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samedi, 08 janvier 2022

Recension: Alexandre Douguine, Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil

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Recension: Alexandre Douguine, Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil

Alexandre Douguine, Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil, Ars Magna, 2021, pp. 70, € 15,00

par Claudio Mutti

En réponse au projet de ce qu'on appelle le Great Reset, projet présenté en mai 2020 par le prince Charles d'Angleterre et le directeur du Forum économique mondial, Klaus Schwab, Alexandre Douguine avance la "thèse du Grand Réveil" (p. 37). L'usage anglais de ce terme, Great Awakening, n'est nullement accidentel: il désigne les différents mouvements de renouveau qui ont eu lieu aux 18e et 19e siècles dans le monde protestant et est actuellement en grande circulation dans les milieux trumpistes, tant protestants que catholiques. ("Que peuvent faire concrètement les Fils de Lumière du Grand Réveil?" a demandé l'archevêque pro-Trump Carlo Maria Viganò à l'agitateur bien connu Steve Bannon).

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En fait, le Grand Réveil, explique Douguine lui-même, "vient des États-Unis, de cette civilisation dans laquelle le crépuscule du libéralisme est plus intense qu'ailleurs" (p. 47); et l'intensité de ce crépuscule serait démontrée, selon Douguine, précisément par le phénomène représenté par Donald Trump, "un centre d'attraction pour tous ceux qui étaient conscients du danger venant des élites mondialistes" (p. 37). De plus, poursuit Douguine, "un rôle important dans ce processus a été joué par l'intellectuel américain d'orientation conservatrice Steve Bannon" (p. 37), qui, selon Douguine, a été "inspiré par d'éminents auteurs antimodernes tels que Julius Evola, de sorte que son opposition au mondialisme et au libéralisme avait des racines assez profondes" (p. 37). (Sur la prétendue inspiration évolienne de l'agit-prop américain, voir AA. VV., Deception Bannon, CinabroEdizioni, 2019, passim).

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Selon la conception géopolitique qui caractérisait la pensée d'Alexandre Douguine avant que Donald Trump ne devienne président des États-Unis, si l'Eurasie se trouve exposée à l'agression continue de l'expansionnisme américain, cela est dû au fait que la puissance américaine est poussée vers la conquête du pouvoir mondial par sa propre nature thalassocratique (et non simplement par l'orientation idéologique d'une partie de sa classe politique). Puis, adoptant un critère conditionné davantage par des abstractions idéologiques que par le réalisme géopolitique, Douguine a indiqué que l'"ennemi principal" n'était plus les États-Unis d'Amérique, mais le globalisme libéral ; c'est ainsi qu'il a accueilli avec enthousiasme la relève de la garde à la présidence américaine, archivant en même temps ses plus de vingt ans d'anti-américanisme. "Pour moi, déclarait Douguine en novembre 2016, il est évident que la victoire de Trump a marqué l'effondrement du paradigme politique mondialiste et, simultanément, le début d'un nouveau cycle historique (...). À l'ère de Trump, l'antiaméricanisme est synonyme de mondialisation (...) l'antiaméricanisme dans le contexte politique actuel devient une partie intégrante de la rhétorique de l'élite libérale elle-même, pour qui l'arrivée de Trump au pouvoir a été un véritable coup dur". Pour les adversaires de Trump, le 20 janvier [2017] était la 'fin de l'histoire', alors que pour nous, il représente une porte vers de nouvelles opportunités et options".

Cette position n'a cessé d'être soutenue et développée par Douguine tout au long de la présidence de Donald Trump ; et si ce dernier (à qui Douguine a souhaité "Quatre années de plus" le jour même de l'assassinat du général Soleimani) a dû renoncer à une répétition du mandat présidentiel, "le trumpisme est bien plus important que Trump lui-même, c'est à Trump que revient le mérite de lancer le processus". Maintenant, nous devons aller plus loin (Now we need to go further)". C'est ce que l'on peut lire dans un article de Douguine du 9 janvier 2021 intitulé Great Awakening : the future starts now (www.geopolitica.ru), dans lequel l'auteur répète : "Notre combat n'est plus contre l'Amérique".

Le présent Manifeste du Grand Réveil constitue donc une reconfirmation de la position de Douguine, inaugurée avec le tournant pro-Trumpiste d'il y a cinq ans. On y répète en effet la thèse selon laquelle ce ne sont pas les États-Unis qui représentent l'ennemi fondamental de l'Eurasie: "Ce n'est pas l'Occident contre l'Orient, ni les États-Unis et l'OTAN contre tous les autres, mais ce sont les libéraux contre l'humanité - y compris cette partie de l'humanité qui se trouve sur le territoire même de l'Occident" (p. 40). Dans l'affrontement idéologique esquissé par Douguine, le présage le plus favorable est vu dans le fait que le Grand Réveil a été annoncé sur le sol américain: "Le fait qu'il ait un nom, et que ce nom soit apparu à l'épicentre même des transformations idéologiques et historiques aux États-Unis, dans le contexte de la défaite dramatique de Trump, de la prise désespérée du Capitole et de la vague croissante de répression libérale, (...) est d'une grande (peut-être cruciale) importance. (p. 49).

vendredi, 07 janvier 2022

Guillaume Faye et la vision de l'archéofuturisme

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Guillaume Faye et la vision de l'archéofuturisme (I)

par Adriano Erriguel

Source: https://posmodernia.com/guillaume-faye-y-la-vision-del-arqueofuturismo-i/

Des temps nouveaux, des temps sauvages.

L'avenir est un pays étrange : les choses s'y font différemment. Cette phrase - inspirée d'un célèbre roman - est plus vraie aujourd'hui que jamais [1].

Juin 1914 

Juin 1914, le dernier été de la Belle Époque. Une ère de science et de progrès. À Aulnay-sous-Bois, charmant village des environs de Paris, un groupe de jeunes aristocrates et bourgeois désœuvrés - la "jeunesse dorée" de l'époque - s'adonne à un passe-temps à la mode : la consultation d'une voyante. Que sera ce lieu - ce café, cette petite place paisible - dans vingt-cinq, cinquante ou cent ans ? 

La voyante, dont la réputation repose sur le fait de ne pas garder pour elle les choses désagréables, est à la hauteur de sa réputation. Dans trois ans, il ne restera qu'un squelette de l'une des personnes présentes, à cinq mètres sous terre dans la campagne de Verdun. Un début peu prometteur. Les visions se succèdent les unes après les autres. Dans quinze ans (1930), tout le monde semble heureux : il y a une danse sur la place et des modèles de voitures inconnus envahissent le terrain. Dix ans plus tard (1940), une grande colonne de réfugiés semble traverser l'endroit. En juin 1964 - cinquante ans après les retrouvailles insouciantes - les choses semblent avoir changé : les anciennes maisons ont été démolies et de gigantesques blocs de béton - des masses grises en forme de cube avec une multitude de trous - sont érigés à leur place. 

A partir de là, les visions deviennent plus étranges. En juin 2014 - cent ans après la rencontre - une mosquée a été érigée sur le site du café. Les femmes portent un foulard ou se couvrent le visage d'un tissu noir, au milieu de nuées d'enfants à la peau sombre. À proximité se trouve un bâtiment ressemblant à un marché, dont les fenêtres sont brisées, comme s'il avait été pillé. Il y a des hululements, comme des sirènes d'alarme. ....       

"Une mosquée, des femmes voilées, vous parlez de la France ou des colonies ? ". - s'exclame l'un des jeunes hommes présents. Définitivement, l'humeur du groupe semble être ruinée. 

Juin 2114, deux cents ans plus tard. Le soleil brille au milieu du murmure des oiseaux. La végétation s'élève au-dessus de ce qui semble être d'immenses ruines. Sur ce qui devait être la petite place d'Aulnay-sous-Bois se dressent des habitations rudimentaires, une sorte de bicoque faite de bois et de tôle. Des groupes bruyants de personnes à la peau très foncée prennent racine parmi eux.

"Sont-ils... noirs ?" demande l'une des femmes présentes.

"Oui, Madame la Vicomtesse ; ils sont noirs".   

C'est le début du livre "Archéofuturisme 2.0", de l'écrivain et théoricien français Guillaume Faye.  Un damné parmi les damnés, dans une "famille" de pensée déjà damnée. 

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Total sinistre 

Le monde moderne ressemble à un train de munitions fonçant dans le brouillard par une nuit sans lune, toutes lumières éteintes.

ROBERT ARDREY

Dans la pensée critique, anticiper l'avenir est toujours la chose la plus risquée à faire: soit vous vous ridiculisez, soit vous gagnez l'aura d'un prophète, généralement à titre posthume. Pour éviter ce risque, les écrivains visionnaires se réfugient dans les domaines permissifs de la science-fiction. Georges Orwell (1984), Aldous Huxley (Brave New World) et Ray Bradbury (Fahrenheit 451) en sont les exemples les plus marquants. Qu'il s'agisse d'essai ou de fiction, notre époque est propice à de tels exercices. Quels sont les scénarios récurrents?

D'une part, l'invasion de la technologie dans toutes les sphères de la vie laisse entrevoir un futur transhumaniste, définitivement géré, régulé par des algorithmes prédictifs, gouverné par un dôme de contrôle des big data. D'autre part, les prévisions sur le changement climatique ont donné naissance à la collapsologie: une "science de l'effondrement" aux accents apocalyptiques. Pour compléter le tableau, la crainte que le capitalisme ne dépasse les limites physiques de la planète a conduit certains à envisager un avenir post-capitaliste. Ici, les cauchemars dystopiques des uns - une planète dévastée, gouvernée par une élite extractive - alternent avec les désirs utopiques des autres : un "écosocialisme" aux accents moralisateurs, ou - dans les cas d'optimisme aigu - un scénario d'automatisation totale, de transhumanisme émancipateur et de revenu de base universel ; un "communisme de luxe", en somme [2]. Dans ce contexte varié, où se situe l'œuvre de Guillaume Faye ? 

Guillaume Faye est connu pour son idée d'"archéofuturisme", qui est souvent catégorisé comme "une utopie d'extrême droite". Cependant, il est très difficile de considérer le monde décrit par Faye comme une "utopie". Aucune personne saine d'esprit - aussi extrémiste de droite soit-elle - ne voudrait connaître un tel monde. Les visions de Faye ne sont pas faites pour les peureux, et elles ne sont pas à prendre à la légère. Il s'agit en fait d'une dystopie carrément sinistre qui, si l'on devait noter l'échelle apocalyptique sur une échelle de un à dix, serait un vingt ou un trente. Mais l'approche de Faye n'est ni pessimiste ni optimiste. Son point de vue est celui de l'accélérationnisme, qui signifie en termes vulgaires "le pire, le meilleur". L'accélérationniste part du principe que, lorsqu'une situation est pourrie, il est préférable qu'elle explose le plus rapidement possible. Une ligne d'argumentation - celle des accélérationnistes - qui suscite la méfiance.

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La position de Faye n'est-elle pas une forme de millénarisme, un aveu d'impuissance ? Pour l'essayiste français Romain D'Aspremont, l'attitude de Faye dénote "l'impuissance de l'homme de droite qui déteste tellement ce monde - l'image de sa défaite perpétuelle - qu'il a le fantasme de sa destruction apocalyptique, d'une sorte de déluge universel qui balayerait la civilisation de gauche de la surface de la terre, lui permettant de faire triompher son programme réactionnaire" [3]. Une explication psychologique qui semble plausible. Suffisant pour nous faire oublier Faye ?

En fait, lorsqu'un prophète a raison une fois, cela peut être une coïncidence, mais lorsqu'il a raison plusieurs fois, cela peut nous faire réfléchir. Guillaume Faye a publié son livre "Archéofuturisme" en 1999, dans l'intervalle optimiste de la "mondialisation heureuse". Deux ans plus tard, les attentats du 11 septembre (2001) ont eu lieu ; 2008 a vu la crise financière mondiale ; en 2015, une crise migratoire sans précédent a éclaté ; dans le même temps, la montée du populisme a commencé à récupérer des valeurs "fortes" dans un contexte marqué par le conflit entre l'Islam et l'Occident, par un retour de la géopolitique et par un retour du leadership charismatique. Au cours de ces années, les preuves du changement climatique se sont accentuées et, en 2020, la pandémie de COVID a éclaté. D'une manière ou d'une autre, tous ces phénomènes avaient été prédits par Guillaume Faye depuis les années 1990. Mis en perspective : qui s'est avéré être le meilleur prophète, Guillaume Faye ou Fukuyama ?  

Le cœur des ténèbres

Penseur "culte", à l'écart des modes et du grand public, Guillaume Faye est, depuis les années 1970, une référence pour le monde intellectuel que l'on a appelé la "Nouvelle Droite" française. Faye était un penseur aux intuitions fulgurantes, aux idées chocs dans lesquelles il alliait la provocation et un certain caractère prémonitoire. Favorisée par une indéniable accroche personnelle - un dandy à la française - Faye combine le sens de la formule, un don d'éloquence et une large formation intellectuelle. Mais comme cela arrive parfois, une surabondance de cadeaux peut être une malédiction. Il est difficile de savoir ce qui lui est arrivé, peut-être a-t-il été victime de son désintérêt pour "faire carrière", ou peut-être a-t-il appliqué à la lettre la maxime de William Blake - "le chemin de l'excès mène au temple de la sagesse" - et en a-t-il fait trop. Quoi qu'il en soit, dans les années 1980, il a quitté la Nouvelle Droite - qu'il avait modulée de manière décisive - et s'est lancé dans diverses activités. Il était animateur sur la radio Skyrock, où il est devenu populaire pour ses farces outrancières (canulars, en français) basées sur des fake news (précurseurs des fake news actuelles) et des imitations irrévérencieuses [4].

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Il était également scénariste comique et - à l'en croire - acteur porno occasionnel, mais on ne sait jamais ; sa facette situationniste l'a conduit vers le théâtre et la farce. À la fin des années 1990, il est revenu à l'écriture politique et l'a fait sans gants de velours ; l'un de ses livres a été condamné par une décision de justice. Aujourd'hui, il est plus facile de le lire en anglais. Ses anciens camarades de la Nouvelle Droite prétendaient qu'il était devenu fou (comme une sorte de Kurtz dans Au cœur des ténèbres). Ses proches ont dit qu'il n'était pas un intellectuel typique, mais ce que les Français appellent un éveilleur, ce qui se traduit en anglais par awakener et en espagnol par quelque chose comme un "réveilleur" ou un "gardien". Le terme le plus approprié est peut-être celui d'"inspirateur".  

"Les inspirateurs, écrit un ami de Faye, sont des hommes qui viennent d'un monde immuable, immanent et permanent, d'une sorte d'"autre monde" parallèle au nôtre, et qui ont une mission à accomplir. Ces hommes n'ont d'autre souci que de transmettre leur savoir et leur énergie, toute leur vie est consacrée à cette transmission (...) Un inspirateur est un réaliste, même s'il peut apparaître comme un mystique. Il est normalement un homme simple et modeste, il n'est pas vaniteux et ne souffre pas de narcissisme ou d'un ego démesuré" [5]. Quelle mission Guillaume Faye s'est-il fixé ? Sans doute celui de secouer, de bousculer, de faire honte aux consciences de ses compatriotes européens ; celui de dénoncer la maladie de l'âme qui ronge leur civilisation. Peut-être pour les préparer à quelque chose.

Malheureusement, de nombreuses intuitions de Faye sont trop bien adaptées au climat vital - au Zeitgeist - de notre époque : comme dans le film "A Clockwork Orange", Faye nous oblige à garder les paupières ouvertes sur des choses que nous préférerions ne pas voir. 

Les prophéties de Corvus

In girum imus nocte et consumimur igni [6]

Attribué à VIRGIL

Le livre le plus proprement "prophétique" de Faye s'intitule "La convergence des catastrophes", et a été publié en 2004 sous un pseudonyme inquiétant (Guillaume Corvus) [7]. Dans le sillage du mathématicien René Thom - spécialiste des effondrements systémiques - Faye a mis en garde contre la conjonction d'une série de lignes dramatiques qui couvaient depuis longtemps, et qui aboutiront à une rupture décisive dans l'histoire humaine. Quelque chose de dix fois plus terrible que la chute de l'Empire romain. 

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Guillaume Faye prend la question du changement climatique très au sérieux, même si, selon lui, ce n'est pas la seule catastrophe qui se profile à l'horizon, ni même la plus grave. L'explosion d'une économie financière fondée sur l'endettement marquera, selon lui, l'effondrement de la mondialisation, ainsi qu'une récession économique sans précédent à laquelle s'ajoutera une escalade de crises parallèles : le retour des épidémies à l'échelle mondiale, la crise énergétique et la raréfaction des combustibles fossiles, l'insuffisance des ressources agricoles et halieutiques, les crises migratoires de grande ampleur, la montée des nationalismes, la prolifération du terrorisme, le déclenchement de conflits armés - peut-être nucléaires - et une inimitié croissante entre l'Islam et l'Occident. En Europe, les perspectives sont particulièrement sombres : une population dramatiquement vieillissante facilitera une invasion migratoire qui débouchera - pour le dire crûment et simplement - sur une série de guerres civiles raciales sur le continent. Contrairement aux collapsologues qui se concentrent sur le changement climatique et l'épuisement des ressources énergétiques, Faye considère les conflits ethniques comme l'un des principaux scénarios d'effondrement. Principalement en Europe.  

Une guerre civile raciale ? Le paradigme du "métissage universel" et du "citoyen du monde", selon Faye, ne verra jamais le jour. L'avenir sera celui d'une géopolitique faite de blocs ethniques se disputant les terres, les mers et les ressources rares de la planète. L'Europe péninsulaire est un morceau convoité par les Etats-Unis, mais aussi par le Sud, sous la bannière de l'Islam. Les jeunes issus de l'immigration ne soutiendront pas les progressistes qui leur ouvrent aujourd'hui la porte - vaine illusion de la "belle gauche" - mais les partis confessionnels de leur propre camp. Le choc des civilisations (prédit par Huntington) aura lieu au sein de l'Europe : une catastrophe bien plus grande que tous les fléaux et les guerres qu'elle a connus jusqu'à présent.        

Il y a des petits détails chez Faye qui surprennent parfois ; comme le fait qu'en 2002, il avait prédit une vague de camions-kamikazes dans les villes européennes, et avait recommandé de placer des cairns dans les zones fréquentées (une mesure généralisée depuis 2016). À cheval entre l'essai et le roman d'anticipation, Faye déroule son catalogue particulier d'horreurs : gazage de tunnels de métro, déraillement de trains à grande vitesse, attaques d'installations électriques, attaques d'aéroports avec des dards portables, bombes radiologiques dans les capitales, cyber-attaques... tous les scénarios de l'apocalypse, du macro-terrorisme sans explosifs au terrorisme avec objets incendiaires, en passant par les attaques avec des moyens balistiques, les avions suicides et le giga-terrorisme nucléaire. Qui oserait aujourd'hui dire qu'aucun de ces scénarios n'est possible? 

La grande rupture, selon Faye, ne se produira pas brusquement, mais sera une réaction en chaîne de plusieurs années. Dans un exercice d'anticipation risqué, Faye propose plusieurs scénarios alternatifs. Dans le plus dur des cas, il prévoit une contraction démographique mondiale, une régression technologique brutale et une économie de subsistance en dehors des villes (qui disparaissent pour l'essentiel). Il y aura alors une coexistence de "niveaux de civilisation": un retour au néolithique dans une grande partie du monde, un retour à une sorte de haut Moyen Âge (scénario européen) et la persistance de quelques "îlots de civilisation", avec une technologie proche de celle du début du XXe siècle. Ce scénario "Mad Max" aboutit à une stabilisation de plusieurs centaines de millions d'habitants sur la planète ; l'humanité est confirmée comme une "variante ajustable" dans la transition d'un système non viable à un système viable. Une conclusion qui n'est pas sans rappeler la célèbre "hypothèse Gaia", mais sans la dimension mystique et les artifices du New Age.

Comme le dirait Lénine, que faire ?

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L'ère du citoyen-soldat 

Ce qui est intéressant chez Guillaume Faye, ce n'est pas le péplum apocalyptique qu'il propose, mais les petits caractères qui l'entourent. Son point fort réside dans la dénonciation des maux qui, selon lui, rongent la civilisation européenne - vieillissement, ethnomasochisme, migration de repeuplement, dissolution de son tissu social, entre autres - et la laissent sans défense face aux épreuves à venir. Parmi les scénarios qu'il traite, celui de la guerre se détache : guerre des rues, guerre civile ethnique, guerre terroriste généralisée, guerre des civilisations, conflits nucléaires peut-être... Illusions d'un extrémiste de droite éclairé ? On pourrait le voir comme tel. Mais en soulevant toutes ces questions, il ne faisait qu'anticiper un état d'esprit qui allait se répandre dans les décennies à venir.     

France, avril 2021. Une vingtaine de généraux à la retraite - avec le soutien supposé d'une centaine de commandants en activité - publient une lettre commune dénonçant le communautarisme ethnique, la désintégration progressive du pays et le danger d'une guerre raciale. La réaction du gouvernement et de la presse grand public est prévisible : "discours d'extrême droite visant à attiser la haine". Des sanctions sont annoncées contre les responsables. Un mois plus tard - en mai 2021 - une nouvelle lettre, émanant cette fois de militaires actifs anonymes, réitère qu'"une guerre civile se prépare". Les soldats rappellent leurs sacrifices à l'étranger "pour détruire cet islamisme auquel vous faites des concessions sur notre sol" et annoncent une "période de chaos et de violence" qui "ne viendra pas d'une déclaration militaire mais d'une insurrection civile". Plus de 160.000 signatures soutiennent la lettre. Le scandale politique et médiatique - en France et à l'étranger - est énorme. Le tout dans le contexte d'une controverse nationale déclenchée par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, après avoir assuré que "la France est malade de l'insécurité" et que sa société se dirige vers "l'ensauvagement". Des mots qui, selon les progressistes, "font le jeu de l'extrême droite". Peut-être que certains d'entre eux se sont souvenus de ce qu'un certain Guillaume Faye disait depuis longtemps. Il l'a dit dans des livres tels que "La colonisation de l'Europe" (condamné en 2000 pour "incitation à la haine raciale") et "Avant-guerre : chronique d'un cataclysme annoncé" (2002). Ces livres avaient des années d'avance sur les best-sellers de journalistes réputés tels que Walter Laqueur, Christopher Caldwell et Douglas Murray [8], à une différence près : Faye ne nourrit pas l'illusion que, par une sorte de miracle final, la situation peut être réglée à la satisfaction de tous. Son pronostic est sombre : le problème n'est pas celui de l'"immigration" ou de l'"invasion", mais celui de la colonisation : le processus par lequel des personnes allogènes repeuplent un territoire et en délogent les autochtones. La démographie est implacable : tôt ou tard, un pouvoir islamique s'installera en France, d'abord au niveau municipal, puis - éventuellement - au niveau national. Ce qui est pieusement dissimulé sous le nom de "délinquance juvénile" n'est que le prolégomène d'une guerre civile ethnique. Guillaume Faye a écrit ce texte plusieurs années avant que Michel Houellebecq ne publie "Soumission". Incitation à la haine ? 

4100RM9CQYL.jpgLa libanisation violente du continent est un scénario envisagé depuis des années dans les perspectives stratégiques des deux côtés de l'Atlantique. Cette thèse a inondé le débat public et a même donné naissance à un genre littéraire : le roman dystopique de guerre civile. Sans parler des innombrables essais décrivant un avenir de sang et de chaos [9]. L'Europe entre - écrit Bernard Wicht, professeur à l'Université de Lausanne - "dans une spirale de conflits chaotiques et de violence anarchique à la manière africaine". C'est ce que l'historien Ferdinand Braudel appelait les "zones de désordre prolongé" [10]. Un scénario que l'Allemand Hans Magnus Enzensberger a esquissé en 1992, lorsqu'il a annoncé que la mondialisation des marchés entraînerait une mondialisation des migrations [11]. En 1998, le politologue suisse Eric Werner dénonçait la complicité du pouvoir dans la propagation du désordre, une thèse développée à sa manière par Naomi Klein dans "The Strategy of Shock" (2008) (12).

Dans ces scénarios, les mégapoles sont configurées - comme en Bosnie et au Liban - comme le champ de bataille par excellence. La division mafieuse des zones urbaines et la division en territoires ethniques deviendront irréversibles, tandis que l'État perdra son monopole de la violence légitime et que les citoyens s'organiseront en groupes d'autodéfense. C'est la notion de "citoyen-soldat 2.0" (Bernard Wicht) [13]. C'est l'idée de "guerre civile moléculaire" (H.M. Enzensberger) qui prend la forme d'une violence permanente dite de "basse intensité" en raison de son caractère diffus. À long terme, des confrontations entre États et ONG de plus en plus agressives, ainsi que l'utilisation d'armes nucléaires de faible intensité, ne sont pas exclues. Dans ces scénarios limites, les zones qui n'ont pas une culture locale solidaire et homogène (comme le Japon, qui s'est comporté de manière exemplaire lors du tsunami de janvier 2011) seront pénalisées. Dans les zones "multiculturelles", le pillage sera à l'ordre du jour et les grandes villes deviendront des pièges mortels. 

L'avenir est archaïque

Pour situer le contexte, il faut savoir que, si les tendances démographiques ne changent pas, en 2060, les Européens autochtones seront minoritaires et en 2100, la population européenne autochtone - y compris la Russie - représentera moins d'un tiers sur le vieux continent: 170 millions d'individus contre une écrasante majorité d'origine allogène [14]. Dans un monde de pénurie et d'indigence, les constantes anthropologiques se manifesteront dans toute leur crudité: lutter pour les ressources, contrôler le territoire, assurer la reproduction, protéger la progéniture. Les valeurs que la modernité avait cherché à éliminer vont revenir en force. Nous allons assister à une ethnicisation définitive des relations sociales. Le paradigme libéral sera impuissant à penser les temps nouveaux. Dans la phase actuelle, le lien social continue de se fragmenter et la société se tribalise selon des lignes néolibérales. Mais cette diversité postmoderne - les "minorités sexuelles" en premier lieu - est un artifice. La fausse diversité ne résistera pas à l'assaut des vraies "tribus", celles organisées selon des critères ethniques et religieux (et non sociologiques). La tribu qui connaît la croissance la plus rapide, souligne Faye, est l'islam. 

Quelle est la recette officielle ? Nous ne le connaissons que trop bien: égalité devant la loi, tolérance, laïcité, "la diversité est notre force", etc. En d'autres termes: le recours à des valeurs abstraites qui cimentent la coexistence. La prospérité individuelle et le culte de la consommation sont censés faire le reste. Mais cela cache une vérité essentielle : il n'y a pas de "valeurs" si elles ne sont pas sous-tendues par un sentiment d'appartenance commune, une conscience nationale, une culture. Si tout ce qui nous lie est une promesse de consommation illimitée, que se passera-t-il lorsque cette promesse ne pourra être tenue ? 

Le temps passe et les masques tombent. Les critiques "conservateurs" posent souvent le bon diagnostic, mais ils s'obstinent à nourrir une illusion: que tout le monde peut être "occidental" s'il le veut, que tout le monde veut être occidental, sans autre horizon que celui de la consommation. C'est un déni de la réalité au sens freudien du terme. Il y a des années, l'essayiste espagnol Álvaro Delgado-Gal écrivait: "la terrible notion d'un ennemi mortel entre les formes de vie bouche l'horizon. Elle nous laisse littéralement abasourdis et stupéfaits (...) Les Occidentaux aiment à penser que leurs ennemis acharnés sont victimes d'un malentendu. Mais la douleur finira par les éveiller à la réalité" [15].  

Discours de haine ? En lisant Faye, il faut souligner qu'il n'y a aucun appel à la haine, aucun dénigrement des ethnies ou des croyances, mais une froide observation éthologique. Nous ne devons dénier à l'ennemi ni sa noblesse ni sa cohérence humaine", souligne Faye, "il ne fait qu'occuper le terrain que les autres abandonnent". L'avenir sera plus archaïque, c'est-à-dire plus humain au sens éthologique du terme, que le passé récent.

Un autre scénario est-il possible ? Faye appelle ça une "symphonie espagnole". De la résistance à la reconquête.

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Métapolitique de la fin-de-siècle

Que faire des trompettes de l'apocalypse ? Que faire de Guillaume Faye et de sa "convergence des catastrophes" ?

