant en difficulté. Dans L’Existentialisme est un humanisme, Sartre évoque (page 41 et s. de l’édition Folio-essais Gallimard de 1996) une contradiction que l’impératif catégorique du devoir universalisable ne permet pas non plus de résoudre, pas plus que l’impératif complémentaire consistant à ne pas prendre autrui comme moyen. Un jeune homme, pendant la guerre de 39-45, hésite entre rester auprès de sa mère fragile dont il est le seul soutien, ou bien s’engager dans la Résistance. Rester auprès des siens quand ils ont besoin de vous est un devoir universalisable. Lutter contre une tyrannie et une occupation étrangère est aussi un devoir universalisable. Quelle est la solution kantienne ? Il n’y en a pas. Chacun ne peut suivre que sa propre pente. C’est l’application de la formule « c’était plus fort que moi », qui ne fait que justifier a posteriori un choix. Soit on interprète sa vie personnelle et celle de ses proches comme subordonnée à des impératifs plus généraux (la libération de la patrie), soit, à l’inverse, on interprète l’obligation de soutien à ses proches comme déterminante. Cela renvoie à la façon dont on considère l’Occupation de son pays par l’Allemagne en 1940-44. La considère-t-on comme un mal absolu ? Ou comme un mal relatif, et par ailleurs passager, voire comme un mal moins important qu’une libération qui amènerait une autre tyrannie ? Ou qu’une libération chaotique du pays, entrainant des injustices pires que l’Occupation ? Il n’y a en fait pas de réponse morale à cette question. Tout est défendable, d’autant que le hasard se mêle à cela. Je peux entrer dans la Résistance et délaisser ma mère mais être tellement maladroit que je suis plutôt un fardeau qu’une aide pour la Résistance. Je peux rester avec ma mère pour m’occuper d’elle, mais la décevoir et même la désespérer, car je n’ai pas fait le choix du courage civique et patriotique qu’elle attendait de moi, etc. C’est l’hétérotélie. La discussion rationnelle est sans fin, et n’offre aucune solution. Il y a ainsi des limites au caractère efficace de la morale déontologique de Kant – ce qui ne surprendra guère car le critère de Kant n’est pas l’efficacité. Il faut combiner l’analyse kantienne avec une analyse conséquentialiste, comme le voyait Benjamin Constant. On peut aussi, en sortant totalement des conceptions de Kant, faire intervenir un critère esthétique. Ce qui a le plus d’allure est sans doute d’entrer dans la Résistance, à condition que cela ne soit pas au dernier moment, mais ne se préoccuper nullement du sort de sa mère n’est pas très beau. Pour autant, jouer le garde-malade est-il très valorisant au plan esthétique ? La réponse est bien évidemment négative.  Alors, à quelle morale se référer ? ll faut d’abord noter la présence actuelle dans le champ de la morale du relativisme et de l’individualisme absolu. C’est la morale relativiste. Elle consiste à dire « A chacun sa morale ». L’individu se voit comme n’ayant pas de devoirs envers la société.  Pas de devoir non plus envers une quelconque transcendance (Dieu ou le sacré), ni envers une lignée familiale ou une communauté. La morale est réduite à ses intérêts ou à ses désirs individuels. C’est en fait le contraire d’une morale. C’est aussi le contraire de la morale d’Aristote. On peut considérer  celle-ci comme l’autre grand système à côté de celui de Kant.

9782081274105.jpgLa morale d’Aristote est une morale du juste milieu, c’est-à-dire non pas de la moyenne médiocrité des choses, mais de la juste appréciation. Disons même : une morale du juste discernement des situations. Une morale de la circonspection. C’est une morale du style, de l’allure : faire ce qui est noble et digne. Elle inclut certes en partie la morale kantienne : il n’est, par exemple, pas beau de mentir car, si tout le monde mentait, c’est la laideur morale qui serait universalisée. Mais elle inclut aussi le point de vue conséquentialiste. Il est encore moins beau de dire la vérité que de mentir quand dire la vérité est trahir un ami.  Et ce point de vie conséquentialiste est plus encore esthétique.  Kant avait noté le lien étroit entre le bien et le beau (Observation sur le sentiment du beau et du sublime, 1764). Il rejoignait ici Aristote. Mais pourtant, il élaborait quelques années plus tard une morale bien loin de celle d’Aristote.

