Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 21 février 2024

Que reste-t-il de l’idée d’Europe ? Du « Manifeste de Ventotene (1941) » au « Traité de Rome (1957) »

Eerste-vlag-van-de-Europese-Gemeenschap-voor-Kolen-en-Staal-1958-1973.jpg

Que reste-t-il de l’idée d’Europe ?

Un adieu aux mythes d’égalité, prospérité et paix ?

Du « Manifeste de Ventotene (1941) » au « Traité de Rome (1957) »

Irnerio Seminatore

Que reste-t-il de l’idée d’Europe ?

L’idée d’une Europe « libre et unie » naît à Ventotene, une petite île de la Méditerranée, il y a 80 ans en pleine guerre mondiale. Elle germe d’une réflexion d’exilés antifascistes (A. Spinelli, E. Rossi) et de l’idéal d’une profonde transformation constitutionnelle et politique des pays en conflit, le fédéralisme. L’idée de l’unité européenne a été bien antérieure à la création des institutions, dont elle inspira les premières étapes, mais elle naquit dans la division entre fauteurs du fédéralisme et partisans du fonctionnalisme intégrationniste, quant au dépassement du rôle de l’État. Le père spirituel du Manifeste, Altiero Spinelli, n’hésita pas à attaquer durement J. Monnet et R. Schuman, pour la « stratégie de substitution » choisie dans le but d’atteindre l’unité politique du continent. Il critiqua la voie économique des petits pas et du développement progressif d’une administration technocratique sans direction politique effective.

Altiero-Spinelli.jpg

9788898607358_0_536_0_75.jpg

Ernesto_Rossi-k7NB-U3200935568958yPF-656x492@Corriere-Web-Sezioni.jpg

Alterio Spinelli (en haut) et Ernesto Rossi (en bas).

Le rejet par l’Assemblée nationale française de la Communauté européenne de Défense (CED) en 1954, prévoyant une armée supranationale entre les six pays – membres de la CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier) et la signature du « Traité de Rome » en 1957, considéré par Spinelli comme un Traité de compromis, lui donnèrent à penser que ces deux échecs marqueraient la fin de l’idée européenne. Identifiant l’attachement des États membres à leurs souverainetés respectives dans les processus de prise de décision, Spinelli avait indiqué, dans la solidarité, la défense et la diplomatie, les lieux d’expression des égoïsmes nationaux, en comprenant que l’Europe politique ne pouvait pas se faire par le seul dialogue et par la seule négociation. L’impopularité du projet de l’Union a été prouvée maintes fois par les échecs à répétition des referendums organisés dans les États membres à partir des années 1990 (au Danemark et en France sur le traité de Maastricht en 1992, en Irlande en 2001 sur le Traité d’Amsterdam et en Suède pour l’adoption de l’euro, etc.).

À l’impossible progression vers la voie fédérale et sur la méthode choisie, ils venaient de s’ajouter le manque de vision et les rejets des ratifications populaires par la voie des référendums.

« Europe intégrationniste » ou « Europe des Patries » ?

À presque soixante ans du Traité de Rome, signé le 25 mars 1957 et entré en vigueur le 1er 1968, ce qui reste de l’idée européenne comme Idée-Mythe, c’est le divorce persistant entre les intérêts nationaux des vingt-sept pays membres et la souveraineté de l’ensemble, ou, ce qui est le même, entre le pouvoir et les peuples. Au-delà de ce divorce, est tombée dans l’oubli la promesse initiale « de prospérité et de paix », liée au retour de l’unité et de la liberté politiques et au libéralisme économique promis par le « Manifeste de Ventotene » de 1941. À la conception d’une « Europe intégrationniste » et fonctionnaliste (Jean Monnet), les héritiers de l’Histoire ont opposé et opposent à ce type de structure (plurinationale et supranationale, bâti sur une dépolitisation intégrale) la conception politique de « l’Europe des Patries » (de Gaulle) ou des « États-Nations » seuls acteurs de la vie historique.

1313394-Communauté_européenne_du_charbon_et_de_lacier.jpg

P15_1.jpg

Racontée par la raison, l’expérience de l’Europe communautaire apparaît en termes de libertés collectives et individuelles, comme un héritage en crise et en termes de prospérité, comme une réussite contestée et encore inaccomplie et racontée par le cœur (identité et appartenance), comme une attente trahie et un système d’espoirs, incohérent et dénaturé (immigration de masse). En ce qui concerne la démocratie, par sa nature égalitariste, l’Europe de l’intégration privilégie les élites et la bureaucratie (ou encore la médiocratie, à condition qu’elle soit bien repartie et, de ce fait, plus vulnérable aux chantages des privilèges).

On sait parfaitement que la démocratie n’aime pas les grands hommes et la démocratie intégrationniste n’encourage pas le leadership et dévalorise l’orgueil, l’ambition, la vertu et toutes les passions humaines qui se substituent aux intérêts catégoriels des fonctionnaires et à la démagogie de masse (populisme). À la philosophie de l’histoire, les institutions communautaires apparaissent comme des artefacts éphémères et des institutions transitoires, opposées à des corps doués de substance, de permanence et de durée, les vieilles et glorieuses nations, affaiblies par l’extension des rivalités à la scène planétaire. Or, sur le théâtre du monde, l’épreuve fondamentale des États et des Nations est celle de leur survie (URSS, Yougoslavie, Ukraine, Israël). De fait, l’Union européenne n’est pas la solution au problème de la paix et de la guerre, puisque l’Europe n’existe pas politiquement « par elle-même et pour elle-même » et elle est in fine exposée aux menaces et au risque d’être subordonnée aux objectifs internationaux d’hégémon, perdant sa fonction d’équilibre de puissance entre l’Amérique et l’Eurasie. Compte tenu du fait que la « légitimité » des institutions ne procède pas d’une expression directe des peuples, mais des opinions par leur nature variable et liée à une multiplicité d’intérêts particuliers, « l’intérêt général » de l’Europe ou la définition du « bien commun » est dans les mains des factions, des minorités agissantes, des instincts et des ennemis intérieurs. On appelle ce défaut de légitimité « un déficit démocratique ».

Actualité du dilemme des années 60

Le dilemme des années soixante, « Europe intégrée » et dépolitisée ou « Confédération d’États » fédérateurs, s’est aggravé par l’irruption sur le sol du continent d’un « Quart monde », étranger et hostile. L’épuisement du processus de mondialisation (1980 - 2019) et le retour des nations ont dissipé définitivement l’idée spirituelle et politique de la vieille Europe. La nouvelle mixité ethnique et sociale, composée d’immigrés récents déracinés et sans attaches, vivant dans l’illégalité en dehors de la cité politique européenne, justifie la distinction schmittienne entre ami et ennemi. Il n’appartient pas au même ordre symbolique de la nation, ni à la même dimension du souvenir, ni aux pierres édifiées dans les siècles. Or, les nations vivent dans le temps, par des symboles et par des mythes, car l’ordre symbolique est l’ordre de l’imaginaire collectif.

6LQCPUPIQZHJWPOFPPOMVKMG4E.jpg

En ce sens, le vrai cœur de l’immigré bat dans la couleur de son drapeau, vit dans les préceptes de sa loi (notamment la Charia) et confirme sa fierté dans la différence éthique. En histoire, qui est le terroir où vivent les nations, c’est toujours sur un sol symbolique que se décide le sort du monde. Il en découle que le sort de l’Europe se décidera par une résolution de nature ancestrale et hors du droit. Pour rappel, l’idée d’Europe est avant tout une idée-guide, et elle ne peut être le monopole d’institutions dont la mise en place reflète des équilibres de pouvoirs et des rivalités d’intérêts de type étatique. Et donc, à une vue de l’intérieur, la prédominance du Conseil des Chefs d’État et de gouvernement (la souveraineté européenne, une « obsession française », succédant à celle d’une Europe puissance) sur la Commission (ou Exécutif européen) et sur le Parlement européen (la voix des peuples) et, en conclusion, de l’intergouvernemental sur le communautaire.

La crainte des responsables nationaux à propos de cette dimension institutionnelle, à l’époque de la bipolarité, portait sur la dilution des pouvoirs nationaux et sur une égalisation fictive des statuts hiérarchiques. Dans ce cadre, les technocrates de l’Union furent incapables de définir une stratégie cohérente et globale de l’Union sur la scène internationale, et sur des questions d’intérêt vital, en situation de risque existentiel ou de crise extrême, qui exige légitimité, souveraineté exclusive, pouvoir incontesté et capacité autonome de décision. Or, aller au-delà des nations aurait signifié aller vers l’intégration politique, se dotant d’une légitimité, qui aille au-delà du modèle bureaucratique et d’une eurocratie dépolitisée. Pendant des décennies, l’argument du réalisme, dans un contexte international caractérisé par l’absence d’une autorité centrale et par l’anarchie de rivalités innombrables, a constamment rappelé que l’unité politique du continent aurait dû être bâtie sur l’État-nation et guère sur l’abstraction d’une situation « post-nationale », ou « post-classique », car l’Europe s’inscrivait et s’inscrit dans un système de rivalités, dans lequel l’avenir a encore besoin du passé, en dehors de toute utopie.

7cd93e24fe358ed4316f59e021e745a7025db7b8.jpg

Peut-on aller au-delà des Etats-Nations ?

Que reste-t-il du débat sur la survie des États-Nations, qui demeure ouvert à propos des États membres, transformés par le processus d’intégration, puis par la vague de la mondialisation et aujourd’hui par les changements stratégiques de la multipolarité, par les bouleversements de l’échiquier eurasien et enfin par les déséquilibres stratégiques du « Sud » du monde ?

Ce débat posait dans les années soixante et pose encore aujourd’hui à l’Union européenne trois questionnements non résolus :

– Le premier concerne l’hypothèse aronienne et bien connue : « Peut-on aller au-delà de l’État-Nation ? », hypothèse qui a pour objet le concept de souveraineté et sa permanence essentielle, surtout en matière de décision nucléaire.

– Le deuxième, la réponse à donner à la question : « quelles sont les unités de base du système international ? »

– Le troisième, qui a pour référence le système d’intégration européenne elle-même, sa viabilité et sa capacité de survie.

Ces trois questionnements, visant le déplacement de la légitimité politique des États membres vers l’unité théorique de l’Europe unitaire, constituent le fond pessimiste de la réponse du courant réaliste aux fédéralistes résiduels, expliquant pourquoi le processus d’intégration européenne, dépolitisé et abstrait, n’a guère permis d’aller au-delà des nations. En effet, explique le courant réaliste, l’Europe qui en résulte est celle de la « société civile » et des « opinions citoyennes ». Autrement dit, une Europe pacificatrice ou de l’égalitarisme aveugle (position des gauches) où les promesses de sécurité sont aléatoires et où la guerre ne peut être toujours exclue. Le risque de guerre permet également de comprendre la nécessité d’un système d’équilibre des forces (position de droite) qui, ne pouvant pas surmonter l’hétérogénéité des nations et le choc des civilisations, est le seul enseignement à retenir pour limiter les conflits.

elections-europeennes-2024-1024x683.jpg

Résilience des Nations, de la Realpolitik et de la philosophie de l’histoire

Par ailleurs, les deux modèles d’Europe, intégrationniste et stato-national sont encore aux rendez-vous des élections du parlement européen du mois de juin prochain, sous forme de souverainisme, de populisme et d’illibéralisme, puisque la multipolarité et la reconfiguration de l’ordre global remettent en discussion la résilience des Nations, le réalisme politique et l’intérêt national. Ainsi, la fin de l’utopie désarmée et des vieux refus de la politique de puissance, des zones d’influence et de la philosophie de l’histoire, fait rejaillir la recherche d’une « autre idée de l’Europe », celle d’un dialogue paneuropéen sur l’avenir de la sécurité collective après la fin du conflit ukrainien, et celle qui résulte de l’organisation multipolaire du monde. Cela veut dire poser la « question russe » et la relation franco-allemande, hors des tabous et des rhétoriques habituelles, plaçant l’identité de défense et l’autonomie stratégique de l’Europe, hors des contraintes de l’OTAN et impliquant au fond une conception de la souveraineté nationale reviviscente et non partagée.

Tout au long de la bipolarité et de la post-guerre froide, la gouvernance de l’Union aurait dû être consacrée par priorité à la connaissance les intérêts essentiels des acteurs principaux et des superpuissances globales afin de prévoir les ruptures à venir sous la surface fissurée de la stabilité apparente. C’était le mode plus raisonnable de préserver le message de « l’idée de paix » du début des années 60 et la traduction de cette philosophie pourrait se résumer à la distinction, en matière de politique internationale, entre ce qui est « essentiel, réaliste et rationnel, » plutôt que ce qui est « juste, démocratique et solidaire ».

EUROPE-Paix-et-Liberte-LEurope-unie-construit_1618227435_8732.jpg

bandeau3_def.jpg

L’idée de l’Europe, de la paix et de la guerre à l’âge de la multipolarité

L’idée de la paix aurait dû faire réfléchir à l’idée de la guerre et à la dialectique des antagonismes. Face à des situations de compétition permanente, l’Union européenne a trahi l’idée principale de la paix par une stratégie d’occultation du conflit qui a été le sens profond de la « stratégie de substitution » de Jean Monnet. Il est patent que la guerre tranche avec les conceptions antérieures de la coopération internationale et se calque différemment sur l’homogénéité et l’hétérogénéité du système international, imitant l’amitié et l’inimitié de « l’autre de soi ».

Depuis les années 80 le système interétatique, la société civile mondiale et la transnationalisation des économies, ont intégré une population d’acteurs irréguliers, exotiques et subétatiques, révoltés ou terroristes, qui ont démultiplié des centres de décisions erratiques (Hamas, Hezbollah, Isis) de telle sorte que le système interétatique a perdu sa fonction de régulateur de la violence en devenant incapable de déterminer politiquement la conjoncture. Cependant c’est toujours à partir des États que s’organisent la hiérarchie de puissance et la configuration de la scène diplomatique. L’Union européenne est immergée, depuis la chute du mur de Berlin, dans un univers hétérogène de relations globales, au sein desquelles la fonction directrice est exercée par les États-Unis et par le bipolarisme dissimulé de la Russie et de la Chine puisque la survie et la sécurité relèvent de la logique existentielle, propre de l’état de nature et guère d’une communauté policée, l’Union européenne aurait dû identifier les menaces extérieures et intérieures, vu le caractère composite ou « multiculturel » des sociétés des pays membres. Au sein de l’Union, on aurait gagné à rechercher un autre équilibre entre la France et l’Allemagne et entre l’Europe et la Russie, dans l’établissement d’un jeu coopératif, ayant pour objectif la stabilité et la paix en Eurasie et dans le monde, sans oublier l’influence du système multipolaire, planétaire et sous-jacent.

1361183-le-parlement-europeen-de-strasbourg.jpg

Multipolarisme et Multilatéralisme. Deux variantes d’un même concept, l’hégémonisme planétaire

L’option de L’Union européenne pour le multilatéralisme a été la résultante sournoise de l’idée d’Europe des pères fondateurs, celle du refus de la guerre et du principe d’égalité formelle entre les nations, dans le cadre des relations internationales. Multilatérale est en fait la posture contractuelle et conjoncturelle d’un acteur qui se détermine au cours d’un jeu diplomatique et circonstanciel, où prédomine l’idéologie de la concurrence et du débat, par l’exclusion volontaire et conventionnelle de la « Balance of Power ». Rien de plus séduisant pour la pensée des politiciens de l’Union d’adopter ces paradigmes d’action irréalistes. Ainsi, à l’opposé de la doctrine d’un monde multipolaire, fondée sur la pluralité des pôles de puissance en vue d’une confrontation et au sein desquelles prédomine le rapport de force, les doctrinaires de l’Union choisiront la fausse doctrine de la paix, le multilatéralisme prometteur. Cette doctrine commença à prendre forme suite à l’effondrement du monde bipolaire et à la dislocation de l’Union soviétique, refusant toute conception de l’Europe-puissance, au nom des « dividendes de la paix » (Chirac, F. Milon, Fabius). L’Union européenne a embrassé sans opposition les dynamiques du multilatéralisme, qui conduisirent à l’allègement des budgets européens de la défense, à l’entrée de la France dans l’OTAN et à la tutelle des États-Unis sur l’Europe. Ainsi le multilatéralisme, fondé sur le principe de négociations permanentes et dictées par « la loi des autres », a perverti le concept initial de prospérité et de paix, traduisant une perspective historique, l’hégémonisme euroatlantique, en deux variantes d’un même concept, le multipolarisme et le multilatéralisme.

