mardi, 13 février 2007
Les idées difficles d'Ezra Pound
Son engagement aux côtés de l'Italie fasciste a été généralement mal compris. Il lui valut d'être enfermé, après la guerre, dans une cage de fer, à Pise, puis interné dans un hôpital psychiatrique, aux États-Unis. C'est de cette époque tragique que datent peut-être ses cantos les plus émouvants qui énoncent, pétris de pudeur, notre incomplétude radicale affleurant sous la tragédie de l’histoire.
Vintilia HORIA :
Les idées difficiles d'Ezra Pound
"L'unique possibilité de sortir victorieux du lavage de cerveau, c'est d'affirmer le droit que détient tout homme à ce que ses idées soient jugées une à une". Ezra Pound
Ezra Pound, grand parmi les grands de la littérature contemporaine, serait célébré comme tel s'il ne s'était laissé piéger par le démon de la politique, généreux en aléas malheureux. "Si un homme n'est pas prêt à affronter un risque quelconque pour ses opinions, ou bien ses opinions ne valent rien, ou bien c'est lui qui ne vaut rien" (1). Pound a été honnête. Avec ses idées. Et avec son destin.
Comme c'est la règle pour tous les personnages qui suscitent la polémique, les lecteurs de s'approchent de son œuvre armés de leurs propres préjugés et prétendent l'enfermer dans ce carcan. Les fascistes le lisent pour y chercher une doctrine qui sied à leurs étendards, doctrine qui ne se trouvera nulle part dans les écrits du poète américain. Les anti-fascistes le lisent pour y trouver les preuves qui justifieraient le crime qu'ils commirent sur sa personne. Comme si émettre des idées était passible de poursuites judiciaires. Ni les uns ni les autres ne pourront prétendre découvrir le vrai Pound, celui qui est réellement intéressant : ce Pound inclassable, toujours actif et "prêt à être passé par les armes avant d'acquitter quelque forme d'impôt que ce soit" (2). Infatigable chercheur de nouvelles formes d'expression, paladin des poètes ignorés qui, demain, seront exaltés, cet être de génie fut, tout au long de sa vie, obsédé par l'influence de plus en plus prégnante qu'exerce l'économie sur la vie moderne.
Le poète et l'économie
Tout débuta quand POUND avait 15 ans. À cet âge déjà, il avait décidé qu'à 30 ans, il devait "connaître, dans le champ de la poésie, plus que tout autre homme vivant" (3). Pour satisfaire cette peu commune ambition, il s'embarqua pour l'Europe en 1906, muni d'une bourse pour étudier l'œuvre de Lope de Vega. Il retournera encore aux États-Unis, mais 2 ans plus tard, il dira définitivement adieu à l’american way of life, à cette Amérique provinciale devenue trop étroite pour lui et où ce qui pouvait avoir la forme d'une aristocratie n'en était en fait qu'une parodie fondée sur la puissance du dollar, où l'art ne pouvait être indépendant de la puissance de l'argent. Le classicisme, Dante et les peintres de la Renaissance le fascinaient. Il demeura 2 ans en Angleterre ("où moi, jeune et ignorant, j'étais considéré comme un érudit") (4) et 4 ans en France, deux pays qui le désappointérent par la léthargie de leurs peuples et de leurs gouvernements. "En 1920, je n'ai rien vu d'autre en Europe que des banquiers sans scrupules, quelques bandes de marchands d'armes et leurs instruments respectifs (des êtres humains)" (5).
En 1924, il se rend, avec son épouse l'Anglaise Dorothy Shakespear à Rapallo en Italie mussolinienne. À partir de 1926, le poète fera l'éloge publique de la figure du Duce. Ezra Pound n'est nullement fasciste tout en ne cessant de l'être. II n'est pas antisémite mais ne cesse de l'être également. S'il écrivit textes ou poèmes en faveur de Mussolini ou d'Hitler, jamais il ne milita au Parti Fasciste ni entretint des relations suivies avec ses instances ; jamais il n'en obtint la moindre faveur et ne se considéra pas un seul instant comme personnellement hostile aux États-Unis, sa patrie.
S'il écrivit contre l'influence juive dans l'économie moderne, il cultiva aussi des amitiés sincères avec des juifs, dédicaçant son célèbre Guide to Kulchur à "Louis Zukofsky, lutteur dans le désert". Pound reste rétif à toute classification mais, dans sa vie, ne ressentit jamais la moindre crainte de se compromettre constamment et systématiquement. "Se compromettre comme peu d'hommes peuvent se le permettre pour la simple raison qu'en le faisant, ils pourraient mettre en péril leurs revenus financiers ou leur prestige ou encore leur position sociale en l'un ou l'autre milieu" (6).
Si les détails de son emprisonnement et les mesures répressives qu'il a subies sont relativement bien connus, en revanche, peu d'auteurs se sont penchés sur les théories économiques énoncées par Pound. On les tient généralement pour marginales, insignifiantes. Cette omission donne involontairement une image tronquée de la personnalité du poète, le convertissant chaque fois en un personnage fictif correspondant aux desiderata de ses observateurs, Nous-mêmes, avouons-le, n'aurions pu connaître quoi que ce soit d'objectif sur ses théories économiques, si quelques éditions pirate italiennes ne nous en avaient révélé les arcanes. Pound lui-même (et il est le témoin privilégié!) a déclaré que le thème de l'économie a revêtu une importance toute spéciale durant sa vie entière et plus particulièrement durant la 2nde moitié de celle-ci.
Pound fonde ses conceptions en économie sur les théories de C.H. Douglas et de Silvio Gesell (ici à g.). Le colonel écossais Clifford Hugh Douglas était un économiste autodidacte qui avait imaginé une réforme monétaire baptisée Social Crédit, rejetant à la fois le fascisme, le communisme et le capitalisme libéral. Douglas - que Pound connut personnellement en 1918 - proposait le contrôle public des activités bancaires par un régime de démocratie parlementaire. Quant à l'Allemand S. Gesell, qui fut Ministre des Finances dans la République Socialiste Bavaroise en 1919, il proposait, dans ses œuvres (la principale étant Die natürliche Wirtschaftsordnung, 1910) la restauration de la valeur d’usage au détriment de la valeur d'échange avec, en définitive, une abolition de l'argent. Éluder les préoccupations économiques de Pound, comme l'ont fait plusieurs historiens contemporains, trahit un a priori, une mauvaise foi stupéfiante dans l'approche et l'analyse de l'œuvre de Pound. Alors que l'économie est si présente chez lui, même dans ses poèmes les plus brillants...
Pour Pound, tout est contaminé par un mal, par le "cancer du monde" qui est l'usure. A ses yeux, le fascisme est un "bistouri capable de l'extirper de la vie des nations" (7). L'autarcie italienne, la politique monétaire de Mussolini sont, selon Pound, des preuves de cette lutte contre l'usure, bien qu'il juge le corporatisme insuffisant et réclame la socialisation du crédit. "Pour autant que j'admire Mussolini et que le régime fasciste ait atteint ses 15 années d'existence, le système d'impôt en Italie reste primitif et les connaissances monétaires du Duce demeurent rudimentaires ; elles sont néanmoins éclairées en comparaison avec les sanglantes et barbares méthodes anglaises" (8).
Depuis sa tendre enfance, il eut conscience du fait que le minéral or régissait la destinée du monde : son père dirigeait un bureau gouvernemental d'enregistrement du droit de propriété des mines d'or en train d'être découvertes à Hailey dans l'État d'Idaho. Par la suite, il travailla à l'Hôtel des Monnaies de Philadelphie. Durant son époque londonienne, un manteau lui servait et de vêtement et de couverture (9). En 1914 - son année la plus féconde et la plus brillante en matière de production littéraire - il gagnait 42 livres sterling par an. Sa préoccupation croissante, c'était de cerner les raisons de l'influence de l'économie sur la vie culturelle et politique. Au fur et à mesure que sa pensée se précisait, il se rendait compte de l'importance décisive que le contrôle du capital avait sur le monde moderne. En 1918, il écrit, dans Selection Poems : "J'entame la recherche des causes des guerres pour m'opposer à elles".
La guerre et la rareté de l'argent n'étaient pas des produits du hasard. C'est le grand capital, la finance qui les provoquaient afin d'obtenir un meilleur contrôle de la machine économique et d'accroître leurs bénéfices. Son obsession de découvrir les causes des guerres se reflète largement dans Oro e Lavoro. En voici un extrait : "La guerre est le sabotage maximal. C'est la forme la plus atroce du sabotage. Les usuriers provoquent la guerre pour noyer l'abondance, existante ou potentielle. Ils la font pour créer la cherté et la disette. Les usuriers provoquent des guerres pour organiser des monopoles au mieux de leurs intérêts et ainsi obtenir le contrôle du monde. Les usuriers provoquent des guerres pour créer des endettements ; pour ensuite profiter des intérêts et arriver à obtenir les profits qui résultent du changement de valeur de l'unité monétaire".
L'usure devient ainsi la matrice des maux qui ravagent l'Occident, car lorsque l'argent acquiert le droit de manipuler la vie des peuples, il n'y a plus de justice sociale. Vouloir comprendre l'amplitude de cette problématique : voilà ce qui motiva Pound à se jeter corps et âme dans les turbulences de la politique, sacrifiant par là sa carrière de poète et s'attirant l'animosité des médias londoniens.
Dans ses œuvres générales, comme Guide to Kulchur, ABC of Reading ainsi que dans les volumineux Cantos qui l’occupèrent toute sa vie, la préoccupation pour l'influence de l'argent surgit sans cesse, se mêlant sans apporter aucune solution à des considérations esthétiques, littéraires et personnelles. "L'unique histoire que nous ne trouvons pas dans les rubriques journalistiques est l'histoire de l'usure", écrira-t-il.
Le fascisme et la guerre
En s'installant en Italie mussolinienne, Pound croit être arrivé dans un pays où pourraient se concrétiser ses théories économiques et celles de son maître Douglas. Mais porté par une passion naissante pour Lénine puis pour Staline, passion qui s'amenuisera, il lui arrive de penser que la Russie pourrait devenir, elle aussi, un laboratoire pour ses idées. Il ira jusqu'à demander par écrit à un ami, en 1936 : "Comme il n'y a pas moyen de faire entrer ne fût-ce qu'un peu de bon sens dans la tête des communistes hors de Russie, y aurait-il une manière de faire admettre à une quelconque intelligence ruuusse (sic) de prendre en considération Douglas et Gesell ? Principalement Douglas dont les projets correspondent à une phase du communisme idéale pour les pays dont le développement technique est supérieur a celui de la Russie" (10).
Pour ce qui concerne l'Amérique, Pound préférera se rappeler Thomas Jefferson, opposant cette figure de l'histoire américaine à Roosevelt. Pour le poète, Jefferson est une "figure plus ou moins obscure, un peu par ici, un peu par là (...), le grand maître du coup double" (11).
Avec le temps, sa reconnaissance envers Mussolini ira en s'accroissant. Il le rapprochera de Jefferson. Le fruit de ce jumelage sera l'ouvrage de 1935 : Jefferson et/ou Mussolini. Chez le Duce italien, Pound mettra en évidence un génie transcendant le système global du fascisme. Ce qui distingue le plus Mussolini des hommes politiques d'alors, selon Pound, c'est son activisme et sen réalisme. Le chef du fascisme italien agit avec à peine quelques schémas types rigides, pratique une politique "au jour le jour", sans doctrine écrite, sans modèle préconçu. C'est pour cette raison que Pound préférera la révolution fasciste, inexportable, à révolution soviétique et à ses artifices (12). Avec réalisme, le poète réactualisera Thomas Jefferson pour qui "le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins". Ailleurs, il écrira : "J'insiste sur l'identité de notre révolution américaine de 1776 et votre révolution fasciste. Ce sont là 2 chapitres de la même guerre contre l'usure" (13).
La guerre où s'affrontent, depuis décembre 1943, les États-Unis, son pays natal, et l'Italie, qu'il a choisie comme résidence depuis 1924, va être la tragédie de Pound. Psychologiquement, Pound est la 1ère victime d'une guerre qu'il a toujours désiré éviter, une guerre qui blesse la bonne foi et la naïveté du poète qu'il est. Déjà dès 1933, il avait tenté de "persuader les personnes les plus intelligentes" d'Italie, de Russie et des États-Unis de rechercher la meilleure entente et la meilleure compréhension possible entre leurs nations. Son cœur restera toujours attache à sa patrie, les États-Unis d'Amérique, dont il défendit le redressement en 1913 (14) mais l'Europe l'avait littéralement "pris aux tripes", captivé à tel point qu'il commençait toujours ses allocutions de Radio Roma par les mots suivants : "Ceci est la voix de l'Europe, Ezra POUND vous parle".
Pour lui, la IIe Guerre Mondiale a été provoquée par la tentative européenne d'indépendance par rapport à l'usurocratie tyrannique mondiale dont le siège est à New York. En tant qu'Américain il lui était plus facile de voir les faits sous une forme simple et claire : "Cette guerre n'a pas été un caprice de Mussolini encore moins de Hitler. Cette guerre est un chapitre supplémentaire de la longue tragédie sanguinaire qui commença avec la fondation de la Banque d'Angleterre en cette lointaine année 1694, avec la déclaration d'intention du fameux prospectus de Paterson dans lequel on peut lire : la banque obtient le bénéfice de l'intérêt sur toute la monnaie qu'elle crée de rien" (15). Lors d'une entrevue accordée à Gino Garriotti (16) dans la ville de Rapallo, il donna la réponse qui suit : "L'histoire contemporaine ne s'écrit pas sans comprendre jusqu'à quel point la vie actuelle est viciée par la syphilis du capitalisme, par les nouvelles des journaux et par le contenu des livres imprimés sous des pressions d'intérêts. Pour votre chance, en Italie, vous avez le Duce et le fascisme : le Duce qui, tout dernièrement, a sauvé l'Europe d'un nouveau conflit, noyant les projets des marchands d'armements qui sont les mêmes hommes que les trafiquants d'argent ; mais, dans le reste de l'Europe, les journaux sont aux mains de ces gros manipulateurs".
Malgré ces déclarations tonitruantes, l'activité politique de Pound n'a jamais apporté quoi que ce soit de particulier au régime fasciste italien. Les fascistes l'ont toujours considéré comme un excentrique qui, opposé au culte de la Rome antique préconisé par le régime, préférait parler de Confucius. Ses multiples requêtes pour être reçu par Mussolini n'eurent qu'une suite, le 30 janvier 1933, lorsque le poète obtint une audience du Duce et lui remit un exemplaire de ses 1ers Cantos (le dictateur lui fit le commentaire suivant : "ceci est divertissant"). Ezra Pound ne fut jamais un fasciste au sens strict du terme, et s'il le fut, c'est à sa manière bien particulière, une manière qui lui était propre. Individualiste, réfractaire à l'étatisme, il parlait de fascisme et de liberté comme d'une seule et même chose : "Ensemble mille bougies produisent une splendeur. La lumière d'aucune de celles-ci n'assombrit celle des autres. Ainsi est la liberté de l'individu dans l'État idéal et fasciste" (17).
L'esthétique condamnée : Pound en prison
Quand Pound apprit en 1943 que le Grand Jury du District de Columbia l'avait accusé de trahison, ceci malgré qu'en 1941 les autorités américaines aient refusé les visas de retour du poète et de son épouse, il écrivit au Procureur Général des États-Unis d'Amérique les phrases suivantes : "Je n'ai pas parlé de CETTE guerre, mais bel et bien émis une protestation contre un systéme qui génère guerre aprés guerre, en série et systématiquement. Je ne me suis pas adressé aux troupes ni leur ai suggéré de se mutiner ou de se rebeller. La base d'un gouvernement démocratique ou de majorité exige que le citoyen soit informé des faits. Je n'ai pas prétendu connaître tous les faits mais bien savoir que certains de ces faits sont une partie essentielle de tout ce qui devrait être porté à la connaissance du peuple".
Avec la fin de la IIe guerre mondiale, toutes les théories économiques de Pound acquirent une aura de tragique. Aujourd'hui, nous nous souvenons de son emprisonnement, suspendu dans une cage à fauves à un arbre puis reclus dans un hôpital psychiatrique durant plusieurs années.
La difficulté à classer Pound fit que certains intellectuels de "gauche" réclamèrent sa réhabilitation. Ces plaidoyers tardifs créent parfois la confusion, comme, par ex., quand un Carlo Scarfoglio pose la question : "Pourquoi faire cadeau d'Ezra Pound aux nazis et aux fascistes ? Un homme qui, sans être communiste ou socialiste dans le sens doctrinaire et politicien, lutte pour libérer l'homme de cette sourde et obscure tyrannie" (18). Scarfoglio oubliait où Pound avait préféré lutter pour cette liberté. Et quand il posait sa question, le poète payait encore son "péché" dans un asile psychiatrique américain.
Combien sonnent paradoxales ces paroles quand on sait que Pound écrivait, bien avant les événements, dans son Guide to Kulchur : "Ce qui compte en dernière instance est le niveau de civilisation. Aucun homme décent ne torture des prisonniers". Il ne pouvait imaginer que dix ans plus tard lui-même allait être le plus remarquable des hommes capables de donner décence à notre civilisation.
Ezra Pound a été l'alchimiste qui unissait esthétique et éthique. La qualité de son œuvre poétique est indubitable. Les Cantos sont le poème épique le plus profond de la littérature moderne (on l'a même comparé en importance à la Divine Comédie et à Faust) ; ils sont le fruit de 54 ans de travail et d'une vie consacrée à la recherche désespérée d'une pureté absolue de formes et de contenu. Avec les Cantos, son chef-d'œuvre, le vieux poète nous laissait une ironie amère et vengeresse : "Je suis certain que dans mille ans le monde lira mes poèmes et se posera la question : qui étaient ce Staline et ce Roosevelt que Pound attaquait avec une telle férocité ?".
¤ NOTES :
- Déclarations de Pound en 1945, citées par G. SINGH in Ezra Pound. Florence. 1979, p.10
- Canto LXV, Cantos Complets, Mexico, 1972.
- How I began. 1913.
- Comment lire et pourquoi ?
- Jefferson et/ou Mussolini, 1935.
- Guide to Kulchur, 1938.
- A quoi sert l'argent ? in Greater Britain Publications. 1939.