La "fin du monde" est à la mode. Le catastrophisme climatique et la crise du COVID n'ont fait qu'accélérer cette vague de pessimisme. Avec sa théorie de la convergence des catastrophes, Guillaume Faye anticipe un débat qui, dix ans plus tard, s'installera en France sous le nom de "collapsologie" ou "science des effondrements". L'idée, promue par les chercheurs Pablo Servigne et Raphaël Stevens, est d'agréger toutes les données fiables sur l'évolution des écosystèmes terrestres afin d'anticiper les catastrophes (16). Leur champ de vision est élargi en intégrant la théorie dite de la "complexité", qui étudie les vulnérabilités systémiques résultant de l'interaction de différents facteurs.  Cette théorie nous dit que plus une société devient complexe, plus elle devient vulnérable. À cet égard, le passé regorge d'exemples. 

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Appliquant la "théorie de la complexité" à l'histoire, l'anthropologue américain Joseph Tainter a étudié - dans un ouvrage désormais classique - l'effondrement de l'Empire romain, de la civilisation maya et de la civilisation Chaco, entre autres (17). Plus récemment, le biologiste évolutionniste Jared Diamond a développé cette analyse dans un livre à succès (18). De son côté, l'historien américain Eric H. Cline souligne qu'à l'âge du bronze tardif, il existait déjà "un système mondialisé avec de multiples civilisations en interaction, partiellement dépendantes les unes des autres (...) Les parallèles - ou comparaisons - entre cette époque et la nôtre peuvent être intrigants". L'effondrement final de cette époque s'est produit vers 1177 avant J.-C. (19). Eric H. Cline écrit qu'en travaillant à la révision de son livre (2020), il a été frappé par un titre du Guardian : "L'humanité est menacée par une tempête de crise parfaite". Selon une enquête menée auprès de 22 scientifiques de 52 pays", écrit la journaliste scientifique Fiona Harvey, "la combinaison d'une série d'urgences (pénurie d'eau, changement climatique, disparition d'espèces, crise de la production alimentaire) pourrait culminer en une "tempête parfaite" qui engloutirait l'ensemble de l'humanité". M. Cline souligne que "la question n'est pas tant de savoir si tout cela peut arriver, mais quand cela arrivera". Quelques mois plus tard, la crise du COVID a éclaté [20].

M00691208018-large.jpgLes estimations de la collapsologie se heurtent à de multiples objections. Par exemple, ceux qui dénoncent les erreurs de calcul dans la corrélation des facteurs. La vulnérabilité - disent ces critiques - coexiste avec la résilience, et les systèmes complexes ont toujours tendance à se rééquilibrer : tout le contraire de ce que disent les collapsologues. Ils sont également accusés de faire un usage sélectif des données, de ne choisir que celles qui soutiennent leur thèse. La pertinence de certaines prévisions est également contestée (par exemple, la controverse sur le changement climatique n'est pas close). Ces objections sont fondées. Mais en tout état de cause, il ne faut pas oublier qu'il n'y a aucune civilisation dans l'histoire qui ne se soit effondrée, et il n'y a aucune raison de croire que la nôtre devrait faire exception. La différence aujourd'hui réside dans le fait que la mondialisation enferme tous les peuples du monde dans un système complexe. Le plus grand danger - selon Nassim N. Taleb, auteur de la célèbre théorie du "cygne noir" - survient lorsque la connectivité est trop importante. Tout événement négatif peut créer une réaction aux conséquences fatales [21]. Selon cette idée, nous vivons à l'ère du plus grand danger. Devons-nous en être obsédés ?

Le thème de la "fin du monde" est aussi vieux que l'humanité. Ceux qui insistent trop sur ce sujet doivent être suspectés. Le catastrophisme véhicule trop souvent une "rage contre le monde" très caractéristique des perdants de l'histoire: la "catastrophe rédemptrice, purificatrice, refondatrice, présente dans les grands récits religieux" (22). Le problème de cette pensée réside dans son caractère anti-politique: "En pariant trop sur la catastrophe, écrit François Bousquet, on l'érige en un absolu indépassable et on la condamne ainsi à n'avoir aucune application pratique". En d'autres termes, l'obsession de l'effondrement réduit à néant le sens de la politique, qui est l'art du possible appliqué aux situations réelles. Les "préparationnistes" (qui attendent une apocalypse qui ne viendra jamais), les accélérationnistes (qui souhaitent que la catastrophe arrive), les moralistes (qui se réfugient dans des modes de vie utopiques): tous sont des exemples extrêmes d'anti-politique. Mais rien n'est écrit dans l'histoire. Même si les scénarios d'Armaggeddon sont possibles, le rôle de la politique est d'essayer de les éviter [23]. Guillaume Faye les connaissait certainement tous.

Guillaume Faye savait sûrement tout cela. Il savait probablement aussi que notre civilisation technologique est trop résiliente, que les connaissances accumulées sont trop importantes, qu'il est très difficile d'envisager - même en cas de cataclysme majeur - une régression de l'ampleur qu'il envisageait (et qu'il prévoyait pour 2010-2025). Même s'il s'est laissé emporter par son imagination, il est étrange qu'à un moment donné, il n'en ait pas eu conscience. Quelle était alors son intention ?

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Apollo reviendra

Grèce, été 1979. Une scène insolite se déroule dans le sanctuaire de Delphes, devant les ruines de la Stoa. Un groupe de jeunes gens, venus de différentes régions d'Europe, prononcent un étrange serment. Le ton est solennel et résolu. "Nous jurons de travailler, de toute notre énergie et de toute notre volonté, à la renaissance de la culture européenne (...). Nous jurons d'être fidèles à la plus longue mémoire pour construire le plus grand avenir (...) par la lyre d'Apollon, dont le chant accompagne nos pas: le Soleil reviendra". La formule n'est pas sans rappeler la dernière prophétie attribuée à la Pythie de Delphes au VIe siècle de notre ère: "Un jour, Apollon reviendra, et ce sera pour toujours". Le jeune Guillaume Faye - l'un des meneurs du groupe - sera marqué par ces mots. La scène - avec sa vague saveur sectaire - illustre une impulsion idéologique qui a pris beaucoup de poids dans la droite radicale de l'époque: le (néo-) paganisme. Le "serment de Delphes", promu par l'association culturelle GRECE (le noyau de la soi-disant "Nouvelle Droite" française), a solennisé l'affiliation culturelle néo-païenne d'une génération de cadres et de militants. C'est le contexte idéologique qui permet d'interpréter la vision post-apocalyptique de Faye, de l'encadrer philosophiquement.

Le "néo-paganisme" de droite a été une grande erreur métapolitique: il n'y a pas de pire "guerre culturelle" que celle qui se réfugie dans des univers parallèles. Dans sa pire version, le néo-paganisme de droite n'était qu'un antichristianisme déguisé, ou un kitsch culturel confinant au folklorisme du plus mauvais goût. Issu d'un milieu très positiviste, Faye s'intéressait à la sociologie, à la philosophie, à l'économie, aux sciences politiques, domaines bien éloignés des aléas ésotériques qu'il méprisait ouvertement. Pourtant, son travail véhicule une attitude clairement païenne. Quel genre de paganisme était-ce ? 

Le paganisme de Guillaume Faye est lié à une tradition classique de scepticisme et de réalisme politique. "Aux yeux de Faye", écrit son ami Robert Steuckers, "le seul paganisme viable est celui qui renoue avec l'antiquité grecque et sa philosophie bien structurée: l'ardeur dynamique d'Héraclite, l'élitisme de Platon, la logique et la rigueur affichées dans la Politique d'Aristote" (24). Un paganisme sobre, rationnel, philosophique, très proche de Thucydide, Machiavel et Nietzsche ; une attitude vitale à des années-lumière de l'"Empire du Bien" post-moderne. Face au normativisme moral qui envahit l'espace politique, le paganisme revendique le "bien" comme ce qui renforce l'individu, comme ce qui facilite à la fois sa survie et celle du groupe, surtout dans les temps de fer et de feu. Dans la vision de Faye, un jour viendra où les fétiches idéologiques d'aujourd'hui - l'idéologie de l'émancipation, de la communication illimitée, du métissage sans limite, des identités fluides - disparaîtront du jour au lendemain dans les poubelles de l'histoire. Le progressisme des Lumières se révèlera alors comme ce qu'il a toujours été: un stade éphémère, une illusion, comme l'ont été en leur temps le libéralisme et le marxisme, avec leur prétention à faire de la rationalité économique la source de toute raison. Nous n'aurons pas un monde pacifié par la déesse Raison, mais la "guerre des dieux" annoncée par Max Weber (La politique comme profession, 1919). Nous n'assisterons pas à la "fin de l'histoire" mais au début d'un nouveau cycle. Les lignes de conflit seront ethno-culturelles, religieuses, territoriales. Le "monde d'hier" perdurera sous la forme d'un mythe: celui d'un "âge d'or" qui aurait précédé l'âge des ténèbres.

Évidemment, il y a toute une épopée dans tout cela, une certaine poésie post-apocalyptique. Ce n'est pas un "intellectuel" mais un "inspirateur" qui parle ici. Ce qui intéresse le plus Faye, ce n'est pas que nous croyions ses pronostics, mais que nous générions une certaine attitude mentale: celle d'un ethos païen. À partir de cette attitude, le pessimisme n'est pas une option, pas plus que le désespoir, mais plutôt un optimisme tragique. "La vie - écrit Faye - est un jeu tragique mais nécessaire ; le "salut" dans la fin de l'histoire et dans la paix perpétuelle ne sont que des illusions" [25]. Faye s'adresse à ses compatriotes européens, les appelant à réagir in extremis, comme ils l'ont fait à d'autres moments de leur histoire. En fin de compte : Amor fati, acceptation résolue du destin. C'est le stoïcisme d'un Marc Aurèle. La préparation à l'Ernstfall dont parlait Carl Schmitt : la manifestation de ce qui est vital et catastrophique.  

"Le terme de catastrophe - écrit Faye - ne doit pas être perçu en termes d'apocalypse, mais de transformation ou de métamorphose (...) Se préparer à la catastrophe et à la renaissance implique de commencer à se transformer de l'intérieur"(26). Dans un ultime rebondissement spenglérien, Faye rend hommage aux conceptions cycliques de l'histoire, celles qui savaient qu'après la fin de la nuit, le soleil revient toujours: Sol Invictus, comme dans l'Iliade, les dieux jouent indifféremment avec le destin des hommes, mais ne les anéantissent jamais complètement. Après tout, que seraient les dieux sans les hommes ?

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Un mythe sorelien

Dans un enregistrement privé qui a circulé il y a des années, Faye a affirmé qu'il n'avait jamais pensé qu'il était possible d'expulser les immigrants d'Europe, que tout cela n'était qu'une blague (un canular) destinée à un public de "mongoliens": des militants d'extrême droite. Implicitement, Faye s'est reconnu comme un producteur de "biens culturels" destinés à un public spécifique. Faye était-il lui-même victime d'un canard radio ? Il a ensuite affirmé qu'il avait simplement joué le jeu de ses interlocuteurs, sachant que l'interview était un piège. Une explication confuse. Avec Faye, on ne sait jamais. Mais franchement, il est difficile de voir ce qu'il recherchait en produisant tous ces "biens culturels" qui ne lui ont apporté aucun gain matériel, et pas mal de désagréments. Que voulait-il vraiment ? Croyait-il à tout ce qu'il disait ?

Guillaume Faye se déclare admirateur de l'antiquité classique et des catégories de la pensée aristotélicienne: modération, expérience et bon sens. C'est pourquoi il est surprenant qu'il ait insisté avec autant de force sur quelque chose d'aussi anti-politique - aussi éloigné de toute modération - que la "convergence des catastrophes". Que faire de ses visions apocalyptiques ? 

gs.jpgOn peut penser que la "convergence des catastrophes" est, avant tout, une provocation. Que ce qu'il visait était de forger un "mythe" mobilisateur, au sens, par exemple, du mythe de la "grève générale révolutionnaire" dans l'œuvre de Georges Sorel. Ce n'est pas pour rien que Sorel lui-même a écrit sur l'importance du mythe apocalyptique pour les premiers chrétiens, un mythe qui les a aidés à supporter la persécution et le martyre. Les mythes politiques mesurent leur importance non pas à leur fausseté ou à leur certitude, mais aux images qu'ils génèrent et inspirent aux gens. En plaçant les Européens face à une épreuve existentielle suprême, Faye les incite à mettre les pieds au mur, à corriger - ici et maintenant - une série de tendances qui laissent présager le pire des avenirs.

Les livres récents de Faye sont décousus. Son langage est clair et parfois ampoulé, plus pour être entendu que pour être lu. Les idées coulent avec éloquence, à la hâte et en rafales. Ce sont les œuvres d'une personne dénuée de vanité. Sans doute aurait-il été capable de produire des textes soignés, de beaux essais. S'il avait adopté une approche académique pour ses premiers textes, il aurait pu s'imposer comme un intellectuel prestigieux. Mais cela n'en valait pas la peine pour lui. Faye n'était pas un penseur du "système" - le genre qui passe sa vie à gloser sur la "doctrine" ou à commenter le "maître". Il était un partisan, un partisan des pistes, pas des dogmes. Il ne voulait pas imposer ses thèses, mais provoquer un débat. Il était un forgeur de concepts, d'idées-force, de provocations. Il procédait par intuition, par approches indirectes, par éclairs. Son objectif : briser la "pensée faible" post-moderne et se concentrer sur les questions essentielles. 

Son intuition la plus retentissante - le mythe qu'il a cherché à forger - est l'archéofuturisme. Son contenu - écrivait-il - "peut sembler idéologiquement criminel aux yeux de l'idéologie hégémonique et au cœur pseudo-virginal des bienpensants. Ils le sont".

Notes de la première partie:

[1] "Le passé est un pays étranger, on y fait les choses différemment". Début du roman de L. P. Hartley, The Go-Between (1953). 

[2] Aaron Bastani, Fully Automated Luxury Communism : A Manifesto. Verso Books 2020. James Bridle, New Dark Age : technology and the End of the Future. Verso Book 2019. Peter Frase, Four Futures : Life after Capitalism. 2016 Verso Book. Murray Bookchin, Post-Scarcity Anarchism, AK Press 2004. 

[3] Romain D'Aspremont, "Archéofuturisme ou droite prométhéenne ?", https://rage-culture.com/archeofuturisme-ou-droite-prometheenne-partie-1/.

[4) Dans l'un de ses canulars les plus célèbres, Faye se rend avec deux amis dans une prestigieuse galerie d'art contemporain, se faisant passer pour un artiste-performeur lituanien, ami du président de cette République. Faye et ses acolytes - inspirés par l'alcool - ont peint vingt tableaux de pénis en érection en une seule journée, qui ont été exposés et vendus à des prix élevés les jours suivants. Un scandale retentissant qui a mis une fois de plus en évidence l'imposture de l'art contemporain.

[5] Pierre-Émile Blairon, "Guillaume Faye, un éveilleur du XXIe siècle", in Guillaume Faye, vérités et hommages. Arktos 2020, p. 123-124. 

[6] "Nous tournons en rond dans la nuit et brûlons dans le feu".

[7] Nous utilisons ici l'édition anglaise : Guillaume Faye, Convergence of Catastrophes. Arktos Media 2012.

[8] Walter Laqueur, Les derniers jours de l'Europe. Epitaph for an old continent, St Martin Press 2007. Christopher Caldwell : Reflections on the Revolution in Europe : Immigration, Islam and the West- Allen Lane 2009. Douglas Murray, The Strange Death of Europe : Immigration, Identity, Islam, Bloomsbury Continuum 2017. Guillaume Faye, La colonisation de l'Europe. Discours vrai sur l'immigration et l'Islam. L'Aencre 2000. Avant-Guerre. Chronique d'un cataclysme annoncé. L'Aencre 2002. 

[9] Jean Rolin, Les Événements(Folio-Gallimard 2016) ; Laurent Obertone, Guerilla, Le Jour où tout s'embrasa(La mécanique générale 2018) ; Franck Poupart, Demain les Barbares. Chroniques du grand effondrement (Amazon 2021). Yvan Riouffol, La guerre civile qui vient (Pierre-Guillaume de Roux 2016). 

[10] Bernard Wicht, Europe Mad Max demain ? Retour à la défense citoyenne, Favre 2013. 

[11] Hans Magnus Enzensberger, La grande migration. Vues sur la guerre civile, Gallimard 1995. 

[12] Eric Werner, L'avant-guerre civile. Le chaos sauvera-t-il le système ? Xenia 2015 (deuxième édition).

[13] Bernard Wicht et Alain Baeriswyl, Citoyen-soldat 2.0. Astrée 94. 

[14] "Enquête sur le tabou de l'immigration. Laurent Obertone enterre le "vivre ensemble". In Éléments por la civilisation européenne n° 174, octobre-novembre 2018, p. 6-9. 

[15] Álvaro Delgado-Gal, "Occidente Ignaro". ABC 10/7/2005.

[16] Alexandre Lacroix, "La fin du monde, vous la voulez comment ?" In Philosophie Magazine n° 136, février 2020. 

[17] Joseph A. Tainter, The Collapse of Complex Societies. Cambridge University Press 1990. 

[18] Jared Diamond, Colapso, Por qué algunos sociedades perduran y otras desaparecen. Debolsillo 2007

[19) Eric H. Cline retient la date symbolique de 1177 avant J.-C. comme date de l'invasion des "peuples de la mer" sur le royaume d'Égypte, qui a marqué le début d'un enchaînement de circonstances qui ont provoqué l'effondrement dramatique de la civilisation de l'époque. 

[20] Eric H. Cline, 1177 B.C., L'année où la civilisation s'est effondrée. Edition révisée et mise à jour 2020. Pp.xv-xvii (introduction). 

[21] Conversation entre N.N. Taleb et B. Avishai. Avishai : "La pandémie n'est pas un cygne noir mais le présage d'un système mondial plus fragile".  New Yorker, avril 2021  

[22] François Bousquet, "Impolitique de la catastophe. La fin du monde, une histoire sans fin". In Éléments pour la civilisation européenne n° 175, décembre-janvier 2019, p. 69-72. 

[23) Si une apocalypse devait se produire - comme le souligne Romain D'Aspremont - elle pourrait plutôt correspondre au sens grec du terme ("Révélation"), comme une révolution scientifique qui nous ouvrirait à de nouvelles perceptions de la nature de notre réalité (l'espace-temps comme illusion, par exemple).

[24] Robert Steuckers, "Adieu, Guillaume Faye, après quarante-quatre ans de lutte commune", in Guillaume Faye, vérités et hommages. Arktos 2020, p.50.

[25] Guillaume Faye, Avant-Guerre. Chronique d'un cataclysme annoncé. Éditions de L'Aencre 2002, p. 303.

[26] Guillaume Faye, Convergence des Catastrophes. Arktos Media 2012, p. 216.


Guillaume Faye et la vision de l'archéofuturisme (II)

Adriano Erriguel

"Dans le monde que je vois, tu traqueras l'élan dans les bois humides du canyon autour des ruines du Rockefeller Center. Tu porteras des vêtements en cuir qui dureront toute ta vie. Vous escaladerez les vignes de kudzu de l'épaisseur d'une poupée qui s'enroulent autour de la Sears Tower. Et quand vous regarderez en bas, vous verrez de minuscules silhouettes écrasant du maïs, des bandes de cerfs suspendues dans la voie vide d'une super-autoroute abandonnée".

12972-gf.jpgCes lignes tirées du film Fight Club - adapté d'un roman de Chuck Palahniuk - expriment un Zeitgeist apocalyptique très actuel. Ils sont une image de l'année zéro, du big bang vers un monde nouveau. Le monde de l'archéofuturisme.

Paradigme ou mythe ?

L'idée de l'"archéofuturisme" peut sembler grotesque au premier abord. Comme dans toute coïncidence des contraires (coincidentia oppositorum), cette idée nécessite une perspective radicale, une perspective de rupture avec l'idéologie hégémonique. La pensée radicale n'est pas nécessairement une pensée "extrémiste" - d'idées fixes et de tranchées doctrinales - mais une remise en question des piliers de l'ordre existant. Une pensée radicale aspire à créer son propre langage, car elle est consciente que les mots - comme l'a souligné Foucault - "sont le fondement des concepts qui sont, en eux-mêmes, l'impulsion sémantique des idées, et ceux-ci forment le moteur des actions. Nommer et décrire, c'est déjà construire" [1]. L'archéofuturisme aspire non seulement à interpréter la réalité, mais aussi à la construire, et a les contours d'un mythe. 

La science politique officielle tourne normalement le dos au mythe. Il sait que les mythes sont au-delà de la démonstration logique, qu'ils sont au-delà du vrai et du faux. C'est pourquoi, plutôt que de prouver leur fausseté, ils tentent de les dépouiller de leur aura. Ils essaient de les déconstruire. Mais les mythes ont une vie difficile. Ils peuvent disparaître pendant un certain temps, mais seulement pour réapparaître sous de nouvelles formes. "Les mythes éclatent généralement à des moments critiques de la vie sociale de l'homme, lorsque les forces rationnelles qui résistent à la résurgence des anciennes conceptions mythiques perdent confiance en elles-mêmes. A ces moments-là, l'occasion du mythe se présente à nouveau" [2]. C'est le moment archéofuturiste. 

Tous les grands mythes reposent sur un couple antithétique : le déclin et le progrès, le civilisateur et le bon sauvage, l'élu et le réprouvé, l'espace et le temps, le vrai et le faux. Le mythe archéofuturiste unit l'archaïque et le futur. Il nous dit que les valeurs "archaïques" - celles que la modernité avait tenté d'éradiquer - reviennent toujours en force. Et il exprime - comme tous les mythes - ce que beaucoup de gens ressentent et désirent sous une forme vague, inconcrète et diffuse. L'archéofuturisme fournit une clé d'interprétation - un paradigme - de l'époque dans laquelle nous vivons. 

Archéofuturisme : signes précurseurs

Pour aborder l'archéofuturisme, il est nécessaire de commencer par une précision sémantique. Le mot "archaïque" vient du grec Arché, qui ne désigne pas quelque chose d'ancien, de vieux ou de périclité, mais signifie à la fois "fondement" et "commencement"; en d'autres termes, "élan fondateur". L'archaïque renvoie à des constantes anthropologiques qui assurent la continuité des communautés humaines, au moins depuis que l'homme a cessé d'être un chasseur-cueilleur. L'archéofuturisme n'est donc pas la formulation d'une nostalgie, d'une idéologie ultra-conservatrice ou d'une pulsion réactionnaire. Est-ce une forme de traditionalisme? Seulement dans la mesure où elle favorise la transmission de valeurs "fondamentales", mais elle considère aussi qu'il y a des traditions qu'il vaut mieux jeter par-dessus bord. L'archéofuturisme n'est pas synonyme de tradition mais de vitalité. Elle ne fait pas appel à un retour du passé, mais à l'émergence de configurations "archaïques" dans un nouveau contexte. "L'archéofuturisme - écrit Faye - est une vision métamorphique du monde. Projetées dans le futur, les valeurs de l'arché sont réactualisées et transfigurées. L'archéofuturisme est aussi une pensée de l'ordre (...) mais selon la vision platonicienne exprimée dans La République : l'ordre n'est pas l'injustice, toute pensée de l'ordre est révolutionnaire, et toute révolution est un retour à la justice de l'ordre" [3].

Des signes précurseurs de l'archéofuturisme ? La révolution iranienne de 1979 a marqué le début d'un nouveau cycle : celui du retour intempestif des valeurs archaïques. L'idole du progrès - l'idée que les valeurs séculaires des Lumières allaient se répandre dans le reste du monde - a été brisée. Un fossé qui n'a fait que se creuser. L'Islam est aujourd'hui un bélier d'archaïsme à l'échelle mondiale ; une religion théocratique, prosélyte et communautaire, contrairement au harakiri théologique de l'Eglise catholique. Ce phénomène est également palpable dans la racialisation des discours culturels, qui prend aujourd'hui la forme postmoderne du wokisme. Le communautarisme ethnique - écrit Faye - injecte une logique archaïque dans le monde postmoderne : "séparation des rôles sexuels, transmission des traditions ethniques et populaires, spiritualité et organisation sacerdotales, hiérarchies sociales visibles et vertébrales, culte des ancêtres, rites de passage et épreuves initiatiques, désindividualisation du mariage - comme affaire de la communauté et des époux - et fin de la confusion entre mariage et érotisme". Spontanément, "les Maghrébins et les Noirs légalement français qui raisonnent en termes d'ethnicité (et non de nationalité) sont des archaïsants sans le savoir" [4]. Ce n'est pas pour rien que le sociologue français Michel Maffesoli a défini la post-modernité comme "la synergie de l'archaïsme et du développement économique". Pour le dire très simplement, la synergie, c'est la multiplication des effets entre l'archaïque (la tribu) et l'Internet" [5].

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D'autres exemples ? Nous assistons à une réémergence du prestige des castes guerrières, bien que sous une forme chaotique et antisociale. A l'heure où l'Etat n'est plus qu'un distributeur d'aides et de subventions - explique le politologue suisse Bernard Wicht - "le capital guerrier des jeunes n'est plus investi dans les institutions étatiques (principalement l'armée) mais tend à migrer vers des activités et des groupes marginaux, où ils trouvent un code de valeurs, une forte discipline, la loyauté envers un leader et d'autres éléments de socialisation similaires" (6). L'aura sociale de certaines organisations criminelles, des djihadistes et des groupes extrémistes de toutes sortes sont des exemples de cette pulsion tribale de violence qui ne trouve aujourd'hui d'autre forme d'expansion que le recours à la marginalité. Mais c'est dans le domaine de la géopolitique que l'on assiste à un retour des pulsions archaïques par la grande porte. 

Règles de survie

Lorsque Huntington a proposé le paradigme du "choc des civilisations" (en 1993), il décrivait déjà, sans le nommer, le monde archéofuturiste. Après le mirage de la "fin de l'histoire", les tensions idéologiques de la guerre froide ont été remplacées par la rivalité séculaire entre blocs ethnoculturels, par une course aux territoires et aux ressources. En effet, l'essence de l'histoire n'est pas une lutte d'idéologies ou une lutte des classes - comme on l'a cru au XXe siècle - mais "la lutte multiforme des peuples - contestataires ou non - sous les angles superposés de l'ethnicité, de la religion, de la territorialité et de l'économie" (7). Le défi religieux de l'Islam ; les batailles pour les ressources agricoles, pétrolières, minérales et halieutiques ; le conflit Nord-Sud ; la ruée migratoire vers l'hémisphère nord ; la rivalité géostratégique dans l'Arctique ; la pollution de la planète ; le choc entre les désirs de l'idéologie du développement et les réalités physiques : autant de questions immémoriales qui laissent les débats quasi théologiques des 19e et 20e siècles insignifiants. La prolifération de leaderships forts - Russie, Chine, Turquie, Inde, Amérique (Trump), pays de Visegrad - témoigne de cette nécessité de penser en termes stratégiques et à long terme, au-delà du court-termisme des politiciens libéraux. 

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L'archaïsme n'est pas d'hier mais de toujours, et il a plus d'avenir que l'idéologie progressiste. Le philosophe français Raymond Ruyer (photo, ci-dessus) expliquait dans les années 1970 que les peuples "religieux" l'emporteront sur les peuples "émancipés", et les empires "vénérateurs" sur les démocraties libérales. Sans surprise, les acteurs et les institutions des premiers sont orientés vers la durée dans le temps, tandis que les seconds sont orientés vers l'utilité quotidienne et immédiate. Mais la vie complexe des êtres vivants - rappelle Ruyer - est au service de la reproduction, et ce qui est vrai pour une plante ou un animal l'est aussi pour les sociétés humaines. Un peuple obsédé par son confort et sa préservation plutôt que par sa reproduction "n'est rien d'autre qu'une multitude ("population") sur le chemin de la destruction ; un peuple assassiné ou suicidaire". Assurer la reproduction est la première règle de survie, une règle qui se moque des idéologies, des morales et des "anti-morales" contemporaines. Les valeurs archaïques découlent de cet impératif de sélection naturelle qui sera toujours plus fort que les sélections - ou anti-sélections - artificielles ; en d'autres termes, les questions soulevées par Darwin et Malthus l'emporteront sur toutes les autres idéologies qui finissent en "ismes" [8].