La raison et la parole (le logos) sont, nous dit Aristote, le propre de l’homme. Ils nous conduisent à vouloir le bien pour nous-mêmes, c’est-à-dire à vouloir notre bonheur, mais ce nous concerne aussi le bonheur de la cité. Dans le domaine pratique, le bien est soit la fabrication (poiesis), soit l’action elle-même (praxis). Cette dernière est avant tout l’action politique. C’est une action qui ne vise pas la fabrication d’un objet. C’est une pratique qui vise à se gouverner et à gouverner la cité. A bien la gouverner. L’action politique doit se soucier du bien commun et des conditions de la vie bonne. Elle nécessite la prudence (phronésis), et la recherche de la justesse, qui n’est pas la moyenne entre deux extrêmes, mais une ligne de crête entre deux maux, par exemple entre la témérité et la lâcheté.  L’homme doit bien faire ce qu’il sait faire, bien jouer de la musique s’il sait jouer de la musique, bien faire du pain s’il est boulanger, etc. « (…) nous supposons que le propre de l’homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie est l’activité de l’âme, accompagnée d’actions raisonnables, et que chez l’homme accompli tout se fait selon le Bien et le Beau, chacun de ses actes s’exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. A ces conditions, le bien propre à l’homme est l’activité de l’âme, en conformité avec la vertu ; et si les vertus sont nombreuses, selon celle qui est la meilleure et la plus accomplie. » (Ethique à Nicomaque, I, 7, trad. Jean Voilquin, Garnier, 1961). Le bonheur correspond à la vertu la plus haute, qui est la connaissance. Celle-ci est la sagesse même. « (…) le bonheur n’a d’autres limites que celles de la contemplation. Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation. » (Ethique à Nicomaque, X, 7 et 9). Le bonheur ne consiste donc pas dans ce que l’on produit, dans ce que l’on fait (poiesis),  mais dans ce que l’on voit (voir et connaitre, c’est la même chose pour les Grecs), le monde et la sagesse, le monde et sa sagesse. Dans cet exercice des activités vertueuses, les plaisirs liés à l’activité, y compris de contemplation,  sont toutefois un encouragement bienvenu. Car la persévérance est nécessaire à la vertu. « (…) ce qu’il faut apprendre pour le faire, nous l’apprenons en le faisant : par exemple, c’est en bâtissant qu’on devient architecte ; en jouant de la cithare qu’on devient citharède. De même, c’est à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. » (Ethique à Nicomaque, II, 7). La question n’est donc non pas d’appliquer une règle universelle (Kant), mais de devenir soi-même meilleur, de viser la juste ligne de crête.

PLV 

A propos de l’auteur :

Pierre Le Vigan est urbaniste de formation et essayiste.

Derniers ouvrages parus : Avez-vous compris les philosophes ? I à V. Introduction à l’œuvre de 42 philosophes, La Barque d’or, diffusion amazon, 512 pages, 24,99 € (en promotion à 12 € en ce moment), Eparpillé façon puzzle. Macron contre le peuple et les libertés, Perspectives Libres, 2022, diffusion Cercle Aristote, Le grand empêchement (Comment le libéralisme entrave les peuples), Perspectives libres, 2021, Métamorphoses de la ville. De Romulus à Le Corbusier, La Barque d’Or, 2022 (diffusion amazon)

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Pierre Le Vigan est urbaniste et essayiste. L'auteur travaille dans le domaine du logement social. En parallèle, depuis plus de 30 ans, il a écrit dans de nombreuses revues (Perspectives Libres, la Nouvelle Revue d'Histoire, Eléments, Nouvelle Ecole, Krisis, le Spectacle du Monde, la Nouvelle Revue Universelle...), dans des revues électroniques (Philitt, livr’ arbitre, contrelittérature, …), et dans des revues de phénoménologie.

Spécialiste de l'histoire des idées (articles sur Clément Rosset, Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, Françoise Dastur, Alain de Benoist, Rémi Brague, Pierre Manent, Alain Caillé, Serge Latouche, ...), il a publié aussi des textes sur la phénoménologie et la psychologie (voir son ouvrage Le malaise est dans l'homme et Face à l'addiction).  Ses écrits ont aussi porté sur Jean Prévost, Jean Giono, George Orwell, Albert Camus, Walter Benjamin, ...  Il s'est aussi intéressé au cinéma, à la peinture, la sexualité, la politique, la cosmologie.