- Guide to Kulchur, 1938
- Michael Reck. Ezra Pound. Barcelone. 1976
- Lettre à John Courtos, 25 septembre 1936.
- Data line in Make It New, 1934
- Jefferson et/ou Mussolini, op cit. "Une idée fixe est une idée morte, immobile, rigide, laquée, sans fondement. Les idées des génies ou des hommes sagaces sont organiques et germinales, elles sont la semence des écrits".
- Carta da visita, 1942.
- Ma Patrie, 1913
- Travail et Usure, Lausanne, 1968
- Propos recueilli par René Palacios, Escrito en Rapallo, Madrid, 1982.
- Carta da visita, op, cit.
- Carlo Scarfoglio. Il caso E. Pound in Paese Sera, 16.06.1954.
- Bien que, comme l'a signalé Piero Rebora, ce ne soit pas une poésie pour tous, il faut y être préparé (in Ezra Pound : Canti Pisani, article paru dans L'Italia che scrive en janvier 1954).
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mardi, 06 février 2007
Jünger et l'Allemagne secrète
Antonio GIGLIO:
Jünger et l'Allemagne secrète
La polémique qui s'est déclenchée à propos d'Ernst Jünger, remet à l'avant-plan, une fois de plus, les fan-tasmes nés de la guerre civile européenne et du passé qui ne passe pas, mais, pire encore, les fan-tasmes plus insidieux générés par l'incompréhension totale de nos contemporains face à l'histoire poli-tique et culturelle de ce siècle. A Jünger qui est aujourd'hui, à 100 ans, le plus grand écrivain européen vi-vant, on a reproché d'être, dans le fond, un complice des nazis. Pour clarifier cette question, il nous appa-raît opportun de récapituler, depuis le début, l'histoire des activités politiques et culturelles de Jünger, le héros de la Première Guerre mondiale, un des rares soldats de l'armée impériale, avec Rommel, à avoir reçu la plus haute décoration militaire allemande, l'Ordre ³Pour le Mérite². Le thème des premières ¦uvres littéraires de Jünger est l'expérience de la guerre, dont témoigne notamment son célèbre roman Orages d'acier. Ces livres de guerre lui ont permis de devenir en peu de temps l'un des écrivains les plus lus et les plus fameux de l'Allemagne. En outre, Jünger est rapidement devenu l'un des chefs de file du nouveau nationalisme, suscité par les conditions de paix très dures imposées à l'Allemagne. Il réussit à forger une série de mythes politiques représentant la synthèse ultra-révolutionnaire de tout ce que la droite allemande avait produit à cette époque.
L'écrivain évoluait entre les bureaux d'études de l'armée, les groupes paramilitaires et nationaux-révolu-tionnaires, et réussissait à fusionner plusieurs projets politiques: celui du philologue Wilamowitz visant la création d'un Etat régi par un Ordre ascétique ou une caste sélectionnée d'hommes de culture et de science, celui de Spengler visant le contrôle et la domination des nouvelles formes technologiques en train de transformer le monde, celui du poète Stefan George chantant une nouvelle aristocratie, celui de Moeller van den Bruck axé sur la nécessité de rénover de fond en comble le ³conservatisme² ou plutôt sur la nécessité de lancer une ³révolution conservatrice², formule inventée par le poète Hugo von Hoff-mann-sthal et traduite par Jünger en termes ultra-nationalistes et guerriers. Pourtant, Jünger, in-fluencé par la fu-rie iconoclaste de Nietzsche, propose à l'époque de détruire totalement la société bour-geoise, ce qui lui permet d'utiliser aussi les mythes politiques de la gauche, dont l'idée bolchévique sug-gérée par Lénine, soit la mobilisation totale et militaire de l'Etat, utilisée auparavant en Allemagne par le Général Erich Ludendorff; chez Jünger, cette mobilisation totale deviendra la mobilisation totale de tout ce qui est allemand. Enfin, il utilise le mythe du travailleur-soldat, déjà loué par Trotsky; Jünger l'adopte et le propo-se, transformé par la pensée du philosophe Hugo Fischer. Cette synthèse de Lénine, Trotsky et Fischer deviendra Le Travailleur, au moment même où Jünger est l'allié du national-bolchévique Ernst Niekisch. Il faut encore noter que la pensée philosophique et politique de Heidegger a été profondément influencée par ce célébrissime essai de Jünger, qui moule audacieusement en une puissante unité philo-sophique la technique, le nihilisme et la volonté de puissance.
Parallèlement, l'écrivain se propose d'unifier tous les mouvements nationalistes allemands; c'est cette in-tention qui explique sa tentative initialement favorable à Hitler; il suffit de penser à la dédicace rédigée de son livre de 1925, Feuer und Blut (= Feu et Sang) à l'intention du ³Führer national² Adolf Hitler, même si l'année précédente, il avait désapprouvé la décision des nazis d'adopter des méthodes légales et craint une trahison nationale-socialiste à l'égard de la pureté des idéaux nationaux-révolutionnaires. Quoi qu'il en soit, en 1927, Hitler propose à Jünger un siège au Parlement, mais l'écrivain ne l'accepte pas parce qu'il refuse le parlementarisme et toute forme de parti. Après 1933, Jünger se retire complètement de la politique parce qu'il est trop élitaire, aristocratique et révolutionnaire pour accepter qu'un mouvement de masse s'accapare de ses idées; par ailleurs, il se sent trop impliqué dans bon nombre d'idées nationa-listes pour pouvoir critiquer ouvertement le nouveau régime. En 1939, cependant, Jünger semble vouloir inter-venir directement, de manière critique, dans le régime nazi, en publiant son roman Sur les falaises de marbre. Selon un philosophe allemand contemporain, Hans Blumenberg, Jünger a rassemblé dans ce ro-man toutes les allusions aux événements de l'époque dans un scénario mythique, surtout après l'élimi-na-tion des opposants à Hitler lors de la ³nuit des longs couteaux², décidant ainsi de n'opposer plus qu'une résistance animée par la pure force de l'esprit. Un spécialiste plus connu du nazisme, George L. Mosse affirme que Jünger, dans ce roman, rejette les idées de sa jeunesse et retourne au protestan-tisme. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes.
De fait, Jünger, en 1938, dans la seconde version de son livre Le c¦ur aventureux, fait allusion pour la première fois au mystérieux Ordre des Maurétaniens, une élite mystique de mages savants et guerriers, qui deviendra le protagoniste collectif du roman Sur les falaises de marbre, et, par la suite, de tous les autres romans de l'auteur. En premier lieu, nous devons souligner que Jünger et les révolutionnaires na-tionalistes de sa génération sont obsédés par le mythe politique d'un Ordre qui régit l'Etat et guide les masses. Les Maurétaniens sont à mi-chemin entre les Templiers et les Chevaliers Teutoniques, ils sont l'incarnation de ce mythe.
Donc, en 1938, Jünger écrit qu'au lieu de rester coincé dans ses chères études, il va s'introduire dans le milieu des Maurétaniens, qu'il définit comme des polytechniciens subalternes du pouvoir, parmi lesquels il nomme Goebbels et Heydrich, un des chefs de la SS. Ce n'est dès lors pas un hasard si Carl Schmitt écrit, dans son journal, que les Maurétaniens sont une allégorie des SS. Jünger, en outre, ajoute textuel-lement qu'"une équipe sélectionnée des nôtres est au travail dans les lieux secrets du plus secret Thibet". Effectivement, à cette époque, existait une organisation culturelle liée à la SS et dénommé l'Ahnenerbe (= l'Héritage des Ancêtres), qui organisait entre autres choses des expéditions plus ou moins secrètes au Thibet, et était reçue par le Dalaï Lama en personne. Par ailleurs, il faut signaler que cette structure avait été mise sur pied, au départ, par un ami de Jünger, Friedrich Hielscher, le chef spiri-tuel des jeunes nationalistes allemands, avant d'être incluse par Himmler dans les institutions SS. Mais quand paraît le roman-pamphlet Sur les falaises de marbre, certains nazis, ignorant ces faits, réclament la tête de Jünger, qui sera défendu par le ³Maurétanien² Goebbels, et ensuite par Hitler lui-même, qui, ne l'oublions pas, avait confessé à Rauschning, stupéfait et attéré, avoir fondé un Ordre mystérieux. Nous sommes donc en présence d'un mystère historiographique et politique du 20ième siècle.
Le roman de Jünger est probablement le témoignagne d'un conflit politique et culturel qui se déroulait à l'intérieur du noyau dirigeant national-socialiste, et aussi, sans doute, à l'intérieur même de cet Ordre mystérieux, pour savoir comment imposer et diriger la politique intérieure et extérieure du IIIième Reich. Jünger, qui plus est, considère que l'un des protagonistes du roman, le Maurétanien Braquemart, est semblable à Goebbels, et que la figure démoniaque et destructive du Forestier peut être ramenée à Staline. Ensuite, en 1940, il attribue la victoire fulgurante des troupes allemandes en France à la Figure du Travailleur, décrite dans son livre Der Arbeiter. En 1942, il fait rééditer son essai sur la mobilisation totale, au moment même où Hitler mobilise totalement et désespérément tout ce qui est allemand. Ce conflit in-terne entre les Maurétaniens, dans lequel Jünger entendait bel et bien intervenir en publiant son roman-pamphlet, s'est avivé pendant la durée du conflit, à cause des conséquences catastrophiques de la guerre voulue par Hitler et non par les autres membres de l'Ordre des Maurétaniens. Voilà pourquoi Jünger et son ami Hielscher en sont arrivés à comploter contre le Führer: ils voulaient désespérément éviter le destin tragique qui allait frapper l'Allemagne, ou au moins l'atténuer.
Jünger, en effet, fut l'un des organisateurs de la tentative de coup d'Etat du 20 juillet 1944, qui aurait dû avoir lieu après l'attentat contre Hitler. A Paris, où il est officier d'état-major dans le Haut Commandement des troupes d'occupation, centre du complot contre Hitler, Jünger écrit l'essai La Paix qui est, en fait, le texte politique essentiel de ce complot, et dont le manuscrit avait été lu et approuvé par Rommel, le seul officier supérieur capable de mettre un terme à la guerre sur le front occidental et à affronter la guerre ci-vile. Mais le complot échoue, Rommel est contraint au suicide parce qu'il est condamné à mort. Le Maurétanien Hielscher est arrêté à son tour. Jünger semble vouloir nous dire que le Prince Sunmyra, un des auteurs malchanceux de l'attentat contre le Forestier dans le roman-pamphlet, peut être comparé au Colonel von Stauffenberg, l'auteur malchanceux de l'attentat contre Hitler. Claus von Stauffenberg, héros de la ³Résistance allemande², était un disciple de Stefan George, donc un représentant de ces Maurétaniens qui s'étaient donné le devoir de préserver l'Allemagne secrète. Et Hitler ne pouvait pas con-damner à mort l'Allemagne secrète, incarnée dans l'¦uvre et la personne de Jünger.
Antonio GIGLIO.
(article extrait de l'Italia settimanale, n°13/1995).
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lundi, 05 février 2007
Kerouac et la "Beat Generation"
Thorsten HINZ:
Kerouac et la "Beat Generation"
Le 5 septembre 1957, le New York Times publie une recension qui deviendra légendaire: elle concerne le roman de Jack Kerouac On the Road. Ce livre est défini comme un ³événement historique² et ³une ¦uvre d'art authentique², qui mérite la ³plus grande attention² et revêt la ³plus haute signification², à une époque où justement nos attentions sont éparpillées, nos sensibilités estompées par les superlatifs de la mode, multipliés à l'infini par l'esprit et la puissance des médias. Le livre de Kerouac deviendra célèbre au titre de ³testament de la Beat Generation², tout comme La Fiesta de Hemingway avait été le testament de la Lost Generation. Aujourd'hui, nous fêtons le quarantième anniversaire de cette recension du New York Times qui rendit Kerouac si célèbre, et le 75ième anniversaire de sa naissance. Mais Kerouac est mort en 1969, le 22 mars. C'est l'occasion d'aller rechercher dans les rayons de nos bibliothèques un ouvrage paru en 1983 aux Etats-Unis, traduit en plusieurs langues européennes et réédité en Allemagne en 1997: ce livre, c'est celui de la femme-écrivain américaine Joyce Johnson. Elle a écrit sur cette génération des textes de première main, du vécu en direct. Car Joyce Johnson ‹qui s'appelait Glassmann à l'époque‹ a été l'amie et l'amante de Kerouac pendant deux ans.
Ce livre est d'autant plus intéressant qu'il traite d'un conflit de génération dans l'Amérique des années 50. Notre Allemagne contemporaine affronte, elle aussi, un conflit de génération où les pâles et rares ³septante-huitards² (ou: ³soixante-dix-huitards² en néo-gaulois, ndlr) tentent de se démarquer des ³soixante-huitards², les uns comme les autres étant rejetés par les ³quatre-vingt-neuvards², enfants de la réunification allemande. Deux de ces trois catégories sont des figures purement médiatiques ou des constructions symboliques. Elles recouvrent les divergences les plus hétéroclites entre les parvenus et ceux qui tentent de se tailler une place au soleil, entre partisans et critiques de la réunification allemande, entre protagonistes du conflit social entre Länder de l'Est et de l'Ouest, sans compter les innombrables clivages nés avant 1989 dont les thématiques sont virulentes: la principale, en Allemagne, reste tout de même l'effondrement du mythe du progrès linéaire et cumulatif, l'effondrement dans les esprits de cette modernité sans peur et sans reproche, qui croit pouvoir à terme résoudre tous les problèmes de l'humanité. A tout cela s'ajoute:
- l'énorme problème de l'emploi dans une Allemagne qui compte des millions de jeunes chômeurs,
- la question de la technique que la vague écologiste remet sans cesse sur le tapis,
- et le pouvoir démesuré des médias.
Impossible de fourrer toutes ces problématiques dans trois catégories: les 68tards, les 78tards et les 89vards.
En revanche, en son temps, la Beat Generation était un groupe de jeunes écrivains et d'intellectuels américains dont l'intérêt et la pertinence ont été très vite reconnus et acceptés: ce groupe témoignait d'une fraîcheur et d'une authenticité indéniables, mais, hélas, s'est figé et historicisé fort promptement. Outre Kerouac, ce mouvement littéraire comptait dans ses rangs des noms comme Allen Ginsberg, William Burroughs, Neal Cassidy, Gary Snyder autour desquels se formaient des cénacles ou des bandes de copains, d'admirateurs et de compagnons occasionnels. Sur le plan artistique, ces écrivains ont lancé quelques nouvelles formes lyriques et narratives, comme l'oral poetry. Ils ont ouvert la littérature américaine à de nouveaux thèmes jusqu'alors marginalisés, du moins en apparence. Sous leur impulsion, de nouveaux vocables apparaissent dans le langage quotidien des Américains: les "kicks" désignent les moments d'enthousiasme spontané. "Diggins" veut dire: comprendre spontanément l'autre. La Beat Generation était l'avant-garde de la ³génération silencieuse², soit celle d'après la seconde guerre mondiale; elle aurait sans doute préféré être la ³Lost Generation² mais on la considérait comme passive et conformiste. Exceptionnellement, cette génération produisait des individualités fortes ou des rebelles. Une question affable de T. S. Eliot convenait tragiquement à cette génération: "Oserais-je manger la pêche?". "Nous étions conscients ‹et nous en souffrions‹ que nous n'osions pas, dans la plupart des cas".
Joyce Johnson, née en 1936, a décrit en détail sa propre biographie: elle est issue d'une famille de la classe moyenne new-yorkaise. Elle en a eu assez de la pruderie, de la bigoterie, de la bonne conscience sans compromis de cette famille qui était la sienne. Touchant et maladroit, son père, sur son lit de mort, prononce ces quelques mots: "Nous aurions dû aller à Paris". Elle se souvient de l'effet électrisant qu'eut sur elle un article de journal en 1952, où il était question des beatniks, d'excitation, de sensation, d'impatience et d'extase. En 1955, elle quitte la maison familiale, sans avoir d'emploi convenable, sans argent: elle travaille dans des maisons d'édition, elle écrit un roman. Elle fait la connaissance d'Allen Ginsberg, puis, finalement, de Jack Kerouac. Elle devient la petite amie du vagabond, qui n'était pas encore célèbre.
Six ans après avoir été écrit, le manuscrit On the Road est enfin publié. Kerouac l'avait écrit en deux semaines dans une ivresse de créativité. Ce roman relate l'existence des tramps, qui vagabondent de la côte Est à la côte Ouest: derrière un voile de fiction, on devine immédiatement le modèle beatnik. Kerouac renoue là avec une tradition américaine, qu'avait incarnée Jack London avant lui. Mais la Beat Generation n'est pas une simple copie de l'univers de London. Quand Kerouac commence ses pérégrinations en 1947, il lance sans détours un affront au nouveau ³way of life², tout de luxe et d'abondance. Après les années de famine et de misère, après la grande dépression des années 30, les Américains pouvaient enfin jouir de l'existence; Kerouac, lui, voyait déjà que cette abondance menait inexorablement au nivellement.
Le refus des normes, la fusion de la vie et de l'art, étaient davantage qu'un jeu esthétique: Kerouac et ses homologues jouaient ce jeu en courant un sérieux risque. Joyce Johnson, quand elle quitte la maison, n'a pas la moindre certitude et, un jour, elle se retrouvera tout en bas de l'échelle, dans le monde de la pauvreté. Des concierges méfiants la considèrent comme une ³pute². Gravir les escaliers de l'immeuble, c'est l'horreur pour elle. Pour l'opinion publique et pour les autorités, les beatniks sont le ferment de la criminalité et de la subversion; ce rejet était le prix à payer pour l'indépendance, extérieure et intérieure. Une indépendance qu'ils avaient voulue.
Mais c'était une danse sur le fil du couteau. A une de leur amie, dont les ambitions artistiques avaient échoué, la ³liberté² avait bien montré sa face de Méduse: elle s'est alors jetée par la fenêtre, en laissant ce poème: "pas d'amour/pas de pitié/pas d'intelligence/pas de beauté/pas d'humilité/vingt-sept ans, ça suffit".