Guillaume Faye écrit : "la parenthèse des 19e et 20e siècles se referme, et après les hallucinations de l'égalitarisme - qui ont plongé le monde dans la catastrophe - l'humanité revient à des valeurs archaïques, c'est-à-dire biologiques et humaines au sens anthropologique. Les valeurs archaïques "sont justes - au sens des Grecs anciens - parce qu'elles prennent l'homme pour ce qu'il est : un zoon politikon ("animal social intégré dans une cité communautaire") et non pour ce qu'il n'est pas : un atome asexué et isolé doté de pseudo-droits universels et imprescriptibles. Les valeurs anti-individualistes permettent l'épanouissement personnel, la solidarité active et la paix sociale, là où l'individualisme pseudo-émancipateur des doctrines égalitaristes ne mène qu'à la loi de la jungle" [9]. Pas étonnant que, expulsé par la porte, l'archaïsme rentre par la fenêtre. 

Archaofuturisme et Islam 

9782246674313-200x303-1.jpgDans un brillant essai publié en 2005, l'islamologue française Martine Gozlan s'interrogeait sur le "désir d'islam" qui semble triompher chez tant d'individus éduqués et tant de jeunes occidentaux en crise d'identité [10]. Un exemple anecdotique: il est curieux que le port du voile prenne une patine libératrice dans le discours de certaines féministes. Ils semblent désireux de disculper l'Islam de toute charge patriarcale, au nom de la lutte contre le "mâle blanc colonial et raciste". L'idéologie décoloniale, avec sa mascarade académico-foucaldienne, se consolide comme un alibi (plus ou moins conscient) à ce "désir d'islam" qui se niche dans le cœur de tant de progressistes, et qui semble véhiculer un désir de soumission non avoué [11]. Un phénomène qui se prête à une analyse quelque part entre le freudisme et l'archéofuturisme.  Martine Gozlan note que le "désir d'islam" répond au "sentiment d'immersion" qu'il procure, à ce "désir d'appartenance" que nos sociétés désenchantées et nihilistes ne parviennent pas à satisfaire. Une réponse, en somme, au déficit d'archaïsme dans les sociétés post-modernes. 

L'Islam est une force archéofuturiste, dit Guillaume Faye. "Comprendre l'islam", écrit-il, "c'est admettre son pouvoir historique, fondé sur des siècles d'intimidation et de conquête" [12]. Contrairement à ceux qui le méprisent en le qualifiant d'"archaïque" et de "rétrograde", Faye affirme qu'il n'y a rien de méprisable dans l'islam, mais beaucoup de choses dangereuses. Ce qui pour certains sont des défauts sont pour Faye les qualités qui la rendent forte, du moins pour le moment. L'Islam se radicalise, et cette radicalisation n'est pas un extrémisme mais un retour aux sources. Il existe certes des musulmans "modérés", mais ils donnent l'impression de prôner une religion réformée, interprétative, européanisée, en rupture philosophique avec la majorité de l'umma. Nous devons leur souhaiter bonne chance, mais l'Islam dans son ensemble est autre chose. Contrairement aux illusions des progressistes occidentaux, "l'islam s'est engagé dans un vaste mouvement de désoccidentalisation des esprits et des modes de vie. C'est l'inverse du mouvement qui a eu lieu tout au long du 20ème siècle". Mais les élites occidentales entretiennent un esprit d'apaisement, qui rappelle celui des démocraties face au nazisme dans les années 1930.

Comme dans une loi pendulaire du développement historique, les valeurs archaïques sont de retour. L'alternative - pour Faye - est la suivante : soit laisser l'Islam les imposer à l'Europe (ce qui se produit déjà subrepticement), soit laisser les Européens se les imposer à eux-mêmes, en s'appuyant sur leur propre bagage culturel. Une partie décisive est sur le point de se jouer et les Européens ne sont pas au mieux de leur forme. Le déclin démographique mis à part, leur principale faiblesse réside dans un état avancé de ramollissement et de crétinisation de l'esprit. Le diagnostic de Faye ne pardonne pas. L'archéofuturisme est sa thérapie de choc [14].

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Dé-virilisation 

Nous vivons sous la dictature du superflu. Le charabia idéologique masque les vrais problèmes. Le système promeut une panoplie de mesures symboliques qui touchent de très petites couches de la population, mais qui captent le bruit des médias et l'attention du public. C'est le dernier recours d'un système privé d'idées, épuisé de propositions, qui ne peut compter que sur la sidération collective pour masquer sa vacuité. Quelle meilleure forme de sidération que de placer les questions de l'ombre au centre du débat public ? Les "guerres culturelles" de la gauche postmoderne ont une fonction : imprégner les imbéciles d'un sens de la mission, leur donner l'impression d'être de dangereux subversifs, les aider à monopoliser le centre du débat. Mais les pseudo-réformes progressistes et le charabia culturel des universités anglo-saxonnes disparaîtront dans les égouts, lorsque les vraies questions déborderont. Viendra alors ce que les polémologues appellent "le point de rupture", le moment où tout se rejoint à un moment critique. L'avenir appartiendra alors à ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, à ceux qui soulèvent les vraies questions. 

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Quels sont les "vrais problèmes" ? Parmi les "lignes de catastrophe" identifiées par Faye, il y a tout d'abord ce qu'il appelle "la cancérisation du tissu social européen". Il s'agit de facteurs tels que l'échec de la société multiraciale, la métamorphose ethno-anthropologique de l'Europe (en raison des politiques migratoires), le retour de la pauvreté, l'augmentation de la criminalité et de la consommation de drogues, la dissolution des structures familiales, le déclin de l'éducation et de la qualité des programmes scolaires, la disparition de la culture populaire, l'imbroglio audiovisuel, le manque de transmission des disciplines sociales et la corruption politique endémique.

Tout cela dans le cadre d'un modèle fiscal extractif et d'un système de surveillance généralisée qui - comme le souligne l'essayiste français Guillaume Travers - n'est rien d'autre que le stade ultime du libéralisme (15). Petit à petit, une société de plus en plus égoïste et sauvage se dessine, de plus en plus infantile et primitive, droguée par le sirop de la morale empathique, angélique et pseudo-humaniste. Il s'agit, en somme, d'un processus de décivilisation (Renaud Camus) qui continuera - s'il n'y a pas de changements majeurs - à atteindre un point de rupture.

Un aspect non négligeable de "l'adoucissement de l'esprit" évoqué plus haut est ce que Guillaume Faye appelle "la féminisation et la dévirilisation de la société". Ce phénomène a déjà été dépeint par une série de penseurs tous plus maudits et sulfureux les uns que les autres (Philippe Muray, Alain Soral, Eric Zemmour).  Pour le philosophe Peter Sloterdijk, la féminisation de la société "va de pair avec l'évolution du système politique vers la primauté des fonctions thérapeutiques" [16]. C'est parfaitement logique : dans une société de plus en plus infantilisée et violente, il est normal que le pouvoir prenne la forme soit d'une nourrice maternelle et empathique, soit d'un souverain strict et castrateur.

Il faut préciser que la féminisation de la société n'est pas le résultat de l'accès des femmes aux postes de pouvoir, ni des progrès de l'homosexualité, mais de la dévirilisation des hommes. Cette féminisation est en réalité une caricature des valeurs féminines, et consiste en la promotion hypocrite des valeurs de fragilité, de tolérance, d'émotivité et d'empathie, avec le culte de la "victime" comme couronnement de l'idéologie post-moderniste. Les ateliers sur les "nouvelles masculinités" et la lutte contre la "masculinité toxique" témoignent du fait que la dévirilisation devient une véritable politique d'État. La féminisation est une domestication idéologique qui promeut une pensée "intuitive", empathique et psychologisante, basée sur les sentiments individuels, dépourvue de vision collective, visant à nourrir la confiance dans les vertus balsamiques du système. Curieusement - et c'est là le poison caché de l'archaïsme - tout cela s'accompagne d'une résignation (voire d'une fascination non avouée) face aux attitudes machistes et testostéroniques de nombreux migrants extra-européens, souvent pratiquants d'une religion virile s'il en est. Il est compréhensible qu'ils ne veuillent pas s'intégrer dans un système où les hommes deviennent fluides et les femmes plus masculines que les hommes. Dé-virilisation, ethno-masochisme et xénophilie : les trois grumeaux mentaux qui annoncent la mort de l'Europe. 

Guillaume Faye écrit: "Les Européens n'ont jamais été aussi peu préparés à l'approche des tempêtes: envahis, dévirilisés, physiquement et moralement désarmés, prisonniers d'une culture de l'insignifiance et de la culpabilité masochiste. Les Européens n'ont jamais été aussi faibles qu'en ce moment, alors que la grande menace se profile à l'horizon". 

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Un monde hyper-technologique et inégalitaire

Nous avons souligné plus haut que l'archéofuturisme n'est pas une perspective rétrograde. Une caractéristique constante de la mentalité européenne - écrit Faye - est son rejet de tout ce qui est immobilisant. L'Europe est "faustienne" (Spengler), c'est une création et une invention incessantes, c'est un élan inépuisable vers de nouvelles formes de civilisation. Le fond culturel européen est aventureux, volontariste, transformateur, une mentalité de projets et de représentations anticipatrices du futur. "Quelle est l'essence du futurisme ? Celle de tracer l'architecture du futur, pas celle de faire table rase du passé. Le futurisme, c'est penser la civilisation comme une œuvre en mouvement" [17]. Mais le futurisme comporte un danger : celui de donner lieu à des dérives utopiques. C'est l'idée progressiste du "changement pour le changement", c'est l'hybris de l'absence de limites, qui s'avère finalement suicidaire.  "Le futurisme", conclut Faye, "doit donc être modéré par l'archaïsme ; en d'autres termes, l'archaïsme doit purifier le futurisme" [18]. On peut aussi penser à l'inverse : le futurisme doit purifier l'archaïsme. Il ne peut y avoir de place en Europe pour les normes archaïques qui sapent l'égalité juridique (comme celles qui subordonnent les femmes aux hommes), ni pour celles qui suppriment les libertés fondamentales de l'individu. L'égalité devant la loi et les libertés individuelles sont aussi des règles de survie de la communauté, clés des sociétés créatives et compétitives de l'Occident. L'archéofuturisme européen exige une voie qui lui est propre.

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L'archéofuturisme est une pensée du concret. Dans ses livres, Guillaume Faye déballe une batterie de propositions pour donner chair à l'idée, pour l'appliquer aux défis de la civilisation européenne. Il y a un peu de tout dans ce brainstorming : des intuitions suggestives et des spéculations risquées, des approches raisonnables et des divagations chimériques. Dans sa vision de la "convergence des catastrophes", Faye tombe dans une sorte de déterminisme. Il ne tient pas compte du fait que, si une crise économique majeure est hautement probable, le capitalisme est après tout construit sur des cycles de croissance, de crise et de dépression (les cycles de Kondratiev et la "destruction créatrice" de Schumpeter). Elle déprécie également la capacité des avancées technologiques à contrer les limites physiques de la croissance. En cela, il est incohérent, étant donné son exaltation enthousiaste de la techno-science. Faye s'insurge contre la "technophobie" qui affecte historiquement la pensée de droite. Dans ce domaine, il avait des idées brillantes.

L'expansion des hypertechnologies - selon Faye - ne nous conduit pas vers un monde plus égalitaire, mais vers des modèles sociaux plus archaïques et hiérarchiques. Il écrivait cela en 1998, à l'apogée de l'ère optimiste des idéologues de l'internet. Aujourd'hui, nous pouvons déjà constater que les technologies conduisent non seulement à une "démocratisation de la connaissance", mais aussi à des formes spécifiques d'aliénation, voire à une brutalisation généralisée. En revanche, une véritable éducation de qualité est de plus en plus inaccessible pour les gens ordinaires. Dans le monde hyper-technologique, les personnes ayant les "blocs d'élite" les plus forts et les mieux sélectionnés et les masses les plus organiquement intégrées gagneront. La concurrence technologique et la guerre pour les ressources rares favoriseront les sociétés les plus traditionnelles et holistiques, celles capables de produire en masse des produits de haute technologie comme tremplin vers l'innovation. N'est-ce pas déjà le cas en Chine ? Dans tous les cas, il faudra se libérer de l'orgueil de la modernité : de cette illusion égalitaire qui distribue titres et diplômes et fait croire à chacun qu'il peut s'élever au sommet. Cependant, les jours de cette illusion sont comptés. La nouvelle ère numérique va accélérer le processus. A ce stade, nous entrons pleinement dans "l'utopie d'extrême-droite" de Guillaume Faye. 

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"Le monde que voit Faye est un monde de grands États, d'empires qui englobent les grandes régions de la civilisation. Après la catastrophe, la science et la technologie n'auront d'autre choix que d'être confinées à certaines zones géographiques, abandonnant le rêve égalitaire d'une civilisation universelle. Les élites de ces empires "bénéficieraient de toutes les technologies hypermodernes et les utiliseraient comme instruments pour établir une puissance planétaire indestructible. Le reste de la population renouera avec la terre, aura un mode de vie agraire et développera une culture populaire, stable et éternelle. L'archéofuturisme est donc archaïque, agraire et écologique pour la grande masse des gens, et hyper-technique et futuriste pour les élites" (Robert Steuckers) [19]. Une vision brutale d'une humanité à deux vitesses, qui contraste avec la vision alternative - également inquiétante - d'une société de consommation illimitée pour 10 milliards de personnes dans le monde.

Rêves pour certains, cauchemars pour d'autres.

Du côté des Titans

Guillaume Faye ouvre une porte qui passe rarement par la pensée "de droite", et le fait avec un coup de pied. La droite doit penser techno-science: cette "alliance infernale" entre informatique et biologie, biotechnologie et biogénétique. Un monde qui est à notre porte et qui entraînera une impuissance éthique sans précédent, aux effets dévastateurs. C'est cette réalité qui mettra fin à la modernité (et non le post-modernisme bon marché des universités anglo-saxonnes). La communauté scientifique est désormais prise dans un dilemme : aller jusqu'au bout ou céder au "terrorisme intellectuel de l'égalitarisme", qui cherche à maintenir "les mythes canoniques de la religion des droits de l'homme, comme celui de l'égalité génétique des groupes humains". La cartographie complète du génome humain a annoncé la démolition de ces mythes il y a plusieurs décennies. Pour résister au choc global de la génétique du futur, écrit Faye, "il faudra une mentalité archaïque" [20]. La science et la technologie sont pour lui les alliées de l'archaïsme.

La méditation sur la technologie est le cœur même de la conception archéofuturiste. Dans une étude éblouissante sur Heidegger - publiée en 1982 - Faye a offert une réinterprétation originale du maître de la Forêt-Noire, généralement considéré comme un penseur peu enclin à la technique. Il y a écrit : 

"C'est par un projet fier et assumé d'un monde hyper-technifié - et non par une régression vers une civilisation non-technique - que l'Europe, pour Heidegger, redonnera un sens à son existence historique. Une spiritualité immanente prendra alors le relais d'une spiritualité transcendante, devenue impossible dans la mesure où elle est épuisée". Faye croit avoir décelé un moyen de réintroduire la technique - de manière positive - dans le système de Heidegger [21]: "la science au service de la technique : cette dernière constitue un destin historique dont l'objet n'est pas la connaissance, mais l'action". L'essence de la technologie révèle une caractéristique historique de la civilisation européenne: la maîtrise est plus importante que la connaissance". Selon cette interprétation, la technologie entraînerait un réenchantement du monde et un dépassement du nihilisme: "au monde désespérant de l'humanisme rationnel, Heidegger oppose l'avènement, au cœur de la science moderne, du sacré (das Heilige)". Comme le soulignait Hölderlin: "là où il y a du danger (dans la technique), il y a aussi ce qui sauve" [22]. Une interprétation de Heidegger qui n'est peut-être pas philologiquement correcte, mais qui est pleinement cohérente, et qui contient potentiellement toute la conception de l'archéofuturisme.

Guillaume Faye a franchi un seuil que d'autres, de "droite", ont depuis suivi. Évidemment, ce seuil mène à un abîme. Pour la première fois de son histoire, l'humanité a accès aux moyens de se transformer en tant qu'espèce. Les risques sont immenses. Celles de la réification des personnes - à travers, par exemple, la création de brevets sur les êtres humains - en font partie, surtout dans un système qui n'est mû que par la logique de l'argent. C'est un débat difficile et immense, surtout pour les familles de pensée fondées sur une tradition religieuse. Mais qu'on le veuille ou non, la question "biopolitique" est déjà au cœur du débat idéologique. Il serait souhaitable de l'aborder au-delà des jugements sommaires et des admonestations sentencieuses. L'essayiste Romain d'Aspremont - également très critique à l'égard de Faye - prône un "droit prométhéen" résolument engagé dans le génie génétique. Le transhumanisme ne peut être arrêté", écrit-il, "et ce seront les pays les plus audacieux qui en prendront le contrôle, laissant derrière eux les plus timorés et les plus conservateurs" (23).

Un autre intellectuel de droite, Julien Rochedy, affirme que " la clé du transhumanisme réside avant tout dans le sens dans lequel l'humanité doit l'utiliser, plutôt que dans la question de savoir s'il faut l'interdire ou non (...) Si la pensée traditionaliste ne lui donne pas ce sens, si elle échappe au débat et ferme les yeux, ce seront des individus aux instincts médiocres qui se le procureront, des apprentis sorciers aux instincts médiocres" (24). Le débat est lancé sur un terrain - celui de la droite dissidente - qui n'était a priori pas très fertile. 

Des objections importantes sont soulevées dans ce débat. À propos de l'archéofuturisme, Alain de Benoist écrivait: "il est frappant de constater que la seule chose que l'on puisse opposer à l'époque actuelle est une intensification de toutes ses tendances: plus de volonté de domination ; plus de frénésie technologique ; plus d'exclusion ; plus de fuite en avant". Un processus accéléré avec tous les ingrédients de l'autodestruction. Prométhée contre Zeus ; prendre le parti des Titans" [25].

Mettre fin au conservatisme 

Guillaume Faye oblige le lecteur à changer constamment de registre. On ne sait pas très bien ce qu'il est : un visionnaire, un prophète, un pamphlétaire, un journaliste, un philosophe social ou un auteur de science-fiction. Avec son talent pour la formule et la synthèse, il est capable de glisser, en une seule phrase, une leçon complète de philosophie politique. Il est peut-être l'inventeur d'un nouveau genre: la fan-science politique. Il est facile de le rejeter comme un droitier éclairé, ou comme l'idéologue d'une utopie sinistre. Mais c'est une fausse fermeture, car les stigmates ne sont pas des arguments. Indifférentes aux condamnations morales, les idées maudites continuent leur course. Que faire des idées et des visions de Guillaume Faye?

Comme c'est souvent le cas en science-fiction, Guillaume Faye a travaillé avec la matière à partir de laquelle les mythes sont forgés. Ayant rompu ses amarres avec la pensée conventionnelle, Faye a formulé un diptyque - la "convergence des catastrophes" et l'"archéofuturisme" - qui est mal assemblé et dans lequel les contradictions abondent. De plus, son exaltation de la techno-science est idéaliste et accélérée. Il est inutile de chercher une réflexion sérieuse sur les dangers du transhumanisme. Mais il faut toujours s'attendre à des incohérences de la part des artistes. Qui se soucie du fait que la chronologie d'Orwell dans 1984 était fausse, ou que l'"État mondial" prophétisé par Huxley ne se réalisera jamais? Cela n'enlève rien à la nature prémonitoire de ses visions, dont beaucoup se réalisent avec une précision étonnante. Les visions de Faye peuvent sembler absurdes, parfois délirantes, mais elles sont pleines d'intuitions valables et de vérités dures. "Les choses doivent être dites une fois pour toutes", a-t-il écrit, "car il n'y a pas de temps à perdre". Faye dit tout ce que presque personne d'autre n'ose dire aujourd'hui - y compris ceux qui se présentent comme "politiquement incorrects" - et le fait sans euphémisme ni complaisance. Les dogmes de l'idéologie occidentale sont décortiqués comme une collection d'absurdités pieuses, comme une propagande intimidante face à la nature et à la vie. Universalisme, égalitarisme, pacifisme, multiculturalisme, théorie du genre, métissage, déconstruction, postmodernisme... Faye ne fait pas de prisonniers. Quelques conclusions peuvent être tirées de ce feu de joie purificateur. 

D'abord, que les illusions politiquement correctes devront céder la place, à plus ou moins brève échéance, à une série de réalités primordiales. Un test de réalité attend ce modèle économique, social et culturel qui se croyait à l'abri du vent de l'histoire, comme s'il pouvait marcher sur l'eau. Mais l'histoire n'est pas un long fleuve tranquille, mais un courant tumultueux prêt à déborder dans une direction ou une autre.

Deuxièmement, l'intuition que l'archaïsme est toujours à l'affût et revient tôt ou tard en force. Civilisation et archaïsme entretiennent une sorte de relation dialectique. Ce que nous gagnons en civilisation - en maximisant le confort individuel - nous le payons en instincts de survie fondamentaux, y compris l'instinct de reproduction. Mais comme l'a souligné Raymond Ruyer, la nature est instinctive, non hédoniste. Seul l'instinct - et non le "désir" - est "naturel" au sens strict. C'est pourquoi toutes les civilisations, dans la mesure où elles privilégient la raison calculatrice, sont en un certain sens "dysgéniques" (elles contredisent les schémas de la sélection naturelle) et sont en un certain sens "suicidaires". Il y a alors un moment de rééquilibrage - le retour de l'archaïsme - qui pourrait bien être une "invasion des barbares". Guillaume Faye propose de ne pas attendre les barbares. Les Européens - souligne-t-il - doivent se tourner vers leur fond ancestral, le métamorphoser et le projeter dans l'avenir.

Troisièmement, Faye - qui se trouve être "de droite" - propose de faire table rase des grandes familles de droite: "traditionalistes", "réactionnaires" et "conservateurs". Surtout ces derniers. Se proclamer "conservateur" dénote, dès le départ, une attitude médiocre. Toute personne qui n'a que le désir de "conserver" mérite de perdre pour cette seule raison. La vie est une invention, un défi, un saut dans l'inconnu. Dans le domaine culturel, c'est presque toujours la gauche qui innove - bien que dans des directions désastreuses - et les conservateurs se contentent de suivre, généralement au ralenti. L'éternelle dynamique du conservatisme: le "progressiste" d'aujourd'hui sera le "conservateur" de demain. Le conservateur est un progressiste à effet retard. Comme le disait Chesterton, "l'occupation des progressistes est de faire des erreurs, et l'occupation des conservateurs est de les empêcher d'être corrigées". Être conservateur - a écrit Michael Oakeshott - est "une façon de nous accommoder aux changements et aux activités qui sont imposés à tous les hommes" [26]. Y a-t-il une plus grande déclaration de passivité? Une question d'adaptation, donc. Aucune philosophie politique ne s'enorgueillit d'autant de blasons dorés que le conservatisme: une philosophie d'éminents doctrinaires et de polémistes étincelants, à déguster dans la chaleur d'une cheminée en fumant une pipe et en étant vêtu de tweed. Mais le paysage extérieur n'est pas celui d'une paisible campagne anglaise, mais un paysage post-industriel sous les pluies acides, avec des gangs ethniques qui se bousculent pour le territoire. C'est le monde de l'archéofuturisme. 

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D'un autre point de vue, l'archéofuturisme pourrait être considéré comme une radicalisation des "conservateurs-révolutionnaires" du XXe siècle, ceux qui, plutôt que de "conserver", voulaient transformer les valeurs ancestrales en une synthèse révolutionnaire. 

En définitive - et malgré ses sinistres prédictions - Guillaume Faye n'était pas un pessimiste, bien au contraire. Il est diamétralement opposé, par exemple, au fatalisme de Michel Onfray, qui prétend que les jours de la civilisation occidentale sont comptés, que le "judéo-christianisme" ne survivra pas à la menace islamique et qu'il ne reste plus qu'à "disparaître avec style et élégance" [27]. Bien au contraire : l'archéofuturisme est un cri d'insurrection contre la fatalité, un appel à la confiance: en la Providence, en la Fortuna romaine, en la Moira grecque. L'archéofuturisme est conscient que, finalement, l'histoire est tragique et incertaine, que les mouvements sociaux ne sont pas rationnels et que la volonté humaine peut pousser l'histoire dans de multiples directions. Guillaume Faye avait une confiance absolue dans la capacité de réaction de l'homme européen. Mais nous n'en sommes pas encore là. L'homme européen est trop attaché aux biens de la civilisation, trop bourgeois, trop mou. Ce n'est que lorsqu'il n'aura presque plus rien à perdre qu'il réagira. 

Pourquoi lire Guillaume Faye aujourd'hui ? 

Pour le meilleur ou pour le pire, nous vivons un "printemps des idéologies". Populisme, extrême gauche, extrême droite, islamisme, néo-féminisme, wokisme... les visions les plus étranges et les propositions les plus incroyables prolifèrent partout. Ce qui semble clair, c'est que l'ordre d'après-guerre garanti par l'hégémonie américaine appartient au passé, et ne reviendra jamais. Dans ce contexte, écrit le journaliste britannique Aris Roussinos, nous devons accepter l'idée qu'une idéologie émergera tôt ou tard pour succéder à un ordre libéral de plus en plus déconnecté de la réalité. Peut-être une telle idéologie existe-t-elle déjà, tapie dans un obscur secteur marginal (comme le communisme a existé avant de prendre le pouvoir). Il convient donc de garder un œil sur ce qui bouge en marge, là où pourrait se trouver le véritable ferment idéologique du XXIe siècle. Dans cette atmosphère de changement d'époque, "l'existence d'excentriques est cependant largement positive, car elle montre qu'il y a des gens qui réfléchissent sérieusement à ce qui devrait remplacer le cadre intellectuel et politique qui se meurt autour de nous" [28].

Y a-t-il un plus grand excentrique que Guillaume Faye ? Son "archéofuturisme" est présenté comme un mythe, mais avec un contenu extraordinairement politique. Si l'on s'en tient à la littéralité de ses visions, beaucoup d'entre elles paraîtront farfelues et absurdes. Mais le "mythe" qu'ils présentent n'en est pas un du tout, pour ceux qui savent le comprendre. C'est là que résident l'ambiguïté et la puissance du mythe, ainsi que sa capacité à créer un langage qui lui est propre, ce que fait Guillaume Faye. Après tout, la "vérité" peut prendre une multiplicité de formes, et les grands projets sont souvent annoncés sous la forme d'une vision ou d'un mythe [29]. En définitive, les mythes ne sont pas des descriptions des choses, mais l'expression d'une volonté d'agir.

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Pour qui Guillaume Faye écrivait-il ? Principalement pour les jeunes. Il avait déjà annoncé que le système les enfermerait dans une cage: celle des sous-cultures juvéniles, de la fausse rébellion, du cirque des identités [30]. C'est le monde artificiel de "la nouvelle bourgeoisie sauvage, dont l'esprit est limité par le pragmatisme technologique, et dont la sensibilité est émoussée par le contact avec une sous-culture américaine". Et il a écrit :

"Mais l'artifice peut se retourner contre son propre maître. Que les créateurs de fausse jeunesse se méfient : tant qu'il y a des "inspirateurs", tout est possible. Peut-être qu'un jour les jeunes pourront les écouter. Comme le "fleuve de la vie", la jeunesse revient toujours avec chaque nouvelle génération. Et les "inspirateurs" sèment. Pas pour ce monde. Non pas pour cette jeunesse, mais pour la jeunesse à venir" [31].

Guillaume Faye est mort en mars 2019 ; un an avant une catastrophe qu'il avait annoncée: le retour des pandémies. Dans les jours qui ont suivi sa mort, une rumeur surprenante a été lancée. Dans un texte émouvant, l'un de ses amis a rapporté que, durant ses derniers jours, Faye a reçu l'aide spirituelle d'un prêtre dominicain et qu'il est mort - selon les termes de ce dernier - "dans la foi de son enfance et en toute simplicité de cœur" [32]. Certains de ceux qui l'ont connu ont déclaré que cela ne pouvait pas être possible. Un canular posthume ? Avec Guillaume Faye, on ne sait jamais....

Notes de la deuxième partie:

[1] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales, L'Aencre 2011, p. 55.

[2] Ernst Cassirer, Le mythe de l'État (1947). Cité par Manuel García Pelayo dans Los Mitos Políticos. Alianza Editorial 1981, p. 19. 