En guise de conclusions

Pour résumer les réflexions sur le bilan de « l’Idée de l’Europe » léguée par les réalités institutionnelles de l’Union et par l’évolution du système international, des formes des pouvoirs et des grandes conceptions du monde, il faudra convenir que :

– Le grand débat européen des soixante dernières années a été presque exclusivement eurocentré ;

– Qu’il a oublié les lois de mouvement de l’histoire, les grandes antinomies et les conflits ;

– Qu’il a égaré son regard sur l’universalité de l’existant, le système des relations concernant l’ensemble des sujets d’histoire et leurs égoïsmes et jalousies ;

– Que les différences essentielles entre les Européens et entre l’Europe et le reste du monde ne pouvaient être pensées qu’à travers la figure de l’État ;

– Que l’analyse et les questionnements sur le « politique » ne pouvaient dispenser de tenir compte des civilisations, cultures, pensées, convictions métaphysiques, philosophiques et de foi, éloignées, mais déterminantes ;

– Que l’individualité des formes de connaissance et de vie s’imposait par l’hégémonie, par l’autorité ou par la force ;

– Et pour terminer que le relativisme de l’expérience humaine, passions, idéaux, vertus, peur, angoisse et courage se confrontaient au phénomène inéluctable de l’existence, qui les résume et les exalte, le phénomène du déclin, de la mort imminente et de la guerre.

77292321-56077698.jpg

Irnerio Seminatore est l'auteur de "L'Europe, la multipolarité et le système international" publié chez VA Éditions.

mercredi, 03 janvier 2024

La Maison Europe et la nostalgie de Gonzague de Reynold pour l'avenir

de-reynold.jpeg

La Maison Europe et la nostalgie de Gonzague de Reynold pour l'avenir

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/la-casa-europa-e-la-nostalgia-dellavvenire-di-gonzague-de-reynold/

Gonzague de Reynold (1880-1970) est l'un des plus grands écrivains politiques du 20ème siècle à avoir traité de l'identité et de la formation de l'Europe. Comme c'est souvent le cas pour ceux qui ont des idées très claires, son œuvre, non conforme à "l'esprit du temps", a longtemps été reléguée dans l'oubli. Pourtant, en la relisant aujourd'hui, on se rend compte de l'extraordinaire vision analytique du penseur suisse, fondée sur une culture hors du commun, qui fut l'un des intellectuels européens les plus connus et les plus discutés au tournant du siècle. Vers la fin de sa longue vie, il disait de lui-même : "On m'a longtemps pris pour un homme du passé, un réactionnaire". Il n'a jamais imaginé un seul instant que l'appel au passé pouvait être une nostalgie de l'avenir. Il n'y a pas de meilleur autoportrait.

58138.jpgL'avenir auquel il se référait n'était autre que celui du destin continental, qu'il imaginait, même dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, projeté dans une dimension unitaire qui ne signifiait pas "totalitaire" au sens d'un enchevêtrement d'États dominés par une nation hégémonique ou une bureaucratie sans État et sans visage. Ses nombreux écrits sur ce sujet ont été étudiés avec une constance minutieuse par le regretté Giovanni Cantoni (1938-2020), le plus lucide et le plus passionné des spécialistes de la pensée de Reynold en Italie, qui en a tiré, il y a des années, une composition exhaustive et étendue que nous pouvons considérer comme la synthèse d'une vaste œuvre : La Casa Europa, précédée d'un essai approfondi de sa part, publié par l'éditeur D'Ettoris.

La lecture de l'ouvrage volumineux, mais très lisible (grâce à l'élégance et à la simplicité de l'écriture), confirme ce que l'historien français Daniel Halévy (biographe inégalé de Nietzsche) a dit de Gonzague de Reynold : "S'il y a en Europe un Européen, c'est bien lui. Et qu'il ait été européen, par vocation, par conviction et par élection surtout, cela ne fait aucun doute".

En effet, il est né à Fribourg dans une famille catholique et aristocratique, a étudié à la Sorbonne à Paris, et est devenu très jeune une figure de proue du monde culturel suisse riche en penseurs qui, pour rappel, venus principalement d'Allemagne, de France et d'Italie, ont animé les plus illustres universités suisses, à commencer par Bâle, entre la seconde moitié du 19ème siècle et les premières décennies du 20ème siècle. Chargé de cours à Genève et à Berne, Gonzague de Reynold est contraint de démissionner en 1931 après la publication de son essai controversé La Démocratie et la Suisse et s'installe à Fribourg, sa ville natale, où il reprend son enseignement universitaire.

31576531034.jpgPendant ses études, il subit l'influence de son oncle Arthur de Techtermann et, avec Adrien Bovy, Charles Ferdinand Ramuz et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria, il lance en 1904 la revue La Voile latine, qui donne des impulsions novatrices à la littérature de la Suisse romande. Avec son Histoire littéraire de la Suisse au XVIIIe siècle (1909-12), il devient le principal représentant de l'helvétisme. En 1914, il fonde l'association culturelle "Nouvelle Société Helvétique".

À partir de cette date, il commence à publier des ouvrages dans lesquels il manifeste une vision dite "conservatrice" de la Suisse, fondée sur l'histoire et la géographie : Contes et légendes de la Suisse héroïque (1914), Villes suisses (1914-20, seul ouvrage traduit intégralement en italien), La Suisse une et diverse (1923). Comme nous l'avons déjà mentionné, en 1929, l'essai La démocratie et la Suisse déclenche une vive polémique en raison des attaques de Reynold contre la conception politique libérale-radicale, soulignant les faiblesses de la démocratie et la nécessité de créer un État autoritaire et fédéraliste, placé sous le commandement d'un Landaman, c'est-à-dire d'un président doté de pouvoirs importants, une figure encore présente dans de nombreux cantons suisses.

De retour à Fribourg, il se consacre à la rédaction de son livre le plus important: La formation de l'Europe (1944-57), un vaste ouvrage allant de la morphologie à la théologie de l'histoire, en passant par les traditions européennes et l'énonciation d'un esprit commun fondé sur les racines gréco-latines et surtout sur le catholicisme, qui devrait être traduit dans toutes les grandes langues européennes.

617JRXvUpRL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgGonzague de Reynold a écrit de nombreux articles et développé un engagement considérable en tant que conférencier, qui ont servi à faire prendre conscience de l'identité européenne, tout en se distançant des mouvements en faveur de l'unification continentale telle qu'il la voyait progresser: un patchwork d'intérêts qui aurait supprimé la "patrie commune" à laquelle il aspirait et qui est le fil conducteur de La Casa Europa. En 1957, il fonde l'Institut de Fribourg, qui rédige la Charte des langues (1968), et se consacre à partir de 1958 à la rédaction de ses Mémoires. Pour l'ensemble de son œuvre, il reçoit en 1955 le Grand Prix Schiller, l'un des plus prestigieux et des plus convoités du monde germanique.

Excellent humaniste, adversaire, comme la meilleure intelligentsia de l'époque peu attirée par le socialisme et le libéralisme, d'une conception utilitariste de la vie, Gonzague de Reynold a toujours été considéré comme un maître à penser conservateur, gardant toujours, de l'aveu de tous, ses distances avec le fascisme et le nazisme, bien qu'il ait connu Mussolini et qu'il soit devenu un admirateur d'Antonio Oliveira Salazar.

En présentant Gonzague de Reynold aux lecteurs italiens, Giovanni Cantoni explicite les idées du penseur suisse d'une manière trompeuse. Il souligne : "Qu'est-ce que l'Europe ? Est-ce un continent ? Apparemment non, puisqu'il s'agit plutôt d'une péninsule asiatique. Est-elle caractérisée par l'unité ethnique ? Certainement pas, aujourd'hui plus que jamais. Elle est plutôt fondée sur l'unité culturelle, à tel point que, par exemple, Isocrate affirmait que nous devrions nous appeler "[...] Hellènes ceux qui ont en commun avec nous la culture plutôt que l'origine". Saint Jean-Paul II s'inscrivait également dans cette lignée lorsque, au seuil du troisième millénaire, il parlait de l'Europe comme "[...] un concept essentiellement culturel et historique, qui caractérise une réalité née en tant que continent grâce également à la force unificatrice du christianisme, qui a su intégrer des peuples et des cultures différents". Par conséquent, dire "Europe", c'est se référer avant tout à une construction culturelle, à une "maison commune européenne" à plusieurs pièces, qui transcende les bases géographiques et ethniques conventionnelles.

s-l1200.jpgCeci explique la raison d'être du recueil d'essais et d'éléments épars de Cantoni qui représentent la substance de l'essai "jamais écrit" (dans le sens où il ne l'a pas conçu tel qu'il apparaît dans ce syllogue italien) de Gonzague de Reynold. Ce dernier aurait certainement apprécié le cadrage de l'identité européenne qui émerge des pages de La Casa Europa.

Le livre est construit sur les considérations éparses de Reynold qui orientent le chemin de la recherche d'une communauté en construction. Il s'avère que le temps s'est étendu et que les objectifs se sont refroidis. De péninsule asiatique qu'elle était, l'Europe est devenue une terre de conflits et a perdu les idéaux communs qui, à une époque, se trouvaient principalement sur les rives de la Méditerranée. L'évolution entre le Moyen Âge, où une certaine idée de l'Europe commençait à prendre forme, et aujourd'hui a été négative à bien des égards. Principalement parce que le sens de l'harmonie entre les peuples d'Europe a été perdu et que l'ancien principe romain de sauvegarde de la diversité dans l'unité n'a pas été appliqué. Nous voyons aujourd'hui les résultats d'une telle tragédie culturelle et anthropologique, à laquelle on a tenté de remédier en inventant une région de libre-échange appelée Europe, mais dépourvue d'âme. Que faut-il faire ?

De Reynold offre des perspectives très intéressantes et n'enferme pas sa réflexion dans des considérations techniques économiques et politiques. Il se réfère plutôt à la culture européenne qu'il convient de retrouver, une culture inclusive et fondée sur la tradition. Il écrit : "Penser notre temps, c'est le replacer dans la continuité historique, sur les grandes lignes de force ; c'est l'expliquer par le passé ; c'est se demander d'où il vient pour mieux distinguer où il va. Penser notre temps, c'est remonter dans le passé avec les préoccupations et les angoisses contemporaines, puis redescendre dans le présent avec toute l'expérience historique du passé".

Existe-t-il quelqu'un capable d'une telle tâche, suffisamment titanesque pour que nous nous sentions encore plus à la merci du néant que nous ne le sommes en réalité ? Ceux qui ont imaginé l'Europe telle qu'elle s'est construite n'ont pas tenu compte de ses racines et de son identité. C'est pourquoi l'Europe s'est perdue dans le labyrinthe d'une maison branlante, aux murs déconnectés et aux incompréhensions culturelles.

13:15 Publié dans Hommages | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : europe, hommage, gonzague de reynold, suisse, idée européenne | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 18 octobre 2021

L'identité nationale et l'Europe. D'Ortega y Gasset à Nichifor Crainic

main-qimg-b0329a599b94727cf7d5af8bce4728b6.png

L'identité nationale et l'Europe. D'Ortega y Gasset à Nichifor Crainic

Cristi Pantelimon

Ex: https://www.estica.ro/article/identitatea-nationala-si-europa-de-la-ortega-y-gasset-la-nichifor-crainic/

Il existe aujourd'hui en Europe et dans le monde une opinion selon laquelle l'identité nationale est une sorte d'obstacle à un développement culturel et économique sans précédent, à un avenir pacifique et radieux [1]. Cette vision se fonde, entre autres, sur une étude partielle (et tronquée) du passé, de l'histoire, d'où sont issues les séquences dites nationalistes - et donc les poussées belliqueuses, les conflits entre les différents groupes ethniques, etc.

Vu d'un point de vue hyper-pacifiste, le passé apparaît effectivement comme une lutte sourde et absurde entre différents groupes ethniques. Cette situation dramatique ne peut être résolue qu'en éradiquant les racines guerrières de ces groupes ethniques, racines qui se trouvent invariablement dans le domaine du nationalisme, c'est-à-dire de l'amour-propre exagéré des nations et des groupes ethniques. En termes actuels, un pays ne peut être véritablement prospère et pacifique que s'il est "multiculturel", c'est-à-dire s'il relativise ou même finit par perdre son unité, son homogénéité et son sens de la différence par rapport aux autres nations.

Nous pouvons accepter, de manière hypothétique, l'idée que des sentiments nationalistes trop forts peuvent, à un moment donné, être un facteur d'aggravation des conflits entre les peuples. Dans le même temps, il convient toutefois de se demander si, en dehors de la solution proposée par ceux qui préconisent de saper l'homogénéité nationale, il existe d'autres moyens de sortir de la crise "nationaliste".

indejoygx.jpgLe philosophe espagnol José Ortega y Gasset a consacré un ouvrage distinct à la méditation sur l'esprit européen par rapport à ce que l'on pourrait appeler l'esprit national [2].

Le philosophe espagnol est loin d'être ce que l'on appelle un "nationaliste". Cependant, sa vision de la nation n'a rien à voir avec la position actuelle qui condamne d'emblée tout recours à l'idée d'unité et d'homogénéité nationales. De plus, nous devons tenir compte du fait qu'Ortega a écrit la série d'études qui constituent la base de l'ouvrage, dont nous parlons ici, pour un public allemand et, ce qui est peut-être plus important, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, en 1949. L'époque et le lieu sont significatifs: traumatisée par une guerre dévastatrice, l'Europe avait en effet besoin d'une reconsidération de l'idée nationale en parallèle avec l'idée européenne, d'une réévaluation, dans une perspective philosophique et historique, du rôle joué par l'idée nationale dans la conscience européenne.

Aujourd'hui, l'Europe n'est heureusement pas dans la situation qu'elle connaissait en 1949. Elle n'est pas, comme elle l'était alors, déchirée par une guerre fratricide entre les peuples d'Europe (et pas seulement d'Europe). Malheureusement, les derniers développements politiques et géopolitiques au niveau européen montrent les signes d'une possible confrontation future et non désirée entre les mêmes peuples européens. En rejetant la condamnation du nationalisme ou de l'esprit national par le savant anglais Arnold Toynbee ("L'esprit de nationalité est un ferment aigre du vin nouveau de la démocratie dans les bouteilles du tribalisme", disait Toynbee), Ortega y Gasset réussit à concilier le passé historique, l'esprit national, la tradition de chaque peuple et l'idée de sa propre identité avec l'idée plus générale de l'esprit européen, avec l'idée européenne.

L'approche d'Ortega y Gasset est d'abord sociologique. Il définit toute société par l'idée de "lieux communs", c'est-à-dire par l'idée d'éléments partageant les mêmes expériences, cadres, manifestations: "Dans l'ordre mental, la réalité sociale est composée exclusivement de "lieux communs". Or, à son tour, une partie de ces lieux communs consiste en une "opinion" valable selon laquelle les membres individuels de la société lui appartiennent et que cette société a une forme déterminée que nous appellerons son "Idée" " [3].