Ce suicide était la conséquence extrême d'un mode d'existence qui se voulait inconditionné. Mode d'existence qui était la prémisse majeure de la vie artistique et bohème que voulaient les beatniks. Aux yeux de leurs contemporains et des générations suivantes, ce mode de vie fonde l'identité beatnik qui, aujourd'hui encore, irrite ou fascine. Certes, dans leur univers en marge, il y avait tout un rituel de groupe, beaucoup de superficialité. On cherchait à se rendre important en jouant les cradots. Chez les beatniks, seul le noyau dur et authentique compte, à encore une valeur pour notre réflexion contemporaine. D'après Joyce Johnson, Kerouac était chaotique, lunatique, il était un buveur bien sûr, mais il n'était ni calculateur ni manipulateur et les lamentations appelant la pitié lui étaient étrangères. Il voulait la gloire, pour faciliter son rapport au monde, ce qui s'est avéré problématique et erroné, dès que la gloire est arrivée.
Dans les années 50, les talkshows commencent à se répandre aux Etats-Unis, avec un succès éclatant: dès lors, les médias, friands d'originalité ou de scandales, ne tardent pas à s'emparer du phénomène beatnik, surtout après les articles du New York Times. Et Kerouac, à son tour, a été sollicité par les médias. Il a franchi une frontière dangereuse. Quand il s'est efforcé de faire comprendre et de rendre crédible les ressorts de sa créativité à l'opinion publique liée aux médias, Kerouac a avoué qu'en vérité il cherchait Dieu. En disant cela, il a jeté son talent esthétique et visionnaire en pâture à la masse. Etre beatnik n'était plus qu'une mode sans risque, que l'on pouvait s'acheter sous la forme de lunettes ou de pulls! C'est donc ainsi qu'il fallait chercher Dieu, se sont dit tous les médiocres! Et en chacun de nous sommeille un homme ou une femme qui cherche Dieu. Surtout médiocrement.
C'est donc au nom de sa propre rébellion, au nom des espoirs qui avaient germés en elle dans les années 50, que Joyce Johnson critique aujourd'hui toutes les rébellions qui ont suivi la sienne: "Les années 60 n'ont jamais correspondu à ce que j'attendais. Elles m'ont déçue, malgré le feu d'artifice qu'elles étaient. Bon nombre de ³grands moments² des années 60 n'ont jamais été autre chose que des insuffisances. J'ai vu comment les hippies ont pris la succession des beatniks, comment les sociologues ont succédé aux poètes... C'est sans enthousiasme que j'ai observé l'émergence des ³lifestyles². L'intensité que nous avions connue s'est affadie, elle n'a plus été qu'une ³simple chose disponible², qu'on pouvait se fabriquer: on était obligé de pratiquer une ³liberté² pour laquelle il n'avait pas fallu se battre. L'extase n'était plus qu'un produit chimique, l'oubli, on pouvait se le faire prescrire sur ordonnance. La révolution était dans l'air, mais elle n'est jamais venue et, si elle était venue, il n'y aurait plus eu de place pour un Kerouac". Effectivement, les soixante-huitards professionnels d'aujourd'hui, que peuvent-ils faire d'un Kerouac? Et un Kerouac, qu'aurait-il penser d'eux?
Thorsten HINZ.
(article tiré de Junge Freiheit, n°41/1997).
Référence: Joyce Johnson, Warten auf Kerouac. Ein Leben in der Beat Generation, Verlag Antje Kunstmann, München, 1997, 279 pages, DM 29,80.
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jeudi, 01 février 2007
Idée d'Europe chez H. v. Hofmannsthal
par Jure VUJIC J'avais rêvé d'un siècle de chevaliers, forts et nobles, se dominant avant de dominer. “Dur et pur” disaient mes bannières (Léon Degrelle, Les âmes qui brûlent). Toutes les nations sont des mystères. A soi seule chacune est le monde entier. O mère de rois, aïeule d'empire, Veille sur nous! (D. Tareja). Dans le soleil en moi tu surgis, et la brume s'éclipse: La même, et tu tiens encore la bannière de l'Empire (F. Pessoa, L'ultime nef). Grèce, Rome, Chrétienté, Europe-toutes quatre s'en vont Là ou vont aussi tous les âges (F. Pessoa, Le Quint Empire). Parler de l'identité européenne, du concept et de la notion même d'Europe d'un point de vue différentialiste n'est pas chose facile, compte tenu de l'actuelle confusion idéologique et conceptuelle qui règne à propos de cette notion, de la puissance multiforme évocatrice et suggestive que génère une telle "donnée" géospatiale et ethnico-culturelle ainsi que des degrés d'intensité spirituelle que porte en soi une si haute idée en laquelle nous nous reconnaissons. Ebaucher la trame d'une identité européenne millénaire aujourd'hui menacée, déceler les signes de son déclin et de sa résurrection, déterminer les conditions structurelles, politiques, idéologiques et économiques propres à assurer le redressement moral et politique de ce continent supposera de contourner les écueils d'un manichéisme politico-idéologique qui oppose les actuels promoteurs de l'Europe technocratique, économique et financière aux défenseurs de l'Europe charnelle, organique aux fondements ethnico-culturels, les méandres d'une exaltation sentimentaliste ou d'un néo-romantisme stérile aux aspirations passéistes, pour aboutir à une attitude de détachement, à une lucidité de prise de position, à une conception et une analyse métapolitique synthétisante et synoptique, à une pureté d'engagement au travers de ce que Donoso Cortés appelait les négations radicales et les affirmations souveraines que nécessite la compréhension et la défense d'une notion si élevée qu'est l'Europe. Une réflexion instrospective Restituer le sens originel à l'idée d'Europe en intégrant les éléments d'une modernité trop souvent répudiée et galvaudée par les "conservateurs" nostalgiques en tout genre, nécessite une réflexion introspective sur soi-même, un épurement radical de son intériorité dans le cadre d'une réintégration ontologique laquelle est à même d'assurer le délaissement des formes anciennes désuètes et consommées, l'abandon des catégories intellectuelles résiduelles acquises, afin de découvrir la substance élémentaire qui contient la "forme nouvelle" laquelle n'est autre que l'idéal “impérial d'universalité et de paix éternelle” et du “sens tragique de la vie” qui est le propre de l'esprit européen. Ce même idéal est indissociable d'une certaine conception de la vie et de l'homme comme d'une vision du monde, d'une Weltanschauung bien spécifique. Cette Weltanschauung proprement européenne, qui combine des concepts intellectuels, des images-clef à un intuitionnisme dynamique, s'oppose à toutes les formes d'abstraction, de généralisation et de constructivisme rationaliste. Au contraire elle met l'accent et se dirige délibérément dans le cadre d'une perspective ultra-réaliste vers l'existentiel, le concret, le singulier. A l'antipode de la raison discursive et spéculative, elle se fait le chantre d'un vitalisme et d'un développement organique du monde en conjuguant les notions de “retournement”, de “remplacement”, de “relève” avec une conception sphérique et cyclique de l'histoire et du monde ponctuée par des phases de naissance, de croissance, de maturation, de déclin, de mort et de renaissance, tout en redécouvrant et en réaffirmant le sens héroïque de la vie dans un monde moderne essentiellement dominé et aseptisé par un eudémonisme croissant, une utopie progressiste, par une pandémie mentale économiciste et un rationalisme matérialiste. Cette même vision du monde pénétrée par l'idée de l'éternel retour à l'“identique”, à la “centralité suprême” restitue les fondements spirituels d'une communion intime entre le visible et l'invisible, par la restauration de la sphère du sacré et du divin comme expression d'un niveau supérieur de conscience et de la réalité existentielle individuelle. Sans pour autant rejeter tous les aspects de la modernité dominée par la fiction environnementaliste et la conception sociétaire, elle pose le postulat d'une réconciliation authentique de la personne humaine et son unité avec le monde de la nature régénérée et resacralisée dans ses infimes éléments intermédiaires. L'Europe c'est aussi la présence vivante dans nos esprits et la projection d'images conductrices qui relient notre présent et notre avenir à notre passé mythique. C'est le langage immémorial et tellurique des mégalithes, des menhirs et cromlechs qui annoncent les éclipses et se démultiplient en diverses formes mythiques à la lumière des solstices d'hiver et d'été, le grondement souterrain des ossements de légions romaines disséminées, le survol de l'aigle impérial au-dessus des symposiums des tribus celtes réunis en koiné et le silence grave les hommes libres rassemblés en Things nordiques itinérants. C'est aussi l'élévation impavide et solennelle des cathédrales gothiques, la présence mystique des Saints et le Gloria du Christ glorifié, du Kirié Eleison des gueux, la redécouverte des senteurs d'un encens séculaire embaumant un cortège funèbre royal au rythme des sacqueboutiers, mais aussi la proximité conviviale des clochers paroissiaux de bourgs paisibles. L'Europe c'est encore en nous, l'écho du fond des âges des choeurs belliqueux lointains des compagnonnages guerriers des Männerbünde germaniques, des Mairya aryens, des Fianna celtiques, des Druzba slaves, le souvenir enfoui au tréfond de nos âmes des diffidations du moyen-âge aux milles étendards déchirés et empourprés claquants dans le brouillard de chevaux fougueux empoussiérés, c'est aussi l'éclat des armures suintantes des seigneurs orgueilleux flanqués de leurs reîtres et écuyers aguerris et fidèles, le vacarme tumultueux et onduleux des lances et épées entrelacées, tout comme les réminiscences mélodieuses des chansons courtoises qu'un chevalier dédie à sa belle promise. L'Europe c'est enfin l'éternel retour des saisons, du foisonnement des bourgeons et des multicolores floraisons du printemps, du rayonnement du soleil invaincu au zénith d'été, du pourpre multiforme des forêts dénudées automnales, aux aurores boréales glacées au-dessus des cimes aux neiges immaculées. Un Cinquième Empire de Paix Universelle A ce creuset intuitif et idéologique de cette Weltanschauung spécifiquement européenne, se mêle l'idéal d'une paix universelle et éternelle, “l'utopie mythique et millénariste d'un Reich”, d'un “Empire du milieu” retrouvé qu'a si bien évoqué Arthur Moeller van den Bruck dans son ouvrage Le Troisième Reich. Ce messianisme impérial se retrouve chez le poète portugais Fernando Pessoa dans son recueil de poèmes Message qui l'a porté vers le Sebastianisme (la figure de Don Sebastian, le «Roi caché»), l'équivalent portugais du mythe d'un Cinquième Empire de paix universelle ou l'esprit dominerait la matière (d'où le titre de Mensagem: «mens agitat molem», c'est l'esprit qui fait mouvoir la matière). Pénétré par des conceptions initiatiques d'inspiration rosicruciennes, Pessoa proclamait que toutes les nations sont des mystères et qu'à soi seule chacune est tout le monde; cette conception spirituelle de la patrie aux connotations ésotériques, laquelle transcende la patrie politique en l'intégrant à un niveau supérieur l'a conduit vers l'idée d'une nation englobant du même coup “le monde entier”, en tant qu'incarnation d'un Cinquième Empire universel à travers la figure du «Roi caché». Mais c'est Ernst Jünger, l'apôtre de la mobilisation totale, l'exemple personnifié du «réalisme héroïque», l'artisan de l'homme nouveau dans la figure du Travailleur, qui fut le principal promoteur et défenseur d'une paix universelle et éternelle dans l'harmonie retrouvée, une paix européenne qui trouva ses germes dans le déchaînement des forces élémentaires, la mobilisation et la guerre totale, l'image et l'action du travailleur-soldat transfiguré et dans la barbarie mécanique non dénuée de toute forme d'esthétique. En croyant à l'action rédemptrice de la guerre “dont les fruits selon lui sont et doivent être universels”, Jünger nous propose un idéal de paix éternelle pour le continent européen fondée sur une réconciliation réelle et une alliance sacrée et indissoluble des patries charnelles européennes, et reposant sur des principes à la fois politiques, spirituels et, théologiquement, sur les paroles de salut, constituant la source de “forces bénéfiques” et de “puissances généreuses”. Dénonçant les méfaits du nivellement uniformisateur du monde moderne dont l'avènement des démocraties nationales ont achevé de détruire les anciennes monarchies et de ce qui restait encore de structures organiques et unitaires en Europe, Jünger annoncera la substitution progressive aux Etats nationaux centralisés européens de “vieux style”, d'espaces impériaux se fondant sur le mariage des peuples, la diversité, la pluralité, la complémentarité, l'accession de l'homme “par de là les frontières et les divisions de l'histoire” vers une forme nouvelle tendant à la totalité et l'unité, par l'intermédiaire, selon les propres mots de Jünger, “d'une chimie prodigieuse le transformant progressivement en citoyen de nouveaux empires”. Une nouvelle religiosité européenne plurielle Jünger en reprenant les pensées de Walter Schubart dans L'Europe et l'âme de l'Occident (lequel écrivit que ce n'est pas dans l'équilibre du monde bourgeois mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions), se fait le précurseur d'une nouvelle religiosité européenne plurielle, oecuménique et tolérante laquelle ne verra le jour qu'après l'institution d'un nouveau synode dont les fruits régénéreront l'unité de l'“Occident”, lequel au-delà de son aspect spatial, politique et juridique devra ressusciter dans l'“Eglise”. Cet avènement de la paix universelle et éternelle dans la conception jüngerienne ne se fera pas sans une résistance opiniâtre et organisée d'une élite “rebelle” et gardienne de l'idée d'un nouvel ordre “impérial”, laquelle aura “recours aux forêts” (comme le préconise Jünger dans son Traité du rebelle) comme champ d'action, de réflexion et d'expérimentation, face aux diverses formes de totalitarisme moderne du suffrage majoritaire, des rouages de l'Etat pléthorique policier, l'hypertrophie bureaucratique et administrative, les structures technocratiques tentaculaires, les passions et les idéologies niveleuses des masses. Une dynamique ascensionnelle Parmi les grands penseurs précurseurs de l'idée européenne que l'on peut qualifier d'«européistes» comme le Baron Johan Christoph von Aretin, Friedrich Gentz, C.F von Schmidt-Phiseldeck, Alexis de Tocqueville, Edmund Burke, Metternich, Constantin Frantz, Friedrich Naumann, Joseph Edmund Jörg, Julius Fröbel, le Comte Richard Coudenhove-Kalergi, Otto Bauer, Goerdeler, Ulrich von Hassel, le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, Carl Schmitt, Hans Freyer, etc., une place à part est à faire à l'écrivain et poète Hugo von Hofmannsthal lequel a forgé la notion de «révolution conservatrice» dans son discours de 1927 intitulé L'écriture comme espace spirituel de la nation et a le mieux dégagé la genèse et l'essence de l'idée européenne à travers ses écrits L'Europe (1925), L'idée d'Europe (1916), Oui à l'Autriche (1914), Nous Autrichiens et l'Allemagne (1915), et ses articles de La revue Européenne/Europäische Revue (fondée en 1926). La représentation et l'évocation de l'idée de l'Europe chez H. von Hofmannsthal rejettent les processus d'abstraction, de rationalisation comme celle de l'appréhension sentimentale. La grande idée de l'Europe chez Hofmannsthal s'inscrit dans le cadre d'une dynamique ascensionnelle, vers laquelle selon ses propres phrases: « l'âme doit s'élever par le pouvoir de ses meilleurs auxiliaires: la connaissance directe, l'expérience, la spiritualisation». Pour Hofmannsthal l'idée d'Europe est inséparable de la notion d'universalité, compte tenu du fait qu'elle est contenue dans les plus grandes manifestations et réalisations de chaque nation. Il dégage une conception ainsi qu'une fonction empiriste de l'idée européenne laquelle constitue en premier lieu «l'expérience personnelle» de grands hommes alors que leur nation constitue leur destin rejoignant l'idéal de l'universalité intellectuelle et philosophique d'un Goethe, tout en inspirant la conception bien spécifique de la nation hispanique au sens où un José Antonio Primo de Rivera l'a définie: «unité de destin dans l'universel». Chez Hofmannsthal la grande idée de l'Europe suppose une phénoménologie créatrice de la pensée au sens où pour tout grand phénomène, toute grande pensée, toute philosophie, toute idée politique élevée, toute considération profonde du monde, en passant par Pétrarque, Kant, la musique de Bach à Beethoven, de Jules César à Napoléon, la peinture d'Ingres à Cézanne, deviennent inéluctablement européennes, dans la mesure ou l'idée européenne constitue le débouché et la prolongation directe et phénoménologique de la sphère nationale vers l'universalité. Hofmannsthal a su déceler et décrire les faiblesses et les stigmates désintégrationnistes et déliquescents de son époque qu'il impute aux «menées des prophètes du déclin et des bacchantes du chaos, des chauvinistes et cosmopolites», pour croire en l'action rédemptrice d'une élite unie par la grande idée de la restauration créatrice européenne «dont dépend la survie et la continuation de la vie spirituelle de tous les hommes de ce continent». Profonde unité spirituelle L'universalité et l'impérialité de l'idée d'Europe apparaît dans toute son intensité dans les notes pour un discours —L'idée d'Europe— de Hugo von Hofmannsthal lequel considérant que l'unité de l'Europe n'étant ni géographique ni raciale ni ethnique, nous rappelle que son essence est avant tout idéologique et spirituelle. Cette idée de l'Europe hofmannsthalienne rejoint celle d'un autre grand Européen qu'était Drieu la Rochelle, lequel considérait que la profonde unité spirituelle des Européens de toute origine et de toute qualité était de participer à un magnifique destin qui vaut la peine de vivre et de mourir. Ce dernier écrivit que rien d'autre ne faisait la vertu secrète de Racine, de Voltaire, de Hugo que de participer au rêve d'orgueil européen de la France royale et de la France populaire. «Nous aussi, nous avons vécu et joui et pâti d'une loi que nous donnions à l'Europe, comme les Italiens du XVième, les Espagnols du XVIième, les Hollandais du XVIIième, les Anglais du XIXième». Pour Hofmannsthal, l'Europe constitue avant tout un concept transcendant «une couche supérieure au-dessus des réalités», lequel joue le rôle de garantie commune et suprême pour un bien sacré, des institutions dont la substance et la dénomination évoluent au fil des époques: les Etats-Cités grecs sous forme des amphictyonies pour Delphes, Rome et l'Empire Romain pour le domaine commun de l'hellénisme, des parties de l'Empire émancipées en Etats ethniques pour Rome et pour la Papauté comme dépositaire et héritières de toute autorité centrale de l'Antiquité, les siècles des croisades comme mission et vocation de la Chrétienté, l'époque de la Renaissance et la défense de la latinité en tant que résurrection de la conservation d'un héritage fondamental, l'humanisme allemand, etc... Hofmannsthal a su déceler les effets dévastateurs des idéologies progressistes et révolutionnaires du XVième et du XIXième siècle, sur la conception “classique” et antique de l'Europe. Ainsi pour lui, l'idéologie des Lumières et de la révolution française a une faible valeur intellectuelle et dynamique, elle s'affirme dans le cadre d'“égoïsmes nationaux” et se caractérise par son conservatisme qui se limite “à freiner à préserver et non plus de créer et de propager” ce qui est le propre de la vocation missionnaire de l'Europe. Pour Hofmannsthal, depuis la révolution française, “l'Europe n'est plus ressentie comme intégrale des différents composants, mais comme système de stratification des composants”. Le déclin de l'idée d'Europe allait de pair avec le rétrécissement de l'idée antique de “mission”, laquelle a été reléguée à une instance administrative mondiale de type dirigiste. Hofmannsthal nous démontre le glissement progressif de l'Europe de sa sphère “culturelle et universelle” vers une zone de civilisation où le mercantilisme et l'argent constituent les principales valeurs. Dans le cadre d'une réflexion analogue, Maurice Bardèche avait quant à lui senti plus tard les prémisses du déclin de l'idée d'Europe avec l'abandon des empires qui a précédé le démembrement progressif de l'Europe, la substitution d'une passivité féminine à la définition traditionnelle de l'homme, et le triomphe dans le monde moderne de l'Argent et du mercantilisme sur les hiérarchies qualitatives des valeurs d'honneur, de courage, de loyauté, d'énergie et de civisme. Pour lui la démission des conquérants a inéluctablement précipité la chute idéologique et politique de l'Europe: «L'Europe avait perdu l'esprit impérial. Elle ne croyait plus à l'homme d'Europe. Elle avait honte de celui qui a un rire de seigneur». Hofmannstahl explique ce même déclin par une impuissance fondamentale de générer et de donner du “spécifique” et du singulier (sinon d'échanger des marchandises) et par une lente dégénérescence spirituelle ainsi que par une dissociation de l'âme individuelle et collective des peuples si bien illustrée par cette phrase: «La religion, l'humanisme de l'Europe, ne s'achetaient pas, étaient difficiles à donner, infiniment difficiles à accepter mais ils découlaient de la totalité de l'âme, ils réclamaient la totalité, façonnaient la totalité». Hofmannsthal a foi néanmoins en la résurrection de l'idée de l'Europe «fatiguée et exténuée d'avoir trop servi par une reconquête, une “repossession”, une “réintégration” spirituelle chez des individus isolés, communauté silencieuse et agissante pour lesquels la notion et la culture européennes constituent une norme absolue et pour lesquels la perspective triomphante de la renaissance européenne s'inscrit dans le cadre d'une “expérience rafraîchie de cette idée dans son antique sainteté”». Jure VUJIC.