[3] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales. L'Aencre 2011, p. 73. Le terme grec Archés signifie " commencement/origine " mais aussi " mandat " ou " ordre ", ainsi que la relation nécessaire établie entre les deux termes. En effet, l'"origine" est toujours la source de l'autorité, et elle marque de son empreinte tout ce qui suit. Ce n'est pas pour rien que la notion d'Arché - rappelle le philosophe Baptiste Rappin - est au cœur de tout le système métaphysique conçu par les Grecs anciens. L'Arché est donc la cible principale à détruire par les tenants de l'an-archie, c'est-à-dire par ceux qui prônent une pensée déconstruite, sans origine ni autorité. En tant que revendication de l'Arché, l'archéofuturisme apparaît ainsi comme un ennemi absolu de la pensée postmoderniste et de son idée de déconstruction. (Baptiste Rappin, Abécédaire de la Déconstruction. Les Editions Ovadia 2021, pp. 13-20).   

[4] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales, L'Aencre 2011, pp. 67 et 151.

[5] "Max Weber : entre relativisme et individualisme méthodologique. Entre vista con Michel Maffesoli". Rafael Arriaga Martínez. http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1870-11912012000200006

[6] "Aux armes, citoyens ! L'autodéfense 2.0 selon Bernard Wicht et Alain Baeriswyl". Éléments por la civilisation européennenº 173, août-septembre 2018, p. 69.

[7] Guillaume Faye, Comprendre l'Islam, Éditions Tatanis 2015, p. 277. 

[8] Raymond Ruyer, Les cent prochains siècles : le destin historique de l'homme selon la nouvelle gnose américaine. Fayard 1977. 

[9] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales, L'Aencre 2011, p. 68.

[10] Martine Gozlan, Le désir d'Islam. Grasset 2005. 

[11) En novembre 2021, le Conseil de l'Europe - sancta sanctorum des "valeurs européennes" - a fait l'éloge du port du voile islamique comme symbole de "liberté" dans une campagne publicitaire (bien qu'il ait dû se rétracter partiellement face aux protestations de plusieurs femmes musulmanes). Cette campagne du Conseil de l'Europe - une sinécure bien rémunérée pour des politiciens amortis - illustre la pusillanimité des institutions européennes, qui trouveront toujours un moyen de s'abandonner à des valeurs archaïques lorsqu'elles estiment avoir le dessus. 

[12] Guillaume Faye, Comprendre l'Islam. Éditions Tatamis 2015, p. 10.

[13] Guillaume Faye, Comprendre l'Islam. Dans cet ouvrage, Guillaume Faye décrit la fascination réciproque entre l'islam et le nazisme : culte de la violence guerrière, antijudaïsme, antichristianisme et goût pour une société unidimensionnelle et totalitaire. Contrairement à ceux qui associent le néonazisme à l'islamophobie, Faye rappelle l'islamophilie qui prévaut chez de nombreux néonazis (comme on peut le voir, par exemple, dans les travaux de l'islamologue allemande Sigrid Hunke : The Sun of Allah Shines on the West) et leur utilisation de l'atout pro-palestinien pour attaquer les Juifs. Comme le raconte Albert Speer dans ses mémoires, Hitler a affirmé que l'Islam était "parfaitement adapté au tempérament allemand" en tant que religion "qui glorifie l'héroïsme et ouvre les portes du ciel aux guerriers audacieux" et sous laquelle "les races germaniques auraient conquis le monde". Guillaume Faye a été attaqué par l'extrême droite comme "pro-sioniste".

[14) La vision de Faye de l'Islam est, à long terme, concluante : même si aujourd'hui il navigue à la faveur de l'histoire - écrit-il - il finira par être victime de lui-même : de sa rigidité morale, de son manque de solutions, du fait qu'il se situe en dessous du niveau intellectuel et culturel moyen de l'humanité. Il y aura alors " un mouvement de désaffection, de lassitude, de déception et de révolte (...) son flux sera éphémère et finira par se dessécher dans les sables dont il est issu " (Comprendre l'Islam. Editions Tatamis 2015, pp. 286-287). Cette conclusion semble s'accommoder d'une vision " progressiste " de l'histoire qui, curieusement, serait en contradiction avec les prémisses idéologiques de Faye. D'autre part, son identification de l'islamisme à l'islam est également problématique. Il ne fait aucun doute que l'aversion de Faye pour l'islam européen le fait tomber dans une vision simpliste, dans la mesure où il semble ignorer la pluralité du monde islamique et les réalisations de sa civilisation.

[15] Guillaume Travers, La société de surveillance, stade ultime du libéralisme, La Nouvelle Librairie 2021. Shoshana Zuboff, L'ère du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain à la nouvelle frontière du pouvoir.Profile Books 2019. 

[16] Peter Sloterdijk, interview pour Point (avril 2007). Cité par Guillaume Faye dans Sexe et déviance. Arktos 2011, p. 90-91. 

[17] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales, L'Aencre 2011, p. 69.

[18] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales, L'Aencre 2011, p. 70.

[19] "Guillaume Faye et l'Archéofuturisme". Entretien avec Robert Steuckers, par Philip Stein". En version espagnole: https://www.elinactual.com/p/guillaume-faye-y-el-arqueofuturismo.html

[20] Guillaume Faye, L'Archéofuturisme. Techno-science et retour aux valeurs ancestrales, L'Aencre 2011, p. 108-109.

[21] Robert Steuckers, "Adieu, Guillaume Faye, après quarante-quatre ans de lutte commune", in : Guillaume Faye, Vérités et hommages, Arktos 2020, pp. 52-53. 

[22] Guillaume Faye et Patrick Rizzi, "Pour en finir avec le nihilisme. Lectures de Heidegger". Nouvelle Ecole n° 37, printemps 1982, pp. 12-46. 

[23] Romain D'Aspremont, Penser L'Homme nouveau. Pourquoi la droite perd la bataille des idées.Amazon 2018, p. 235. 

[24] Julien Rochedy, "Penser le transhumanisme à partir de la tradition". Elinactual.com

https://www.elinactual.com/p/blog-page_615.html

[25] Alain de Benoist, Dernière Année. Notes pour conclure le siècle. L'Age d'Homme 2001, p. 183. 

[26] Michael Oakeshott, "On being Conservative", in : Rationalism in politics and other essays.Liberty Fund 1992, p.410. 

[27] Michel Onfray, Décadence : vie et mort de l'Occident, Éditions Paidós 2018.

[28] Aris Roussinos, "L'homme qui a prédit 2020".

https://unherd.com/2020/05/the-man-who-predicted-2020/

[29] Michael O'Meara, "Pourquoi lire Guillaume Faye", in :  Guillaume Faye et la bataille de l'Europe. Arktos 2013, édition Kindle. 

[30] Guillaume Faye, La Nouvelle Société de consommation, Le Labyrinthe 1984,

[31] Guillaume Faye "Les héros sont fatigués". Dans : Alain de Benoist-Guillaume Faye, Les idées de la "Nouvelle Droite". Une réponse au colonialisme culturel, Editions Nouveau Art Thor 1986, p. 324. 

[32] http://www.contre-info.com/la-mort-chretienne-de-guillaume-faye

La condition postmoderne chez Alexandre Douguine

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La condition postmoderne chez Alexandre Douguine

par Luca Leonello Rimbotti

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-condizione-postmoderna-in-alexandr-dugin

La nécessité de donner une réponse à la décadence de l'Europe impose à toute sorte de contre-culture de passer au crible toutes les possibilités offertes par l'histoire, la géographie et la pensée européennes, afin de façonner de nouvelles idées, de nouvelles solutions ou, comme on dit mieux, une "nouvelle synthèse" des valeurs anciennes. L'objectif est de remettre sur pied à tout prix une civilisation qui a été désintégrée de manière presque irréversible par l'hégémonie politique de la "gauche" cosmopolite corrosive. Dans un tel contexte, Alexandre Douguine représente l'un des rares moments idéologiques où la pensée européenne de l'an 2000 a pu se donner une physionomie et un objectif et est désormais en mesure de constituer une alternative qui ne soit pas seulement hypothétique. Avec lui, il s'agit de voir ce qu'il est possible de faire, après que la pensée de l'homme blanc, disons, s'est épuisée en quelques siècles de tension politique continue, atteignant finalement, avec la prédominance actuelle du globalisme des Lumières, la phase finale de la crise de l'Occident, qu'il y a un siècle Spengler signalait avec son pronostic précoce.

À vrai dire, pour Douguine, il s'agit en réalité d'une sortie de l'Occident et de la signification même de l'Occident, rendu méconnaissable et même hostile à une véritable Europe, précisément en raison de son identification désormais totale avec l'atlantisme et les politiques capitalistes-internationalistes. Comme ce fut le cas, il y a plusieurs décennies, dans le processus d'évolution politique qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale, penser l'Europe comme un anti-Occident et comme la reconquête d'un patrimoine autochtone signifie planifier un choc idéologique planétaire, capable de concevoir ce qu'on appelle l'identification : clarifier qui l'on est, donner des contours précis à l'idem, au nous communautaire, et donc, nécessairement, définir ce que l'on n'est pas et n'entend pas devenir.

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Le facteur discriminant à la base de tout raisonnement, et considéré par Douguine comme le fondement d'une nouvelle réappropriation des termes politiques universels, est l'idée de tradition. La tradition, qui est l'identité dans tout son déploiement de forme, de destin et d'histoire, centralise la possibilité d'une emprise culturelle qui désamorce et dépasse les dérives menaçantes de la modernité. La tâche consiste à contrôler cette modernité, à la circonscrire. A la limite, de manière évolutive, de la chevaucher pour la maîtriser et finalement l'apprivoiser. Nous savons que, ce n'est pas un hasard, Evola a été l'un des phares principaux dans la formation de Dugin, ce qui explique aussi le développement même de sa pensée. L'arrivée actuelle à la Quatrième théorie politique, que Douguine envisage comme l'aboutissement d'une prise de possession progressive des motifs idéologiques, a en soi une tendance évolienne, ne serait-ce qu'en référence à la possibilité, que Douguine souligne, de concevoir l'influence sur la réalité en termes d'action. Réalisme, c'est le mot. La "Voie de la main gauche", dirait l'essai, s'impose comme le trait saillant d'un interventionnisme qui ne doit jamais s'abandonner à la phase contemplative, donnant à l'action, à l'incision de la volonté dans la réalité, le sens d'un devoir existentiel.

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Il y a en fait beaucoup d'éléments ontologiques, "existentialistes" et même heideggériens chez Douguine. Par exemple, son acceptation du Dasein comme être-au-monde en qualité de sujets et non d'objets, dans le déploiement d'une volonté de réalisme froid, accroché au logos plutôt qu'au mythos, visant la constitution d'un type humain apte à la lecture de la réalité. Et il y a ceux qui ont parlé, à propos de cette ontologie présente dans la Quatrième théorie politique de Dugini, d'une véritable "anthropologie existentielle". Il faut un homme nouveau, d'un autre calibre que le bourgeois universel, pour pousser la réalité à son maximum de contradiction. Une nouvelle volonté est nécessaire pour plonger notre regard dans les profondeurs et accompagner la post-modernité jusqu'à sa désintégration finale. Favoriser l'avènement du Kali-Yuga, en somme, faire du nihilisme actif, comme Nietzsche l'indiquait déjà, battre les nihilistes du progressisme cosmopolite sur leur propre terrain, en précipitant leur catastrophe. Y a-t-il quelque chose de nouveau dans tout cela ? Ou s'agit-il de mots, d'idées, déjà entendus, de fresques d'époque déjà observées ? Bien sûr, tout a déjà été dit, assimilé, et tout est déjà en circulation depuis un certain temps. Mais je ne pense pas qu'il soit intéressant de faire une nouveauté de l'idéologie anti-monde, et donc de Douguine. Plutôt que la nouveauté, ce qui nous intéresse ici, c'est la vérité, c'est-à-dire le maintien du pérenne.

Mais ce qui est nouveau, en tout cas, et même très nouveau, c'est l'effort fait par Douguine pour maintenir certaines significations liées entre elles, pour éviter qu'elles ne tombent dans la poubelle de l'histoire enterrée par la haine biblique qui éclate toujours dès que certaines valeurs semblent résister. Le communautarisme identitaire traditionnel, greffé sur la préservation du contact avec la terre, le lien qui s'établit entre un grand espace existentiel et la coexistence impériale d'ethnies solidaires: voilà la formule qui va au-delà de la révolution et de la préservation, les fusionnant simplement en une seule formation politique d'opposition à la mondanité défigurée.

Douguine manipule des matériaux anciens, c'est vrai, il travaille avec des archaïsmes, mais il élabore aussi des solutions transgressives par rapport aux formules déjà expérimentées dans le passé. Au-delà du libéralisme (de droite et de gauche), au-delà du communisme et au-delà du fascisme (dans toutes ses déclinaisons internationales), Douguine apprend l'histoire, mais il sait l'utiliser comme une chose vivante dans son traçage du moment de rupture: la " métaphysique du Chaos ", la condition proposée comme terrain sur lequel jouer les possibilités de l'avenir, est remplie d'un esprit combatif et oppositionnel, elle est proposée comme un climax idéologique. La ruine de la post-modernité est acceptée pour ce qu'elle est, et c'est de là qu'il faut repartir pour détourner la marche progressiste et la convertir en son contraire. Il s'agirait d'une opération d'ingénierie politique et sociale pour esprits révolutionnaires, façonnée par le désir de préserver ce qui peut encore palpiter de vie : la solidarité du lignage, la communauté d'histoire, de sol et de destin. Quoi d'autre ? La volonté des semblables de convoquer les semblables.

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Afin d'identifier, il est donc nécessaire de définir, de délimiter, voire de fixer des limites. L'Eurasie est l'espace identifié par Douguine comme essentiel pour une reconquête humaine de l'identité. C'est le destin d'une histoire et d'une famille de peuples et de cultures qui est en jeu. L'empire est le lieu de vie et de développement d'une "anthropologie pluraliste" qui, tout en rejetant l'universalisme catholique-progressiste-libéral, assure la protection d'ethnocultures complémentaires. Dugin, en exposant la philosophie politique de l'Eurasisme, pense au co-partenariat de diverses réalités - essentiellement, la russe et la touranienne - maîtres de leur espace géo-historique macro-continental capable, du point de vue de la grande politique mondiale, d'assurer le rôle antagoniste contre l'empire maritime atlantiste. Comme chacun peut le constater, il se reflète, dans ces cadrages géopolitiques douguiniens, ici à peine esquissés, le travail conceptuel de rivages idéologiques proches de ce qu'on a appelé la Révolution conservatrice, où, avec Schmitt et sa théorie de l'opposition Terre/Mer ou avec Moeller van den Bruck ou les nationaux-bolcheviks, avec leur vision de l'espace russe comme allié d'une Allemagne anti-atlantiste, l'alternative cardinale à la canalisation forcée de l'Europe dans la tenaille libérale de l'Occident démocratique était configurée. En fait, on peut très bien considérer Douguine comme un continuateur, un prolongement, de certaines positions révolutionnaires-conservatrices de l'époque précédant la Seconde Guerre mondiale.

La conjugaison des valeurs, en tout cas, devient une thérapie politique à adapter aux contingences: Douguine, l'ennemi de l'internationalisme et de l'universalisme abstrait, parle le langage concret de ceux qui sont philosophes, mais politiques, qui conçoivent aussi des doses d'eschatologie messianique et d'orthodoxie religieuse, mais bien liées au volontarisme concret d'un certain peuple, d'un groupe de peuples, précis et identifié. Douguine est un Russe, et il traite de la Russie. Il n'élabore pas de recettes universelles, ni ne présente de formules indifférenciées. Il sait où se tourner :

"Pour mon pays, la Russie, la Quatrième théorie politique a une énorme signification pratique. Le peuple russe a presque entièrement rejeté l'idéologie libérale des années 1990, mais il est également clair qu'un retour aux idéologies politiques illibérales du 20e siècle, telles que le communisme ou le fascisme, n'est pas une perspective probable, car ces idéologies ont déjà échoué et se sont révélées indignes du défi que représente l'opposition au libéralisme, sans parler du coût humain du totalitarisme".

L'effort d'identification de Douguine est donc très clair. Il porte la critique de la civilisation mondiale (qui est aujourd'hui le modèle occidental exporté et imposé, et volontairement accepté, et élevé au rang de fonction universelle incontestée) sur le terrain de l'échec du système américain généré par l'optimisme des Quakers et des Lumières. Douguine jette son regard dans le ravin qui sépare les bonnes intentions propagandistes du mondialisme de ses réalisations concrètes, fondées sur la violence et la prévarication et marquées par la vieille barbarie inégalée et pas du tout "libérale". C'est ainsi qu'il souligne "la différence frappante entre le comportement concret des États et des sociétés, fait de guerres, d'oppression, de cruauté et d'accès sauvages de terreur, qui entraînent des troubles psychologiques de plus en plus graves, et les prétentions rationalistes d'une existence harmonieuse, pacifique et éclairée sous la bannière du progrès et du développement".

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Il est clair qu'aller au-delà du libéralisme, du communisme et du fascisme, et proposer une Quatrième Voie de libération des chaînes idéologiques du vingtième siècle, peut signifier réactualiser les héritages éternels de la communauté. C'est ce que Douguine revendique comme le point commun de l'histoire, du sol et du destin. Le dépassement du nationalisme est conçu comme un élargissement à la dimension de l'empire, une réalité qui lie les semblables. Il ne s'agit pas du tout d'une négation de la donnée ethnique, mais de son harmonisation au sein d'une famille politique d'expériences distinctes mais similaires. En bref, c'est l'empire, une structure supranationale qui ne nie pas la nation, mais l'incorpore précisément, mettant un frein, une limite, même psychologique, aux utopies tragiques de l'illimitation universelle.

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Élève dans une certaine mesure de Lev Gumilëv, le patriarche de la géopolitique eurasiste, Douguine échappe néanmoins aux vieilles écoles en chargeant son cadre de contributions plus subversives face à l'ordre mondial: pensons à sa proximité, maintes fois réitérée, avec la galaxie du radicalisme européiste de Thiriart, de Benoist, Steuckers et Mutti. C'est sans doute pour cela que le dosage douguinien entre le nationalisme grand-russe et le pan-touranisme eurasiste constitue l'arme la plus efficace et la plus révolutionnaire au service d'un pluralisme planétaire anti-occidental.

Le protagonisme politique du Cœur de la Terre (le Heartland de l'ancienne géopolitique Mackinder), repensé de façon moderne, n'est rien d'autre que la nouvelle fonction de collaboration et d'intégration entre la Forêt, c'est-à-dire le monde slave, et la Steppe, c'est-à-dire le monde touranien eurasien, qui comprend également des fraternités ethniques solidement et complètement européennes, comme la Finlande et la Hongrie. Cette soudure constitue l'espace impérial auquel Douguine attribue des qualités antagonistes par rapport au projet de globalisme universel. En quête d'amis sur une planète où la lutte pour les ressources devient de plus en plus serrée, dans l'apparition de sujets géopolitiques mondiaux toujours nouveaux, le modèle eurasiste proposé par Douguine, pour tout ce qu'il contient de "gnostique" et d'idéaliste, n'est pas tant une option culturelle parmi d'autres, mais un destin inévitable, si nous ne voulons pas que la diversité succombe dans le chaudron égalitaire.

 

vendredi, 03 décembre 2021

Vers un renouveau du conservatisme ? (Armin Mohler)

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Vers un renouveau du conservatisme ? (Armin Mohler)

 
Dans cette vidéo, nous nous pencherons sur une figure intellectuelle majeure de la « Neue Rechte », la nouvelle droite allemande, à savoir Armin Mohler. Ancien secrétaire de Ernst Jünger et auteur de la première étude sur la « Révolution conservatrice » allemande, Armin Mohler a réfléchi, dès le début de son parcours intellectuel, sur la notion de conservatisme et sur l’usage qu’on peut encore en faire ou non, dans le but d’aider la droite allemande à se renouveler. A partir d’une critique honnête et radicale de la situation des conservateurs modernes, Mohler a ainsi ouvert de nombreuses pistes fécondes à la pensée européenne de droite pour se montrer à la hauteur de son temps.
 
 
Pour en savoir plus sur Armin Mohler : http://www.archiveseroe.eu/mohler-a48...
Numéro 33 (Nominalisme) de Nouvelle École : https://www.revue-elements.com/produi...
Numéro 42 (Archéologie) de Nouvelle École : https://www.revue-elements.com/produi...
 
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- Scriabine : Etude Op. 8 No. 12

mercredi, 01 décembre 2021

Prince Nikolaï Trubetskoy : l'impératif eurasien

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Prince Nikolaï Troubetskoï : l'impératif eurasien

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitica.ru/article/knyaz-nikolay-trubeckoy-evraziyskiy-imperativ

Troubetskoï-homme politique et Troubetskoï-scientifique

Le prince Nikolai Sergueïevitch Troubetskoï (1890 - 1938) est une figure importante de l'histoire de la pensée et de la science russes.

indeNSTlivrex.jpgIl fut surtout la principale figure de l'eurasianisme russe. Troubetskoï a prédéterminé, esquissé et effectivement créé cette orientation fondamentale de la pensée russe, en poursuivant logiquement les traditions des slavophiles, K. Leontiev et N. Danilevsky. Les dispositions de son ouvrage L'Europe et l'humanité, ainsi que sa première publication sous pseudonyme de L'héritage de Gengis Khan ont inspiré une galaxie des meilleurs penseurs de la première vague d'émigration russe, puis sont devenues la principale référence pour le grand historien russe Lev Gumilev, et enfin ont été reprises par les néo-eurasiens de la fin des années 80 du 20ème siècle, qui ont donné à ces principes une vision systématique du monde fondée sur les principes de base de la géopolitique. La Russie actuelle - après avoir surmonté l'effondrement politique et mental des années 1990 - est dans une large mesure le fruit de la mise en œuvre des idées de Troubetskoï.

Dans le domaine de la science, Nikolai Troubetskoï est la plus haute autorité dans le domaine de la linguistique structurelle (dont le fondateur était Ferdinand de Saussure). Avec son ami Roman Jakobson, il a fondé une branche scientifique pleine et entière, la phonologie, qui est la partie la plus importante de la linguistique structurale. La phonologie du cercle de Prague a eu une énorme influence sur la philologie et la linguistique russes, ainsi que sur le structuralisme européen (c'est Jakobson qui a initié le grand Claude Lévi-Strauss au structuralisme), l'épistémologie et les études sémiotiques.

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En règle générale, Troubetskoï en tant qu'Eurasien et Troubetskoï en tant que linguiste sont considérés isolément - dans des contextes complètement différents et avec des attributs complètement différents. Les critiques de l'Idée russe portent sur sa philosophie politique et là, naturellement, il est caricaturé et diabolisé. Après tout, l'idée principale de l'eurasisme est l'idée de la Russie comme une civilisation distincte, qualitativement différente et fondamentalement indépendante de l'Occident. En outre, la civilisation européenne et surtout l'Europe du Nouvel Âge sont considérées par les Eurasiens, comme auparavant par les Slavophiles et Danilevsky, comme une culture de dégénérescence, source d'empoisonnement du monde et d'hégémonie impérialiste aliénante. Troubetskoï était un adversaire acharné de l'universalisme occidental, du libéralisme et des prétentions de la société occidentale à l'exclusivité et à la normativité. Il est tout à fait naturel que cette facette - eurasienne - de l'héritage de Troubetskoï soit pratiquement inconnue en Occident et que les principales œuvres de ce cycle n'aient pas encore été traduites.

Mais en tant que linguiste, Troubetskoï est reconnu dans le monde entier. Dans la science occidentale, la phonologie est considérée comme la direction la plus importante de la linguistique structurale. Et à ce titre, les œuvres de Troubetskoï sont largement étudiées et commentées. Le structuralisme, fondé sur les principes de la linguistique structurelle, étant devenu dans la seconde moitié du 20ème siècle une école de philosophie extrêmement influente, le rôle des idées de Troubetskoï s'est accru en conséquence.

L'intégrité de la vision eurasienne du monde de Troubetskoï

boocnstlivtrover.jpgToutefois, cette division est totalement artificielle. Troubetskoï était un penseur assez organique et intégral. La vision eurasienne du monde n'était pas quelque chose de complètement extérieur à sa personnalité et à son destin. Le linguiste Troubetskoï et l'Eurasiste Trubetskoï ne sont pas simplement une seule et même personne, ils sont un seul et même mouvement de pensée, seulement appliqué à deux domaines différents - la philosophie politique et la linguistique structurelle (et aussi la philologie). Ce mouvement de pensée est fondé sur le pluralisme culturel et sur la reconnaissance de la primauté du langage et de la pensée liée au langage dans la constitution des ontologies et des systèmes de valeurs (ainsi que des ensembles politiques) des différentes sociétés.

La vision eurasienne du monde, dont les fondements ont été posés par Troubetskoï, repose sur le fait que la langue et le mode de pensée basé sur des structures sémantiques concrètes assemblent le monde de manière différente à chaque fois. Il n'existe pas de réalité normative unique ou de système de mesures unique. Le monde est, après tout, une construction linguistique, marquée par des phonèmes - les éléments sémantiques minimaux de la parole. Et chaque nation, chaque civilisation assemble ses mondes sur la base de ses structures sémantiques. Le fait que l'Europe occidentale, le monde romano-germanique ait assemblé son monde d'une certaine manière ne signifie pas que les autres langues, cultures et sociétés doivent l'accepter inconditionnellement - même sous la crainte de forces ennemies supérieures. La puissance de l'Occident, démontre Troubetskoï, en tant que linguiste eurasien, est avant tout un impérialisme sémantique, une hégémonie épistémologique.

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Plus tard, un autre structuraliste, le philosophe français de gauche Michel Foucault, formulera la même idée. Mais Troubetskoï applique ce principe à la justification de l'identité du Russe/Eurasien ! - et justifie la possibilité et l'opportunité de construire la société russe - y compris les institutions politiques, sociales et culturelles - sur la base de l'image russe du monde. Dans le même temps, Troubetskoï ne prône pas simplement un "nationalisme russe", mais un "nationalisme pan-eurasien", qui prendrait en compte la diversité des univers ethniques et des structures linguistiques qui composent le domaine de l'Eurasie russe. L'apologie de l'Empire par Troubetskoï découle de son pluralisme philosophique. Le monde russe n'est pas seulement une réalité politique, mais aussi ontologique. En même temps, elle est loin d'être mono-ethnique, mais devrait devenir une synthèse vivante de différents mondes culturels. Cependant, chacun de ces mondes, et tous ensemble, constituent un espace de sens radicalement différent de l'Europe occidentale et du monde romano-germanique. Surtout dans les temps modernes.

bb7401e89a74815a0d8a7d9ab22b24f9.jpgLe développement ou la dégradation de l'Occident est le destin d'un autre continent sémantique, d'une autre structure. Nous pouvons l'observer, porter quelques jugements, mais la Russie a un autre destin et une autre voie. C'est pourquoi Troubetskoï et les Eurasiens proclament très clairement que la Russie est un continent indépendant, un État mondial. La pluralité du structuralisme linguistique et le patriotisme intégral synthétique de Troubetskoï ne sont pas une coïncidence de différentes sphères d'intérêt scientifiques et philosophiques pour une seule et même personne, mais une conséquence d'une attitude commune - philosophique - d'un penseur intégral, qui suit ses directives et valeurs intérieures dans la direction qu'elles suggèrent elles-mêmes.

L'héritage de Troubetskoï : pas de poussière, mais du tonnerre et des éclairs

Aujourd'hui, l'héritage de Troubetskoï est plus pertinent que jamais. À l'époque soviétique, ses idées étaient trop teintées d'orthodoxie, de russité, de traditionalisme et d'anti-matérialisme. En outre, les Eurasiens classiques ne cachaient pas leur rejet du marxisme et du dogme communiste. C'est pourquoi l'eurasisme était interdit en URSS pendant l'ère soviétique. Et dans l'émigration russe, en raison des conditions de vie difficiles des communautés russes et de leur dispersion progressive, l'eurasisme, influent dans les années 20 et en partie dans les années 30, s'est progressivement éteint. Comme tous les autres courants de la pensée sociale russe.

boocover.jpgLes eurasistes ont prédit l'effondrement inévitable de l'URSS - en vertu d'une idéologie anti-populaire, mécaniste, d'origine occidentale et sans âme. Et ils croyaient que la dictature du parti du PCUS devait être remplacée par l'ordre eurasien. Dans le même temps, ils ont d'abord mis en garde contre l'engouement pour la démocratie libérale, qui ne pouvait que détruire l'État (ce qui s'est produit dans les années 1990), ont été de fervents partisans de la préservation de l'organisme politique unique à l'intérieur des frontières de l'URSS (c'est ce qu'ils ont appelé "Eurasie" ou "Russie-Eurasie"), et étaient convaincus que que le principal ennemi de la Russie en tant que civilisation (et de l'humanité dans son ensemble) est l'Occident moderne, le libéralisme, le mondialisme et l'hégémonie à plusieurs niveaux du monde romano-germanique (et surtout anglo-saxon).