Ainsi, avant d'être constituée d'individus, toute réalité sociale est un lieu commun, une somme d'éléments qui se ressemblent, et ces éléments communs s'incarnent dans une Idée particulière, un sens spécial, une tendance idéale. Les sociétés sont en définitive des communautés de sens idéales. Même s'ils sont constitués d'individus, ils vont au-delà des individus, leur sont en quelque sorte logiquement et chronologiquement antérieurs et déterminent souvent les manifestations individuelles.

Venant après la terrible guerre mondiale, le regard d'Ortega sur l'idée nationale est relativement critique. Il estime qu'une telle forme de manifestation, en tant que forme finale, c'est-à-dire ultime, de l'humanité, est anachronique:

"A l'heure actuelle, la question n'est plus académique, mais d'une gravité suprême et urgente. Car les nations européennes sont arrivées à un point où elles ne peuvent se sauver que si elles parviennent à se dépasser en tant que nations, c'est-à-dire si nous parvenons à leur faire accepter la validité de l'opinion selon laquelle la nationalité en tant que forme ultime de la vie collective est un anachronisme, qu'elle manque de fécondité dans l'avenir et que, en somme, elle est historiquement impossible" [4].

126252955.jpg

Ces idées peuvent sembler surprenantes dans notre cas. L'entre-deux-guerres a été marqué en Roumanie par le projet national intégral, c'est-à-dire par un effort de récupération de l'idée nationale dans le cadre de l'État, après que la Grande Union de tous les Roumains dans un État unitaire n'ait été réalisée qu'en 1918. En outre, un sociologue comme Dimitrie Gusti croyait exactement le contraire d'Ortega y Gasset, à savoir que la nation est la forme sociale parfaite de la vie collective, qu'elle est la forme suprême connue de l'humanité et que, au-delà, il existe un territoire plutôt inconnu et contre nature.

L'approche d'Ortega est un vaste comparatisme. Son analyse porte sur les éléments de rapprochement et de différenciation entre la nation moderne et la Polis grecque, d'une part, et, d'autre part, sur les aspects révélateurs de la tempérance de l'esprit national (nationaliste) chez les penseurs allemands modernes, ceux qui ont en quelque sorte fondé l'idée nationale allemande.

La différence entre Polis et nation est la différence entre un artefact, entre une création plus ou moins consciente, avec un but précis (telos), avec une dimension politique définie - et une réalité beaucoup plus "naturelle", dans le sens où elle manque souvent de volonté politique - la nation n'étant pas toujours capable de s'organiser en un état cohérent et bénéficiant toujours d'une certaine réserve, d'un potentiel naturel jamais totalement épuisé, d'une "profondeur" dans le temps, mythologique, historique et biologique que personne ne peut épuiser ou révéler. Ainsi, selon Ortega, si la cité grecque est une entité volitive, la nation moderne est surtout une entité naturelle et inertielle, qui vient du passé et nous domine, de sorte qu'elle peut vivre sans l'apport d'une volonté présente, d'une actualisation de cette potentialité. La nation, contrairement à la polis, peut se manifester de manière infra-politique, naturelle, en quelque sorte... végétative.

Le plaidoyer d'Ortega y Gasset ne doit cependant pas être compris comme "anti-national". Car la nation d'aujourd'hui n'est pas seulement la somme des inerties potentielles, du passé ethnique (c'est-à-dire de la "nationalité"), des communautés plus ou moins locales qui se sont manifestées dans le passé, mais elle est aussi un projet pour l'avenir, une actualisation permanente de cette tradition qui nourrit par inertie le corps ethnique [5]. En ce sens, en effet, la nation est différente de la nationalité, et il est naturel qu'il en soit ainsi dans le monde moderne. Nous pourrions dire, en complétant Ortega et en espérant ne pas trahir son esprit, que la nation est l'élément qui, dans la modernité, "sauve" la nationalité (ou l'ethnie), précisément parce qu'elle représente un "dépassement" dans le sens d'un perfectionnement et d'une perfection des éléments ethniques-inertiels.

Dans la suite de son étude, Ortega y Gasset se concentre en particulier sur le cas allemand (j'ai déjà mentionné que l'ouvrage est à l'origine une série de conférences données à des publics allemands), un cas bien différent si l'on se souvient du contexte de l'entre-deux-guerres, mais aussi de celui, plus lointain, où le romantisme et le nationalisme allemand ont été des repères dans la théorie de la nation. Cette partie de l'ouvrage est une tentative du philosophe espagnol de relativiser la vision de l'hyper-nationalisme allemand et, au contraire, de renforcer la conviction que ce nationalisme, qui était réel, n'était pas, pour la plupart, une forme de fureur teutonne, mais plutôt une force équilibrée de type européen (sur le modèle de l'équilibre des forces). Les grands théoriciens nationalistes allemands et les grands hommes d'État allemands du XIXe siècle étaient loin d'être des nationalistes bornés, leur conception étant plutôt... nationale-cosmopolite. Ecoutons Ortega y Gasset :

" Le peuple allemand - pense Fichte - doit être radicalement, frénétiquement, le peuple allemand, mais la caractéristique de ce peuple est d'être "le peuple de l'Humanité". Voyons ce que cela signifie. Fichte se sent un patriote "national" jusqu'au bout des ongles. Mais sa façon de se sentir national est ce que j'appelais "l'a-fi-agilité", c'est-à-dire voir sa nation projetée dans le futur comme le meilleur programme possible d'être humain, en tant que tel, à travers l'Humanisme, l'Universalisme ou le Cosmopolitisme. Il faut être allemand parce qu'être allemand, c'est être l'Humanité. Contrairement, donc, aux hyper-nationalismes récents, qui voulaient faire de l'Humanité un Allemand" [6].

johann_gottlieb_fichte_by_mitchellnolte-d9h2cne.jpg

Johann_Eduard_Erdmann.jpg

Une formulation d'un théoricien nationaliste allemand, Johann Eduard Erdmann (1805-1892), "Être seulement allemand est anti-allemand", nous montre dans quelle direction nous devons comprendre ce type de nationalisme.

Enfin, l'Europe unie d'Ortega y Gasset est une Europe de l'opinion publique cosmopolite influencée par la vieille (et sans doute valable) idée de "l'équilibre des forces". Il est convaincu que l'ancienne Europe équilibrée devait son équilibre à cette opinion publique (un terme qui ne peut en aucun cas être réduit à son sens pragmatique américain, mais qui fait plutôt référence à un ensemble de valeurs convenues et respectées dans un esprit aristocratique et fair-play). Les difficultés de l'unité européenne ne sont pas minces, et l'un des obstacles à la construction de cette unité du continent est (de manière quelque peu surprenante) précisément la liberté de mouvement et d'intervention que la technologie moderne accorde aux citoyens d'aujourd'hui.

Ce dynamisme accru des peuples européens se traduit également par une capacité accrue d'intervention effective dans les affaires intérieures d'une autre nation. L'opinion publique traditionnelle était conservatrice, préservant l'équilibre des forces entre les nations. L'opinion publique d'aujourd'hui est dynamique, interventionniste et donc perturbatrice des équilibres établis. Un exemple de celui d'Ortega est approprié à la situation actuelle :

"Il y a un siècle, il importait peu que le peuple des États-Unis puisse se permettre d'avoir une opinion sur ce qui se passait en Grèce et que cette opinion soit le résultat d'une mauvaise information. Tant que le gouvernement américain n'agit pas, cette opinion est sans importance pour le sort de la Grèce. Le monde était alors "plus grand", moins compact et plus élastique. La distance dynamique entre un peuple et un autre était si grande que, au cours de son voyage, l'opinion incongrue perdait sa toxicité (...) Ces dernières années, cependant, les peuples sont entrés dans une proximité dynamique extrême, et l'opinion, par exemple, de certains groupes sociaux nord-américains intervient effectivement - directement en tant qu'opinion, et non pas leur gouvernement - dans la guerre civile espagnole. Je fais la même affirmation à propos de l'opinion anglaise" [7].

Le danger de l'unité européenne est donc précisément l'élément que nous considérons comme l'avantage actuel de cette unité, à savoir un dynamisme accru, la capacité d'agir à un rythme rapide, la rapidité d'intervention et l'implication accrue des opinions publiques et des institutions (européennes dans ce cas) dans la vie des peuples du continent. Le danger de ce dynamisme accru ne doit pas être sous-estimé, car une telle intervention de tous contre tous peut se traduire par le vieil adage de Hobbes de la guerre de tous contre tous.

L'Europe nationale et orthodoxe de Nichifor Crainic

Contrairement au nationalisme cosmopolite et sublimé prôné par Ortega y Gasset (et qui, comme on peut le voir, est dépourvu de dimension religieuse), il y a eu dans la culture roumaine de l'entre-deux-guerres un auteur capable de fonder une vision de l'unité européenne basée sur autre chose que les éléments habituels. En effet, peu d'auteurs à l'esprit politique se sont aventurés à faire revivre l'idée de l'œcuménisme médiéval dans une version moderne, c'est-à-dire l'idée d'une unité religieuse qui dominerait et déterminerait l'unité politique ou économique de l'Europe. Nichifor Crainic est un de ces visionnaires dont il faut se souvenir.

152337.jpg

Comme dans le cas du philosophe espagnol cité plus haut, le problème de Crainic est celui de la paix et de l'unité durable de l'Europe. Il écrivait dans l'entre-deux-guerres, une période où deux tendances opposées se manifestaient dans la vie publique européenne: d'une part, un militarisme allemand fondé sur un racisme radical (et une "religion" sui-generis, née ici), et d'autre part, un pacifisme internationaliste prônant une unité européenne qui semble correcte en théorie, mais qui ne tient pas compte des racines traditionnelles de chaque peuple européen. Crainic critique également l'approche du germanisme radical et ce qu'il appelle "l'esprit de Genève" (Genève était alors le siège de la Société des Nations, l'ancêtre de l'ONU actuelle).

Sur l'esprit inadéquat du germanisme militariste et raciste, combiné à une religion inventée ad hoc, Crainic aura des mots critiques, qui reposent sur l'idée correcte qu'en fait, le fond religieux du peuple allemand traditionnel n'est pas un fond né de la race allemande, mais appartient plutôt au fond commun des idées de la mystique chrétienne d'origine est-européenne (grecque). D'ailleurs, la crise germano-grecque actuelle est un gros malentendu résultant de l'ignorance de ce fond spirituel fondateur européen commun :

"L'élément spécifique d'Eckhart, c'est-à-dire ce qui n'est pas scolastique dans sa doctrine, est dû au néoplatonisme dionysiaque. C'est d'ailleurs un trait général du mysticisme allemand - ce qui nous fait croire une fois de plus que si les Allemands avaient rencontré la forme pure du christianisme, ou si Luther, cherchant à revenir par sa Réforme à cette forme pure, avait connu profondément l'esprit de l'orthodoxie, le visage du christianisme allemand serait entièrement différent aujourd'hui" [8].

Contrairement à Eugen Lovinescu, qui croyait que le destin de la Roumanie aurait été grandement changé pour le mieux si notre religion avait été le catholicisme plutôt que l'orthodoxie, Crainic croit que la véritable synthèse européenne aurait pu être créée à partir de l'esprit orthodoxe, éventuellement combiné avec la capacité organisationnelle et civilisationnelle du peuple allemand :

"Le cours de l'histoire aurait été entièrement différent si les Allemands avaient rencontré dès le début la forme du christianisme pur et vrai : l'orthodoxie. Le principe de l'orthodoxie est spirituel et donc apolitique. Pas anti-politique, mais apolitique. Pour l'orthodoxie, la race et la nationalité sont des faits de l'existence naturelle que la liberté du principe spirituel n'entrave pas. En Orient, depuis le début de l'ère chrétienne, la nationalité et la foi apparaissent en harmonie, en fusion organique comme l'âme et le corps dans un même être. Comme chez tous les autres peuples encadrés dans l'esprit orthodoxe, le fort sentiment d'indépendance nationale des Allemands n'ayant pas été éteint, un conflit tel que celui en question n'aurait pas été possible" [9].

nco.jpgRevenant sur la critique du pacifisme internationaliste, Crainic souligne que l'esprit actuel de Genève s'écarte de l'esprit de l'unité médiévale de l'Europe, qui était de nature chrétienne, religieuse. Après que l'Europe soit devenue une patrie strictement "nationale" avec l'abandon de l'esprit chrétien, il était naturel qu'au XIXe siècle, le particularisme national devienne une véritable furie destructrice [10] :

"Le XIXe siècle représente, poussé à son paroxysme, la volonté de diversifier le monde, idée caractéristique de l'âge moderne. L'esprit qui prévalait à cette époque incarnait la révolte contre l'universel et la défense fanatique du particulier. Elle ébréchait, pièce par pièce, les particules du grand édifice de l'unité médiévale et les jetait à la périphérie, désintéressées, orgueilleuses et hostiles les unes aux autres. De ce dynamisme centrifuge et pulvérisateur est né le dogme de la nationalité qui a dominé le XIXe siècle, et le furieux processus de diversification nationale qui devait culminer avec la guerre mondiale. En fait, le XIXe siècle culmine et se termine avec la guerre mondiale" [11].

L'unité européenne n'est pas possible, comme nous l'avons vu dans le cas d'Ortega y Gasset, sur la base des seules données "biologiques" nationales, sur la seule base ethnique. En même temps, cette unité ne peut se manifester contre ces données, mais surtout elle ne peut se manifester dans le registre limité d'un matérialisme fédéraliste. L'actuel projet européen d'unité bureaucratique et économique est préfiguré par l'esprit de Genève, que Crainic critique si copieusement. Le centre opérationnel de cet internationalisme pacifiste (Crainic parle également de la variante guerrière de l'internationalisme, identifiée dans le communisme et le socialisme, même tempérée par la dimension nationale de ce dernier - il est intéressant de constater que pour le théologien roumain, l'idée de la lutte des classes est fondamentalement erronée !) est la Société des Nations à Genève. Bien qu'il ne rejette pas l'idée d'un paneuropéanisme enraciné dans les époques précédentes (il cite Berdiaev avec son Nouveau Moyen Âge), Crainic trouve que les nouveaux représentants de cet internationalisme genevois ne respectent pas les traditions qu'ils invoquent.

003978049.jpg"L'esprit de Genève" (l'ouvrage de Robert de Traz dans lequel on tente d'ancrer l'internationalisme pacifiste à l'époque de l'œcuménisme médiéval [12]) ne semble pas à l'auteur roumain être exactement dans la ligne de ce qui est affirmé.

Au lieu d'une unité essentiellement économique et politique, Crainic avance l'idée - à notre avis toujours valable aujourd'hui - d'une Europe unie par l'esprit de l'orthodoxie. Il s'agit, à notre avis, de l'aboutissement des idées théologiques et politiques de Nichifor Crainic, idées qui, malheureusement, semblent aujourd'hui plus éloignées que jamais de leur réalisation dans la situation géopolitique européenne actuelle. Cependant, les derniers développements (de crise) au sein de l'Union européenne montrent que la configuration unitaire actuelle ne répond pas vraiment à l'esprit général européen, ni aux particularités populaires. En vue de reconfigurer cet esprit général européen sur la base de la Grèce orthodoxe, les idées de Nichifor Crainic ne semblent plus si étranges aujourd'hui :

"En ce qui concerne l'Église orthodoxe, les affinités et les analogies de l'organisation naturelle de la paix avec la structure surnaturelle et l'esprit de cette Église sont beaucoup plus étroites. Rappelons au passage le principe de la synodalité orthodoxe qui trouve son reflet naturel dans les organisations fédératives et le principe des autocéphalies nationales, indépendantes dans leur administration mais unifiées dans l'esprit universel et dans le dogme œcuménique. Ce principe des diversités nationales, unifiées de manière supranationale dans l'esprit et le dogme universels, peut être considéré comme l'archétype de la future confédération des États européens. En outre, dans son attitude sociale, l'orthodoxie n'a aucune préférence pour une classe ou une autre (...). Ainsi, comparé à la structure de l'orthodoxie, le pacifisme contemporain n'est qu'une image inversée dans l'ordre matériel des choses. C'est pourquoi il n'y a pas eu de conflit entre l'orthodoxie et la démocratie comme cela s'est produit en Occident, entre le catholicisme et la démocratie" [13].

