samedi, 13 septembre 2008
Réflexions sur la figure esthétique et littéraire du dandy
Réflexions sur la figure esthétique et littéraire du “dandy”
Intervention de Robert Steuckers au séminaire de “SYNERGON-Deutschland”, Basse-Saxe, 6 mai 2001
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais formuler trois remarques préliminaires:
◊ 1. J’ai hésité à accepter votre invitation à parler de la figure du dandy, car ce type de problématique n’est pas mon sujet de préoccupation privilégié.
◊ 2. J’ai finalement accepté parce que j’ai redécouvert un essai aussi magistral que clair d’Otto Mann, paru en Allemagne il y de nombreuses années (i. e. : Dandysmus als konservative Lebensform) (*). Cet essai mériterait d’être à nouveau réédité, avec de bons commentaires.
◊ 3. Ma troisième remarque est d’ordre méthodologique et définitionnel. Avant de parler du “dandy”, et de rappeler à ce sujet l’excellent travail d’Otto Mann, il faut énumérer les différentes définitions du “dandy”, qui ont cours, et qui sont contradictoires. Ces définitions sont pour la plupart erronées, ou superficielles et insuffisantes. D’aucuns définissent le dandy comme un “pur phénomène de mode”, comme un personnage élégant, sans plus, soucieux de se vêtir selon les dernières modes vestimentaires. D’autres le définissent comme un personnage superficiel, qui aime la belle vie et pérégrine, oisif, de cabaret en cabaret. Françoise Dolto avait brossé un tableau psychologique du dandy. D’autres encore soulignent, quasi exclusivement, la dimension homosexuelle de certains dandies, tel Oscar Wilde. Plus rarement on assimile le dandy à une sorte d’avatar de Don Juan, qui meuble son ennui en collectionnant les conquêtes féminines. Ces définitions ne sont pas celles d’Otto Mann, que nous faisons nôtres.
L’archétype: George Bryan Brummell
Notre perspective, à la suite de l’essai d’Otto Mann, est d’attribuer au dandy une dimension culturelle plus profonde que toutes ses superficialités “modieuses”, épicuriennes, hédonistes, homosexuelles ou donjuanesques. Pour Otto Mann, le modèle, l’archétype du dandy, reste George Bryan Brummell, figure du début du 19ième siècle qui demeurait équilibrée. Brummell, contrairement à certains pseudo-dandies ultérieurs, est un homme discret, qui ne cherche pas à se faire remarquer par des excentricités vestimentaires ou comportementales. Brummell évite les couleurs criardes, ne porte pas de bijoux, ne se livre pas à des jeux sociaux de pur artifice. Brummell est distant, sérieux, digne; il n’essaie pas de faire de l’effet, comme le feront, plus tard, des figures aussi différentes qu’Oscar Wilde, que Stefan George ou Henry de Montherlant. Chez lui, les tendances spirituelles dominent. Brummell entretient la société, raconte, narre, manie l’ironie et même la moquerie. Pour parler comme Nietzsche ou Heidegger, nous dirions qu’il se hisse au-dessus de l’«humain, trop humain» ou de la banalité quotidienne (Alltäglichkeit).
Brummell, dandy de la première génération, incarne une forme culturelle, une façon d’être, que notre société contemporaine devrait accepter comme valable, voire comme seule valable, mais qu’elle ne génère plus, ou plus suffisamment. Raison pour laquelle le dandy s’oppose à cette société. Les principaux motifs qui sous-tendent son opposition sont les suivants : 1) la société apparaît comme superficielle et marquée de lacunes et d’insuffisances; 2) le dandy, en tant que forme culturelle, qu’incarnation d’une façon d’être, se pose comme supérieur à cette société lacunaire et médiocre; 3) le dandy à la Brummell ne commet aucun acte exagéré, ne commet aucun scandale (par exemple de nature sexuelle), ne commet pas de crime, n’a pas d’engagement politique (contrairement aux dandies de la deuxième génération comme un Lord Byron). Brummell lui-même ne gardera pas cette attitude jusqu’à la fin de ses jours, car il sera criblé de dettes, mourra misérablement à Caen dans un hospice. Il avait, à un certain moment, tourné le dos au fragile équilibre que réclame la posture initiale du dandy, qu’il avait été le premier à incarner.
Un idéal de culture, d’équilibre et d’excellence
S’il n’y a dans son comportement et sa façon d’être aucune exagération, aucune originalité flamboyante, pourquoi la figure du dandy nous apparaît-elle quand même importante, du moins intéressante? Parce qu’elle incarne un idéal, qui est en quelque sorte, mutatis mutandis, celui de la paiedeia grecque ou de l’humanitas romaine. Chez Evola et chez Jünger, nous avons la nostalgie de la magnanimitas latine, de l’hochmüote des chevaliers germaniques des 12ième et 13ième siècles, avatars romains ou médiévaux d’un modèle proto-historique perse, mis en exergue par Gobineau d’abord, par Henry Corbin ensuite. Le dandy est l’incarnation de cet idéal de culture, d’équilibre et d’excellence dans une période plus triviale de l’histoire, où le bourgeois calculateur et inculte, et l’énergumène militant, de type hébertiste ou jacobin, a pris le pas sur l’aristocrate, le chevalier, le moine et le paysan.
A la fin du 18ième siècle, avec la révolution française, ces vertus, issues du plus vieux fond proto-historique de l’humanité européenne, sont complètement remises en question. D’abord par l’idéologie des Lumières et son corrolaire, l’égalitarisme militant, qui veut effacer toutes les traces visibles et invisibles de cet idéal d’excellence. Ensuite, par le Sturm und Drang et le romantisme, qui, par réaction, basculent parfois dans un sentimentalisme incapacitant, parce qu’expression, lui aussi, d’un déséquilibre. Les modèles immémoriaux, parfois estompés et diffus, les attitudes archétypales survivantes disparaissent. C’est en Angleterre qu’on en prend conscience très vite, dès la fin du 17ième, avant même les grands bouleversements de la fin du 18ième : Addison et Steele dans les colonnes du Spectator et du Tatler, constatent qu’il est nécessaire et urgent de conserver et de maintenir un système d’éducation, une culture générale, capables de garantir l’autonomie de l’homme. Une valeur que les médias actuels ne promeuvent pas, preuve discrète que nous avons bel et bien sombré dans un monde orwellien, qui se donne un visage de “bon apôtre démocratique”, inoffensif et “tolérant”, mais traque impitoyablement toutes les espaces et résidus d’autonomie de nos contemporains. Addison et Steele, dans leurs articles successifs, nous ont légué une vision implicite de l’histoire culturelle et intellectuelle de l’Europe.
L’idéal de Goethe
Le plus haut idéal culturel que l’Europe ait connu est bien entendu celui de la paideia grecque antique. Elle a été réduite à néant par le christianisme primitif, mais, dès le 14ième siècle, on sent, dans toute l’Europe, une volonté de faire renaître les idéaux antiques. Le dandy, et, bien avant son émergence dans le paysage culturel européen, les deux journalistes anglais Steele et Addison, entendent incarner cette nostalgie de la paideia, où l’autonomie de chacun est respectée. Ils tentent en fait de réaliser concrètement dans la société l’objectif de Goethe: inciter leurs contemporains à se forger et se façonner une personnalité, qui sera modérée dans ses besoins, satisfaite de peu, mais surtout capable, par cette ascèse tranquille, d’accéder à l’universel, d’être un modèle pour tous, sans trahir son humus originel (Ausbildung seiner selbst zur universalen und selbstgenugsamen Persönlichkeit). Cet idéal goethéen, partagée anticipativement par les deux publicistes anglais puis incarné par Brummell, n’est pas passé après les vicissitudes de la révolution française, de la révolution industrielle et des révolutions scientifiques de tous acabits. Sous les coups de cette modernité, irrespectueuse des Anciens, l’Europe se retrouve privée de toute culture substantielle, de toute épine dorsale éthique. On en mesure pleinement les conséquences aujourd’hui, avec la déliquescence de l’enseignement.
A partir de 1789, et tout au long du 19ième siècle, le niveau culturel ne cesse de s’effondrer. Le déclin culturel commence au sommet de la pyramide sociale, désormais occupé par la bourgeoisie triomphante qui, contrairement aux classes dominantes des époques antérieures, n’a pas d’assise morale (sittlich) valable pour maintenir un dégré élevé de civilisation; elle n’a pas de fondement religieux, ni de réelle éthique professionnelle, contrairement aux artisans et aux gens de métier, jadis encadrés dans leurs gildes ou corporations (Zünfte). La seule réalisation de cette bourgeoisie est l’accumulation méprisable de numéraire, ce qui nous permet de parler, comme René Guénon, d’un “règne de la quantité”, d’où est bannie toute qualité. Dans les classes défavorisées, au bas de l’échelle sociale, tout élément de culture est éradiqué, tout simplement parce que chez les pseudo-élites, il n’y a déjà plus de modèle culturel; le peuple, aliéné, précarisé, prolétarisé, n’est plus une matrice de valeurs précises, ethniquement déterminées, du moins une matrice capable de générer une contre-culture offensive, qui réduirait rapidement à néant ce que Thomas Carlyle appelait la “cash flow mentality”. En conclusion, nous assistons au déploiement d’une barbarie nantie, à haut niveau économique (eine ökonomisch gehobene Barbarei), mais à niveau culturel nul. On ne peut pas être riche à la mode du bourgeois et, simultanément, raffiné et intelligent. Cette une vérité patente : personne de cultivé n’a envie de se retrouver à table, ou dans un salon, avec des milliardaires de la trempe d’un Bill Gates ou d’un Albert Frère, ni avec un banquier ou un fabricant de moteurs d’automobile ou de frigidaires. Le véritable homme d’esprit, qui se serait égaré dans le voisinage de tels sinistres personnages, devrait sans cesse réprimer des baillements en subissant le vomissement continu de leurs bavardages ineptes, ou, pour ceux qui ont le tempérament plus volcanique, réprimer l’envie d’écraser une assiette bien grasse, ou une tarte à la façon du Gloupier, sur le faciès blet de ces nullités. Le monde serait plus pur —et sûrement plus beau— sans la présence de telles créatures.
La mission de l’artiste selon Baudelaire
Pour le dandy, il faut réinjecter de l’esthétique dans cette barbarie. En Angleterre, John Ruskin (1819-1899), les Pré-Réphaélites avec Dante Gabriel Rossetti et William Morris, vont s’y employer. Ruskin élaborera des projets architecturaux, destinés à embellir les villes enlaidies par l’industrialisation anarchique de l’époque manchesterienne, qui déboucheront notamment sur la construction de “cités-jardins” (Garden Cities). Les architectes belges et allemands de l’Art Nouveau ou Jugendstil, dont Henry Vandervelde et Victor Horta, prendront le relais. A côté de ces réalisations concrètes —parce que l’architecture permet plus aisément de passer au concret— le fossé ne cesse de se creuser entre l’artiste et la société. Le dandy se rapproche de l’artiste. En France, Baudelaire pose, dans ses écrits théoriques, l’artiste comme le nouvel “aristocrate”, dont l’attitude doit être empreinte de froideur distante, dont les sentiments ne doivent jamais s’exciter ni s’irriter outre mesure, dont l’ironie doit être la qualité principale, de même que la capacité à raconter des anecdotes plaisantes. Le dandy artiste prend ses distances par rapport à tous les dadas conventionnels et habituels de la société. Ces positions de Baudelaire se résument dans les paroles d’un personnage d’Ernst Jünger, dans le roman Héliopolis : «Je suis devenu le dandy, qui prend pour important ce qui ne l’est pas, qui se moque de ce qui est important » («Ich wurde zum Dandy, der das Unwichtige wichtig nahm, das Wichtige belächelte»). Le dandy de Baudelaire, à l’instar de Brummell, n’est donc pas un personnage scandaleux et sulfureux à la Oscar Wilde, mais un observateur froid (ou, pour paraphraser Raymond Aron, un “spectateur désengagé”), qui voit le monde comme un simple théâtre, souvent insipide où des personnages sans réelle substance s’agitent et gesticulent. Le dandy baudelérien a quelque peu le goût de la provocation, mais celle-ci reste cantonnée, dans la plupart des cas, à l’ironie.
Les exagérations ultérieures, souvent considérées à tort comme expressions du dandysme, ne correspondent pas aux attitudes de Brummell, Baudelaire ou Jünger. Ainsi, un Stefan George, malgré le grand intérêt de son œuvre poétique, pousse l’esthétisme trop loin, à notre avis, pour verser dans ce qu’Otto Mann appelle l’«esthéticisme», caricature de toute véritable esthétique.Pour Stefan George, c’est un peu la rançon à payer à une époque où la “perte de tout juste milieu” devient la règle (Hans Sedlmayr a explicité clairement dans un livre célèbre sur l’art contemporain, Verlust der Mitte, cette perte du “juste milieu”). Sedlmayr mettait clairement en exergue cette volonté de rechercher le “piquant”. Stefan George le trouvera dans ses mises en scène néo-antiques. Oscar Wilde ne mettra rien d’autre en scène que lui-même, en se proclamant “réformateur esthétique”. L’art, dans sa perspective, n’est plus un espace de contestation destiné à investir totalement, à terme, le réel social, mais devient le seule réalité vraie. La sphère économique, sociale et politique se retrouve dévalorisée; Wilde lui dénie toute substantialité, réalité, concrétude. Si Brummell conservait un goût tout de sobriété, s’il gardait la tête sur les épaules, Oscar Wilde se posait d’emblée comme un demi-dieu, portait des vêtements extravagants, aux couleurs criardes, un peu comme les Incroyables et les Merveilleuses au temps de la révolution française. Provocateur, il a aussi amorcé un processus de mauvaise “féminisation/dévirilisation”, en se promenant dans les rues avec des fleurs à la main. A l’heure des actuelles “gay prides”, on peut le considérer comme un précurseur. Ses poses constituent tout un théâtre, assez éloigné, finalement, de ce sentiment tranquille de supériorité, de dignité virile, de “nil admirari”, du premier Brummell.
Auto-satisfaction et sur-dimensionnement du “moi”
Pour Otto Mann, cette citation de Wilde est emblématique : « Les dieux m’ont presque tout donné. J’avais du génie, un nom illustre, une position sociale élevée, la gloire, l’éclat, l’audace intellectuelle ; j’ai fait de l’art une philosophie et de la philosophie un art; j’ai appris aux hommes à penser autrement et j’ai donné aux choses d’autres couleurs... Tout ce que j’ai touché s’est drapé dans de nouveaux effets de beauté; à la vérité, je me suis attribué, à juste titre, le faux comme domaine et j’ai démontré que le faux, tout comme le vrai, n’est qu’une simple forme d’existence postulée par l’intellect. J’ai traité l’art comme la vérité suprême, et la vie comme une branche de la poésie et de la littérature. J’ai éveillé la fantaisie en mon siècle, si bien qu’il a créé, autour de moi, des mythes et des légendes. J’ai résumé tous les systèmes philosophiques en un seul épigramme. Et à côté de tout cela, j’avais encore d’autres atouts». L’auto-satisfaction, le sur-dimensionnement du “moi” sont patents, vont jusqu’à la mystification.
Ces exagérations iront croissant, même dans l’orbite de cette virilité stoïque, chère à Montherlant. Celui-ci, à son tour, exagère dans les poses qu’il prend, en pratiquant une tauromachie fort ostentatoire ou en se faisant photographier, paré du masque d’un empereur romain. Le risque est de voir des adeptes minables verser dans un “lookisme” tapageur et de mauvais goût, de formaliser à l’extrême ces attitudes ou ces postures du poète ou de l’écrivain. En aucun cas, elles n’apportent une solution au phénomène de la décadence. En matière de dandysme, la seule issue est de revenir calmement à Brummell lui-même, avant qu’il ne sombre dans les déboires financiers. Car ce retour au premier Brummell équivaut, si l’on se souvient des exhortations antérieures d’Addison et Steele, à une forme plus moderne, plus civile et peut-être plus triviale de paideia ou d’humanitas. Mais, trivialité ou non, ces valeurs seraient ainsi maintenues, continueraient à exister et à façonner les esprits. Ce mixte de bon sens et d’esthétique dandy permettrait de dégager un objectif politique pratique : défendre l’école au sens classique du terme, augmenter sa capacité à transmettreles legs de l’antiquité hellénique et romaine, prévoir une pédagogie nouvelle et efficace, qui serait un mixte d’idéalisme à la Schiller, de méthodes traditionnelles et de méthodes inspirées par Pestalozzi.
Retour à la religion ou “conscience malheureuse”?
La figure du dandy doit donc être replacée dans le contexte du 18ième siècle, où les idéaux et les modèles classiques de l’Europe traditionnelle s’érodent et disparaissent sous les coups d’une modernité équarissante et arasante. Les substances religieuses, chrétiennes ou pré-chrétiennes sous vernis chrétien, se vident et s’épuisent. Les Modernes prennent le pas sur les Anciens. Ce processus conduit forcément à une crise existentielle au sein de l’écoumène civilisationnel européen. Deux pistes s’offrent à ceux qui tentent d’échapper à ce triste destin : 1) Le retour à la religion, ou à la tradition, piste importante mais qui n’est pas notre propos aujourd’hui, tant elle représente un continent de la pensée, fort vaste, méritant un séminaire complet à elle seule. 2) Cultiver ce que les romantiques appelaient la Weltschmerz, la douleur que suscitait ce monde désenchanté, ce qui revient à camper sur une position critique permanente à l’endroit des manifestations de la modernité, à développer une conscience malheureuse, génératrice d’une culture volontairement en marge, mais où l’esprit politiquepeut puiser des thématiques offensives et contestatrices.
Pour le dandy et le romantique, qui oscille entre le retour à la religion et le sentiment de Weltschmerz, cette dernière est surtout ressentie de l’intérieur. C’est dans l’intériorité du poète ou de l’artiste que ce sentiment va mûrir, s’accroître, se développer. Jusqu’au point de devenir dur, de dompter le regard et d’éviter ainsi les langueurs ou les colères suscitées par la conscience malheureuse. En bout de course, le dandy doit devenir un observateur froid et impartial, qui a dominé ses sentiments et ses émotions. Si le sang a bouillonné face aux “horreurs économiques”, il doit rapidement se refroidir, conduire à l’impassibilité, pour pouvoir les affronter efficacement. Le dandy, qui a subi ce processus, atteint ainsi une double impassibilité : rien d’extérieur ne peut plus l’ébranler; mais aucune émotion intérieure non plus. Pierre Drieu La Rochelle ne parviendra jamais à un tel équilibre, ce qui donne une touche très particulière et très séduisante à son œuvre, tout simplement parce qu’elle nous dévoile ce processus, en train de se réaliser, vaille que vaille, avec des ressacs, des enlisements et des avancées. Drieu souffre du monde, s’essaie aux avant-gardes, est séduit par la discipline et les aspects “métalliques” du fascisme “immense et rouge”, en marche à son époque, accepte mentalement la même discipline chez les communistes et les staliniens, mais n’arrive pas vraiment à devenir un “observateur froid et impartial” (Benjamin Constant). L’œuvre de Drieu La Rochelle est justement immortelle parce qu’elle révèle cette tension permanente, cette crainte de retomber dans les ornières d’une émotion inféconde, cette joie de voir des sorties vigoureuses hors des torpeurs modernes, comme le fascisme, ou la gouaille d’un Doriot.
Blinder le mental et le caractère
En résumé, le processus de deconstruction des idéaux de la paideia antique, et de déliquescence des substantialités religieuses immémoriales, qui s’amorce à la fin du 18ième siècle, équivaut à une crise existentielle généralisée à tous les pays occidentaux. La réponse de l’intelligence à cette crise est double : ou bien elle appelle un retour à la religion ou bien elle suscite, au fond des âmes, une douleur profondément ancrée, la fameuse Weltschmerz des romantiques. La Weltschmerz se ressent dans l’intériorité profonde de l’homme qui fait face à cette crise, mais c’est aussi dans son intériorité qu’il travaille silencieusement à dépasser cette douleur, à en faire le matériel premier pour forger la réponse et l’alternative à cette épouvantable déperdition de substantialité, surplombée par un économicisme délétère. Il faut donc se blinder le mental et le caractère, face aux affres qu’implique la déperdition de substantialité, sans pour autant inventer de toutes pièces des Ersätze plus ou moins boîteux à la substantialité de jadis. Baudelaire et Wilde pensent, tous deux à leur manière, que l’art va offrir une alternative, plus souple et plus mouvante que les anciennes substantialités, ce qui est quasiment exact sur toute la ligne, mais, dans ce cas, l’art ne doit pas être entendu comme simple esthétisme. Le blindage du mental et du caractère doit servir, in fine, à combattre l’économicisme ambiant, à lutter contre ceux qui l’incarnent, l’acceptent et mettent leurs énergies à son service. Ce blindage doit servir de socle moral et psychologique dur aux idéaux de combat politique et métapolique. Ce blindage doit être la carapace de ce qu’Evola appelait l’«homme différencié», celui qui “chevauche le tigre”, qui erre, imperturbé et imperturbable, “au milieu des ruines”, ou que Jünger désignait sous le vocable d’«anarque». “L’homme différencié qui chevauche le tigre au milieu des ruines” ou “l’anarque” sont posés d’emblée comme des observateurs froids, impartiaux, impassibles. Ces hommes différenciés, blindés, se sont hissés au-dessus de deux catégories d’obstacles : les obstacles extérieurs et les obstacles générés par leur propre intériorité. C’est-à-dire les barrages dressés par les “hommes de moindre valeur” et les alanguissements de l’âme en détresse.
Figures tchandaliennes de la décadence
La crise existentielle, qui débute vers le milieu du 18ième siècle, débouche donc sur un nihilisme, très judicieusement défini par Nietzsche comme un “épuisement de la vie”, comme “une dévalorisation des plus hautes valeurs”, qui s’exprime souvent par une agitation frénétique sans capacité de jouir royalement de l’otium, agitation qui accélère le processus d’épuisement. La mise en schémas de l’existence est l’indice patent que nos “sociétés”ne forment plus des “corps”, mais constituent, dit Nietzsche, des “conglomérats de Tchandalas”, chez qui s’accumulent les maladies nerveuses et psychiques, signe que la puissance défensive des fortes natures n’est plus qu’un souvenir. C’est justement cette “puissance défensive” que l’homme “différencié” doit, au bout de sa démarche, de sa quête dans les arcanes des traditions, reconstituer en lui. Nietzsche énumère très clairement les vices du Tchandala, figure emblématique de la décadence européenne, issue de la crise existentielle et du nihilisme: le Tchandala est affecté de pathologies diverses, sur fond d’une augmentation de la criminalité, de célibat généralisée et de stérilité voulue, d’hystérie, d’affaiblissement constant de la volonté, d’alcoolisme (et de toxicomanies diverses ajouterions-nous), de doute systématique, d’une destruction méthodique et acharnée des résidus de force. Parmi les figures tchandaliennes de cette décadence et de ce nihilisme, Nietzsche compte ceux qu’il appelle les “nomades étatiques” (Staatsnomaden) que sont les fonctionnaires, sans patrie réelle, serviteurs du “monstre froid”, au mental mis en schémas et, subséquemment, générateurs de toujours davantage de schémas, dont l’existence parasitaire engendre, par leur effroyable pesanteur en progression constante, le déclin des familles, dans un environnement fait de diversités contradictoires et émiettées, où l’on trouve
- le “disciplinage” (Züchtung) des caractères pour servir les abstractions du monstre froid,
- la lubricité généralisée comme forme de nervosité et comme expression d’un besoin insatiable et compensatoire de stimuli et d’excitations,
- les névroses en tous genres,
- les fascinations morbides pour les mécanismes et pour les enchaînements, limités, de sèches causalités sans levain,
- le présentisme politique (Augenblickdienerei) où ne dominent plus, souverainement, ni longue mémoire ni perspectives profondes ni sens naturel et instinctif du bon droit,
- le sensibilisme pathologique,
- les doutes inféconds procédant d’un effroi morbide face aux forces impassables qui ont fait et feront encore l’histoire-puissance,
- une peur d’arraisonner le réel, de saisir les choses tangibles de ce monde.
Victor Segalen en Océanie, Ernst Jünger en Afrique
Dans ce complexe de froideur, d’immobilisme agité, de frénésies infécondes, de névroses, une première réponse au nihilisme est d’exalter et de concrétiser le principe de l’aventure, où le contestataire quittera le monde bourgeois tissé d’artifices, pour s’en aller vers des espaces vierges, intacts, authentiques, ouverts, mystérieux. Gauguin part pour les îles du Pacifique. Victor Segalen, à sa suite, chante l’Océanie primordiale et la Chine impériale qui se meurt sous les coups de l’occidentalisme. Segalen demeure breton, opère ce qu’il appelait le “retour à l’os ancestral”, dénonce l’envahissement de Tahiti par les “romances américaines”, ces “parasites immondes”, rédige un “Essai sur l’exotisme” et “Une esthétique du divers”. Le rejet des brics et brocs sans passé profond ont valu à Segalen un ostracisme injustifié dans sa patrie : il reste un auteur à redécouvrir, dans la perspective qui est nôtre.
Le jeune Jünger, encore adolescent, rêve de l’Afrique, du continent où vivent les éléphants et d’autres animaux fabuleux, où les espaces et les paysages ne sont pas meurtris par l’industrialisation, où la nature et les peuples indigènes ont conservé une formidable virginité, permettant encore tous les possibles. Le jeune Jünger s’engage dans la Légion Etrangère pour concrétiser ce rêve, pour pouvoir débarquer dans ce continent nouveau, perclus de mystères et de vitalité. 1914 lui donnera, à lui et à toute sa génération, l’occasion de sortir d’une existence alanguissante. Dans la même veine, Drieu La Rochelle parlera de l’élan de Charleroi. Et plus tard, Malraux, de “Voie Royale”. A “gauche” (pour autant que cette dichotomie politicienne ait un sens), on parlera plutôt d’ “engagement”, où ce même enthousiasme se retrouvera surtout lors de la Guerre d’Espagne, où Hemingway, Orwell, Koestler, Simone Weil s’engageront dans le camp des Républicains, et Campbell dans le camp des Nationalistes, qui fut aussi, comme on le sait, chanté par Robert Brasillach. L’aventure et l’engagement, dans l’uniforme du soldat ou des milices phalangistes, dans les rangs des brigades internationales ou des partisans, sont perçus comme antidotes à l’hyperformalisme d’une vie civile sans couleurs. “I was tired of civilian life, therefore I joined the IRA”), est-il dit dans un chant nationaliste irlandais, qui, dans son contexte particulier, proclame, avec une musique primesautière, cette grande envolée existentialiste du début du 20ième siècle avec toute la désinvolture, la verdeur, le rythme et la gouaille de la Verte Eirinn.
Ivresses? Drogues? Amoralisme?
Mais si l’engagement politique ou militaire procure, à ceux que le formalisme d’une vie civile, sans plus aucun relief ni équilibre traditionnel, ennuie, le supplément d’âme recherché, le rejet de tout formalisme peut conduire à d’autres attitudes, moins positives. Le dandy, qui quitte la pose équilibrée de Brummell ou la critique bien ciselée de Baudelaire, va vouloir expérimenter toujours davantage d’excitations, pour le seul plaisir stérile d’en éprouver. La drogue, la toxicomanie, la consommation exagérée d’alcools vont constituer des échappatoires possibles: la figure romanesque créée par Huysmans, Des Esseintes, fuira dans les liqueurs. Thomas De Quincey évoquera les “mangeurs d’opium” (“The Opiumeaters”). Baudelaire lui-même goûtera l’opium et le haschisch. Ce basculement dans les toxicomanies s’explique par la fermeture du monde, après la colonisation de l’Afrique et d’autres espaces jugés vierges; l’aventure réelle, dangereuse, n’y est plus possible. La guerre, expérimentée par Jünger, quasi en même temps que les “drogues et les ivresses”, cesse d’attirer car la figure du guerrier devient un anachronisme quand les guerres se professionnalisent, se mécanisent et se technicisent à outrance.