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mercredi, 31 janvier 2007
Frères Jünger: guerre industrielle et prolétarisation du guerrier
Guerre industrielle et «prolétarisation» du guerrier chez Ernst et Friedrich Georg Jünger
«Les contrées ardentes qui nous attendent, aucun poète ne les a encore contemplées dans ses rêves. Ce sont des champs de cratères glacés, des déserts avec des oasis aux palmiers de flamme, des murailles roulantes de feu et d'acier, et des plaines dévastées par la mort où passent de rouges orages. Des troupes d'oiseaux d'acier y volent à travers les airs et des machines d'acier y rugissent dans les champs (...)» Feu et Sang (Blut und Feuer).
Voici enfin publié le dernier volet manquant à la traduction française de la période guerrière de Ernst Jünger. Sous-titré Bref épisode d'une grande bataille (Ein kleiner Ausschnitt aus einer grossen Schlacht. Kriegssausbruch 1914), c'est une nouvelle fois à la maison “Christian Bourgois éditeur”, et ce à quelques mois d'intervalle avec la parution de La guerre comme expérience intérieure, que nous devons de parcourir, excellemment traduit par Julien Hervier, ce texte original écrit en 1925. Exercice d'approfondissement du chapitre «La grande bataille», d'Orages d'acier, le recueil de mémoires qui le révéla à la littérature en 1920, ce court texte d'à peine 190 pages traite dans une écriture dense, alerte, riche en métaphores et autres fulgurances stylistiques de la participation de l'auteur à l'offensive allemande de 1917. Enième assaut qui, d'emporter la décision finale, ne fit qu'ajouter à la déjà trop longue liste des milliers de nouveaux cadavres.
Témoignage brut, à chaud de l'engagement d'un jeune lieutenant des troupes de choc, l'échelle microscopique du témoignage, où n'intervient aucune considération d'ordre stratégique, accentue au paroxysme la fureur des combats, le déchaînement du facteur matériel et le retour au bestial de l'homme «civilisé», broyé par l'énormité des moyens mis en œuvre. Des propos dont l'amertume et la lassitude ne sont pas absentes.
Parallèlement vient de paraître dans la dernière livraison d'Allemagne d'aujourd'hui une longue étude de Danièle Bertran-Vidal —spécialiste des frères Jünger, déjà remarquée par son précédent livre Chaos et renaissance dans l'œuvre d'Ernst Jünger (Bern, 1995)— sur le premier «Kriegsroman» de Friedrich Georg Jünger, Der Erste Gang (La première marche). Livre de maturité, à l'inverse de Feu et Sang, rédigé en 1954, Der Erste Gang retrace en huit récits le premier conflit mondial tel que le vécut l'empire austro-hongrois. S'appuyant sur des témoignages véridiques mais inventant personnages et actions, F. G. Jünger confronte les points de vue au sein de l'état multi-ethnique en guerre contre la Russie des tsars. Occasion d'effectuer le parallèle avec l'allié et cousin allemand, mais surtout, et ce qui retiendra davantage notre attention ici, d'aplanir sa réflexion sur les successives transformations du combat et l'inexorable régression du soldat de son rôle de sujet à celui d'objet, manoeuvré, manipulé, fondu dans la mécanique de guerre.
Une thématique largement présente dans l'œuvre des frères Jünger (Le Travailleur, La Mobilisation Totale, La Perfection de la technique) qu'exposent ces deux ouvrages avec une toute particulière acuité.
Les frères Jünger, chantres de la soldatesque
«Nous avons passé les derniers jours de l'automne à nous battre dans le sinistre plat pays des Flandres qu'assombrissaient de lourds nuages de pluie, nous avons ensuite été cantonné dans une position glaciale et peu sûre de l'Artois avant d'être jetés dans la brèche qu'avait ouverte dans le front l'offensive des tanks sur Cambrai».
L'action de Feu et Sang se situe le 21 mars 1917, premier jour de la première offensive allemande lancée par le Grand-Quartier-Général après l'échec de Verdun. Le mois suivant, ce sera au tour du généralissime Nivelle d'engager la contre-offensive entre l'Oise et Reims: 30.000 morts et 80.000 blessés en deux jours. Le fiasco sera complet et la mémoire collective conservera avec horreur le souvenir du «Chemin des Dames». Au mois de juillet de la même année, un nouvel assaut allemand sur Langemarck verra se croiser le destin des deux frères, Ernst ramenant vers l'arrière son jeune frère grièvement blessé, rencontré par hasard pendant la bataille. Coïncidence émouvante que relateront conjointement Ernst et Friedrich Georg Jünger dans Orages d 'acier (1920) et Grüne Zweige (1951). Episode hautement symbolique aussi pour qui connaît l'itinéraire littéraire et idéologique des frères Jünger, chantres de la soldatesque, penseurs de la civilisation révélés à eux-mêmes par la guerre. «Ici devient visible une nouvelle race qui s'était formée elle-même à la rude discipline de la guerre —élevée à l'école des batailles et familiarisée avec les outils dont on se sert pour la besogne de mort. Ici la volonté avait fusionné avec l'usage des moyens en une unité du plus haut rang guerrier».
A trente ans d'écart, les mêmes préoccupations harcèlent littéralement les deux essayistes, marqués au fer rouge, fascinés en historiens et philosophes par le changement radical opéré au cours des quatre ans de combat. De chaque côté, la même interrogation sur l'industrialisation de la guerre, la même analyse de la subversion complète des valeurs.
«Les forces de l'élémentaire croissent». Ces propos ne sont pas de Ernst mais de Friedrich Georg Jünger et traduisent supérieurement l'unité de pensée qui anime leur démarche respective. Quand, dans Der Erste Gang, Waldmüller est affecté à l'état-major viennois en 1916, F. G. Jünger inscrit sa réflexion dans la sienne propre, et énumère les nouvelles caractéristiques de la «guerre d'usure»: stabilisation du front, rupture d'avec la tradition stratégique, enlisement du combattant dans la lassitude, la monotonie. «On nous en a vraiment trop demandé» note avec abattement Ernst Jünger au premier chapitre de Feu et Sang.
«On nous en a vraiment trop demandé»
Dans cet univers figé, c'est sur le matériel que misent prioritairement les nouveaux Alcibiades: «... matériel —ce terme étranger qui devait prendre bientôt pour nous un sens toujours plus terrible jusqu'à donner son nom aux batailles mêmes que nous allions livrer (...) Nous nous en fîmes une petite idée dans les premiers pilonnages d'artillerie (...) Mais c'est seulement après le broyage répété des offensives de Verdun (...) que se révéla à nous la volonté des grands Etats qui se traduisait sur le front en explosions de feu». Soigneusement programmée dans la logistique des belligérants, l'irruption de la révolution industrielle dans la menée des combats n'en stupéfie pas moins la piétaille des premières lignes. Le lyrisme épouvanté de Ernst Jünger en témoigne: «Voila ce qu'est le matériel. Devant le regard surgissent de vastes régions industrielles avec les chevalements des puits de charbons et l'éclat nocturne des hauts fourneaux —salles des machines avec courroies de transmissions et volants étincelants, imposantes gares de marchandises avec leurs voies ferrées scintillantes, le papillotement des signaux lumineux de toutes les couleurs et l'ordonnance des blanches lampes à arc qui éclairent l'espace de manière géométrique. Oui, c'est là qu'on l'assemble et qu'on le forge selon les phases de travail méticuleusement réglées d'une gigantesque production, et ensuite il roule jusqu'au front sur les grandes voies de communication, comme une somme de performances et d'énergie emmagasinée qui se déchaîne contre l'homme de manière dévastatrice. La bataille est un affrontement entre industries et la victoire le succès du concurrent qui a su travailler plus vite et plus brutalement».
L'emploi par F. G. Jünger de termes mathématiques et techniques renforce davantage encore ce caractère nouveau de la guerre et lui confère des qualités d'horlogerie, millimétrage, calcul, précision, mécanique. «La guerre, c'était avant tout du travail, un dur travail physique» glisse-t-il dans un monologue du soldat Hammerstein. «...une totalité (...) noces de l'outil et du bras» lui répond en écho Ernst Jünger. «Ici, il n'est pas question d'enthousiasme mais de travail terre à terre, objectif qu'on ne peut apprendre du jour au lendemain».
Là commence le règne de l'absurdité
Point d'orgue de cette gigantesque préparation, l'assaut, fracassante libération du corps et de l'esprit dans la fusion de l'individu et de la matière. Les âmes dispersées, apeurées s'y rejoignent pour souder en une force irrésistible le bélier de la ruée. Feu et Sang regorge de ces considérations mêlant chair vivante et acier froid: «Tout est monotone, uniforme et gris. Tout est objectif et fonctionnel comme la marche d'une machine en mouvement (...) Nous nous y insérons pour nous perdre dans le grand sens et la grande unité (...) candidats à l'examen d'histoire mondiale (...) Chacun devient par nécessité une partie vivante d'une force supérieure».
Pour les états-majors, désormais, le nombre supplante la manœuvre, la quantité la qualité. L'individu s'efface devant le gaspillage inouï en vies humaines: «La grande addition est posée: on va tirer là-bas le trait rouge de sa conclusion et nous sommes une fraction de petits chiffres avec lesquels on calcule» (Feu et Sang). Au guerrier se substitue le spécialiste. Là commence le règne de l'absurdité toute malapartienne: «Il y a des pertes. Günther von Wedelstadt tombe lui aussi, victime d'un coup de plein fouet de notre artillerie. C'est son frère qui commande une des batteries». Et dans cet enfer moderne, les frères Jünger discernent la part ineffable de l'homme, bourreau et victime de sa propre folie meurtrière dont se nourrira le nihilisme des années 20: «L'homme, en revanche, a été le premier à se former dans le feu des batailles; c'est lui qui confère au combat et aux moyens qu'il utilise un nouveau visage plus terrible».
...les argonautes tristes...
De part et d'autre, les mêmes images. «Ces visages sont livides, malpropres, minés par les nuits sans sommeil (...) les pommettes ressortant avec une netteté tranchante» (Feu et Sang), «maigres et émaciés (...) Des êtres hâves et efflanqués» (Der Erste Gang). Plus de passé et moins encore d'avenir pour les argonautes tristes. Et pourtant, dans cette guerre d'un genre neuf, combat d'ombres, immense chantier sillonné de fantômes, subsistent quelques parcelles d'humanité et de fierté recouvrée. Ainsi du face-à-face fortuit de Ernst Jünger et d'un jeune officier allemand dans le feu de la bataille, où s'échangent un sourire et une goutte de gnôle: «Sans nous dire adieu, nous nous précipitons à sa suite, l'un par-ci, l'autre par-là, sans espoir de jamais nous revoir», et de sa lecture de journaux abandonnés dans une position britannique enlevée: «Les Huns. Aujourd'hui, en tout cas, nous avons fait honneur à ce nom».
Ernst Jünger sera blessé trois fois et aura tué deux ennemis au cours de l'assaut. Le devoir accompli? «On fait son devoir et, ce faisant, on y manque» lui rétorque Hammerstein alias Friedrich Georg Jünger.
En annexe de Feu et Sang, l'éditeur a eu l'heureuse idée de joindre un court récit de E. Jünger, écrit en 1934 et intitulé La déclaration de guerre de 1914. On y trouve cet extrait à tout le moins prophétique: «Dans la poche de ma tunique, j'avais glissé un mince carnet, il était destiné à mes notes quotidiennes. Je savais que les choses qui nous attendaient étaient irrémédiables».
Laurent SCHANG.
- Ernst Jünger, Feu et Sang, Christian Bourgois éditeur, 1998.
- «Un «Kriegsroman» oublié: Der Erste Gang de Friedrich Georg Jünger» de Danièle Bertran-Vidal in Allemagne d'aujourd'hui, premier trimestre 1998.
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mardi, 30 janvier 2007
E. Jünger, lecteur de Léon Bloy
Ernst Jünger, lecteur de Léon Bloy
Les sept marins du “renversement copernicien” sont un symbole, qu’Ernst Jünger met en exergue dans la préface des six volumes de ses “Journaux”, intitulés “Strahlungen”. Les notes de ces “Journaux”, rédigées pendant l’hiver 1933/1934 “sur la petite île de Saint-Maurice dans l’Océan Glacial Arctique” signalent, d’après Jünger, que “l’auteur se retire du monde”, retrait caractéristique de l’ère moderne. Le moi moderne est parti à la découverte de lui-même, explique Jünger, conduisant à des observations de plus en plus précises, à une conscience plus forte, à la solitude et à la douleur. Aucun des marins ne survivra à l’hiver arctique. Nous avons énuméré là quelques caractéristiques majeures des “Journaux” de Jünger. Celui-ci rappelle simultanément les pierres angulaires de l’œuvre et de l’univers d’un très grand écrivain français, qu’il a intensément pratiqué entre 1939 et 1945: Léon Bloy.
Léon Henri Marie Bloy est né le 11 juillet 1846 à Périgueux. Il est mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine. Il se qualifiait lui-même de “Pèlerin de l’Absolu”. Converti au catholicisme sous l’impulsion de Barbey d’Aurevilly en 1869, il devient journaliste, critique littéraire et écrivain et va mener un combat constant et vital contre la modernité sécularisée, contre la bêtise, l’hypocrisie et le relativisme, contre l’indifférence que génère un ordre matérialiste. Bloy remet radicalement en question tout ce qui fait les assises de l’individu, de la société et de l’Etat, ce qui le conduit, bien évidemment, à la marginalisation dans une société à laquelle il s’oppose entièrement.
Pour Bloy, Dieu n’était pas mort, il s’était “retiré”
Conséquences de la radicalité de ses propos, de son œuvre et de sa langue furent la pauvreté extrême, l’isolement, le mépris et la haine. Sa langue surtout car Bloy est un polémiste virulent, à côté de beaucoup d’autres. Son Journal, qui compte plusieurs volumes, couvre les années de 1892 à 1917; sa correspondance est prolixe et bigarrée; ses nombreux essais, dont “Sueur de sang” (1893), “Exégèses des lieux communs” (1902), “Le sang du pauvre” (1909), “Jeanne d’Arc et l’Allemagne” (1915) et surtout ses deux romans, “Le désespéré” (1887) et “La femme pauvre” (1897) forment, tous ensemble, une œuvre vouée à la transgression, que l’on ne peut évaluer selon les critères conventionnels. La pensée et la langue, la connaissance et l’intuition, l’amour et la haine, l’élévation et la déchéance constituent, dans les œuvres de Bloy, une unité indissoluble. Il enfonce ainsi un pieu fait d’absolu dans le corps en voie de putréfaction de la civilisation occidentale. Ainsi, Bloy se pose, à côté de Nietzsche, auquel il ressemble physiquement, comme l’un de ces hommes qui secouent et ébranlent fondamentalement la modernité.
