Marc. Eemans : poète peintre ou peintre poète?
En hommage à Marc. Eeman, à l’occasion du quatrième anniversaire de son absence, nous avons traduit ce texte de 1972, que lui avait consacré Jo Verbrugghen
Le moins que l'on puisse dire sur Marc. Eemans, c'est qu'il est un artiste à facettes multiples, un artiste très controversé, voire maudit pour certains cénacles; quoi qu'il en soit, dans aucun domaine où il a déployé ses activités différenciées et assez dispersées, que ce soit dans le domaine de l'histoire de l'art, de la peinture ou de sa critique d'art indépendante, on ne peut le définir de manière complète et définitive. Marc. Eemans échappe sans cesse à toutes les orthodoxies, à toutes les formes de dogmatisme, à toutes les classifications arbitraires, qui posent des normes étroites, rigides et prédéfinies. Quant à la question (subalterne) de savoir si son œuvre appartient ou non à l'espace du surréalisme, elle est, à mon avis, sans importance et il l'a d'ailleurs précisé lui-même en ces termes : « Je poursuis en solitaire une voie parallèle au surréalisme "orthodoxe" (pour autant qu'il y en ait un) et que je sois considéré comme surréaliste ou non, peu me chaut. Ce n'est après tout qu'une étiquette et les injures, les suspicions et les diffamations de certains qui n'ont rien de commun avec la pensée profonde d'André Breton m'indiffèrent. Ce que je sais, c'est que je ne serais pas ce que je suis, si le surréalisme n'avait pas existé». Cette dernière phrase est importante, à coup sûr, ne fût-ce que parce qu'elle permet une approche plus juste de l'œuvre de Marc. Eemans en tant qu'artiste créateur.
La puissance magique originelle des sagas et des traditions
Marc. Eemans est, pour l'essentiel, un poète. De son recueil de poésies "Vergeten te Worden" (éd. Hermès, 1930), en passant par “Het Boek van Bloemardinne" (éd. Colibrant, 1954), par “Hymnode" (éd. Colibrant, 1956) et par la sélection la plus récente, "Les cheminements de la grâce" (éd. Espaces-Fagne, 1970), son œuvre poétique présente une unité remarquable, enrichissante et vraiment accomplie. Sans aucune discontinuité, Marc. Eemans coule dans les mots une nostalgie inextinguible : celle du mot qui étaye, celle du concept qui parvient vraiment à abstraire, celle de la conception irréconciliable du "mot" et du "contenu"; bref, les éléments essentiels de la poésie et l'intensité intérieure de son art, il entend les lier d'une manière audacieuse et indissoluble à la puissance magique originelle des sagas et des traditions les plus anciennes, avec ou sans religiosité délibérée et vécue, avec une folie heureuse et avec la profondeur du transport mystique qui procure identité et parole.
Réconcilier les fragments de diverses traditions
Sa poésie, à laquelle il donne en toute conscience une dimension ésotérique, ne sera vraiment comprise dans son message initiatique et humanisant que par ceux qui acceptent d'être initiés aux vérités cachées sous des oripeaux poétiques ou sous la forme de légendes dans les récits mythologiques de l'Occident et de l'Orient : mythe du Graal, mythe de la Toison d'Or, l'Odyssée, les mythes perses de Zurvan ou de Yima, les mystères d'Eleusis, les Nibelungen, pour ne citer que les sources principales de son inspiration. Le message et l'intention du Marc. Eemans poète sont autant syncrétiques que religieux : délibérément, il mélangera des fragments de diverses traditions avec des passages différents ou des sagesses issues d'ailleurs; il va les réconcilier, les forcer à faire éclore une nouvelle révélation, qui, en même temps, sera une prise de position particulière et personnelle de type manichéen, où il n'acceptera aucune autre vérité que celle de sa propre expressivité, que celle d'une universalité libératrice et englobante, bref, un mélange étrange de coercition et de libération, de hasard et de conséquence logique. Son art est dès lors naturellement baroque, surchargé, assez violent, archaïsant, déconcertant. Les images qu'il utilise sont concentrées puisqu'elles ont absorbé à satiété des éléments concrets que le poète a puisé dans la nature qui l'entoure et nous entoure ou qu'il a repris, tout simplement, d'autres phénomènes tangibles et visibles. Mais ce ne sont pas les images en elles-mêmes qui sont importantes, ni même les lambeaux et les concepts qu'il puise dans les récits mythologiques puisque ces images, lambeaux et concepts sont subordonnés à l'expressivité, au lien qui unit langue et sentiment, folie et image, langage et contenu : une telle position conduit nécessairement à une spiritualisation et à une abstraction.