Un portrait de l'essayiste est paru dans Le Spectacle du monde, sous la plume de François-Laurent Balssa en janvier 2012  (''Pierre Le Vigan, un urbaniste chez les philosophes"). L'auteur a développé une critique du capitalisme comme réification de l'homme, un refus de l'idéologie productiviste, du culte de la croissance, de l'idéologie du progrès, de la destruction des peuples et des cultures aussi bien par l'uniformisation marchande que par la transplantation des populations. Le revers du mondialisme est selon lui le communautarisme (revue Perspectives libres, 15, 2015) qui est une perversion de l'enracinement.

Un entretien avec l'auteur et un portrait sont parus dans L'Incorrect en octobre 2020 : Pierre Le Vigan : « Les post soixante-huitards sont passés du nihilisme passif au nihilisme actif. ». 

Des Carnets politiques, littéraires, philosophiques de l'auteur ont été regroupés dans Le Front du Cachalot (2009), préfacé par Michel Marmin. Le titre qui fait référence à Moby Dick d'Herman Melville. D'autres carnets se trouvent dans La Tyrannie de la transparence, Chronique des temps modernes, Soudain la postmodernité. Pierre Le Vigan a aussi parfois utilisé les pseudonymes de Noël Rivière et de Fabrice Mistral (Krisis, n° Psychologie).

L'auteur s'exprime dans  divers médias (TV Libertés, Sputnik, Boulevard Voltaire, Radio courtoisie, Cercle Aristote...).

Urbaniste de formation (DESS de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, DEA de l'EHESS et CEA d'Ecole d'Architecture), il a aussi obtenu une maîtrise d'Administration Economique et Sociale, une licence d'histoire (Université Paris 1), un DESU de psychopathologie (Paris VIII Saint Denis. Mention Trés bien), une licence de philosophie (Institut catholique de Paris. mention Bien).

Pour trouver le site de l'auteur, taper :  la barque d'or avec pierre le vigan

http://la-barque-d-or.centerblog.net/

contact éditeur : labarquedor@gmail.com   

Ouvrages :