L’impact de Bloy ne peut toutefois se comparer à celui de Nietzsche. Il y a une raison à cela. Tandis que Nietzsche dit: “Dieu est mort”, Bloy affirme “Dieu se retire”. Nietzsche en appelle à un homme nouveau qui se dressera contre Dieu; Bloy réclame la rénovation de l’homme ancien dans une communauté radicale avec Dieu. Nous nous situons ici véritablement —disons le simplement pour amorcer le débat— à la croisée des chemins de la modernité. Aux limites d’une époque, dans le maëlström, une rénovation s’annonce en effet, qu’et Nietzsche et Bloy perçoivent, mais ils en tirent des prophéties fondamentalement différentes. Chez Nietzsche, ce qui atteint son sommet, c’est la libération de l’homme par lui-même, qui se dégage ainsi des ordonnancements du monde occidental, démarche qui correspond à pousser les Lumières jusqu’au bout; chez Bloy, au contraire, nous trouvons l’opposition la plus radicale aux Lumières, assortie d’une définition eschatologique de l’existence humaine. Nietzsche a fait école, parce que sa pensée restait toujours liée aux Lumières, même par le biais d’une dialectique négative. Pour paraphraser une formule de Jünger: Nietzsche présente le côté face de la médaille, celle que façonne la conscience.
Bloy a été banni, côté pile. Il est demeuré jusqu’à aujourd’hui un auteur ésotérique. Ses textes, nous rappelle Jünger, sont “hiéroglyphiques”. Ils sont “des œuvres, pour lesquelles, nous lecteurs, ne sommes mûrs qu’aujourd’hui seulement”. “Elles ressemblent à des banderoles, dont les inscriptions dévoilent l’apparence d’un monde de feu”. Mais malgré leurs différences Nietzsche et Bloy constituent, comme Charybde et Scylla, la porte qui donne accès au 20ième siècle. Impossible de se décider pour l’un ou pour l’autre: nous devons voguer entre les deux, comme l’histoire nous l’a montré. Bloy et Nietzsche sont les véritables Dioscures du maëlström. Peu d’observateurs et d’analystes les ont perçus tels. Et,dans ce petit nombre, on compte le catholique Carl Schmitt et le protestant Ernst Jünger.
Si nous posons cette polarité Nietzsche/Bloy, nous considérons derechef que l’importance de Bloy dépasse largement celle d’un “rénovateur du catholicisme”, posture à laquelle on le réduit trop souvent. Dans sa préface à ses propres “Strahlungen” ainsi que dans bon nombre de notices de ses “Journaux”, Ernst Jünger cite Bloy très souvent en même temps que la Bible. Car il a lu Bloy et la Bible en parallèle, comme le montrent, par exemple, les notices des 2 et 4 octobre 1942 et du 20 avril 1943. C’est à partir de Bloy que Jünger part explorer “le Livre d’entre les Livres”, ce “manuel de tous les savoirs, qui a accompagné d’innombrables hommes dans ce monde de terreurs”, comme il nous l’écrit dans la préface des “Strahlungen”. Bloy a donné à Jünger des “suggestions méthodologiques” pour cette nouvelle théologie, qui doit advenir, pour une “exégèse au sens du 20ième siècle”.
Mais Jünger place également Bloy dans la catégorie des “augures des profondeurs du maëlström”, parmi lesquels il compte aussi Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoïevski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad et Kierkegaard. Tous ces auteurs, Jünger les appelle aussi des “séismographes”, dans la mesure où ils sont des écrivains qui connaissent “l’autre face”, qui sentent arriver l’ère des titans et les catastrophes à venir ou qui les saisissent par la force de l’esprit. Dans “Le Mur du Temps”, Jünger nous rappelle que ces hommes énoncent clairement leur vision du temps, de l’histoire et du destin. Trop souvent, dit Jünger, ces “augures” s’effondrent, à la suite de l’audace qu’ils ont montrée; ce fut surtout le cas de Nietzsche, “qu’il est de bon ton de lapider aujourd’hui”; ensuite ce fut aussi celui de Hamann qui, souvent, “ne se comprenait plus lui-même”. On peut deviner que Jünger, à son tour, se comptait parmi les représentants de cette tradition: “Après le séisme, on s’en prend aux séismographes” —modèle explicatif qui peut parfaitement valoir pour la réception de l’œuvre de Jünger lui-même.
Le chemin qui a mené Jünger à Bloy ne fut guère facile. Jünger le reconnait: “Je devais surmonter une réticence (...) —mais aujourd’hui il faut accepter la vérité, d’où qu’elle se présente. Elle nous tombe dessus, à l’instar de la lumière, et non pas toujours à l’endroit le plus agréable”. Qu’est-ce donc que cet “endroit désagréable”, qui suscite la réticence de Jünger? Dans sa notice du 30 octobre 1944, rédigée à Kirchhorst, Jünger écrit: “Continué Léon Bloy. Sa véritable valeur, c’est de représenter l’être humain, dans son infamie, mais aussi dans sa gloire”. Pour comprendre plus en détail cette notice d’octobre 1944, il faut se référer à celle du 7 juillet 1939, qui apparaît dans toute sa dimension drastique: “Bloy est un cristal jumelé de diamant et de boue. Son mot le plus fréquent: ordure. Son héros Marchenoir dit de lui-même qu’il entrera au paradis avec une couronne tressée d’excréments humains. Madame Chapuis n’est plus bonne qu’à épousseter les niches funéraires d’un hôpital de lépreux. Dans un jardin parisien, qu’il décrit, règne une telle puanteur qu’un derviche cagneux, qui est devenu l’équarisseur des chameaux morts de la peste, serait atteint de la folie de persécution. Madame Poulot porte sous sa chemise noire un buste qui ressemble à un morceau de veau roulé dans la crasse et qu’une meute de chiens a abandonné après l’avoir rapidement compissé. Et ainsi de suite. Dans les intervalles, nous rencontrons des sentences aussi parfaites et vraies que celle-ci: ‘La fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel’ “.
Bloy descend en profondeur dans le maëlström, les yeux grand ouverts. Cela nous rappelle la marche de Jünger, en plein éveil et clairvoyance, à travers le “Foyer de la mort”, dans “Jardins et routes”. Ce qui m’apparaît décisif, c’est que Bloy, lui aussi, indique une voie pour sortir du tourbillon, qu’il ressort, lui aussi, toujours du maëlström: “Bloy est pareil à un arbre qui, plongeant sa racine dans les cloaques, porterait à sa cime des fleurs sublimes” (notice du 28 octobre 1944). Cette image d’une ascension hors des bassesses de la matière, qui s’élance vers le sublime de l’esprit, nous la retrouvons dans la notice du 23 mai 1945, rédigée à la suite d’une lecture du texte de Bloy, “Le salut par les juifs”: “Cette lecture ressemble à la montée que l’on entreprend dans un ravin de montagne, où vêtements et peau sont déchiquetés par les épines. Elle trouve sa récompense sur l’arête; ce sont quelques phrases, quelques fleurons qui appartiennent à une flore autrement éteinte, mais inestimable pour la vie supérieure”.
“On doit prendre la vérité où on la trouve”
Dans la pensée de Bloy, Jünger ne trouve pas seulement une véhémence de propos qui détruit toutes les pesanteurs de l’ici-bas, mais aussi les prémisses d’un renouveau, d’une “Kehre”, soit d’un retournement, des premières manifestations d’une époque spirituelle au-delà du “Mur du temps”, quand les forces titanesques seront immobilisées et matées, quand l’homme et la Terre seront à nouveau réconciliés. Nous ne pouvons entamer, ici, une réflexion quant à savoir si Jünger comprend la pensée sotériologique de Bloy de manière “métaphorique”, comme tend à le faire penser Martin Meyer dans son énorme ouvrage sur Jünger, ou s’il voit en Bloy la dissolution du nihilisme annoncé par Nietzsche —cette thèse pourrait être confirmée par la dernière citation que nous venons de faire où l’image de l’épine et de la peau indique un ancrage dans la tradition chrétienne. Mais une chose est certaine: Bloy a été, à côté de Nietzsche, celui qui a contribué à forger la philosophie de l’histoire de Jünger. “Les créneaux de sa tour touchent l’atmosphère du sublime. Cette position est à mettre en rapport avec son désir de la mort, qu’il exprime souvent de manière fort puissante: c’est un désir de voir représenter la pierre des sages, issue des écumes les plus basses, des lies les plus sombres: un désir de grande distillation”.
Alexander PSCHERA.
(article tiré de “Junge Freiheit” n°09/2005).
Alexandre Pschera est docteur en philologie germanique. Il travaille actuellement sur plusieurs projets “jüngeriens”.
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mercredi, 24 janvier 2007
Gabriele d'Annunzio (Nederlands)
Gevonden op : http://www.vjwestland.be
Gabriele d'Annunzio
De Italiaanse dichter en politicus Gabriele d'Annunzio werd geboren als Antonio Rapagnetta in Pescara op 12 maart 1863. De naam Gabriele kreeg hij van z’n vader als verwijzing naar de bijbelse aartsengel. Z’n vader, Francesco Paolo Rapagnetta – d´Annunzio was een eerder tyranniek figuur afkomstig uit een bourgeois-milieu maar die via adoptie op de sociale ladder kon opklimmen en een vrouw huwen die afkomstig was uit de landadel. Z’n vader steunde Gabriele zijn ontwikkelend muzikaal talent en bracht hem ondermeer ook bewondering bij voor de Italiaanse nationale held Garibaldi en voor het “Latijnse genie” Napoleon Bonaparte. D’Annunzio kreeg eerst privaat onderwijs thuis en ging vervolgens naar het elite-internaat Cicognini in het Toscaanse Prato. Dat internaat werd een zware beproeving voor d’Annunzio die hunkerde naar extravagantie en het doorvoeren van z’n eigen wil, wat leidde tot meerdere “ontsnappingen” uit het internaat. Al vroeg las hij Shakespeare en Baudelaire, op 16-jarige leeftijd schreef hij z’n eerste gedichten en werd beïnvloed door dichter Giosué Carducci. Na z’n internaatsperiode keerde hij in 1881 terug naar Pescara en kwam er terecht in de vriendenkring van de schilder Francesco Paolo Michetti, één van de belangrijkste Italiaanse realisten. Kort daarom trok d’Annunzio naar de universiteit van Rome voor de studie van filosofie en literatuur.
De contacten die hij in de literaire kringen van Rome legde toen hij er zijn universitaire studies volbracht, stelden hem in staan lid te worden van verscheidene literaire kringen en te publiceren in lokale kranten. Zijn literaire stijl ontwikkelde zich en veranderde geregeld, maar centraal blijft min of meer de ontwikkeling tot een soort hedonisme zoals dat begin 20e eeuw opleefde. Zijn vroegere werk is lyrisch, ietwat ontremd over het uiten van emoties, waarin naturalisme te herkennen is. Zoals vaker in hedonistische literatuur en poëzie, komt in zijn latere werk, onder invloed van Friedrich Nietzsche, Arthur Schopenhauer en Richard Wagner, het Übermensch motief centraal te staan: z’n pleidooi om zich te ontwikkelen tot een 'superuomo', de alles kunnende en alles veroverende Nietzscheaanse Übermensch die we eveneens in zijn romans tegenkomen (bijvoorbeeld Stelio Effrena in Il Fuoco, 1898). Het werk van Gabriele d'Annunzio werd sterk beïnvloed door het Franse symbolisme. Net als bij Wagner en Nietzsche speelt het heroïsme een grote rol in het werk van deze Italiaanse dichter. Bovendien is het werk van Gabriele d'Annunzio sterk nationalistisch, soms zelfs overdreven patriottisch. De romans en toneelwerken zijn verfijnd sensualistisch te noemen.
Met de uitgave van zijn tweede gedichtenbundel ‘Canto Novo’ in 1882, voerde d’Annunzio de Engelse romantiek in als nieuwe stijl in Italië en kwam daarmee los van de overheersende invloed van Carducci: “Ik heb de kracht gehad te rebelleren. Dankzij een lang en moeizaam selectieproces ben ik nu vrijer, mezelf, volledig mezelf. Ik moet nog slechts de laatste boeien en kluisters afgooien en me dan in het water gooien.” Er zouden nog meer gedichtenbundels volgen. In 1883 sloot hij zich als dichter aan bij de groep ‘In Arte Libertas’, waar men Romeinse Traditie mengde met een aristocratisch maatschappij ideaal en een revolutionair nationalisme dat zich tegen de bourgeois-maatschappij keerde. Er werd een radicaal estheticisme gepropageerd als tegengewicht voor de geldjacht, het materialisme en de ontbrekende kunstkennis van de bourgeois. Drijvende kracht achter de groep was Angelo Sommaruga, iemand die het schandaal niet schuwde en die decadentie bij d'Annunzio aanscherpte. Het vitalisme van de begintijd had plaats gemaakt voor decadentisme. Eind juni 1883 huwde d’Annunzio met de zwangere Maria Hardouin di Gallese, afkomstig uit Romeinse hoogadel. Het huwelijk startte al onder slecht gesternte wegens de vele affaires van d’Annunzio en zijn verkwistende levensstijl. Tussen november 1884 en 1888 werkte d’Annunzio als redacteur bij de krant ‘La Tribuna’ hetgeen z’n geldzorgen enigszins kon oplossen. Via dit redactiewerk kwam hij in contact met de Italiaanse vloot- en grootmachtpropaganda. In heel wat artikels beschreef en bewonderde hij de eeuwenoude nautische traditie van de Italiaanse zeesteden en de droom van de Middellandse Zee als de Mare Nostrum.
In augustus 1888 hield hij op met z’n werk bij ‘La Tribuna’ en werkte aan z’n eerste roman, ‘Lust’, hetgeen hem tot ver buiten Italië bekend maakte. Het hoofdpersonage, graaf Andrea Sperelli, vertegenwoordigt een bijzondere klasse van Italiaanse adel die van generatie op generatie een hoogstaande cultuur, elegantie, kunstzin beleeft en doorgeeft. Dit wordt geplaatst tegenover een grijze democratie waarin zoveel edel en schoon ondergaat. Sperelli als één van de laatste telgen van een intellectueel ras, doordrongen van kunst, waar kunst nog geen decor is maar zelfs de eigen persoon tot kunstwerk wordt gemaakt, geschapen. Het begrip schoonheid vormt de as van hun ziel waarrond alles draait. In november 1889 trekt d’Annunzio naar het leger en meldt zich als zessentwintigjarige vrijwilliger bij het 14de Cavallerieregiment in Alessandria, hij leed er onder de ontberingen en militaire discipline maar kon gunsten verkrijgen. Maar hij zou er toch malaria oplopen hetgeen hem voor de rest van z’n leven parten zou spelen. Toen hij uit het leger kwam verliet hij z’n vrouw en trok in bij z’n geliefde Barbara Leoni. Maar z’n verkwistende levensstijl, enkele geflopte publicaties en een financieel bankroet van z’n familie ruïneerden hem zodat hij in 1892 opnieuw bij Michetti aanklopte.
Ongeveer terzelfdertijd werd d’Annunzio meer en meer een intellectueel woordvoerder van het anti-liberaaldemocratische rechts. Dit ontstond als reactie op de mislukte imperialistische politiek van de Italiaanse regering in Oost-Afrika en het versterken van de marxistische arbeidersbeweging. D’Annunzio stelde een crisis vast in de historische idealen en veroordeelde het heersende positivisme. Er diende een nieuwe waarheid te komen, een nieuw geloof. Zijn werken boden een elitair wereldbeeld en wezen op de missie van Italië en Rome die voortspruitte uit de Romeinse traditie en oudheid. Een ethische schoonheidscultus werd als Latijns cultuurgoed tegenover de industrialisering en het materialisme geplaatst. Als medewerker van de Napolitaanse krant lanceerde hij regelmatig aanvallen op de liberale staat en haar democratie die hij als “een strijd van egoïsmen” beschouwde. De aristocratische geboorte-adel zou door een nieuwe geestesadel vervangen worden, door een van sociale herkomst onafhankelijke kracht die zou regeren.
Meer en meer werd een Nietzscheaanse invloed in d’Annunzio’s werk sterker in vergelijking met zijn Wagneriaanse beïnvloeding. Hij bewonderde de kritiek van Nietzsche op de “evangelische doctrine van de genade en met medelijden”. Nietzsche verpersoonlijkte de levenskracht terwijl Wagner een symbool werd van de moderne decadente tijd omdat de functie van een kunstenaar er volgens hem in bestond “de tijdsgeest waarin hij leeft uit te drukken”. D’Annunzio verwierp de lijdzaamheid van Wagner maar vond hem een voorbeeld als persoon en zijn kunst voor een mythisch voorbeeld van de culturele en politieke inhoud van een natie. Deze geschetste invloed in d’Annunzio z’n werk werd vooral aangetoond in de essays ‘La bestia elettiva’ en ‘Il caso Wagner’ uit het najaar van 1892. D’Annunzio constateerde de fysische en spirituele crisis waarin Europa verkeerde, een uitdrukking van de overwinning van de ideeën van de Franse Revolutie. De nietzscheaanse cultus van het Ich stond tegenover elke doctrine, predikte de nieuwe aristocratie, het “ras van de Edelen en Vrijen”, die tot de strijd tegen de bourgeois-moraal en de massa geroepen waren, alsook tot de stichting van een nieuw tijdperk.
In 1894 verscheen de derde roman, ‘Triomf van de dood’, volgens velen één van de sleutelwerken van d’Annunzio. Opnieuw biedt de zelfoverwinning, de herwaardering van waarden, een uitweg uit het lijden. Uitbraak en zoektocht naar het onbekende land en de volledige bevrijding uit tradities. Teruggrijpen naar het nog wijdverspreide katholieke geloof in het mysterie biedt geen oplossing. De strijd tegen de eigen dodelijke zwakheden moet verdergezet worden. Wie wil leven moet eerst geestelijk afschuw opwekken voor de waarheid en zekerheid. Uitgangspunt voor de nieuwe oriëntatie werd geboden door de Griekse Oudheid. De oude Grieken, met hun sterke Wil tot leven die in zovele zaken tot uiting kwam, deden niks anders dan zich met de natuur der dingen identificeren. Net als Nietzsche verwierp d’Annunzio zwakheid, gevoeligheid, sentimentaliteit, medelijden, zelfverloochening, verlangen naar het Geloof en de Verlossing. Daar tegenover plaatste hij een optimistische levenshouding, pijn als tucht der sterkere, afwijzen van geloof in moraal, gerechtigheid door ongelijkheid, machtsgevoel, strijd, heerszucht, overwinning, verwoesting en schepping. D’Annunzio gebruikte Nietzsches antiburgerlijke houding voortaan voor z’n eigen esthetiek en z’n radicaal nationalisme. In 1895 verschijnt ‘Le vergini delle rocce’ met een uitdrukkelijk antidemocratisch accent, het verwerpen van de moderne massamaatschappij en de afbraak van de Romeinse traditie. Er werd gepolemiseerd tegen de massabeweging van de laagste klasse en tegen de corruptie van de handelsbourgeoisie. Van de vrijheid en gelijkberechtiging ging niks anders uit dan de “stormwind van de barbarij”.