Mais c'est exactement ce que nous voyons aujourd'hui - dans les années 20 du 21ème siècle. Ce contre quoi Troubetskoï avait mis en garde s'est produit dans les années 1990. Les derniers dirigeants de l'URSS, et surtout la canaille libérale qui a pris le pouvoir après son effondrement, ont fait exactement le contraire des idées des eurasistes. Ils ont fait s'effondrer non seulement la dictature du parti communiste, mais aussi l'État soviétique à l'échelle impériale. Ils ont remplacé une idéologie matérialiste occidentale (le communisme) par une autre (le libéralisme). Ils ont abandonné la confrontation avec l'Occident et sont tombés dans une dépendance servile à son égard. Au lieu de faire revivre la Russie, ce que les Eurasiens appelaient de leurs vœux, les réformateurs ont entraîné le pays et la société dans une catastrophe encore plus grande. Ainsi, dans les années 1990, les idées eurasiennes ont une fois de plus non seulement été ignorées, mais sont devenues une plate-forme d'opposition politique profonde à Eltsine, alors au pouvoir, et au clan libéral qui l'entourait.

Néanmoins, c'est dans les années 1990 que les idées de Troubetskoï ont été redécouvertes. Pas par l'État, mais par l'élite patriotique. Et la géopolitique eurasienne, construite sur le pluralisme civilisationnel et la conviction que la Russie est une civilisation distincte et que l'Occident est son principal ennemi et adversaire (Eurasie contre Atlantique, tellurocratie contre thalassocratie), a été progressivement adoptée par les structures du pouvoir russe - l'état-major général, les services de renseignement et les services secrets.

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C'est le lobby eurasien qui s'est progressivement formé au sein des services de sécurité, catégoriquement mécontent du cours désastreux pro-occidental des réformateurs libéraux des années 90, qui a préparé un changement radical du cours de la Russie, qui a commencé sous le nouveau président, un descendant des services de sécurité, Vladimir Poutine.

Avec Poutine, les idées de Troubetskoï ont acquis une nouvelle existence historique. Il ne s'agit pas seulement du début de la restauration d'un espace eurasiatique commun dans des organisations telles que l'État de l'Union Russie-Biélorussie, l'EurAsEC, l'OTSC, etc. La vision même de Poutine - sa sympathie pour les valeurs traditionnelles, son intérêt accru pour la géopolitique, ses actions visant à restituer la Crimée, son opposition croissante aux pressions occidentales, son rejet de la culture libérale et du conservatisme - est plus proche des vues des Eurasiens que de toute autre tradition ou vision du monde. Poutine parle directement de la Russie en tant que civilisation distincte, du monde russe et de la nécessité de lutter contre l'hégémonie occidentale. Bien sûr, Poutine est davantage un pragmatique et un réaliste, mais l'objectif de ses réformes politiques rappelle certainement le projet eurasien. Surtout si l'on considère le point de départ de sa présidence: l'anti-Eurasisme, le libéralisme, l'occidentalisme, la dé-souverainisation et la désintégration apparemment presque inévitable de la Russie. Et le long des lignes de faille ethniques auxquelles les Eurasiens étaient particulièrement attentifs, insistant sur l'intégration organique de tous les groupes ethniques de la Russie et de ses territoires contigus en un seul - Eurasien ! - Bloc civilisationnel eurasien.

Il est important de souligner que Troubetskoï a accordé une grande attention à la question ukrainienne. Il était convaincu que les petits Russiens étaient une branche du peuple russe (avec les grands Russiens orientaux et les Biélorusses) et que, par conséquent, les Slaves orientaux, ainsi que d'autres nations, devaient construire ensemble un État eurasien commun. En même temps, il était sensible à la fonction géopolitique du nationalisme ukrainien, prévoyant son énorme potentiel destructeur. Le mouvement eurasien était l'adversaire le plus constant de la formation artificielle d'une identité ukrainienne opposée aux Grands Russiens et donc à l'Empire dans son ensemble. Dans le nationalisme ukrainien, les Eurasiens ont vu à juste titre le plan subversif de l'Occident dans la grande guerre contre la Russie. Et comment - combien de fois ! -- ils ont eu raison.

Le noyau vivant de la pensée eurasienne

Bien sûr, lorsque nous lisons les textes de Nikolaï Troubetskoï aujourd'hui, beaucoup de choses semblent dépassées. Les prédictions ne se sont pas réalisées littéralement, mais avec quelques nouvelles fonctionnalités qui n'auraient tout simplement pas pu être prévues. Au lieu du monde romano-germanique, le centre de l'hégémonie occidentale s'est déplacé vers l'ouest, vers les États-Unis. Désormais, ce n'est plus seulement l'Europe, mais le pôle anglo-saxon de l'Europe (à l'apogée de l'Empire britannique) qui est devenu la principale source et le siège mondial de la civilisation de la mer, de l'Atlantisme.

Troubetskoï n'utilisait pas strictement le terme "nation", signifiant tantôt ethnos, tantôt peuple, tantôt citoyenneté. Cela peut également laisser perplexe. Les découvertes philosophiques et linguistiques du structuralisme de Troubetskoï ont été considérablement développées et détaillées par toute une galaxie d'éminents anthropologues, sociologues, philosophes et politologues. La géopolitique, à laquelle les Eurasiens n'ont fait que penser, se développe. Mais si nous examinons le cœur de la pensée de Troubetskoï en tant que penseur intégral, nous constatons que ses idées restent vivaces, actives et extrêmement précieuses. Non seulement la lutte qu'il menait au niveau intellectuel ne s'était pas terminée, mais au contraire, elle s'est intensifiée de nombreuses fois.

Troubetskoï voyait l'Occident comme la plus grande menace pour l'humanité, et la conviction de l'Occident de l'universalité de son système de valeurs comme un verdict sur la diversité des cultures et des civilisations, des religions et des langues. Mais c'est ce qui s'est révélé avec une clarté particulière pendant le moment unipolaire qui a commencé après l'effondrement de l'URSS. La mondialisation est la portée planétaire de l'hégémonie libérale occidentale - politique, économique, culturelle, épistémologique - de l'Occident. Troubetskoï et les Eurasiens ont déclaré à cette force une guerre à mort, et non à la vie. Ils avaient donc un certain degré de compréhension, même à l'égard des bolcheviks détestés ; c'était une Russie pervertie, avilie, mais une Russie quand même. Les Eurasiens considéraient le conflit entre les bolcheviks et l'Occident comme analogue à l'invasion mongole, qui avait privé les Russes de leur indépendance politique, mais empêché leur identité culturelle et religieuse d'être soumise à l'expansion catholique européenne. 

Et aujourd'hui, alors que les contours d'un monde multipolaire se dessinent de plus en plus clairement, les idées de Troubetskoï démontrent une fois de plus leur pertinence. Dans son programme Europe et humanité, Troubetskoï a appelé les peuples du monde à s'élever contre l'hégémonie de l'Occident libéral et à défendre leur droit à leurs propres civilisations, systèmes de valeurs et politiques, croyances, culture et structure sociale. Mais n'est-ce pas ce que la Russie, la Chine, le monde islamique et, à long terme, les peuples d'Amérique latine et d'Afrique tentent de mettre en œuvre aujourd'hui ! Dans une telle situation, les idées de Troubetskoï - libérées de certaines formulations obsolètes ou dépassées - s'avèrent plus que nécessaires. Troubetskoï est l'un des pères fondateurs de l'ordre mondial multipolaire. Ce sont ses idées qui justifient philosophiquement la carte polycentrique de l'humanité.

Et c'est pour cela, et contre cela, que la bataille la plus féroce est menée au niveau mondial. Troubetskoï aujourd'hui devrait être étudié dans les écoles et les instituts dans le cadre du programme d'enseignement général. Il est, en fait, notre tout.

mardi, 30 novembre 2021

Alexandre Douguine: L’avènement du robot (histoire et décision)

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L’avènement du robot (histoire et décision)

Alexandre Douguine

J’ai parlé plus ou moins récemment avec Francis Fukuyama à la TV, et nous sommes parvenus à la conclusion que la définition de la démocratie en tant que pouvoir de la majorité est obsolète, vieille et non-fonctionnelle. La nouvelle définition de la démocratie, d’après Fukuyama, est le pouvoir des minorités dirigé contre la majorité. Parce que la majorité peut être populiste – donc, la majorité est dangereuse.

Concernant le problème du temps, le grand philosophe allemand Edmund Husserl a dit que nous devons comprendre le temps comme une musique. Dans une musique nous entendons la note précédente, la note actuelle et nous anticipons la suivante. Sans cela, si nous n’entendons qu’une seule note, c’est du bruit – pas de la musique. La musique est quand nous gardons à l’esprit la note qui a résonné antérieurement et que nous anticipons la note qui va suivre. Ainsi, l’histoire et le futur ne sont pas complètement une nouvelle note, c’est la continuation de la mélodie que nous jouons maintenant.

C’est la très importante remarque de Mr. Sloterdijk sur l’urbanisation – la mélodie ne commence pas maintenant – nous la jouons pendant une certaine durée de temps historique. C’est une tendance lourde et inévitable – nous ne pouvons pas stopper cette mélodie, mais en même temps, si nous voulons changer quelque chose nous sommes obligés d’y mettre fin. Ainsi, il y a une sorte de destin dans cette transformation de la société passant des conditions de vie agrariennes et rurales aux conditions urbanistiques.

En considérant la signification philosophique de ce processus historique, nous voyons qu’à chaque étape l’être humain est de plus en plus indépendant de la nature. Ainsi, il crée de plus en plus d’ambiance artificielle, c’est un monde de plus en plus virtuel, parce que comparée au village la ville est virtuelle – il n’y a plus de dépendance vis-à-vis du printemps ou de l’hiver, nous avons toujours de la lumière. Et c’est la préparation pour les robots, pour des êtres complètement virtuels – nous sommes déjà des demi-robots. La culture urbaine, la culture technique est déjà là – nous sommes de plus en plus indépendants de la nature, une énorme partie de la population (pas seulement en Europe) est urbaine.

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Le processus d’urbanisation ne peut pas être stoppé. Nous sommes en train de devenir des robots, notre société est de plus en plus robotisée. Pour faire ce passage de l’humain aux robots nous devons faire entrer certains aspects robotiques dans notre vie. En philosophie il y a l’ontologie de Quentin Meillassoux, orientée vers l’objet, qui critique toute sorte de dualisme. Meillassoux tente de sauver la philosophie du sujet – de l’humain. Donc je pense que Meillassoux est une sorte de cerveau en silicone, parce que de la même manière le robot pourrait faire de la philosophie, ou de la non-philosophie (François Laruelle), ou de l’ontologie basée seulement sur l’objet.

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Nous préparons le futur, nous jouons ce jeu de l’urbanisation, et il est temps de se souvenir de ce que Heidegger disait sur la technique en tant que processus métaphysique. Nous sommes impliqués dans un processus technique, et si nous sommes remplacés dans la prochaine étape de ce monde technologique, cela se fera par une sorte de continuité, pas par quelque chose de complètement nouveau. Parce que nous jouons cette mélodie déjà depuis un certain temps. Nous préparons étape par étape un grand remplacement : nous sommes prêts à nous remplacer nous-mêmes et à être remplacés.

Le remplacement ne sera pas quelque chose de complètement nouveau et d'horrible, parce que quelque chose d’horrible est déjà là, autour de nous. Pas seulement en Occident, en Russie ou en Asie – dans l’humanité entière quelque chose d’horrible est en train d’arriver en ce moment même, et cela continue.

Je pense que nous approchons d’un moment de Singularité – c’est-à-dire d’un moment où le neuro-réseau pourra prendre la responsabilité dans une situation compliquée. Ce meurtre de l’humain par la voiture robotique Tesla sans conducteur est une anticipation de ce qui va se passer. Nous nous réveillerons un jour en découvrant que nous sommes déjà remplacés.

Nous jouons la même mélodie – si nous ne sommes pas contents, nous ne pouvons pas dire « stop » ici, c’est impossible. Nous devrions parcourir cette route jusqu’au commencement – jusqu’à la première note de cette symphonie. Nous devrions nous demander maintenant : qui est l’auteur et qui a commencé ce processus d’urbanisation, qui a créé les trains, le libéralisme, la démocratie, le progrès, le missile, l’ordinateur, la fission nucléaire. Qui est le véritable auteur ? Et c’est essentiel : parce que cela fut une décision humaine, ce ne fut pas une sorte de « processus naturel ». A un moment précis de l’histoire nous avons décidé de suivre cette voie, et maintenant nous pouvons seulement ralentir ou accélérer. Mais pourquoi ne nous demandons-nous pas : allons-nous dans la bonne direction depuis le début ? Cette décision était-elle une bonne décision ?

Nous devrions revenir en arrière jusqu’à ce moment, jusqu’au début de cette mélodie – c’est mon idée. Il est peut-être trop tard, nous allons nous réveiller avec des robots autour de nous, des contribuables parfaits, prenant des décisions démocratiques, s’envoyant des SMS entre robots…

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La conversation entre robots est déjà possible, dans le neuro-réseau un langage spécial est possible, durant une conversation deux ordinateurs ont récemment créé un langage à l’insu de l’opérateur. Donc ils nous remplaceront facilement.

Qu’est-ce que le robot, philosophiquement ? Le robot, l’Intelligence Artificielle est das Man de Heidegger. C’est l’existence inauthentique du Dasein. Plus que cela : un jour l’humanité occidentale a pris la décision d’en finir complètement avec le Dasein, en lui enlevant la possibilité même d’une existence authentique. Maintenant nous sommes à la fin de la route. Le robot n’a pas de Dasein. Donc il est l’inauthenticité irrévocable elle-même. Et il est déjà là – maintenant, pas demain.

 

 

lundi, 29 novembre 2021

Alexandre Douguine: Vers la laocratie !

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Vers la laocratie !

Alexandre Douguine

Sous le capitalisme, les capitalistes règnent. Sous le socialisme – les représentants de la classe ouvrière, le prolétariat. Sous le nazisme et le fascisme – l’élite raciale ou nationale, la “nouvelle aristocratie”. Sous la Quatrième Théorie Politique doit régner le Peuple (Narod en russe, apparenté au Volk allemand : pas une “population”).

La Russie moderne a le capitalisme. C’est pourquoi elle est gouvernée par des capitalistes. Donc pas par le Narod. Pour bâtir une Russie où règnera le Narod, il est nécessaire de mener une Révolution anti-capitaliste (anti-oligarchique, du moins). Les magnats financiers doivent être exclus du pouvoir politique. Et c’est le plus important. Chacun doit choisir – le pouvoir OU la richesse. Si vous choisissez la richesse, oubliez le pouvoir. Si vous choisissez le pouvoir – oubliez la richesse.

La révolution doit avoir lieu en trois étapes :

(1) Ultimatum à tous les grands oligarques (une centaine de personnes de la liste de Forbes et une centaine de plus qui se cachent, mais nous savons tous qui ils sont) pour qu’ils jurent allégeance aux actifs russes (tous les actifs étrangers et les actifs nationaux stratégiques seront maintenant contrôlés par des organismes spéciaux).

(2) Nationalisation des principaux biens privés d’importance stratégique.

(3) Transfert des représentants patriotiques du grand capital dans la catégorie des officiels et transfert volontaire de leurs biens à l’Etat. Perte de droits civiques (y compris privation du droit de vote, interdiction de participation aux campagnes électorales, etc.) pour ceux qui préfèrent préserver le capital non-stratégique, mais à une échelle importante.

L’Etat doit devenir un instrument du Peuple. Ce système doit être nommé “laocratie”, littéralement “pouvoir du peuple” (laos : “peuple” en grec).

Dans la sanglante bataille pour l’Ukraine, nous voyons le vrai visage du capital – le big business ukrainien (les oligarques – Porochenko, Kolomoisky, Akhemetov, etc.) mène un génocide contre le Peuple ; les oligarques russes trahissent le peuple en passant un accord criminel avec leurs partenaires de classe ukrainiens. Et tout cela est dans l’intérêt de l’oligarchie mondiale – le système capitaliste mondial, centré aux Etats-Unis.

Maintenant se révèle toute l’incompatibilité entre la Russie et le capitalisme. C’est soit le capitalisme, soit la Russie.

Cela est très clairement compris par les dirigeants de la Novorossia. En se trouvant à l’avant-garde de tout le Peuple russe, ils ont en fait commencé la Révolution du Peuple russe. C’est pourquoi ils sont si furieusement attaqués par les mercenaires fanatiques des fascistes ukrainiens ainsi que par les éléments capitalistes libéraux de la cinquième et de la sixième colonnes en Russie. Et surtout ils sont devenus des ennemis existentiels des Etats-Unis et du Gouvernement Mondial. Strelkov, Gubarev, Purgin, Pushilin, Mozgovoy ont défié le capital mondial. Et ils l’ont fait au nom du Peuple. Dans ce cas, au nom du Peuple russe. Mais si les défenseurs du Peuple ukrainien étaient cohérents, ils auraient été les alliés de cette Révolution, et non de misérables mercenaires du capital mondial – comme ils le sont maintenant. S’ils se tournaient vers la Novorossia, les Ukrainiens ne se tourneraient pas tellement vers la Russie, et même pas vers le camp russe, mais se rangeraient aux cotés du Peuple, le Peuple avec une majuscule, qui mène une bataille à mort contre le monde du Capital, aux cotés de la LAOCRATIE.

La future campagne contre Kiev ne sera donc pas seulement une revanche et la libération des anciennes terres russes, ce sera une campagne contre le Capital et pour la laocratie, le pouvoir du Peuple, pour l’Etat du Peuple.

Je ne pense pas que l’oligarchie russe soutiendra cela, elle ne peut pas ignorer que ses jours sont comptés. C’est pourquoi elle crie si hystériquement “n’envoyez pas de troupes”, puisque qu’une victoire de la Novorossia signifie inévitablement un renouveau de la Russie elle-même, le réveil du Peuple. C’est la raison des tentatives désespérées pour trahir la Novorossia. Cette agonie de l’oligarchie russe et de ses mercenaires publics. Leur tâche est de détruire les héros de la Révolution de la Novorossia – une Révolution non seulement populaire mais aussi sociale – et de l’étouffer dans l’œuf.

samedi, 27 novembre 2021

Alexandre Douguine: l'Etat perd le peuple

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L'État perd le peuple

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitica.ru/article/gosudarstvo-teryaet-narod

Le fossé entre l'État et le peuple, la société, a commencé à être remarqué par beaucoup d'observateurs aujourd'hui. En particulier Surkov, dans un récent article. Il est impossible de ne pas le remarquer.

Il n'y a qu'une seule raison à cela: l'État n'a pas d'idéologie et, par conséquent, a réduit tous les problèmes à des solutions purement techniques. L'État s'adresse au peuple par le biais de l'ingénierie politique. Cela conduit inévitablement à l'aliénation. Et cette aliénation ne fait que croître. Surtout si l'on tient compte du fait que les autorités ne semblent pas avoir l'intention de modifier leur position.

Dans le même temps, on ne peut pas dire que les autorités soient réellement anti-populaires. L'élément russophobe, anti-peuple, est clairement présent, à savoir chez les libéraux, les oligarques et le bloc économique libéral du gouvernement. Mais l'État de Poutine ne se limite manifestement pas à ces éléments-là. En fait, les soins de santé sont toujours gratuits (il y a aussi des soins de santé payants, mais ce n'est pas beaucoup mieux, si ce n'est pire), les salaires, les pensions et les prestations sont payés, les maisons sont chauffées, les transports fonctionnent, l'ordre dans les villes et les villages est maintenu, les catastrophes naturelles sont gérées. Oui, bien sûr, les conditions dans les grandes villes sont très différentes, pour le meilleur. Mais il y a aussi des réussites dans les provinces - tout dépend du degré de corruption et de déficience mentale (ou vice versa) des autorités locales. Il existe des exemples qui montrent qu'à conditions égales, il est possible de faire de la région une oasis prospère et il est aussi possible d'en faire une friche criminelle.

Mais au lieu de donner à cette activité énorme et souvent discrète la couverture qu'elle mérite, de présenter les choses telles qu'elles sont, de ne pas cacher les problèmes et les lacunes et de vanter l'héroïsme des militaires et des médecins, ces simples travailleurs dont on n'entend jamais parler (sauf des accidents et des crimes), l'État préfère se vautrer dans l'océan de saleté et de banalité dont regorgent toutes les chaînes publiques.

Il y a là un certain paradoxe. L'État de Poutine et son système sont en fait bien meilleurs qu'il n'y paraît. Mais il en est simultanément responsable de la mauvaise image de lui-même. Au lieu d'élever la stratégie sociale au rang d'idéologie, de mettre en avant les thèses de l'État social et de la justice sociale, de proclamer sans complexe ni réticence un système de repères patriotiques, de commencer, somme toute, à éduquer moralement le peuple, nous ne voyons, dans les médias, que des divertissements et des exhibitions publiques peu soignées et fatigantes, étalant les mauvaises choses en général, glorifiant les salauds et les voleurs, les médiocrités et les escrocs, et lorsque cela est révélé, on passe alors à un nouveau spectacle exactement du même genre. Bien sûr, il y a des exceptions, mais les personnes honnêtes et décentes au pouvoir sont également prises dans ce tourbillon de mensonges, ou dérivent vers la périphérie.

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Et le problème ici n'est pas simplement que le gouvernement ne sait pas comment se présenter, faisant confiance aux techniciens de l'ingénierie politique, des véreux qui ont été formés dans les années 90. Le point est dans l'incompréhension de son propre peuple et, le plus important, dans l'absence d'amour et de confiance envers lui.  Et les gens le sentent très subtilement. Ils comprennent qu'on leur ment et ils veulent s'en éloigner le plus vite possible. Ils mentent et se comportent de manière aliénée même lorsqu'ils font quelque chose pour eux, quelque chose d'important et d'utile. Il comprend qu'il n'est pas aimé.

On a l'impression que les autorités perçoivent la population comme un fardeau, comme un objet plutôt que comme un sujet. Et cela offense la société. Le peuple, alors, se ferme, se détourne du pouvoir, cesse de remarquer même les choses bonnes et importantes qu'il fait, y compris celles qu'il fait pour la société elle-même.

Oui, comme l'a fait remarquer à juste titre, dans un article récent, Surkov, un spin doctor repenti (je l'espère) du Kremlin, qui a lui-même participé activement à la création d'un tel système, la situation peut être sauvée par une nouvelle vague d'activité en politique étrangère. Il a tout à fait raison sur ce point, et il est probable que ce soit le cas. Mais ce ne sera qu'une mesure temporaire, à moins que le patriotisme conceptuel à part entière ne devienne une véritable idéologie, une stratégie où non seulement l'État mais aussi le peuple - ses actes, son travail quotidien, son existence même - sont affirmés comme une valeur, une vague d'enthousiasme pour de nouvelles victoires (si Dieu le veut, cela peut arriver) sera suivie à nouveau par l'apathie et l'aliénation. Comme ce fut le cas avec la Crimée. Il semble parfois, et Surkov est explicite à ce sujet, que nos victoires géopolitiques servent en quelque sorte d'injection pour prolonger la légitimation du pouvoir, ce qui est, en un sens, également une technique politique. À mon avis, c'est la meilleure technique politique possible, mais elle ne résout pas le problème principal - l'absence d'idéologie et le non pivotement de l'État vers le peuple.

Je suis sûr que le problème vient uniquement et exclusivement des élites des années 90, composées de libéraux, de cyniques et de criminels. Poutine les a déplacés et replacés, les emprisonnant occasionnellement, mais ils continuent à dominer partout.
Et pour changer les élites, nous avons besoin de nouvelles institutions éducatives, libérées des libéraux et du sombre héritage des années 90, et donc d'un nouvel épistèmè. Nous avons besoin d'un média exempt de cette ingénierie politique et d'exhibitions publiques répulsives (ou d'une minimisation des deux). Nous avons besoin de la censure, après tout, mais pas seulement pour interdire des phénomènes manifestement destructeurs dans la culture, mais aussi pour établir un cadre de ce qui est acceptable, souhaitable et interdit pour toute la société. Mais pour cela aussi, une idéologie est nécessaire. Sinon, quel sera le fondement de la censure ? Un code pénal ? Il fonctionne plus ou moins comme il est. 

Poutine semble comprendre intuitivement le peuple. Mais l'élite qui l'entoure ne veut clairement rien savoir de lui. Plus cet état de fait perdurera, plus la situation s'aggravera. Bien que cela ne soit pas perceptible pour ceux qui ne veulent rien remarquer du tout. Laissez-les au moins écouter Surkov, il est l'un des leurs.

mardi, 23 novembre 2021

Alexandre Douguine: L'ingénierie politique va ruiner la Russie

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L'ingénierie politique va ruiner la Russie

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitica.ru/article/polittehnologii-pogubyat-rossiyu

L'approche technique de la politique, soit la pensée technologique en politique, a atteint un point critique dans notre politique quotidienne en Russie. Cela a commencé dans les années 90, mais, fait intéressant, parallèlement aux changements fondamentaux qui se sont produits en Russie depuis l'ère Poutine, lorsque pratiquement tout a changé et que le cours libéral-occidental a été remplacé par un cours souverain-patriotique, la politique russe est restée purement technique (ndt: "technomorphe" aurait dit le sociologie allemand Ernst Topitsch). En outre, du chef du département politique de l'AP à la tête, elle est devenue non moins, mais de plus en plus technique/technomorphe.

Je vais essayer d'expliquer ce que je veux dire, car nous sommes tellement habitués à la technologie politique que nous avons oublié comment il peut en être autrement, ou nous ne l'avons tout simplement jamais connu et considérons par défaut que c'est quelque chose d'impossible. En fait, le domaine de la politique est le domaine des idées et celui de la lutte pour le pouvoir. Mais le pouvoir n'est pas individuel, mais politique, qui est à nouveau associé à une idée.  En politique, il ne s'agit pas de décider qui, individuellement, occupera les postes supérieurs et qui occupera les postes inférieurs, mais quel bloc d'idées, de perceptions, de valeurs et de stratégies sera reconnu comme prioritaire et dominant, et lequel sera subordonné et marginal, voire interdit. En d'autres termes, la politique est d'abord une philosophie politique, une idéologie, et ensuite seulement viennent ses éléments porteurs sous forme de partis, de mouvements, d'organisations, de réseaux, de cercles et de cellules.

La vie politique est un processus social purement collectif, dans lequel sont impliqués différents groupes de la population. Certains proposent et formulent des idées et des principes, d'autres les soutiennent ou s'y opposent. La société écoute le rythme et la sémantique de cette vie, accepte certaines choses, en rejette d'autres, reconnaît la corrélation directe avec les programmes et les projets et la vie quotidienne de chaque citoyen, alors que quelque part, elle considère qu'il s'agit d'abstractions de peu d'importance pour l'individu.

Et ce n'est que dans le processus de cette vie politique, précisément la vie dans toute sa diversité, avec ses dialectiques et ses contradictions, que les institutions politiques se forment et que la question du pouvoir se décide. Elle est entre les mains de ceux qui, dans la vie politique, atteignent le sommet, battent leurs adversaires, dépassent leurs rivaux et atteignent enfin la ligne décisive où les idées, les projets et les visions peuvent se transformer en réalité.