Autre échappatoire sans aucune positivité : l’amoralisme et l’anti-moralisme. Oscar Wilde fréquentera des bars louches, exhibera de manière très ostentatoire son homosexualité. Son personnage Dorian Gray devient criminel, afin de transgresser toujours davantage ce qui a déjà été transgressé, avec une sorte d’hybris pitoyable. On se souviendra de la fin pénible de Montherlant et on gardera en mémoire l’héritage douteux que véhicule encore aujourd’hui son exécuteur testamentaire, Gabriel Matzneff, dont le style littéraire est certes fort brillant mais dans le sillage duquel de bien tristes scénarios se déroulent, montés en catimini, dans des cercles fermés et d’autant plus pervers et ridicules que la révolution sexuelle des années 60 permet tout de même de goûter sans moralisme étriqué à beaucoup de voluptés gaillardes et goliardes. Ces drogues, transgressions et sexomanies bouffonnes constituent autant d’apories, de culs-de-sac existentiels où aboutissent lamentablement quelques détraqués, en quête d’un “supplément d’âme”, qu’ils veulent “transgresseur”, mais qui, pour l’observateur ironique, n’est rien d’autre que le triste indice d’une vie ratée, d’une absence de grand élan véritable, de frustrations sexuelles dues à des défauts ou des infirmités physiques. Décidément, ne “chevauche pas le Tirgre” qui veut et on ne voit pas très bien quel “Tigre” il y a à chevaucher dans les salons où le vieux beau Matzneff laisse quelques miettes de ses agapes sexuelles à ses admirateurs un peu torves...
Ascèse religieuse
L’alternative véritable, face au monde bourgeois, des “petits jobs” et des “petits calculs”, moqués par Hannah Arendt, dans un monde désormais fermé, où aventures et découvertes ne sont plus que répétitions, où la guerre est “high tech” et non plus chevaleresque, réside dans l’ascèse religieuse, dans un certain retour au monachisme de méditation, dans le recours aux traditions (Evola, Guénon, Schuon). Drieu la Rochelle évoque cette piste dans son “Journal”, après ses déceptions politiques, et rend compte de sa lecture de Guénon. Les frères Schuon sont exemplaires à ce titre : Frithjof part à la Légion Etrangère, arpente le Sahara, fait connaissance avec les soufis et les marabouts du désert ou de l’Atlas, adhère à une mystique soufie islamisée, part ensuite dans les réserves de Sioux aux Etats-Unis, laisse une œuvre picturale étonnante et époustouflante. Son frère, nommé le “Père Galle”, arpente les réserve améridiennes d’Amérique du Nord, traduit les évangiles en langue sioux, se retire dans une trappe wallonne, y dresse des jeunes chevaux à la mode indienne, y rencontre Hergé et se lie d’amitié avec lui. Des existences qui prouvent que l’aventure et l’évasion totale hors du monde frelaté de l’occidentisme (Zinoviev) demeure possible et féconde.
Car la rébellion est légitime, si elle ne bascule pas dans les apories ou ne débouche pas sur un satanisme de mauvais aloi, comme dans certaines sectes néo-païennes, plus ou moins inspirées par les faits et gestes d’un Alistair Crowley. Ce dérapage s’explique : la rébellion, faute de cause, devient hélas service à Satan, lorsque le mal en soi —ou ce qui passe pour le “mal en soi”— est devenu l’excitation existentielle considérée comme la plus osée. Dans un monde désenchanté, comme le nôtre, livré aux plaisirs stupides et passifs fournis par les médias, ce satanisme, avec son cortège sinistre de gesticulations absurdes et infécondes, séduit des esprits faibles, comme ceux qui traînent, par puritanisme mal digéré et mal surmonté, dans les salons où agit Matzneff et “passivent” ses voyeurs d’admirateurs. Ce n’est en tout cas pas l’attitude que souhaitait généraliser Brummell.
Robert STEUCKERS,
Forest/Flotzenberg, Vlotho im Weserbergland, mai 2001.
Note:
(*) : Otto MANN, “Dandysmus als konservative Lebensform” in: Gerd-Klaus KALTENBRUNNER (Hrsg.), Konservatismus International, Seewald Verlag, Stuttgart, 1973, ISBN 3-51200327-3, pp.156-170.
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vendredi, 12 septembre 2008
Hermann Hesse: Le jeu des perles de verre
Laurent SCHANG :
HERMANN HESSE (1877-1962): «Le jeu des perles de verre»
Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes
Mis en chantier à l'avènement du IIIième Reich mais édité dans sa version finale en 1943, Le jeu des perles de verre est de l'aveu même de Hermann Hesse le chef-d'œuvre de sa carrière d'écrivain.
Situé à une époque mal définie, estimée à 2500 ans après J.C., «2000 ans après la fondation de l'Ordre de Saint-Benoît et postérieurement à la mort de Pie XV», dans un monde utopique, la Castalie, province pédagogiaque réservée au seul talent et à l'expression élitiste du savoir, le “jeu des perles de verre” est la pierre philosophale qui ouvre l'humanité à un nouveau champ de perception. Alignement de perles multicolores sur un boulier rustique, le Jeu consiste en un système élaboré de combinaisons savantes maniées par une caste d'élus, synthèse suprême des arts et des sciences dont les clefs sont autant d'ouvertures à la catharsis et l'intégration dans le “Grand Tout” chanté par Hermann Hesse. Du monde castalien il dira: «Je n'eus pas besoin de l'inventer ni de le construire: sans que je m'en rendisse compte, il était préfiguré en moi depuis longtemps. Et du même coup j'avais trouvé ce que je cherchais: un lieu où respirer librement» (correspondance-lettre à Rudolf Pannwitz, 1955).
A travers le personnage central du roman, Joseph Valet, Hermann Hesse invite le lecteur à le suivre dans son initiation de jeune promu aux plus hautes responsabilités de l'Ordre, jusque son accession à la dernière marche: Maître du Jeu des Perles de Verre. Doté des meilleures dispositions, brillant intellectuel, humaniste raisonné, désintéressé et charismatique, Valet, au terme de sa progression dans les échelons castaliens, se détournera pourtant du pouvoir suprême pour ne plus se consacrer qu'à la méditation solitaire en simple précepteur.
Le jeu des perles de verre est l'occasion pour Hermann Hesse de rappeler les principes essentiels de sa conception de la place de l'Homme dans l'univers, qui le rapproche incontestablement des Ernst Jünger et autres Knut Hamsun, à savoir l'inopérance du pur intellect, le primat de l'âme et de l'irrationnel, la critique de toute collectivité et de l'étatisation des sociétés, l'éternel dilemme nature/culture. Sa quête de la réconciliation du piétisme mystique de son enfance et du rationalisme éclairé de l'Aufklärung s'effectuant sous les auspices des textes bouddhiques, de Lao Tse et de Nietzsche.
Un “Tolstoï” allemand?
Considéré par ses contemporains comme le Tolstoï allemand, précurseur de Kerouac et des écologistes, admiré de Mann, Gide et Rolland, Hermann Hesse, rebelle aristocrate et solitaire retiré dans le Tessin suisse dès avant 1914, a laissé à la postérité une œuvre dense, riche, à l'écriture musicale et au style ciselé où court de pages en pages la critique fondamentale de la société moderne qu'exprime avec le plus d'acuité le renforcement jusque dans les structures sociales les plus privées de la prégnance de l'Etat. De sa méfiance envers une démocratie, «cet Etat inconsistant, vide d'esprit et issu du vide et de l'épuisement qui ont suivi la guerre mondiale», dont il ne perçoit la déviance totalitaire —à l'instar de son compatriote Ernst von Salomon— qu'en tant que son expression la plus aboutie, prendra progressivement forme la Castalie.
Mais l'exemplarité du Jeu ne provient pas tant de son alternative que de la profonde sincérité de Hesse, qui dans son scepticisme rigoureux, se défie de son propre idéalisme et conserve à l'égard de sa création une position distante, n'omettant pas, après exposition des qualités de l'institution de Celle-les-Bois, d'en mentionner les tares inhérentes à tout corps administrativement constitué, mécanique bureaucratique parfaitement huilée qui, fonctionnant en roue libre, court le risque fatal de s'enliser dans sa routine scientifique, poussiéreuse et déshumanisante.
Moins sombre que George Orwell et Aldous Huxley mais davantage perspicace que Thomas More, Hesse, en orientaliste distingué, ne sépare jamais le yin du yang. Son Jeu des perles de verre vient ainsi parachever une vie de labeur littéraire où perce une image originale de la société occidentale, pour laquelle ses mots ne sont jamais assez durs: «La “société”, laquelle n'a plus qu'un semblant d'existence depuis que notre humanité s'est ou bien transformée en une masse uniforme et sans visage, ou bien fragmentée en des milliers d'individus isolés que rien ne rattache plus les uns aux autres, .sauf la peur de l'avenir et le regret du passé».
“Réfractaire au “tu dois”» selon la formule de Linda Lê, lecteur de Schopenhauer, Dostoïevski mais aussi Spengler, Klages ou encore Keyserling, le chemin vers les étoiles de Hermann Hesse est celui de la quête de toute une vie d'une spiritualité différente, éloignée de tous les dogmes incapacitants, ultime résonance d'un Age d'Or oublié. «...Je n'accorde qu'une place restreinte au temporel dans le compartiment supérieur de mes pensées», «il m'est impossible de vivre sans témoigner de la vénération à quelque chose, sans consacrer ma vie à un dieu», «Je n'ai jamais vécu sans religion et ne pourrais vivre un seul jour sans religion mais je m'en suis tiré pendant toute ma vie sans Eglise» (Mein Glaube).
Apoliteia
De nature rebelle, sa détestation de la bourgeoise Allemagne wilhelminienne le confirme dans sa soif de solitude et sa conscience d'artiste, si magistralement rendues dans sa nouvelle Le Choucas, extraite du recueil Souvenirs d'un Européen, où l'oiseau n'est autre que son double animalier: «Il vivait seul, n'appartenait à aucune communauté, n'obeissait à aucune coutume, à aucun ordre, à aucune loi (...) Bouffon pour les uns, obscur avertissement pour les autres (...)». Imprégné de l'idée du cycle naturel et cosmique, il se fait prophète, un demi-siecle avant Guénon et Evola, du Kali-Yuga, équivalent indien de l'Apocalypse dont il pressent tous les signes annonciateurs dans la décadence de l'Occident. En 1926, Hesse, répondant à une sollicitation de l'Ostwart-Jahrbuch, leur écrit: «J'estime que notre tâche est de consommer notre ruine et non pas de proposer pour modèles des œuvres et des discours dans lesquels nous tenterions de sauver quelque reste de la culture agonisante (...). Notre devoir est de disparaître dans les profondeurs, de nous en remettre à la nécessité et non pas d'en tirer des commentaires ingénieux. La façon dont Nietzsche, des dizaines d'années avant tous, a suivi le rude et solitaire chemin de l'abîme constitue un véritable exploit».
Apoliteia convaincu, opposant au titre d'“écrivain engagé” alors si abondamment représenté de par l'Europe (citons pour l'exemple Mann, Drieu, Malraux, Aragon, Shaw et Brecht) celui d'“auteur dégagé”, c'est dans le Moyen-Age, un Moyen-Age enchanteur et mythologique, et l'Orient, un Orient de lecture et de méditation, que Hesse puise l'essence de son art, et son attitude, toute de hauteur d'esprit et d'humilité, pourrait se résumer par ce livre de Romain Rolland: Au-dessus de la mêlée.
Ses ouvrages, du premier, Peter Camenzind, écrit en 1903, évocation de la communion intime de l'homme et de la nature accueillante une fois libérée du poids de la civilisation, à Siddharta en 1922, où Hesse expose toute sa passion pour l'hindouisme, sont un pas supplémentaire franchi dans l'élaboration progressive de sa foi profonde et intime. Anticipant sur le personnalisme d'Emmanuel Mounier, Hesse, dans une lettre envoyée à un admirateur, précise: «Chacun de vous doit tirer au clair la nature de sa propre personnalité, de ses dons, de ses possibilités et de ses particularités, il doit consacrer sa vie à se perfectionner moralement et à devenir ce qu'il est. Si nous accomplissons cette tâche, nous servons en même temps la cause de l'humanité (...) l'“indiviclualisme”, si souvent décrié, devient le serviteur de la communauté et perd le caractère odieux de l'égoïsme». Son roman le plus fameux, Le Loup des Steppes (l927), tirera toute sa substance de cette profession de foi.
Sollicité de toutes parts, collaborant a moultes revues littéraires, partageant son temps entre l'écriture et la peinture, c'est dans l'art et la culture que Hesse discernera finalement la dernière, et peut-être la seule trace de Dieu sur Terre, expression la plus pure et parfaite de la part de génie qui réside en tout homme, dès lors que celui-ci est à même de se développer en harmonie avec l'Univers, Alpha et Omega de son maître-roman, Le Jeu des perles de verre.
Laurent SCHANG.
indices bibliographiques:
- Le Jeu des Perles de Verre, Calmann-Lévy, 1996.
- Lettres (1900-1962), Calmann-Lévy, 1981.
- Souvenirs d'un Européen, Livre de Poche, 1994.
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jeudi, 28 août 2008
Brève note sur Heimito von Doderer
Brève note sur Heimito von Doderer
Né le 5 septembre 1896, sous le nom de Franz Carl Heimito, Chevalier von Doderer, à Hadersdorf-Weidlingau et mort à Vienne le 23 décembre 1966, Heimito von Doderer fut un écrivain autrichien, fils d'un architecte et entrepreneur de travaux de construction. Il a servi comme aspirant dans un régiment de dragons pendant la première guerre mondiale. Il a été prisonnier pendant quatre ans en Russie [ndt: plus exactement, en Sibérie]. En 1920, il revient en Autriche, où il étudie l'histoire à Vienne, notamment sous la férule du Chevalier Heinrich von Srbik [ndt: et obtient son diplôme en 1925]. Sous la forte influence d'Albert Paris Gütersloh, il tente de s'initier au difficile métier d'écrivain. Il a commencé, ainsi, mais sans grand succès, par publier des poèmes, de brèves nouvelles et des romans. En 1933, il adhère à la NSDAP, qui est interdite en Autriche à l'époque, mais la quitte en 1938. Cette année-là, il accède enfin à une plus vaste notoriété grâce au roman Ein Mord den jeder begeht. En 1940, après sa conversion, il est accepté au sein de l'Eglise catholique. Pendant la seconde guerre mondiale, il sert en tant qu'officier de la force aérienne. Finalement, il acquiert la gloire par la publication de deux grands romans à thématique sociale, Die Strudlhofstiege (1951) et Die Dämonen (1956).
La prose de Doderer se caractérise par une langue imagée, totalement inédite. Une série de motifs revient sans cesse dans son écriture, dont une critique systématique du progrès technique et de la civilisation moderne des grandes métropoles; Doderer rejette aussi tous les linéaments de l'ère des masses, qui empêchent, dit-il, le déploiement optimal de l'individualité personnelle. Il écrit, à ce propos: «Celui qui appartient aux "masses", a d'ores et déjà perdu la liberté et peut s'installer où il veut».
Une adhésion à la plénitude complète du réel
[ndt: Le style littéraire de Doderer est largement influencé par Marcel Proust et Robert Musil, dans la mesure où, tout entier, il part, lui aussi, à la "recherche du temps perdu"; chez lui, cette recherche vise à retrouver les innombrables fractions de bonheur de l'Autriche-Hongrie d'avant 1914, en replongeant dans l'histoire sociale des hommes et des familles. Pour Doderer, le chaos de la société moderne exprime la crise de l'universalité, raison pour laquelle la tâche de l'écrivain doit être d'esquisser une nouvelle universalité, qui n'est évidemment pas un universalisme idéologique à côté d'autres universalismes idéologiques, mais une adhésion à la plénitude complète du réel, comme on l'éprouvait généralement sans détours dans l'ancien empire danubien austro-hongrois. L'homme universel n'est pas un modèle abstrait, taillé sur mesure une fois pour toutes, mais un être qui se manifeste sous des "variations multiples". En revanche, plongé dans le carcan étroit d'une "réalité seconde", faite de restrictions mutilantes de nature idéologique, il perd et son universalité et ses variations pour n'être plus qu'un instrument au service des pires barbaries politisées de l'histoire. Heimito von Doderer dénonce l'idiotie immanente de toutes les positions doctrinaires, quelles qu'elles soient. En cela, Doderer est disciple de Hoffmansthal, qui disait: «L'idiotie, comme l'indique l'étymologie de ce mot étranger, n'est rien d'autre que l'auto-limitation de l'homme par lui-même». Une telle posture implique de revaloriser les communautés humaines, avec leurs échelles variables de formes sociales et de classes, contre l'uniformité grise des sociétés totalitaires, plaide simultanément pour une restauration des qualités humaines contre les affres de la quantité (Musil, Guénon). Universalité, variété et qualité impliquent de ce fait de respecter et de conserver le jeu des interpénétrations créatrices entre les éléments contradictoires du réel prolixe pour unir l'esprit conservateur et l'esprit émancipateur dans une quête permanente de la "totalité" (Ganzheit) ou, comme on le dit plus justement aujourd'hui en philosophie, l'"holicité" - RS].
Dans les ouvrages de Doderer, nous trouvons donc trois concepts centraux, présentés sous des facettes diverses: celui d'"aperception" (Apperzeption), celui de "seconde réalité" (zweite Wirklichkeit) et celui du "devenir-homme" (Menschwerdung). Celui qui refuse de percevoir la réalité (telle qu'elle est), c'est-à-dire la réalité première, dit Doderer, fait éclore en lui, justement par ce refus de l'aperception, une seconde réalité, sous la forme d'une représentation fixiste (fixe Vorstellung) ou d'une idée-corset ou idée-cangue (Zwangsidee), ce qui correspond à une image du donné viciée par l'idéologie. Doderer considère que l'Etat totalitaire constitue une "seconde réalité" de ce type, de même que ces volontés révolutionnaires et fébriles de vouloir tout changer, que le primat accordé névrotiquement à la politique, que les complexes d'ordre sexuel, que les névroses et que l'attachement forcené à certains systèmes et ordres.
La vie telle qu'elle est
Une bonne partie des personnages de l'univers romanesque de Doderer sont en lutte contre les formes de "seconde réalité". Les dépasser n'est possible que par un processus de "devenir-homme", soit par le fait que l'homme revient ainsi à sa véritable destination, en s'ouvrant, de manière inconditionnelle, à la première réalité, la seule vraie, qui, pour Doderer, est la vie civile naturelle, sans fard et sans excitations artificielles. Dans ce contexte, Doderer se réclame "de la vie telle qu'elle est" et nous enjoint de l'accepter. Il faut dès lors se détourner des fixismes idéologiques —qu'il désigne comme les "hémorroïdes de l'esprit"— des convictions et des idéaux qui sont soi-disant sublimes, pour s'adonner à l'aperception pleine et entière du réel. Cette aperception est essentiellement conservante —ici, Doderer articule clairement sa position— car celui qui adopte cette position ne souhaite pas voir modifier ce qu'il aime réceptionner par "aperception" et se trouve autour de lui. Raison pour laquelle Doderer dit: «L'attitude fondamentale de l'homme apercevant est conservatrice».
Dr. Ulrich E. ZELLENBERG.
(extrait de "Lexikon des Konservatismus" - Caspar v. Schrenck-Notzing /Hrsg. - Leopold Stocker Verlag, Graz, 1996 - ISBN 3-7020-0760-1; trad. franç.: Robert Steuckers).
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vendredi, 22 août 2008
Brèves réflexions sur l'oeuvre de H. G. Wells
Werner OLLES:
Brèves réflexions sur l’oeuvre de H. G. Wells
Incontestablement, Herbert George Wells est l’un des plus intéressants écrivains du 20ème siècle, à facettes multiples. Son oeuvre complète comprend près de cent volumes et va de la théorie (en biologie, en histoire contemporaine, en philosophie et en politique) à ces romans et récits devenus si célèbres dans le monde entier. Toutes ces créations littéraires sont des exemples de perfection en matière de littérature fantastique et utopique: de véritables classiques de la narration contemporaine. Wells est entré dans l’histoire intellectuelle de notre monde comme le père fondateur de la littérature de science-fiction et comme l’un des plus géniaux écrivains de ce genre.
H. G. Wells est né le 21 septembre 1866 dans la petite ville de Bromley dans le Comté de Kent en Angleterre. Son père était jardinier; plus tard, ses économies lui permirent d’ouvrir un petit commerce d’étoffes mais sa carrière de commerçant ne fut guère brillante. Le foyer parental était petit bourgeois, bigot, ce qui limitait les perspectives du jeune Wells. De cette époque de jeunesse date également son antipathie profonde à l’encontre du catholicisme qu’il abhorrait véritablement, l’accusant d’être une pensée pré-bourgeoise. La haine intense qu’il cultivait pour le culte “romain”, accusé d’être contre-révolutionnaire et médiéval, hostile à la modernité, l’amena même à plaider, pendant la seconde guerre mondiale, pour une destruction complète de Rome par les bombardiers alliés. Cette violente position anti-catholique le mettait pourtant en porte-à-faux par rapport à de nombreux intellectuels et écrivains anglais de son époque mais ne le dérangeait pas outre mesure: beaucoup d’écrivains anglicans en effet, comme Graham Greene, Evelyn Waugh, G. K. Chersterton ou Julien Green se convertirent au catholicisme.
Déjà dans ses premiers ouvrages, comme “La machine à remonter le temps”, un récit fantastique où un inventeur s’envole vers le futur, il se percevait lui-même en héros. De manière parfaitement prosaïque, il décrit un petit paradis où débarque son “voyageur à travers le temps”; y vivent les “Eloïs”, des créatures affables qui vivent en dehors de tous soucis. Mais bien vite, l’inventeur et voyageur remarque que cette société, en apparence si paisible, est pourtant soumise à la terreur le plus brutale. Les “Eloïs”, en effet, sont rançonnés et exploités par les Morloks, des monstres souterrains qui les massacrent sans pitié.
Dans “L’Ile du Dr. Moreau”, le héros est un scientifique expulsé d’Angleterre qui mène des expériences dans une île du Pacifique Sud, afin de transformer des animaux en demi-êtres à la suite d’opérations chirurgicales précises. Moreau, vivisectionniste démoniaque, est simultanément un Prométhée et un dieu punisseur. Les parallèles avec le récit de la Genèse sont flagrants: l’homme est toujours menacé de glisser à nouveau vers l’état de la bête et, à l’instar des créatures fabriquées par Moreau, les hommes, eux aussi, sont condamnés à la souffrance.
Wells s’était engagé dans la “Fabian Society”, une association de socialistes britanniques mais ce ne fut que pour une courte durée. Ses rêves sociaux-révolutionnaires se sont assez rapidement évanouis et il se tourne alors vers la métaphysique. Dans “La guerre des mondes”, il décrit comment des extra-terrestres réduisent l’Angleterre en cendres. Dans les années 30, Orson Welles fit de ce récit un reportage radiophonique qui semblait si vrai que des dizaines de milliers d’Américains prirent la fuite, en panique devant cette invasion imminente de Martiens. Dans “Les géants arrivent”, il pose la question: les hommes, comme jadis les dinosaures, sont-ils condamnés à disparaître?
A la fin de sa vie, l’évolution de la politique et le développement des technologies firent de lui un pessimiste (voir son essai: “L’esprit est-il au bout de ses possibilités?”). H. G. Wells meurt le 13 août 1946 à l’âge de 79 ans à Londres.
Werner OLLES.
(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°33/2006; trad. franç.: Robert Steuckers).
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jeudi, 21 août 2008
Le grand bouleau est tombé... Hommage à A. Soljénitsyne
“De Brave Hendrik” / ’t Pallieterke:
Le grand bouleau est tombé...
Hommage à Alexandre Soljénitsyne (1918-2008)
Le bouleau est un type d’arbre à l’écorce blanche argentée, dont le bois est fort clair et très dur. En Sibérie et dans de nombreuses régions de l’immense plaine russe, avec ses marécages gelés et enneigés, cet arbre est familier, appartient au paysage. La barbe et les cheveux gris de Soljénitsyne, écrivain, chrétien orthodoxe que Staline n’était pas parvenu à éliminer, rappelaient, depuis quelques années déjà, les couleurs de cet arbre si emblématique, qui jaillit partout de la terre russe.
Sa vie connut un premier bouleversement en 1945, lorsque, dans une lettre à un camarade, il décrit “l’homme à la moustache” (= Staline) comme incompétent sur le plan militaire. Soljénitsyne était alors en Prusse orientale et participait aux combats pour prendre la ville de Königsberg (que l’on appelle aujourd’hui Kaliningrad, dans l’enclave russe sur les rives de la Baltique). Il est arrêté: une routine sous la terreur soviétique de l’époque. Il ne sera libéré que huit ans plus tard, en 1953, à l’époque où la paranoïa du dictateur atteignait des proportions à peine imaginables, tandis que sa santé diminuait à vue d’oeil. Staline ne voyait alors dans son entourage que complots juifs ou américains; de 1953 à 1956, Soljénitsyne, professeur de mathématiques de son état, réside, libre mais banni, au Kazakhstan. En 1956, on le réhabilite et en 1962, il amorce véritablement sa carrière d’écrivain en publiant dans la revue “Novi Mir” une nouvelle, “Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch”. Mais c’est en 1968 que ce dissident acquiert la notoriété internationale, à cinquante ans, quand sortent de presse “Le pavillon des cancéreux” et “Le premier cercle”; il a réussi à faire passer clandestinement ses manuscrits à l’étranger; rapidement, ils sont connus dans le monde entier, par des traductions qui révèlent l’atrocité de son vécu de bagnard dans l’Archipel du goulag. En 1970, il est le deuxième Russe (le premier fut Ivan Bounine) à recevoir le Prix Nobel de littérature.
Celui qui veut comprendre et apprendre un maximum de choses sur la littérature russe dans l’espace linguistique néerlandophone, doit lire les écrits du grand slaviste Karel van het Reve (1921-1999), car celui-ci, mieux que quiconque, a pu, dans ses nombreux livres et essais, décrypter les mystères russes. Mais sa “Geschiedenis van de Russissche literatuur” (1) s’arrête malheureusement à Anton Tchekhov. Pour mieux comprendre la dissidence et l’intelligentsia russes, il me paraît toutefois utile de relire les travaux de ce slaviste, dont les titres sont éloquents: “Met twee potten pindakaas naar Moskou” (1970; “Avec deux pots de crème de cacahouète à Moscou”), “Lenin heeft echt bestaan” (1972; “Lénine a vraiment existé”) et “Freud, Stalin en Dostojevski” (1982; “Freud, Staline et Dostoïevski”). Dans un ouvrage posthume, paru en 2003, et intitulé “Ik heb nooit iets gelezen” (= “Je n’ai jamais rien lu”), ce grand connaisseur de la Russie, au regard froid et objectif mais néanmoins très original, émet force assertions qui témoignent de sa connaissance profonde des lettres russes. De son essai “De ondergang van het morgenland” (1990; “Le déclin de l’Orient”), je ne glanerai qu’une seule et unique phrase: “Selon le régime, en 1917, c’est la classe ouvrière, que l’on appelle également le prolétariat, qui est arrivée au pouvoir, alliée, comme on le prétend officiellement, aux paysans. C’est là une déclaration dont nous n’avons pas à nous préoccuper, si nous entendons demeurer sérieux. Surtout, ces paysans, que l’ont a tirés et hissés dans la mythologie révolutionnaire, font piètre figure, prêtent à rire (jaune): le régime a justement exterminé une bonne part du paysannat. Pour ce qui concerne les ouvriers, il est bien clair que ce groupe au sein de la population n’a quasiment rien à dire dans un régime communiste, et sûrement beaucoup moins que sous Nicolas II ou sous Lubbers et Kok aux Pays-Bas”.
Un changement qui doit surgir de l’intérieur même du pays...
Soljénitsyne n’était pas homme à se laisser jeter de la poudre aux yeux; prophète slavophile, il a progressivement appris à détester les faiblesses spirituelles et le matérialisme de l’Occident, pour comprendre, au bout de ses réflexions, que l’effondrement de l’Union Soviétique ne pouvait pas venir d’une force importée mais devait surgir de l’intérieur même du pays. La révolution, comme on le sait trop bien, dévore ses propres enfants. Le régime soviétique, lui, avec la “glasnost”, a commencé à accepter et à exhiber ses propres faiblesses, si bien que les credos marxistes ont fini par chanceler et le régime par chavirer. Déjà en 1975, la revue “Kontinent”, épaisse comme un livre, qui était un forum indépendant d’écrivains russes et est-européens, avait amorcé un débat sur l’idéologie en URSS en se référant à la “Lettre aux dirigeants de l’Union Soviétique” de Soljénitsyne, en la commentant à fond, avec des arguments de haut niveau. Un poète fidèle au régime avait même déclaré, à propos de ce débat: “Nous avons fusillé la Russie, cette paysanne au gros postérieur, pour que le ‘Messie communisme’ puisse marcher sur son cadavre et ainsi, y pénétrer”.