  1. Inventaire de la modernité, avant liquidation : au-delà de la droite et de la gauche : études sur la société, la ville, la politique (préf. Alain de Benoist), Avatar, « Polémiques », 2007 (ISBN 978095551325) SUDOC 130699098. réédité par La Barque d'Or
  2. La Patrie, l'Europe et le Monde : éléments pour un début sur l'identité des Européens (dir. avec Jacques Marlaud), Dualpha, 2009 (SUDOC 133242161).
  3. Le Front du Cachalot : carnets de fureur et de jubilation (préf. Michel Marmin), Dualpha, 2009. ISBN 9782353741366 rééditié par la barque d'or
  4. La Tyrannie de la transparence : carnets II (préf. Arnaud Guyot-Jeannin), L'Aencre-Dualpha, 2011 ISBN 9782353741366 (SUDOC 157765989). rééditié par la barque d'or
  5. Le malaise est dans l'homme : psychopathologie et souffrances psychiques de l'homme moderne (préf. Thibault Isabel), Avatar, 2011. ISBN 978-1907847059 rééditié par la barque d'or
  6. La Banlieue contre la ville : comment la banlieue dévore la ville, La Barque d'Or, 2011, ISBN 978-2-9539387-0-8, notice BnF n°FRBNF42539340.
  1. Écrire contre la modernité, La Barque d'Or, 2012, ISBN 978-2-9539387-1-5, notice BnF no FRBNF42700054.
  1. Chronique des temps modernes, La Barque d'Or, 2014, ISBN 978-2-9539387-2-2, notice BnF no FRBNF43756341.
  1. L'Effacement du politique : philosophie politique et genèse de l'impuissance politique de l'Europe (préf. Éric Maulin), La Barque d'Or, 2014, ISBN 978-2-9539387-3-9, notice BnF no FRBNF43807908.
  1. Soudain la postmodernité : de la dévastation certaine d'un monde au possible surgissement du neuf (préf. Christian Brosio), La Barque d'Or, 2015, ISBN 978-2-9539387-4-6, notice BnF no FR-BNF44339206.
  1. Métamorphoses de la ville, de Romulus à Le Corbusier, La Barque d'Or, septembre 2017, ISBN 978-2-9539387-6-0, notice BNF N° FRBNF45464513 
  1. Face à l'addiction, La Barque d'Or, février 2018, ISBN 978-2-9539387-8-4, notice BNF N° FRBNF45460554
  1. Achever le nihilisme. Figures, manifestations, théories et perspectives, Sigest, février 2019. ISBN 9782376040224.
  2. Avez-vous compris les philosophes ? Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, postlude Empédocle, La Barque d'Or, avril 2019, ISBN 978-2-9539387-5-3
  3. Le Grand Empêchement. Comment le libéralisme entrave les peuples, Ed. Perspectives Libres, Novembre 2019. ISBN 9791090742512
  4. Avez-vous compris les philosophes ? II, Spinoza, Fichte, Schelling, Bergson, Sartre, Foucault, La Barque d'Or, janvier 2020 : ISBN 978-2-491020-00-2.
  5. Avez-vous compris les philosophes ? III, Epicure, Lucrèce, Berkeley, Hume, Bruno, Lénine, Ortega. Sur Platon. Sur Maffesoli, La Barque d'Or, mai 2020. ISBN 978-2-491020-01-9
  6. Avez-vous compris les philosophes ? IV Hobbes, Locke, Leibniz, Dilthey, Rosset. La Barque d'or janvier 2021,  ISBN 978-2-491020-03-3
  1. Comprendre les philosophes. Préface de Michel Maffesoli, Dualpha, 2021. ISBN 9782353745418
  1. Nietzsche et l'Europe suivi de Nietzsche et Heidegger face au nihilisme, Perspectives Libres, 2022. ISBN 979-10-90742-67-3
  2. Eparpillé façon puzzle (Un peuple en miettes). La politique de Macron contre le peuple et les libertés, Entretien sur le libéralisme, Perspectives Libres, 2022, ISBN 979-10-90742-68-0
  3. La planète des philosophes. Comprendre les philosophes II. Préface d'Alain de Benoist. Dualpha, janvier 2023. ISBN 978-23-53746-07-1
  4. Avez-vous compris les philosophes ? V. Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach suivi Les limites de la morale de Kant. La Barque d'or, mai 2023. ISBN 978-2491020040
  5. Avez-vous compris les philosophes ? I à V. Une introduction à l'oeuvre de 42 philosophes ? La Barque d'Or, novembre 2023, ISBN 978-2-491020-05-7

Courriel des éditions ''la barque d'or'': la barquedor@gmail.com

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Contributions :

  1. Le Mai 68 de la Nouvelle Droite, Paris, Éditions du Labyrinthe, 1998.
  2. Arnaud Guyot-Jeannin (éd.), Aux sources de l'erreur libérale, pour sortir de l'étatisme et du libéralisme, L'Âge d'Homme, 1999.
  3. Arnaud Guyot-Jeannin (éd.), Aux sources de la droite, pour en finir avec les clichés, L'Âge d'Homme, 2000.
  4. Michel Marmin (éd.), Liber Amicorum Alain de Benoist, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2004.
  5. Face à la crise, une autre Europe, Synthèse nationale, 2012.
  6. Thibault Isabel (éd.), Liber Amicorum Alain de Benoist II, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2013.
  7. Article "Hegel" dans Pourquoi combattre ? sous la direction de Pierre-Yves Rougeyron, éd. Perspectives Libres, 2019.

Préfaces :

  1. Patrick Brunot, Arrêt sur lectures, Dualpha, 2010.
  2. Philippe Randa, Sous haute surveillance politique, Dualpha, 2011.
  3. Georges Feltin-Tracol, L'esprit européen entre mémoires locales et volonté continentale, Héligoland, 2011.
  4. Arnaud Guyot-Jeannin, L'avant-garde de la tradition dans la culture, Pierre-Guillaume de Roux, 2016 (notice BnF no FRBNF45174598).
  5. Nicolas Bonnal, Le choc Macron. Les antisystèmes sont-ils nuls ? 2017 (ISBN-13: 978-1521364413).
  6. Aristide Leucate, Dictionnaire du désastre français et européen, Dualpha, 2018 (ISBN-13: 978-2353743780).