Les deux points de vue, celui d'Ortega y Gasset et celui de Nichifor Crainic, se fondent sur la nécessité (toujours présente aujourd'hui) de l'unité dans la diversité de l'Europe - une formule qui s'est banalisée, il est vrai, à force d'être utilisée. Si, comme on peut le constater, les théoriciens semblent avoir trouvé des solutions à la crise européenne, il n'en va pas de même pour les politiques. La domination de l'action politique européenne aujourd'hui se situe malheureusement en dehors des intérêts européens pérennes, c'est-à-dire à la fois la capacité de préserver les traditions nationales et leur capacité à s'inscrire dans le cadre européen et mondial plus large.

Notes:

[1] http://www.bbc.com/news/uk-politics-18519395?SThisFB&fb_ref=Default

C'est l'essentiel de la déclaration du chef du bureau des migrations de l'ONU, Peter Sutherland : "Les États-Unis, ou l'Australie et la Nouvelle-Zélande, sont des sociétés de migrants et, par conséquent, elles accueillent plus facilement ceux qui viennent d'autres horizons que nous-mêmes, qui nourrissons encore le sentiment de notre homogénéité et de notre différence avec les autres (...).

Et c'est précisément ce que l'Union européenne, à mon avis, devrait faire de son mieux pour saper."

[2) Le livre est paru en 1960 (à titre posthume, l'auteur étant décédé en 1955) sous le titre Meditación de Europa. Il s'agit d'une série de conférences données en 1949 à Berlin, ainsi que d'autres études inédites. La traduction roumaine Europa și ideia de națiune est parue en 2002 chez Humanitas.

[3] Europa și ideia de națiune (L'Europe et l'idée de nation), p. 53-54.

[4] Ibidem, pp 54-55.

[5) C'est précisément la raison pour laquelle les nations modernes ne peuvent revenir dans le temps aux communautés historiques traditionnelles et locales qu'au risque de se ridiculiser. Aujourd'hui, il est inutile de parler politiquement des "Ardéléniens", des "Moldaves", des "Fagaras" ou des "Montanais". Ces réalités inertielles, bien qu'elles constituent la base de la nation roumaine moderne, ne peuvent plus être des sujets politiques.

[6] Ibid, p. 109.

[7] Ibid, pp. 120-121.

[8] Nichifor Crainic, Puncte cardinale în haos, (Les points cardinaux du chaos), Bucarest, 1936, p. 175.

[9] Ibid, p. 169-170. Le conflit dont parle Crainic ici est le conflit avec la puissance politique méditerranéenne de Rome, le conflit entre le Nord germanique et le Sud méditerranéen.

[10) On comprend ici pourquoi un auteur italien traditionaliste comme Julius Evola a critiqué ce nationalisme séculaire, qu'il considérait comme une forme de "subversion", c'est-à-dire une décadence de l'esprit traditionnel de l'Europe pré-moderne.

[11] Ibid, p. 303.

[12) Voici ce qu'écrit cet apologiste de la Nouvelle Genève à propos de la tradition : " Par ailleurs, si la Société des Nations est une nouveauté par rapport à l'ère des particularismes nationaux, elle se rattache par des traits essentiels à une époque bien antérieure. Le besoin d'universalisme, négligé dans les temps précédents, est connu et satisfait au Moyen Âge. Qu'était le Saint Empire romain germanique, sinon une fédération de peuples pour la paix et le commerce ? Que l'on ne reproche pas à ceux qui - sans même le savoir - reprennent cette idée ancestrale, qui l'adaptent, qui la développent, d'innover à outrance et de tenter une aventure impossible. Au contraire, ils s'inspirent de traditions vénérables". (pp. 305-306, originellement p. 95, cité par Crainic)

[13] Ibid, p. 315.

samedi, 29 décembre 2018

L’Idée d’« Europe »

europasculpturebronze.jpg

L’Idée d’« Europe »

par Kerry Bolton

Traduction français de Chlodomir

L’Europe est plus qu’une région économique d’où des bureaucrates gavés et des non-entités politiques tirent des salaires et des avantages divers. Avant la connivence du comte Kalergi et de ses amis banquiers, et avant les cabales comme le Groupe de Bilderberg, il y avait l’Europe comme un organisme vivant et dynamique, dont la culture, la foi et les héros ont été étouffés dans un marais de sous-culture américaine, dans la dette des banquiers, et la possibilité pour n’importe qui de s’appeler « Européen ». L’Europe a été détournée et souillée par des ennemis extérieurs et des traîtres intérieurs. Paradoxalement, les Européens qui ont les instincts les plus sains sont parmi ceux qui rejettent et s’opposent à l’entité aujourd’hui appelée « Europe », comme un récent sondage sur le Brexit l’a indiqué. Cependant, le dégoût envers le projet européen mis en œuvre par les humanistes laïcs, les francs-maçons, les banquiers, les bureaucrates et les stratèges géopolitiques américains est si puissant que la noble Idée de la Nation Europe, qui s’était développée au cours des siècles, a été remplacée par ceux qui devraient la promouvoir le plus ardemment par l’étatisme-étroit qui fut inauguré par la Révolution Française et les forces de désintégration libérales ultérieures. L’Europe a été transformée en une parodie d’elle-même, et rejetée par ceux qui devraient être ses champions parce qu’ils ne voient pas au-delà de plusieurs siècles de trahison, de corruption et de maladie-de-la-culture.

La naissance de l’« Europe »

Généralement une nation, une ethnicité, ou un peuple n’est pas conscient d’elle-même ou de lui-même tant qu’il ne fait pas face à un ennemi ou à quelque chose qui est complètement différent d’elle ou de lui. Le Romain savait qui il était vis-à-vis du « barbare », et le Grec aussi avant lui. Il n’y avait « pas de Maori sur le continent qui devint la Nouvelle-Zélande tant qu’il n’y eut pas de ‘Pakeha’ », d’étranger. De même, des ethnicités disparates peuvent se coaguler en un plus grand groupement ethnique lorsqu’elles font face à un danger commun. Les Etats-nations se sont formés de cette manière, mais l’Etat-nation moderne n’est pas plus sacro-saint que les Etats précédents basés sur les mariages dynastiques et les alliances, et pourraient tout aussi bien se disloquer. Ainsi quand le nationaliste étatiste-étroit voit sa nation comme une finalité, et craint d’être « submergé » par une Europe unie, il n’y a pas de base historique pour la persistance de son « Etat-nation » sous sa présente forme, ni pour que l’Europe ne puisse pas renaître si elle a la volonté de le faire.

La conscience d’être un « Européen » et celle de l’« Europe » se développa vis-à-vis des païens, des Mongols, des Juifs et des Maures, et définit ce qu’on était par rapport à l’étranger. L’impulsion en faveur de l’Europe vint de la reconnaissance d’un « ennemi extérieur ».

En décrivant la bataille de Poitiers contre les Arabes en 732, la Chronique espagnole d'isidore parle des armées chrétiennes de Charles Martel comme composées d' « Européens ». L’empire de Charlemagne (768-814) est nommé « Europe » par les chroniqueurs contemporains. En 755, le prêtre Cathwulf loua Charlemagne comme régnant sur « la gloire de l’empire d’Europe ». En 799 Angilbert, gendre de Charlemagne et poète de la cour, décrivit l’Empereur comme « le père de l’Europe » : Rex, pater Europae. Le « Royaume de Charles » fut appelé « Europa » dans les Annales de Fulda. Alcuin (735-804), maître de l’école du palais, théologien et rhétoricien de la cour, l’appela « le continent de la foi ». Durant l’ère de Charlemagne, son empire était l’« Europe ».

belloceurope.jpgL’auteur franco-anglais Hilaire Belloc dans L’Europe et la Foi décrivit la conscience-de-soi qui animait la Haute Culture de l’Age Médiéval avec son style distinctement « européen », gothique :

« Dans la période suivante – les Ages Sombres – le Catholique commence à voir l’Europe sauvée de l’attaque universelle du Mahométan, du Hun, du Scandinave : il remarque que la férocité de l’attaque était telle que quelque chose qui n’aurait pas été divinement institué aurait été anéanti. Le Mahométan parvint à trois jours de marche de Tours, le Mongol fut aperçu depuis les murs de Tournus sur la Saône, au milieu de la France. Le sauvage scandinave s’engouffra dans les embouchures de tous les fleuves de la Gaule, et submergea presque la Grande-Bretagne. Il ne restait rien de l’Europe à part un noyau central. Néanmoins l’Europe survécut. »

Dans la nouvelle floraison qui suivit cette époque sombre – le Moyen-Age –, le Catholique ne note pas des hypothèses mais des documents et des faits ; il voit les Parlements naître non d’un modèle « teutonique » imaginaire – un produit de l’imagination des académies – mais des très réels et présents grands ordres monastiques, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Gaule, jamais en-dehors des anciennes limites de la Chrétienté. Il voit l’architecture gothique jaillir, spontanée et autochtone, d’abord dans le territoire de Paris et ensuite se répandant vers l’extérieur dans un anneau vers les Highlands écossais et vers le Rhin. Il voit les nouvelles universités, un produit de l’âme de l’Europe, réveillées – il voit la merveilleuse civilisation nouvelle du Moyen-Age surgir comme une transformation de la vieille société romaine, une transformation entièrement interne, et motivée par la Foi.

Il y avait un style architectural commun, le gothique, qui ne devait rien à des influences extérieures à l’Europe, rien au Mongol, ni à l’Arabe. Le style gothique, avec ses arches et ses flèches particulières, était unique : il reflétait la vision-du-monde gothique occidentale de l’envol vers l’infini, complètement différente de celle de la mosquée arabe ou du caractère sinueux de l’architecture orientale. Il y avait une science, des mathématiques et une technique occidentales, comme Lawrence Brown l’a remarqué il y a des décennies dans son livre aujourd’hui oublié, The Might of the West. Là encore, celles-ci ne devaient pas leur existence à l’Arabe, à l’Hindou, au Chinois, ni même au Grec. Il y avait un art spécifiquement occidental, culminant dans la perspective de la peinture à l’huile des « vieux maîtres », et une musique gothique, qui donnait le même sentiment d’atteindre le ciel. Ce n’était pas italien, anglais, allemand, français ou espagnol… C’était occidental, gothique, européen ; cela faisait partie d’une Haute Culture commune qui ne fut pas enseignée par les Chinois ou les Arabes, mais grandit organiquement à partir du sol de l’Europe.

Il y avait une économie régulée par une éthique sociale et religieuse, qui favorisait le « juste prix », regardait l’usure comme un « péché » et l’artisanat comme une vocation divine, et qui était encadrée par des guildes. La Chevalerie était l’idéal pour les affaires de la guerre et de la paix entre les guerriers et les dirigeants honorables. Le dernier vestige de plusieurs siècles de chevalerie disparut durant la Première Guerre mondiale, avec la pratique des aviateurs enterrant avec les honneurs leurs ennemis abattus. L’ordre social et économique basé sur les guildes fut décrit par l’historien américain, le Rév. Dr. W. D. P. Bliss :

« Ces guildes d’une sorte ou d’une autre s’étendirent sur toute l’Europe germanique et durèrent dans la plupart des pays jusqu’à l’époque de la Réforme et dans certains cas jusqu’au XIXe siècle. Le Moyen-Age fut une période de prix coutumiers et non compétitifs, et l’idée de laisser des accords être décidés par le ‘hasard du marché’ était une impossibilité, parce que d’autres lois du marché n’étaient pas laissées au libre arbitrage des parties contractantes. » (W. D. P. Bliss, New Encyclopaedia of Social Reform, New York: Funk and Wagnalls, 1908, pp. 544-545)

travailMA.jpg

Bliss disait que c’était une ère où l’artisanat dominait le capital et où « le maître travaillait à coté de l’artisan » (Ibid., p. 546). Il n’y avait pas de « lutte des classes », puisque chaque individu et chaque famille fonctionnait comme une cellule dans un organe (guilde et état) et chaque organe était une partie nécessaire de l’organisme social dans sa totalité. Bliss décrivit la nature sociale organique de l’Europe en prenant comme exemple la cité allemande de Nuremberg :

« Aucun habitant de Nuremberg ne pensait même sérieusement à laisser le commerce ou l’art ou la manufacture, ou en fait la moindre portion de la vie, au hasard et à l’incident de la compétition illimitée. L’habitant de Nuremberg aurait dit : ‘La compétition est la mort du commerce, la destructrice de la liberté, et surtout la destructrice de la qualité’. Chaque habitant de Nuremberg, comme tout homme médiéval, se considérait non pas comme une unité indépendante, mais comme une partie dépendante, bien que composante, d’un plus grand organisme, église ou empire ou cité ou guilde. C’était l’essence même de la vie médiévale. » (Ibid., p. 842p)

« La guilde déterminait quelles matières premières seraient utilisées dans une manufacture, combien il fallait en acheter, le nombre d’apprentis qu’un maître pouvait employer, les salaires, les méthodes de production, et les prix fixés. » (Ibid.)

« La guilde ne permettait pas au travailleur non-formé ou au commerçant à l’esprit mauvais de casser les prix pour dépouiller ou voler le marché. Les guildes mesuraient et pesaient et testaient tous les matériels, et déterminaient combien chaque producteur pouvait avoir. (…) Elles mesuraient aussi ou comptaient, pesaient et testaient le produit fini. (…) En 1456 encore, deux hommes furent brûlés vifs à Nuremberg pour avoir vendu des vins frelatés (…). Nuremberg voyait donc très bien que la compétition ne servait que le riche et le fort. Ce commerce collectif était l’espérance des pauvres et des gens simples. (…) L’argent ne devait pas être prêté avec usure (intérêt). (…) L’extorsion, les fausses mesures, l’adulation des biens, étaient des abominations dans une cité commerciale et généralement punies de mort. » (Ibid.)

Désintégration

Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Il semble que selon une loi générale de l’histoire, les révolutions entreprises au nom du « peuple » sont une façade pour la prise du pouvoir par des intérêts financiers contre les souverains et les règles traditionnels. Remontant même jusqu’à la civilisation romaine, l’historien Oswald Spengler dans son monumental Déclin de l’Occident nota que Tiberius Gracchus commença sa révolte au nom du « peuple », mais avec le soutien de la riche classe des chevaliers (Equites) ; Spengler étant d’avis que même à notre époque il n’y a pas de mouvement révolutionnaire des travailleurs, incluant le communisme, qui ne serve pas les intérêts et la direction de l’« argent ». Aujourd’hui, voyez Soros, le National Endowment for Democracy, les « révolutions de couleur », etc. Chaque révolte, au nom de la liberté, signifie une liberté plus grande pour les classes émergeantes de la nouvelle richesse. La Réforme d’Henry VIII détruisit l’ordre social qui avait été maintenu par l’Eglise, le monastère, le prêtre de village, et qui fut remplacé par les oligarques. La Révolution puritaine de Cromwell ouvrit la voie à la Banque d’Angleterre.

SCRF.jpgLa Révolution française, d’où sortirent le libéral-capitalisme et le socialisme, détruisit les derniers vestiges des guildes, abolies par la loi au nom du « marché libre ». Le syndicalisme fut une réaction à l’industrialisme, par laquelle les travailleurs tentaient de tirer autant de rémunération que possible des propriétaires d’usines, pendant qu’ils étaient eux-mêmes exploités par l’usure des banques, dont Marx et d’autres socialistes ne parlèrent presque pas. Disparu était l’organisme social qui, en dépit de ses défauts et tribulations, avait été la norme de l’Europe précapitaliste, organisé autour de la guilde et du village et regardé comme l’ordre divinement ordonné.