Des aspirations religieuses limitées au monde de l’existence temporelle
L'homme est la donnée centrale : l'homme avec sa nostalgie d'un ailleurs, l'homme et ses incertitudes quant à l'existence ou la non existence, l'homme avec ses doutes et ses craintes, ses espoirs et désespoirs, avec ses questions troublantes qui n'ont pas d'autres réponses que de nouvelles questions dépourvues de sens, l'homme avec son incommunicable candeur et ses efforts impuissants pour échapper à lui-même et qui se perd dans une pitoyable errance vers des mondes oniriques, autant de refuges que nous espérons pour échapper à nos limites temporelles et à notre désolation au spectacle de l'insuffisance humaine. Marc. Eemans n'accepte aucun au-delà et limite volontairement et brutalement ses aspirations religieuses au monde de l'existence temporelle elle-même. Son mysticisme et un mysticisme sans Dieu, sans enfer, sans ciel, sans Etre supérieur. Notre destin est la Terre. La vie se termine avec la mort de la vie : il n'y a pas le moindre espoir de fuite, ni pour lui, le poète, ni pour nous, dans un au-delà libérateur.
Tout est lié dans l’unité d’une création unique
Bien entendu, sa poésie est manichéenne, gnostique : la solution, l'explication, la responsabilité, la libération finale de la prison de nos incertitudes ne sont possibles que sur la voie du regard porté vers notre intériorité, sur la voie de la gnose qui lance ses regards tous azimuts et ne connaît ni limites ni préjugés ni particularismes. Tout se passe toujours entre la vérité et le mensonge, entre Eros et Thanatos, entre la lumière et l'obscurité, entre le bien et le mal, entre l'esprit et la matière et aucun de ses éléments ne peut être longtemps séparé de l'autre. Tout est lié dans l'unité d'une création unique. A l'intérieur des cycles de temporalité, tout passe. Il n'existe pas de bien sans le mal, pas de vérité sans mensonge, pas de certitude sans doute. L'esprit, lui-même, fait partie de notre propre matérialité et ce n'est que par cette voie somatique et matérielle que l'esprit peut s'exprimer. La mort n'est pas un tournant mais une fin, pire, la fin, la seule issue. L'au-delà que nous essayons d'atteindre n'existe qu'en nous. Il se trouve en notre intériorité, il vit et meurt avec nous et le chemin du pèlerin vers l'absolu ne connaît pas d'autre issue que la porte sans sensualité de la mort. De la même manière, le chemin vers la poésie la plus sublime et vers l'abstraction la plus détachée passe nécessairement par la langue la plus expressive, celle des images.
Un intérêt pour la mystique des Pays-Bas
Autre élément, tout aussi important dans la poésie de Marc. Eemans : son intérêt pour la mystique des Pays-Bas [Nord et Sud confondus], qui constitue la base et le substrat de sa propre langue poétique. En outre, le contrepoids de cet intérêt pour une mystique à laquelle il se soumet, et qui le force à se re-créer sans cesse, est la recherche constante d'une soupape de sécurité, d'une libération qu'il trouve dans un jeu intellectualiste et, plus encore, dans le défi. Eemans provoque, blesse, défie, désarçonne. L'intention et le choix des mots dans “Het Boek van Bloemardinne” est en ce sens une véritable provocation, voire une sorte de pastiche puisque, sur base de quelques rares allusions de Pomerius sur la figure mystérieuse de Bloemardinne, Marc. Eemans réécrit les textes légendaires, introuvables depuis le moyen âge, de cette mystique flamande hérétique dans ses “carmina nefanda”. L'œuvre fourmille d'intenses éléments mystiques, très prégnants, d'expériences et de révélations mystiques, mais aussi de réminiscences d'Hadewych, de Ruusbroec et de Maître Eckhart. L'œuvre fourmille donc d'images visionnaires d'une haute sublimité, de détachements mais aussi d'évocations de rituels magiques lascifs et sensuels qu'Eemans fait revivre dans la Forêt de Soignies, dans la région où, plus tard, Ruusbroec se dressera contre les enseignements hérétiques de Bloemardinne. Mais “Het Boek van Bloemardinne” n'est pas entièrement un pastiche puisque tout est d'Eemans lui-même, puisque Bloemardinne (pour autant qu'elle ait vraiment existé) n'est finalement qu'un nom, qu'un drapeau ne recouvrant aucun contenu; le livre d'Eemans est surtout un maillon précieux, mieux, un tournant décisif, entre ses premiers écrits et ses premières allusions et espérances d'ordre métaphysique, d'une part, et ses chants d'amour supra-mondains que l'on trouvait dans “Hymnode”.