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En politique, l'individu est en contact permanent avec la société de toutes parts. Et ce contact passe toujours par les idées. En politique, les pensées et les plans sont formulés dans des discours, des mots, des textes, des déclarations, et ensuite seulement dans des actions. Cela s'appelle le discours politique. Et quiconque prononce tel ou tel discours, ou partage son contenu, assume une grave responsabilité. Si ces idées gagnent, leurs partisans gagnent avec elles. S'ils perdent, ils perdent avec eux. En politique, tant l'orateur que l'auditeur (qu'ils approuvent ou désapprouvent ce qu'ils entendent) entrent déjà dans un système d'obligations, d'actions responsables et de dépendance directe de leur position, de leur condition ou même de leur bien-être par rapport au résultat. Si les idées qui nous sont chères et que nous défendons perdent, nous sommes contrariés et tristes. S'ils gagnent, nous exultons et nous nous réjouissons. Et c'est entièrement naturel et biologique. La politique, c'est la vie, pleine et épanouissante. Ça devrait être comme ça.

Mais dans notre société, à un moment donné, quelque chose a manifestement mal tourné. Le ton en politique a commencé à être donné par des technologues, des spécialistes du marketing, de la publicité ou même de la tromperie systématique des clients - ainsi, un certain nombre de politiciens de haut rang des années 90 ne venaient même pas du monde des affaires, mais de la publicité, des relations publiques, des pyramides financières ou de l'escroquerie pure et simple. Ce sont des professionnels de la tromperie à grande échelle, prêts à promouvoir n'importe quel candidat, n'importe quel projet ou n'importe quel parti contre rémunération. Ainsi, la politique a cessé d'être le domaine de la vie, de la lutte des idées et de la compétition pour le pouvoir nécessaire à la mise en œuvre de ces idées. Et cela, c'est surtout ce qui est arrivé. Au lieu de cette mise en oeuvre d'idées, le problème du pouvoir a été résolu dans l'entourage de la première personne de l'État et parmi un cercle très étroit d'oligarques, et la société a tout simplement été coupée des processus politiques. Dans les années 90, les élections ont été transformées en spectacles bruyants et criards, qui n'ont eu aucun impact sur la vie du pays. Les communistes et leurs alliés, qui ont remporté ensemble la majorité à la Douma en 1996, étaient considérés comme "marginaux" et ne contrôlaient rien, et, surtout, étaient à l'aise avec cette situation. Eltsine n'avait aucun autre soutien qu'un cercle d'oligarques proches, et il a continué à gouverner presque tout seul. Et sur la toile de fond de cette dépolitisation de la vie publique, la technologie politique et une race vorace et cynique de spin doctors se sont épanouies. C'est ainsi qu'est né un simulacre de politique. Le simulacre de la politique est apparu et, apparemment, pour une raison quelconque, s'est enraciné dans notre société.

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Le plus étrange est que la situation n'a pas changé, même après l'arrivée au pouvoir de Poutine. Tout a changé sauf ça. Il est plus probable que Poutine ait profité de cet état d'aliénation des processus politiques dans la société pour prendre pied dans le monde du pouvoir. Tout le monde autour de lui continuait à jouer à des jeux sans intérêt, à échafauder des scénarios nauséabonds, tandis que Poutine, qui savait ce qu'il voulait et où il allait, faisait silencieusement son travail à la manière des tchékistes. C'était probablement parfaitement rationnel de sa part et il faut reconnaître que cela a fonctionné. Oui, il n'y avait pas et il n'y a pas de vie politique en Russie. Oui, la technologie politique supplante toujours tout processus politique. Oui, les idées politiques dans la société ont pratiquement disparu, sauf celles qui sont obstinément alimentées par l'Occident russophobe, mais l'espionnage (ainsi que le libéralisme) ne sont pas pris en compte. Et là, Poutine a tout à fait raison de ne pas en tenir compte et d'agir de manière ferme et décisive contre la cinquième colonne.

Mais peu à peu, cette stratégie, sans doute fructueuse pour Poutine lui-même et pour son plan interne de réforme en Russie, est devenue, pour le peuple, une source d'aggravation de sa situation. Le président a les mains libres et la pleine légitimité pour faire presque tout. Mais le fait est que, dans une telle situation, une société totalement dépourvue de vie politique réelle ne peut que dégénérer. Les technologues politiques paralysent effectivement la volonté en créant des simulacres et en laissant, une fois de plus, les passionnés de politique faire fausse route - dans l'esprit des courses de cafards. Mais ils sapent également les fondements de la vie publique. Et lorsque, à un moment donné, la mobilisation de la société sera nécessaire, il n'y aura tout simplement pas de force, pas de confiance et pas de volonté pour le faire. À un moment donné, cela pourrait être fatal, comme ce fut le cas à la fin de la période soviétique. Le parti communiste a ensuite perdu le pouvoir non pas parce que des alternatives sont apparues, mais parce que toute la vie politique du pays a été figée, comme gravée dans le marbre. La galvanisation artificielle, à laquelle se sont attelés les architectes de la perestroïka, était en fait déjà une technologie politique - encore naïve et non parfaite, mais juste cela. A aucun moment, pendant la perestroïka, une question sérieuse n'a été véritablement posée et formulée:

    Capitalisme ou non-capitalisme (socialisme) ?
    Conservatisme ou progressisme ? 
    Réalisme ou libéralisme au Moyen-Orient ?
    Atlantisme ou Eurasianisme ?
    Patriotisme ou cosmopolitisme ?
    Empire ou société ouverte ?
    Adam Smith ou Keynes ?
    Libéralisme en matière de commerce extérieur ou mercantilisme ?
    Monnaie nationale souveraine ou caisse d'émission ?
    Valeurs traditionnelles ou copie du postmodernisme occidental ?
    Marchés complets ou protectionnisme ?
    A gauche ou à droite ?
    Identité russe ou idéologie abstraite des droits de l'homme ?

Tout a été décidé par défaut - dans les années 90 par les libéraux qui ont pris le pouvoir avec Eltsine. Depuis 2000, elle appartient exclusivement à Poutine. Les préférences de Poutine étaient beaucoup plus acceptables pour la société, mais elles ont été mises en œuvre dans les faits. Et encore une fois avec l'aide de la technologie politique.  Sans discours politique, sans explication complète, sans la complicité du peuple dans son propre destin.

À mon avis, cette domination de la technologie politique est historiquement épuisée. Il est nécessaire d'avancer de manière cohérente et progressive vers un renouveau de la vie politique en Russie - ce qui signifie des idées politiques, des philosophies, des stratégies, des valeurs, des lignes directrices, des conversations, des débats, des réflexions, des programmes, des projets et des propositions. Il n'est guère judicieux de traduire immédiatement cela en politique de parti : le format de parti est devenu depuis longtemps quelque chose de profondément apolitique dans notre pays. A mon avis, il n'est pas possible d'éveiller la pensée dans ce domaine. La technologie a mis fin au système des partis russes. Mais il existe d'autres formes et d'autres voies, des itinéraires et des pratiques.

Il est temps de déclarer la guerre à la technologie politique (et aux technologues politiques). Ce n'est pas seulement une tromperie cynique, c'est un obstacle au développement historique d'un grand pays. Dans une telle situation, la technologie politique est criminelle.

lundi, 08 novembre 2021

Un monde tripolaire : nouveaux horizons et Logos intemporels

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Un monde tripolaire : nouveaux horizons et Logos intemporels

Alexandre Douguine

Ex: https://www.geopolitica.ru/article/trehpolyarnyy-mir-novye-gorizonty-i-vechnye-logosy

Un monde tripolaire s'est en fait construit sous nos yeux. Il n'importe plus de savoir quelle force politique prévaut en Amérique, les mondialistes (comme Biden aujourd'hui) ou les nationalistes (comme Trump hier). L'échec du maintien de l'hégémonie mondiale américaine ne dépend plus de l'orientation de l'élite dirigeante américaine. Les néocons et les ultra-libéraux de Biden vudraient revenir au modèle unipolaire qui prévalait dans les années 1990 après l'effondrement de l'URSS, mais ils ne le peuvent tout simplement plus. La Chine et la Russie, à partir d'un certain moment, sont devenues des entités géopolitiques et civilisationnelles si manifestement souveraines qu'il n'est plus possible de le nier.

Bien sûr, les libéraux en lutte contre Trump ont essayé de l'accuser d'être celui qui a contribué (et même tout à fait délibérément) à l'indépendance de la Russie de Poutine. C'était l'une des principales thématiques de l'élection américaine. Mais il est désormais clair qu'il s'agissait d'un pur coup politicien: il n'était pas question des sympathies de Trump pour Poutine ou de l'ingérence de la Russie dans les élections américaines. Le fait est que les États-Unis ne peuvent plus diriger le monde seuls. Et Biden est exactement dans la même position que Trump : la limite stratégique de l'unipolarité a été atteinte et il n'y a plus de ressources pour la maintenir et la renforcer. En dépit de Biden ou de Trump, nous sommes effectivement passés à un monde tripolaire.

Il existe trois centres de décision pleinement souverains dans ce monde.

    - Les Etats-Unis, qui ne représentent plus l'Occident tout entier, mais l'axe anglo-saxon (d'où le lancement des alliances AUKUS et QUAD) + ses satellites régionaux ;
    - La Russie, qui, malgré tout, ne fait que renforcer sa position sur la scène internationale, en essayant de trouver de nouveaux points d'application tant dans l'espace post-soviétique que dans d'autres régions ;
    - La Chine qui supporte avec succès le poids de la confrontation économique et militaro-stratégique croissante avec les Anglo-Saxons, qui se sont sérieusement engagés dans un endiguement régional de la Chine en Asie du Sud-Est.

Entre ces centres complets de pouvoir oscillent

    - L'Union européenne, désemparée, a été amenée au bord d'un désastre énergétique par les politiques ratées de Washington et s'est retrouvée pratiquement exclue du bloc anglo-saxon ;
    - La Turquie, l'Iran et le Pakistan, qui renforcent systématiquement leurs capacités régionales ;
    - Le Japon et l'Inde, qui cherchent à renforcer leur position en utilisant de manière pragmatique l'impasse entre les États-Unis et la Chine (tandis que l'Inde, de manière tout à fait rationnelle, continue de maintenir un partenariat stratégique avec la Russie) ;
    - Les pays islamiques du Moyen-Orient et du Maghreb, qui se sont détachés des États-Unis et tentent désormais de résoudre les conflits locaux sans se tourner vers Washington ;
    - Les régimes africains qui rejettent de plus en plus le néocolonialisme européen et, plus largement, occidental (incarné de manière très vivante par la nouvelle vague de panafricanisme anti-européen - comme les Urgences panafricanistes de Kemi Seba)
    - Les pays d'Amérique latine, effectivement abandonnés par les États-Unis et cherchant une nouvelle place dans le système mondial sur le modèle du Sud global ;
    - Les acteurs émergents d'Asie du Sud - Indonésie, Malaisie, Corée du Sud, etc.

Ainsi, entre les trois piliers de la tripolarité, qui ont désormais une supériorité incontestable, bien qu'asymétrique, commence un mouvement de pôles secondaires, un peu moins établis et encore incomplets. Néanmoins, certains d'entre eux - notamment l'Inde et certains pays d'Amérique latine - ont un potentiel très élevé et ne tarderont pas à atteindre la cour des grands.

Et c'est là que la partie amusante entre en jeu. Ce monde tripolaire, et demain un monde multipolaire au sens plein, a deux aspects.

D'une part, certains aspects technologiques de la civilisation - dans le système de communication, dans la sphère énergétique, dans les modèles de réseaux numériques et de développement de l'économie virtuelle - seront communs à tous les pôles, grands et petits, même si ce n'est que pour un court moment. Cela permettra de parvenir à une standardisation, même minime, des relations entre les pôles, et de justifier des algorithmes communs. Cela permettra d'établir un modèle spécifique sur le plan pratique, accepté par tous (ou presque), constitué de protocoles et de règles reflétant les nouvelles conditions. Oui, personne n'aura le monopole de la résolution des situations problématiques à lui seul. Toute solution peut être contestée par l'autre pôle ou par une alliance situationnelle de pôles. Dans une telle situation, personne n'aura le droit exclusif d'insister sur quoi que ce soit. Le pouvoir de l'un ne sera limité que par le pouvoir de l'autre. Le reste est une question de négociation. 

Cela signifie, en fait, le début de la démocratie multipolaire ou "démocratie des normes". Une situation similaire existe d'ailleurs aux États-Unis, où chaque État a ses propres lois, qui se contredisent parfois directement. Dans un modèle international, la "démocratie des normes" peut être encore plus souple : certains pays proposent et acceptent leurs normes, d'autres acceptent les leurs, et ainsi de suite.

Bien sûr, il est dans l'intérêt de tous qu'il existe des algorithmes stables d'interaction internationale, mais les règles changeront constamment, chaque pôle cherchant à modifier la situation en sa faveur. Toutefois, un certain "universalisme" (de nature purement technique), bien que limité, sera manifestement exigé par tous.

Mais d'un autre côté, chaque pôle aura intérêt à renforcer son identité civilisationnelle. Et là, la situation sera encore plus intéressante.

Les trois pôles principaux déjà entièrement formés sont donc:

    - Les Anglo-Saxons,
    - La Russie et
    - La Chine

On insistera clairement sur l'identité historique de chacun. Sur leur propre Logos. Et c'est là que les surprises nous attendent.

Il n'est pas du tout évident que les États-Unis, par exemple, bien que fortement liés à la Grande-Bretagne et à l'Australie, continueront sur la voie de l'ultra-libéralisme, du post-humanisme, de la dégénérescence LGBT+, etc. Ce modèle mondialiste est un échec total. Elle est de plus en plus rejetée, tant aux États-Unis qu'en Europe. Il ne faut donc pas écarter la possibilité d'un retour de Trump et du trumpisme (plus largement du populisme) aux États-Unis. Il est très révélateur que le symbole de la réussite mondiale, Elon Musk, se soit mis à lire Ernst Jünger. Le vent a tourné. L'élite des milliardaires prend un détour intellectuel intéressant - et résolument conservateur. Un autre milliardaire, Peter Thiel, lit depuis longtemps mes textes géopolitiques et les écrits de Carl Schmitt. Oui, il y a toujours Soros, Gates, méta-Zuckerberg, Bernard-Henri Lévy et Jeff Bezos avec les fous furieux de Google et Twitter, mais ils seront bientôt dans une impasse irrémédiable pour avoir tenté d'établir leurs monopoles. Et eux aussi chercheront à s'attaquer à la lecture de Jünger.

En Europe, la tendance montante du nouveau conservatisme est représentée par une figure comme Eric Zemmour, la star des prochaines élections présidentielles françaises. Zemmour rejette radicalement les LGBT+ et le libéralisme, appelle à l'arrêt complet des migrations, au retour à l'identité française, au gaullisme et à une alliance eurasienne avec la Russie.

La Hongrie et la Pologne, en Europe de l'Est, démontrent que le libéralisme commence à s'enliser aussi dans cette région.

Il n'est donc pas du tout certain que dans un monde tripolaire, les posthumanistes, les postmodernes, les maniaques de la technocratie et les pervers libéraux conserveront le monopole du Logos occidental. Un virage conservateur est également très probable. Et maintenant, ça pourrait devenir intéressant. Mais il n'en reste pas moins qu'un tel virage conservateur sera fondé sur les valeurs occidentales. Oui, ils ne seront pas aussi agressifs et intrusifs que la ligne totalitaire et déjà folle des mondialistes libéraux. Mais ce sera toujours une nouvelle affirmation de l'Occident - avec tout ce que cela implique.

La Chine, avec ses milliers d'années de civilisation et son système socio-politique tout à fait original, dispose là encore d'un énorme avantage. Ce n'est pas seulement l'économie et le contrôle politique étroit du PCC qui sont la clé du succès du Logos chinois. La société chinoise - tant l'État que le peuple lui-même - est un système de valeurs cohérent, avec une dimension impériale, une éthique et une sorte de métaphysique chinoise. Ce n'est pas seulement une question de pouvoir ; le fait est qu'entre le pouvoir du PCC et la société chinoise proprement dite se trouve un continent entier de culture traditionnelle chinoise - anthropologique, éthique, spirituelle. Et la Chine ne fera que se renforcer et étendre son influence dans les régions voisines.

Il est grand temps pour la Russie de réfléchir au Logos russe. Sur l'identité russe, sur la conscience de soi historique, sur notre système de valeurs, qui n'est pas moins original et distinctif que celui de l'Occident ou de la Chine. Hélas, nous y prêtons encore très peu d'attention. Mais il vaut la peine de se tourner vers l'histoire russe, vers les trésors inestimables de l'orthodoxie et de la tradition, vers notre littérature et notre art, vers notre philosophie religieuse, vers l'éthique russe de la justice et de la solidarité - et les grandes lignes de la civilisation russe s'ouvriront devant nous. Et là, il faut être décisif : même si ce n'est pas une vérité universelle, elle n'est pas universelle, mais c'est la nôtre, la russe. Qui est prêt à l'accepter, qu'il soit le bienvene. Pour ceux qui n'y sont pas prêts, eh bien, que le monde soit plus riche et plus complet grâce à la diversité et à l'identité.

Et encore les trois Logos...

    ...l'Occidental..,
    ... le chinois et...
    le russe -

sont comme trois civilisations - et ils ne seront bientôt que les principaux pôles de la multipolarité. Les civilisations islamique ou indienne, africaine ou latino-américaine, avec toutes leurs particularités locales, auront l'occasion de multiplier leur Logos, de défendre et de développer leur identité, de construire leurs Etats, leurs cultures, leurs systèmes.

Bien sûr, il y aura des difficultés en cours de route. Mais il est parfois important de prêter d'abord attention aux nouveaux horizons, sans tout réduire à la concurrence, aux conflits, aux affrontements et au scepticisme geignard : "rien ne marchera pour l'humanité, comme rien n'a jamais marché". C'est un mensonge - cela a parfois fonctionné, et l'humanité a connu les plus grands succès, les plus grandes réalisations, les plus grands exploits et les plus hauts sommets, bien qu'il y ait eu aussi des chutes sévères et des catastrophes.

Il vaut la peine de se pencher sur un monde multipolaire - aujourd'hui tripolaire - avec responsabilité et animé de solides bonnes intentions. Après tout, c'est le monde dans lequel nous vivons que nous créons nous-mêmes. Concentrons-nous donc, nous les Russes, sur la recherche du Logos russe.

tg-Nezigar (@russica2)

mardi, 02 novembre 2021

Humain, plus qu'humain: la solution futuriste de Stefano Vaj

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Humain, plus qu'humain: la solution futuriste de Stefano Vaj

Alfonso Piscitelli

SOURCE : https://www.ilprimatonazionale.it/cultura/umano-soluzione-futurista-stefano-vaj-212850/

L'une des clés pour comprendre I sentieri della Tecnica. Spirito faustiano, transumanesimo, futurismo (= Les chemins de la technologie. Esprit faustien, transhumanisme, futurisme) de Stefano Vaj (Moira, 20,80 €) est sa nature milanaise. L'auteur est profondément milanais et Milan est le moteur de l'Italie depuis des siècles: du réformisme des Lumières au romantisme du Risorgimento, du socialisme au futurisme, des débuts du fascisme au boom économique. Il n'y a pas une saison en Italie qui n'ait vu en Milan le scénario prémonitoire, la porte de l'avenir.

Aujourd'hui, chez Vaj, nous retrouvons à la fois les traits de caractère des cultures qui ont rayonné à partir de Milan dans toute la péninsule. Vaj est une figure caractéristique des Lumières - même si la référence ne lui plaira pas - en raison de son franc mépris pour ce qu'il considère comme la stagnation idéologique, tendant à la régression, qui marque notre temps présent. Simultanément, il est romantique en évoquant certaines icônes fondamentales: Prométhée, Faust, peut-être même un peu de Frankenstein (qui apparaît dans le roman de Shelley Le Prométhée moderne).

Le rêve "surhumaniste" de Stefano Vaj

Le rêve faustien de Vaj s'appelle le transhumanisme: l'idée que l'homme, ou plutôt certains hommes, peuvent faire un saut quantique dans l'évolution par une décision radicale et une utilisation volontariste de la technologie. Ce n'est pas le hasard, ce n'est pas la nécessité, ce n'est pas un Dieu transcendant, ce n'est pas une idéologie sociale, mais une simple rotation du gouvernail sur le navire de la technologie qui peut conduire à un lieu d'atterrissage si inédit qu'il est consciemment et heureusement post-humain.

417ibXZOKBL.jpgBien sûr, outre sa "milanéité" tournée vers l'avenir, pour comprendre le parcours de Vaj, il faut aussi se référer au passé idéologique dont l'auteur est issu. Plusieurs de ses mentors, à commencer par Giorgio Locchi, en font partie. Le transhumanisme de Vaj (qui diffère des tendances américaines similaires) est clairement une réponse à l'impasse de l'espace néo-fasciste. Ayant renoncé aux rêves de révolution politique, l'auteur identifie dans une ligne de développement possible de la bio-ingénierie le moyen de donner des ailes à ce "rêve surhumaniste" dont parlait Giorgio Locchi.

Où ce chemin va-t-il mener? Nous ne le saurons qu'en vivant. Entre-temps, Stefano Vaj, avec le regard moqueur d'Al Pacino dans L'avocat du diable, constate que certaines pratiques qui, il y a quelques années seulement, semblaient inconcevables ou répréhensibles - comme le diagnostic prénatal - sont aujourd'hui devenues monnaie courante. Et que les thérapies géniques commencent à prendre leur essor. Vaj sait que ces positions susciteront l'indignation des sections de la droite qui se réfèrent à un catholicisme conservateur ou à un traditionalisme à la White Wheat du Moyen-Orient. Et il s'en réjouit visiblement.

Prudence et précaution

Bien sûr, même ceux qui sont absolument favorables à tout ce qui peut rendre l'être humain plus efficace ont des doutes. Surtout en raison de l'attitude "fondamentaliste" que l'auteur attribue à sa position. En réalité, précisément parce que la biologie humaine est d'une complexité déconcertante, l'attitude la plus appropriée pour ce type de parcours devrait être la prudence. Tout comme lorsqu'un nouveau médicament est testé et qu'une approche prudente est méthodologiquement poursuivie, avec des essais et des tests articulés sur des décennies. La prudence est d'autant plus nécessaire lorsqu'on pense à mettre la main sur la "carrosserie" ou même sur le moteur de la machine humaine.

Parce que les monstres sont toujours à l'affût. Après tout, même cette humanité pittoresque qui tente de changer de sexe au moyen d'hormones et d'amputations chirurgicales chérit quelque chose de très similaire au rêve transhumaniste de manipulation illimitée des données de naissance. Maintenant, après avoir adressé à l'auteur l'avertissement consciencieux (et absolument vain) de ne pas prêcher la création de monstres, nous voudrions souligner certains ajustements conceptuels vraiment aigus que l'on peut trouver dans "Les voies de la technique". Par exemple, la critique du concept de naturalité par opposition au monde humain. Comme si un champ laissé en jachère était la "nature" et non un ingénieux artifice humain. Comme si le chien était la "nature" et non une heureuse bio-ingénierie de la préhistoire.

41UWKEWlVbL._SX331_BO1,204,203,200_.jpgMettre fin aux idéologies mélancoliques

La rapide moquerie de Stefano Vaj sur le concept de "décroissance heureuse", dans lequel Alain de Benoist semble s'enliser lourdement depuis des décennies, est également excellente. Vaj dit : demandez aux dinosaures ce que signifie la décroissance heureuse... si vous réduisez votre espace "vital" il y a toujours quelqu'un d'autre qui occupe votre place de manière frénétique. Comparé à ces idéologies mélancoliques, le futurisme de la turbo-bio-ingénierie de Vaj et de ses amis est meilleur. Bien que l'idée de se mettre dans un conteneur de glace et de se décongeler dans les années 2200 semble complètement folle. L'intuition de Goethe, selon laquelle "la nature a créé la mort pour avoir plus de vie", est peut-être plus authentique.

Stefano Vaj est une substance à prendre en quantité modeste. Mais il est également vrai qu'à l'approche de la cinquantaine, avec le pragmatisme craxien, je demanderais à l'avocat faustien de commencer à me communiquer toutes les nouvelles les plus fiables sur la manière de rendre l'existence plus intense et plus efficace dans les années à venir...

Alfonso Piscitelli.

Lire l'entretien de Stefano Vaj (en anglais): http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/01/14/interview-with-stefano-vaj-on-biopolitics-and-transhumanism.html

De même: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2011/10/20/dittatura-dell-economia-e-societa-mercantilistica.html

 

vendredi, 22 octobre 2021

Aleksandr Douguine et la politique gnostique

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Aleksandr Douguine et la politique gnostique 

Cristian Barros

Qu'est-ce que le gnosticisme? La question est certainement aussi ancienne que le mouvement spirituel et intellectuel auquel elle fait allusion. Historiquement, le gnosticisme semble être la pénombre ésotérique, marginale, voire élitiste de la plupart des religions abrahamiques, et en tant que tel, il coule comme un courant sous-jacent dans les piétiés exotériques et officielles. Ses sources sont opaques et fragmentaires, et son portrait dépend largement des critiques hostiles, principalement chrétiennes, qui ont contribué à sa ruine. Les gnostiques ont vraisemblablement délibéré avec une grande véhémence sur l'origine du mal, dont découlerait une théogonie fondée sur l'aliénation de l'homme au cosmos. Leur métaphysique est dualiste: le mal et le bien coexistent, le premier étant identifié à la matière et le second à l'esprit. La relation entre les deux dimensions est hautement dramatique, et repose sur un acte de trahison ou d'usurpation. Ainsi, des gnostiques comme Marcion affirment que la fable de la Chute est en réalité une inversion profane du véritable secret du monde: le Serpent est le dispensateur de la lumière et le Dieu biblique une entité asservissante et jalouse.

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Certains récits gnostiques soutiennent que la lutte entre le mal et le bien sera résolue dans un dénouement climatique, d'où les diverses apocalypses découvertes à Nag Hammadi (1). D'autres versions, en revanche, se désintéressent froidement du sort du monde actuel. Ce pessimisme radical accepte que le mal soit le tissu même de la réalité, échappant à toute rédemption. 

Il est clair que nous avons affaire à une hétérodoxie qui est elle-même une tradition complexe offrant de multiples interprétations. Mais son caractère marginal, proprement initiatique, se prête assez mal à la constitution d'un horizon politique, surtout à l'ère de la politique de masse. Néanmoins, il convient de rappeler que nombre des mouvements politiques de la Modernité sont nés dans des contextes sectaires, voire conspirationnistes, des francs-maçons de 1789 aux ligues d'artisans de 1848. Pour paraphraser Carl Schmitt, on peut dire que les catégories de la politique moderne résultent de la sécularisation des motifs religieux. En effet, l'évidement même du sacré en Occident a déplacé les aspirations prophétiques de l'autel vers la tribune parlementaire et les bureaux bureaucratiques. De manière symptomatique, le bourgeois Bentham et le révolutionnaire Lénine reposent aujourd'hui encore momifiés dans leurs sanctuaires murés de cristal respectifs. 

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Le XXe siècle a vu réapparaître, cette fois plus que comme une simple curiosité de cabinet, l'ancienne gnose héritée d'Alexandrie et du Levant hellénistique. Je pense ici en particulier aux études d'Adolph von Harnack, un savant prussien qui a réhabilité la figure de l'hérésiarque Marcion dans son livre éponyme, Marcion : Le testament d'un Dieu étrange. Rétrospectivement, le texte de Harnack peut être considéré comme le renouvellement philologique des études gnostiques, celles-ci étant tacitement impliquées dans la polémique protestante. Harnack semble avoir fait de Marcion un véhicule pour sa critique du légalisme religieux sclérosé qui perdure dans le christianisme, une rigidité que Harnack impute finalement au judaïsme. 

En effet, en tant que religion purement intérieure, une forme d'intériorité mystique, le gnosticisme était proche du piétisme luthérien, mais se distançait de ce dernier dans la mesure où le gnosticisme primitif promettait à l'initié un processus de déification intérieure ou théosis. En tout cas, la redécouverte du gnosticisme dans le romantisme allemand avait un aspect politique évident, concernant l'épuration des éléments orientaux ou pharisiens d'un nouveau credo d'authenticité autochtone. Marcion lui-même s'attaquait à la tendance pétrinienne et philosémite du christianisme du deuxième siècle, et visait ainsi à créer un Évangile purifié, idéalement exempt des stigmates du tribalisme et du ritualisme mosaïques. 