Pour donner un exemple du ton de Soljénitsyne, impavide et inébranlable, courageux et solide, j’aime citer une réponse claire qu’il adressa un jour à son compatriote Sakharov, une réponse qui garde toute sa validité aujourd’hui: “Nous devrions plutôt trouver une issue à tout ce capharnaüm omniprésent de termes tels impérialisme, chauvinisme intolérant, nationalisme arrogant et patriotisme timide (c’est-à-dire vouloir rendre avec amour service à son propre peuple, posture intellectuelle combinée avec des regrets sincères pour les péchés qu’il a commis; cette définition s’adresse également à Sakharov)”. Et il y a cette citation plus humaine encore: “Cette hypocrisie ne suffit-elle pas? Comme un électrode rouge, elle a laminé nos âmes pendant cinquante-cinq ans...”.
Les meilleurs livres de Soljénitsyne sont sans doute ceux qui sont le moins connus: je pense surtout à “Lénine à Zurich” (1975) et “Les erreurs de l’Occident” (1980). Quoi qu’il en soit, cet homme a surtout eu le grand mérite d’avoir, à temps et sans cesse, ouvert nos yeux, à nous ressortissants du riche Occident, alors qu’ils étaient aveuglés ou trompés; de nous avoir apporté son témoignage sur son époque et sa patrie (l’Orient ou la “Petite Mère Russie”) dans ses livres tout ruisselants d’authenticité; de nous avoir ainsi libérés des griffes du communisme, idéologie catastrophique et inhumaine.
Il a pu être enterré solennellement dans le sol de sa patrie russe et non pas en Suisse ou en cette lointaine Amérique, ses terres d’exil. Personne ne l’aurait cru, n’aurait osé le prévoir, il y a vingt ou trente ans.
“De brave Hendrik”,
(article paru dans “ ’t Pallieterke”, Anvers, 13 août 2008, trad. franç. : Robert Steuckers).
Note:
(1) paru à Amsterdam chez van Oorschot, cinquième édition revue et corrigée, 1990.
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mercredi, 20 août 2008
Refuser le mensonge: hommage à A. Soljénitsyne
J.K.: ’t Pallieterke :
Refuser le mensonge: hommage à Soljénitsyne
“C’est justement ici que se trouve la clef, celle que nous négligeons le plus, la clef la plus simple, la plus accessible pour accéder à notre libération: ne pas participer nous-mêmes au mensonge! Le mensonge peut avoir tout recouvert, peut régner sur tout, ce sera au plus petit niveau que nous résisterons: qu’ils règnent et dominent, mais sans ma collaboration!”.
Ces phrases sont tirées d’un essai de Soljénitsyne, intitulé “Ne vis pas avec le mensonge!”. Elles caractérisent parfaitement l’écrivain russe, décédé début août 2008. Il avait été le plus célèbre des dissidents et Prix Nobel de littérature. Il n’a pas participé au mensonge, effectivement, ce qui lui permit de donner une impulsion à la résistance contre le régime soviétique, impulsion qui, à terme, a conduit à l’effondrement de l’Etat totalitaire alors que, jadis, il avait semblé si invincible.
“Ce fut Alexandre Soljénitsyne qui ouvrit les yeux du monde sur la réalité du système soviétique. C’est pourquoi, son vécu a une dimension universelle”, a déclaré le président français Sarközy après avoir appris la mort de l’écrivain. Les réactions officielles post mortem n’ont généralement rien de bien substantiel. Quoi qu’il en soit, en France, le pays de Sarközy, l’oeuvre littéraire de Soljénitsyne avait provoqué un gigantesque retournement des esprits. Gramsci, marxiste italien, savait que toute société est dirigée par ceux qui influencent la pensée. En France, dans le sillage de mai 68, fourmillaient les “compagnons de route”, souvent des intellectuels bien intentionnés, qui voyaient dans l’Etat soviétique la réalisation du paradis sur la Terre. La publication de “L’Archipel Goulag”, oeuvre littéraire monumentale où Soljénitsyne règle ses comptes avec le régime de terreur communiste, ouvre les yeux à de nombreux intellectuels français. C’est le début de la fin pour le communisme, en France et en dehors des frontières de l’Hexagone. Plus que n’importe quel autre écrivain, Soljénitsyne dévoila la vérité quant à l’oppression subie par son peuple sous la dictature communiste. Parce qu’il ne voulait pas participer au mensonge.
Qui connait encore Soljénitsyne?
La biographie de Soljénitsyne a été révélée dans ses grandes lignes dans notre presse flamande. Soldat de l’Armée Rouge, il est fait prisonnier par sa propre hiérarchie et déporté en Sibérie parce qu’il avait émis des critiques contre Staline dans une lettre à un ami; il fut condamné à huit années de camp de travail et ensuite à cinq années de bannissement intérieur. Auteur d’ouvrages critiques à l’endroit du régime, il oeuvre dans un premier temps avec l’accord de Khrouchtchev, leader du parti, qui espère tirer un profit personnel en autorisant certaines critiques contre Staline. Plus tard, contre l’avis des autorités soviétiques, Soljénitsyne obtint le Prix Nobel de littérature; il n’ira pas lui-même le chercher de crainte de ne pouvoir rentrer en Russie; il sera malgré tout banni du pays après la publication en Occident de “L’Archipel Goulag”. Pendant des années, il vivra reclus aux Etats-Unis, dans une propriété enneigée et plantée de pins dont les allures lui rappellaient la Russie. Réhabilité après la chute du communisme, il revient en Russie en 1994, où il se posera, une fois de plus, comme un critique non conformiste, hostile aux pouvoirs établis.
La presse flamande n’a pas raconté beaucoup d’autres choses à la suite de son décès. “La Libre Belgique” en a fait son grand titre, exactement comme “Le Monde” à Paris et d’autres quotidiens de qualité ailleurs en Europe. Chez nous, seulement de brefs articulets, quelques analyses toutes de platitude dans les pages intérieures des journaux. Rik van Cauwelaert fit exception dans les colonnes de l’hebdomadaire “Knack”, où un éditorial bien ficelé fut entièrement consacré à Soljénitsyne.
D’où question: nos journalistes ne connaissent-ils plus Soljénitsyne? L’ont-ils jamais lu? Ou bien, l’appellation de “fossoyeur du régime soviétique”, dont on l’a si souvent gratifié, les effraie-t-elle? La Flandre a démontré, la semaine dernière, sa petitesse.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi dans nos régions. “Le premier cercle” contenait, en page 202 de son édition néerlandaise, un phrase caractéristique: “Il y a toujours eu l'une de ces idées pour fermer la bouche à ceux qui voulaient crier la vérité ou monter sur la brèche pour la justice”. “Le pavillon des cancéreux”, “Lénine à Zurich”, “La Russie sous l’avalanche”, “La fille d’amour et l’innocent”, “Flamme au vent”, “Pour le bien de la cause”, “Août 1914”, “Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch”, “L’Archipel Goulag”, “Le chêne et le veau”, “Lettre ouverte aux dirigeants de l’Union Soviétique”, “Discours américains”, etc., tous furent rapidement traduits en néerlandais et connurent de réels succès éditoriaux. Les éditions successives se bousculaient à un rythme constant.
Aujourd’hui, on ne peut plus acheter neuf qu’”Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch” en librairie. Même “L’Archipel Goulag” est épuisé.
Le mensonge en lui-même
Partout dans le monde, l’intérêt pour l’auteur et ses idées s’est rapidement estompé après son bannissement à l’Ouest. Pour les clans de la gauche, Soljénitsyne resta suspect, alors que, pourtant, l’Amérique libérale, à son tour, était devenue la cible de ses critiques. La prise du pouvoir par les communistes, il l’a toujours considérée comme une “importation occidentale” (Marx était allemand) qui, par voie de conséquence, s’opposait diamétralement aux ressorts de l’âme russe. Le capitalisme était pour lui une horreur. Mais après la chute du communisme, il ne ménagea pas ses critiques à l’encontre de Gorbatchev et surtout d’Eltsine, qui, selon lui, vendaient le pays aux plus offrants et le transformaient en un marécage sordide où dominait une culture glauque, décadente, sans contenu réel.
En 1999, Soljénitsyne écrit “L’effondrement de la Russie”, une synthèse de toutes les idées qui ont émaillé son oeuvre. Il règle ses comptes avec l’idéologie de la privatisation et déplore le déclin du patriotisme. La nouvelle norme est hélas devenue la suivante, elle se résume en une question: “Qu’est-ce que cela rapporte?”. Pour Soljénitsyne, le patriotisme est un sentiment organique, “la conviction que l’Etat vous protège dans les moments difficiles”. La patrie jouait un grand rôle pour Soljénitsyne. Mais Dieu aussi. Et Dieu disparaît également, ou alors on n’écrit plus son nom qu’avec un “d” minuscule.
La ligne de démarcation
Il est clair que Soljénitsyne ne visait pas le succès auprès des détenteurs du pouvoir. Mais les intellectuels contemporains, ceux qui se targuent d’être dans le vent, n’aiment pas davantage ce conservateur fondamental, avec sa tête et son visage comme taillés dans du bois de chêne. “Il est dépassé”: tel est sans doute le commentaire le plus courant et le plus aimable qu’on a entendu à son propos. La plupart le rejetait en ne tenant compte que de la caricature que l’on avait faite de lui.
Il a survécu à l’Union Soviétique mais est revenu dans une Russie où toutes les non valeurs, comme la corruption, le matérialisme, la superficialité et la décadence étaient omniprésents.
Dans une recension remarquable, aux arguments solides comme l’acier, Hubert Smeets, dans les colonnes du “NRC-Handelsblad” (15 janvier 1999), évoque Wayne Allensworth qui était, dans les années Clinton, analyste auprès du “Foreign Broadcast Information Service”, une officine gouvernementale américaine qui suit la presse non anglophone du monde entier. Wayne Allensworth y défendait Soljénitsyne contre tous les critiques américains et étrangers. Selon Allensworth, en effet, Soljénitsyne était logique avec lui-même, suivait toujours sa même piste: la lutte contre LE mensonge, “contre la croyance en la possibilité qu’aurait l’homme de transformer sa propre nature, de manipuler l’univers et de créer un paradis sur la Terre”. C’est dans ce grand mensonge-là que se retrouvent, tous ensemble, les communistes, les capitalistes, les révolutionnaires et les libéraux.
“Ce que les Occidentaux, convaincus de la supériorité du capitalisme, devraient comprendre, c’est que Soljénitsyne ne perçoit pas les racines de la misère économique et écologique de la Russie dans le socialisme en soi, mais dans le manque d’humilité de l’humanité moderne”.
Pour Allensworth, on ne peut dès lors pas considérer Soljénitsyne comme un slavophile, simple héritier et imitateur des slavophiles russes du 19ème siècle, ni comme un idéologue “Blut-und-Boden” (à la mode allemande) mais comme un personnaliste contemporain, se situant dans la tradition d’Edmund Burke, James Burnham ou Christopher Lash.
Concluons en citant Soljénitsyne lui-même: “La ligne de démarcation entre le bien et le mal ne passe pas entre les Etats, les classes ou les partis, mais à l’intérieur même de chaque coeur d’homme”. Le coeur de Soljénitsyne, lui, s’est arrêté de battre à 89 ans.
J. K.
(article paru dans “’t Pallieterke”, Anvers, 13 août 2008; trad. franç.: Robert Steuckers).
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mardi, 29 juillet 2008
Sur "La Stratégie des Ténèbres" de J. Parvulesco
Sur "La stratégie des Ténèbres" de Jean PARVULESCO
Un roman dangereux - un livre pour tous et pour personne
N'a-t- il pas été dit que Tout est Pur aux Purs? (Le RP Jean-René de Valsan à Liana Carducci)
Si je dirigeais un service politique ou une faculté de théologie —mais des plus confidentielles— parmi les textes et les livres auxquels je soumettrais mes hommes, car ce sont les livres qui nous soumettent et non l'inverse, je leur donnerais à méditer le dernier roman de Jean Parvulesco, La Stratégie des Ténèbres.
Roman d'espionnage, roman politico-stratégique, songe cinématographique, œuvre de haute magie et de hardiesse théologique tout à la fois… Mais ne me l'avait-il pas dit : C'est un roman dangereux… Oui, en effet, dangereux, mais, ceux qui veulent s'approcher du Salut, de la grande salvation, doivent aussi s'approcher du Danger. Toujours. Il n'est pas d'autre voie.
Dernier roman et assurément l'un des plus grands, sinon peut-être le meilleur. En effet, avec cet opus, Parvulesco monte au faîte de son art; l'ouvrage rejoint à mon avis son autre chef d'œuvre qu'était et que reste le songe de combat, L'Etoile de L'Empire Invisible.
Dans La stratégie des Ténèbres, le rythme de l'action et de l'écriture porte véritablement l'œuvre, les séquences nous entraînent les unes après les autres vers une horreur et un dévoilement aussi décisif qu'hallucinatoire, hallucinatoire car il s'agit de sortir du cauchemar dans lequel vit la France et, par delà, notre misérable condition humaine actuelle, bref on aura compris qu'il s'agit d'une vision salvatrice, peut-être de celle qui sauve, car si savoir, c'est pouvoir, savoir, c'est aussi avoir vu.
Le rythme donc, mais d'ailleurs tout l'ouvrage semble avoir été écrit pour le cinématographe… Ah ! Je rêve d'un réalisateur qui accepterait d'adapter La stratégie des Ténèbres! Cet élément fondamental et essentiel de l'univers parvulesquien, comme souvent, est omniprésent dans l'œuvre, sur l'œuvre et au-delà de l'œuvre. C'est son écriture, qui le sous-tend mais aussi la comédienne Armande Béjan et son adaptation de la figure de Jeanne d'Arc, personnage qui hante le cinéma depuis Carl Theodor Dreyer en passant par Robert Bresson.
Le cinéma donc : souvenez-vous des ambiances melvilliennes de L'Etoile de L'Empire invisible quand Jean Parvulesco décrivait des zones banlieusardes d'un autre âge, sillonnées par des Citroën DS noires plus ou moins clandestines qui venaient s'y réfugier, des zones qui flanquaient sérieusement la trouille puisqu'elles interpellaient la longue disparition de nous-mêmes… que d'autres espaces, d'autres lieux; tout autant vénusiens que géopolitiques et eurasiens qui venaient suractiver et contre-attaquer jusqu'à la rupture même et l'éradication de la Balance; de tout Balance of Power…
Mais revenons à La Stratégie des Ténèbres, réussite du rythme et du découpage, où l'action se resserre, en France certes, mais aussi à l'extérieur du territoire. On retrouve, l'univers des Villas parisiennes, de Neuilly ou de Saint-Cloud, de ces Villas qui atteignent l'orée des Bois, du Bois de Boulogne notamment, ces villas où se jouent si souvent tout et rien, et c'est là une position des plus troublantes, ce “tout et rien”… De ces réceptions mondaines, plus ou moins sorties de l'univers d'Eric Rohmer et donc de la vie parisienne elle-même; qui entremêle si bien cinéma et réalité, pour le meilleur et pour le pire.
Les héros du roman vont devoir contrer l'œuvre du Mal Absolu qui court sur le Territoire et qui ressere son emprise toujours plus fort, toujours au plus mal, le mal de la Malemort. J'aimerais dire combien les scènes qui entourent la fugue mystique de la comédienne Armande Bejan sont d'une grande, d'une très grande réussite, notamment quant à l'entrée en scène du Mal; et c'est un lecteur de Raoul de Warren et de Lovecraft qui vous le dit; c'est dire si je pèse mes mots. L'apparition du diable, d'un Satan sodomiste , abominablement repoussant et puant, suintant à travers les pages même du livre, est un coup de maître, non teinté d'une certaine dose d'humour, car à ce moment-là du livre on peut encore rire (surtout quand, comme moi, on croit reconnaître le jean-foutre qui a servi de modèle, ainsi que sa jeune victime; dont la vie deviendra une non-vie à partir du moment de sa contre-initiation rectale, furibarde et diabolique, une errance d'écorce morte sera alors le lot du jeune Damanski…).
A propos de peur montante et environnante, c'est avec un talent, qui rejoint celui de Raoul de Warren, que Parvulesco nous plonge par la suite dans une inquiétude des plus vivaces quant au cœur du mal, qui ronge et qui grandit et notamment les campagnes du Pays de France… Il me vient des frissons face à une apparition maléfique d'une sarabande de sorcières hideuses; témoignage de la transe du Mal et de ses suppôts disséminés.
Mais après l'inquiétude et l'angoisse, le décor ainsi planté, c'est bel et bien l'horreur la plus noire, la plus abjecte, la plus totale qui vit et qui se joue —et contre laquelle vont décider de s'activer des hommes qui savent, que derrière la mise en place de la sexualité la plus déviante, la plus abjecte et inhumaine (contre laquelle Parvulesco développe toujours —et je dirais “contre-offensivement”; car l'homme n'est pas un bigot et connaît bien la Chair, une sexualité surhumaine, incandescente qui, dans les épanchements les plus sensuels et charnels, découvre le mystère de l'Incendium Amoris); car il s'agit bien des pires perversions, de la mutilation, de la destruction tortionnaire et totale des corps de jeunes filles voire de jeunes enfants, perversion filmée, vomissant du chaos de monstrueux snuff-movies.
Perversions, mutilations et destructions “filmées”, disais-je: comprend-on donc bien l'enjeu de ce qui se joue là, du combat absolument irréductible et du signe qui nous est jeté, entre notre propre devenir et le devenir même d'un cinéma toujours plus nécrosé… Je ne veux en dire plus ici, mais je rappelle simplement que c'est par son film L'Argent que Robert Bresson a terminé son œuvre, à moins que ce ne soit l'argent et la mort, tous deux, ensemble, qui l'aient achevé…
Dans cette situation, les héros du roman vont passer à l'action; ce qui va les amener à toute une série d'opérations risquées afin de lutter contre ce mal absolument maléfique. Et c'est ici que Parvulesco apparaît comme un écrivain qui prend ses responsabilités à la différence de bien des baudruches qui flagornent ou qui se coupent totalement de notre contemporéanéité; funeste erreur pour un romancier. Ainsi, il incorpore le motif littéraire d'une sexualité à rebours de toute sexualité, d'une morbidité rampante et galopante dont témoigne ces pratiques monstrueuses, qui ne viennent pas de nulle part, car… nulle part c'est tout de même quelque part.
Le Néant et le Non-Etre sont donc localisables dans la géographie sacrée et dans la géopolitique mystique des romans de Jean Parvulesco, mais cette fois-ci, c'est le lieu du mal qu'il désigne.
L'auteur montre à travers l'action de ses héros que les abominations qui ensanglantent le territoire ainsi qu'une certaine jeunesse, sacrifiée dans les pires conditions et pour les pires conditions à venir, et ce, à travers des réseaux des plus criminels, proviennent d'une action pensée et voulue par les forces du Néantissement, du Vomito Nero le plus noir.
Quelles sont-elles? Je ne veux ni ne peux le dire ici, mais, que l'on sache qu'Alexandre Malar et ses compagnons François d'Espart et le fameux Tony Richmont vont avoir recours à l'aide, à l'appui et au soutien méta-stratégique de Jean le Chardonnais, dont l'identité dogmatique a reçu sa vivification indo-christianique sur les Hauts Plateaux himalayens.
Ce Jean le Chardonnais, le bien nommé, anime le Mouvement Social Européen d'Empire, le MSEE, qui devra venir en aide au Département Evaluation Stratégie (DES) que nos compagnons représentent avec l'appui, solitaire, du Président de la République.
Il faudrait encore signaler les présences de ces contre-feux méta-théologiques que sont le RP Valsan, jésuite des plus hétérodoxes, prêt à allumer le brasier d'une nouvelle théologie de la Chair aimante et irradiante, ainsi que l'influence et le corps d'enjeu que signale la présence de Raymond Abellio, lui aussi, foyer contre-stratégique dans la lutte contre le mystère d'Iniquité qui rampe et qui, en ces Temps, entend cesser sa reptation pour se dresser. Face à lui , il trouvera un autre Mystère, celui de l'Incendium Amoris et de ses fidèles, les Fidèles d'Amour (*).
Et ces Fidèles d'Amour, qu'il faut savoir toujours reconnaître dans la réalité triviale qui nous entoure, qui nous encercle toujours plus, sont ceux qui forment le groupe rejoint par Alexandre Malar; ces Fidèles d'Amour seront transfigurés par le combat contre l'«Homme noir à la tête d'insecte», épicentre ontique du Mal Absolu; ces Fidèles d'Amour, ne sont-ils pas les incarnations hohenstaufiques d'un certain Catholicisme marial et dantesque au service de «La Révolution Eurasiatique du Grand Renouveau Final», dont les bannières invisibles se gonflent du vent divin issu des Hauts Plateaux de l'Himalaya?
Fidèles d'amours vous disais-je!Le vent souffle, où il veut.
Max STEENS
(Bruxelles, juillet 2003).
(*) (ndlr) Et ceux qui savent, parmi nous, reconnaîtront le leitmotiv cardinal de l'action, à la fois ouverte et souterraine, de René Baert, martyrisé par les Iniques, et de Marc. Eemans, condamné par les mêmes Iniques à l'errance éveillée, à un ostracisme cruellement dosé, où on l'a forcé à voir comment on tuait l'esprit de Dante et de Frédéric II de Hohenstaufen, auquel il a consacré un manuscrit, toujours inédit, mais qui attend son heure, pour lancer sa charge contre les hordes hurlantes du Non-Etre.
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vendredi, 25 juillet 2008
Tolkien over financierders
Tolkien over financierders
“De ware vergelijking is: “democratie” = regering door wereldfinancierders… Het hoofdkenmerk van moderne regeringen is dat wij niet weten wie regeert, zowel de facto als de jure. Wij zien de politicus en niet zijn beschermheer; nog minder de beschermheer van de beschermheer of wat het belangrijkste van allemaal is: de bankier van de beschermheer. Getroond boven allen, op een manier zonder gelijke in heel het verleden, is de versluierde profeet van de financiën. Hij beheerst alle levende mensen door een soort van magie en levert orakels in een taal niet begrepen door de mensen”.
J.R.R. Tolkien,
Candour Magazine, 13 July 1956, p. 12
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vendredi, 18 juillet 2008
Saint-Exupéry: donner un sens à l'homme
Klaus HORNUNG :
Antoine de Saint-Exupéry: donner un sens à l’homme
Où est donc passé le temps, désormais lointain, où les ouvrages de Saint-Exupéry remplissaient les vitrines des libraires et que leurs tirages atteignaient les centaines de milliers d’exemplaires, notamment la trilogie des romans d’aviation: “Courrier Sud”, “Vol de nuit”, “Terre des hommes” ; et aussi “Pilote de guerre”. “Le Petit Prince”, édité en français en 1946 et seulement en 1952 en allemand, avec son tirage de plus de quatre millions d’exemplaires, trouve encore des lecteurs aujourd’hui, surtout dans les maisons où souffle encore l’esprit de la “Bildungsbürgertum”, de la bourgeoisie lettrée et cultivée, et chez les adolescents. “ La Citadelle ” (1948) paraît en Allemagne en 1951 et est demeuré une lecture incontournable pour ceux qui aiment la réflexion et pour les conservateurs éthiques parmi nos contemporains. La figure centrale de cette oeuvre, le Grand Caïd (*), le Prince des sables sahariens, a reçu quelques fois le sobriquet de “Zarathoustra du désert”.
Saint-Ex’, comme l’appelaient ses amis, appartenait à la génération dite de l’ « éveil spirituel » qu’ont connu nos voisins français après la Grande Guerre. Cette génération comptait notamment Jacques Maritain, Georges Bernanos, François Mauriac, Gabriel Marcel, André Malraux et Emmanuel Mounier. Ce fut un courant intellectuel fort fertile, interrompu seulement par le nihilisme sans consistance du mouvement de mai 68. Aujourd’hui, deux générations après Saint-Exupéry, né le 29 juin 1900, le caractère indépassable de son œuvre et de sa pensée réémerge à la conscience de quelques-uns de nos contemporains.
Marqué par les bouleversements de son époque, Saint-Exupéry appartient à la grande tradition de l’humanisme occidental, à cette chaîne qui part de Platon pour aboutir à Pascal et à Kierkegaard, en passant par Saint Augustin ; il est, lui aussi, un de ces grands chercheurs de Dieu en Occident, même si l’on peut considérer que sa pensée ne débouche jamais sur les certitudes et la tranquillité des églises traditionnelles. Sa biographie indique la juxtaposition de deux attitudes divergentes: d’une part, il y a l’homme extraverti, qui est pilote ou reporter, qui relate ses impressions du Moscou de Staline ou de la guerre civile espagnole dans les années 30, et, d’autre part, il y a l’homme introverti, proche de la mélancolie, qui produit des méditations et des maximes à la façon des grands moralistes de son pays.
Sans poésie, sans couleur, sans amour et sans foi
Au moment où éclate la seconde guerre mondiale en septembre 1939, le pilote de l’aéropostale, déjà mondialement connu, qui amenait le courrier en Afrique occidentale et en Amérique du Sud, est mobilisé dans la force aérienne française. Son unité, après l’armistice, est repliée sur Alger. Pendant l’automne de l’année 1940, il revient en métropole. Il visite Paris occupé en compagnie de Pierre Drieu la Rochelle , pour se faire une idée de la situation nouvelle.
En décembre 1940, il se rend en bateau à New York, où il écrit « Pilote de Guerre », qui deviendra bien vite un best-seller aux Etats-Unis et en France, du moins jusqu’à son interdiction par les autorités d’occupation. Le départ de Saint-Exupéry pour les Etats-Unis fut sans conteste une décision patriotique contre l’occupation allemande et, plus encore, contre le totalitarisme national-socialiste.
En mai 1943, Saint-Exupéry se remet à voler, d’abord dans une escadrille américaine, équipée de Lightning et basée en Afrique du Nord, puis dans une escadrille de la « France Libre », basée en Sardaigne puis en Corse. Âgé de 44 ans, le 31 juillet 1944, il ne revient pas de son dernier vol de reconnaissance.
A Alger, il écrit, fin 1942, sa fameuse « Lettre aux Français », qui montre bien qu’il ne se considérait pas comme un simple « partisan » du gaullisme. A ce moment-là du conflit, alors que Vichy est déjà politiquement mort, il en appelle à la réconciliation des deux Frances, celle du Général de Gaulle et celle du Maréchal Pétain. Il ne s’agit pas de se poser en juge de la situation, écrivait-il, mais de dépasser les clivages politiques et intellectuels de la nation, ceux posés par les royalistes et les conservateurs, par tous les autres jusqu’aux socialistes et aux communistes, par tous les partis et cénacles cherchant à obtenir des postes politiques après la guerre. L’ennemi commun, pour Saint-Exupéry, s’incarnait dans les deux systèmes totalitaires : le marxisme, qui entendait rabaisser l’homme au statut de producteur et de consommateur et voyait dans la distribution du produit social le problème politique central ; et le nazisme « qui enferme hermétiquement les non-conformistes dans un camp de concentration », qui considère les masses comme un « troupeau de bétail à sa disposition », qui élimine le grand art par la diffusion de « chromos de couleurs » et ruine la culture humaine.
Dans sa « Lettre à un général », paru en juillet 1943 à Tunis, Saint-Exupéry affiche une fois de plus son indépendance d’esprit, lorsqu’il dit déceler du « totalitarisme » également dans la coalition anti-hitlérienne et le dénonce ouvertement : dans le monde industriel occidental, l’humanité « des robots et des termites » se répand, oscillant entre la chaîne de production et le jeu de skat ou de cartes aux moments de loisir.
Saint-Exupéry avait en horreur cette tendance de l’homme à la « vie grégaire », à cette existence vouée à l’éphémère, se réduisant à se préoccuper de « frigidaires, de bilans et de mots croisés », « sans poésie, sans couleurs, sans amour et sans foi » : c’est en effet un monde de décadence qui soumet, via la radio, les robots « propagandifiés » de l’ère moderne. Par des remarques d’une très grande pertinence, Saint-Exupéry critiquait le système capitaliste, pour la façon dont il s’était développé au 19ième siècle, générant ouvertement le « doute spirituel ». Ses critiques s’adressent également au système des « valeurs cartésiennes » qui induit une seule forme de raison rationaliste, étroite et unilatérale, se développant au détriment de toute véritable vie spirituelle. Celle-ci ne commence que « si l’on reconnaît un être unique par-dessus la matière et par le truchement de l’amour et que l’on prend, pour cette être, une responsabilité ».