L’Europe divisée

L’unité organique spirituelle et culturelle appelée « Europe » se brisa en royaumes et en fédérations princières après Charlemagne. L’unité temporelle fut sapée ; cependant l’unité spirituelle était encore maintenue par la Papauté. Cependant au XIe siècle le manteau de (saint) Henri II pouvait encore être décoré de la légende : « Ô béni César Henri, honneur de l’Europe, puisse le Roi qui règne dans l’éternité accroître ton empire ». Après la mort d’Henri un chant funéraire eut pour refrain : « L’Europe, aujourd’hui décapitée, pleure » (Denis de Rougemont, The Idea of Europe, New York: Macmillan Co., 1966, pp. 47-49).

Un autre schisme fut causé par Philippe le Bel de France durant le XIVe siècle, lorsqu’il défia à la fois le pouvoir temporel du Saint-Empire et le pouvoir spirituel du pape Boniface VIII. Ce fut la première manifestation des « droits souverains » qui devait finalement provoquer l’émergence des petits Etats-nations et la désintégration de l’unité spirituelle-culturelle-politique de l’Europe. L’Age des Grandes Découvertes conduisant aux empires coloniaux mit l’accent sur l’Atlantique et sur la rivalité commerciale entre les Etats. La Réforme sapa l’unité spirituelle, et les instigateurs comme Luther et Calvin ne parlaient pas de l’Europe (Ibid., p. 76). Le protestantisme cherchait à remplacer le Saint-Empire et la Papauté par des Etats fédérés (Ibid., p. 90), donnant finalement naissance à ce que nous connaissons aujourd’hui comme des plans pour des combinaisons fédérées et régionales dans l’intérêt du commerce et d’autres facteurs économiques. Les partisans de la fédération européenne commencèrent à parler de cela au XVIIe siècle comme du prélude à l’unité mondiale (Ibid.).

La Réforme apporta non seulement le schisme à l’Europe dont celle-ci ne s’est jamais remise, mais inaugura aussi la présente ère du capitalisme. L’auteur franco-anglais Hilaire Belloc écrivit :

« Quand nous en arrivons à l’histoire de la Réforme en Grande-Bretagne, nous verrons comment la forte résistance populaire à la Réforme triompha presque de cette petite classe fortunée qui utilisa l’excitation religieuse d’une minorité active comme un moteur pour obtenir un avantage matériel pour elle-même. Mais en fait en Grande-Bretagne la résistance populaire à la Réforme échoua. Une persécution violente et presque générale dirigée, dans l’ensemble par les classes plus riches, contre la religion de la populace anglaise, et la fortune qui la finançait finit par réussir. En un peu plus d’un siècle, les nouveaux riches avaient gagné la bataille. » (Belloc, Europe and the Faith, Londres, 2012, chapitre 5).

Victoire de l’Argent

En Angleterre avant Henry VIII il n’y avait pas de propriétaires terriens rapaces. Les monastères et les couvents étaient basés sur les œuvres de charité et sur les vœux de pauvreté personnelle. Du VIe au XVe siècle, c’était une société qui assurait la liberté contre le besoin et la tyrannie. L’ordre social traditionnel fut détruit par Henry VIII avec le pillage et la fermeture des Maisons religieuses, qui avaient fourni une éducation gratuite à la jeunesse du voisinage, et la nourriture et un abri à ceux qui étaient dans le besoin. En 1536 par un Acte du Parlement, les monastères et les couvents furent fermés et leurs biens confisqués au bénéfice d’Henry et de ses favoris. Le commentateur social William Cobbett (1763-1835) dit qu’avec cet Acte, frappant la base même de la vie sociale et économique locale du peuple :

cobbetterural.jpg« …commença la ruine et la dégradation du corps du peuple d’Angleterre et d’Irlande ; car ce fut la première mesure prise, sous forme légale, pour voler les gens sous prétexte de réformer leur religion ; car ce fut le précédent sur lequel les futurs pillards s’appuyèrent, jusqu’à ce qu’ils aient complètement appauvri le pays ; car ce fut le premier de cette série d’actes de rapine, par laquelle ce peuple autrefois bien nourri et bien habillé a finalement été réduit à des guenilles et à une pitance pire que celle des prisons ; je citerai son préambule menteur et infâme dans sa totalité. Les Anglais supposent en général qu’il y a toujours eu des lois pour les pauvres et des indigents en Angleterre. Ils devraient se souvenir que, pendant neuf cent ans (…), il n’y en eut pas. » (William Cobbett, The History of the Protestant Reformation in England and Ireland, 1824, p. 166 ; online at: http://www.wattpad.com/171334-History-of-the-protestant-Reformation-by-William-Cobbett)

Cobbett, un auteur plus perspicace que Karl Marx, connaissant intimement le pays anglais, écrivit :

« La Réforme dépouilla les classes ouvrières de leur patrimoine, elle leur arracha ce que la nature leur avait attribué ; elle leur vola cette aide pour les nécessiteux qui était la leur par un droit imprescriptible, et qui leur avait été confirmée par la Loi de Dieu et la Loi de la Terre. Elle leur apporta un mode artificiel d’aide obligatoire et rancunière, calculée pour que le pauvre et le riche se haïssent, au lieu de les lier par les liens de la charité chrétienne. » (Ibid.)

Belloc écrivit, parlant du processus historique conduisant au système économique mondial aujourd’hui contrôlé par l’usure :

« Finalement, parmi les conséquences majeures de la Réforme il y eut ce phénomène que nous avons fini par appeler ‘capitalisme’, et que beaucoup, reconnaissant sa malignité universelle, considèrent à tort comme le principal obstacle au juste règlement de la société humaine et à la solution de nos tensions modernes aujourd’hui intolérables. Ce qui est appelé ‘capitalisme’ naquit directement dans toutes ses branches de l’isolement de l’âme. Cet isolement permit une compétition illimitée. Il donna à la ruse supérieure et même au talent supérieur une carrière sans limite. Il donna toute licence à l’avidité. Et d’un autre coté il brisa les liens collectifs par lesquels les hommes se maintiennent dans une stabilité économique. Par celui-ci surgit en Angleterre d’abord, plus tard dans toutes les nations protestantes plus actives, et plus tard encore à divers degrés dans tout le reste de la Chrétienté, un système sous lequel un petit nombre possédait la terre et la machinerie de production, et le grand nombre fut graduellement dépossédé. Le grand nombre ainsi dépossédé ne pouvait exister que par des allocations accordées par les possédants, et la vie humaine n’était pas un souci pour ces derniers. » (Belloc, chapter X).

bellocheresy.jpgLes libéraux, les Jacobins et leurs sponsors maçonniques commencèrent à appeler à la création d’une Europe fédérée, mais comme un prélude à un monde fédéré. Pour cette raison, de nombreux membres de la Droite Nationaliste supposent qu’ils doivent soutenir l’étatisme étroit [= les Etats-nations] et s’opposer à la Nation Europe pour pouvoir résister au « nouvel ordre mondial ». L’Europe jacobine du type que nous avons aujourd’hui est l’anti-Europe par rapport à l’Europe, comme l’Antéchrist par rapport au Christ. L’Antéchrist est décrit dans la Bible comme possédant beaucoup des traits du Christ, et comme pouvant tromper même les purs.

Jean Baptiste déclara à l’Assemblée Nationale française le 13 juin 1790 que les « Droits de l’Homme », la nouvelle loi devant remplacer les Dix Commandements, devaient être adoptés par toute l’humanité, et qu’il ne devait plus exister de nations souveraines. Ce fut le précurseur des « Quatorze Points » du président Woodrow Wilson et de la Charte de l’Atlantique du président Franklin Roosevelt, et de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits de l’Homme. Le 2 avril 1792, à la Convention, Baptiste appela à la création de « La République Universelle ».

La Nation Europe n’est pas un prélude à un « nouvel ordre mondial », c’est la seule manière de résister au globalisme ; avec l’espace géographique, la population, et les ressources pour former un bloc souverain, où les différences régionales et ethniques seraient encouragées et non oblitérées, parce que la Nation Europe serait un développement organique, reprenant la croissance qui a été retardée et avortée il y a des siècles [= avec la naissance des Etats-nations] ; pas une construction artificielle conçue dans des salles de réunion et des loges comme une étape vers le globalisme.

Les mesures initiales d’après-guerre commençant par des accords économiques entre nations européennes, jusqu’à la CEE et finalement jusqu’à l’actuelle Union Européenne faisaient partie d’un processus graduel. C’est à partir de ces manœuvres des ploutocrates et des membres de sociétés secrètes que l’actuelle fausse « Europe » a été constituée. Comment cette anti-Europe peut-elle être prise pour l’Europe qui est notre héritage ? L’Europe n’est pas et ne doit pas être la création d’oligarques, de bureaucrates et d’initiés ténébreux des loges. Rejeter l’Europe parce qu’elle a été transformée en prostituée malade par des pathogènes-de-la-culture au service des ennemis extérieurs et des traîtres intérieurs, c’est nier ce que l’Europe pourrait redevenir. N’est-ce pas plutôt le devoir de ceux qui résistent à la décadence de l’ère moderne de travailler à la restauration de la santé de l’Europe, au lieu de maintenir sa division par l’étatisme-étroit ?

 

[Caractères gras/vert clair (sauf intertitres) ajoutés par le traducteur.]

 

vendredi, 20 octobre 2017

Yannick Sauveur présente Jean Thiriart

JTYS-3-QSJ.jpg

Yannick Sauveur présente Jean Thiriart

Entretien avec Yannick Sauveur, biographe de Jean Thiriart

Propos recueillis par Robert Steuckers

Comment avez-vous connu l’œuvre politique de Jean Thiriart, dans quel contexte l’avez-vous rencontrée, ensuite comment avez-vous connu personnellement Jean Thiriart ? Vous évoquez des balades en forêt et en mer…

En France, le militant de base ignorait l’existence tant de Jeune Europe que de Jean Thiriart, d’une part en raison de l’interdiction de Jeune Europe mais également du fait du black out des organisations françaises concurrentes, j’aurai l’occasion d’y revenir plus tard. J’ai donc fait la connaissance avec les idées de Thiriart assez tardivement, en fait quand j’ai rejoint l’Organisation Lutte du Peuple (en 1972, je crois) qui avait été fondée par Yves Bataille, lequel venait de quitter Ordre Nouveau. Grâce à Yves Bataille, l’OLP a produit un discours européiste cohérent dans la filiation des idées exprimées dans le livre de Thiriart : Un Empire de 400 millions d’hommes L’Europe, Bruxelles, 1964.

JTYS-1-400M.jpg

Par ailleurs, Lotta di Popolo en Italie, antérieure à l’OLP France, puisque sa création est grosso modo concomitante de la disparition de Giovane Europa, était dans la filiation directe des idées développées en Italie par les dirigeants italiens de Giovane Europa, dont il faut rappeler que c’était le réseau le plus important en Europe avec ses propres publications dont La Nazione Europea. À l’occasion d’un périple dans plusieurs pays d’Europe, Yves Bataille, quelques militants de l’OLP et moi-même, nous avons souhaité rencontrer Jean Thiriart, lequel était retiré, à l’époque, de toute activité politique. Nous l’avons vu à son magasin (Opterion, avenue Louise), ce qui n’était évidemment pas le meilleur endroit pour faire connaissance. L’accueil fut plutôt froid. À cela plusieurs raisons : Thiriart était méfiant de nature et, trop absorbé par ses activités optométriques, ne voulait plus entendre parler de politique. Sa femme, Alice, qui n’était pas sans influence sur lui, craignait plus que tout que le virus de la politique le reprît. En fait, ainsi qu’il l’expliquera plus tard, il ne voulait plus être chef de mouvement et il se méfiait terriblement des militants, jeunes de surcroît, et le fait de nous être présentés à plusieurs n’était pas forcément la meilleure idée pour une entrée en matière. Bref, cela aurait pu être sans lendemain si je n’avais tenté de reprendre contact personnellement (à l’été 1974, de mémoire) et là, ô surprise, j’ai trouvé un autre homme, d’un contact facile voire chaleureux. L’homme privé était infiniment différent de l’homme public et ceux qui ont pu le côtoyer dans ces circonstances sont unanimes pour reconnaître l’empathie qui se dégageait du personnage. Dès lors, nos relations ont duré jusqu’à sa mort, en novembre 1992.

Effectivement, nous nous rencontrions chez lui, mais nous ne faisions qu’y passer, et soit nous allions faire du bateau en mer du Nord (son bateau était à Nieuwpoort), soit nous allions marcher (parfois faire du ski) dans les Ardennes belges où il avait son camping-car. Alice avait de réels talents de cuisinière et après une marche de 20 à 25 kilomètres à un pas soutenu, un repas copieux était le bienvenu. Il nous est arrivé également de nous rencontrer en forêt de Compiègne mais également, assez fréquemment, chez moi, lors de ses venues au salon de la navigation. Il avait l’habitude d’apporter deux saumons fumés et deux bouteilles de champagne pour quatre. C’est dire qu’avec le temps, une certaine proximité s’est installée.    

Vous évoquez -et vous promettez d’approfondir-  l’histoire des initiatives européistes d’avant-guerre et l’existence de l’AGRA (« Amis du Grand Reich Allemand »), où Thiriart aurait milité pendant la deuxième occupation allemande de la Belgique. Que représentent ces mouvements ? Que voulaient-ils atteindre ? Y a-t-il, finalement, une filiation avec le corpus des idées de Thiriart ?

Thiriart a effectivement appartenu aux « Amis du Grand Reich Allemand » (AGRA) qui a été présentée comme étant la « collaboration de gauche » par opposition à REX (Léon Degrelle). C’est en raison de son appartenance à l’AGRA qu’il est arrêté et condamné. Il ne semble pas qu’il ait eu une grande activité politique pendant la guerre et lui-même, dans une lettre adressée au journaliste Abramowicz (1992), écrit : « ma collaboration à l’AGRA était quasi nulle. C’est là une façade sans plus ». C’est effectivement vraisemblable dans la mesure où il a été condamné à une peine relativement légère (et il comparait libre à son procès) dans un pays où les tribunaux avaient plutôt la main lourde (plus qu’en France). Mes centres d’intérêt ne m’ont pas porté à étudier les mouvements collaborationnistes en Belgique, en général ni  l’AGRA en particulier, mes renseignements sont des plus succincts. Il est vrai aussi que l’AGRA, à la différence de REX, est assez confidentielle, les Allemands souhaitant sans doute, via l’AGRA, contrebalancer l’influence de Rex. Je ne pense pas que son appartenance à l’AGRA ait eu une influence quelconque dans le corpus des idées de Thiriart. À mon sens, la construction idéologique de Thiriart ne viendra que beaucoup plus tard. Ses lectures en prison (1944-45) sont assez classiques : Nietzsche, Platon, Bergson, Marc-Aurèle, André Gide, Aldous Huxley, Anatole France,… Ce sont des lectures littéraires, philosophiques.