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Bien sûr, la théosophie romantique peut être retracée jusqu'au visionnaire baroque autodidacte Jacob Boehme, qui influencera finalement Hegel, comme l'atteste solidement le livre notoire de F. C. Baur. D'ailleurs, le romantisme lui-même, en tant que rébellion contre la rationalité extérieure, antagoniste du légalisme universel jacobin, peut être comparé à une explosion instinctive des motifs antinomiens, ataviques, de la gnose : aliénation et authenticité, pessimisme métaphysique et héroïsme existentiel. 

En ce sens, Hegel est un acteur majeur de ce que nous pouvons appeler la nébuleuse du gnosticisme moderne. Hegel a adapté les anciennes figures de l'histoire sacrée en langage académique, sécularisant la théorie même de la Trinité chrétienne dans sa dialectique, tout en masquant l'historicisme providentiel de Joachim de Fiore derrière sa téléologie idéaliste. D'une manière ou d'une autre, nous dit-on, Hegel a contribué au programme des futures religions politiques ou laïques et de leurs régimes subséquents, comme des chercheurs à l'esprit libéral comme Raymond Aron, Karl Popper et Eric Voegelin ont surnommé les expériences totalitaires du 20e siècle. En conséquence, nous pouvons considérer le siège de Stalingrad comme le choc apocalyptique des deux ailes opposées de la chimère hégélienne: l'universalisme marxiste et le particularisme nazi. Avec le temps, cependant, le camp triomphant allait connaître sa propre Némésis : la chute du mur de Berlin en 1989. Depuis lors, le pragmatisme libéral, dans son incarnation la plus nihiliste, récupère tout le butin du monde. 

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Il est révélateur que le professeur émigré de l'entre-deux-guerres Eric Voegelin ait inventé la thèse tant vantée de "l'immanentisation de l'Eschaton" afin d'anathématiser, plutôt que d'analyser sérieusement, l'émergence d'agendas totalisants ou révolutionnaires en politique. Voegelin se réfère ici à l'Eschaton comme à la consommation surnaturelle de l'histoire, déplorant la perversion démagogique qui transforme "la fin du temps sacré" en "le début d'une nouvelle ère profane". En vérité, 
Voegelin tente d'exorciser l'infiltration de l'espérance chiliastique dans le statu quo bourgeois. Un effort similaire a également été déployé par un autre exilé libéral, Karl Popper, qui a rédigé le volumineux manifeste de la nouvelle foi antitotalitaire, La société ouverte et ses ennemis (1945), condamnant Platon et Hegel en tant que rêveurs d'une utopie spartiate, verticale et introvertie : la société fermée, un paradis du même. 

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En réalité, tous ces polémistes libéraux ont lutté contre l'intégration des masses, et donc de l'irrationnel, dans la politique moderne. Contrairement à eux, les essayistes antilibéraux comme Georges Bataille et Carl Schmitt voyaient les choses avec une sorte d'optimisme cryptique. Bataille, pornographe obscur, primitiviste bohème et saint manqué, a également été un brillant interprète de la nouvelle politique de masse tout au long des années trente. À cette époque, Bataille était profondément immergé dans l'hermétisme, au point de fonder le "Collège de sociologie sacrée", un cénacle cultuel visant à restaurer les rites sacrificiels dans les bois parisiens, une affaire sans doute extravagante. Pourtant, l'article en question, La structure psychologique du fascisme (1933), présente encore de puissantes intuitions nietzschéennes. En résumé, le texte considère le fascisme comme une résurgence de l'"hétérogène", l'étiquette de Bataille pour l'irrationnel et le refoulé: un magma qui monte du monde souterrain animal de la psyché humaine. 

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Bien que formellement communiste, le projet anthropologique de Bataille était créativement antimoderne, puisqu'il prétendait racheter l'aliénation de l'homme au moyen de liens sacrés comme le sexe et le jeu. De manière anecdotique, l'historien marxiste Richard Wolin considère Bataille comme un énergumène totalitaire, situé quelque part sur le spectre du national-bolchevisme. Notre point de vue est peut-être moins indulgent, puisque nous accusons Georges Bataille d'être un sombre gnostique, qui n'a fait que flirter avec le communisme et le fascisme en tant que stratégies terre-à-terre pour finalement inaugurer l'Eschaton. 

Presque en chœur, maintenant sur l'autre rive du Rhin, le juriste Carl Schmitt a écrit son essai Staat, Bewegung, Volk, un sinistre chant du cygne pour le régime constitutionnel et parlementaire de Weimar, dont Schmitt ne pleure pas du tout l'agonie. En fait, Schmitt postule ici une identification dynamique entre masses et appareil d'État, voire le dépassement même de la technocratie par le peuple en armes. Également catholique ex-ultramontain comme Bataille lui-même, Schmitt fustige le marxisme universaliste tout en menaçant les capitalistes d'un futur État ouvrier populiste et plébiscitaire. Il va sans dire que la dénonciation de Marx par Schmitt concerne son libéralisme voilé, son universalisme abstrait, et non son élan prolétarien. 

Par parenthèse, Schmitt était également un lecteur avide de l'hermétiste français René Guénon, une figure dont la gravitation était également très palpable dans le milieu de Bataille. De manière intrigante, une autre présence commune hantant le champ intellectuel de Schmitt et de Bataille est celle de Joseph de Maistre, l'ennemi juré de 1789, et pourtant son garant providentiel. La théorie du sacrifice de Maistre, qui remonte à Origène, peut-être le seul gnostique parmi les Pères de l'Église, résonne étrangement avec l'œuvre de Bataille et de Schmitt. D'une manière ou d'une autre, on pense naturellement à ces deux auteurs, ces deux maudits, mi-chanteaux mi-icônes de la contre-culture, lorsque Popper invoque les "ennemis" de la société ouverte... 

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Jusqu'à présent, un avatar récent de ce que nous pourrions appeler la politique gnostique est le polygraphe russe Alexandre Douguine, dépeint pendant ses années juvéniles par un romancier français contemporain comme un "ours dansant avec un sac à dos rempli de livres". Au-delà des digressions, Douguine a suffisamment mûri pour devenir un intellectuel antilibéral lucide et un prosélyte des blocs civilisationnels au-delà de l'esprit de clocher des petits États-nations. Souvent diabolisé comme un impérialiste russe, Douguine prône plutôt la création d'œcumènes ou de "grands espaces" en fonction des strates culturelles et religieuses. En conséquence, il pourrait être plus justement caractérisé comme un zélateur agissant contre l'impérialisme unipolaire, à savoir l'hégémonie atlantiste, que comme un simple bigot nostalgique du passé russe. 
Bien au contraire. Douguine est un activiste acharné, un terroriste de l'esprit, et non un rat de bibliothèque mélancolique de la variété slave.

Tout bien considéré, Dugin est un penseur géostratégique et aussi un théoricien politique, mais ces appellations transcendent l'étiquette académique. Il ressemble à la fois à Bataille et à Schmitt dans la mesure où l'écriture exotérique masque un noyau ésotérique et anagogique plus profond. Encore une fois, il est plus un mystagogue qu'un érudit formel, bien qu'il accomplisse ce rôle de façon impeccable. Quant à Douguine, nous pouvons ajouter que la Tradition et la Révolution sont des pôles voués à être réconciliés dans un futur apogée, ce qui est une entreprise à laquelle il tient beaucoup. 

Ainsi, son évolution du dissident soviétique au national-bolchevisme et à l'eurasianisme n'enlève rien à son noyau intérieur, qui est certainement gnostique et apocalyptique. En ce qui concerne sa première description, le "complexe national-bolchevisme" a toujours eu une dimension territoriale, visant à réaliser une entente continentale entre l'Allemagne et la Russie - comme un rempart contre l'étouffoir capitaliste atlantiste. Dès lors, l'eurasianisme de Douguine devient cohérent, un déploiement naturel. En outre, son "socialisme populiste" n'est pas abstrait mais historiquement enraciné, il n'est pas technophile mais plutôt tellurique, il s'appuie donc sur le développement organique des communautés établies. Quant à son eurasianisme, Douguine emprunte de manière transparente aux travaux de terrain de Lev Gumilev sur la symbiose entre agriculteurs et pasteurs dans les steppes, auxquels Gumilev attribuait un "zeste cyclique" (passionarnost) pour conquérir puis être à son tour assimilé à des structures sédentaires: des barbares revitalisant l'horizon agraire. 
Une précision s'impose donc. 

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Certes, l'esprit grec faisait la distinction entre topos et chôra. Selon le Timée de Platon, par exemple, il y avait une véritable différence entre un point d'une extension abstraite, à savoir un crux cartographique, et le "lieu existentiel". Ainsi, la chôra était un espace d'enracinement, une réalité ancrée. Platon, quant à lui, considérait évidemment l'Attique, et plus particulièrement Athènes, comme son véritable lieu d'appartenance. C'est pourquoi l'exil politique, l'éviction de sa propre ville, était considéré comme pire que la mort, condition illustrée par le procès de Socrate. En revanche, le topos que l'on retrouve plus tard chez Aristote représente l'espace pur, le continuum quantitatif - qui se transformera finalement en res extensa de Descartes, le tableau physique et géométrique. 

Il est révélateur que les Grecs classiques n'aient renoncé au patriotisme et embrassé le cosmopolitisme qu'une fois les cités hellénistiques vaincues par les légions romaines. Les besoins pratiques d'accommodement et de survie ont dicté un nouveau compromis, dès que la Grèce a été réduite au statut de colonie. Les philosophes s'adaptent progressivement à la domination impériale et, finalement, se divisent en deux écoles, l'une cynique et l'autre stoïcienne. Apparemment, Diogène le Cynique ("qui vivait comme un chien") fut le premier à inventer le terme kosmopolitês ("citoyen du monde"). Cette innovation subtile impliquait un changement radical par rapport au mythe traditionnel athénien de l'autochtonie, la croyance ancestrale partagée de descendre du sol même de la Grèce. Mais alors que les cyniques étaient plutôt des universalistes individualistes, les stoïciens étaient des organicistes cosmiques. En temps voulu, le stoïcisme est devenu la philosophie de l'oligarchie romaine, avec tout son fatalisme patricien et son sens du devoir déguisé en alibi pour la conquête. 

L'espace en tant que quantité est finalement une aberration de la conscience, un phantasme-phénomène mathématique exacerbé plus tard par le commerce et la science moderne. Heureusement, l'écologie, en tant que "science holistique", est apparue dans les années 1900 comme un antidote opportun contre cette vision positiviste, technocentrique et réductionniste. De même, on pourrait citer ici les résultats de l'éthologie et de la géographie humaine de Jacob von Uexküll à Auguste Berque, et même des "écologistes culturels" comme Leo Frobenius, qui ont respectivement abordé l'interaction environnementale en utilisant des notions empathiques et contextuelles comme Umwelt, oecumène et Paideuma. 

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Douguine lui-même défend la notion de Heidegger du Dasein en tant que lieu d'être organique, enraciné et historiquement significatif. Heidegger célèbre la surface plutôt que la profondeur, l'impression quotidienne plutôt que la théorie incarnée, la routine inconsciente plutôt que l'effort délibéré, et il crée ainsi une sorte de populisme existentiel: "Être, c'est habiter". En conséquence, l'appropriation par Douguine de ce motif heideggérien lui permet de construire un projet géopolitique totalisant, qui repose à la fois sur le localisme et le pluralisme.

Cependant, la vision finale du monde de Douguine concerne les polities géostratégiques ou les "blocs civilisationnels". Plus encore, Dugin postule qu'un esprit transcendant ou un "ange" surplombe chaque civilisation, ce qui essentialise fortement sa théorie des relations internationales. Néanmoins, l'angélologie politique de Douguine permet une lecture métaphorique fructueuse - un exercice également proposé par Giorgio Agamben, un schmittien de gauche. Maintenant, pour récapituler, je souligne l'endroit même où Douguine affirme sa singularité, en habitant un paysage posthistorique - pour ainsi dire, une arène eschatologique. 

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En tant que gnostique, Douguine est un dualiste métaphysique et comprend que la lutte finale, en tant que point culminant d'une série d'escarmouches mineures, est exclusivement binaire, littéralement manichéenne. À ce stade, la fin du temps terrestre devient donc le début du temps sacré. De même, l'espace du conflit devient lui aussi sacralisé, c'est-à-dire orienté vers le sacrifice et la mort. Les anges de la fin s'incarnent dans les puissances de la Mer et de la Terre, thalassocratie contre tellurocratie, Léviathan contre Béhémoth... En d'autres termes, il s'agit de cultures mobiles contre des cultures axiales, ces dernières étant amalgamées dans la masse eurasienne, appelée Heartland. 

dimanche, 17 octobre 2021

Alexandre Douguine: L'idée russe n'est pas notre création, elle fait ce que nous sommes

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L'idée russe n'est pas notre création: elle fait ce que nous sommes

Alexandre Douguine

Ex: https://www.geopolitica.ru/article/russkaya-ideya-eto-ne-nashe-tvorenie-chto-nas-tvorit

Universitaire, personnalité publique et idéologue le plus en vue de l'eurasisme dans le monde moderne, auteur de plus de 60 livres d'histoire, de philosophie et de géopolitique, qui traitent tous, d'une manière ou d'une autre, de l'idée russe, Alexandre Douguine raconte à Kultura le chemin parcouru par la Russie et les routes qui l'attendent à l'avenir.

Ce document a été publié dans le numéro 8 de la version imprimée du journal Kultura du 26 août 2021, dans le cadre du thème du numéro "L'idée russe : où la chercher et pourquoi est-elle importante pour la culture".

Aujourd'hui, nous parlons de l'idée russe. Et comment cela fonctionne-t-il dans le monde? Chaque pays et chaque nation a sa propre idée ? Philippine, brésilienne, kenyane?

Les pays qui ont leurs propres idées sont, en règle générale, les pays qui créent des empires, unissent de grands espaces ou sont très flamboyants, brillants et profonds. C'est-à-dire que tous les pays et tous les peuples n'ont pas une idée. Dans ce cas, par exemple, les Juifs n'ont pas eu d'État depuis deux mille ans, mais il y a toujours eu une idée juive. Les civilisations ont toujours leur propre idée. Il est important de comprendre que l'idée russe est l'idée d'une civilisation. Il y a beaucoup moins de civilisations que de pays. Parfois, les grandes civilisations ont une petite idée, et les petites nations une grande idée. 

L'idée brésilienne est bien là, elle est liée à une certaine réfraction de l'idée portugaise. C'est le sebastianismo, la saudade, dont les poètes Fernando Pessoa et Teixeira de Pescoaes ont parlé à merveille... Mais il n'y a pas d'idée kenyane. Mais il y a une idée africaine en Afrique. Et les différentes civilisations africaines portent en elles, si l'on peut dire, les germes des idées. Dans ma Noomachie, je ne faisais qu'explorer les idées de civilisations dans différentes parties du monde, chez différents peuples.

Il est stupide de mesurer la qualité des idées par les indicateurs du PIB ou le niveau de développement technique. Pour se vanter, pour dire: nous avons l'iPhone et l'intelligence artificielle. S'il est nécessaire d'en avoir de l'artificiel, c'est que le naturel ne vaut pas grand chose... L'iPhone n'est pas une idée ! Il peut être remplacée par un ensemble de capacités techniques. Une idée qui se cache dans la jungle de ces objets techniques n'est, en règle générale, que quelque chose de chétif, d'insignifiant. Une idée est une réalité extrêmement subtile, délicate, sublime. Il y a des choses dont on ne doit parler qu'en choisissant soigneusement ses mots et son intonation. Et lorsque nous prononçons le mot "idée", tout comme lorsque nous entendons le mot "Dieu", le mot "mort", "bonté", "beauté", nous devons nous recueillir intérieurement.

9788898809615.jpgComment les idées des civilisations diffèrent-elles? En termes d'échelle, de contenu?

Je pense tout d'abord que les idées diffèrent par leur beauté. L'ampleur d'une idée vient de sa saturation en beauté et en bien. L'idée russe est belle, bonne et vraie. Elle a les propriétés de l'esthétique métaphysique, car elle n'est pas utilitaire. Le peuple russe n'est ni pragmatique ni individualiste. Les Russes ne sont pas motivés par la survie. L'idée russe est une idée vitale, ni forcée ni abstraite. Il fait partie de ce qui fait que notre sang circule dans nos veines. L'âme fait d'un Russe un Russe. Pas une ligne dans un passeport, pas des caractéristiques extérieures. 

Si nous demandons respectueusement, que portez-vous en vous, l'idée russe? Peut-être entamera-t-on alors une conversation avec nous - une conversation historique, culturelle, interne. Il nous parlera des anciens Slaves, de leurs coutumes, de leurs rituels, de leurs liens avec les autres peuples, puis de ce qu'il a gagné lors de la formation de l'État russe dirigé par les Varègues, et enfin la conversation se poursuivra sur la période dite de Kiev. Puis quelque chose est arrivé à l'idée russe, il y a eu un éclatement de l'État kiévien en principautés. Et l'idée russe via "Le conte de la campagne d'Igor", par son auteur parle de la nécessité de s'unir face aux Polovtsiens à tous les princes russes. Ils ne l'ont pas écouté, et en conséquence, la Russie est tombée sous la coupe des Mongols. Mais savoir si l'idée russe a été sauvée ou perdue grâce à elle est une question extrêmement complexe. Certains peuples n'ont pas été soumis aux Mongols et ont disparu, mais d'autres, au contraire, l'ont été et ont connu par la suite un énorme succès.

Nous sommes sortis de l'ombre de la Horde au 15e siècle et avons proclamé le Royaume de Moscou au 16e siècle. Notre idée russe s'est revêtue d'une pourpre impériale et a pris la forme de Moscou comme Troisième Rome. Plus tard, il entre dans les terribles épreuves de la période des troubles et les surmonte grâce à l'élection des Romanov. Puis le schisme de l'église divise l'idée russe en deux. C'est une tragédie. À partir de cette époque, les Russes sont en quelque sorte devenus schizophrènes. Deux voix qui ne cessent de s'affronter : nous avons la moitié de Moscou et celle de Saint-Pétersbourg, l'orthodoxie et les vieux croyants, le slavophilisme et l'occidentalisme ...

L'histoire de la maladie de l'idée russe commence. Les slavophiles l'offrent pour guérir, pour restaurer l'unité perdue à l'époque de Petrovsky, tandis que les Occidentaux disent qu'il n'y a pas besoin d'une idée russe du tout.

Nous sommes entrés dans le XXe siècle dans une plus large mesure avec les slavophiles - c'est l'âge d'argent, nous avons commencé à sentir la présence slavophile dans la philosophie religieuse russe.

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Et soudain, une autre catastrophe - les bolcheviks arrivent au pouvoir, porteurs d'une idéologie incroyable - et non occidentalisée ou slavophile. Il semblerait qu'il n'y ait plus rien de russe. Mais soudain, contrairement à tout, une partie importante du peuple russe reconnaît l'idée russe... dans le communisme.

Après la destruction de l'Union soviétique, une idée entièrement occidentalisée et libérale nous est parvenue, qui est incompatible avec l'idée russe. En 1991, une "idée non russe" prévalait dans notre pays, qui disait: tout ce qui est russe - la droite et la gauche, le rouge et le blanc - est inutile, nous n'avons pas de manière spéciale, il n'y a pas d'idée russe ! Tout ce qui était russe dans les années 90 ne subissait que moquerie.

En 2000, Poutine est arrivé et a dit: non, nous étions pressés, revenons à la réalité. Et bien que l'élite ait continué à se moquer de l'idée russe et continue encore maintenant, mais le peuple lui-même a commencé à élever la voix, celle de l'idée russe dont il a besoin. Un besoin vital... Et chaque fois qu'il y a eu un soupçon de sa manifestation - en 2008 dans le Caucase, en Crimée, dans le Donbass, pendant le printemps russe, lors de la victoire en Syrie, lors du prochain cycle de conflit avec l'Occident - les gens ont réagi de manière très vive. L'idée russe nous donne des signes qu'elle est vivante, même si, oui, elle est réprimée et malade aujourd'hui.

Un point intéressant : l'idée russe ne vit pas dans la population. Si nous interrogeons la population sur cette idée, nous entendrons quelque chose d'indéchiffrable: l'un veut une pension plus importante, et l'autre dit avoir mal aux dents ... Mais si nous voyons les personnes derrière la population, nous obtiendrons une réponse complètement différente. Où se trouve la population et où se trouve le peuple ? En une seule et même personne. Ce sont deux faces de notre être: l'une profonde et authentique, l'autre superficielle, momentanée. La population a besoin d'avantages sociaux - une carrière, une satiété, des ascenseurs sociaux. Mais les gens répondent à des impulsions immatérielles tout à fait différentes. Par conséquent, le peuple dit : nous ne voulons absolument pas de l'idée libérale, que l'élite nous impose.

Si nous mettons tout cela ensemble, nous pouvons voir l'incroyable histoire de l'idée russe, comment elle a traversé les générations. L'idée russe n'est pas notre création, mais ce qui nous crée. L'idée à travers l'histoire crée un peuple avec ses paradoxes, ses problèmes, ses tragédies, ses guerres, ses souffrances, ses réalisations, sa fierté.

Y a-t-il d'autres composantes indispensables à une idée civilisationnelle et spécifiquement russe que la beauté ? L'énergie, peut-être ?

Soit l'idée est vivante, soit elle ne l'est pas. Si une idée doit être branchée dans une prise, c'est un aspirateur, au mieux un ordinateur, mais pas une idée. Platon a une formule: les idées flottent ou meurent. Une idée est ce qui nous fait. Il s'agit de notre langue, de notre culture, de nos souffrances, de nos péchés, de notre justesse, de nos erreurs et de nos choix. Nous sommes une partie organique de cette idée.

Quand les libéraux disent qu'une telle chose n'existe pas, ils la tuent comme ça. Il n'y a pas de position neutre dans ce sens. Il ne s'agit pas d'un jeu de devinettes: c'est ou ce n'est pas le cas. Il est très important de dire, "Soi !" - car c'est un acte de création spirituelle. Si nous disons "oui !" à l'idée russe, elle existe. Elle nous répond "oui" aussi. Et puis il y a les gens. Et donc... une population...

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L'idée russe telle que vous la concevez est-elle monolithique ou existe-t-il différentes variantes de son développement ?

Je ne pense pas que quiconque puisse prétendre avoir le monopole de l'idée russe. Ici, l'essentiel est de reconnaître son existence. Parce que pour certaines personnes, l'idée russe possède une existence propre, et pour d'autres, elle est le produit d'une construction (elle sera telle que nous la construirons). Je m'adresse à ceux qui considèrent que l'idée russe existe, et nous lisons différents visages de l'idée russe dans l'histoire de la Russie. Mais si l'on considère que l'idée russe est un produit de la créativité intellectuelle, c'est-à-dire qu'elle est secondaire et représente une superstructure sur quelque chose de matériel, dans ce cas l'idée se transforme en un simulacre.

Si nous croyons que l'idée russe est, alors nous croyons que c'est le peuple, parce que l'idée russe est notre âme. Dans ce cas, il y a, bien sûr, de nombreuses versions. Les personnes qui se considèrent comme faisant partie du peuple, répondant à la question sur l'idée russe, donneront différentes formulations, mais le point commun sera l'intonation, le ton. Il s'agit d'une dispute entre Russes sur l'idée nationale, comme dans Les frères Karamazov de Dostoïevski, par exemple. Chaque Karamazov, chaque personnage est une version différente de l'idée russe. Là, même chez Smerdiakov, il y a un aperçu, bien que déformé, de l'idée russe. Dostoïevski est un écrivain tellement russe qu'il ne peut dépeindre rien de non-russe. Tout ce qu'il écrit devient russe dans son âme russe. Même lorsqu'il dépeint des maniaques et des crapules: il a à la fois le vice et la sainteté russes. C'est un espace d'amour pour le russe et d'acceptation du russe, c'est la musique de l'idée russe.

Mes connaissances, Youri Mamleev et Edouard Limonov, qui sont aujourd'hui décédés, ont malheureusement décidé dans leur jeunesse que les communistes, ici en URSS, étaient horribles, alors ils ont tous deux décider d'aller à l'Ouest, où il y a la liberté et où ils pourront écrire librement. Lorsqu'ils sont arrivés là-bas, ils ont vu que la Russie dans n'importe quel état, même communiste, ce qu'ils n'aimaient pas, était leur destin et que l'Occident ne leur appartenait pas. Cela va plus loin que le fait d'aimer ou de ne pas aimer l'idéologie, que le régime politique leur convienne ou non. La Russie est l'essence de Mamleev, de Limonov, de vous, de moi, de toute personne russe. Qui que nous soyons, fondamentalistes orthodoxes religieux ou agnostiques laïques, le Russe vit dans les deux, dans le saint et dans le pécheur. Et ceci constitue notre unité.

Les libéraux ne peuvent pas avoir l'idée russe, car pour leur philosophie la mesure de toutes choses est l'individu. L'individu dans l'idéologie libérale est une personne, dépouillée de tout lien avec l'identité collective. Il a d'abord été séparé de l'église par la réforme protestante, puis des domaines médiévaux traditionnels, il est devenu un individualiste bourgeois, puis il a été libéré des frontières nationales, est devenu un cosmopolite, et aujourd'hui, il s'est également libéré de l'identité sexuelle. Parler d'une version libérale de l'idée russe est donc une contradiction dans le sujet. L'idée russe communiste ou nationaliste est une construction douteuse, mais l'idée libérale est une contradiction ouverte.

cc6c8f842261388f3256781f3fdbf65e--russian-beauty-russian-style.jpgSi les nationalistes russes ont une idée de la Russie, elle est extrêmement déformée : les Russes ont toujours vécu dans un État poly-ethnique, lit-on chez Lev Goumilev. Nous n'avons jamais été purement slaves sur le plan racial, nous avons toujours eu des injections génétiques turques, finno-ougriennes et autres. Le nationalisme russe est un phénomène artificiel, presque aussi non-russe que le libéralisme.

Et les communistes russes ont un lien encore plus douteux avec l'idée russe, essayant de combiner le désir russe de justice et de bonne société avec les idéaux du communisme. Je pense que c'est une faiblesse intellectuelle, mais en même temps, il est impossible de nier un certain lien entre la période soviétique et l'idée russe. Mais cela ne parle que de la force du début russe, qui est capable de digérer même le marxisme, l'internationalisme et le matérialisme russophobe.

Et donc quand on écarte ces trois versions (libéralisme, communisme et nationalisme), qu'on sort les poubelles de la Russie, tous les autres vecteurs pour retrouver l'idée russe, tout ce qui est construit sur un amour sincère pour le peuple russe, qui vient d'une lecture attentive de l'histoire russe - est tout à fait possible. L'idée russe ne prétend pas coïncider exactement avec l'eurasisme, le slavophilisme, l'orthodoxie, mais elle énonce clairement ce qui lui est étranger.

Et maintenant, au-delà des idéologies politiques modernistes purement occidentales (libéralisme, communisme et nationalisme), nous pouvons voir : l'énorme richesse de la pensée orthodoxe russe, la tradition byzantine, une ontologie holistique (globale) particulière, la philosophie religieuse russe qui n'était pas strictement slavophile, l'âge d'or de Pouchkine, Dostoïevski et Tolstoï.

Nous verrons l'âge d'argent russe, qui a également vécu l'idée russe. Aucun des génies de l'âge d'argent - Merejkovski, Tsvetaeva, Rozanov, Sergueï Boulgakov, Florensky, n'importe qui d'autre - ne fait partie des libéraux, des communistes ou des nationalistes. Ils sont les découvreurs et les explorateurs de continents entiers et originaux de la pensée russe. Quel dommage que ces domaines de l'esprit soient négligés aujourd'hui. Pourquoi sont-ils négligés ? Parce que nous parlons et discutons tout le temps de l'économie, de la façon dont l'Union soviétique était bonne ou mauvaise. Mais il ne s'agit pas du tout de ça... Et lorsque nous sommes dans une frénésie constante de disputes sur les mauvaises choses, tout ce qui est présent nous semble insignifiant.

Nous ne voyons pas, par exemple, que l'eurasisme n'est pas un dogme ou un canon, mais simplement une invitation à penser au-delà de certains clichés ; c'est un développement ultérieur de la pensée slavophile. Donnons à la société la possibilité de suivre à nouveau ces chemins: les slavophiles, les eurasiens, les philosophes religieux russes, le chemin de Dostoïevski, ou encore le chemin controversé, mais important, de Tolstoï, le chemin de l'âge d'argent... Mais où sont les Tolstoi russes d'aujourd'hui? Au lieu de cela, on trouve des partisans du développement de l'IA, des propriétaires d'iPhone 12 et des journalistes qui fulminent à propos de choses auxquelles ils ne comprennent absolument rien. Une fois que nous aurons effectué cette opération cruciale de démantèlement de la pensée politique hégémonique, colonialiste impérialiste occidentale imposée de l'extérieur, nous découvrirons une étendue gigantesque de la pensée russe.