Deux ans avant la fin de la guerre, le penseur et moraliste Saint-Exupéry, dans son uniforme de pilote, se demandait pourquoi l’on combattait, finalement, et quelles allures prendrait l’avenir. Il se demandait si, après la guerre, tout tournerait autour de la « question de l’estomac », autour de l’aide alimentaire américaine comme en 1918-19. Le vieux continent connaîtra-t-il, sous la pression du communisme soviétique avançant vers l’Europe centrale, une crise de cent ans sous le signe d’une « épilepsie révolutionnaire » ? Ou bien une myriade de néo-marxismes se combattront-ils les uns les autres, comme il l’avait vu pendant la guerre civile espagnole ? Cette Europe retrouvera-t-elle un « courant puissant de renouveau spirituel » ou bien « trente-six sectes émergeront-elles comme des champignons pour se scinder immédiatement », ? Saint-Exupéry dénonçait ainsi anticipativement ce monde dépourvu d’orientation que le Pape Benoit XVI, aujourd’hui, désigne sous le terme de « dictature du relativisme ».
Des communautés dans les oasis et près des sources
La quintessence de sa pensée, Saint-Exupéry nous la livre dans son ouvrage posthume, « La Citadelle ». Il avait vécu très concrètement le désert, lors de ses longs vols et de ses nombreux atterrissages forcés, comme un espace de dangers imprévisibles ou comme un lieu d’où vient le salut. Il avait connu sa dimension menaçante tout comme les points d’ancrage que sont ses oasis avec leur culture humaine. Le désert, dans cette œuvre littéraire et philosophique, devient l’équivalent de la vie de l’individu et de la communauté des hommes, pour les défis lancés à l’homme par un monde ennemi de la Vie , un monde où il faut se maintenir grâce à des vertus comme la bravoure et le sens de la responsabilité, à l’instar du soldat dans le fort isolé en plein dans ce désert, où, en ultime instance, il s’agit de construire des villes et des communautés viables, dans les oasis et près des sources.
Un scepticisme conservateur contre le monde moderne des masses
« La Citadelle » équivaut, sur le plan méditatif, à l’existence de l’homme en communauté et au sein d’un Etat. A la tête de cette « Citadelle » se trouve le Caïd, avatar du philosophe-roi de Platon, qui mène le combat éternel contre le relâchement et le déclin, qui appelle à ce combat, qui l’organise. Il a besoin de la communauté de beaucoup. Saint-Exupéry le décrit, ce Grand Caïd, non comme un dictateur mais comme un Prince empreint de sagesse, comme un père rigoureux, moins César qu’Octave/Auguste. A la vérité, Antoine de Saint-Exupéry est proche du scepticisme des conservateurs face au monde moderne des masses et de leurs formes démocratiques dégénérescentes. Ces formes nous conduisent assez facilement au danger qui nous guette, celui de l’entropie et de l’anarchie. Les masses verront alors un sauveur en la personne du prochain dictateur, exactement selon le schéma cyclique de l’histoire et de la vie politique que nous avait révélé Platon ; la prétendue « libération » de l’individu débouche rapidement sur le déclin et l’effondrement de la culture et de l’homme. La direction politique ne peut donc se limiter à viser des objectifs matériels ou à gérer des processus prosaïques : elle doit essentiellement travailler à consolider la culture et la religion.
Le mot d’ordre récurrent de Saint-Exupéry dans ses méditations, réflexions et maximes est le suivant : « Donner un sens à l’homme », un objectif qui le hisse au-dessus de son « moi », afin qu’il puisse résister aux éternels dangers de l’appauvrissement intérieur, du relâchement et de l’abandon de tous liens (Arnold Gehlen disait : l’ Abschnallen »), tant au niveau de l’individu qu’à celui de la communauté.
Klaus HORNUNG.
(article paru dans « Junge Freiheit », Berlin, n°27/2008 ; trad. Franç. : Robert Steuckers).
(*) Dans la version originale française, Antoine de Saint-Exupéry évoque non pas un « Grand Caïd », mais « le Chef ». La version allemande d’après-guerre ne retient évidemment pas ce terme de « Chef », trop connoté, et préfère le terme berbère « Kaid » alors qu’il aurait peut-être fallu dire le «Kadi », comme Abd-El-Krim fut honoré de ce titre. Nous avons préféré reprendre le terme « Caïd », car, aujourd’hui, parler comme Saint-Exupéry risquerait d’être mal interprété par les tenants de la « rectitude politique », comme on dit au Québec, et nous risquerions de récolter, une fois de plus, force noms d’oiseau et de quolibets.
A relire :Jean-Claude IBERT, « Saint-Exupéry », coll. « Classiques du XXe siècle », Editions Universitaires, Paris, 1960.
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samedi, 28 juin 2008
L'hallucination du monde d'après Antonin Artaud
L'hallucination du monde d'après Antonin Artaud
Si notre fin de siècle est si avide de commémorations d'événements de toutes natures, c'est bien la preuve que, gavée de progrès technologique, incapable de la moindre innovation politique et sociale, la société moderne s'enfonce dans un marasme irrémédiable qu'elle aura beau jeu de travestir en une improbable incarnation de la Fin de l'histoire. Pourtant, c'est presque en vain que l'on cherchera parmi ces innombrables remémorations un éventuel hommage rendu à l'occasion du centième anniversaire de la naissance ou du cinquantenaire de la mort d'Antonin Artaud (1896-1948). Mais il faut croire que l'œuvre atypique et inclassable du poète-acteur-dramaturge ne peut faire les frais de cette insidieuse tendance largement répandue dans le marigot gouvernemental qui consiste à ne regarder le monde qu'au travers des œillères manichéennes à bipolarité droite/gauche, alpha et oméga de toute pensée moderne; preuve s'il en était que nous avons depuis longtemps atteint les grandes profondeurs abyssales de l'inculture et de la démagogie politicienne. Cette impossibilité du recyclage de l'œuvre du «crucifié de la modernité » (cf. Xavier Rihoit, in Le Choc, n°11) tient pour beaucoup dans le fait qu'il est un des rares auteurs à véritablement répondre à la volonté nietzschéenne de «briser les fenêtres et sauter au dehors» des institutions de la société «où le long suicide de tous s'appelle la vie».
Antonin Artaud, né à Marseille en 1896 était de cette génération conçue pour le grand sacrifice de la première guerre, période charnière entre un 19ème siècle qui s'était clos sur le constat de «la mort de Dieu » et un 20ème siècle, né dans la violence et le sang d'une civilisation européenne à l'agonie. Mais s'il fut rapidement démobilisé pour raisons médicales (les premiers troubles nerveux, issus d'une méningite contractée à l'âge de cinq ans ou d'une syphilis héréditaire, coïncident avec le début de la guerre), il n'échappa pas pour autant, par le biais de la maladie, au lot de souffrances physiques et morales dévolu à ceux de sa classe d'âge, à ceci près que, dans son cas, le combat dura toute sa vie, avec pour seule trêve le refuge dans l'opium.
Des simulacres sans force que l'Europe prend pour des pensées…
De son état de maladie permanente, de l'irrépressible décadence de son corps naît une extrême sensibilité aux manifestations de la Puissance vitale de l'esprit exprimée par la culture ainsi qu'une révolte radicale contre ses caricatures car «jamais, quand c'est la vie elle-même qui s'en va, on n'a autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d'une culture qui n'a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie». C'est tout le simulacre de la fausse culture européenne qui est en cause et qu'il faut reformer, conformément aux aspirations profondes d'une volonté de retour aux sources de la vie: «Une tête d'Européen d'aujourd'hui est une cave où bougent des simulacres sans forces que l'Europe prend pour ses pensées».
Pour retrouver sa nature profonde, pour se sentir vivre dans ses pensées, la vie repousse l'esprit d'analyse où l'Europe s'est égarée. Comme cette tâche incombera à une jeunesse plus idéale que réelle, il écrit aux recteurs des académies de l'Education Nationale, vrais faux prophètes de la nouvelle idole jadis dénoncée par Nietzsche: «Assez de jeu de langue, d'artifice, de syntaxe, de jongleries, de formules, il y a à trouver maintenant la grande Loi du cœur, la Loi qui ne soit pas une loi, une prison mais un guide pour l'Esprit perdu dans son propre labyrinthe. A travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d'un monde, Messieurs, et c'est tant mieux pour ce monde mais qu'il se pense un peu moins la tête de l'humanité». Dans les filigranes de la pensée d'Artaud, c'est bien sûr encore Nietzsche que l'on retrouve dans son rejet de la piètre érudition des pharisiens de la pensée. Car la réalité du monde est que «toute vraie culture s'appuie sur la race et sur le sang. Le sang [...] garde un antique secret de race, et avant que la race se perde, je pense qu'il faut lui demander la force de cet antique secret».
Le “Théâtre de la Cruauté”
C'est par le théâtre qu'Artaud expérimentera sa vision d'une culture vraie. Il est engagé dans la troupe de Charles Dullin, avant de fonder avec Roger Vitrac et Robert Aron le Théâtre Alfred Jarry en 1927. Dans le même temps, il mènera une carrière cinématographique qui lui fera privilégier les rôles d'illuminés fanatiques comme celui de Marat dans Napoléon et de Savonarole dans Lucrèce Borgia d'Abel Gance et surtout celui du moine Frère Massieu dans La passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer. Mais le théâtre est encore l'occasion pour un Artaud influencé par le théâtre oriental et le théâtre antique, de redéfinir et de perfectionner un art véritable, débarrassé de tout esthétisme gratuit, du psychologisme creux de la réalité quotidienne, de la suprématie de la parole pour redevenir la pure manifestation de la vie elle-même dans sa dimension la plus sacrée, où la parole, les cris, les sons sont recherchés d'abord pour leur qualité vibratoire et retrouvent le pouvoir de l'incantation, où les personnages ne sont plus considérés comme des hommes mais comme «des êtres qui sont chacun comme des grandes forces qui s'incarnent». Ce théâtre sera baptisé “Théâtre de la Cruauté”, la cruauté signifiant, ici, «rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue».
Une révolution personnelle
En des temps historiquement troublés, la référence révolutionnaire devient obligatoire pour tous ceux qui penchent du côté de la vie intense mais elle prendra tout son sens dans la volonté vitale d'Artaud. Un temps rallié au premier mouvement surréaliste et à ses tentatives spiritualistes, il opposera rapidement sa révolution personnelle, conçue comme un véritable retour sur soi-même au ralliement des André Breton et Louis Aragon au bolchevisme et à la révolution matérialiste qu'il accusera plus tard de donner naissance à une idolâtrie de nature religieuse «parce qu'elle introduit une mystique de l'esprit». Mais la liberté inconditionnelle d'Artaud ne s'embarrasse d'aucun préjugé idéologique et c'est dans le même état d'esprit qu'il rejettera avec le matérialisme, la république, la démocratie, le socialisme, le communisme, le marxisme, etc. ... et toutes les formules creuses gravées au fronton des palais institutionnels mais sans pour autant s'exclure du monde car: «Il y a une manière d'entrer dans le temps, sans se vendre aux puissances du temps, sans prostituer ses forces d'action aux mots d'ordre de propagande... Il y a des idoles d'abêtissement qui servent au jargon de propagande. La propagande est la prostitution de l'action, et [...] les intellectuels qui font de la littérature de propagande sont des cadavres perdus pour la force de leur propre action ».
A la recherche de sa propre révolution, Artaud, qui connaissait déjà l'œuvre du métaphysicien «traditionaliste» René Guénon va se plonger de plus en plus dans l'étude des textes sacrés des cultures orientales et aryennes et s'embarquera pour le Mexique, à la recherche d'une civilisation authentique, constatant à la suite d'Oswald Spengler, l'irrémédiable décadence de l'Occident. Cet aspect de la décadence, il l'avait déjà mis en scène par la figure historique de l'empereur d'une Rome déliquescente, Héliogabale, dans ses débordements chaotiques de prostitution du Rite et de sacralisation de l'obscène. Mais il n'y a «rien de gratuit dans la magnificence d'Héliogabale, ni dans cette merveilleuse ardeur au désordre qui n'est que l'apparition d'une idée métaphysique et supérieure de l'ordre, c'est à dire de l'unité».
L'anarchiste couronné
A Jean Paulhan, son éditeur qui s'inquiétait de la véracité historique des faits décrits par Artaud, il répondit «vrai ou non, le personnage d'Héliogabale vit, je crois, jusque dans ses profondeurs, que ce soient celles d'Héliogabale personnage historique ou celles d'un personnage qui est moi». C'est donc Artaud qui est le véritable «anarchiste couronné», contempteur de la décadence et de l'unité perdue du monde et qui vient annoncer sa définition de l'anarchiste: «C'est celui qui aime tellement l'ordre qu'il n'en accepte pas de parodie».
Automythographie
En fait, si le théâtre doit être pour Artaud la représentation de la réalité, la réalité est également un théâtre où Artaud va toute sa vie durant s'efforcer de mettre en scène Artaud, ce qui lui vaudra d'être qualifié d'homme-théâtre par Jean-Louis Barrault. La totalité de son œuvre est d'essence autobiographique —Camille Dumoulié dans son essai intitulé simplement Antonin Artaud parle d'automythographie— et est ainsi résumée par l'auteur: «Entre le réel et moi, il y a moi, et ma déformation personnelle des fantômes de la réalité».
Antonin Artaud, littéralement possédé par son état de fureur permanente est celui qui aura poussé au plus haut point la logique de la subjectivité, liberté d'esprit totale garante d'une vision du monde entièrement débarrassée des conformismes, conventions et idéologies qui réduisent l'homme à être un simple rouage de l'Etat, pour retrouver l'Intuition de sa Puissance vitale. Maître de son propre monde et dieu de sa propre foi, cette âme écorchée vive plutôt que simplement désincarnée payera pourtant le prix fort de sa quête par neuf années d'internement en maison psychiatrique. En 1948, deux années après sa libération —mais en ces temps on libérait les Antonin Artaud des asiles d'aliénés seulement pour y enfermer les Ezra Pound et les Knut Hamsun— il allait s'éteindre, juste après une ultime vocifération contre l'homme civilisé, justement symbolisé par l'Amérique qui a cru vaincre la nature mais s'est entièrement soumis et enchaîné à la technologie. Ce qui reste aujourd'hui de «l'étendard calciné de la jeunesse » (selon Breton) est l'essentiel; ainsi pour Roger Blin, un des compagnons de ses derniers instants «je ne connais Artaud que par sa trajectoire en moi, qui n'aura pas de fin » et pour le biographe Dumoulié «le legs d'Artaud n'est ni un savoir, ni une méthode, mais une puissance de contagion qui voue le corps et l'esprit au travail d'une perpétuelle genèse».
Frédéric SCHRAMME.
Bibliographie :
Antonin Artaud :
◊ Le théâtre et son double, folio, essais, n°14.
◊ Messages révolutionnaires, folio, essais, n°20.
◊ Pour en finir avec le jugement de Dieu, document sonore.
◊ Œuvres complètes, Gallimard.
◊ Camille Dumoulié: Antonin Artaud, coll. “Les contemporains”, Seuil.00:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, art dramatique, théâtre | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 26 juin 2008
Entretien avec Jean Dutourd
Entretien avec Jean Dutourd,
Membre de l'Académie française
Membre de l'Académie française, Officier de la Légion d'honneur, Commandeur de l'ordre national du mérite, Officier des Arts et Lettres, Jean Dutourd est redouté pour ses propos anticonformistes, et, généralement, admiré pour sa liberté de ton. Il a bien voulu nous accorder un entretien dans lequel il se livre en partie, cela à l'occasion de la parution de ses mémoires.
Q.: Aujourd'hui, quelle est la situation de la culture française ?
JD: Comme toujours en péril. Un peu moins qu'il y a cent ans, quand même.
Q.: Quels sont les principaux périls que rencontre notre culture ?
JD: Les mêmes que rencontre toute culture: la paresse intellectuelle, laquelle marche du même pas que l'indifférence pour la patrie.
Q.: Et l'américanisation, dans tout cela ?
JD: L'Europe se renie depuis trente ou quarante ans. On a le sentiment que toute son ambition est de devenir une colonie américaine, avec ce que cela signifie de docilité politique, d'adoration idiote, de mimétisme. Le comble du chic en Europe est de copier servilement la métropole, c'est-à-dire New York. Lorsque la France cessera de se conduire comme une colonie, jusqu'à parler petit-nègre, elle redeviendra ce qu'elle était naguère.
Q.: C'est-à-dire ?
JD: Le contraire de ce qu'elle est aujourd'hui. Qu'elle rêve d'imaginer qu'elle sera de nouveau gaie et insouciante, comme en 1860 ou 1913!
Q.: Avec l'Europe que l'on nous prépare, pensez-vous que la France puisse disparaître ?
JD: Je crois que la France a été, au cours de son histoire exposée à des périls ou des tentations pires. Ce n'est pas "croire au miracle" que de croire à la persévérance du génie français, lequel, en mille ans, a démontré plusieurs fois qu'il était insubmersible.
Q.: Avez-vous l'impression que les Français veulent le rester ?
JD: Pour le moment, non, mais, il faut se garder de confondre la France et les Français. Ceux-ci sont une peuplade changeante, tantôt sublime, tantôt abjecte... La France est une œuvre d'art dont l'accomplissement a pris mille ans. Les Français changent de génération en génération, mais Notre-Dame ne bouge pas, ni le Louvre, ni même la Tour Eiffel.
Q.: On a pourtant l'impression que certains politiques veulent que la France disparaisse au sein de l'Europe...
JD: On a surtout l'impression que les hommes politiques sont épouvantés par l'idée de prendre des responsabilités, de s'engager dans des voies irréversibles, de regarder le destin en face, et, lorsqu'il le faut, s'opposer a lui. L'Europe est un excellent alibi pour ces gens-là. Elle leur donne le pouvoir sans les obligations du pouvoir. Comme disait Péguy des politiciens de son temps :"lls ne veulent pas se salir les mains, mais ils n'ont pas de mains".
Q.: A quand remonte le fait que nos dirigeants politiques refusent les responsabilités, qui pourtant leur incombent ?
JD: Je crois que cela remonte à l'entre-deux guerres? La France était fatiguée de la guerre de 14 —et il y avait lieu de l'être. Elle en était sortie exsangue. A ce moment-là nos politiques ont étés atteints d'une espèce de crise de volonté. Toutefois, à cette époque, les vieilles armatures existaient encore et on ne voyait pas les âmes nues (ou le manque d'âmes). Tout s'est effondré en 1940.
Q.: Pensez-vous que les imbéciles soient nuisibles ?
JD: La terre est peuplée d'une infinité d'imbéciles, lesquels choisissent dans leur sein quelques-uns d'entre eux pour les conduire, ce qui explique la plupart des tragédies ou "drames nationaux" dont l'histoire des démocraties est jalonnée. Au principe de ces drames, on trouve à peu près infailliblement la bêtise, c'est-à-dire les vues courtes des dirigeants, leur absence d'imagination et de prévoyance, leur défaut d'audace allant jusqu'à la pusillanimité, leurs chimères puériles, toute chose qui ne déplaise pas au peuple souverain...
Q.: C'est plutôt tragique, ce que vous nous dites là...
JD: Lorsque la tragédie s'abat sur la nation, elle n'apporte pas avec elle que de la désolation et des souffrances, mais aussi une espèce de contentement mystérieux. La tragédie est la justification de la bêtise, sa sublimation; elle la sanctifie, elle la transforme en légende...
Q.: Etes-vous d'accord avec Maurras, lorsqu'il affirme que "vivre, c'est réagir" ?
JD: Bien sûr, mais cette pensée n'est pas une des plus originales de Maurras...
Q.: Vous gardez donc espoir ?
JD: Forcément, je ne peux pas faire autrement, je suis homme de lettres. Alors, j'ai besoin qu'il existe toujours des Français afin qu'on lise mes livres après que je sois mort.
Q.: N'avez-vous pas l'impression que votre discours soit "ringard" ?
JD: Léautaud avait une phrase magnifique, que je me suis empressé d'adopter dès que je l'ai découverte: "On dit que je suis un homme d'un autre âge, tant mieux, c'est plus chic". Dans la France actuelle, qui mange du pain industriel et du poulet à la dioxine, qui baragouine un sabir vaguement américain, qui ne connaît plus rien de son passé et de ses grands écrivains, qui est pleine de voleurs et d'assassins, je crois qu'il est essentiel d'être ringard, attardé, vieille lune, bref, disciple de Mallarmé et de Flaubert.
Q.: Quel est le message que vous souhaitez donner aux jeunes ?
JD: J'attendrai qu'ils aient un peu vieilli et lu quelques bouquins avant de le leur transmettre.
Q.: Vous étes toujours monarchiste ?
JD: Plus que jamais. C'est le seul régime commode que les hommes aient jamais trouvé.
(propos recueillis par © Xavier Cheneseau).
L'invité en quelques dates:
1944-1947 - Il est administrateur adjoint de Libération.
1947-1950 - Jean Dutourd est directeur de deux programmes de la BBC à Londres.
1957-1959 - Il est Président du syndicat des écrivains français.
1950-1966 - Il est conseiller littéraire aux Editions Gallimard.
1963-1970 - Jean Dutourd est critique dramatique de France-soir.
1978 - Jean Dutourd est élu à l'Académie française.
L'invité en quelques livres:
1946 - Le complexe de César (Prix Stendhal)
1948 - Le déjeuner du Lundi
1949 - L'Arbre, Une tête de chien (Prix Courteline)
1950 - Le petit Don Juan
1952 - Au bon beurre (Prix Interallié)
1955 - Doucin
1956 - Les taxis de la Marne
1958 - Le fond et la forme
1959 - Les dupes, L'Ame sensible
1961 - Le fond et la forme (tome II), Rivarol
1963 - Les horreurs de l'amour
1964 - Le demi-Solde, La fin des peaux-rouges
1965 - Le fond et la forme (tome lll)
1967 - Pluche ou l'Amour de l'art, Petit journal
1971 - Le paradoxe du critique, Le crépuscule des loups
1972 - Le printemps de la vie
1973 - Carnet d'un émigré
1975 - 2024
1977 - Cinq ans chez les sauvages
1977 - Mascareigne
1978 - Les matinées de Chaillot
1978 - Les choses comme elles sont
1980 - Le bonheur et autres idées, Mémoire de Mary Watson
1982 - De la France considérée comme une maladie
1983 - Henri ou l'éducation nationale
1983 - Le socialisme à tête de linotte
1984 - Le septennat des vaches maigres
1985 - La gauche la plus bête du monde
1986 - Contre les dégoûts de la vie, Le spectre de la rose
1987 - Le séminaire de Bordeaux
1989 - Ça bouge dans le prêt à porter
1990 - Conversation avec le Général, Les Pensées, Loin d'Edimbourg
1991 - Portraits de femmes
1992 - Vers de circonstance
1993 - L'assassin
1996 - Le feld-maréchal von Bonaparte
1999 - Que vive le Peuple Serbe (ouvrage collectif)00:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, entretiens, académie française, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 24 juin 2008
Céline musicien
Céline musicien
Chez Nizet est paru Céline musicien de Michael Donley. L'éditeur écrit: «La petite musique de Céline? Quelque chose qui va de soi, serait-on tenté de dire. De nos jours, aucun lecteur informé n'ignore la façon hautement poétique dont l'écrivain a su maîtriser les aspects sonores et rythmiques du français, surtout du français parlé. Pourtant, on a tendance à oublier que Céline emploie le mot "musique" non seulement pour désigner le style de ses livres, mais aussi en se référant à ce qu'il essaie de capter: "la musique intérieure", "la musique de l'âme". De fait, la musique —cette "catalyse de toute grâce", comme il l'a définie— est la matrice de son œuvre entière. Mais qu'est-ce que la musique? En essayant de répondre à cette question, l'auteur démontre que la petite musique de Céline —loin d'un maniérisme syntaxique ou d'un bricolage cosmétique— n'est autre que la mise à jour du véritable contenu de ses livres» (JdB).
Michael DONLEY, Céline musicien, 2000, Librairie Nizet, F-37.510 Saint-Genouph, 338 pages, 190 FF.
00:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, livres, céline, musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 17 juin 2008
Dostoïevski et la problématique Est-Ouest
DOSTOÏEVSKI ET LA PROBLÉMATIQUE EST-OUEST
Source :
Walter Schubart (1897-1941), extrait de Europa und die Seele des Ostens (1938), in revue Vouloir n°129/131, janv. 1996. Tr. fr. : L'Europe et l'âme de l'Orient, tr. D. Moyrand et N. Nicolsky, Albin Michel, 1949. [N.B. : il existe également une traduction italienne de ce livre : L'Europa e l'anima dell'oriente (tr. Guido Gentilli, Ed. di Comunità, Milano, 1947. Recension : Rivista di filosofia, n°2/1948, p. 200-201) ; une espagnole : Europa y el alma de oriente (Edic. Studium de Cultura, Madrid, 1946) ; une anglaise : Russia and Western Man (tr. A. von Zeppelin, F. Ungar Publishing Co., NY, 1950). On pourra aussi se reporter pour une étude sur cet auteur à : A. Vitale, Il destino dell'Europa e la rinascita della Russia. Note su Walter Schubart, in Futuro Presente n°7 (1995), p. 81-90].
Dostoïevski est l'écrivain de la maladie de l'âme russe, qui était encore rampante en son temps et qui a attendu le bolchevisme pour éclater au grand jour. Dostoïevski n'est plus campé sur un sol ferme, comme l'étaient les slavophiles. La sérénité plaisante, jouissant d'immenses espaces, de l'ancienne vie russe lui est étrangère. Il ne vit et ne décrit pas la Russie moscovite, comme Griboïedov ou Ostrovski - même s'il est originaire de Moscou - mais l'époque de Saint-Pétersbourg dans l'histoire russe, au moment où deux approches sentimentales du monde entrent en collision sur le sol russe, au moment où l'Asie et l'Europe se rencontrent dans le cœur de l'homme russe. Ses héros sont des représentants de l'intelligentsia pétrinienne, dont les âmes déchirées sont le théâtre où s'affrontent et s’entre-déchirent dans une lutte mortelle le vieil esprit oriental et le nouvel esprit occidental. De là, l'énergie débridée et dramatique de ses romans qui, dans leur construction, leur structure et leur dynamique sont en fait des tragédies. On ne discerne rien en eux de l’ampleur épique, et on n'a nullement l'impression de pénétrer dans l'immédiateté d'un monde bien clos.
Une profonde césure le sépare des autres écrivains russes, qui ont vécu avant lui ou qui sont ses contemporains : Pouchkine, Tourgueniev, Tolstoï, Gontcharov. Jamais Dostoïevski n'aurait pu créer un Oblomov. Ensuite, il est très éloigné de cette "littérature des propriétaires terriens" qui s'enracine profondément dans le sol de la Russie et dans l'essence de la russéité et qui fait ressortir ses personnages exceptionnels et captivants d'un arrière-plan qui est cette vie harmonieuse, sans discontinuité apparente, propre des familles nobles russes (Dostoïevski appartient pourtant à la noblesse héréditaire, tout comme Tolstoï). Dostoïevski n'avait pas un regard pour le monde de la tradition. Il sentait et annonçait une future révolution de l'esprit, dont ses contemporains ne devinaient rien. Il voyait le combat planétaire entre l'esprit prométhéen et l'esprit oriental.
CAESAR ET IMPERIUM
Les 2 idées les plus pourries et les plus pervertissantes que l'Europe prométhéenne avait suscitées étaient l'idéal de la "forte personnalité" et l'idéal de l'État dominateur. Ce sont les 2 motifs latins du Caesar et de l'Imperium. Dostoïevski s'en prend au premier de ces motifs dans Crime et châtiment, au second, dans Les Démons [connu aussi sous le titre français Les Possédés]. La doctrine fallacieuse des "hommes forts", avec son corollaire, les droits spéciaux qu'ils s'arrogent - au nom d'un droit dynastique, ou comme le Prince de Machiavel ou le Surhomme nietzschéen, toutes figures qui dominent l'imagination des Européens de l'Ouest - est affrontée dans Crime et châtiment, roman qui va consacrer la célébrité de Dostoïevski jusqu'à la fin des temps.