In september 1895 ontmoette d’Annunzio in Venetië de wereldberoemde toneel-en theaterspeelster Eleonora Duse. De relatie en samenwerking tussen beide genieën leidde Italië naar het begin van een nieuwe episode in theater. Beide sloten een pact om Italië een nationaal theater te geven naar Wagners voorbeeld. Het verbond zou tot aan hun scheiding in 1903 standhouden. Zijn relatie met Eleonora Duse was gebaseerd op genegenheid, als enige echt geliefde van d’Annunzio eindigde Duse dan ook niet in waanzin of ellende. Tussen 1900 en 1905 schreef d’Annunzio 20000 lyrische verzen en zo’n 12000 verzen voor Drama’s. Zijn onnavolgbare werklust leidde in 40 jaar tot ongeveer 21 miljoen regels en verzen, meer dan duizend per dag. Daarmee is hij allicht één van de meest productieve schrijvers uit de menselijke geschiedenis. Op de theaterplanken schiep hij de theatrale middelen en mogelijkheden die hij later in politiek zou gebruiken. Hier werd voorbereid wat al snel in gans Italië zou gaan gebeuren: de culturele en nationale vernieuwing. D’Annunzio verwaarloosde in tegenstelling tot sommige andere symbolisten nooit het succes bij het publiek, want theater was tenslotte een propagandaorgaan voor ideologie. Op 8 november 1895 sprak d’Annunzio in het theater La Fenice tot slot van de eerste Biennale in Venetië. Z’n eerste openbare redevoering werd een ware triomf, hij bemerkte er z’n uitzonderlijke retorische begaafdheid.
D’Annunzio die zich totnogtoe steeds van zowel links als rechts in de politiek had weggehouden, werd sindsdien door conservatieven gesteund. In 1897 werd hij voor de kieskring Ortona in het Italiaanse parlement afgevaardigd. In de verkiezingsstrijd had hij zich verdedigd met voor boeren op te komen voor privaat bezit, tegen de socialistische coöperatieve beweging en de radicale landarbeiders. Als verkozene nam d’Annunzio evenwel nauwelijks deel aan de parlementszittingen. Door z’n vitalistische esthetiek, z’n Dionysische levensvisie met afwijzing van parlementarisme en z’n geloof in de superioriteit van de Latijnse cultuur werd hij een symboolfiguur van de intellectuele jeugd. Zijn politieke initiatieven concentreerden zich op het verbeteren van de schoonheid en de kracht van de Italiaanse steden en haar bewoners. Op 24 maart 1900 liep hij in het kader van een verhit parlementair debat over naar de socialisten. Deze zware provocatie betekende het einde van zijn “parlementaire carrière”, d’Annunzio kandideerde kort nadien nog tevergeefs in Florence met de hulp van de socialisten. Zijn agitatie deed bijna anarchistisch aan. In een interview met de Franse krant ‘Le Temps’ stelde hij: “Denken jullie dat ik een socialist ben? Ik ben steeds dezelfde gebleven… Ik ben en blijf een individualist… Het socialisme in Italië is een absurditeit. Bij ons geldt slechts één politieke weg, namelijk verstoren en afbreken. Wat is, is vermolming, is de dood, is tegen het leven. Men moet buit maken. Op een dag zal ik de straat optrekken.”
In 1908 kwam de voordruk van de tragedie ’La Nave’ in het tijdschrift ‘Poesia’. D’Annunzio bedreef nu duidelijk meer en meer vloot- en grootmachtpropaganda in een theaterverpakking, bedoeld als bijdrage in de wederopstanding van de Italiaanse grootheid. Het stuk werd gekenmerkt door oorlogshandelingen en massascènes, het toejuichen van militaire techniek en een wraakzuchtig heroïsme. Na de opvoeringen doken er al snel her en der imperialistische eisen en uitspraken op. De overeenkomsten met een zich aggressief en nationalistisch uitende literatuur bleven niet zonder invloed en een zelfs beslissende betekenis bij het Futurisme, ook al werd dit door F.T. Marinetti ontkend. Het heroïsme bij d’Annunzio is evenwel individueel en niet collectief. Zijn verhouding tot het moderne blijft kunstmatig geformuleerd, de gepropageerde maatschappelijke orde richt zich op premoderne modellen, de latere botsing met de Futuristen zat er aan te komen. Voor Marinetti verving het “rijk der machines” immers de traditionele leefwereld. D’Annunzio zat volgens de Futuristen gevangen in het verleden, z’n verhouding tot techniek werd esthetisch en symbolistisch geformuleerd. Zijn levenswerk werd reeds in 1908 door Marinetti tot museumstuk verklaard. ‘Poesia’ werd vanaf 1909 het eerste centrale orgaan van de Futuristen.
Met de scheiding van Eleonora Duse in 1903 was d’Annunzio z’n leven ondertussen gedegenereerd tot een spektakel. Na jaren als een Italiaanse Renaissance-vorst te hebben geleefd (een peperduur interieur, 20 huisbedienden, 36 honden, 31 paarden, 200 duiven en 5 katten) moest hij in 1910 als gevolg van de schuldenlast Italië verlaten. Hij trok naar Frankrijk waar hij z’n laatste grote roman schreef, genaamd ‘Misschien, mischien ook niet’. Het boek start met een snelle en risicovolle autorit, de hoofdfiguur Paolo Tarsis is een snelheidsfanaticus. D’Annunzio pikte de mythe van het vliegen op, herinnerend aan de “uitvluchten” van Antoine de Saint-Exupéry en Ernst Jünger in de luchtvaartpropaganda. Inspiratie deed hij op bij z’n bezoek aan de eerste internationale vliegshow in Italië, meer bepaald in Brescia in september 1909. D’Annunzio vloog als passagier mee en had meteen een nieuwe passie ontdekt. De mythe van de machine werd aan het idee van de übermensch gekoppeld. Bij het vliegen verhief de mens zich boven het lot en de aardse bindingen. Voortaan verving het beeld van de Daadmens, de mythe van snelheid, agressiviteit en techniek vervingen de twijfels aan zichzelf in z’n voorgaande werken. D’Annunzio brak uit z’n burgerlijke romans uit waarbij hij voortaan gevaar tot bestanddeel van de orde beschouwde. Hij was hiermee duidelijk naar de Futuristen opgeschoven.
Ondertussen werkte de Italiaanse propagandist van de Übermensch mee in een voorbereidingscomité voor een Nietzsche-monument nabij Weimar. Naast d’Annunzio behoorden ondermeer nog tot het comité: Maurice Barrès, Hugo von Hofmannsthal, Gustav Mahler, Gerhart Hauptmann en Walter Rathenau. Het uitbreken van de Eerste Wereldoorlog zou vroegtijdig een einde maken aan deze pogingen om tot een pan-Europese Nietzsche-beweging te komen. Nog in Frankrijk werkte d’Annunzio mee aan de film ‘Cabiria’ van Giovanni Pastrones waardoor hij als één van de medeuitvinders van de beweeglijke camera kan aanzien worden. Met zijn medewerking aan de krant ‘Corriere della Serra’ verkreeg d’Annunzio opnieuw een propagandamogelijkheid voor het verspreiden van zijn activistisch mensbeeld. De verwachtte oorlog in Europa zou het Uur van de Waarheid worden voor het Latijnse ras. Reeds tijdens de Tripoli-oorlog tussen Italië en Turkije schakelde d’Annunzio zich in in de nationalistische propaganda tegen Duitsland en Oostenrijk en bouwde z’n populariteit in Italië ermee op. De onvrede en ontgoocheling over de vrede van 1912 versterkte de nationalistische stemming in Italië, het land werd een heksenketel waarin zich de eerste tekenen van het zich ontwikkelende fascisme aftekenden. De arbeidersbeweging was verdeeld, de nationaal-syndicalisten scheidden zich af van de socialisten en vanuit Frankrijk stak de gedachte de kop op dat het proletariaat geen revolutionaire kracht meer was. Ontgoochelde en geradicaliserede linksen zochten naar een nieuw revolutionair subject en ontdekten de Natie. En dit subject kon vooral in het irredentistische Italië door niets zo gemakkelijk gemobiliseerd worden als door oorlog.
Met de uitbraak van W.O.1 drongen brede publieke kringen van zowel rechtse als linkse interventionisten in Italië aan op de Italiaanse intrede in de oorlog, tegen Duitsland en Oostenrijk. Benito Mussolini verliet de redactie van ‘Avanti’ en verklaarde zich solidair met de Futuristen van Marinetti. Ook d’Annunzio was aanhanger van de interventionistische gedachte en propageerde de strijd van de Latijnse staat tegen het “Germaanse barbarendom”. Met een rol als propagandist was d’Annunzio al snel niet meer tevreden, op 23 mei 1915 meldde hij zich vrijwillig op 52-jarige leeftijd als cavallerie-luitenant. Uiteindelijk zou hij dienen bij de marine en vooral bij de vliegertroepen. Boven Trieste wierp hij een manifest af ter bevrijding van de er onder Oostenrijks bestuur levende Italianen. De regering in Wenen zette daarop een prijs van 20000 Kronen op z’n gevangenneming. D’Annunzio betrok in Venetië het huis van de Prins Hohenlohe en voerde van daar uit zowat zijn eigen private oorlog ter zee en in de lucht tegen de Oostenrijkers. In juni 1916 verloor hij bij een ongeval een oog maar drie maanden later vloog hij alweer bombardementsvluchten. Voortaan werd hij de “Comandante” genoemd en in 1917 verzocht hij in een memorandum aan de Italiaanse stafchef Cadorna de vliegertroepen op een agressieve wijze in te zetten met de bedoeling een strategische bommenwerpersvloot in te zetten tegen de infrastructuur en industrie van de vijand alsook bombardementsvluchten ter ondersteuning van de infanterie. Onvergetelijk werd d’Annunzio in de militaire vliegerij toen hij met zijn eskader op 9 augustus 1918 pamfletten afgooide boven Wenen. In de herfst van 1917 was de “Comandante” nochtans op het nippertje aan een lynchpartij ontsnapt van eigen Italiaanse infanteristen na de Italiaanse nederlaag nabij Caporetto. Onbewogen zag hij zelf toe hoe 38 van deze infanteristen geëxecuteerd werden. Het einde van de oorlog maakte d’Annunzio mee aan het westelijke front als luitenantkolonel in de reservetroepen.
Fiume – het hoogtepunt
Zoals zovelen in het toenmalige Europa kon ook d’Annunzio niet gemakkelijk omschakelen van de van de totale inzet in de Grote Oorlog naar de vrede. De “verkwanselde overwinning” werd zijn slagwoord voor de afloop van die oorlog vanuit Italiaans perspectief. Ondertussen werd het verzet tegen de Italiaanse propaganda in Dalmatië sterker, vooral in de stad Fiume, waar Italianen en Servo-Kroaten wedijverden om de macht. Rome stond op het naleven van het Verdrag van Londen van 1915, dat naast Zuid-Tirol ook het schiereiland Istrië en Dalmatië als oorlogsbuit voor Italië voorzag. Toen reeds overlegde d’Annunzio met hoge officieren voor een actie tegen de stad Split. In de zomer van 1919 ontwikkelde Nino Host-Venturi als lid van de Italiaanse Nationale Raad in Fiume het plan om via een paramilitaire actie de stad Fiume bij Italië te laten aansluiten, en voorzag d’Annunzio als leider van het commando. Er volgden nog enkele plannen, maar na enkele schietpartijen tussen Italiaanse troepen en Franse troepen moesten de Italiaanse troepen de stad verlaten in augustus 1919. Een groep jonge officieren, de “zeven gezworenen”, wende zich tot d’Annunzio: “we hebben gezworen: opnieuw Fiume of de dood. En wat doen jullie voor Fiume?” De “Comandante” verklaarde daarop in het tijdschrift ‘Vedetta d’Italia’ bereid te zijn tot elke denkbare stap. Kort daarop deelde hij Mussolini –ondertussen leider van de fascisten- mee dat hij actie zou ondernemen i.v.m. Fiume en hij vroeg zijn steun.
Op 12 september zette een trein van zo’n 300 vrijkerels in beweging, vergezeld van vrachtwagens en pantservoertuigen, richting Fiume. D’Annunzio leed ondertussen zwaar aan koortsaanvallen die hij bestreed met een cocktail van cocaïne en strychnine. Bersaglieri-eenheden en soldaten uit de legendarische “zwarte vlammen”-divisie sloten zich aan. Een belangrijk deel van d’Annunzio’s troepen bestond uit gedemobiliseerde veteranen van de Arditi-stormtroepen van wie het strijdlied ‘La Giovinezza’ door de vrijkerels overgenomen werd en nadien de fascistische hymne werd. Tegen de middag bezette het tot ondertussen 2500 manschappen aangegroeide leger gans Fiume zonder noemenswaardig verzet. Gabriele d’Annunzio werd tot gouverneur van de stad uitgeroepen en sprak de menigte toe: “Hier ben ik, ecce Homo… Ik vraag slechts het recht om burger van de Stad des Levens te zijn. In deze gekke en laffe tijden is Fiume vandaag het teken van de vrijheid.” Italië was volgens d’Annunzio nu van de schande harer “verkwanselde overwinning” verlost. Zonder het stilzwijgend dulden van de actie door de Italiaanse regering en het leger was zijn overwinning evenwel nauwelijks mogelijk geweest. In Fiume ontstond het ‘Commando di Fiume’ om de stad te besturen, de geallieerden bliezen de aftocht en toen admiraal Casanuova de Italiaanse oorlogsschepen uit de haven wou laten varen, liet d’Annunzio hem arresteren. De reeds langer bestaande Italiaanse Nationale Raad in Fiume had voortaan in haar beslissingen de goedkeuring van de “Comandante” nodig. De marine van Fiume, grotendeels bestaande uit deserteurs en Milanese maritieme anarchistische vakbondsleden, noemde zich de Uscochi, naar de langverdwenen piraten die eens de plaatselijke buitengaatse eilanden bewoonden en de Venetiaanse en Ottomaanse scheepvaart belaagden. De moderne Uscochi behaalden enkele wilde overwinningen: verscheidene rijke Italiaanse handelsschepen gaven de Republiek plotseling een toekomst: geld in de schatkist.
De ganse onderneming van d’Annunzio en zijn troepen kreeg onmiddellijk de steun van de linkervleugel bij de fascisten, vooral vanwege de Nationaal-syndicalisten en de Futuristen, duizenden nieuwe vrijwilligers stroomden toe in Fiume. Iedere ochtend las d'Annunzio vanaf zijn balkon poëzie voor en elke avond weerklonk muziek en spatte vuurwerk boven de republiek open. Mussolini sprak zich evenwel niet uit wat tot een boze reactie bij d’Annunzio leidde. Marinetti, grondlegger van de Futuristen, kwam samen met Ferruccio Vecchio, literair vertegenwoordiger van de Arditi, naar Fiume om er de oorlog als enige hygiëne in de wereld te vieren. Als medestichter van de Fasci di Combattimento eiste hij de uitbreiding van de actie naar gans Italië, het volgende doel moest Trieste worden. Marinetti en Vecchi zetten hun plannen niet door, wat niet in het minst te maken had met hun persoonlijke rivaliteit jegens d’Annunzio. Ook onderhandelingen met Mussolini zelf over een machtsgreep in Italië bleven zonder gevolg, zelfs toen Mussolini zelf naar Fiume kwam. De “Comandante” en zijn legionairs legden de basis van de uiterlijke kenmerken van het fascisme: het Marokkaanse Fez-hoedje als hoofddeksel, het zwarthemd en de doodskop als symbolen van de macht over leven en dood, hun vlag toonde de Romeinse adelaar met gespreidde vleugels. Geometrisch ingerichtte massa-marsen golden er als symbool van verzet tegen de burgerlijke anonimiteit, er heerste een gevoel van bevrijding en gemeenschappelijkheid. Een quasi-wereldlijke ersatzreligie ontstond hieruit, de toestand van de mobilisatie en bereidheid werden door Mussolini tot één van de axioma’s van de fascistische beweging verheven.
De internationale pers verwachtte het ineenstorten van de Italiaanse regering en een drastische machtsuitbreiding van d’Annunzio. Het Vuur van Fiume verspreidde zich evenwel niet. Al snel traden er spanningen op. De Italiaanse Nationale Raad in Fiume was eerder gekant tegen revolutionaire experimenten en wenste de aansluiting bij Italië. Conservatieven stonden er meer en meer tegenover Futuristen en Nationaal-syndicalisten, terwijl d’Annunzio tussen beide in stond. Hij was er vooral mee bezig zich en zijn troepen als het échte Italië te stileren en een nieuwe werkelijkheid te scheppen. In zijn rede van 24 oktober nam hij voor het eerst wat afstand van zijn fixatie op Dalmatië. Fiume zou voortaan het model worden voor de strijd van etnische minderheden in de ganse wereld. “Alle rebellen van alle rassen zullen voortaan onder ons teken verzameld worden. En de verdrukten zullen bewapend worden. En geweld zal met geweld beantwoord worden.” D’Annunzio predikte de kruistocht van de onderdrukte volkeren tegen de uitbuiters-naties en de winnaars van de oorlog. In die vrijheidsstrijd meende hij dat de blanke volkeren zich moesten verenigen met de gekoloniseerden, dat de christenen zich met de moslims in deze strijd moesten verenigen. Al snel ontstonden er goede contacten met nationalistische bewegingen in Ierland, Egypte, Turkije, Armenië, Kroatië en Albanië. In de afloop hiervan werd op 28 april 1920 de Fiumi-Liga voor de Onafhankelijkheid van de Volkeren opgericht. De Liga werd opgevat als een alternatief voor de Volkenbond en de zelfbevrijding van alle volkeren naar Fiume’s voorbeeld nastreven.