Un surréalisme où il y a toujours référence à un mythe
Quand il peint ou qu'il dessine, Marc. Eemans reste un poète. Dans ses traits et dans les formes concrètes et tangibles qu'il crée, il exprime les mêmes aspects et aspirations, recrée le même climat. Sur chaque toile, dans chaque esquisse, dans chaque dessin linéaire, nous retrouvons la même préoccupation mystique, le même intérêt pour les récits mythologiques, le même esprit et le même défi provocateur. Il est frappant de constater combien cette œuvre est apparentée au surréalisme, pourtant, elle n'est jamais un véritable surréalisme, ni même un vrai symbolisme, même si l'on considère les images qu'il englobe dans ses compositions —un nu féminin, un aigle, une image de la gémellité— comme des symboles, car elles permettent toujours une autre interprétation, qui reste peut-être secondaire, mais qui est néanmoins présente et possible. Marc. Eemans n'a pas besoin d'un langage symbolique. Il est capable de s'exprimer, simplement en positionnant les uns à côté des autres des éléments foncièrement étrangers ente eux, d'une manière syncrétique. Magritte aussi procédait de la sorte, quoique dans une optique totalement différente voire antagoniste. Chez Marc. Eemans, l'inclusion d'un motif ou d'un symbole est toujours justifiée par la référence à un mythe, de manière à ce que la composition soit et demeure cohérente. L'élément ludique constitue une partie intégrante de ce sérieux créateur. Le défi se cache derrière un rapport trouble, sensuel sinon érotique : ainsi, il placera de jolies filles nues tirées du magazine "Lui" à côté d'éléments secondaires pour créer une composition inhabituelle mais à vocation ésotérique; les modèles des photographes de “Lui", déployant tout le charme de leurs seins ou de leurs nombrils, se retrouvent dans une composition ésotérique qu'elles n'ont sûrement jamais soupçonnée! Par exemple, le portrait à la Van Eyck du Sire Arnolfini, Eemans va le replacer au-dessus d'un paysage marin soulevé par une tempête, qu'il aura emprunté à un maître hollandais; de même, l'homme au turban rouge de Van Eyck se verra uni à un paysage italien volcanique, celui du Vésuve, tel qu'on peut le voir dans le Musée de Capo di Monte. Les souvenirs de sa première épouse, décédée, il les fera revivre dans une composition très fine, où domine une lumière nordique.
Provocation ? Kitsch ?
Sans jamais s'interrompre, Eemans provoque : jusqu'à la limite du mauvais goût, sinon du kitsch, il peint des ciels et des horizons en des couleurs spongieuses et blêmes; sur d'autres toiles, il réagit par rapport à son propre passé et aux difficultés que lui ont apportées les années d'occupation. Jamais il n'avait caché, à l'époque, son dégoût pour les théories du Verdinaso de Joris van Severen et pourtant, il y a quelques années, il a peint “La Croix de Bourgogne”, où des mains qui s'entrecroisent avec, en leur centre, un poing fermé, rappelle d'une manière incompréhensible le symbole du Verdinaso. Dans une autre toile encore, qui est une composition inachevée, il réunit, d'une façon tout aussi provocante, les mêmes mains pour former un swastika.
Cette provocation déconcertante n'est à son tour qu'un masque, une image folle qui ne concerne pas l'essence de son œuvre. C'est comme si Marc. Eemans se mettait un masque sur le visage, comme s'il retournait cette espèce de sophisme pour se défendre contre ses propres expressions, pour se soustraire à notre curiosité qui cherche à comprendre.
« Le Pèlerin de l’Absolu » : symbole de l’œuvre tout entière
Marc. Eemans est et reste un poète qui se dissimule derrière des mots et des images, qui cache sa vision pessimiste de la vie derrière l'aigreur d'images secondaires. Les mots, les lignes, les toiles et les poèmes forment une unité. Dans les deux disciplines, Eemans utilise les mêmes paroles, mais dans un langage différent. C'est très évident dans le double et magistral auto-portrait qu'il a réalisé en 1937 et qu'il a appelé “Le Pèlerin de l'Absolu”. De manière très marquée, ce tableau extraordinaire résume l'ensemble de son œuvre, qui est vraiment un unique dédoublement sublime.
Jo VERBRUGGHEN, juin 1972.