Raskolnikov suit un mot d'ordre : tout est permis. Il s'enthousiasme pour l'humanité dominatrice et il veut se prouver à lui-même et au monde qu'il "n'est pas un misérable poux comme tous les autres". Il tue une usurière, parce qu'il "veut être Napoléon". Mais la voie du crime ne le hisse pas pour autant sur les sommets de la divinisation de l'homme, mais dans la cellule isolée du pénitent contrit, où il acquiert "une nouvelle vision de la vie". Il doit reconnaître que l'homme n'est pas Dieu et, en posant ce constat en pleine crise de contrition, il reconnaît l'existence de Dieu. Il avait voulu prouver l'existence du Surhomme et finit par se prouver, à lui-même et par son propre acte criminel, l'existence de Dieu. "Même le fort est un misérable poux comme tous les autres". Le cri qui appelle le châtiment rédempteur est plus fort que les séductions de la vanité, la sacralité de la renaissance rend plus heureux que l'ivresse de la violence et du pouvoir. Le divin dompte l'homme sodomite qui est en lui.
PÉCHÉ D'ORGUEIL
Raskolnikov commet le péché originel de l’orgueil et de la morgue, de la volonté de puissance, qui induit l'homme à se séparer de ses frères et à se hisser au-dessus d'eux (le nom du héros est bien choisi, car Raskol signifie séparation, césure, brisure). C'est le délit prométhéen, le péché de l'Europe. Raskolnikov est le type du Russe qui est saisi par le poison occidental et qui s'en débarrasse et s'en nettoie par une chrétienté renouvelée. L'Europe est le Diable, la tentatrice des Russes. Crime et châtiment est un réquisitoire terrible, déstabilisant, contre les idéaux de domination de l'Ouest, comme personne auparavant n'avait osé en prononcer ou en écrire. La question : César ou Christ ? Telle est la thématique du roman. La meute des tièdes ne sait rien, ni de l'un ni de l'autre.
Car les tièdes ne veulent être que bourgeois, et le bourgeois est l'homme qui est également incapable de commettre un acte délictueux ou de réaliser une action sublime, également incapable d'être criminel ou d'être victime innocente. Mais toutes les grandes et fortes natures luttent pendant toute leur existence pour répondre à cette seule question : César ou Christ ? La réponse de Dostoïevski, la future réponse de l'Est c'est : le Christ, rien que le Christ, et non pas César ! Il faut sortir de cette fierté isolée, il faut se débarrasser de cette folie à toujours vouloir être "autonome", il faut accepter l'humilité, le don de soi, le rôle de la victime !
Raskolnikov est un pécheur qui trouve la grâce, qui retrouve le chemin vers "l’idéal de la Madonne". Mais cette voie qui va du crime à la renaissance en passant par le repentir n'est qu'une voie possible, parmi d'autres. L'autre conduit du crime à l'auto-destruction en passant par une fierté qui refuse de plier, de se briser. C'est la voie qu'emprunte Svidrigaïlov. Il est une sorte d'alter ego de Raskolnikov, mais il reste un vulgaire criminel, incapable de repentir, qui persiste dans sa fierté et son défi. En lui, Raskolnikov perçoit le mal, le mal qui est aussi en lui mais qu'il va extirper. C'est entre ces deux attitudes que l'homme doit choisir. Entre la voie de l'humilité et celle de l'auto-destruction, entre le repentir et le suicide. Le mal, qui ne peut accéder au repentir, se tue lui-même. C'est l'esprit de la destruction qui se retourne finalement contre ceux qui l'incarnent et le portent en eux. Voilà bien l'idée-force de Dostoïevski !
Stavrogine, Kirillov et Verkhovenski empruntent la même voie que Svidrigaïlov. Kirillov se suicide pour prouver au monde qu'il ne craint pas la mort. C'est la seule épreuve que le monde peut encore lui soumettre, car ce monde n'est plus lié à lui par aucun fil intérieur. "Celui qui ose se tuer est Dieu", pense-t-il. Ainsi, il pose une équation entre Dieu et l'esprit de destruction. C'est le destin de ceux qui poursuivent la chimère de l'Homme-Dieu. Ils se tuent ou on les tue. César aussi fut tué, et cette mort est définitive ; il n'y a pas de résurrection hors du tombeau. Dostoïevski perçoit le fondement même de l'idéal de la "forte personnalité" et reconnaît que celle-ci sacrifie l'amour vivant. Culte des héros ou idéal de fraternité, paganité égoïste ou renaissance dans le Christ, l'Europe ou la Russie : c'est ainsi que Dostoïevski pose la question du destin.
SE REPENTIR OU SE SUICIDER
Dans son personnage de Raskolnikov, Dostoïevski a créé la tragédie personnelle de celui qui rompt avec Dieu, dans Les Démons, il décrit la tragédie sociale que provoque cette rupture. Au bout du chemin vers le Surhomme, nous trouvons le repenti ou le suicidé. Tel est le sens de Crime et châtiment. Au bout du chemin vers le socialisme athée, nous trouverons la dissolution de la société ou le retour au christianisme : tel est le sens des Démons. Dans le premier de ces romans, Dostoïevski lutte contre la figure de l'homme dominateur, dans le second, contre l'idéal de l'État dominateur. Dans le premier de ces livres, il réfute Nietzsche, dans le second, il réfute Marx. Il ne connaissait pourtant l’œuvre ni de l'un ni de l'autre, mais il les connaissait au fond implicitement tous 2 comme des possibles de l'âme, comme des types spirituels.
Et, ce qui est le plus extraordinaire, Dostoïevski a vu le rapport intérieur qui unissait ces 2 types. Il était nettement meilleur visionnaire que l'homme contemporain, dont le regard est troublé, ne se pose que sur les phénomènes superficiels, devine ou voit des contradictions, là où il y a en fait des parentés. Comme Nietzsche, Marx cherche - et chez lui, c'est sans nul doute un héritage de la foi judaïque - ce qui doit remplacer Dieu et faire advenir le Ciel sur la Terre. Marx aussi fait de l'homme d’aujourd’hui un simple moyen pour forger l’homme de demain. Seul l'homme du futur, qui doit être créé par recours à la violence, justifie l'homme actuel, livré au hasard, à lui-même, l'homme qui n'a pas été voulu par l'homme, qui précédé la figure de demain. Mais Marx envisage une autre anthropologie que celle de Nietzsche : il mise sur un être social en devenir et non pas sur des individualités accomplies et isolées. C'est donc une prédisposition différente qui conduit chez lui à ce besoin d'absolu, qu'il possède en lui, tout comme Nietzsche, et qui le mène sur une autre voie.
CONTRE NIETZSCHE ET CONTRE MARX
Mais tous 2 font perdre à l'homme sa liberté, sa valeur propre, sa signification absolue. Tous 2 veulent remplacer le divin par l'exercice d'une coercition, dans la mesure où il veulent fabriquer un nouveau divin. La doctrine du surhomme veut un dieu tellurique, le socialisme un ciel terrestre autant de religions apparentes qui s'oppose au christianisme, qui trahissent l'idée de fraternité et la remplace par un idéal de violence. Les points de départ de ces confessions sans dieu sont différents, mais leur point d'aboutissement est le même. Marx vise l'État idéal où tous seront égaux et pareils, Nietzsche vise le despotisme du surhomme. Mais il n'y a pas d'égalité sans un desposte qui puisse la garantir, et il n'existe pas de despotisme qui ne conduise pas à l'égalité des opprimés. Le surhomme et l'homme-masse croissent sur le même terreau. La doctrine du surhomme et le socialisme, c'est finalement la même chose, mais vue sous des angles différents Nietzsche et Marx sont tous 2 - et à égalité - les précurseurs intellectuels de la dictature, de la décadence de l'éthique et du déclin de la liberté. Entre eux existe cette parenté qui unit aussi Raskolnikov et les héros des démons. Dans le vécu intérieur de Dostoïevski, tous 2 retournent à l'unité de leur origine.
Dostoïevski a vu qu'avec le socialisme et la doctrine du surhomme, les grands mouvements d'opposition à la religion émergeaient, qu'ils se reconnaissaient dans une pure immanence, qu'ils tentaient d'étancher une terrible soif de métaphysique en nous abreuvant de valeurs éphémères. Car ce sont les doctrines et les courants de pensée d'un âge intermédiaire. Par elles, cet esprit rationnel, froid, tellurique, propre de l'Occident, vient à couler dans cette ardente propension de l'Orient à la foi : mélange fatal. Une fois de plus, c'est l’Europe qui est la tentatrice, le diable pour les Russes. Comme dans Crime et châtiment, où c'est l'individu qui est saisi par l'esprit de l'Occident, dans Les Démons, c'est la société russe toute entière qui en est victime. Nous avons donc d'une part le conflit de la russéité avec l'idée occidentale au niveau de l'individu, et d'autre part, au niveau de la société.
Les deux romans suggèrent une même résolution de cette tension : la victoire de l'esprit russe-chrétien sur l'esprit prométhéen-européen. "C'est par l'Orient que la Terre retrouvera son rayonnement" (cette vision de la victoire finale du Christ a été reprise 2 générations plus tard par Alexandre Blok dans son poème révolutionnaire Les Douze). Dostoïevski lui-même s'était laissé prendre aux mirages de l'Occident et avait payé cet engouement d’un long bannissement en Sibérie. Plus tard il s'est repenti et a reconnu la perversité fondamentale de ces doctrines occidentales ; c'est ainsi qu'il a pu les dépasser. La russéité dans son entièreté souffre du même destin dans Les Démons. Tandis que les représentants criminels de l'esprit occidental - le mal qui jamais ne se repentit - connaissent une fin cruelle, le peuple, resté russe, est sauvé par sa foi et retourne, plein de repentir, vers le message de Jésus.
Dans Les Démons, Dostoïevski maudit, comme plus tard dans la légende du Grand Inquisiteur, l'unification des hommes par coercition, la "fourmilière mise au diapason", le "palais de cristal", la tentative aussi folle que présomptueuse, de réaliser le bonheur terrestre par la violence, la coercition, et sans faire appel à la grâce divine. "C'est de la folie de vouloir forger une ère et une humanité nouvelles en coupant 100 millions de têtes". Il décèle l'élément césarien dans le socialisme révolutionnaire, chez cette intelligentsia russe qui semble tant aimer la liberté. "Le socialisme français" - le seul que connaissait Dostoïevski - "est la poursuite fidèle et conséquente d'une idée qui nous vient de la Rome antique et qui s'est maintenue dans le catholicisme" (cf. Journal d'un écrivain). Les Romains et les Russes sont des ennemis éternels !
Dostoïevski voit dans le socialisme une forme particulière de la révolte contre Dieu. C'est pourquoi, lui, l'ancien forçat de Sibérie, ne se met pas du côté des révolutionnaires. Son refus de la révolution n'est pas d'essence bourgeoise, elle est d'essence chrétienne. Il est un adversaire de la révolution parce qu'il aime la liberté et Dieu. Il croit et il décrit sa foi dans Les Démons : après la révolution désacralisante, adviendra une révolution porteuse de sacré qui répandra une nouvelle fois dans le monde l'esprit de l'Est. C'est ce message que nous transmet Dostoïevski par la bouche de son personnage Chatov : "Je crois que le retour du Christ aura lieu en Russie". Il prévoyait que la Russie, après la folie des démons, accéderait à une nouvelle forme de socialisme qui lui conviendrait. Qu'entendait-il par là ?
La dernière notice de son Journal nous l'apprend : "La foi du peuple en l'Église tel est le socialisme russe" : en l'Église intériorisée, qui n'a nul besoin de dépasser les différences sociales extérieures, parce qu'elle mesure l'homme selon les critères de "l’Empire intérieur", parce qu'elle nous place tous à égalité devant Dieu, en l'Église comme fraternité spirituelle, comme communauté des "re-nés" dans sa plus grande extension : la fraternisation mondiale dans le Christ : voilà la forme sociale par excellence de la russéité et rien d’autre, voilà l'expression sociale de ce sentiment de totalité, de cette pan-humanité d'esprit oriental qui est destinée à lutter jusqu'à la mort contre les idées occidentales du césarisme et de l'impérialisme. L'écrivain classique qui a exprimé et illustré cette lutte, c'est Dostoïevski.
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samedi, 14 juin 2008
Les châteaux en Espagne de Rémi Soulié
Les châteaux en Espagne de Rémi Soulié
Entretien
A quelques jours de la parution de son nouvel essai, Le vrai-mentir d'Aragon, Aragon et la France, aux éditions du Bon Albert, Rémi Soulié a accepté de nous entretenir de son précédent ouvrage, publié chez L'Age d'Homme, Les Châteaux de glace de Dominique de Roux
«De Roux a renouvelé notre façon de lire. Là encore, c'est révolutionnaire»
Pourquoi, aujourd'hui, écrire sur Dominique de Roux? Son nom, qui reste sulfureux (on se souvient du mot: «A force d'être traité de fasciste, j'ai envie de me présenter ainsi: moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg»), n'a laissé aucun chef-d'œuvre impérissable. Ses livres sont pour la plupart des collages d'idées anarchiques, anarchiquement assemblées pour former une pâte de textes indigestes jetée sans autre souci à la figure d'un lecteur qui n'est pas habitué à être reçu ainsi. Mis à part une poignée d'irréguliers, personne ne le réclame. Seuls quelques éditeurs hors du sérail ont relevé le pari de publier les fulgurances et les formules bancales de ce styliste épileptique, qui se voulut tour à tour et en même temps géométaphysicien, poète dissident du monde, impérialiste pacifique infiltré à la solde d'une Internationale révolutionnaire gaulliste qui n'exista jamais ailleurs que dans son esprit enfiévré. Sa vie brusquement écourtée ressemble à l'image finale de ce film de Werner Herzog, Aguirre, où l'on voit Klaus Kinski dériver seul sur un radeau au milieu dune multitude de petits singes jaunes à têtes noires, debout dans son armure rouillée de conquistador renégat, défiant Dieu, le regard halluciné, dévoré par son rêve d'empire d'au-delà de la jungle amazonienne, avec la caméra qui s'éloigne. Pourquoi en effet, quand on s'appelle Rémi Soulié, écrire une biographie de Dominique de Roux, sinon pour tout ce qui vient d'être dit ?
Dès la première page des Châteaux de glace le ton est donné: «Rêvons un peu à une France vomissant ses tièdes et ses mous! Plus de sociaux-démocrates ni de démocrates-chrétiens, plus de libéraux sociaux ni de sociaux libéraux! La politique enfin restaurée en mystique par quelques royalistes, des gaullistes métaphysiques aussi et des révolutionnaires intacts à la Fajardie! "Heureux comme Dieu en France", cette neuvième béatitude sortirait de la morgue où la science épigraphique congèle les anciennes sentences!» Soulié, maurrassien c'est sûr, n'aime pas son époque, aux songes creux et à la bouche pleine de gargouillis («droits de l'homme», «citoyenneté», «démocratie»...), et encore moins sa littérature. La gauche, hier insurgée, s'abîme dans la social-démocratie. La droite a trahi de Gaulle —c'était quand? Les écrivains se regardent le nombril et les éditeurs jouent les barbouzes. Lui voudrait un écrivain qui soit à la fois un idéologue et un aventurier, de droite et un peu à gauche, un militant et un esthète, Lawrence et Rimbaud, Monfreid et Malraux. Sa rencontre avec de Roux était fatale.
Ecrire une biographie c'est aussi, c'est surtout, écrire sur soi-même, retracer les étapes d'une vie étrangère pour mieux comprendre son propre cheminement intérieur. Rémi Soulié a donc mis ses pas dans ceux du Don Quichotte aveyronnais, ce qui nous vaut de jolis passages, rencontré des témoins, nourri une abondante correspondance avec ses proches. Son livre est riche de citations, et dans sa relation intime avec de Roux, il lui parle autant qu'il nous parle de lui. Raison pour laquelle Soulié ne craint pas de se montrer par endroit hermétique, voire ésotérique.
De Roux, la littérature et la droite. C'eût été un parfait sous-titre si Rémi Soulié avait jugé bon d'en ajouter un. Encore faut-il, avec un aussi subtil dialecticien, s'entendre sur les mots. De quelle droite parlons-nous ? En politique, de Roux honnissait le nationalisme et la propriété privée. En France, ce voyageur infatigable se considérait en territoire ennemi. Côté littérature, de Roux méprisait les hussards, qu'il qualifiait dédaigneusement de «chevaux-légers de la bourgeoisie». La Droite selon Dominique de Roux, Droite avec un grand "D" (comme Evola l'écrivait du reste, et Soulié ne manque pas de faire le lien), est partout où domine le tragique, donc le sens du sacré, dans la marche de l'Histoire. Héroïsme et folie sont valeurs de droite, qui définissent en littérature le Grand Art. Sont de droite Claudel, Heidegger, Gombrowicz, Lawrence, Jünger, Benn, Céline, Artaud, Biely, Blanchot, Cummings, Pound, Genet, Nizan, Yeats, Joyce, Ungaretti, Gadda, Michaux. Une droite reconnue par lui seul, qu'il réinvente et redessine au gré de ses illuminations.
«Je soupçonne Dominique de Roux d'avoir lâché la corde avant terme pour ne pas assister à l'ultime désastre. Prophète comme il l'était, il aura préféré la vision béatifique à la société du spectacle.» Certains doutent de sa mort et préfèrent croire qu'il dort, roi du monde pétrifié dans la roche, sous un glacier, attendant son heure. D'autres pencheraient plutôt pour un repli stratégique dans une faille tellurique, quelque part entre Thulé et l'île de Pâques. Plus disert, Rémi Soulié conclut par l'impérieuse nécessité de sa relecture. «Dominique de Roux (...) desperado sudiste digne de notre piété.»
Entretien.
Q: Rémi Soulié, on sort de votre essai, Les Châteaux de glace de Dominique de Roux, converti. Il émane de chacune de ses pages une attraction mystérieuse que j'attribuerai autant aux révélations que vous nous apportez sur ce personnage extraordinaire que fut Dominique de Roux qu'à l'inexplicable envoûtement de votre style, touché par une sorte de grâce qui le transfigure. Parfois, je me suis surpris à lire des paragraphes pour leur seule poésie, incapable «au réveil» de me souvenir de ce qu'ils disaient. Ce livre est celui d'un mystique. Au reste, son titre est déjà porteur d'un sens initiatique, comme s'il fallait entrer dans son œuvre comme on part en pèlerinage.
Rémi Soulié: Dans Immédiatement, Dominique de Roux évoque sa grand-mère et son «château de glaces». J'ai donc choisi ce titre parce que c'était une formule de Dominique de Roux lui-même, quelle renvoyait métaphoriquement à une demeure familiale —et je me suis attaché à montrer ce que de Roux devait aux vacances passées en Aveyron, pendant son enfance— mais aussi parce que le château et la glace sont lourds de sens: ils évoquent à la fois l'enracinement profond, aristocratique, dans l'histoire de France, dans l'ancienne France, un «palais des glaces» où se réfléchissent une image de soi fragmentée, une identité plurielle, et, enfin, la mort. Dominique de Roux était hanté par la mort. Etait-ce pressentiment d'une fin prématurée, tropisme romantique ? Sans doute les deux à la fois, et sans doute plus encore.
Q.: Dominique de Roux écrivain révolutionnaire -écrivain ET révolutionnaire, il ne viendrait plus aujourd'hui à l'idée de personne d'en douter. Mais dans quel camp était-il ? Droite-gauche-gaulliste-anar de droite ?
R.S.: Certainement pas révolutionnaire de gauche. Cela n'aurait aucun sens. Son intérêt pour la Chine de Mao était esthétique, poétique —en ceci, il n'est pas très éloigné de Sollers, mutatis mutandis. Révolutionnaire de droite supposerait de sa part une adhésion doctrinale à un système particulier également, or, même si l'on trouve dans son œuvre, surtout dans le Contre Servan-Schreiber, un jeu intellectuel sur le lexique maurrassien, Dominique de Roux ne saurait être réductible à une seule pensée politique. Il fut un homme d'action, certes, au service de la France gaullienne, en Angola, mais son gaullisme était mystique, non politique, selon la distinction de Péguy. Je vois en de Roux un poète de l'action, comme le colonel Lawrence ou Mishima. Il était attaché, sans doute, à une «certaine idée de la France», mais à une idée poétique, littéraire. Son anticommunisme, néanmoins, est évident. La catégorie d'anar de droite, si intéressante soit-elle, François Richard la bien montré, est un peu un fourre-tout. On y «case» les irréductibles, ceux qui sont allergiques aux conneries puritaines de la bigoterie contemporaine et éternelle, à la figure increvable du «bourgeois», celle que Baudelaire, Flaubert, Bloy, Barbey ont décrit. Un Dictionnaire des idées reçues serait d'ailleurs impubliable de nos jours. Les hérauts socialistes et éminemment bourgeois de la liberté nous en empêcheraient. De Roux, en définitive, était bien révolutionnaire, parce que c'était un écrivain, et que tous les écrivains dignes de ce nom le sont. Pound, Borgès, Jouve, Céline, Gombrowicz, c'est aussi lui, c'est souvent d'abord lui.
Q.: Dominique de Roux nous a quitté il y a un quart de siècle. Selon vous, qui le connaissiez bien, qui peut prétendre aujourd'hui avoir pris sa place ? Ce qui m'amène à vous poser une deuxième question: quel apport à la littérature française fut le sien ?
R.S.: Personne n'a pris sa place, car personne ne prend jamais la place d'un écrivain —surtout un autre écrivain. Dominique de Roux a néanmoins des admirateurs, par exemple certains jeunes collaborateurs de la revue Immédiatement, placée sous son patronage. Marc-Edouard Nabe est un excellent connaisseur de de Roux. De Roux a marqué l'histoire littéraire française, comme écrivain et comme éditeur. Les Dossiers H de L'Age d'Homme, dirigés par Jacqueline de Roux, sa femme, n'existeraient pas sans les Cahiers de l'Herne. Les auteurs dont je parlais précédemment sont entrés dans notre bibliothèque grâce à lui. Il a renouvelé notre façon de lire. Là encore, c'est révolutionnaire.
Q.: Au fond, que représente-t-il pour vous ?
R.S.: C'est un intercesseur, pour reprendre le mot de Barrès. Il donne des leçons de style, de courage, de vitesse, de passion, d'absolu, de colère; de Roux est un esprit libre, un homme seul qui a suivi sa vocation. C'est un «littéraire intégral», un homme pour qui la littérature était une vision du monde.
Q.: Le romancier Dominique de Roux m'a toujours intrigué...
R.S.: Quoi qu'il écrive, Dominique de Roux était un styliste doué, d'emblée maître de son écriture et de son univers. Il est donc difficile, et sans doute réducteur, de compartimenter son œuvre. Plus que pour d'autres écrivains, la question du genre, à mon avis, ne se pose pas vraiment chez lui. Je suis sensible à tous ses «romans» de Mademoiselle Anicet au Cinquième Empire en passant par Harmonika-Zug et Maison jaune. Avec Mademoiselle Anicet, il a montré qu'il pouvait écrire, très jeune, un roman de facture classique, «à la française», comme Une curieuse solitude de Sollers, avec lequel un parallèle s'impose à nouveau; à l'autre bout de l'œuvre, Le Cinquième Empire se lit comme un poème, lui aussi parfaitement maîtrisé. La beauté du Portugal éternel, mythique, celui du Roi caché, transparaît dans l'évocation dune situation exceptionnelle de crise. L'écriture de Dominique de Roux est limpide, et il a assimilé Rimbaud.
Q.: Avant de lire Les Châteaux de glace votre nom m'était inconnu. Force est de constater que votre livre se montre d'une grande discrétion à ce sujet. Rien ne filtre, ni sur vous ni sur vos antécédents. Quelques mots de votre part seraient les bienvenus à présent.
R.S.: J'ai trente-deux ans. Avant ce Dominique de Roux, j'ai publié un traité sur la promenade (*); j'avais alors une activité d'enseignant-chercheur en littérature française, à l'Université de Toulouse. J'ai collaboré à différentes revues, publié plusieurs articles, universitaires ou non.
Q.: Et quels sont vos projets désormais ?
R.S.: Je corrige en ce moment les épreuves d'un essai sur Aragon, à paraître en janvier 2001 aux Editions du Bon Albert: Le vrai-mentir d'Aragon, Aragon et la France. J'espère également publier dans les mois à venir une étude sur Jean Boudou, immense écrivain occitan, traduit en français, qui est l'égal de Jean Genet ou Mishima, pas moins! Je me suis attaché à le lire avec les lunettes de Freud et de Lacan —une écriture de la perversion, en bordure de la psychose. Je n'ai pas la religion de la psychanalyse, loin s'en faut, mais pour qui sait lire, surtout l'œuvre de Lacan, l'éclairage analytique, philosophiquement, est passionnant. Je publie en janvier 2001 une nouvelle, dans un recueil collectif, aux côtés de Georges-Olivier Châteaureynaud, Homeric, Victor Martin, Marie-Hélène Lafon et Denitza Bantcheva.
(propos recueillis par Laurent SCHANG).
(*) De la promenade, Editions du Bon Albert, 1997.
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jeudi, 12 juin 2008
Entretien avec Jacques d'Arribehaude
Entretien avec Jacques d'Arribehaude, un «Français libre»
Q.: Dans Un Français libre (L'Age d'Homme, 2000), vous menez, sous le couvert d'un journal intime, une quête qui n'est autre que l'antique gnôthi seauton hellénique: la recherche et l'étude de soi. Qui êtes-vous donc? Français ou Gascon? Moderne ou d'Ancien Régime? Du XVIIe ou du XIIe siècle?
Né au pied des Pyrénées à l'extrême sud-ouest de la France, d'une mère basque et d'un père gascon, je suis Français d'éducation, de tradition et de culture, mais ouvert depuis toujours au grand large, à l'esprit d'aventure et de recherche de nos grands ancêtres navigateurs et conquérants. J'appartiens une famille dont les archives remontent au XIIe siècle par mon père, avec des attaches en Béarn, Gascogne et Navarre. On trouve mes ascendants sur les Sceaux gascons de la Tour de Londres sous Edouard III, puis sur les rôles d'armes de Gaston Phébus du Béarn au XIVe siècle, mais dans un déclin constant durant les guerres de Religion et les désordres de la Fronde au XVIIe siècle. Sous la Révolution, Jean d'Arribehaude, beau-frère de Raymond de Seze, défenseur de Louis XVI à la Convention, renonce à ses seigneuries de Lasserre, d'Orgas et autres lieux pour échapper à la guillotine, et la ruine du patrimoine familial achève de se consommer au fil des générations. Mon enfance n'en est pas moins marquée par la forte empreinte des instituteurs au lendemain (très illusoirement victorieux) de la grande guerre 14-18, ces «hussards de la République» qui mettaient tout leur cœur à exalter la nation comme un modèle insurpassable de civilisation pour la terre entière. Le désastre sans précédent de 1940 (j'avais tout juste 15 ans), m'éloigne à tout jamais du régime qui l'a provoqué, qui m'inspire dès lors le plus définitif dégoût.
Q.: Très jeune, vous avez vécu quelques expériences peu banales: voir défiler les Prussiens de la Totenkopf, traverser les Pyrénées, croupir dans une geôle hispanique, découvrir les clans d' Alger, goûter à toutes sortes de propagandes et même, naviguer ("Il est nécessaire de naviguer"). N'est-ce pas beaucoup pour un jeune homme encore tout frotté de littérature? Quel était donc son état d'esprit le 8 mai 1945?
Que faire, quand on a dix-sept ans, que l'on n'accepte pas l'humiliation d'une telle défaite, que l'on baille au lycée de Bayonne aux trois-quarts occupé par l'administration de la Kommandantur et de la Gestapo, et qu'il y a quelque part une France qui se déclare encore libre, sinon vouloir à tout prix la rejoindre? Cela me vaudra de connaître la prison de Badajoz au fond de l'Espagne, d'où la Croix-Rouge me tire à grand peine, puis le spectacle des querelles politiques d'Alger, jusqu'à mon embarquement sur un pétrolier battant pavillon US, et dont un équipage français remplace un équipage américain défaillant et rapatrié sur New York, mais toujours armé de canonniers américains. Je figure, en qualité d'écrivain de bord —interprète faisant fonction de commissaire— au carré des officiers, ne regrettant guère d'avoir été déclaré «inapte au service armé» par la 1ère Division Française Libre que j'avais fini par rejoindre en Libye, ni la Direction du service Géographique de l'Armée, qui voulait me retenir comme dessinateur à Alger. Le spectacle de l'Italie dévastée, de la corruption qui sévit partout sur fond d'épuration, de misère et de prétendu retour à la morale m'est odieux. J'oublie mes déceptions en découvrant, dans les ruines d'une librairie italienne, Le voyage au bout de la nuit où le génie imprécateur de Céline contre la guerre confirme ce que je ressens devant le bourrage de crâne universel. La «France libre» dont je rêvais et dont j'ai suivi au fur et à mesure les querelles de clans et mesquines péripéties n'est que le retour des hommes et du régime dont l'incompétence et la nullité nous ont conduit au désastre. Je ne puis que le vomir et remettre tout en question. J'ai vécu au bout du compte dans l'Italie éventrée de 44-45, la Grèce et la Yougoslavie exsangues et déchirées, la fin malheureuse de l'engrenage suicidaire de 1914 au seul profit d'un communisme aussi criminel que le nazisme, et du mercantilisme américain dont la façade démocratique recouvre une exploitation éhontée de la planète. On ne m'y reprendra plus.