JTYS-5-illJE.jpg

S’il fallait trouver une filiation, il faudrait plutôt la rechercher auprès de l’Union Jeune Europe et des époux Didier (Lucienne et Edouard) qui publient à Bruxelles le bulletin Jeune Europe (26 numéros entre janvier 1933 et juin 1936). Les époux Didier vont être très actifs avant et pendant la guerre jusqu’à créer en 1941 la Société Anonyme des Éditions de la Toison d’Or. Or, Thiriart ne pouvait pas ne pas connaître cette Jeune Europe et curieusement, il n’en parle pas, ne la cite pas alors qu’il mentionne La Jeune Europe (d’un intérêt assez limité) éditée à Berlin pendant la guerre par les Échanges culturels inter-universitaires. Je n’ai pas d’explication au fait que Thiriart occulte la Jeune Europe des époux Didier. Elle n’est citée qu’une seule fois, à savoir dans un numéro de L’Europe Communautaire (mars 1965), mais le paragraphe relatif à cette « deuxième apparition » de « Jeune Europe » (la « première apparition » étant la « Jeune Europe » de Mazzini) est purement et simplement barrée dans l’exemplaire  personnel de la collection Thiriart.

Vous parlez de Thiriart comme d’un personnage qui a évolué dans sa pensée, sa vision d’Europe, sa vision géopolitique. Quelles sont les principales étapes de cette évolution ?

Il y a aussi une autre évolution de Thiriart dont vous ne parlez pas et qui est celle de l’homme. Chef de mouvement, homme d’action voire activiste, il l’est pendant cette phase de son activité politique, la plus connue, celle qui va de 1960 à 1969. Thiriart ne manquera jamais une occasion d’évoquer cette évolution, en l’espèce une rupture, pour exprimer en premier lieu le fait qu’il ne reviendrait plus jamais à la tête d’un mouvement ou parti politique, en second lieu qu’il allait pouvoir dire et écrire le fond de sa pensée alors qu’auparavant, il était prisonnier d’une clientèle. Parlant de cette époque (les années 60), il n’aura pas de mots assez durs pour les « petits imbéciles de l’extrême-droite », le « carnaval romantique » (Guevara, Mao, Drieu, Brasillach).

S’agissant de l’évolution de sa pensée, elle est progressive et se fait par étapes même si très rapidement, la tendance européenne du mouvement est présente dès le début du mouvement via une Chronique de la Nation Européenne écrite par Thiriart sous pseudonyme. Très vite également, il développe le fait que le Congo n’est pas un problème belge, que l’Algérie n’est pas un problème français. Le combat pour l’Algérie française doit se situer à l’échelle européenne. L’Algérie est européenne. Le raisonnement de Thiriart constitue, pour l’époque, incontestablement une originalité.

bardecheJTYS.jpg

Le rapport Thiriart/Bardèche est intéressant. Quel fut-il ?

Thiriart avait une relative admiration pour Maurice Bardèche, il écrira d’ailleurs : Sur le plan intellectuel je n’ai rencontré que deux hommes de valeur : Bardèche et Mosley.

Thiriart et Bardèche n’ont guère eu de contacts, ils se sont rencontrés au début des années cinquante en Espagne. Lors de la reprise de contact au début des années quatre-vingt, Thiriart évoque l’ouvrage en chantier, celui de l’Europe de Vladivostock à Dublin.  Bardèche montre un certain scepticisme : Je ne vois pas très bien comment on peut répercuter vos idées ni même comment on peut parvenir à les faire connaître au public. Votre analyse géopolitique et stratégique me paraît malheureusement excellente, mais je ne suis pas du tout d’accord avec les données psychologiques. Le marxisme-léninisme est une religion et procède comme toutes les grandes religions conquérantes. Elle n’offre pas d’autre alternative que celle qui était offerte autrefois par l’Islam : conversion ou extermination. Ce choix final me paraît avoir une certaine importance dans notre détermination. En fait, les deux hommes sont sur des longueurs d’ondes différentes. L’intellectuel littéraire qu’est Bardèche ne peut évidemment souscrire aux thèses de l’homme d’action qu’est Thiriart ni à ce qu’écrit (20/11/1981) ce dernier à Bardèche dont il faut rappeler qu’il est le fondateur et directeur de Défense de l’Occident (sic) : l’Occident doit crever. Il ne faut rien faire pour le sauver. En clair, deux visions opposées : l’une de droite assez classique, l’autre révolutionnaire et pratique. Malgré cette opposition non dissimulée, Thiriart reconnait une qualité à Bardèche : le courage.

Au détour d’un paragraphe, vous parlez de l’intérêt que Thiriart portait à la Chine. Cela n’a jamais vraiment transparu dans ses écrits. Qu’en dites-vous après avoir examiné toutes ses archives ?

Effectivement, cet intérêt ne transpire pas dans ses écrits politiques. Je pense que Thiriart était assez pudique et il avait le souci de mettre une barrière entre vie privée et vie publique. Dans son journal, il évoque « mon ami le peintre chinois » qu’il connaissait déjà en 1942, Thiriart a alors vingt ans. Ce peintre s’appelle SADJI (ou SHA QI), il est né en 1914, donc de huit ans plus âgé que Thiriart. Il vit en Belgique. C’est un peintre d’un certain renom (peinture, dessin, aquarelle). Artprice, le leader de l’information sur le marché de l’art, recense 465 adjudications des œuvres de cet artiste (315 en peinture, 150 en dessin-aquarelle). Jean Thiriart a été initié à l’écriture chinoise grâce à son ami Sadji et il va l’étudier pendant trois années (Je connais particulièrement bien l’histoire de la Chine pour avoir été pendant 3 ans, dans ma jeunesse, un étudiant en écriture chinoise, in 106 réponses à Mugarza, p.149). Grâce à Sadji (ou indépendamment ?), Thiriart va s’intéresser à  la culture chinoise, il avait lu les ouvrages du sinologue Marcel Granet (1884-1940) qui continuent de faire autorité, notamment La pensée chinoise, Paris, 1934.) SADJI, qui avait fait un portrait de Thiriart, est mort en 2005.

JTYS-6-sadjisadji.jpg

Un autoportrait du peintre Sadji

Les rapports complexes entre Thiriart et les mouvements français plus ou moins équivalents devraient intéresser tout observateur des marginalités politiques. Quel regard portez-vous sur ces rapports complexes, aujourd’hui, en 2017 ?

Rapports complexes, oui , ils le furent. Quelles sont les responsabilités des uns et des autres ?

Le temps a passé, bien des acteurs de l’époque ne sont plus. Pour ma part, je n’ai pas vécu cette période (début et milieu des années 60). Avec le recul, les passions n’étant plus de mise, il est plus facile d’évoquer avec quelque objectivité les relations entre  Thiriart et les mouvements français.

Avant toute chose, on ne peut oublier que Thiriart a très largement ouvert les colonnes de sa presse aux responsables politiques français dont il est permis de penser qu’ils ont une certaine proximité avec les vues de Thiriart , qu’il s’agisse de Jeune Nation, de la Fédération des Étudiants Nationalistes (FEN), du Front National pour l’Algérie Française, des jeunes du MP 13. Dominique Venner, Pierre Poujade, s’expriment dans Nation Belgique. Il ne faut pas oublier non plus le soutien indéfectible de Thiriart et de son mouvement à l’OAS (reproduction et diffusion du journal de l’OAS-Edition métropolitaine, Appel de la France, sous forme d’un supplément gratuit à Nation Belgique, tiré à 15 000 exemplaires).

Pour répondre à votre question, j’observe que vous évoquez « les mouvements français plus ou moins équivalents », ce qui laisse place à pas mal d’ambiguïtés et m’amène à l’analyse suivante. Quand Thiriart reprend l’action politique avec le CADBA d’abord, avec le MAC ensuite, il n’est pas encore le personnage public qu’il va devenir. Les mouvements qu’il co-anime sont typiquement de droite voire d’extrême droite et de ce point de vue assez comparables à leurs alter ego français, d’où la proximité évoquée précédemment. C’est l’évolution assez rapide de Thiriart qui va entraîner un écart de plus en plus grand, disons schématiquement, entre le discours classique d’extrême droite de la plupart des mouvements français et notamment Europe Action et le discours européen de Thiriart avec cette volonté affichée de dépasser les cadres nationaux. Il y a véritablement deux lignes bien différentes et Thiriart n’a peut être pas su se détacher suffisamment de cette extrême droite qu’il haïssait foncièrement. Il est assez paradoxal que ceux là même qui, en France, dénigraient et/ou se gaussaient de l’évolution de Thiriart, viendront (bien) plus tard sur ses positions, je pense aux héritiers d’Europe Action, FEN et autres. Il était également de bon ton dans la presse dite « nationale » de moquer le prétendu virage « gaulliste » de Thiriart là où simplement, en dehors de tous schématismes politiciens, il fait la part des différentes facettes de la politique du général de Gaulle, en particulier, les aspects positifs de la politique extérieure du général. Il n’est jamais bon d’avoir raison trop tôt. Qui aujourd’hui, en France, ne reconnaît pas le bien fondé de la politique étrangère du général de Gaulle, y compris de la part de ses détracteurs de l’époque. Je rappelle que Thiriart écrivait (22/11/1963) : Par contre, de Gaulle a cent fois raison de prendre ses distances à l’égard de Washington, il a cent fois raison de se méfier des Anglais, il a mille fois raison de vouloir un armement atomique, français de naissance, inéluctablement européen de croissance. Cela étant, au-delà de la franche hostilité ou de l’indifférence à l’égard de Thiriart de la part des « mouvements français plus ou moins équivalents », à ma connaissance, parmi ces anciens encore en activité aujourd’hui, aucun n’a exprimé publiquement sa dette envers Thiriart.

JTYS-2-FN.jpg

Un numéro de la revue "Forces nouvelles" (Bruxelles), avec un très long interview de Jean Thiriart

Comment expliquez-vous que « Jeune Europe » n’a jamais connu une renaissance, alors que l’Europe eurocratique de Bruxelles et de Strasbourg s’est tout à la fois construite, en s’agrandissant, et déconstruite, en perdant tout crédit dans le grand public ? Cette absence d’un mouvement européen réellement politique et géopolitique, tant sur l’échiquier politique européen que dans les marges extra-parlementaires des Etats nationaux, explique-t-elle le déclin dramatique de l’Europe d’aujourd’hui ?

Je crois que la question que vous posez se résume malheureusement au fait que l’Europe ne passionne pas (et n’a jamais passionné) les foules. C’était d’autant plus vrai au temps de Jeune Europe, dans les années 60,  qu’un mouvement révolutionnaire avait peu de chance de percer dans une société en pleine croissance économique. Depuis les choses ont bien changé, la société du spectacle est passée par là et la lobotomisation généralisée des masses n’est guère favorable à une renaissance européenne tant que n’existe pas une situation de détresse. Les élites, dans tous les milieux, ont bien évidemment intérêt au maintien de ce statu quo qui les arrange bien. Du côté des adversaires de l’Europe de Bruxelles, on trouve un peu tout : des rivalités d’ego, un manque (ou absence) de cohérence politique, de la paresse intellectuelle.

Tout d’abord, on a la caricature de l’anti Europe avec les mouvements et partis nationalistes, le repli hexagonal. L’exemple en est fourni par le Front National qui me semble être l’exemple même du degré zéro de la politique.  Il se présente (ou prétend être) un parti anti Système, ce qu’il n’est pas, et cannibalise un capital de voix, non négligeable, en pure perte. Il est le repoussoir idéal qui… consolide le Système. Du côté des souverainistes, de droite ou de gauche, (Chevènement, de Villiers, Dupont-Aignan, Asselineau, Nikonoff,…), leur condamnation (légitime) de l’Europe de Bruxelles les amène à une certaine myopie intellectuelle et une incapacité à penser une Europe indépendante. Enfin, certains de nos amis, dont la sincérité européenne n’est pas en cause, tout en étant partisans d’un État européen, se sont déclarés favorables aux diverses consultations (référendum Maastricht, 1992, référendum traité établissant une constitution pour l’Europe, 2005) car selon eux, il faudrait faire confiance aux structures (à l’effet de masse), avec lesquelles l’avènement d’un Etat européen se fera, inévitablement et mécaniquement. Je n’ai pas besoin de préciser que je ne partage absolument pas cette vision pour le moins optimiste ( !). Les faits, l’évolution de cette Europe-croupion, le déclin dramatique de cette Europe… rien ne semble devoir ébranler les certitudes de ces « Européens ». Je mentionne au passage que même Thiriart, point sur lequel j’étais en désaccord avec lui, était partisan du Oui (pro Maastricht) au référendum de 1992. L'effet de masse n'a nullement empêché la vassalisation, toujours plus grande, de l'Europe à l'égard de la puissance américaine.

JTYS-4-El.jpg

Un exemplaire de la revue espagnole "Elementos" qui ne parait que sur la grande toile. Ce numéro est entièrement consacré à Jean Thiriart

Estimez-vous ou non que la revue de géopolitique italienne « Eurasia », patronnée par Claudio Mutti, est le seul avatar positif de « Jeune Europe » de nos jours ?

Vous avez raison d’évoquer Eurasia, l’excellente revue animée par l’infatigable Claudio Mutti qui est sans doute un des plus anciens militants de Jeune Europe encore en activité. Cela étant, ma connaissance du champ politique européen ne me permet pas d’affirmer avec certitude l’inexistence d’autres avatars de « Jeune Europe ».

JTYS-7-eurasie.jpg

Comptez-vous rédiger un ouvrage plus complet sur Thiriart, sur « Jeune Europe » ainsi que sur les antécédents « jeune-européistes » d’avant-guerre et sur les avatars malheureux du « thiriartisme » après la disparition de « Jeune Europe » et après la mort de son fondateur et impulseur ?

Avant d’écrire un livre sur Thiriart, il me paraîtrait important d’éditer (ou rééditer) ses écrits, à commencer par les éditoriaux de La Nation Européenne ainsi que 106 réponses à Mugarza, Responses to 14 questions submitted by Gene H. Hogberg pour la revue américaine The Plain Truth. On pourrait y ajouter l’interview publiée dans Les Cahiers du CDPU (1976), les articles parus dans la revue Nationalisme et République (1992). Pour ma part, j’ai obtenu d’un éditeur ami la publication de L’Empire Euro-soviétique. Ce texte qui date de 1985 n’a jamais été publié. Malgré les bouleversements géopolitiques intervenus, ce texte garde, me semble-t-il toute sa valeur de témoignage. Le jeune (ou moins jeune) lecteur découvrira, avec bonheur je l’espère, la vision de grande politique de Thiriart et sa clairvoyance et sa capacité à se projeter dans la longue durée, en dehors des idéologies et des contingences politiciennes (évidemment !). Naturellement, ce texte sera accompagné des observations, notes, mise en perspective nécessaires à une bonne compréhension. En revanche, je ne vois guère d’intérêt à rééditer les écrits antérieurs à La Nation Européenne, qu’il s’agisse du livre Un Empire de 400 millions d’hommes L’Europe (1964) ou de la brochure La grande nation, L’Europe unitaire de Brest à Bucarest-65 thèses sur l’Europe (1965).

Je n’ai pas connaissance qu’il y ait eu quoi que ce soit d’intéressant après la disparition de Jeune Europe et/ou après la mort de Thiriart. Les rares tentatives sont demeurées groupusculaires et n’ont jamais atteint un niveau satisfaisant tant sur le plan de l’organisation supranationale qu’en ce qui concerne la production intellectuelle.

Les antécédents Jeune Europe de l’entre-deux guerres, je pense notamment à la tentative des époux Didier en Belgique, mériteraient assurément une étude approfondie.

dimanche, 02 juillet 2017

L’européisme (l’idée européenne) comme volonté de puissance

europagoddess.jpg

L’européisme (l’idée européenne) comme volonté de puissance

par Gérard Dussouy*, Professeur émérite à l’Université de Bordeaux
Ex: http://metamag.fr

Tout le monde connaît l’aphorisme de Nietzsche « l’Europe se fera au bord du tombeau » !

He bien, elle n’en est plus très loin, de ce bord ! De tous les points de vue, mais plus particulièrement de ceux de la démographie (la dimension qui conditionne toutes les autres) et de la culture. C’est, probablement, une affaire de trente à cinquante ans, compte tenu de la concomitance de la dénatalité européenne et de l’amplification continue de l’immigration (Cf. les dernières données de l’INED), pour que la civilisation européenne, engloutie ou ravagée, perde toute son authenticité !

