Une affiche à Genève, ces jours-ci, dénonce le racisme en grosses lettres. Même moi qui n'ai jamais été raciste, je courbe un peu la tête en passant devant elle. Suis-je bien sûr de ne pas être raciste ? Ne faudrait-il pas que je m'examine ou me fasse examiner ? Peut-être subsiste-t-il, au fond de mon âme un racisme dont je n'ai pas encore conscience. Et alors, je devrais me faire purifier par des antiracistes patentés.
Encore moins suis-je antisémite, mon meilleur ami d'adolescence ayant été un Juif qui m'a permis de sortir des tristes tunnels d'une culture déconstruite. Mais allez savoir...
Même chose avec le féminisme. Jamais il ne m'est venu à l'esprit que les femmes sont inférieures. Mais n'y aurait-il pas, dans mes entrailles ou dans ma tête, un mépris latent pour les femmes ? Un mépris dont les commissaires politiques du féminisme pourraient me faire prendre conscience avec des batteries de tests ou l'imagerie médicale de mon cerveau ![1]
Même chose enfin avec les homosexuels. A quinze ans, en Afrique, j'ai fait un long voyage avec un homme dont on m'avait dit qu'il aimait les hommes. Cela ne m'intéressait pas et nous avons passé ensemble d'excellentes vacances durant lesquelles il s'est montré d'une parfaite correction. Pourtant, à quinze ans, je n'avais pas triste mine.
On s'exclamera que je suis un type bien, inconscient des masses de mauvais bougres qui circulent parmi nous. Je ne suis pas du tout certain d'être un type bien, mais passons. Qu'il y ait des salauds ou des machos parmi nous, comment le nier ? L'essentiel est ailleurs. Il est dans tous les modèles de comportement qui se déversent sur nous jour après jour par la publicité, de pieux discours, parfois de graves remontrances. Il n'y a pas que le racisme, l'homophobie ou le machisme, car ces modèles sont légion. Modèles de comportement comme je viens de dire, mais aussi modèles de santé, modèles de renommée, d'efficacité, de beauté, et j'en passe. A partir du moment où j’adopte un modèle, comme celui qui nous engageait, il y a quelques années, de dire bonjour avant de s’adresser à quelqu’un, ce n’est plus moi qui dis bonjour, mais une chose formatée, non plus un être de chair, non plus un être mortel et donc, pourquoi pas, … un être immortel.
Loin de m'être tenu à l'écart de tous ces modèles, j'en ai absorbé plusieurs. Je faisais du jogging, de la natation, du vélo. Chaque jour je me félicitais d'être un type sportif. Ou bien je portais un beau costume-cravate, me félicitant d'être un homme distingué. Parfois je ne me gargarisais à l'idée que j'étais un type important, interviewé par les médias, écrivant de brillants articles dans journaux et revues. Je n'étais pas raciste, machiste ou homophobe, mais, dans le fond, réalisai-je un jour, je me comportais exactement comme ceux qui adoptent tel ou tel modèle. Certains se gargarisent à l'idée qu'ils sont antiracistes, donc des types bien. Pour d'autres, le bon comportement c'est de faire du jogging, de connaître par cœur les Évangiles ou d'arrêter de fumer.
L'essentiel, c'est que ces modèles de comportement entrent en nous pour nous dépouiller de nous-mêmes. Nous en venons à nous considérer comme perpétuellement inadéquats au modèle que nous avons avalé sans même nous en rendre compte. Chaque jour nous nous nous voyons incorrects et, chaque jour, nous nous efforçons de devenir corrects. Nous ne sommes pas encore des hommes, mais nous allons le devenir. Pour employer une formulation du psychanalyste argentin Miguel Benasayag, les modèles qui s'accumulent dans nos âmes, nous font sentir que nous ne sommes pas "viables".[2] Nous sommes à peine humains et nous avons un long travail à faire pour le devenir, pour devenir des hommes nouveaux.
Par définition, l'homme n'est pas viable. Il est fantasque, déloyal, méchant, inattendu, bref, incorrect. Être humain, ce n'est pas travailler à le devenir, mais accepter l'infini d'incohérences qui nous habite, sans toutefois se complaire dans ces incohérences. C'est viser le bien, sans se blâmer d'être mauvais. Personne n'est pur mais en suivant un modèle, nous croyons le devenir d’un coup. Comme nous n'y arrivons pas, nous nous blâmons, nous-mêmes et les autres, de ne pas l'être. Mais il y a des purs, ceux qui suivent les modèles des droits de l'homme, de la tolérance universelle, de la santé parfaite.[3] Où sont-ils ? Difficile à dire. Et il y a les impurs, plus faciles à repérer et qu'on peut dénoncer, voire éliminer comme au bon vieux temps des purges communistes. Comme personne ne peut parfaitement suivre un modèle, nous en venons à suspecter nos proches et nous-mêmes d'être impurs, de ne pas être viables, à la limite de ne pas être humains. Sommes-nous tous des monstres?
Pas difficile de voir ce qui pourrait se passer. Harcelés par des modèles de comportement, suspectant que finalement personne ne peut suivre ces modèles, nous sommes tentés de basculer de l'autre côté. Par exemple de recommencer à fumer. A quoi bon tenter de suivre un modèle de santé parfaite puisqu'on ne peut pas y arriver ? Mais ça, ce n'est pas grave, sinon pour les primes d'assurance. Il y a beaucoup plus grave, à savoir qu’effondrés de culpabilité par la récitation ininterrompue des catéchismes du bien, la tentation de basculer dans le mal devient forte.
On peut souhaiter que ce basculement ne se produise pas. On peut même souhaiter voir disparaître les catéchismes du bien. Mais ce sont des vœux pieux. Il suffit, pour s'en rendre compte, de lire un passage des Évangiles où il est question d'un pharisien qui se rengorge d'être un bon croyant avec prières et jeûne.[4] Il est très satisfait de suivre parfaitement une loi qui lui donne, justement, un beau modèle de comportement religieux. Dans ce modèle, il s'est dissous, il a cessé d'être une personne unique, mortelle et responsable. Nous aussi, modernes, risquons de nous dissoudre dans divers modèles de comportement. Ce n'est pas seulement une menace extérieure. Chacun d'entre nous est habité par une étrange aspiration à ne plus exister pour échapper à la mort, et les modèles sont là, souriants, comme le vieux serpent, qui nous proposait de satisfaire cette aspiration.
Jan Marejko, 16 mars 2015
[1] Le 21 janvier 2013, nous avons dû nous frotter les yeux en apprenant, par la presse locale genevoise, que « les racistes peuvent être démasqués par un simple scanner cérébral ». Canular ? Pas du tout, c’était un neuropsychologue de l’Université de Genève, Tobias Brosch.
[2] « Les sociétés modernes imposent leur modèle d'homme acceptable et sur lequel la réalité, toujours débordante, doit se régler. ... L'homme tel qu'il est n'intéresse personne.... Or, nous devrions accepter notre être non viable... ». Miguel Benasayag et Angélique del Rey, Éloge du conflit, Editions la découverte, Paris 2007.
[3] Santé parfaite ou totalitaire, comme disent Roland Gori et Marie-José del Volgo dans La santé totalitaire, Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.
[4] Évangile selon Luc, chapitre 18, versets 9 à 14