Q.: Quels furent vos maîtres?
Je dévore Céline dont la force comique fortifie ma lucidité et apaise ma colère dans le sentiment de ne pas être seul au monde à refuser l'imposture de ce temps. Je revois mon ancien professeur Louis Laffite qui, sous le nom de Jean-Louis Curtis, commence à se faire un nom en littérature, et qui m'encourage à écrire. Jusqu'à sa mort, il y a quelques années, il soutiendra mes efforts dans ce sens et j'aurais maintes fois l'occasion d'apprécier son talent, son humour, et la solidité de son amitié. Dès l'enfance, j'ai la passion de la lecture et vais selon une humeur très vagabonde des Mémoires d'un âne à La Condition humaine en passant par Les trois mousquetaires, L'île au Trésor, Robinson Crusoë, Croc-Blanc, Guerre et Paix, Les Mille et une Nuits de Mardrus (lus par surprise à la bibliothèque municipale) et Gil Blas. L'été de mes 16 ans, en 41, grand emballement pour Autant en emporte le vent et le personnage de Rhett Butler, dont le refus d'être dupe, le joyeux cynisme et la séduction s'offrent en modèle idéal à ma naïve adolescence. Il me faut l'épreuve de la guerre et de la maladie pour élargir ce modeste horizon. C'est au sanatorium de Leysin, où je suis admis sur le Fonds Européen de Secours aux étudiants, en Suisse, que je me plonge durablement dans Balzac, Stendhal, Flaubert, mais aussi Saint Simon, aussi bien que dans les grands romanciers américains et russes et en particulier Dostoïevski. De là date aussi mon goût pour les correspondances et journaux intimes, au plus près de la vie, telle que la restitue dans son intensité, l'extraordinaire vision de Saint Simon.
Q.: Vous avez fréquenté le monde des Lettres, approché Céline à Meudon, Roland Laudenbach rue du Bac, et même un certain André Malraux. Qui étaient ces trois hommes si différents? Et "La Table ronde", cette maison mythique, quel était donc son esprit?
Accoutumé dès le départ à la solitude, c'est à Roland et Denise Tual, rencontrés au Festival du film maudit à Biarritz en 1949, que je dois la rencontre de Malraux, de Cocteau, de René Clair, de Roger Nimier, de Roland Laudenbach et autres figures de l'époque, sans que je puisse dire avoir vraiment et durablement fréquenté le monde des lettres. De Malraux, j'ai surtout retenu la volonté qui me semblait exemplaire de «transformer en conscience l'expérience la plus large possible», qui m'incita à prendre du champ en m'exilant près de trois ans dans ce qui était alors le territoire du Tchad dans l'Afrique Equatoriale Française, comme agent de l'unique société chargée de l'exploitation du coton. Malraux se souvint de moi et m'accorda sa sympathie lorsque je lui adressai Semelles de vent, et intervint plus tard quand je tentai d'entrer à l'ORTF, où le désordre de 1968 me permit finalement de pénétrer de façon durable. "La Table Ronde" se distinguait alors par l'anticonformisme de ses publications, un éloignement ironique à l'égard de l'idéologie dominante et l'engagement à sens unique prôné par Sartre qui nous semblait le comble du grotesque, de la nuisance imbécile, et de l'aveuglement artistique. J'y rencontrai, auprès de Laudenbach, Alexandre Astruc, Jacques Laurent, et publiai, avant Semelles de vent, La grande vadrouille, bien accueilli par la critique, mais sans succès commercial, et dont Laudenbach eut le tort de vendre le titre —sans que je puisse m'y opposer— à une production cinématographique sans le moindre rapport avec l'ouvrage.
Q.: La lecture de Proust ne vous a pas illuminé. Dieux merci, je ne suis pas le seul à avoir bâillé d'ennui! Rassurez-moi, donnez-moi des arguments contre le snobisme proustien!
Je dois à la lecture d'avoir échappé à plusieurs reprises au découragement et à la dépression. C'est le cas avec La recherche du temps perdu, quelles que soient mes réserves sur les vaines contorsions de Proust pour transposer et déguiser la réalité de son personnage. Il a beau prendre un soin infini à masquer l'origine presque exclusivement juive du «monde» auquel il a accès par l'intermédiaire d'une madame Strauss ou de Caillavet, d'un Gramont de mère Rothschild, ou de princes moldo-valaques à généalogie douteuse, pourquoi ne pas dire carrément que les grands noms dont il se pâme ne sont plus que le reflet de la souveraineté triomphante de Mammon, accommodée au snobisme éperdu et niais des élites républicaines dont il fait partie. Malgré cela, et en dépit de tout ce qu'il peut y avoir d'artificiel et de faux dans la société qu'il dépeint, sa difficulté d'être lui inspire des pages déchirantes sur la souffrance, l'amour malheureux, «l'enchantement des mauvais souvenirs», et son œuvre s'impose par la création de personnages atteignant la force de types universels, qu'il s'agisse de Charlus, de madame Verdurin, Norpois, Cotard, Nissim Bernard, Bloch, etc. La sacralisation contemporaine de mœurs considérées naguère comme honteuses et la révérence obligée devant tout ce qui semble relever particulièrement de la «sensibilité juive» ajoute sans doute à l'universelle renommée de Proust, et l'encombre d'une vague de snobisme et d'exaltation parfaitement insupportable, mais on oublie de souligner la verve comique qui nourrit souvent les meilleures pages de son œuvre, et que le personnage de Bloch dans son évolution révèle admirablement l'identité profonde et mal acceptée du narrateur dans tout le grotesque de son pathos verbal, de son arrivisme mondain, et de ses pathétiques affectations. Au total, un grand écrivain, qui ne saurait être négligé, mais dont la vision analytique et critique de la société est plus partiale et limitée qu'il semble le croire, et très en deçà du fantastique, prophétique et souverain constat de l'œuvre de Céline quelques années plus tard. Marcel Proust, nanti de la République (éminente notabilité du père dans les hautes sphères de la maçonnerie et des riches alliances juives), confond ainsi pieusement, dans Le Temps retrouvé, l'effondrement des Empires centraux avec «la victoire de la civilisation sur la Barbarie» (sic). Le conformisme niais de cet aveuglement sur la tragédie de l'Europe et l'incapacité démocratique à concevoir une paix durable relativise la pertinence de son ironie sur le patriotisme de ses salonnards familiers et les propos héroïques de la Verdurin trempant son croissant matinal dans un café au lait qui échappe aux restrictions de l'heure. Nous sommes loin de la dénonciation autrement puissante et impressionnante du Voyage et du grand souffle célinien balayant les clichés de «cette immense entreprise à se foutre du peuple» !
Q.: Dans votre journal, vous avouez une sympathie coupable pour la mythologie germanique. Quand on est né vers 1925, qu'on appartient manifestement à une caste d'exploiteurs du peuple (et même si on a porté le bon uniforme, celui des vainqueurs), ce genre de déclaration vous rend hautement suspect. Expliquez-vous!
J'ai noté dans mon Français libre l'impression profonde, tous drapeaux confondus, de la rengaine nostalgique de la Wehrmacht Lili Marlene durant la guerre. L'affirmation provocante du Sanders de Nimier —«Plus l'Apocalypse s'est rapprochés de l'Allemagne et plus elle est devenue ma patrie!»— était la mienne alors même que je vivais la victoire de notre croisade de la liberté sous pavillon US à bord du pétrolier «Eagle». La sottise et l'énormité mensongère de la propagande m'exaspéraient. A l'étalage massif et sempiternel des exclusives horreurs nazies je ne pouvais m'empêcher de mettre en parallèle toutes les images qu'on nous cachait, et dont il n'existe aucune trace, de l'anéantissement systématique de Dresde et de villes entières, de populations errantes, exténuées, massacrées, ou mourant de faim et de misère sur les routes dévastées. Quelles qu'aient été les aberrations de Hitler, ce désastre était aussi celui de l'Europe et donc le nôtre. A cette impression se mêlait ma compassion pour les vaincus au terme d'une lutte héroïque contre le monde entier, et pour les causes perdues.
Mon goût des légendes, inhérent aux contes du pays basque transmis dès l'enfance par ma grand-mère, m'inclinait naturellement aussi à une sorte de familiarité fraternelle avec la mythologie germanique et l'exaltation wagnérienne de Lohengrin sur fond d'honneur, de loyauté et d'amour transcendant. Ce genre d'impression n'était pas destiné à m'ouvrir le meilleur accueil et l'on eût trouvé plus naturel de me voir tirer parti de mon engagement sous ce que vous appelez très justement «le bon uniforme», dont je me souciais comme d'une guigne. Mais la solitude était le prix de ma liberté et j'acceptais dès le départ qu'il en soit ainsi.
Q.: Vous aggravez votre cas en déclarant à Mauriac en 1951: «il y a une étude à faire sur l'aide américaine, dans le sens où l'on peut considérer la démocratie américaine comme le ferment le plus empoisonné, le plus stupidement pervers et le plus efficace du désordre mondial». Seriez-vous —je n'ose y croire— hostile au principe même de l'ingérence humanitaire?????
J'ai participé à l'ouvrage collectif Nos amis les Serbes, publié à l'Age d'Homme, pour protester contre l'infamie de la guerre de l'Otan dans les Balkans et la criminelle stupidité de notre alignement sur les Etats-Unis dans ce qui relève de leur seul intérêt avec la création et l'entretien ruineux d'un abcès incurable, étranger à notre culture et à notre civilisation au cœur de l'Europe. De la même manière, notre strict intérêt était de refuser toute intervention dans la guerre du Golfe et d'en laisser la charge et les dépenses aux Etats-Unis, uniques bénéficiaires. C'est assez dire que je suis résolument contre toute «ingérence humanitaire» qui n'est que le masque grossier de combinaisons sordides et parfaitement étrangères aux intérêts de l'Europe.
Q.: Vous n'êtes tout de même pas de droite? Je vous demande cela car j'ai lu quelques phrases ambiguës sur les empires centraux et la monarchie. A nouveau, rassurez-nous!
On classe volontiers parmi les «anarchistes de droite» tous ceux qui n'adhérent pas au conformisme de la pensée unique et de l'idéologie dominante qui s'affiche aussi bien à gauche que dans la droite honteuse depuis le triomphe des «Lumières». C'est ainsi que je figure dans l'essai de François Richard, paru il y a quelques années dans la collection "Que sais-je?" (n° 2580). Je ne récuse nullement cette appellation, mais qui se soucie aujourd'hui de savoir si Dante, Shakespeare ou Cervantès, ont pu être de droite ou de gauche? Sans la moindre prétention, je me contente de croire que celui qui tente de témoigner pour son temps dans l'isolement d'une création artistique échappe à toute classification sommaire. Je constate en tout cas que nombre d'écrivains des années trente parmi les meilleurs, Chardonne, Montherlant, Drieu, Morand, Jouhandeau et quelques autres, sans parler bien entendu de Céline, arbitrairement classés à droite, et qui ont payé pour cela, n'en faisaient pas moins les délices de Mitterrand, qui avait le bon goût de ne pas cacher sa paradoxale prédilection. Mitterrand, icône de la gauche officielle, était au fond tranquillement fidèle à sa jeunesse monarchiste, et mérite considération et sympathie pour tout ce que nos médias lui ont haineusement reproché à la fin de sa vie (ferme refus de «repentance», émouvante et brillante improvisation, au Parlement de Berlin, sur le «courage des vaincus», etc.). Les premiers mots dont je me souviens ont été ceux d'une berceuse basque toujours populaire en faveur de don Carlos, "el Rey neto", soutenu par la tradition navarraise contre la farce constitutionnelle de l'oligarchie prétendument progressiste attachée au règne factice d'Isabel. Curieusement, Marx a exprimé son estime et sa préférence pour l'insurrection carliste, dont les "fueros" populaires, nobles et paysans étroitement mêlés et solidaires, offraient l'image d'une démocratie autrement juste et authentique que le simulacre bourgeois hérité de nos mystifications révolutionnaires. C'est à cette image, bien évidemment de droite pour nos éminents penseurs professionnels, que je me suis toujours voulu fidèle.(propos recueillis par Patrick Canavan).
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samedi, 07 juin 2008
Chatov, personnage de Dostoïevski
Robert Steuckers:
Chatov, personnage de Dostoïevski
Dans l'œuvre de Dostoïevski, plus particulièrement dans Les Possédés, le personnage de Chatov, selon la plupart des exégètes, serait le porte-parole de l'écrivain lui-même et de l'idéologie nationaliste/racialiste russe. Le slaviste allemand Reinhard Lauth conteste cette interprétation classique, qui fait de Dostoïevski un idéologue génial de la "slavophilie" voire du panslavisme. Sur quoi repose ce soupçon et/ou cette affirmation ? Telle est la question que se pose Lauth. Pour nier le fait de la slavophilie de Dostoïevski, Lauth nous révèle, dans un chapitre de son livre consacré à "Dostoïevski et son siècle", l'essentiel de cette idéologie nationale russe sous-tendue par une conception du "peuple", dérivée de la matrice herdérienne mais rendue terriblement originale par l'apport d'une religiosité orthodoxe slave.
La Russie "corps de Dieu" face à l'Occident cupide
L'idéologie populo-centrée défendue par le personnage Chatov apparaît dans le chapitre intitulé "La Nuit" des Possédés. Chatov dialogue avec le Prince Stavroguine, devenu presque athée, au contact de la civilisation occidentale. Chatov affirme que le peuple est la plus haute des réalités, notamment le peuple russe qui, à l'époque où il pose ses affirmations, serait le seul peuple réellement vivant. En Europe occidentale, l'Église de Rome n'a pas résisté à la "troisième tentation du Christ dans le désert", c’est-à-dire à la "tentation d'acquérir un maximum de puissance terrestre". Cette cupidité a fait perdre à l'Occident son âme et a disloqué la cohésion des peuples qui l'habitent. En Russie, pays non affecté par les miasmes "romains", le peuple est toujours le "corps de Dieu" et Dieu est l'âme du peuple, l'esprit qui anime et valorise le corps-peuple.
L'idéologie de Chatov, écrit Lauth, se trouve en quelque sorte à une croisée de chemins : entre un christianisme orthodoxe et une sorte de "feuerbachisme" qui interprète le christianisme comme une sublimation de l'esprit du peuple, exactement comme Feuerbach avait interprété la Trinité chrétienne comme une sublimation de la famille sociologique. Dieu ne serait-il plus qu'une projection du Peuple, l'extériorisation d'un "collectif" repérable empiriquement ?
La puissance de l'esprit qui anime le peuple détermine son existence historique. Cet esprit est une force affirmatrice de l’Être et, partant, d'existence, qui nie la mort. Puissance religieuse, cet esprit s'exprime dans la morale, l'esthétique, etc. Il est recherche de Dieu et, par rapport à lui, science et raison ne sont que des forces de 2nd rang, qui ne sont jamais parvenues, dans l'histoire, à constituer un peuple.
Le Volksgeist est Dieu
Chaque peuple cherche un esprit divin qui lui est spécifique. Chaque peuple génère son Dieu particulier qu'il considère comme seul vrai et juste. Et tant qu'un peuple vénère son Dieu particulier et rejette avec force, implacablement, tous les autres dieux du monde, il demeure vivant et sain. Une pluralité de peuples ne peut se partager un seul et même Dieu, dit Chatov, car le Volksgeist est Dieu. S'ils possédaient le même Dieu, ils seraient un seul et unique peuple, composé de plusieurs tribus. Ou, pire, ils seraient des peuples en déclin, devenus incapables d'affirmer avec force leur Dieu, des peuples dont les Dieux viendraient, sous les coups insidieux d'une décadence délétère, à se confondre en une soupe insipide de valeurs dévoyées, et dont l'esprit aurait capitulé devant toute tâche historique pour adopter un esprit étranger ou, dans le meilleur des cas, pour recréer un Dieu nouveau.
Chaque peuple déploie ses propres conceptions du bien et du mal. Et si certains peuples ont élaboré des conceptions universalistes et des religions mondialisables, ils se réservent toujours, dans ce programme, le 1er rôle. Quand un peuple perd cette idée de détenir seul l'unique vérité du monde ou quand il doute du rôle premier qu'il a à jouer dans l'histoire, il dégénère en "matériel ethnographique".
Slavophilie et panslavisme
Cette vision du peuple "théophore" (= porteur de Dieu ou, si l'on veut être plus juste en désignant l'idéologie de Chatov, porteur d'un Dieu) reflète les idées de Danilevski, celles exprimées dans son ouvrage principal La Russie et l'Europe, paru en 1869. Danilevski inaugure une nouvelle slavophilie, postérieure à la slavophilie des Kireïevski, Khomiakov et Axakov, décédés entre 1856 et 1860. Avec Danilevski la slavophilie fusionne partiellement avec le panslavisme. L'auteur de La Russie et l'Europe allie des idées du temps (les influences de Pogodine, Herzen et Bakounine y sont présentes) à une typologie des cultures historiques qui annonce Spengler. Dans l'orbite des slavophiles/panslavistes, l'originalité de Danilevski réside précisément dans cette "organologie" qui pose une doctrine des types de cultures, postulant qu'il n'existe pas de développement culturel unique de l'humanité, comme Hegel avait tenté de le démontrer. Pour Danilevski, comme plus tard pour Spengler et Toynbee, il n'existe que des cultures vivant chacune un développement (ou un déclin) séparé. Pour Danilevski, les peuples qui n'appartiennent pas à une culture bien spécifique sont soit des "agents négatifs de l'histoire" comme les Huns soit du "matériel ethnographique" comme les Finnois ou les Celtes voire même des "réserves de puissance historique". Dans ce dernier cas, il s'agit de peuples qui, longtemps, demeurent à l'écart de l'histoire et qui, soudain, font irruption sur le théâtre des événements et fondent des cultures nouvelles et originales.
Celui qui n'a pas de peuple, n'a pas de Dieu
Toute culture vit une vie organique : elle croît, atteint son apogée (période relativement courte), épuise ses forces vitales et sombre finalement dans la sénilité. Seules subsistent alors la science rationnelle, la technique et un art technicisé qui seront transposés dans et repris par une culture ultérieure. Danilevski, en tant que nationaliste russe, affirmait que les Slaves représentaient une culture jeune et montante face à une culture germano-romaine atteinte de sénilité (postulat hérité des vieux slavophiles Odoïevski et Kireïevski). Les Slaves sont un peuple "élu", pense Danilevski, qui triomphera prochainement dans l'histoire.
Chatov, le personnage de Dostoïevski, lui, va plus loin. Il accepte le pluralisme des peuples affirmé par Danilevski mais prétend qu'il n'existe qu'une seule et unique vérité. Donc il ne peut y avoir dans l'histoire qu'un seul et unique peuple porteur de cette vérité. En l'occurrence, pour les slavophiles et les panslavistes, c'est le peuple russe. Ce peuple russe porte en lui la vérité révélée par Dieu, la vérité de Jésus Christ telle quelle, non falsifiée. Face à lui, les autres peuples sont porteurs d'idoles. Si ces autres peuples se disent chrétiens, ils portent la caricature d'un Christ "ré-idolisé". Conclusion de cette foi : celui qui n'appartient pas au peuple russe ne peut croire au vrai Dieu et celui qui, en Russie, n'a pas de peuple, n'a pas de Dieu.
Messianisme de Chatov, pluralisme de Danilevski
Le messianisme slave de Chatov diffère donc fondamentalement, sur ce plan du moins, de l'idéologie danilevskienne. En effet, Danilevski s'oppose résolument à toute forme d'universalisme ; son système, par suite, refuse l'idée d'une mission universelle des Slaves car une mission de ce type n'existe ni en acte ni en puissance. Simplement, pour Danilevski, les Slaves inaugureront une ère nouvelle, débarrassée de tous les miasmes d'obsolescence que véhicule la civilisation germano-romaine (occidentale-catholique).
Lauth repère les conséquences de cette distinction : Dostoïevski identifiait le peuple russe aux Chrétiens orthodoxes, si bien qu'un Russe ethnique non orthodoxe ou athée n'était pas "russe" à ses yeux, tandis qu'un non slave "orthodoxe" (un Roumain ou un Grec) était "russe". Pour Dostoïevski, l'essentiel, c'est la religion. Pour Danilevski, c'est la substance ethnique, la synthése bio-culturelle. Mais cette substance, en géné-rant un type de culture, se transmet partiel-lement à d'autres substrats ethniques, si bien qu'en fin de compte, c'est l'adhésion au type de Culture, synthèse entre la sphère bio-culturelle originelle et la transmis-sion/assimilation à d'autres peuples, qui est déterminante.
Les personnages de l'univers dostoïevskien se divisent en personnages substantiels et en nullités. Les personnages substantiels peuvent aussi bien incarner le bien que le mal tandis que les nullités n'incarnent rien, puisqu'elles sont nulles. Chatov n'est pas une nullité ; il incarne donc une substance, un type humain chargé de potentialités. Mais ce type incarné par Chatov n'est pas nécessairement la représentation du bien, selon la conviction intime de Dostoïevski. Chatov avance l'idée du primat de la religion sur le politique mais, en dernière instance, il politise le religieux à outrance. De ce privilège accordé indirectement au politique, naît un exclusivisme nationalitaire, à fortes connotations messianiques, qui ne correspond pas à l'idéal Dostoïevskien de fraternité et de solidarisme, pierre angulaire de la foi orthodoxe.
"Chatov" = Dostoïevski ?
Le "déviationnisme" de Chatov a des raisons sociales : la slavophilie, puis le panslavisme, ont été, sur le plan théorique, passe-temps des membres oisifs des classes dirigeantes russes. Or ces classes dirigeantes sont coupées du peuple et ne font qu'interpréter erronément ses desiderata, ses pulsions, sa foi. Coupés du peuple, les dirigeants théoriciens, inventant tour à tour la slavophilie ou le panslavisme, sont en réalité des incroyants, des philosophes en chambre qui ânonnent des slogans en dehors de toute expérience existentielle concrète.
Pour Lauth, réfuter la thèse qui pose l'équation "Chatov = Dostoïevski" signifie soustraire l'univers dostoïevskien aux spéculations des nationalistes de tous horizons (surtout les Russes et tes Allemands qui, à la suite de Niekisch et de Moeller van den Bruck, "dostoïevskisent" quelques fois leur nationalisme). Néanmoins, malgré l'impossibilité de poser abruptement l'équation "Chatov = Dostoïevski", on ne saurait nier une certaine dose de nationalisme russe/slave chez l’auteur des Fréres Karamazov, même si, dans son optique, cet enthousiasme nationaliste doit se limiter aux "jeunes nations" qui, lorsqu'elles auront atteint l'âge mûr, devront adopter et pratiquer des idées plus réfléchies.
Le livre de Lauth, recueil d'articles sur Dostoïevski parus entre 1949 et 1984, n'aborde pas que l'influence des slavophiles et de Danilevski ; il nous fait découvrir, entre autres choses :
- l'apport de Tchadaïev, qui avait amorcé, dans la Russie du XIXe, la fameuse discussion sur l'opportunité ou l'inopportunité de s'ouvrir au catholicisme romain,
- l'apport de Soloviev dans la genèse de la parabole du Grand Inquisiteur,
- la critique de Dostoïevski à l'encontre de Fichte* et Rousseau.
Au total, le recueil que nous offre Lauth constitue un tour d'horizon particulièrement intéressant pour comprendre la réalité russe pré-bolchévique, à travers l'œuvre du plus grand de ses écrivains.
* : cf. Hegel, Critique de la Doctrine de la Science de Fichte de Reinhard Lauth (2005) et Fichte, la science de la liberté de Xavier Tilliette (2004), tous 2 chez Vrin
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vendredi, 30 mai 2008
E. Jünger, lecteur de Léon Bloy
Alexander PSCHERA:
Ernst Jünger, lecteur de Léon Bloy
Les sept marins du “renversement copernicien” sont un symbole, qu’Ernst Jünger met en exergue dans la préface des six volumes de ses “Journaux”, intitulés “Strahlungen”. Les notes de ces “Journaux”, rédigées pendant l’hiver 1933/1934 “sur la petite île de Saint-Maurice dans l’Océan Glacial Arctique” signalent, d’après Jünger, que “l’auteur se retire du monde”, retrait caractéristique de l’ère moderne. Le moi moderne est parti à la découverte de lui-même, explique Jünger, conduisant à des observations de plus en plus précises, à une conscience plus forte, à la solitude et à la douleur. Aucun des marins ne survivra à l’hiver arctique. Nous avons énuméré là quelques caractéristiques majeures des “Journaux” de Jünger. Celui-ci rappelle simultanément les pierres angulaires de l’œuvre et de l’univers d’un très grand écrivain français, qu’il a intensément pratiqué entre 1939 et 1945: Léon Bloy.
Léon Henri Marie Bloy est né le 11 juillet 1846 à Périgueux. Il est mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine. Il se qualifiait lui-même de “Pèlerin de l’Absolu”. Converti au catholicisme sous l’impulsion de Barbey d’Aurevilly en 1869, il devient journaliste, critique littéraire et écrivain et va mener un combat constant et vital contre la modernité sécularisée, contre la bêtise, l’hypocrisie et le relativisme, contre l’indifférence que génère un ordre matérialiste. Bloy remet radicalement en question tout ce qui fait les assises de l’individu, de la société et de l’Etat, ce qui le conduit, bien évidemment, à la marginalisation dans une société à laquelle il s’oppose entièrement.
Pour Bloy, Dieu n’était pas mort, il s’était “retiré”
Conséquences de la radicalité de ses propos, de son œuvre et de sa langue furent la pauvreté extrême, l’isolement, le mépris et la haine. Sa langue surtout car Bloy est un polémiste virulent, à côté de beaucoup d’autres. Son Journal, qui compte plusieurs volumes, couvre les années de 1892 à 1917; sa correspondance est prolixe et bigarrée; ses nombreux essais, dont “Sueur de sang” (1893), “Exégèses des lieux communs” (1902), “Le sang du pauvre” (1909), “Jeanne d’Arc et l’Allemagne” (1915) et surtout ses deux romans, “Le désespéré” (1887) et “La femme pauvre” (1897) forment, tous ensemble, une œuvre vouée à la transgression, que l’on ne peut évaluer selon les critères conventionnels. La pensée et la langue, la connaissance et l’intuition, l’amour et la haine, l’élévation et la déchéance constituent, dans les œuvres de Bloy, une unité indissoluble. Il enfonce ainsi un pieu fait d’absolu dans le corps en voie de putréfaction de la civilisation occidentale. Ainsi, Bloy se pose, à côté de Nietzsche, auquel il ressemble physiquement, comme l’un de ces hommes qui secouent et ébranlent fondamentalement la modernité.
L’impact de Bloy ne peut toutefois se comparer à celui de Nietzsche. Il y a une raison à cela. Tandis que Nietzsche dit: “Dieu est mort”, Bloy affirme “Dieu se retire”. Nietzsche en appelle à un homme nouveau qui se dressera contre Dieu; Bloy réclame la rénovation de l’homme ancien dans une communauté radicale avec Dieu. Nous nous situons ici véritablement —disons le simplement pour amorcer le débat— à la croisée des chemins de la modernité. Aux limites d’une époque, dans le maëlström, une rénovation s’annonce en effet, qu’et Nietzsche et Bloy perçoivent, mais ils en tirent des prophéties fondamentalement différentes. Chez Nietzsche, ce qui atteint son sommet, c’est la libération de l’homme par lui-même, qui se dégage ainsi des ordonnancements du monde occidental, démarche qui correspond à pousser les Lumières jusqu’au bout; chez Bloy, au contraire, nous trouvons l’opposition la plus radicale aux Lumières, assortie d’une définition eschatologique de l’existence humaine. Nietzsche a fait école, parce que sa pensée restait toujours liée aux Lumières, même par le biais d’une dialectique négative. Pour paraphraser une formule de Jünger: Nietzsche présente le côté face de la médaille, celle que façonne la conscience.