Or, rien ne dit que les Européens ne vont pas y aller sans réagir, dans le tombeau de l’Histoire, les uns après les autres, faute d’une prise de conscience rapide, et faute de s’être unis, car il n’existe aucune réponse nationale possible, sauf pour les Tartarins du souverainisme, aux défis du monde du XXI° siècle. Sans une volonté de puissance de leur part, leur destin, commun et funeste, est scellé.

La revitalisation de l’idée européenne, qui a perdu tout son sens, dénaturée et dévaluée qu’elle a été, toutes ces dernières années, par l’idéologie libérale et mondialiste, est le dernier espoir. Après avoir permis l’instauration de la paix entre les Européens, l’européisme est désormais la condition de leur survie. Conçu sous la forme d’une volonté de puissance qui permet d’articuler prise de conscience et praxis.

Nous entendons ici, par volonté de puissance, deux choses

D’abord, la volonté d’être et de durer, de rester soi-même dans l’Histoire d’un monde devenu connexe et synchrone, en se donnant pour cela les moyens politiques adaptés, ceux de la puissance continentale.

Ensuite, et cela va de pair, la volonté de déclencher, à l’échelle du continent, un processus de convergence. Celui par lequel des forces ou des configurations de forces donnent sens à une action, à une politique, en permettant de créer une autre configuration que celle que l’on subit. Pour tout dire, en rendant possible une métamorphose, celle  de l’Europe, bien entendu.

C’est, autrement dit, la volonté de rassembler les forces vives du continent pour re-construire l’Europe sauvegarde (comme entité politique souveraine, protectrice de ses nations et de leur civilisation singulière) et pour réinventer l’Europe des esprits libres (ceux qui sont débarrassés de toute anxiété métaphysique ou moraliste) qu’elle a été.

Ceci implique la réfutation du nationalisme, parce qu’il est source de repli et de dispersion et par conséquent d’affaiblissement, et qu’il ne permet pas de lutter contre le mondialisme, qu’il soit libéral et affairiste, tel qu’on le connaît aujourd’hui, dominant et arrogant, ou qu’il procède du vieil internationalisme marxiste qui aspire à une « autre mondialisation », mais qui reste un melting pot idéalisé. Car dans ces deux cas les intérêts et les identités des peuples européens sont sacrifiés au nom d’une vision millénariste du monde qui les invite à disparaître. Et puis, ce n’est pas l’heure de rouvrir des querelles entre Européens. Ce que pourraient être tentés de faire des partis populistes-nationalistes parvenus au pouvoir, dont les programmes économiques démagogiques auraient aggravé les problèmes qu’ils prétendaient résoudre.

L’européisme est donc la volonté de penser le monde tel qu’il est, sans illusion, et de permettre aux Européens d’affronter ses défis en créant pour cela de nouvelles formes politiques, en donnant à l’Europe l’instrument étatique indispensable à sa continuité. Et dans ce but, la volonté d’organiser la configuration de forces qui permettra de forger cet instrument.

Etre et durer en changeant l’Union européenne

L’Europe politique, ou l’État européen, fédéral, régional et multinational, est une nécessité historique.

La mondialité a sonné le glas des États-nations, tous aussi impuissants les uns que les autres. Leur cycle s’achève, et les peuples en ont bien conscience qui, au cours des dernières consultations électorales en Autriche, aux Pays-Bas et en France ont, finalement, refusé leurs suffrages aux partis séparatistes, à ceux qui préconisent la sécession, soit avec la zone euro, soit avec l’Union européenne.

Le cycle moderne des États-nation est en train d’être remplacé par le cycle postmoderne des hégémonies. Celui des puissances qui ne se limitent pas à  contrôler de vastes territoires, comme au temps pré-moderne des empires, mais qui détiennent des positions dominantes dans les sphères économique, financière, technologique, et idéelle. Celles qui ont accès au pouvoir mondial et qui fixent les normes.

Goddesssbull.jpg

Comme parler de pouvoir, c’est parler de domination, les nations européennes sont désormais face à un dilemme :

– ou bien elles s’accrochent à leurs États nationaux respectifs, et alors, elles demeureront ou passeront sous l’influence de l’une des grandes hégémonies ;

- ou bien, elles se sauveront ensemble en abandonnant l’État national pour se retrouver dans un autre Etat , un Etat de taille continentale, à la mesure de ceux qui mènent déjà le monde. Dans cette perspective, répétons le, les derniers échecs électoraux des populistes n’impliquent pas une adhésion ferme des Européens à l’UE telle qu’elle existe, et surtout pas à sa politique, mais ils révèlent un sentiment, même implicite, de solidarité européenne face aux périls et aux expansionnismes.

Certes, l’hégémonie américaine qui a imposé le libre-échange et le règne de la finance sur toute la planète, semble sur le recul. Surtout que Donald Trump a promis à ses électeurs d’en finir avec les traités de libre-échange contractés par les États-Unis. Ce qui met un terme à la négociation du traité transatlantique, et ce qui est toujours cela de gagné. Mais, il faut rester méfiant, parce qu’il ne pourrait s’agir que de velléités du nouveau président qui, dans bien domaines, est déjà revenu sur ses positions électorales. Il faut s’attendre à d’autres volte-face de sa part. Et, de toutes les façons, un mandat de quatre ans, cela ne représente rien dans la longue durée, celle à laquelle appartient la politique interventionniste américaine, inchangée depuis Théodore Roosevelt.

Cependant, la mondialisation est maintenant de plus en plus chinoise

La montée en puissance de la Chine est irrésistible. Il faut avoir conscience que son niveau actuel correspond à la modernisation, d’à peine, oserait-on dire, 300 à 400 millions de Chinois. Et il en reste plus d’un milliard en réserve ! D’ailleurs le plan 2049 (en l’honneur du centenaire de la révolution) arrêté par Pékin ne cherche pas à dissimuler ses intentions de permettre à la Chine de prendre le leadership mondial. Les Européens n’ont pas encore compris que la réorganisation des affaires planétaires se fait à partir de l’Asie orientale.

Non seulement le monde a basculé, du mauvais côté pour les Européens, mais il est aussi le champ des expansionnismes démographiques et culturels, issus du monde musulman et d’Afrique, dont l’Europe commence, seulement, à ressentir les premiers effets. Il est probable que la conjonction des crises politiques, économiques, climatiques et alimentaires, inéluctables, va les renforcer, de manière quasiment mécanique.

Ni l’Union européenne, parce que ses dirigeants ne veulent pas connaître la nouvelle donne mondiale lourde d’adversités, ni les États-nation, parce qu’ils ne le peuvent pas, sont en mesure de faire face. Il faut dire qu’un grand nombre de ces derniers, parce qu’ils sont mal gérés depuis longtemps, et qu’ils se sont fortement endettés, sont passés sous le contrôle des oligopoles financiers et bancaires auprès desquels ils ont emprunté sans discernement. Les abus de l’État-providence (le laxisme social dans beaucoup de pays européens) ont abouti à l’épuisement et au démantèlement de la puissance publique.

Comment, dans ces conditions, peut-on, renouer avec la souveraineté qui, en termes concrets, réalistes, signifie la levée des contraintes extérieures les plus lourdes, et se traduit par la possibilité de s’auto-organiser en fonction de ses propres valeurs, de ses identités, de ses préférences éthiques, sociales, et de ses traditions ? Sinon qu’en envisageant la chose dans un cadre politique autonome parce que puissant, suffisamment vaste et riche en ressources pour conduire des politiques de restructuration et des stratégies impossibles à mener à l’échelle nationale. La seule option réaliste est la prise du pouvoir dans l’Union Européenne, avec comme but sa transformation en un Grand Régulateur.

La volonté de réunir la configuration de forces favorable au changement

La politique de la table rase, prônée par certains, comme le voie du repli, choisie par d’autres, sont des impasses. Il est toujours difficile de reconstruire sur des ruines, surtout quand la convergence des volontés est faible.

Malgré l’europessimisme écrasant, l’alternative reste « l’Europe ou la mort », comme le stipulait, dans un livre déjà ancien, Michel Poniatowski. En dépit de tout ce qui peut être dit et écrit, il n’en existe pas d’autres. C’est bien pourquoi, l’européisme se comprend comme la volonté d’organiser la configuration de forces capable d’obtenir le changement en Europe.

sculpture-rape-europe-street04.jpg

Il ne faut pas détruire Bruxelles, mais s’en emparer. Et dans cet objectif, il convient de fédérer toutes les forces éclairées qui entendent sauvegarder les identités et les intérêts des peuples européens, à quel qu’échelon territorial que ce soit. La dispersion et la prétention à faire bande à part sont des faiblesses rédhibitoires. Au contraire, le regroupement des forces populaires dans un même faisceau et dans la même direction est la seule force qui, d’ores et déjà, ferait pâlir de peur la Commission européenne, et l’obligerait à revoir sa politique.

Pour inspirer confiance aux électeurs européens, ces forces identitaires doivent montrer qu’elles sont responsables, qu’elles sont en prise avec le réel, celui du monde globalisé, sans nostalgie. Et qu’elles sont capables d’innover, de créer des formes politiques adaptées au monde d’aujourd’hui. C’est par l’agrégation de leurs moyens, par l’agglutination de leurs déterminations que les partisans européens pourront se réapproprier l’Union.

Le mot d’ordre est à la convergence, au rassemblement

Face à un environnement mondial plein de risques et de menaces, l’État communautaire est le seul cadre de survie des nations européennes. Cela les mouvements protestataires ne l’ont pas encore compris. Et s’ils ne le comprennent pas, Ils sont condamnés à n’être que les témoins d’une désespérance à laquelle ils n’ont pas les moyens de répondre. La solution n’est pas dans le retour aux frontières intérieures de l’Europe, mais dans le renforcement de la frontière extérieure de l’Europe.

L’Histoire est une succession de contextes et tout reste possible

L’Histoire n’a aucun sens obligatoire. Elle est une succession de configurations dont chacune est héritière de la précédente, sans jamais être une réplique de ce qui a déjà existé. Et chaque configuration n’est pas autre chose que le résultat de l’interaction des hommes. Autrement dit, ceux d’entre eux qui le veulent et qui s’en donnent les moyens, peuvent toujours recontextualiser leur monde, le refaire. Rien n’est jamais acquis, mais rien n’est jamais perdu. Rien n’est prescrit, et il n’y a pas de complot.

Certes, la situation actuelle de l’Europe est déprimante, plus par la léthargie des Européens et par la résignation qui semble les avoir gagnés. La crise sociale qui frappe une partie des populations européennes épargne tous ceux que le système libéral mondialisé favorise et tous ceux qui vivent sur les acquis d’un système qui n’est plus finançable. Dès lors, les élites qui dirigent ce système fondent son maintien sur l’approfondissement du marché et la libération totale des flux humains, matériels et immatériels.

Mais cette politique engendre une endogamie sociale de plus en plus aiguë, entre les élites mondialisées et leurs peuples originaires, et communautaire, de moins en moins lisse, entre les populations autochtones et les différents groupes ethnoculturels allogènes.

Dans ces conditions, le contexte historique pourrait vite devenir un contexte de crises. A commencer par un nouvel accès de fièvre dans la crise migratoire non-stop, compte tenu des masses de migrants qui se pressent sur la rive sud de la Méditerranée. La France, plombée par ses déficits jumeaux(public et commerce extérieur), évitera-t-elle encore longtemps la faillite ? Et combien de temps le colosse économique allemand, où la précarisation sans fin de l’emploi pallie au drame du chômage, tiendra-t-il sur son pied d’argile démographique ? Selon les réponses apportées, ou pas, à ces questions cruciales et à bien d’autres encore résulteront, peut-être, des situations favorables au changement.

Dans cette perspective, deux types d’acteurs existent, qui sont compatibles et qui pourraient converger dans leurs actions : certains des États existant et des mouvements de partisans européens. En effet, parmi les Etats, quelques uns comptent des gouvernants qui ont pris acte de toutes les dérives de l’Union européenne, de toutes ses orientations politiques nocives pour les peuples européens, de l’insignifiance ou de l’indifférence à la cause européenne de ceux qui la dirigent, et qui tentent déjà de changer le cours des choses. On pense ici aux États du groupe dit de Višegrad.

sculpture-rape-europe-street01wwww.jpg

Au plan des mouvements de partisans, tout reste à faire. Peut-être que les échecs répétés des populistes-nationalistes ouvriront bien des yeux ? Il n’est pas impossible, en tout cas risquons l’analogie, que ce qui s’est passé dans la Chine subjuguée et en partie démembrée de la fin du 19ème siècle, où la révolte des Boxers a abouti à la révolution nationaliste de 1911, se répète dans une Europe en crise et ouverte à toutes les pénétrations étrangères. Le souci, par rapport à cette expérience historique victorieuse, est l’absence, dans le Vieux continent, de générations conséquentes de jeunes adultes, homogènes parce qu’ouvrières et paysannes, comme il en existait au siècle dernier. La résignation guette les peuples vieillissants.

Quoi qu’il en soit, le processus à engager est celui d’une agrégation  de tous les acteurs potentiels. Il faut inventer des organes politiques transnationaux dont l’objectif, à terme, est l’investissement coordonné du Parlement européen. Car le Parlement a les pouvoirs de changer l’Union européenne de l’intérieur, dès lors qu’existerait en son sein un bloc nettement majoritaire de députés solidaires dans leur vision d’une Europe émancipée de ses vieux tabous idéologiques, et conscients de la précarité de son avenir.

Le changement est toujours possible, à la condition qu’il soit voulu, quand le contexte lui devient favorable. Et c’est l’organisation de la lutte qui permet de garder l’espoir.

mardi, 17 juillet 2012

Letter to My Friends on Identity & Sovereignty

Letter to My Friends on Identity & Sovereignty

 

By Dominique Venner 

Ex: http://counter-currents.com

[1]

Charlemagne by Albrecht Dürer, circa 1512

Translated by Greg Johnson

When you belong to a nation associated with St. Louis, Philip the Fair, Richelieu, Louis XIV, or Napoleon, a country which in the late 17th century, was called the “great nation” (the most populated and most dangerous), it is cruel to recount the history of repeated setbacks: the aftermath of Waterloo, 1870, 1940, and again in 1962, the ignominious end of French rule in Algeria. A certain pride necessarily suffers.

By the 1930s, many among the boldest French minds had imagined a united Europe as a way to an understanding with Germany and as a solution to the constant decline of France. After the disaster that was World War II (which amplified that of 1914–1918), a project was born that is in itself legitimate. New bloodlettings between the French and Germans should be outlawed forever. The idea was to tie together the two great sister nations of the former Carolingian Empire. First by an economic association (the European Coal and Steel Community), then by a political association. General de Gaulle wanted to make this happen with the Elysée Treaty (January 22, 1963), but the United States, in their hostility, forestalled it by putting pressure on West Germany.

Then came the technocratic globalists who gave us the gas works called the “European Union.” In practice, this is the absolute negation of its name. The fake “European Union” has become the biggest obstacle to a genuine political settlement that respects the particularities of the European peoples of the former Carolingian Empire. Europe, it must be remembered, is primarily a unitary multi-millennial civilization going back to Homer, but it is also a potential power zone and the aspiration for a future that remains to be built.

Why an aspiration to power? Because no European nations today, neither France nor Germany nor Italy, despite brave fronts, are sovereign states any longer.

There are three main attributes of sovereignty:

First attribute: the ability to make war and conclude peace. The US, Russia, Israel, or China can. Not France. That was over after the end of the war in Algeria (1962), despite the efforts of General de Gaulle and our nuclear deterrent, which will never be used by France on its own (unless the United States has disappeared, which is unpredictable). Another way to pose the question: for whom are the French soldiers dying in Afghanistan? Certainly not for France, which has no business there, but for the United States. We are the auxiliaries of the USA. Like Germany and Italy, France is a vassal state of the great Atlantic suzerain power. It is best to face this to recover our former pride.