Maar de problemen namen toe. In enkele weken tijd was het financiële vermogen van de stad verloren gegaan aan feest- en braspartijen vanwege de legionairs alsook aan de talrijke parademarsen. Het conflict tussen de gematigden en conservatieven enerzijds, en de revolutionaire radicalen anderzijds verscherpte zich. De chaos en criminaliteit in de stad namen zienderogen toe. Van d’Annunzio verwachtte men de opbouw van een Nieuwe Orde. Ondertussen zakte Italië weg in een ernstige economische crisis en in zware sociale onrust die op burgeroorlog begon te lijken. Eind november 1919 was d’Annunzio bereid tot de overgave van de stad indien Italië de stad zou annexeren. De Italiaanse Nationale Raad in Fiume nam het Italiaanse aanbod aan om de stad aan te hechten en de legionairs te vervangen door Italiaanse troepen. Maar heel wat vrouwen in Fiume alsook de legionairs weigerden het voorstel. Een twijfelende d’Annunzio sloot zich aan bij de tegenstanders en annuleerde het resultaat van een volksrefendum ten gunste van het Italiaanse aanbod. Het verzet tegen de “Comandante” groeide aan.
In deze omstandigheden verscheen in december 1919 Alceste de Ambris ten tonele. De Ambris behoorde tot de links-fascistische vleugel van de Nationaal-Syndicalisten en werd uitgenodigd door d’Annunzio. Alceste de Ambris werd de nieuwe kabinetchef in Fiume en wou de legionairs als bondgenoten voor zich winnen tegen de koers van Mussolini. Hij wou vanuit Fiume een revolutionair proces in gang zetten in gans Italië. Omdat Mussolini steeds verder naar rechts opschoof, waarschuwde De Ambris dat de fascistische beweging tot een antirevolutionair instrument van de bourgeoisie kon degenereren. De Ambris stuurde aan op een verbond met linkse revolutionairen om een mars op Rome te houden, maar dat verbond kwam er niet. Ook de gewenste directe contacten met de Sovjetregering in Moskou kwamen niet tot stand, hoewel Lenin op het Kominterncongres in Moskou d’Annunzio erkende als een revolutionair. Resultaat van het sterker geworden verbond met de Nationaal-Syndicalisten was ondermeer het op 30 augustus 1920 afgekondigde Carta del Carnaro als grondwet voor de Vrijstaat Fiume. D’Annunzio werd tot regent uitgeroepen en Alceste de Ambris werd regeringsleider. De grondwet moest het model vormen voor een nationaalsyndicalistisch Italië. Het document werd ondermeer naar alle grote Italiaanse kranten opgestuurd, met uitzondering van één: ‘Popolo d’Italia’ van Mussolini.
Ondanks een legerverordening van 27 oktober 1920 die hen tot onmiddelijke bevelshebbers benoemde, verloren d’Annunzio en De Ambris in toenemende mate macht en invloed aan de conservatieven. De doodsteek voor het ganse Fiume-avontuur kwam er in november 1920 door het Verdrag van Rapallo tussen Italië en Joegoslavië. Het schiereiland Istrië werd bij Italië gevoegd, maar Fiume werd een vrijstaat die neutraal diende te zijn. Mussolini weigerde de gevraagde hulp vanwege de legionairs. Het Uitvoerend Comité van de fascisten stelde zich achter de Italiaanse Nationale Raad die zich na het invoeren van de Carta del Carnavaro definitief van d’Annunzio verwijderd had. Voorlopig had Mussolini het pleit gewonnen, maar het conflict met de Intransigenti, de revolutionaire vleugel van de fascistische beweging zou zich nog doorzetten. Eind november ging de Italiaanse regering over tot een volledige blokkade van de stad Fiume. Na de ratificatie van het Verdrag van Rapallo door de Italiaanse senaat richtte Rome een ultimatum aan de “Comandante” om Fiume onmiddellijk te verlaten. D’Annunzio geloofde niet dat de Italiaanse regering het meende en bleef. Op Kerstavond 1920 volgde de reactie: het slagschip ‘Andrea Doria’ opende het vuur op het regeringspaleis van Fiume. Enkel de radicale revolutionairen onder de legionairs boden weerstand tegen de inrukkende regeringstroepen. 203 legionairs sneuvelden, het grote avontuur was definitief voorbij. In de nieuwe Vrijstaat Fiume grepen in maart 1922, nog voor de Mars op Rome plaatsvond, de fascisten samen met voormalige legionairs de macht.
De Carta del Carnaro
D’Annunzio liet zich voor de grondwet inspireren door het werk van Plato, meerbepaald door ‘De Republiek’, waarin de idee van de “Filosoof-koning” die een stadstaat met harde doch rechtvaardige hand tot de perfectie kneedt, voorgesteld wordt. Waar Plato slechts met deze idee speelde, zette D’Annunzio ze in de praktijk om. De Carta del Carnaro was het eerste model van een nationalsyndikalistische maatschappij en was gebaseerd op de principes Autonomie, Productie, Gemeenschap en Corporatisme. Een volkssoevereiniteit werd erkend maar enkel voor de productieve burgers van beide geslachten, ongeacht geloofsovertuiging of nationaliteit. Voorts waren ingeschreven: scheiding der machten, sociaal zekerheidssysteem, minimumlonen, recht op onderwijs, gelijkheid in rechte en gedachtenvrijheid, persvrijheid, vrijheid op bijeenkomen en organiseren. Deze vrijheden mochten evenwel niet misbruikt worden om ongrondwettelijke doeleinden na te streven of de gemeenschap te verstoren. De nieuwe staat baseerde zich op drie zuilen: burgers, gilden en communes. Uitgestotenen / vogelvrijverklaarden, deserteurs en dienstweigeraars, nalatige belastingbetalers, fraudeurs en leeglopers bezaten geen politieke rechten. Alle burgers waren verplicht te behoren tot één van de tien gilden: arbeiders, techniek en organisatie, ambtenaren, werkgevers, bedienden, intellectuelen, vrije beroepen, leiders van industriële en agrarische coöperatieven en zeelui. De tiende en laatste gilde had geen naam noch aantal leden, ze was gewijd aan het “Onbekende Genie, het verschijnen van de volledig nieuwe mens”. Voor deze mythische gilde brandde in het burgerheiligdom van de stad een eeuwige lamp. Elke gilde was een publiekrechtelijk orgaan.
Eind 1920 nam D'Annunzio bezit van een inbeslaggenomen villa aan het Gardameer, Il Vittoriale, in het hart van de latere Republiek van Salo. In 1924 werd hij geadeld en verkreeg de titel Principe di Montenevoso. Gabriele D’Annunzio was zeker geen socialist of communist, eerder een linkse fascist, iemand die tot de Intransigenti behoorde. Na het Fiume-avontuur verouderde hij snel en takelde lichamelijk af, ondermeer als gevolg van malaria en z’n drugverslaving. De verovering van Abessinië vierde hij in 1936 als een redding, een bevrijding van Italië. In één van zijn laatste brieven aan Mussolini op 16 januari 1938, toonde hij voldoening met de inzet van Italiaanse militairen in de Spaanse burgeroorlog. Op 1 maart 1938 stierf Gabriele d’Annunzio in het Il Vittoriale, zittend aan zijn schrijftafel waar hij werd gevonden door een huisbediende. Men kan de residentie van d’Annunzio nog steeds bezoeken. Het werd uitgeroepen tot nationaal monument en één van de bezienswaardigheden is het vliegtuig waarmee d’Annunzio de beruchte vlucht over Wenen maakte, alsook de vele bizarre kunstobjecten die d’Annunzio in zijn leven verzameld heeft.
Het is vooral de unieke manier waarop d’Annunzio esthetiek, kunst, politiek en economie wist te verenigen, die van grote invloed geweest is op latere nationaal-revolutionaire bewegingen. De wil om kunst, symboliek en architectuur te verenigen als uitdrukking van politieke macht werd geconcipieerd door deze dichter-filosoof-politicus. D’Annunzio creëerde als eerste in de westerse geschiedenis een utopisch-poëtische stadstaat naar eigen politieke, esthetische en morele opvattingen. Hoewel op relatief kleine schaal, vormde dit een eerste aanzet tot de Nieuwe Orde die in de jaren dertig en veertig van vorige eeuw een greep probeerde te krijgen op Europa. Hij toonde hierbij in wezen aan dat een perfect (lees ‘intern coherent’) systeem in wezen mogelijk zou kunnen zijn, indien aan de voorwaarden van kundige leiding, respect voor hiërarchie en discipline voldaan zijn. D’Annunzio oefende een grote invloed uit op zijn landgenoten Julius Evola (de voornaamste vertegenwoordiger van het Traditionalisme in Europa) en Benito Mussolini en dit zowel op esthetisch als op ideologisch vlak.
“De wetenschap kan de lege hemel niet meer bevolken, ze kan de zielen geen vreugde meer schenken… We willen geen waarheid meer. Geef ons de droom!” (G. d’Annunzio)
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Jack London: Escritor y aventurero (esp.)
Francisco Cabezas Coca:
Jack London: escritor y aventurero
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samedi, 20 janvier 2007
R. Steuckers: la figure du dandy
Robert STEUCKERS: La figure littéraire esthétique du dandy Conférence prononcée lors du colloque de "SYNERGON-DEUTSCHLAND", Basse-Saxe, 2001 |
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vendredi, 19 janvier 2007
L'itinéraire de Knut Hamsun
L'itinéraire de Knut Hamsun
par Robert STEUCKERS
Knut Hamsun: une vie qui traverse presque un sièc-le en-tier, qui s'étend de 1859 à 1952, une vie qui a che-miné entre les premières manifestations des ryth-mes industriels en Norvège et l'ouver-ture macabre de l'ère atomique, la nôtre, celle qui commence à Hi--ro-shima en 1945. Hamsun est donc le témoin d'ex--tra-ordinaires mutations et, surtout, un homme qui s'in-surge contre la dis-parition inéxorable du fond eu-ropéen, du Grund où tous les génies de nos peup-les ont pui-sé: le paysannat, l'humanité qui est ber-cée par les pulsations intactes de la Vie naturelle.
"une fibre nerveuse
qui m'unit à l'univers"
Ce siècle d'activité littéraire, de rébellion constante, a permis à l'écrivain norvégien de briller de toutes les façons: tour à tour, il a été poète idyllique, créa-teur d'é-popées puissantes ou d'un lyrisme de si-tuation, critique audacieux des dysfonctionnements sociaux du "stupide XIXème siècle". Dans son ¦u-vre à fa-cet-tes multiples, on perçoit pourtant d'em-blée quelques constantes majeures: une adhésion à la Nature, une nostalgie de l'homme originel, de l'hom-me face à l'élémentaire, une volonté de se li-bé-rer de la civi-li-sation moderne d'essence mécaniciste. Dans une let-tre qu'il écrivit à l'âge de vingt-neuf ans, on décèle cette phrase si significative: "Mon sang devine que j'ai en moi une fibre nerveuse qui m'unit à l'univers, aux éléments".
Hamsun nait à Lom-Gudbrandsdalen, dans le Sud de la Norvège mais passe son enfance et son adoles-cen-ce à Hammarøy dans la province du Nordland, au large des Iles Lofoten et au-delà du Cercle Polaire Arc-ti-que, une patrie qu'il n'a jamais reniée et qui se-ra la toile de fond de toute son imagination roma-nesque. C'est une vie rurale, dans un paysage formi-da-ble, impressionnant, unique, avec des falaises gi-gan--tesques, des fjords grandioses et des lumières bo-réa-les; ce sera aussi l'influence négative d'un oncle pié-tiste qui conduira bien vite le jeune Knut à vivre une vie de vagabond sympathique, d'itinérant qui expéri-mente la vie sous toutes ses formes.
Le destin d'un "vagabond"
Knut Pedersen ‹c'est le vrai nom de Knut Ham-sun‹ est le fils d'un paysan, Per Pedersen, qui, à qua-rante ans, décide de quitter la ferme qui appartenait à sa famille depuis plusieurs générations, pour aller se fixer à Hammarøy et y devenir tailleur. Ce chan-gement, cette sortie hors de la tradition familia-le, hors d'un contexte plusieurs fois centenaire, pro-vo-que la disette et la précarité dans cette famille ébran-lée et le jeune Knut, à neuf ans, se voit confié à cet oncle sévère, dont je viens de parler, un oncle dur, puritain, qui hait les jeux, même ceux des en-fants, et frappe dru pour se faire obéir. C'est donc à Vest-fjord, chez cet oncle puritain, prédicateur, ama-teur de théologie moralisante, que Knut Hamsun ren--contrera son destin de vagabond.
Pour échapper à la rudesse et à la brutalité de ce pré-dicateur évangélique qui cogne pour le bien de Dieu, qui brise les rires, lesquels, sans doute, ont à ses yeux l'avant-goût du péché, le jeune Knut se replie sur lui-même et a recours à la forêt du Grand Nord, si chiche, mais entourée de paysages tellement féé-riques... La dialectique hamsunienne du moi et de la nature prend corps aux rares moments où l'oncle ne fait pas trimer le garçonnet pour récupérer la dé-pen-se de quelques ¦ufs et d'une tranche de pain noir.
La première oeuvre: Mystères
Cette vie, entre la Bible et les calottes, Knut l'en-du-rera cinq ans; à quatorze ans en effet il plie bagage et retourne à Lom, dans son Sud natal, où il devient employé de commerce. La vie itinérante commence: Hamsun acquiert son "propre", celui d'être un "va-gabond". De quinze à dix-sept ans, il errera dans le Nord et y vendra aux autochtones toutes sortes de mar-chandises, comme Edevart, personnage de son cé-lèbre roman Les Vagabonds. A dix-sept ans, il ap-prend le métier de cordonnier et écrit son premier ouvrage: Mystères. Il devient une célébrité locale et passe au grade d'employé, puis d'instituteur. Un ri-che marchand le prend sous sa protection et lui pro-cure une somme d'argent afin qu'il puisse continuer à écrire. Ainsi naît en 1879, une deuxième ¦uvre, Frida, que refusent les éditeurs. L'espoir de devenir écrivain s'évanouit, malgré une tentative d'entrer en contact avec Björnson...
Commence alors une nouvelle période de vaga-bon-dage: Hamsun est terrassier, chanteur des rues, con-tre-maître dans une carrière, etc..., et ses seules joies sont celles des bals du samedi soir. En 1882, à 23 ans, il part en Amérique où la vie sera aussi dif-ficile qu'en Norvège et où Hamsun sera tour à tour por-cher, employé de commerce, aide-maçon et mar-chand de bois. A Minneapolis, il vivra des jours meil-leurs dans un foyer de prédicateurs "unita-riens", des Norvégiens, immigrés, comme lui, en Amé-rique. Cette position lui permet de donner régu-liè-rement des conférences sur divers thèmes litté-rai-res: là son style s'affirme et cet homme jeune, de belle allure, énergique et costaud, transforme ses dé-boires et ses ranc¦urs en sarcasmes et en un hu-mour féroce, haut en couleurs, où pointe ce génie, qui ne sera reconnu que quelques années plus tard.
La faim dans une mansarde de Copenhague
Après un bref retour en Norvège, il revient en Amé-rique et vit à Chicago où il est receveur de tramway. Ce deuxième séjour américain ne dure qu'une bonne année et, c'est définitivement désillusionné qu'il rentre en Scandinavie. Il s'installe à Copenhague, dans une triste mansarde, avec la faim qui lui tenaille le ventre. Cette faim, cette misère qui lui collait à la peau, va le rendre célèbre en un tourne-main. Amaigri, à moitié clochardisé, il présente une esquisse de roman, écrit dans sa mansarde danoise, à Edvard Brandes, le frère de Georg Brandes, ami danois et juif de Nietzsche, grand pourfendeur du christianisme paulinien, présenté comme ancêtre du communisme niveleur. Georg Brandes fait paraître cette esquisse anonymement dans la revue "Ny Jord" ("Terre Nouvelle") et le public s'enthousiasme, les journaux réclament des textes de cet auteur inconnu et si fascinant. L'ère des vaches maigres est définitivement terminée pour Hamsun, âgé de 29 ans. "La Faim" décrit les expériences de l'auteur confronté avec la faim, les fantasmes qu'elle fait naître, les nervosités qu'elle suscite... Cet écrit d'introspection bouleverse les techniques littéraires en vogue. Il conjugue romantisme et réalisme. Et Hamsun écrit: "Ce qui m'intéresse, c'est l'infinie variété des mouvements de ma petite âme, l'étrangeté originale de ma vie mentale, le mystère des nerfs dans un corps affamé!...". Quand "La Faim" paraît sous forme de livre en 1890, le public découvre une nouvelle jeunesse de l'écriture, un style tout aussi neuf, impulsif, capricieux, d'une finesse psychologique infinie, transmis par une écriture vive, agrémentée de tournures surprenantes où s'exprime l'humour sarcastique, vital, construit de paradoxes audacieux, qu'Hamsun avait déjà dévoilé dans ses premières conférences américaines. "La Faim" dévoile aussi un individualisme nouveau, juvénile et frais. Hamsun écrit que les livres doivent nous apprendre "les mondes secrets qui se font, hors du regard, dans les replis cachés de l'âme, ... ces méandres de la pensées et du sentiment dans le bleu; ces allées et venues étranges et fugaces du cerveau et du c¦ur, les effets singuliers des nerfs, les morsures du sang, les prières de nos moelles, toute la vie inconsciente de l'âme". La fin du siècle doit laisser la place à l'individualité et à ses originalités, aux cas complexes qui ne correspondent pas aux sentiments et à l'âme de l'homme moderne. Cas complexes qui ne sont pas figés dans des habitudes pesantes, des routines bourgeoises mais vagabondent et voient, grâce à leur sécession complète, les choses dans leur nudité. Ce rapport direct aux choses, ce contournement des conventions et des institutions, permet l'audace et la liberté de s'accrocher à l'essentiel, aux grandes forces telluriques et interdit le recours aux petits plaisirs stéréotypés, au tourisme conventionnel. L'individu vagabondant entre son moi et la Terre omniprésente n'est pas l'individu-numéro, perdu dans une masse amorphe, privée de tous liens charnels avec les éléments.