Bloy a été banni, côté pile. Il est demeuré jusqu’à aujourd’hui un auteur ésotérique. Ses textes, nous rappelle Jünger, sont “hiéroglyphiques”. Ils sont “des œuvres, pour lesquelles, nous lecteurs, ne sommes mûrs qu’aujourd’hui seulement”. “Elles ressemblent à des banderoles, dont les inscriptions dévoilent l’apparence d’un monde de feu”. Mais malgré leurs différences Nietzsche et Bloy constituent, comme Charybde et Scylla, la porte qui donne accès au 20ième siècle. Impossible de se décider pour l’un ou pour l’autre: nous devons voguer entre les deux, comme l’histoire nous l’a montré. Bloy et Nietzsche sont les véritables Dioscures du maëlström. Peu d’observateurs et d’analystes les ont perçus tels. Et,dans ce petit nombre, on compte le catholique Carl Schmitt et le protestant Ernst Jünger.
Si nous posons cette polarité Nietzsche/Bloy, nous considérons derechef que l’importance de Bloy dépasse largement celle d’un “rénovateur du catholicisme”, posture à laquelle on le réduit trop souvent. Dans sa préface à ses propres “Strahlungen” ainsi que dans bon nombre de notices de ses “Journaux”, Ernst Jünger cite Bloy très souvent en même temps que la Bible. Car il a lu Bloy et la Bible en parallèle, comme le montrent, par exemple, les notices des 2 et 4 octobre 1942 et du 20 avril 1943. C’est à partir de Bloy que Jünger part explorer “le Livre d’entre les Livres”, ce “manuel de tous les savoirs, qui a accompagné d’innombrables hommes dans ce monde de terreurs”, comme il nous l’écrit dans la préface des “Strahlungen”. Bloy a donné à Jünger des “suggestions méthodologiques” pour cette nouvelle théologie, qui doit advenir, pour une “exégèse au sens du 20ième siècle”.
Mais Jünger place également Bloy dans la catégorie des “augures des profondeurs du maëlström”, parmi lesquels il compte aussi Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoïevski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad et Kierkegaard. Tous ces auteurs, Jünger les appelle aussi des “séismographes”, dans la mesure où ils sont des écrivains qui connaissent “l’autre face”, qui sentent arriver l’ère des titans et les catastrophes à venir ou qui les saisissent par la force de l’esprit. Dans “Le Mur du Temps”, Jünger nous rappelle que ces hommes énoncent clairement leur vision du temps, de l’histoire et du destin. Trop souvent, dit Jünger, ces “augures” s’effondrent, à la suite de l’audace qu’ils ont montrée; ce fut surtout le cas de Nietzsche, “qu’il est de bon ton de lapider aujourd’hui”; ensuite ce fut aussi celui de Hamann qui, souvent, “ne se comprenait plus lui-même”. On peut deviner que Jünger, à son tour, se comptait parmi les représentants de cette tradition: “Après le séisme, on s’en prend aux séismographes” —modèle explicatif qui peut parfaitement valoir pour la réception de l’œuvre de Jünger lui-même.
Le chemin qui a mené Jünger à Bloy ne fut guère facile. Jünger le reconnait: “Je devais surmonter une réticence (...) —mais aujourd’hui il faut accepter la vérité, d’où qu’elle se présente. Elle nous tombe dessus, à l’instar de la lumière, et non pas toujours à l’endroit le plus agréable”. Qu’est-ce donc que cet “endroit désagréable”, qui suscite la réticence de Jünger? Dans sa notice du 30 octobre 1944, rédigée à Kirchhorst, Jünger écrit: “Continué Léon Bloy. Sa véritable valeur, c’est de représenter l’être humain, dans son infamie, mais aussi dans sa gloire”. Pour comprendre plus en détail cette notice d’octobre 1944, il faut se référer à celle du 7 juillet 1939, qui apparaît dans toute sa dimension drastique: “Bloy est un cristal jumelé de diamant et de boue. Son mot le plus fréquent: ordure. Son héros Marchenoir dit de lui-même qu’il entrera au paradis avec une couronne tressée d’excréments humains. Madame Chapuis n’est plus bonne qu’à épousseter les niches funéraires d’un hôpital de lépreux. Dans un jardin parisien, qu’il décrit, règne une telle puanteur qu’un derviche cagneux, qui est devenu l’équarisseur des chameaux morts de la peste, serait atteint de la folie de persécution. Madame Poulot porte sous sa chemise noire un buste qui ressemble à un morceau de veau roulé dans la crasse et qu’une meute de chiens a abandonné après l’avoir rapidement compissé. Et ainsi de suite. Dans les intervalles, nous rencontrons des sentences aussi parfaites et vraies que celle-ci: ‘La fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel’ “.
Bloy descend en profondeur dans le maëlström, les yeux grand ouverts. Cela nous rappelle la marche de Jünger, en plein éveil et clairvoyance, à travers le “Foyer de la mort”, dans “Jardins et routes”. Ce qui m’apparaît décisif, c’est que Bloy, lui aussi, indique une voie pour sortir du tourbillon, qu’il ressort, lui aussi, toujours du maëlström: “Bloy est pareil à un arbre qui, plongeant sa racine dans les cloaques, porterait à sa cime des fleurs sublimes” (notice du 28 octobre 1944). Cette image d’une ascension hors des bassesses de la matière, qui s’élance vers le sublime de l’esprit, nous la retrouvons dans la notice du 23 mai 1945, rédigée à la suite d’une lecture du texte de Bloy, “Le salut par les juifs”: “Cette lecture ressemble à la montée que l’on entreprend dans un ravin de montagne, où vêtements et peau sont déchiquetés par les épines. Elle trouve sa récompense sur l’arête; ce sont quelques phrases, quelques fleurons qui appartiennent à une flore autrement éteinte, mais inestimable pour la vie supérieure”.
“On doit prendre la vérité où on la trouve”
Dans la pensée de Bloy, Jünger ne trouve pas seulement une véhémence de propos qui détruit toutes les pesanteurs de l’ici-bas, mais aussi les prémisses d’un renouveau, d’une “Kehre”, soit d’un retournement, des premières manifestations d’une époque spirituelle au-delà du “Mur du temps”, quand les forces titanesques seront immobilisées et matées, quand l’homme et la Terre seront à nouveau réconciliés. Nous ne pouvons entamer, ici, une réflexion quant à savoir si Jünger comprend la pensée sotériologique de Bloy de manière “métaphorique”, comme tend à le faire penser Martin Meyer dans son énorme ouvrage sur Jünger, ou s’il voit en Bloy la dissolution du nihilisme annoncé par Nietzsche —cette thèse pourrait être confirmée par la dernière citation que nous venons de faire où l’image de l’épine et de la peau indique un ancrage dans la tradition chrétienne. Mais une chose est certaine: Bloy a été, à côté de Nietzsche, celui qui a contribué à forger la philosophie de l’histoire de Jünger. “Les créneaux de sa tour touchent l’atmosphère du sublime. Cette position est à mettre en rapport avec son désir de la mort, qu’il exprime souvent de manière fort puissante: c’est un désir de voir représenter la pierre des sages, issue des écumes les plus basses, des lies les plus sombres: un désir de grande distillation”.
Alexander PSCHERA.
(article tiré de “Junge Freiheit” n°09/2005; trad. franç. : Robert Steuckers).
Alexandre Pschera est docteur en philologie germanique. Il travaille actuellement sur plusieurs projets “jüngeriens”.
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mardi, 27 mai 2008
Pierre Gripari vu par Pierre Monnier
Pierre Gripari
par Pierre Monnier
(paru dans Minute, 1990)
C'est une histoire très simple. En 1990, un homme est mort à l'âge de 65 ans dont très peu de gens savaient qu'il était un très grand écrivain. Seuls quelques-uns pour qui la lecture est une drogue lui vouaient une admiration sans bavure.
Il y a une quinzaine d'années, l'un des admirateurs de Pierre Gripari décida de lui rendre un hommage original. Il le pria de se rendre auprès de lui dans la capitale de l'Autriche où il habitait. Quelques jours plus tard, devant la gare de Vienne, une fanfare accueillait à la descente du train de Paris un gaillard souriant, au regard vif derrière d'énormes lunettes de myope. Les acclamations d'un petit groupe lui faisaient un visage hilare. L'inviteur qui tenait à fêter un grand écrivain français méconnu se nommait Jean-Jacques Langendorf. Il dirigeait lui-même la fanfare. Vladimir Dimitrijevic se réjouissait de l'amicale aubade offerte à l'auteur qu'il défendait de tout son cœur au sein de sa maison d'édition l'Age d'homme. Quant à Pierre Gripari, jamais il n'avait connu aussi bruyant hommage.
Pierre Gripari est pourtant l'auteur d'une soixantaine de textes de toute nature, nouvelles, romans, adaptations théâtrales, pièces pour le café-théâtre, poésie, anthologies, aphorismes, pièces et livres pour enfants (ces livres pour enfants dont les Contes de la rue Broca connaissent un succès ininterrompu). Leur énumération tiendrait ici trop de place, de Pierrot-la-lune à Frère gaucher, de Reflets et réflexes à La vie, la mort et la résurrection de Socrate-Marie Gripotard, mais si vous ignorez tout de cette œuvre, foncez et procurez-vous Je suis un rêve et autres contes exemplaires. C'est un choix judicieux de 33 textes établi par Jean-Pierre Rudin aux éditions de Fallois-L'Age d'homme.
Je sais que, quand vous aurez lu celui-là, vous ne dormirez pas avant d'aller voir plus loin. Le recueil est préfacé par l’orfèvre Jean Dutourd : "Il avait tous les dons : le style, la gaieté, la légèreté, la profondeur, la fantaisie et, par-ci, par-là, de ces idées saugrenues qui font chanter une œuvre. Rien n'est plus invisible que le talent. Celui de Gripari était immense, éclatant, il crevait les yeux, comme on dit, et à peu près personne ne le voyait."
Vous avez compris que, toute affaire cessante, il faut lire Gripari. Dans la forme la plus directe, avec une déconcertante aisance, Gripari raconte, comme en se laissant aller, sans qu'un mot paraisse en surnombre et sans qu'il y ait à rajouter. La perfection de l'écriture. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire juge. Voici la fin d'un petit conte d'une vingtaine de lignes. Dieu qui a créé le monde vient examiner son oeuvre en fin de semaine :
"Puis il vit l'homme, et fit la grimace :
- C'est de moins en moins ça, songea-t-il. Ensuite il vit la femme :
- Oh la la ! On voit bien que je l'ai faite à la fin de semaine ! J'étais fatigué.
Alors ce matin-là, en pleine aurore de ses forces, Dieu décida de faire, tout de suite, son chef-d'œuvre... Et il créa le chat."
Gripari traite avec naturel et désinvolture les sujets les plus divers et ne tombe jamais dans le piège du didactisme. Il sait trop bien "dire" pour n'avoir jamais besoin "d'expliquer". Il est irrespectueux, insolent, arrogant parfois, et toujours en souriant. Quand les exégètes s’empareront de son œuvre, on sera stupéfait de découvrir l'ampleur et les prolongements d'un tel ouvrage élaboré dans la diversité, l'imagination, la curiosité légère et l'ironie. On essaiera d'approcher l'homme et l'on découvrira qu'il vivait et travaillait dans une petite chambre au premier étage d'un vieil immeuble, rue de la Folie-Méricourt. Quelques livres et un lit que chaque jour il relevait pour l'encastrer dans le mur. Des murs presque nus sur lesquels étaient épinglées trois ou quatre images parmi lesquelles un dessin de Claude Verlinde... Tant de talent et d'érudition dans un décor aussi simple. Les éditions de L'Age d'homme ont publié un attachant Gripari, mode d'emploi ; des entretiens révélateurs avec son ami Alain Paucard (que je salue au passage, celui-là aussi, un singulier bien fait pour s’entendre avec Pierrot-la-lune). Dans ce dense petit livre, Pierre Gripari se raconte sans chiqué avec une sincérité qui ajoute à sa "présence". Bien sûr, il faut lire Gripari. Si vous aimez les textes courts et rapides, si vous êtes pressé, procurez-vous Du rire et de l'horreur et Reflets et réflexes, des aphorismes, des mots, des sourires.
Pour terminer voici encore Jean Dutourd : "Il était l'image quasi idéale du ronchon, c’est-à-dire d'un homme qui aime tout et qui est sceptique sur tout. Mais je m'aperçois que cela pourrait être aussi bien la définition du grand écrivain."
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samedi, 10 mai 2008
Citation de Hermann Hesse
"Le bourgeois (...) cherche à s'installer entre les extrêmes, dans la zone agréable et tempérée, sans orage ni tempête violente, et il y réussit mais aux dépens de cette intensité de vie et de sentiments que donne une existence orientée vers l'extrême et l'absolu. (...) Ainsi, au détriment de l'intensité, il obtient la conservation et la sécurité ; au lieu de la folie en Dieu, il récolte la tranquillité de la conscience ; au lieu de la volupté, le confort ; au lieu de la liberté, l'aisance ; au lieu de l'ardeur mortelle, une température agréable. Le bourgeois, de par sa nature, est un être doué d'une faible vitalité, craintif, effrayé de tout abandon, facile à gouverner. C'est pourquoi, à la place de la puissance, il a mis la majorité ; à la place de la force, la loi ; à la place de la responsabilité, le droit de vote."
Hermann Hesse, Le Loup des steppes
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vendredi, 02 mai 2008
Connaître et aimer Knut Hamsun
Pierre Le Vigan |
Né en 1859, mort en 1952, Hamsun – ce « personnage original et puissant » comme disait Octave Mirbeau – est déjà de notre temps, de la première modernité en tout cas, sans l’être tout à fait : il n’a connu que la première phase de son déchaînement, il est vrai significative puisqu’elle comporte Hiroshima, Dresde février 45, les camps nazis, les camps staliniens, et aussi la TSF, l’avion, le téléphone. Hamsun a connu cela, et il a connu aussi le temps d’avant, celui que chacun d’entre nous n’a pas connu, le temps des chevaux, des charrettes, des dialogues sur la place du bourg, des amours cachés dans les foins et non sur le web.
Dans une œuvre longue, ponctuée par le prix Nobel en 1920, pour Les fruits de la terre (traduit sous le nom de L’éveil de la glèbe), le héros hamsunien, note d’Urance, « figure son époque par delà l’infinité ou la différence des personnages. » « Fixer l’ambiance d’époque, devenir un mémorialiste de son temps » c’est à cela, écrit encore justement d’Urance, que l’on reconnaît un grand écrivain. Ce héros hamsunien dit, comme celui de Balzac, l’époque et l’époque qui change – et l’homme qui change avec son époque. « Nous changeons même si c’est infime, dit l’un des personnages d’Hamsun. Aucune volonté, aussi stricte soit-elle, ne peut avoir d’influence sur cette progression naturelle (…). Du point de vue historique, le changement est un signe de liberté et d’ouverture » (Crépuscule, 1898).
Knut Pedersen-Hamsun a voyagé, notamment aux Etats-Unis, et a exercé plusieurs métiers. Il a vu les nuances du monde et c’est pourquoi il convient de porter sur lui un jugement plein de nuances. En Amérique, il est frappé par la solidité des bases morales données par la religion ainsi que par le patriotisme exagéré des Américains (August le marin, 1930). Il note l’excès de morale et la faiblesse de l’analyse, la faiblesse de ce que les Français appellent « l’esprit » qui caractérise ce peuple. Il est encore frappé par quelque chose d’une extrême dureté que l’on trouve selon lui dans la mentalité des Américains. En Caucasie, au contraire, ce qui lui parait décisif c’est que plus on va vers l’est, plus on va vers le silence, plus le sort de l’homme devient non plus de parler, mais d’écouter la nature, celle-ci devenant de plus en plus massive, de plus en plus tellurique. « J’en aurais toujours la nostalgie » écrit Hamsun.
Patriote norvégien – il est pour l’indépendance de son pays en 1905, au moment de la séparation avec la Suède -, moderniste en littérature, dénué de xénophobie et d’antisémitisme, qu’est-ce qui a poussé Knut Hamsun à se « rallier », avec des nuances bien entendu, au régime pro-allemand de Quisling de 1940 à 1945 et d’une manière plus générale à la cause de l’Allemagne national-socialiste et de l’Axe (un de ses fils sera combattant dans une unité de Waffen SS comme nombre de nordiques et de Baltes).
Ce choix aventureux - dans lequel Hamsun avait beaucoup à perdre et rien à gagner - n’est de fait pas venu par hasard, et Michel d’Urance éclaire de manière fine cet épisode qui donne un caractère de souffre à l’approche d’Hamsun dont les amitiés littéraires (il fut préfacé par André Gide notamment) n’avaient strictement rien de « fasciste ». Pour autant, il est exact que Hamsun était critique quant à la modernité, il est exact qu’il souhaitait un équilibre entre celle-ci et des valeurs traditionnelles comme la proximité avec la nature, l’expérience personnelle, toutes choses qui amenaient à critiquer les sociétés de masse, à refuser le communisme, à ne pas se satisfaire non plus du libéralisme et son culte du commerce. D’où un intérêt pour tout système paraissant ouvrir une nouvelle voie.
Il est de fait aussi que, trente ans avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, Hamsun avait manifesté sa sympathie pour l’Allemagne. Il est de fait que l’Allemagne devenue nazie, sa sympathie n’a pas faibli. Comme beaucoup, Hamsun n’a pas voulu voir la réalité de l’antisémitisme nazi et a sous-estimé son extrême violence (dont les manifestations et l’aboutissement criminel n’étaient pas forcément décelable vu de Norvège, les nazis ayant mis en place une politique du secret et du camouflage qui trompa bien des observateurs). Bien entendu, des facteurs plus personnels sont à prendre en compte : Hamsun a 81 ans en 1940, et il est sourd. Sans aller jusqu’à dire que sa surdité explique sa cécité ( !) sur le nazisme, il est certain que ce handicap l’éloigne du monde. Hamsun est toutefois parfaitement lucide durant ces années. En 1940, il souhaite publiquement l’arrêt des combats et la collaboration de la Norvège avec le Reich. Sa principale motivation est la détestation des anglo-saxons et de leur civilisation. Nulle hystérie antisémite chez lui. Très vite, Hamsun est déçu de la forme que prend la politique de collaboration. Il reste toutefois fidèle à ses prises de position initiale. Le 7 mai 1945, il rend hommage dans la presse à Hitler en des termes lyriques et quasi-christiques (on pense à Alphonse de Chateaubriand), le présentant comme un homme qui « proclamait son évangile de la justice pour toutes les nations » et « une de ces figures éminentes qui bouleversent le monde » (la seule chose que l’on ne contestera pas, c’est le fait qu’Hitler ait bouleversé le monde en parachevant la catastrophe inaugurée en 1914 et qui a vu l’Europe presque au bord de la sortie de l’histoire. Cf. Dominique Venner, Le siècle de 1914, Pygmalion, 2006). En vérité, un entretien d’Hamsun avec Hitler en 1943 avait montré l’ampleur des malentendus, comme le montre bien Michel d’Urance. Hamsun était un idéaliste et rêvait d’une Europe nordique fédérée, faisant vivre une civilisation débarrassée des excès de l’économisme et Hitler était avant tout un pangermaniste darwinien, scientiste et ultra-moderniste qui souhaitait que la Norvège lui cause le moins de souci possible.
En 1945, Hamsun est mis en résidence surveillée puis jugé. Il est libéré au bout de 5 ans, il a alors 90 ans et est complètement ruiné. Il meurt 2 ans plus tard. On ne connaît pas de personnes qui ait été arrêtées suite à des dénonciations venant de lui, par contre, plusieurs personnes lui doivent la vie ou leur libération suite à des interventions qu’il a faite durant la guerre auprès des Allemands. Il avait écrit : « Il est bon que certains gens sachent comment un homme de fer se comporte devant une morsure de serpent ».
notes |
Michel d’Urance, Hamsun, Qui suis-je, Pardès, 2007, 128 p., 12 €. |
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mercredi, 30 avril 2008
Céline e Alessandro Piperno
Louis-Ferdinand Céline:
Céline e Alessandro Piperno
Tratto da http://lf-celine.blogspot.com/
Riportiamo un articolo di Alessandro Piperno su Céline, apparso sul Corriere della Sera del 7 gennaio 2008.
Voyage au but de la nuit, di Louis-Ferdinand Céline andava come qualsiasi altro bestseller natalizio. Lascio ad altri la riflessione sui celiniani tempi che viviamo, e mi chiedo: chi più di Céline ha patito gli sbalzi di umore del pubblico e della critica? E tutto per via di quel libro: Bagatelle per un massacro, il primo dei pamphlet filo-nazisti, che qualcuno ritiene il prodotto di «un delirante teppismo antisemita» (la definizione è di Mengaldo), e qualcun’altro — come Emile Brami — uno dei vertici dell’opera celiniana. Contagiato da quel fermento parigino, ho acquistato Céline vivant, un cofanetto di dvd con le interviste televisive concesse da Céline del dopoguerra. Molto di questo materiale mi era noto.
Ma vedere Céline, sentirlo parlare, be’ è un’esperienza impagabile. Sicché eccolo lì, sullo schermo del televisore della mia stanza d’albergo: il collo avvolto dai leziosi foulard con cui i barboni si danno un tono. Eccolo lì, nella dimora-tomba di Meudon, ostentare il corpo martoriato con la cristologica impudicizia di Artaud. La vacuità dello sguardo corrisponde all’atonia della voce: monotona come quella di certi bambini autistici, marcata da uno smangiucchiato accento parigino. È il Céline che ti aspetti, che gioca a depistare gli intervistatori con risposte vezzose. A quello che gli chiede perché ha scritto il Voyage risponde che lo ha fatto per pagare l’affitto. A quello che gli domanda se lui pensa che si possa scrivere solo del proprio vissuto, oppone ancora un’altra metafora economica: «Solo delle cose che hai pagato». E allora quello gli chiede se non ci sia affettazione in tutto quel dolore esibito dalla sua voce e strillato dai suoi libri. Céline s’infuria. Quello che nessuno capisce è che lui è figlio di una ricamatrice di merletti e come tale, a dispetto di molti suoi colleghi che utilizzano formule corrive (Mauriac, un politicante; Morand, un rincoglionito; Giono, insignificante), lui ha una artigianale dedizione per la raffinatezza dello stile. Ma certo il solito adagio celiniano: io sono solo uno stilista.
Ma perché Céline insiste tanto sulla raffinatezza? Perché conosce i suoi punti di forza. Perché sa di rappresentare uno di quei casi virtuosi in cui la rivoluzione stilistica trova sontuosa corrispondenza nella rivoluzione della sensibilità.
Lo capì Robert Denoël, un giovane editore, quando, nella primavera del ‘32, s’imbatté nel manoscritto del Voyage e sentì di avere tra le mani uno dei libri del secolo. Fu così che nella Parigi di Breton e di Cocteau atterrò quell’astronave giunta da un’altra galassia, guidata da un medico non ancora quarantenne, invalido a un braccio per una gravissima ferita di guerra, con la sua collezione di viaggi in capo al mondo: dall’Africa nera agli Stati Uniti. Un libro che, sotto forma di monologo, irradiava un’energia titanica. Ferdinand Bardamu — il Narratore — era un vitalista delle tenebre: la sua voce appariva moderna, mimetica, capace di esprimere tutto il sarcasmo della disperazione e di irradiare l’infuocata luce delle grandi disfatte. A suo modo Ferdinand si rivelava perfino un umorista (qualità che, purtroppo, il suo creatore avrebbe sacrificato in seguito sull’altare della paranoia). Ma ciò che rendeva davvero speciale il Voyage era quella miscela di lucidità e pietà per la condizione umana. Ed è esattamente questo cocktail che spinse tutti a urlare al miracolo: da Sartre a Daudet, da Bernanos a Nizan, da Bataille a Trotzkij, tutti intuirono che l’entità copernicana di quella rivoluzione era nel modo con cui Céline aveva sporcato la sua prosa di mille inflessioni tratte dalla vita vera e, allo stesso tempo, nel modo in cui tutta quella sporcizia aveva reso la sua prosa scandalosamente raffinata. Così i francesi, dopo Flaubert, hanno di nuovo uno scrittore il cui virtuosismo stilistico è pari solo al disincanto nichilista delle sue convinzioni. D’altra parte, a dispetto delle abiure con cui Céline negli anni successivi avrebbe provato a ridimensionare la potenza innovativa di quel capolavoro, nessuno meglio di lui sapeva cosa lo avesse spinto a scrivere il libro in quella precisa maniera. «Non si sa niente della vera storia degli uomini» esclama a un tratto Ferdinand, nel romanzo.
Esiste aspirazione più novecentesca di questa? Raccontare la vera storia degli uomini. Come ogni scrittore di genio (come James Joyce con il quale condivide un debole per l’ellisse grammaticale e per la scatologia), Céline sapeva che tale ricerca della «vera storia» passava attraverso un nuovo modo di esprimersi. E quindi, banalmente, attraverso un nuovo modo di girare le frasi.
Ecco cosa intende Céline per raffinatezza. Il problema è che ci si può ammalare di stile. Già in Morte a credito — il secondo memorabile romanzo — la consapevolezza stilistica si è come cristallizzata. La prosa sta assumendo la forma che non perderà più. L’ironia cede al sarcasmo. La frase si spappola in singulti inframmezzati dai celebri tre punti di sospensione. Il presente indicativo sta prendendo il sopravvento su tutti gli altri tempi e modi verbali. La lucidità è offuscata dal delirio. La pietà dall’odio. La misantropia degenera in razzismo. Molti anni dopo Simone de Beauvoir annoterà: « Morte a credito ci aprì gli occhi. Vi è un certo disprezzo velenoso per la piccola gente. Che è un atteggiamento prefascista». Atteggiamento prefascista che inaugura l’era sciagurata dei Pamphlet nazisti (come altro chiamarli?). Cosa spinge lo scrittore pacifista del Voyage a inneggiare allo sterminio degli ebrei? A mettersi al fianco della più violenta organizzazione criminale della storia, in nome di una pace che sicuramente i nazisti tradiranno? Ragioni personali e non confessabili? Un’idea pervertita dell’anticonformismo e dell’anarchia? O semplice opportunismo?
A tal proposito Sartre scrisse: «Se Céline ha potuto sostenere le tesi socialiste dei nazisti, è perché lui era pagato». Ma purtroppo le motivazioni erano più nobili del danaro e quindi ancora più aberranti. L’antisemitismo di Céline non ha niente di originale. Non c’è nulla in quello che lui dice che non abbia detto Drumont — e con lui tanti altri — molti decenni prima. Bagatelle, con buona pace di chi ne apprezza certi passaggi, è un libro schifoso. E lo è tanto più perché è scritto con raffinatezza. La cosa più sconcertante è come l’uomo distintosi per lucidità di visione e capacità empatica, dia prova stavolta di ottusità e mancanza di simpatia.
«Vorrei proprio fare un’alleanza con Hitler. Perché no? Lui non ha detto niente contro i Bretoni, contro i Fiamminghi… Lui ha parlato solo degli ebrei… Lui non ama gli ebrei… E neanch’io… E non amo neppure i negri fuori dal loro Paese…». Una frase (in mezzo a tante altre dello stesso tenore) che dimostra come uno degli errori di questo libro stia nell’aver confuso le vittime con i carnefici. E come l’errore di questo stile così esagitato (ormai totalmente celiniano) sia di essersi messo al servizio di quell’errore di valutazione storica. Così come c’era una relazione inestricabile tra la lucidità esibita da Céline nel Voyage e l’innovazione stilistica, allo stesso modo c’è un nesso tra la cantonata ideologica e l’oracolare impreziosirsi dello stile. Ecco perché concordo con quelli che dicono che Bagatelle fu un fallimento artistico (e intellettuale) ancor prima che etico. E non mi convince Pasolini quando bacchetta gli intellettuali di sinistra, che in nome di Céline, si sono messi a distinguere tra le scelte ideologiche di uno scrittore e il suo valore letterario. Questa «dissociazione» a Pasolini è indigesta. Bah, non credo che le scomuniche politiche abbiano importanza in letteratura. Il problema di Céline non è di aver scelto l’ideologia sbagliata, ma di aver consacrato a quell’ideologia una troika di libelli eccessivamente raffinati, incapaci di raccontare il dramma che l’umanità stava per vivere. Tre pamphlet che nulla tolgono all’esemplare magnificenza del Voyage edi Morte a credito, ma che forse gettano una luce fosca sui tre libri della maturità: la così detta Trilogia del nord. Ancora una volta i detrattori di Céline considerano Da un castello all’altro, Nord e Rigadon opere biecamente auto-apologetiche di un nazista che non ha voluto fare i conti con il passato.