Second attribute of sovereignty: control of territory and population. Ability to distinguish between one’s own people and others . . .  We know the reality is that the French state, by its policy, laws, courts, has organized the “great replacement” of populations, we impose a preference for immigrants and Muslims,  with 8 million Arab-Muslims (and more waiting), bearers of another history, another civilization, and another future (Sharia).

Third attribute of sovereignty: one’s own currency. We know what that is.

The agonizing conclusion: France, as a state, is no longer sovereign and no longer has its own destiny. This is a consequence of the disasters of the century of 1914 (the 20th century) and the general decline of Europe and Europeans.

But there is a “but”: if France does not exist as a sovereign state, the French people and nation still exist, despite all efforts to dissolve them into rootless individuals! This is the great destabilizing paradox of the French mind. We were always taught to confuse identity with sovereignty by being taught that the nation is a creation of the state, which, for the French, is historically false.

It is for me a very old topic of discussion that I had previously summarized in an opinion column published in Le Figaro on February 1, 1999 under the title: “Sovereignty is not Identity.” I’ll put it online one day soon for reference.

No, the sovereignty of the state is not to be confused with national identity. France’s universalist tradition and centralist state were for centuries the enemy of the carnal nation and its constituent communities. The state has always acted relentlessly to uproot the French and transform them into the interchangeable inhabitants of a geographic zone. It has always acted to rupture the national tradition. Look at the July 14 celebrations: it celebrates a repugnant uprising, not a great memory of unity. Look at the ridiculous emblem of the French Republic: a plaster Marianne wearing a revolutionary cap. Look at the hideous logos that have been imposed to replace the arms of the traditional regions. Remember that in 1962 the state used all its strength against the French in Algeria, abandoned to their misery. Similarly, today, it is not difficult to see that the state gives preference to immigrants (construction of mosques, legalizing halal slaughter) at the expense of the natives.

There is nothing new in this state of war against the living nation. The Jacobin Republic merely followed the example of the Bourbons, which Tocqueville has demonstrated in The Old Regime and the French Revolution before Taine and other historians. Our textbooks have taught blind admiration for the way the Bourbons crushed “feudalism,” that is to say, the nobility and the communities they represented. What a brilliant policy! By strangling the nobility and rooted communities, this dynasty destroyed the foundation of the old monarchy. Thus, in the late 18th century, the individualistic (human rights) Revolution triumphed in France but failed everywhere else in Europe thanks to the persistence of the feudal system and strong communities. Reread what Renan says in hisIntellectual and Moral Reform in France. The reality is that in France the state is not the defender of the nation. It is a machine of power that has its own logic, willingly lent to the service of the enemies of the nation, having become one of the main agents of the deconstruction of identity.

Source: http://fr.novopress.info/115104/tribune-libre-lettre-sur-lidentite-a-mes-amis-souverainistes-par-dominique-venner/ [2]

 


Article printed from Counter-Currents Publishing: http://www.counter-currents.com

URL to article: http://www.counter-currents.com/2012/07/letter-to-my-friends-on-identity-and-sovereignty/

URLs in this post:

lundi, 04 avril 2011

Un texte prophétique de 1925

Un texte prophétique de 1925

 

ROMIER.jpg« Pour son idéal comme pour son bien-être, c’est donc en soi que l’Europe doit chercher le salut.

 

Voudra-t-elle se sauver ? Une telle volonté exigerait de sa part de grands redressements. Car l’Europe glisse  aujourd’hui avec complaisance sur la pente d’un général abandon.

 

Elle y glisse, entrainée par la double loi de l’égoïsme individuel et du moindre effort. Elle y glisse, croyant poursuivre un idéal nouveau qu’elle appelle « démocratique ». En réalité, elle vit de ses restes, aussi incapable d’adopter les dures lois de la morale païenne et naturelle que de revenir à la morale chrétienne. Rien de plus frappant que son égale impuissance à pratiquer la solidarité ou la fraternité entre les hommes et à y substituer une véritable lutte des classes. L’Européen est aujourd’hui trop détaché de la charité chrétienne pour faire du bien à son semblable, mais il n’a pas atteint ce degré de logique naturelle qui commande la suppression de l’individu dangereux ou des bouches inutiles. Par quoi il laisse périr le faible ou le juste, il supporte le méchant et il entretient le paresseux. L’ancienne Europe avait fait un compromis de  la morale de l’amour et de la morale du glaive. L’Europe actuelle a perdu l’amour et n’ose se servir du glaive.

 

Or les peuples nouveaux auxquels nous avons fourni les moyens techniques de  devenir forts et, partant, de propager ou d’imposer leurs façons de vivre, n’ont jamais connu, eux, la morale de l’amour telle que nous l’avons connue. Ils n’ont donc pas les timidités que nous avons gardées. Ils ne connaissent, sous  des inspirations diverses, que la morale de la force ou du glaive. Quelle leçon nous donne, à cet égard, le mépris des Russes, mi-Européens mi-Asiatiques, pour la Démocratie ! Chez eux, la Révolution ne fut pas une revanche d’individus, mais une revanche de classes. Ailleurs, par exemple au Japon, les techniques  modernes servent une féodalité. Les seigneurs de l’Atlas marocain  voyagent en automobile, mais assistés d’esclaves… Quelque estime que nous portions aux Américains, nous devons bien constater qu’ils lynchent les noirs.

 

Voilà qui procurerait à l’Europe d’étranges surprises si, demain ou après-demain, la vie de ses habitants dépendait du gré d’un autre continent ».

 

Lucien ROMIER.

(extrait du livre : Explication de notre temps, Grasset, Les Cahiers Verts (sous la direction de Daniel Halévy), n°48, Paris, 1925).

 

00:05 Publié dans Histoire, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, histoire, idée européenne, europe, france | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 10 septembre 2009

Les contributions à Il Regime Fascista du Prince Karl Anton Rohan

EurRev370.jpg

 

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1991

Robert STEUCKERS:

Les contributions à Il Regime Fascista du Prince Karl Anton Rohan (1898-1975)

 

Le Prince Karl Anton Rohan, issu d'une très ancienne famille bretonne, émigrée à Vienne et devenue autrichienne, fonde en 1924 le Verband für kulturelle Zusammenarbeit  (= Association pour la Coopération Culturelle) et édite à Berlin, de 1925 à 1936, la célèbre Europäische Revue,  qui donne aux cercles conservateurs et conservateurs-révolutionnaires (dans l'optique jungkonservativ)  une dimension européenne, supra-nationale, impériale (dans le sens de Reich).  Huppés et mondains, les cercles regroupés autour de l'Europäische Revue  influençaient les milieux diplomatiques. Après que le Prince Rohan ait passé le flambeau de rédacteur-en-chef au Dr. Joachim Moras, l'importance du Conseiller d'Etat prussien, le Prof. Dr. Baron Axel von Freytagh-Loringhoven, n'a cessé de croître dans la revue.

Le Prince Rohan, dans son ouvrage Schicksalstunde Europas. Erkenntnisse und Bekenntnisse, Wirklichkeiten und Möglichkeiten  (Leykam-Verlag, Graz, 1937), a esquissé un bilan de l'histoire spirituelle et événémentielle de l'Europe, en abordant le problème central de la personnalité dans l'éthique qu'il qualifiait de «spécifiquement européenne», en amorçant une réflexion sur le matérialisme et le rationalisme, erreurs philosophiques et politiques du monde moderne, et en annonçant le retour à l'avant-plan d'idées et d'idéaux non révolutionnaires, voire contre-révolutionnaires, pour lesquels, croyait-il, le fascisme et le national-socialisme préparaient le terrain, parce qu'ils étaient des réactions radicalement anti-bourgeoises. Les aristocrates qui ont encore en eux les vieux réflexes constructeurs du politique reviendront tout naturellement au pouvoir; mais ceux qui sont épuisés dans leur vitalité et leur créativité devront se ressourcer dans le grand nombre: «les vieilles figures sont fissurées; elles devraient se replonger dans le nombre, de façon à ce que, au départ de cette immersion dans le nombre, de nouvelles figures puissent croître et remonter à la surface»  (p.383).

«Tout comme la caste supérieure déterminée par le sang et constituée par l'aristocratie n'a pas pu inclure dans les structures du pouvoir de l'ancien régime les forces montantes de la révolution bourgeoise, les autorités éphémères du monde bourgeois du XIXième siècle ont échoué dans leur tentative de capter et de diriger sur des voies d'ordre la "révolte des masses", la révolution de l'anti-bourgeois. Dans le vaste processus historique qu'est la révolution sociale, les anciennes autorités ont été broyées, étrillées, et aucune autorité nouvelle n'est encore apparue. Pour être plus précis: les signes avant-coureurs d'une nouvelle et véritable autorité ne sont présents sur la scène que depuis peu de temps; cette autorité nouvelle doit mûrir et s'affirmer. Ceux qui constituaient l'élite sont désormais fatigués. La vision du monde de nos relativistes d'esprit et de morale n'était vraiment pas appropriée pour servir de plate-forme à une domination sur les masses, au sein desquels même les plus arriérés savent désormais lire et écrire. Et les pédérastes et demi-puceaux  émanant de la "jeunesse dorée" des classes supérieures urbanisées ne pouvaient évidemment pas apparaître aux yeux de l'ouvrier comme l'élite de ses vœux, à laquelle il devrait se soumettre. Les classes supérieures et la masse se comportent dans l'histoire comme le conscient et l'inconscient dans l'homme. La santé, au sens social comme au sens psychologique, est cet état de choses, dans lequel le dessous et le dessus entretiennent un rapport d'échange constant et fructueux, où le dessus est reconnu par le dessous, où le dessous donne au dessus la direction (vox populi, vox dei), où le dessus comprend le dessous et où la répartition naturelle des rôles de l'un et de l'autre se maintient en harmonie. Ce qui signifie que le haut, et seul le haut, doit agir, toutefois en acceptant une responsabilité pour le tout; et ces strates supérieures doivent agir en concordance avec les aspirations de la masse et avec ses exigences qui sont évidemment générales et confuses. Si la masse veut agir immédiatement (sans intermédiaire), en révolte contre le haut, alors il arrive ce qui arrive à l'individu qui agit au moment où son subconscient oblitère sa conscience: il y a des pots cassés et notre homme obtient presque toujours le contraire de ce qu'il avait désiré. Car, de toute éternité, le rôle des classes supérieures, de la direction, ou, au niveau de l'individu, de la conscience, c'est d'adapter et de canaliser dans le réel les sombres émotions et pulsions de la masse ou de l'inconscient. Sans ce rôle de régulateur et de transformateur, surviennent immanquablement des catastrophes. Si cet équilibre normal et sain, cette oscillation entre le haut et le bas, sont interrompus, la conscience poursuit sa vie sans lien avec son socle fait d'inconscient, si elle plane dans les airs, alors nous voyons apparaître les premières manifestations de fatigue. Sont alors nécessaires le repos, la détente, la récréation, la distraction. Toute révolution n'est jamais autre chose, ne peut jamais être autre chose, que l'expulsion d'une élite dominante par une élite dominée qui aspire à exercer le pouvoir; or tout processus révolutionnaire commence au sein des élites. On y est fatigué, on ne croit plus à ses propres forces. On trouve que ceux d'en bas, que les adversaires, ont en fait raison dans ce qu'ils disent et revendiquent. On décide de ne pas résister et on est balayé. C'est ainsi qu'en 1918 les monarchies ont été abandonnées par les détenteurs du pouvoir, avant même qu'elles n'aient été réellement attaquées. Si l'élite fatiguée ne veut pas prendre connaissance de ses symptomes, elle vivra de sa propre substance; alors la masse inconsciente, qui a perdu toute relation normale avec l'élite, se fera plus critique et plus turbulente. On verra alors apparaître de véritables troubles qui iront en crescendo, jusqu'aux crises névrotiques, jusqu'aux dépressions nerveuses. Si l'élite, qui a perdu toute véritable autorité et donc toute légitimité, refuse de se retirer du pouvoir, elle s'en tiendra au droit positif contre le droit naturel et refusera de faire passer les réformes nécessaires; alors la révolution dégénère en guerre civile»  (pp. 381-383) . «La première démarche à accomplir, pour forger de nouvelles figures, une nouvelle élite qui entretient un contact sain avec la base, c'est de vivifier les hiérarchies que la révolution et la contre-révolution ont constituées. Il s'agit ici de construire une communauté de volonté. Discipline sévère, inclusion dans un ordre, mais aussi travail sans relâche aux postes qui ont été assignés, exécution précise des ordres reçus, voilà les premisses. Mais pour monter plus haut dans la nouvelle hiérarchie, il faut adhérer à un mythe politique, il faut être intérieurement emporté par l'esprit d'une Weltanschauung. Derrière les slogans que sont la "révolution mondiale", l'Italianità et la Romanità, le Volkstum et la race nordique, se profile toute une construction doctrinale avec ses fondements d'ordre historique, sociologique, économique, scientifique et aussi moral: il faut les accepter sans conditions car ils sont les présupposés qui fondent la confiance au sein de la communauté de volonté, qui sont nécessaires à l'exercice des plus hautes fonctions»  (pp. 383-384). A la lecture de ces extraits, on s'aperçoit que l'intérêt d'Evola pour Rohan (et vice-versa: Rohan cite Révolte contre le monde moderne  en page 25 de Schicksalsstunde Europas,  op. cit.) vient d'une volonté partagée entre les deux hommes de dépasser définitivement les limites étroites du bourgeoisisme, de reforger dans la «mobilisation totale» une nouvelle aristocratie européenne supra-nationale. Pour Rohan, le fascisme italien et le national-socialisme allemand sont des effervescences provisoires, brutales et violentes, qui s'avèrent nécessaires pendant le laps de temps où il n'y a plus de véritable autorité. Dès que la «domination des meilleurs» sera installée, «la crispation se détendra, la militarisation actuelle des peuples se relâchera. Car la violence ne doit s'exercer que là où manque une autorité véritable. Un pouvoir réel devra nécessairement octroyer davantage de liberté, sans pour autant craindre l'effondrement des peuples et des Etats ni une diminution de leur puissance de frappe en cas de guerre ou en temps de paix»  (p. 386). «Le nouveau type dominant, anti-bourgeois, a fait appel aux masses, il les a politisées, il les a fusionnées en unités disciplinées sous le signe de mythes nouveaux»  (p. 387).

Dans Il Regime fascista, Rohan aborde la problèmatique de l'«autre Europe», qui est, écrit-il, «notre Europe», c'est-à-dire celle de la nouvelle phalange anti-bourgeoise, regroupant des ressortissants des anciennes aristocraties (comme, par exemple, Evola et lui-même) et les élites nouvelles, fascistes ou nationales-socialistes, qui ont réussi la «mobilisation totale» des énergies populaires. Dans l'article intitulé «L'altra Europa, la "nostra" Europa» (16 février 1934), Rohan oppose sa conception de l'Europe à celle d'un autre aristocrate autrichien, le Comte Richard Nikolaus Coudenhove-Kalergi, auteur, en 1924, d'un projet de «Paneurope», regroupant tous les Etats du continent à l'exclusion de l'Angleterre et de la Russie. Cette Paneurope, qui a enthousiasmé Briand et Stresemann, devait s'inscrire dans la tradition libérale-démocratique et en étendre les principes à l'ensemble du continent. Rohan et Evola sont «paneuropéens», mais à l'enseigne de valeurs diamétralement opposées au libéralisme et au démocratisme, nés dans le sillage de 1789 ou imités des modes anglo-saxonnes.