Dans "La Faim", l'affamé se détache donc totalement de la communauté des hommes; son intériorité se replie sur elle-même comme celle de l'enfant Hamsun qui vagabondait dans la forêt, errait dans le cimetière ou se plantait au sommet d'une colline pour boire les beautés du paysage. L'affamé ne développe aucune ranc¦ur ni revendication contre la communauté des hommes; il ne l'accuse pas. Il se borne à constater que le dialogue entre lui et cette communauté est devenu impossible et que seule l'introspection est enrichissante.
De ces impressions d'affamés, de l'impossibilité du dialogue individu/communauté, découle toute l'anthropologie que nous suggère Hamsun. Car il est sans doute inutile de passer en revue sa biographie, d'ennumérer tous les livres qu'il a écrits, si l'on passe à côté de cette anthropologie implicite, présente partout dans son ¦uvre. Si on néglige d'en donner une esquisse, fût-elle furtive, on ne comprend rien à son message métapolitique ni à son engagement militant ultérieur aux côtés de Quisling.
La société urbaine, industrielle, mécanisée, pense et affirme Hamsun, a détruit l'homme total, l'homme entier, l'odalsbonde (1) de la tradition scandinave. Elle a détruit les liens qui unissent tout homme total aux éléments. Résultat: le paysan, arraché à sa glèbe et jeté dans les villes perd sa dimension cosmique, acquiert des manies stériles, ses nerfs ne sont plus en communion avec l'immanence cosmique et s'agitent stérilement. Si l'on parlait en langage heideggerien, on dirait que la déréliction urbaine, moderniste, culbute l'homme dans l'"inauthenticité". Sur le plan social, la rupture des liens directs et immédiats, que l'homme resté entier entretient avec la nature, conduit à toutes sortes de comportements aberrants ou à l'errance, au vagabondage fébrile de l'affamé.
Les héros hamsuniens, Nagel de "Mystères", surnommé l'"étranger de l'existence", et Glahn de "Pan", sont des comètes, des étoiles arrachées à leur orbite. Glahn vit en communion avec la nature mais des lubies urbaines, incarnées dans l'image d'Edvarda, femme fatale, lui font perdre cette harmonie et le conduise au suicide, après un voyage aux Indes, quête aussi fébrile qu'inutile. Tous deux vivent le destin de ces vagabonds qui n'ont pas la force de retourner définitivement à la terre ou qui, par stupidité, quittent la forêt qui les avait accueillis, comme le fit Hamsun à l'époque de son bref rêve américain.
Le véritable modèle anthropologique de Hamsun, c'est Isak, le héros central de "L'Eveil de la Glèbe": Isak demeure dans ses champs, pousse sa charrue, développe son exploitation, poursuit sa tâche, en dépit des élucubrations de son épouse, des sottises de son fils Eleseus qui végète en ville, se ruine, et disparaît en Amérique, de l'implantation temporaire d'une mine près de son domaine. Le monde des illusions modernes tourbillone autour d'Isak qui demeure imperturbable et gagne. Son imperméabilité naturelle, tellurique, à l'égard des manies modernes lui permet de léguer à son fils Sivert, le seul fils qui lui ressemble, une ferme bien gérée et porteuse d'avenir. Ni Isak ni Sivert ne sont "moraux" au sens puritain et religieux du terme. La nature qui leur donne force et épaisseur n'est pas une nature idéale, construite, à la mode de Rousseau, mais une âpre compagne; elle n'est pas un modèle éthique mais la source première vers laquelle retourne le vagabond que le modernisme a détaché de sa communauté et condamné à la faim dans les déserts urbains.
C'est donc dans le vagabondage, dans les expériences existentielles innombrables que le vagabond Hamsun a vécu entre ses 14 et ses 29 ans, dans la conscience que ce vagabondage a été causé par ces illusions modernistes qui hantent les cerveaux humains de l'âge moderne et les poussent sottement à construire des systèmes sociaux qui excluent sans merci les hommes originaux; c'est dans tout cela que s'est forgée l'anthropologie de Hamsun.
Avant de faire éditer "La Faim", Hamsun avait publié un réquisitoire contre l'Amérique, pays de l'errance infructueuse, pays qui ne recèle aucune terre où retourner lorsque l'errance pèse. Cet anti-américanisme, étendu à une hostilité générale envers le monde anglo-saxon, demeurera une constante dans les sentiments para-politiques de Hamsun. Sa critique ultérieure du tourisme de masse, principalement anglo-américain, est un écho de ce sentiment, couplé à l'humiliation du fier Norvégien qui voit son peuple transformé en une population de femmes de chambre et de garçons de café.
Si ce pamphlet anti-américain, "La Faim", "Pan", "Victoria", "Sous l'étoile d'automne", "Benoni", etc., sont les ¦uvres d'un premier Hamsun, du vagabond rebelle et impétueux, du déraciné malgré lui qui connait sa blessure intime, le roman "Un vagabond joue en sourdine" (1909), qui paraît quand Hamsun atteint l'âge de cinquante ans, marque une transition. La vagabond vieux d'un demi-siècle regarde son passé avec tendresse et résignation; il sait désormais que l'époque des sentiments enflammés est passée et adopte un style moins fulgurant et moins lyrique, plus posé, plus contemplatif. En revanche, le souffle épique et la dimension sociale acquièrent une importance plus grande. L'ambiance trouble de "La Faim", le lyrisme de "Pan" cède la place à une critique sociale pointue, dépourvue de toute concession.
C'est aussi à 50 ans, en 1909, que Hamsun se marie pour la seconde fois ‹un premier mariage avait échoué‹ avec Marie Andersen, de 24 ans sa cadette, qui lui donnera de nombreux enfants et demeurera à ses côtés jusqu'à son dernier souffle. La vagabond devient sédentaire, redevient paysan (Hamsun achète plusieurs fermes, avant de se fixer définitivement à Nörholm), retrouve sa glèbe et s'y raccroche. L'événement biographique se répercute dans l'¦uvre et l'innocence anarchique se dépouille de ses excès et pose son "idéal", celui qu'incarne Isak. La trame de "L'Eveil de la Glèbe", c'est la conjugaison du passé vagabond et de la réimbrication dans un terroir, la dialectique entre l'individualité errante et l'individualité qui fonde une communauté, entre l'individualité qui se laisse séduire par les chimères urbaines et modernes, par les artifices idéologiques et désincarnés, et l'individualité qui accomplit sa tâche, imperturbablement, sans quitter la Terre des yeux. La puissance de ces paradoxes, de ces oppositions, vaut à Hamsun le Prix Nobel de Littérature. "L'Eveil de la Glèbe", avec son personnage central, le paysan Isak, constitue l'apothéose de la prose hamsunienne.
On y retrouve cette volonté de retour à l'élémentaire que partageaient notamment un Friedrich-Georg Jünger et un Jean Giono.
La modèle anthropologique hamsunien correspond aussi à l'idéal paysan du "mouvement nordique" qui agitait l'Allemagne et les pays scandinaves depuis la fin du XIXème siècle et que, plus tard, les nationaux-socialistes Darré et von Leers (2) incarneront dans la sphère politique. Dans les années 20 s'affirment donc trois opinions politisables chez Hamsun: 1) son anti-américanisme et son anglophobie, 2) sa hargne à l'égard des journalistes, propagateurs des illusions modernistes (Cf. "Le Rédacteur Lynge") et 3) son anthropologie implicite, représentée par Isak. A cela s'ajoute une phrase, tirée des vagabonds: "Aucun homme sur cette terre ne vit des banques et de l'industrie. Aucun. Les hommes vivent de trois choses et de rien de plus: du blé qui pousse dans les champs, du poisson qui vit dans la mer et des animaux et oiseaux qui croissent dans la forêt. De ces trois choses". Le parallèle est facile à tracer ici avec Ezra Pound et son maître, l'économiste anarchisant Silvio Gesell (3), en ce qui concerne l'hostilité à l'encontre des banques. La haine à l'endroit du mécanicisme industriel, nous la retrouvons chez Friedrich-Georg Jünger (4). Et Hamsun n'anticipe-t-il pas Baudrillard en stigmatisant les "simulacres", constituant le propre de nos sociétés de consommation?
Devant cette offensive du modernisme, il faut, écrit Hamsun à 77 ans, dans "La boucle se referme" (1936), demeurer en marge, être une énigme constante pour ceux qui adhèrent aux séductions du monde marchand.
Les quatre thèmes récurrents du discours hamsunien et la présence bien ancrée dans la pensée norvégienne des mythes romantiques et nationalistes du paysan et du viking, conduisent Hamsun à adhérer au Nasjonal Sammlung de Vidkun Quisling, le leader populiste norvégien. Celui-ci opte en 1940 pour une alliance avec le Reich qui occupe le pays à la vitesse de l'éclair lors de la campagne d'avril, parce que la France et l'Angleterre étaient sur le point de débarquer à Narvik et de violer simultanément la neutralité norvégienne afin de couper la route du fer suédois. Pendant toute la guerre, Quisling veut former un gouvernement norvégien indépendant, inclus dans une confédération grande-germanique, alliée à une Russie débarrassée du soviétisme, au sein d'une Europe où l'Angleterre et les Etats-Unis n'auront plus aucun droit d'intervention.
La "collaboration" de Hamsun a consisté à défendre par la plume cette politique, cette version-là du nationalisme norvégien, et à expliquer son engagement lors d'un congrès d'écrivains européens à Vienne en 1943. Hamsun sera arrêté en 1945, interné dans un asile d'aliénés, puis dans un hospice de vieillards et enfin traduit en justice. Pendant cette période pénible, Hamsun, nonagénaire, rédigera son dernier ouvrage, "Sur les sentiers où l'herbe repousse" (1946). Une lettre de Hamsun au Procureur Général du Royaume mérite encore notre attention car le ton qu'il y adopte est hautain, moqueur, condescendant: preuve que l'esprit, les lettres, le génie littéraire, transcendent, même dans la pire adversité, le travail méprisable et médiocre de l'inquisiteur. Hamsun le Rebelle, vieux et prisonnier, refusait encore de courber l'échine devant un Bourgeois, fût-il le magistrat suprême du royaume. Un exemple...
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jeudi, 18 janvier 2007
Sur V. S. Naipaul, Prix Nobel
Moestasjrik / ‘t Pallieterke :
Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Prix Nobel de littérature
Réflexion hétérodoxe sur une œuvre identitaire indienne
Parfois, le comité qui, à Stockholm, confère les Prix Nobel, donne indirectement son avis sur les événements du monde en choisissant son lauréat pour le prix de littérature. Parmi les exemples les plus connus : le dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne en 1970 et Orhan Pamuk cette année-ci, au beau milieu de la controverse qui agite les relations entre l’UE et la Turquie au sujet du génocide des Arméniens, que Pamuk reconnaît mais qu’Ankara ne reconnaît pas. En 2001, peu de temps après les attentats contre le World Trade Center et contre le Pentagone, attribués aux séides d’Oussama Ben Laden, le Comité de Stockholm avait porté tout aussi indirectement un jugement semblable. Le comité avait conféré le Nobel de littérature à Vidiadhar Surajprasad Naipaul, né en 1932 dans l’Ile de la Trinité (Trinidad). Bon nombre de commentateurs flamands de l’époque ne l’ont pas compris (ndt : ou pas voulu comprendre, par peur d’enfreindre la « correction politique » et d’encourir les foudres du « Centre d’égalité des chances »…) que ce choix avait été une réaction du jury face aux événements de cette année-là, face aux attentats contre le WTC, et, plus encore, face au phénomène qui se profilaient derrière ces attentats, soit l’islam militant.
Le samedi 4 novembre 2006, Naipaul se trouvait au Palais des Beaux Arts de Bruxelles, dans le cadre d’un festival consacré à l’Inde. Cette réception du Prix Nobel dans la capitale de la Flandre, de l’UE et de l’aire nord-atlantique est indubitablement le couronnement d’une carrière prestigieuse, où l’auteur a reçu le Booker Prize (en 1971), a été élevé au titre de chevalier par la Reine Elizabeth II en 1990 (on l’appelle depuis lors « Sir Vidia ») et, enfin, le Prix Nobel. Selon ses bonnes habitudes, Naipaul ne s’est nullement gêné : il a balayé d’un geste de la main les quelques questions de la présentatrice et du public et n’y a pas répondu. Ainsi, il ne s’est pas laissé empêtrer dans une discussion sans fin sur la problématique que pose l’islamisme ; néanmoins, il a bien affiché son affliction à voir combien les « progressistes » se tortillent les méninges et se contorsionnent dans tous les sens quand il s’agit de l’aborder et de la traiter.
Des faits patents
Or c’est pourtant la partie de son œuvre qui traite de l’islam qui lui a valu le Prix Nobel, en l’occurrence une série de « travelogues », comme disent les Anglo-Saxons. Les « travelogues » sont des récits de voyage non fictifs, que l’auteur a faits, en l’occurrence, pour Naipaul, dans les pays de l’Asie méridionale ; chez notre auteur, ils constituent une bonne moitié de son œuvre complète ; l’autre moitié étant composée de romans. Le premier volume de sa trilogie consacrée à l’Inde date de 1964 et s’intitule « An Area of Darkness ». Il s’agit encore de ces récits habituels, racontés sur le mode de la répulsion, où, lui, le touriste pétri d’occidentalisme, ne comprend pas l’Inde et regarde avec horreur la misère qui s’étale dans les rues et la corruption éhontée et brutale qui caractérise la société. Dans « A Wounded Civilization », de 1977, il a acquis un peu plus de sympathie pour la société hindoue, qui survit, profondément blessée après des siècles de colonisation islamique et occidentale. Le troisième volume de la trilogie, « A Million Mutinies Now », de 1990, traite avec un optimisme certain les mille et une manières par lesquelles les Indiens d’aujourd’hui prennent leur destin en main et s’insurgent contre la pression de traditions vieillies et contre les rapports de pouvoir actuels.
C’est surtout « A Wounded Civilization » qui a fâché les lecteurs progressistes, parce que le réquisitoire de Naipaul se portait contre les destructions perpétrées par les régimes islamiques des siècles précédents, réquisitoire qui était assorti d’une évidente sympathie pour le mouvement populiste hindou contemporain qu’est le parti « Shiv Sena », l’ « Armée des Shivadji », baptisée de la sorte en référence à un combattant de la liberté contre le pouvoir des Moghols au 17ième siècle. La version officielle de l’histoire indienne consiste à dire que l’islam a été une source bien accueillie de renouveau et de réformes sociales et que les destructions qu’il a perpétrées ont été exagérées dans les récits hindous ou qu’elles reflétaient une attitude normale que l’on repère dans toutes les cultures aux périodes les plus triviales de leur histoire. Naipaul rejette cette propagande, cette vision officielle et obligatoire, car il la juge idiote : son objectif est de rétablir les faits dans leur réalité, de remettre la vraie histoire à l’honneur.
Naipaul partage l’avis de l’historien américain Will Durant : « La conquête musulmane de l’Inde a probablement été l’épisode le plus sanglant de l’histoire mondiale. On peut toujours en faire un récit affligeant et la leçon que l’on peut en tirer est la suivante : la civilisation (la culture) est quelque chose de précieux, est la résultante d’un ensemble complexe d’éléments comme la liberté, la culture, l’art d’imposer et d’organiser la paix, qui peut à tout moment être jeté bas par des barbares qui attaquent de l’extérieur ou qui se multiplient à l’intérieur même des frontières » (ndt : on retrouve ici les catégories de Toynbee de « barbares extérieurs » et « barbares intérieurs »). Will Durant nous présente ici en un résumé très succinct de l’histoire des rapports entre Musulmans et Hindous depuis la première invasion musulmane de 636 jusqu’à nos jours.
Un traumatisme
Le 6 décembre 1992, des militants hindous attaquent et détruisent de fond en comble la Mosquée de Babar, allant même jusqu’à raser les moindres résidus du bâtiment. Cette mosquée avait probablement été bâtie par le premier empereur moghol Babar sur le site même d’un grand temple de Rama, détruit par les Musulmans, temple qui avait été érigé sur le lieu de la naissance de ce dieu-homme. A la suite de cette action militante hindoue, toutes les bonnes âmes de la planète ont concouru pour émettre les plus stridentes lamentations. Naipaul ne s’est pas joint à ce chœur. Dans un entretien, devenu célèbre, accordé au « Times of India », Sir Vidia a approuvé la « fougue créative » qui se profilait derrière cette action militante. Finalement, pensait-il, ce n’était qu’un retour au bon droit : la mosquée n’avait rien à faire sur ce site et ne constituait que le symbole d’un islam triomphant et d’un paganisme indien humilié. La civilisation blessée commençait enfin à extirper les épines douloureuses qui étaient fichées dans sa chair.
Dans « Among the Believers : an Islamic Journey », de 1981, et dans le volume qui en constitue la suite, « Beyond Belief : Islamic Excursions among the Converted Peoples », de 1998, il examine l’état de crise profond et permanent qui afflige le Pakistan et d’autres pays musulmans non arabes, régions qui ne peuvent ni affronter sereinement la modernité ni explorer normalement leur histoire. Naipaul constate et témoigne : l’islamisation a volé la culture originelle propre des musulmans non arabes et ce traumatisme de l’arrachement perdure de nos jours. Ces deux livres ont particulièrement attiré l’attention du Comité Nobel et donc promu la candidature de Naipaul, surtout après l’exécrable geste des taliban afghans et des sectataires d’Al-Qaeda en 2001 : ils venaient de détruire les magnifiques statues de Bouddha à Bamiyan (ndt : action vigoureusement condamnée par l’UNESCO). L’Afghanistan et le Pakistan sont devenus les plaques tournantes du terrorisme islamiste justement parce qu’ils sont des exemples paradigmatiques de pays qui vivent une terrible névrose depuis que leur propre culture a été oblitérée par l’islam et par des schèmes culturels issus d’Arabie.
La seule critique que je formulerai à l’encontre des thèses de Naipaul, c’est qu’il n’accorde aucune attention au fait que les musulmans arabes, eux aussi, sont confrontés à ce même problème. Certes, ils n’ont pas dû adopter un alphabet ou des vêtements étrangers, mais ils ont également été contraints à se soumettre à une religion, qui n’était pas la leur, et qui s’opposait diamétralement à leurs propres croyances. Les Arabes ont été les premières victimes de l’islam.
Moestasjrik / ‘t Pallieterke.
(article tiré de « ‘t Pallieterke », n°45/2006).
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