Jean-Pierre Martin, nel suo Contre Céline, scrive: «In Rigadon, Céline ci dice, dall’inizio alla fine, in lungo e in largo: io muoio razzista ». Ancora una volta un’osservazione mal calibrata. Nelle opere di Sade o di Lautréamont troviamo confessioni non meno indigeste. La questione anche stavolta è artistica: la Trilogia è l’affascinante scoria di un genio paranoico ormai incapace di entrare in relazione con il mondo. Un’opera fallita per eccesso di ambizione e di stile (un po’ come la joyciana Finnegans Wake). C’è qualcosa nell’ossessiva ripetitività dei suoi stilemi che appare fin troppo estetizzante. È quella che Massimo Raffaelli, con felice espressione, non senza ammirazione, chiama: «stilizzazione dell’orrore».
Così quando uno degli intervistatori (quello che gli ha dato più filo da torcere) chiede conto a Céline dei suoi eventuali sensi di colpa, lui risponde che tutti gli uomini sono colpevoli, tranne lui.
È possibile scrivere qualcosa di necessario senza sentirsi — almeno un po’! — colpevoli?
Credo che non si debbano sprecare molte parole su questo “compitino” di Piperno. Trascureremo di evidenziare le boutade stilistico-radical chic come “i leziosi foulard con cui i barboni si danno un tono”, notazione che, sia in riferimento ai senzatetto, sia alla drammatica situazione di Céline nel dopoguerra, poteva venire in mente solo ad un ragazzino mantenuto, che nella vita ha pagato ben poco di suo, e la metafora non è solamente, per l’appunto, “economica”. Céline ha pagato con il carcere e l’isolamento il suo genio, come gli scrisse nel 1949 Roger Nimier. Mi vergogno a citare nello stesso capoverso l’Hussard Nimier e il professorino saccente Piperno, ma tant’è, spero che i due grandi francesi mi perdoneranno. Piperno dimostra di conoscere l’opera e soprattutto la vita di Céline in maniera molto superficiale, altrimenti non avrebbe scritto:
“Atteggiamento prefascista che inaugura l’era sciagurata dei Pamphlet nazisti (come altro chiamarli?). Cosa spinge lo scrittore pacifista del Voyage a inneggiare allo sterminio degli ebrei? A mettersi al fianco della più violenta organizzazione criminale della storia, in nome di una pace che sicuramente i nazisti tradiranno? Ragioni personali e non confessabili? Un’idea pervertita dell’anticonformismo e dell’anarchia? O semplice opportunismo? A tal proposito Sartre scrisse: «Se Céline ha potuto sostenere le tesi socialiste dei nazisti, è perché lui era pagato». Ma purtroppo le motivazioni erano più nobili del danaro e quindi ancora più aberranti. L’antisemitismo di Céline non ha niente di originale. Non c’è nulla in quello che lui dice che non abbia detto Drumont — e con lui tanti altri — molti decenni prima. Bagatelle, con buona pace di chi ne apprezza certi passaggi, è un libro schifoso.”
Céline non si mise mai “al fianco” di alcun partito o organizzazione, tantomeno “la più violenta organizzazione criminale della storia”. Piuttosto, quando i Piperni deprecheranno a chiare lettere altre “organizzazioni criminali”, minori o maggiori che siano, senza se e senza ma, sarà un bel momento.
Si ripropone la leggenda del “Céline pagato dai nazisti”, negandola retoricamente, come si propone un passo della de Beauvoir, dove Céline è definito “prefascista”. In realtà quest’ultima scopre Céline “prefascista” ovviamente solo DOPO che Céline aveva rifiutato di schierarsi con il marxismo, come aveva rifiutato capitalismo e fascismo. Sartre, e altri, avevano invece solamente una pura, folle invidia dell’abilità di Céline quale scrittore. Forse, anche nel caso di Piperno, c’è un pò di miserabile invidia verso il successo dell’opera di Céline “Voyage… andava come un best seller natalizio”, e della sua grandezza come scrittore, a fronte del piccolo, piccolo omicciuolo Piperno.
Bagatelle e i cosidetti pamphlet sono una violenta denucia del Potere; in questo caso, per Céline, a ragione o torto, questo Potere -potere economico e politico, potere che stava spingendo la Francia ad una guerra che Céline avvertiva come inutile agli interessi della Francia, e per questa nazione fatale- aveva il volto dell’ebreo. I temi pipernici non sono nuovi, vedi http://louisferdinandceline.free.fr/indexthe/opprobr/albe...
Poi Piperno cita la Trilogia del Nord:
La questione anche stavolta è artistica: la Trilogia è l’affascinante scoria di un genio paranoico ormai incapace di entrare in relazione con il mondo. Un’opera fallita per eccesso di ambizione e di stile (un po’ come la joyciana Finnegans Wake). C’è qualcosa nell’ossessiva ripetitività dei suoi stilemi che appare fin troppo estetizzante. È quella che Massimo Raffaelli, con felice espressione, non senza ammirazione, chiama: «stilizzazione dell’orrore».
Niente di nuovo sotto il sole: già nelle opere di critica letteraria stampate in URSS si divideva il Céline “buono”, ossia il Céline che denunciava colonialismo, capitalismo, povertà (temi considerati “buoni” perchè affini all’ortodossia marxista), del Voyage, e il Céline “cattivo” di tutto il resto; Piperno, pavidamente “stronca” la Trilogia solo dal punto di vista del critico letterario “affascinante scoria… fin troppo estetizzante”, almeno i redattori sovietici, il “compitino” lo svolgevano sino in fondo.
Cfr. Gor’kij, al primo congresso degli scrittori sovietici: “[Céline]… non avendo alcun requisito per aderire al proletariato rivoluzionario, è del tutto maturo per accettare il fascismo”.
Da Gor’kij a Piperno; buon sangue non mente.
Comunque, la foto di Piperno e la sua prosa involuta, mi ricordano il Sartre tratteggiato da Céline ne L’Agité du bocal:
Nel mio culo dove si trova, non si può pretendere da J.-B. S. di vederci bene, né di spiegarsi chiaramente, sembra tuttavia che il J.-B. S. avesse previsto la solitudine e l’oscurità del mio ano… J.-B. S. evidentemente parla di se stesso quando scrive a pagina 451: “Questo uomo teme tutte le specie di solitudine, quella del genio come quella dell’assassino”. Cerchiamo di capire…
Facendo fede ai rotocalchi, il J.-B. S. non si vede ormai più che nei panni del genio. Ma secondo me e visti i suoi stessi scritti, io sono costretto a vedere J.-B. S. solo nei panni dell’assassino, o meglio ancora di un marcio delatore, maledetto, laido, merdoso servente, mulo occhialuto.
Ecco, mi sto agitando troppo! Non me lo posso più permettere, l’età, la salute… La chiuderei qui… disgustato, ecco… Ma ripensandoci…
Assassino e geniale!? Può anche succedere… Dopo tutto… Ma sarà il caso di Sartre? Assassino lo è, o lo vorrebbe essere, questo è inteso, ma geniale? Questo piccolo stronzo attaccato al mio culo, geniale? Hum?… si vedrà… si, certamente, può ancora fiorire… manifestarsi… ma J.-B. S.!? Questi occhi da embrione? queste spalle da mezza sega!?… questo panzone finto magro!? Tenia sicuramente, una tenia d’uomo, attaccata dove sapete… e filosofo, per giunta… fa un po’ di tutto… Sembra che, in bicicletta, abbia anche liberato Parigi.
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Pierre Benoit dans la magie de l'Orient
Frédéric SCHRAMME:
Pierre Benoit dans la magie de l'Orient
Dès la sortie de son premier roman Koenigsmark, Pierre Benoit s'est très vite imposé comme le nouveau maître du roman fantastique français. Les fantasmes véhiculés alors autour de la conquête coloniale ne pouvaient qu'être propices à son imagination fertile et bien vite des œuvres comme L'Atlantide et La châtelaine du Liban allaient suivre leur aînée plongeant des milliers de lecteurs dans les mystères de l'Orient.
La grande épopée de la colonisation! Au tournant de l'époque moderne, les principales nations européennes entérinent en l'achevant, leur conquête du monde commencée quelques siècles plus tôt avec le partage du Nouveau Monde. Seule une poignée d'Etats échappe à la mise en coupe réglée, comme l'Ethiopie, la Perse, le Siam. Qu'est-ce qui a bien pu pousser ces nations européennes aux régimes politiques tellement dissemblables à se jeter d'un même élan dans la colonisation du globe? Objectifs financiers et mercantiles? Désirs de conquêtes militaires? Quêtes vers la Connaissance supposée de ces terres lointaines —d'autant plus chargées d'une aura mystérieuse et magique qu'elles demeurent inconnues et inaccessibles? Probablement les trois à la fois, tellement cette synthèse presque dumézilienne suffit à résumer à elle seule l'inconscient motivé de l'âme européenne. Depuis toujours, de grands hommes ont fait « Le rêve le plus long de l'Histoire », recherchant aux confins de l'Orient ou en Afrique l'accomplissement d'un destin qui ne pouvait être qu'exceptionnel. Si Jacques Benoist-Méchin a su retracer la vie de quelques-uns de ces personnages hors du commun, d'autres tel Pierre Benoit ont préféré, souvent au moyen de l'imagination, s'attacher aux pas des aventuriers et explorateurs, des simples capitaines ou pères-blancs, quidams qui jamais n'ont noirci la moindre page des manuels d'Histoire. « Mais ceux-là étaient seuls à s'exposer. Responsables de leur vie seule, ils étaient libres» de s'éveiller à la magie de l'Orient au moment où «l'american way of life» après Jack London ne pouvait promettre plus rien d'autre que des destins d'épiciers bedonnants.
Le géant touareg
L'intérêt de Pierre Benoit pour les contrées désertiques n'est absolument pas fortuit, pas plus qu'il n'est le fruit d'un calcul commercial. Fils d'un officier supérieur de l'armée française, il doit sa découverte des portes du Sahara au gré des mutations de son père. Parmi les souvenirs de ces temps-là, il en est un qui éclaire particulièrement la réelle fascination qu'opèrent sur lui l'immense désert et ses habitants : « [Je vis] une espèce de géant vêtu de cotonnades obscures, avec de terribles yeux qui brillaient dans la fente d'un voile gainant la tête à la manière d'un heaume. C'était un chef targui (ndlr: Touareg) [.] Il rit en m'apercevant, me saisit à bout de bras et m'enleva plus haut que lui. Je voyais dans l'évasement de sa manche, son poignard, qu'un anneau de cuir retenait contre le biceps nu; à son cou, ses amulettes de perles blanches et noires. J'étais au comble de l'épouvante, de la curiosité, de l'orgueil».
Nanti de ces quelques vagues souvenirs et d'une imagination sans bornes, Pierre Benoit va se plonger dans une description minutieuse et quasiment encyclopédique des pays dans lesquels il emmène ses lecteurs. En effet, mis à part son enfance nord-africaine, Pierre Benoit n'aura voyagé dans les lieux qu'il avait décrits que bien longtemps après. Mais la description se révèle toujours exacte et c'est autant ce souci du réalisme qui contribuera à son succès que sa spéculation sur l'insondable et le mystérieux. En ce début de 20ième siècle l'auteur prend prétexte des zones laissées en blanc du planisphère ou des cartes d'état-major pour les combler de son imagination, comme pour le massif du Hoggar dans lequel il situe son Atlantide échouée. Cette bienheureuse alchimie entre le détail et l'inconnu amènera Jean Cocteau à dire de lui que « Benoit est celui qu'on lit le plus et dont on parle le moins dans les revues graves. Il a le génie de l'imprévu, mais il invente juste et tombe encore plus juste. C'est un médium. Ceux qui ne savent pas le lire ne sauront jamais».
L'œuvre de Pierre Benoit suit une constante dans son évolution tragique. Que l'on soit au cœur du Sahara ou au Liban après la mise sous tutelle française, les héros sont toujours des officiers français au faîte de leur gloire. Elite parmi l'élite, ils sont méharistes, de cette noblesse des déserts qui font d'eux les égaux des Bédouins et des Touaregs. De plus leur connaissance des us et coutumes des habitants du désert les amènera à être chargés de mission de renseignements et d'espionnage au profit de leur patrie.
L'espionnage est précisément au cœur de l'intrigue dans «La châtelaine du Liban»: Une fois la première guerre mondiale terminée, la paix » semble reprendre ses droits et avec elle l'hostilité sourde entre les deux « alliés » français et britannique. Rapidement, la « perfide Albion » est soupçonnée d'être à l'origine du massacre d'une troupe française en opération de manœuvres. Dans « l'Atlantide », il est également question du souvenir du massacre de la «mission Flatters» et la prospection de renseignements confiée au Capitaine de Saint-Avit a pour but de prévenir tout nouveau désastre. Au renseignement d'ordre militaire s'ajoute une autre quête, celle du passé: au Liban, on se souvient des Templiers et des Chevaliers teutoniques en parcourant la ligne tracée par les vestiges de leurs châteaux, et dans le Sahara on recherche des signes laissés par des tribus berbères chrétiennes ayant résisté un certain temps à l'islamisation. On ne saurait trouver de héros plus parfaitement équilibrés; sûrs de leur bons droits et au service d'un idéal supérieur à leur propre existence, ils pourraient même avoir la prétention d'être le lien entre le passé et l'avenir, entre le souvenir et la clairvoyance.
Perdre de vue sa mission
Rien ne semble pouvoir les ébranler mais pourtant, «on n'est pas impunément des mois, des années, l'hôte du désert. Tôt ou tard, il prend barre sur vous, annihile le bon officier, le fonctionnaire timoré, désarçonne son souci des responsabilités. Qu'y a-t-il derrière ces rochers mystérieux, ces solitudes mates, qui ont tenu en échec les plus illustres traqueurs de mystères?». La solitude pesante à laquelle ces hommes sont quotidiennement confrontés —ici les ordonnances indigènes et autres ascaris font intégralement partie du décor et ne sont pas meilleurs compagnons que les méharis eux-mêmes— les mène toujours au bord du précipice dans lequel tout homme finit par perdre de vue sa mission, son devoir, sa famille et sa patrie.
Dans l'œuvre de Pierre Benoit, la raison (ou plutôt la déraison) qui oblige à franchir le dernier pas est toujours la rencontre fatidique avec une femme, avec La Femme. Extraordinairement belle et totalement recluse aux confins du désert, que ce soit dans un ancien château templier ou dans la mythique Atlantide, elle est l'exact opposé de la fiancée promise et personnifie l'amour charnel, la liberté, la puissance et la fortune. Elle seule est capable de briser les serments et les idéaux des hommes. Si l'Anglaise Athelstane oblige son amant le Capitaine Domèvre à trahir son pays et à vendre des renseignements à son complice des services secrets britanniques, l'Atlante Antinéa exige pour sa part, le sacrifice ultime et attend de ses amants qu'ils meurent d'amour pour elle. Ainsi le Capitaine de Saint-Avit revendiquera sa place dans la salle de marbre rouge dans laquelle sont réunis les corps embaumés, statufiés dans un métal inconnu, des anciens amants de la dernière reine de l'Atlantide. Pour y parvenir, il ira jusqu'à l'innommable, le meurtre de son compagnon de route Morhange, véritable moine-soldat, capitaine d'active et prêtre de réserve, seul homme à avoir su résister à Antinéa et également le seul qui ait véritablement été aimé d'elle. Plus chanceux, le Capitaine Domèrve sera sauvé de l'influence d'Athelstane par la fraternité d'armes qui le lie aux officiers de son ancien régiment, l'amitié entre les hommes en armes étant la seule à pouvoir contrer l'amour d'une femme fatale.
Attitudes droitières
Le succès de Pierre Benoit reposait donc sur des recettes simples: sur la mise en scène d'une intrigue convenue, il brosse le tableau mirifique d'un paysage enchanteur avec grands renforts de personnages plus ou moins caricaturaux. Comme sa transposition de la haute société française dans les colonies libanaise et algérienne qui se laisse fréquenter de loin par les notables autochtones (tout au moins au Liban), ses marchands druzes ou maronites qui se livrent une concurrence à grands coups de dessous de table, ses trafiquants d'or juifs, ses tribus révoltées de Bédouins et de Touaregs, etc. L'écriture de Pierre Benoit reste probablement influencée par les romans-feuilletons du siècle précédent, mais « tout cela est mené sur un rythme haletant, avec une ingéniosité qui ne peut que provoquer l'admiration et même la nostalgie de ce que peut être «le vrai roman», celui qui nous raconte une histoire, comme le rappelle Jean Mabire qui a placé cet écrivain dans le premier recueil de sa série « Que lire ? », donc en très bonne place dans son Panthéon personnel, qui, on s'en doute, est meublé selon des critères fort différents de son homonyme national, autrement appelé la Maison de Tolérance de la République. Si l'auteur de «L'Atlantide» est aujourd'hui un écrivain que l'on s'efforce de faire oublier —puisqu'il fut l'ami des maîtres de l'Action française et, circonstance aggravante, on peut reconnaître dans son vocabulaire une attitude droitière —, il faut tout de même saluer l'initiative de Jacques-Henry Bornecque qui, en 1986, à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance, lui a consacré une biographie intitulée « Pierre Benoit le magicien ».
Frédéric SCHRAMME.
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mardi, 29 avril 2008
Paul Nothomb: le délire logique
Paul Nothomb: le délire logique
Les éditions Phébus rééditent Le délire logique de Paul Nothomb. L'éditeur écrit: «Malraux resta toujours fidèle à sa première impression. Le délire logique, qui se donne pourtant comme un roman, était bien, pour lui, "le premier témoignage sur la Gestapo où l'auteur ne romance pas". Paul Nothomb raconte ici l'histoire d'un homme qui, torturé par la police militaire allemande pendant la guerre, commence par résister aux coups, puis finit par comprendre dans la nuit de sa cellule qu'il ne pourra bientôt éviter de parler, et invente pour ses bourreaux une fable si délirante qu'elle lui vaudra d'échapper à leurs tourments. L'auteur à l'époque avait vécu une aventure presque semblable et l'avait fait savoir. On ne lui avait pas pardonné: il était peut-être permis de parler sous la torture (surtout si c'était pour sauver les copains), non de raconter qu'on l'avait fait. Un grand demi-siècle après, il a voulu remettre au jour ce texte (publié en 1948 par Gallimard), accompagné ici d'un nouvel appareil de présentation —et de trois lettres inédites d'André Malraux. "Pour en finir avec quelques mensonges pieux qui empoisonnent notre histoire" (PM).
Paul Nothomb, Le délire logique, 1999, 180 pages, Editions Phébus, 119 FF.
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Pour saluer Monsieur Jadis !
Dix ans déjà!
Pour saluer Monsieur Jadis: Antoine Blondin (1922-1991)
La presse amie, et même celle "sous licence", ont fait à Antoine Blondin, décédé d'un cancer, le 8 juin 1991, âgé de 69 ans, sa juste place. On a pu lire les notices élogieuses qui lui ont été consacrées, sans doute parce qu'après avoir illustré, avec ses amis Nimier, Jacques Laurent, Michel Déon, la "Droite buissonnière" (expression de Pol Vandromme) il avait effectué un léger virage à gauche. Mais contrairement à des transfuges arrivistes tels Claude Roy ou Dominique Jamet, il mérite notre estime.
Le Cercle Prométhée ne peut qu'ajouter quelques mots à ce qui a été, dans l'ensemble, fort bien dit, concernant ce doux non-conformiste qui débuta en exerçant divers métiers. Parti en 44 au titre du Service du Travail Obligatoire, il travaillera dans une ferme en Allemagne, comme vacher. Il relatera ses aventures tragi-comiques dans son premier roman, L’Europe buissonnière (Prix des Deux Magots, 1949). Il écrit peu, difficilement, mais valablement. Il nous montre un mari léger dans Les enfants du Bon Dieu (1952), des solitaires voués à l'hôpital, à la prison, dans L’humeur vagabonde (1955), un père alcoolique dans Un singe en hiver (Prix Interallié, 1959), porté à l'écran et revu à la télévision, enfin Monsieur Jadis (1970), son roman capital qui met en scène un marginal.
Sa passion pour le sport (Tour de France, rugby) est bien connue. Il donne aux chroniques sportives leurs lettres de noblesse littéraire. Deux cents sur les milliers qu'il a écrites pour l'Equipe sont réunies sous le titre L’ironie du sport (1988). Dans les années cinquante, à celui qui allait le voir pour les Amis de Robert Brasillach, Bardèche avait dit: «Voyez-le avant 9 heures du matin (avant qu'il ait trop bu)». Il lui avait réservé un accueil sympathique et donné son adhésion.
Vous pourrez lire ses Œuvres complètes en un volume de 1.408 pages publié sur papier bible à la Table Ronde pour un prix très abordable.
Cercle PROMÉTHÉE.
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lundi, 28 avril 2008
In memoriam Jacques Laurent
In memoriam Jacques Laurent
Le dernier des "Hussards" est mort…
Le dernier des "Hussards" est mort. Les "Hussards" étaient ce petit groupe d'écrivains, qui s'étaient rassemblés dans les années cinquante autour de Roger Nimier, un surdoué des lettres françaises, et n'avaient rien de commun entre eux, si ce n'est une volonté de résister à Sartre et à tout ce que celui-ci représentait. Dans cette résistance au pape de l'existentialisme, Jacques Laurent était indubitablement la figure la plus marquante. Il vient de mourir à Paris, juste avant le troisième millénaire, juste avant de fêter ses 82 ans. Avec lui disparaît l'un des écrivains français les plus importants de ce siècle, un des rares dont le talent était reconnu à l'unanimité. Sans doute aussi parce que les passions des décennies écoulées se sont apaisées… Car Jacques Laurent, le hussard qui s'était insurgé contre l'engagement intellectuel et idéologique obligatoire, est monté jadis sur les barricades. Contre le terrorisme intellectuel de Saint-Germain-des-Prés. Contre le Général De Gaulle. Pour l'Algérie française. Pour le Maréchal Pétain. Et plus tard, beaucoup plus tard, pour Mitterrand.
Stendhal: le modèle par excellence
L'histoire de Jacques Laurent commence le 5 janvier 1919, quand il naît à Paris dans le 9ième arrondissement, fils d'un avocat très connu. Mais la carrière d'avocat ne l'intéresse pas du tout. Avant même de fêter ses dix ans, Jacques Laurent termine d'écrire un roman d'aventure. C'est décidé: il sera écrivain. Plus encore: il deviendra célèbre. Célèbre et riche, si bien qu'il aura la liberté d'écrire ce qu'il voudra, de la manière qu'il voudra. Cela signifie qu'il fera comme le grand Henri Beyle, mieux connu sous le nom de Stendhal, qui écrivit Le Rouge et le Noir. Car Stendhal est le modèle par excellence du jeune Jacques Laurent. Si bien qu'un jour il écrira une suite et une fin à Lamiel, un chef-d'œuvre resté inachevé de Stendhal, le géant du XIXe siècle.
Mais avant que La fin de Lamiel n'arrive sur le marché, Jacques Laurent s'est déjà taillé un solide créneau dans le grand public. D'une autre manière… Non pas avec son premier roman Les Corps tranquilles, qu'il avait commencé à écrire pendant la guerre, quand il devait monter la garde dans un poste de commandement isolé sur la ligne de démarcation. Cette ligne séparait la France occupée de la France de Vichy. De ce roman, qui n'est paru qu'en 1948 et qui n'avait pas été remarqué, les critiques ont dit, beaucoup plus tard, que c'était un chef-d'œuvre oublié. Non, Jacques Laurent est d'abord devenu célèbre sous pseudonyme, sous le nom de Cécile Saint-Laurent, le créateur de "Caroline Chérie", dont on a vendu des millions d'exemplaires dans le monde. Ce personnage a permis à Jacques Laurent de fumer les cigares les plus chers, de boire des quantités impressionnantes de whisky de malt et d'honorer un nombre tout aussi impressionnant de jolies femmes. Car, pour Jacques Laurent, l'écrivain ne vient pas au monde pour l'améliorer. L'écrivain doit prendre le temps, comme Jacques Laurent, de coucher sur le papier une Histoire des dessous féminins.
«La littérature, c'est la vengeance de la vie sur l'idéologie»
«La littérature, c'est la vengeance de la vie sur l'idéologie», ne cessait de répéter Jacques Laurent. Lorsque Jean-Paul Sartre ouvrit le débat en 1948 sur la littérature qui, selon lui, devait être obligatoirement "engagée", la réponse de Jacques Laurent ne s'est pas longtemps fait attendre. Elle paraît sous la forme d'un petit roman, intitulé Le Petit Canard, et aussi, sous une forme plus académique, sous la forme d'une revue, La Parisienne, la feuille des "Hussards", qui sont aussitôt partis en guerre contre Les Temps modernes, la revue intolérante de Sartre et des existentialistes "engagés". Dans Le Petit Canard, Jacques Laurent écrit que le romancier est un homme qui doit chercher des circonstances atténuantes pour ses personnages. Le jeune Antoine, qui part, volontaire, sur le Front de l'Est, ne le fait pas par conviction idéologique, mais parce qu'un officier polonais lui a fauché sa petite amie. Un tel scénario est impensable chez Sartre, expliquait Jacques Laurent. Chez Sartre, l'homme doit poser des choix. Chez Sartre seulement, l'homme est contraint d'être responsable pour tout ce qu'il fait. Un écrivain de droite ne peut pas admettre une telle contrainte. Plus tard, dans Paul et Jean-Paul, il affinera sa pensée, réalisant du même coup une exécution en bonne et due forme de Sartre. Ce livre fut aussi le début d'une belle carrière de polémiste, un genre littéraire qui commençait à disparaître des lettres françaises.
«Pour le singulier, contre le pluriel»
Jacques Laurent appartenait au camp de la droite littéraire. Et il l'affirmait. «Nous faisons partie de la droite littéraire parce que nous sommes pour le singulier contre le pluriel». Mais Jacques Laurent ne s'est pas contenté de rester dans les cercles littéraires de la droite. Pendant la guerre d'Algérie, Jacques Laurent prend le parti de l'OAS, qui veut que l'Algérie reste française. La politique choisie par Charles De Gaulle l'amène à écrire Mauriac sous De Gaulle, un règlement de compte avec l'écrivain catholique qui vouait une admiration aveugle au général. Je n'exagère pas: Mauriac sous De Gaulle est un des pamphlets les mieux écrits de ce siècle. Il n'existe pas d'autres pamphlets où le mythe du général est aussi cruellement mis à mal. Il a même valu à Jacques Laurent un procès en 1964 pour injure au chef de l'Etat. Le livre subit la censure. Malgré les très nombreuses célébrités qui ont plaidé, dans ce cas précis, pour la liberté d'expression, dans la salle d'audience ou par le biais de pétitions, citons Jean Anouilh, Antoine Blondin, Marcel Aymé, Emmanuel Berl, Jules Roy, mais aussi Françoise Sagan et Bernard Frank. Et aussi, bien sûr, François Mitterrand, qui était opposé au fondateur de la Ve République lors des élections présidentielles de 1965. Jacques Laurent n'oubliera jamais le geste du futur président socialiste: en 1981 et en 1988, il appellera à voter pour lui.
Je voudrais encore mentionner Les Bêtises, un roman volumineux, qui valut à Jacques Laurent le Prix Goncourt en 1971 et qui lui ouvrira la voie vers l'Académie Française. Dans cette assemblée, Jacques Laurent s'est ennuyé. Mais l'ancien provocateur avait acquis une certaine sagesse et avait cessé de distribuer coups de pied et horions. Il est resté un écrivain à facettes multiples. Avec des livres sur Stendhal et sur la déroute de la langue française, avec Du mensonge, ode étrange au mensonge, sans compter des mémoires, Histoire égoïste, et des romans dont l'intrigue se passe presque toujours pendant la guerre. Parmi eux, Le Dormeur debout et Clotilde Jolivet (ce dernier sous son pseudonyme d'antan, Cécile Saint-Laurent). Le grand public se souviendra sans nul de ce nom-là plutôt que de celui, réel, de Jacques Laurent. Et pourquoi pas?
"Guitry".
(Texte paru dans 't Pallieterke, 56ième année, n°2, 10 janvier 2001).
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