Ai-je bien compris que l'idée russe peut être suivie dans n'importe quel système d'État?

Et ce n'est pas une question à l'idée russe, c'est une question à un système. Un système définit sa propre attitude à son égard. Par exemple, dit : je suis d'accord avec cela - et ce sera un système politique ouvert à l'idée russe, et cela se verra mieux à travers elle. La formation peut dire : je ne vous connais pas, vous, l'idée russe, partez. Cela ne signifie pas que l'idée russe va disparaître. Mais alors l'ordre s'y opposera. La formation peut dire: "Je suis l'idée russe", elle manquera la cible et se révélera être une parodie, une simulation. Il s'agit d'une question très subtile. Notre État et notre peuple sont loin d'être des coïncidences...

L'idée russe, ainsi que tous les êtres vivants, est mobile. Il ne disparaît pas, même là où nous ne le voyons pas. Et dès que nous essayons de la réparer, nous créons une effigie de l'idée russe, un simulacre. À l'époque de Pierre, l'État russe devient soudainement non russe. Mais lorsqu'il semble qu'il sera occidental, non russe jusqu'à la fin des temps, tout change à nouveau - au XIXe siècle, sous le règne de nos derniers tsars, il redevient soudain de plus en plus russe. Ou l'Union soviétique - il semble impossible de penser à quelque chose de plus anti-russe, mais la russeité germe ici aussi : collectivisme, absence d'individualisme, héroïsme, désir de construire un grand État, justice sociale, rejet de l'Occident ... C'est également un trait russe. L'Occident impose, dit : vous devez être comme nous ; il n'y a pas d'autre idée - et votre idée est "particulière". Nous, les Russes, nous nous entêtons à toutes les époques à essayer d'échapper à ce qui est imposé par l'Occident. Nous nous perdons presque, mais... nous nous retrouvons en fin de compte.

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Quoi qu'il en soit, je dois dire que la forme d'État que nous avions dans les années 90 était ouvertement russophobe, anti-russe... Elle était dirigée contre l'idée russe, contre le peuple russe. Mais Poutine, qui n'a pas changé le régime, a changé son contenu, sa référence. Tout, semble-t-il, est resté le même, mais il y avait beaucoup plus de russe. Pas encore assez, même critiquement peu, mais beaucoup plus...

Et pourtant, ce qui vient de l'État ressemble davantage à une construction, un simulacre.

Tout à fait. L'État feint en quelque sorte l'idée russe - il suffit de regarder les caractéristiques physionomiques des personnes en charge de la politique intérieure. Quelle idée russe? Regardez cette série de portraits ! Mais leur cycle est un Geschäft mesquin, l'élite des temporaires a une courte durée de vie, alors que l'idée russe a une longue durée. Par conséquent, les gens peuvent percevoir cette construction d'une manière complètement différente, tout comme le communisme a été réinterprété, ils peuvent également réinterpréter ce simulacre. Bien sûr, nous voyons un faux, un malentendu dans le visage du patriotisme russe moderne, mais il ne fait pas appel à une instance neutre, pas à un vide à partir duquel tout peut être moulé. Dans les profondeurs de la société, le peuple dort. Et ce peuple qui réagit à certains signes - la Crimée est à nous, le printemps russe, le monde russe - entend quelque chose de complètement différent de ce que disent les responsables qui tentent de résoudre leurs problèmes immédiats. On ne peut donc pas dire qu'il s'agit d'un simulacre complet. Hegel appelait cela une ruse de l'esprit du monde, du Weltgeist: chaque personne pense agir selon sa propre logique, mais toutes les personnes ensemble n'agissent pas selon leur propre logique. L'idée russe est notre esprit mondial, notre Weltgeist, l'esprit de l'homme russe conciliaire. De nombreux facteurs indiquent que l'idée russe a profité du simulacre plutôt que l'inverse.

Dans votre livre sur la géopolitique, la Russie apparaît comme un "collectionneur d'empire". Pensez-vous qu'un tel point de référence soit réalisable si, selon Heinrich Jordis von Lohausen, on "pense en millénaires et en continents"?

Un empire est simplement une organisation de territoires supranationaux. Et l'Union européenne d'aujourd'hui est en quelque sorte un empire. L'Union soviétique était un empire, le monde centré sur l'Amérique est également un empire, et la Chine est un empire, car elle n'est pas seulement un État-nation. Si l'on parle de l'empire comme d'un système supranational de contrôle, c'est une merveilleuse façon d'organiser la société. Une autre chose est que l'empire est le contraire de l'impérialisme. L'impérialisme est l'imposition d'un seul modèle à l'échelle mondiale, tandis que l'empire est la création d'une sorte d'instance qui pourrait contrebalancer les groupes les plus divers - ethniques, religieux, sociaux, culturels, unifier des espaces, harmoniser des mondes entiers... Ainsi, le destin de la Russie est sans aucun doute d'être un empire. Mais un empire d'un nouveau type: démocratique, polycentrique, multipolaire, ne prétendant pas à l'unicité, et autorisant d'autres empires - chinois, islamique, européen, africain, latino-américain...

jeudi, 14 octobre 2021

Réflexions pour une droite postmoderne

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Réflexions pour une droite postmoderne

Nils Wegner

Ex: https://sezession.de/62978/ueberlegungen-zu-einer-postmodernen-rechten


La façon la plus simple de mentir aux gens est de modifier leur perception personnelle de la réalité objective - jusqu'ici, c'était moralement répréhensible (bien qu'indéniable sur le fond). On comprend donc la vive indignation suscitée par la publication, en février, du manuel de "cadrage" élaboré par la linguiste Elisabeth Wehling pour le compte de la chaîne allemande ARD.

Vraiment ? Après tout, le travail de Wehling sur ce sujet n'est nullement une doctrine secrète, mais une branche de la communication politique qui a fait l'objet de nombreuses recherches. Et si nous remplaçons le petit mot "mentir" par "persuader" dans la phrase d'introduction ci-dessus, qu'est-ce que la réflexion sur "la façon dont une nation se persuade elle-même de penser" (Wehling) sinon un simple aspect du marketing politique - ou, plus précisément, le gramscisme même qui est censé être la caractéristique essentielle de "la" nouvelle droite ?

Indépendamment des implications de cette question quant à savoir si nous en voulons aux "puissants" pour ce que nous voudrions faire nous-mêmes parce qu'ils sont "puissants", l'ensemble de l'affaire jette une lumière révélatrice sur l'état de la démocratie telle que conçue par l'élite ouest-allemande actuelle: là où rien d'autre que la croissance économique, l'adhésion à la Loi fondamentale et la "responsabilité historique" ne lie entre les strates de la "population" entre elles, il est malgré tout nécessaire de contrôler encore plus étroitement les intérêts particuliers qui se multiplient.

Du point de vue de la droite, nous sommes face à l'envers d'une "droite mosaïque" telle que l'a définie Benedikt Kaiser (cf. Sezession 77): dès 2013, les auteurs d'un "Manifeste accélérationiste" (Akzelerationistisches Manifest) accusaient la gauche actuelle de s'être repliée sur la simple protection des intérêts particuliers et sur la politique symbolique locale. Un changement fondamental, en revanche, exige non seulement des stratégies fantastiques pour atteindre l'hégémonie intellectuelle, mais surtout une contre-narration de la logique d'exploitation imposée par le néolibéralisme.

s-l500.jpgCes considérations s'appuient sur des éléments véritablement postmodernes et, après avoir longtemps laissé en jachère ce champ de réflexion de la droite, riche mais parfois dérangeant, il est grand temps de réfléchir à son ordonnancement. Les lecteurs ayant une vision du monde conservatrice préconçue et qui reculent devant un tel sujet, moitié par dégoût, moitié par agacement, devraient prendre la précaution de se référer à Armin Mohler, qui a rendu compte du travail du chroniqueur postmoderniste Wolfgang Welsch dans Criticón dès la fin des années 1980 et a exhorté la droite à s'engager dans la "philosophie à la mode" de l'époque ; finalement sans succès (ndt: affirmation inexacte;voir l'annexe ci-dessous).

Il reste l'avertissement de Mohler: la recherche de nouveaux rivages est une exigence de la pensée. Enfin, Stephen Bannon, qui était encore assis aux pieds de Donald Trump à l'époque, a fait sensation au niveau international au début de l'année 2017 lorsqu'il a fait miroiter la perspective d'une grande "déconstruction" - qui ne signifiait finalement que le mantra libertaire du démantèlement de l'État administratif. Certes, la plupart des penseurs et théoriciens postmodernes sont plus ou moins résolument de gauche au sens étroit du terme.

Où encore : aujourd'hui, comme il y a 50 ans, les conservateurs ne se sentent guère obligés de remettre en question et de critiquer les structures de pouvoir et les institutions. Cela est toujours resté une occupation authentiquement de gauche, même si cela ne ferait pas mauvaise figure face à une caste de fonctionnaires rigoureusement hostiles à la droite. Alors maintenant : quelles sont les caractéristiques de notre état d'esprit, de cette condition postmoderne ?

1. l'effondrement du "métanarratif", c'est-à-dire des grands récits inclusifs qui orientent la communauté dans toutes ses subdivisions (administration, éducation, science, économie...) vers un objectif unique. Il ne suffit pas de les assimiler à de simples "idéologies" ; ce sont plutôt les métarécits qui ont fourni l'ossature historiographique des idéologies primaires modernes que sont le libéralisme, le socialisme et le fascisme.

À proprement parler, les Lumières ont elles-mêmes représenté le déclin du métarécit chrétien ; ainsi, les postmodernes n'ont pas simplement inventé le postmodernisme, ils l'ont plutôt trouvé, diagnostiqué et y ont répondu, c'est pourquoi ils peuvent déclarer que Nietzsche et Heidegger en sont les maîtres d'œuvre.

Lyotard-image.jpgLyotard a écrit dans l'ouvrage de référence La condition postmoderne : "En simplifiant à l'extrême, on peut dire que le "postmodernisme" signifie que l'on ne croit plus aux méta-récits." Celles-ci correspondaient à ce que l'on appelle aujourd'hui le "totalitarisme", et qui - aussi oppositionnel qu'il puisse prétendre être - est prêt à porter ce stigmate très spécifique ?

2. au moins en Occident, transition économique de la société industrielle à la société de services, selon le théoricien, ou du monopole à la multinationale ou au capitalisme de consommation / "capitalisme tardif", et donc constitution d'un nouveau rapport des personnes au travail et aux biens de consommation, ce dernier incluant les médias.

Cela a de graves conséquences sur l'ensemble du style de vie individuel, comme en témoigne le niveau de vie consumériste relativement élevé d'aujourd'hui, même pour les travailleurs à la chaîne les plus simples, alors que les marqueurs classiques d'une prospérité stable sont complètement relégués au second plan, notamment l'accession à la propriété.

3. les nouveaux médias et les nouvelles technologies de communication, et donc un nouveau rapport des personnes aux événements du monde entier, aux questions de représentation et même à la vérité en tant que telle. Et surtout, en accompagnement : une prolifération sans précédent de signes et d'images, qui est aussi capable d'influencer directement l'infrastructure neuro-topographique de notre pensée.

S'il a déjà été démontré que l'avènement de la télévision en noir et blanc a conduit les gens à rêver en monochrome, les capacités d'attention radicalement réduites de nos contemporains d'aujourd'hui n'auront certainement pas été les dernières conséquences de l'ubiquité du multi- et du cross-média. Au contraire, le présent virtuel ininterrompu, construit principalement sur des images, entraîne non seulement des changements cognitifs fondamentaux, mais aussi des changements émotionnels et comportementaux.

Au sein de cette triade, une critique des médias aussi rigoureuse que possible est d'une importance capitale pour une droite contemporaine qui s'arme pour un avenir toujours plus rapide. La raison en est évidente : alors que dans la première moitié des années 90, les médias concernés ont pratiqué un silence presque total face à une droite apparemment puissante en forme de parti (les Républicains) et à une "Nouvelle Droite" sauvagement submergée, et ont ainsi pu rendre les dissidents largement invisibles pour le public, dans le nouveau millénaire, cet effacement a fait place à une sorte de badinage arrogant et amusé.

Le modèle en était la manière joviale et ironiquement désinvolte dont les médias américains de gauche ont traité l'étrange confluence de la droite chrétienne et des néoconservateurs technocratiques et impérialistes. Le fait qu'au cours des années 2010, un parti étonnamment tenace et un mouvement citoyen temporairement sensationnel soient sortis du bleu proverbial et aient pu, par endroits, briser l'establishment politique, jusque-là complètement figé à la satisfaction établie, a créé une tension : d'un côté, il était inévitable de continuer à servir le besoin public artificiellement créé d'histoires effrayantes sur les " nazis gentils et intelligents d'à côté ".

D'autre part, il existe un mécanisme selon lequel tout ce qui est rapporté est inévitablement valorisé et le statu quo, qui a été négocié dans une large mesure par et avec ces mêmes médias, ne doit pas réellement être ébranlé : psychopathia medialis. Dans ce contexte, rêver d'un reportage impartial et/ou objectif n'est pas seulement un jeu d'enfant - après tout, l'éthique des médias et la vie privée sont en fait des inventions de la fin du 19e siècle, c'est-à-dire des "constructions sociales" par excellence.

De même, il est totalement absurde de parler de "guerre de l'information" dans ce contexte, car cela signifierait que tous les participants devraient s'affronter avec des faits et des arguments factuels dans une compétition ouverte - mais rien ne correspond moins à la vérité dans la sphère médiatique. Les reportages sont réalisés sur ces sujets et de manière à servir l'agenda et l'équilibre éditorial, tout comme les autorités n'autorisent que les événements politiques qui n'affectent pas les intérêts des personnes actuellement au pouvoir.

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Reconnaître cela serait particulièrement utile à ceux qui se réfèrent si résolument à "1989": Après tout, la "Wende" (le "tournant") qui a réellement existé était fondée sur une pression économique considérable et de graves bouleversements géopolitiques. Les médias considérés comme présentables sont inévitablement des vecteurs de pouvoir, et le pouvoir est toujours un jeu à somme nulle. Vu sous cet angle, il n'y a que deux choses qui existent réellement dans ce monde : Vérité et pouvoir.

Et les deux sont souvent en contradiction l'un avec l'autre. En fait, ils peuvent être disposés le long d'une polarité gauche-droite conçue de manière peu orthodoxe, selon laquelle la poursuite du pouvoir - par laquelle nous voulons comprendre la capacité d'agir directement et indirectement - est de facto la marque de la gauche "sur-socialisée", tandis que la poursuite et l'appel à la vérité tendent à être situés à droite.

Cela semble excellent au premier abord et constitue une position morale très confortable - mais il faut encore être capable d'interagir avec les deux polarités. Vous ne pouvez pas entrer dans un jeu avec des cartes marquées et spéculer sur la possibilité de changer les règles en cours de partie - dans les circonstances données, vous ne pouvez que jouer selon les règles de votre adversaire ou pas du tout.

C'est là le véritable nœud du problème pour la dissidence, qu'elle soit de "nouvelle droite" ou autre, car ce qui est en jeu ici n'est pas un "grand récit" quelconque, mais le cadre réel sous-jacent : la conséquence de la prise de conscience que toute tentative d'influence sur le "discours", tout actionnisme et toute "provocation" dans les conditions actuelles, entièrement déterminées par le marché, de la communication publique ne peut conduire qu'à une "simulation" et à un théâtre de marionnettes, celui des méta-médias, et c'est soit la résignation, soit le cynisme.

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L'apparition désespérée, comme un ours dansant, d'un individualisme dépourvu de liens et de racines comme seul contre-modèle apparemment concevable à un "collectivisme" gaucho-libéral oppressif, tel qu'épousé notamment par le canadien Jordan B. Peterson et d'autres charlatans philosophiques populaires et cultivés depuis quelques années, ne peut guère être la bonne réponse. Et la droite ne peut s'attirer aucune sympathie avec la tentative - généralement pathétique - de s'arroger la protection de groupes de victimes potentielles, en ce moment surtout les Juifs et les déviants sexuels vis-à-vis de l'"Islam".

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L'exemple le plus récent, qui est probablement difficile à contredire : la "Straight Pride Parade" organisée à Boston, dans le Massachusetts, le 31 août, pour célébrer l'hétérosexualité - sous les auspices du troll professionnel homosexuel en faillite Milo Yiannopoulos (photo). Derrière ces mauvaises imitations se cache l'hypothèse de base, fatale, de pouvoir surpasser en termes de libéralisme la "gauche intolérante", peinte comme un démon collectiviste, notamment par l'alt-light libérale-conservatrice.

Mais ce n'est rien d'autre que des oiseaux d'une même espèce qui se donnent des coups de bec et qui ont appris à aimer leur cage - sous les applaudissements des médias. Dans ce contexte, il y a suffisamment de raisons de faire preuve de cynisme, si l'on veut le comprendre de manière classique comme une "protestation existentialiste" (Klaus Heinrich) contre le non-sens qui se profile à l'horizon.

En tout cas, c'est ici que les tentatives sérieuses d'aborder de manière productive la condition postmoderne se séparent de simples bouffonneries telles qu'un relativisme délimité (que les vrais théoriciens comme le déconstructiviste suprême Jacques Derrida ont toujours rejeté) et, surtout, une ironie omniprésente qui, au milieu des années 1990, était déjà dépassée et avait dégénéré en un véhicule de l'industrie publicitaire, lui-même marchandisé, ce dont témoignent les premiers appels à son dépassement discursif par la post-ironie et la néo-sincérité.

Le fait qu'il soit devenu tel, comme en témoignent des observateurs intéressants mais superficiels, montre qu'il y a danger constant de perdre ses repères parmi les innombrables méta-niveaux et excroissances rhizomatiques de ce vaste sujet.

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Il n'est que logique que Jack Donovan, dans le dernier volet de sa trilogie sur la virilité, l'hommage à Nietzsche intitulé A More Complete Beast, dont la traduction allemande est en cours d'achèvement, s'interroge sur le degré de loyauté que mérite un régime qui se préoccupe avant tout d'infantiliser, de materner et d'exploiter ses citoyens-particules. Un premier pas dans la bonne direction pourrait être un découplage radical de la logique du marketing, loin de la poursuite des "likes", des chiffres de diffusion et des bibelots vendus, avec un renoncement complet à toute coopération avec les médias clichés, exploitant la dissidence.

Elle doit conduire - en raison du lien indissolublement étroit entre l'industrie de la culture et le système libéral dans le "capitalisme de consommation" actuel, comme l'ont averti des théoriciens des médias comme Stiegler et surtout Baudrillard - à un rapport totalement nouveau à la réalité politico-sociale. Il sera ainsi possible d'aborder les questions de la faisabilité et de l'opportunité de la résonance de masse.

Dans tous les cas, une telle réflexion libère les gens et leur donne l'élan nécessaire pour claquer les portes derrière eux et en ouvrir de nouvelles. Mais pas pour foncer tête baissée dans le mur, car cela nous ramènerait à l'accélérationnisme. C'est pour une autre fois. Pour conclure avec Deleuze : "Il n'y a aucune raison de craindre ou d'espérer, mais seulement de chercher de nouvelles armes".

Annexe:

Cette affirmation est totalement inexacte; dès 1989, j'ai personnellement tenu, lors de nombreuses conférences et interventions, en comité restreint, à Bruxelles, Paris, Genève, Liège ou lors des universités d'été de Synergies Européennes en Provence, en Italie ou en Allemagne, lors de séminaires de la DESG à Hambourg, à Sababurg ou à Lippoldsberg, à explorer le livre de Welsch sur les défis postmodernes, à une époque, où, comme Mohler, on pouvait encore espérer un infléchissement des filons postmodernes en direction d'un dépassement définitif des insuffisances et des mutilations mentales de la modernité des Lumières. Voici une liste non exhaustive des articles, lisibles désormais sur la grande toiles et issus des revues Orientations, Vouloir et Nouvelles de Synergies Européennes ou confiés par leurs auteurs à nos bons soins pour nos différents sites depuis 2007:

Texte sur la notion postmoderne d'ironie ou sur l'ironie postmoderne; conférence tenue à Metz au Cercle Hermès et à Genève en 1997: http://robertsteuckers.blogspot.com/2013/09/lironie-contre-la-political-correctness.html ;

Introduction à la notion de postmodernité selon Peter Koslowski (Université d'été/Provence et Ecole des Cadres de Wallonie/Liège): http://robertsteuckers.blogspot.com/2013/11/les-lecons-de-peter-koslowski-face-la.html ;

Article précédant la parution du livre de Welsch et de la recension de Mohler dans Criticon: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2008/07/21/defis-postmodernes-entre-faust-et-narcisse.html ;

Préparation à un séminaire du Cercle Héraclite (GRECE-Paris) - Parue dans Le Lien, bulletin intérieur réservé aux membres du GRECE: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2009/02/19/comment-utiliser-a-bon-escient-l-expression-postmodernite.html ;

Texte ancien, traduit par Rogelio Pete à Bruxelles pour la revue Vouloir. Ce texte émane de José Javier Esparza, la figure de proue des nouvelles droites espagnoles, auteur à grand succès dans la péninsule ibérique et, à ce titre, boycotté par les sectaires de la "nouvelle droite parisienne" et par ses obséquieux imitateurs étrangers; la traduction de ce texte espagnol, issu de feue la revue Punto y Coma, prouve que la question de la postmodernité était étudiée à Madrid et à Bruxelles avant l'appel de Mohler: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2010/09/14/j-j-esparza-de-la-postmodernite.html ;

Grand texte de la conférence au séminaire du Cercle Héraclite de Paris (juin 1989), suite aux injonctions de Mohler, appelant les forces prospectives d'une nouvelle droite potentielle à potasser cet ouvrage fondamental de Welsch: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2011/03/03/la-genese-de-la-postmodernite.html ;

Le Prof. Claudio Risé, en Italie, a eu une interprétation similaire de la postmodernité et est intervenu à plusieurs reprises aux universités d'été de Synergies Européennes. Ses interventions étaient traduites en français, par Mme L. Dante à Bruxelles, pour Nouvelles de Synergies Européennes; curieux que tout cela ait échappé aux analystes de la dite "nouvelle droite" (appellation que nous récusons tant elle est grevée d'ambigüités) qui commettent ainsi le même péché d'omission que leurs soi-disant adversaires "antifascistes" : 1)  http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2009/05/18/claduio-rise-la-postmodernite-est-une-revolution-conservatri.html ; 2) http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2008/08/04/la-guerre-postmoderne-entretien-avec-claudio-rise.html ;

Excellent texte de Pierre Le Vigan, plume insigne de la dite "nouvelle droite" (canal historique mais aussi canal synergétiste). Pierre Le Vigan, qui sait, lui, de quoi il parle a produit une flopée de textes pointus sur cette problématique que l'on trouvera sur le site d'euro-synergies. Nous n'en donnons que quelques échantillons, ici: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2009/02/23/la-modernite-s-epuise-l-histoire-continue.html ; la lecture de l'ensemble des textes de Pierre Le Vigan sur le site, dont question, montre aussi l'évolution du ressenti néo-droitiste face aux phénomènes postmodernes. Pierre Le Vigan est l'auteur de très nombreux ouvrages sur la question, qui n'ont évidemment pas été recensés ni a fortiori traduits par les sectataires du canal historique de la dite "nouvelle droite", sectataires qui sont plus soucieux de participer au boycott de cet auteur, au nom de jalousies ineptes, que de se plonger dans une oeuvre qui demande réflexion.

Texte de votre serviteur sur l'approche néo-baroque de la postmodernité, selon le philosophe néerlandais Willem Van Reijen; intervention lors d'une université d'été de Synergies Européennes:  http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2007/01/30/critique-neo-baroque-de-la-modernite.html.

Enfin, un dossier récapitulatif sur "archiveseroe.eu", site encyclopédique sur la dite "ND" (on n'a pas vu, chef...): http://www.archiveseroe.eu/postmodernite-a48469534

Cette liste, comme je l'ai déjà dit, est loin d'être exhaustive. Il aurait suffit de consulter des sites ouverts à tous, gratuits, participant d'une logique du don. Certains préfèrent participer au boycott orchestré par un infect individu narcissique, dont la haine a eu pour cible principal son ex-collaborateur Guillaume Faye, pionnier, au départ de Baudrillard et de Lipovetski, d'une approche similaire de la postmodernité à celle de Mohler. Faye fut un producteur prolixe de textes fondateurs de la dite "nouvelle droite" mais, encore une fois, une certaine cécité (sur ordre?) a frappé les exégètes du mouvement dans lequel Mohler avait placé ses espoirs.

 

lundi, 04 octobre 2021

La Noomachie selon Douguine: le logos de l'Allemagne

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La Noomachie selon Douguine: le logos de l'Allemagne

Entretien entre Alexandre Douguine et Natella Speranskaya

Ex: http://platonizm.ru/content/vtoraya-beseda-o-nomahii-logos-germanii

Natella Speranskaya : En prévision de notre conversation philosophique, je voudrais vous demander de définir le Logos dans le contexte de la Noomachie. Il existe une soixantaine de significations du mot grec λόγος. Lorsque vous parlez du Logos d'Apollon, du Logos de Dionysos, du Logos de Cybèle, enfin du Logos de l'Allemagne, quel sens donnez-vous à ce concept ?

Alexander Dugin : C'est la chose la plus importanteque d'y donner sens. À l'origine, l'utilisation du terme Logos était intuitive, et sa signification a été progressivement clarifiée au cours du développement du modèle des trois Logos et de son application à l'étude de cultures et de civilisations concrètes. S'il y a 60 définitions du Logos, ma définition sera la 61ème: car nous devons parler du terme Logos dans le paradigme des trois Logos et dans le contexte de la Noomachie. La règle du cercle herméneutique s'applique ici: je ne me contente pas de prendre le concept du Logos et de l'appliquer à autre chose, mais je prends le contexte - culturel, religieux, philosophique, politique, historique, mythologique, etc. - Je prends le contexte - culturel, religieux, philosophique, politique, historique, mythologique, etc. - comme un tout et j'y délimite les champs correspondant aux trois Logos, en y rapportant tout le reste, créant ainsi une matrice herméneutique. Cette matrice herméneutique est primordiale par rapport aux différentes branches de l'épistémologie. Et il convient de mieux l'étudier avant de le mettre en relation avec les 60 significations du terme Logos, appartenant nécessairement à d'autres contextes et champs herméneutiques. Par conséquent, la définition du 61ème Logos n'est possible que sur la base de l'ensemble du contexte noomachique et dans le cadre du paradigme des trois Logos. Le sens que nous attribuons au terme Logos est secondaire dans ce contexte. Pour nous, le Logos est sciemment pensé dans le contexte des trois Logos, bien que dans In Search of the Dark Logos nous ayons commencé avec une compréhension plus approximative du Logos. Lorsque nous avons découvert, à côté du Logos clair d'Apollon et du Logos sombre de Dionysos, le Logos noir de Cybèle, la notion même de Logos s'est trouvée considérablement modifiée. La recherche du Logos obscur, le Logos de Dionysos, était elle-même dirigée vers un domaine spécial où les normes habituelles de la rationalité classique étaient qualitativement modifiées: déjà le Logos obscur révélait quelque chose d'illogique en soi, incorporant inclusivement à la fois la raison et la folie. Par conséquent, les deux Logos ont également changé l'idée de la nature du Logos, pour autant que nous acceptions de reconnaître Dionysos comme l'expression du Logos. Ce serait en soi la 61ème définition du Logos, car le Logos de Dionysos n'exclut pas l'irrationnel, mais l'inclut. L'apparition du Logos noir de Cybèle comme arrière-plan, mettant en valeur le Logos sombre de Dionysos, modifie encore les thèmes du Logos. Les platoniciens refusaient catégoriquement de reconnaître une quelconque ontologie ou logique à la Mère. Platon parle de la Matière reconnaissable au moyen de la "pensée bâtarde", λογισμός νοθός. Mais pour lui, c'est quelque chose d'opposé au Logos - non pas simplement déviant (comme dans le cas de Dionysos), mais précisément radicalement et complètement illogique. Nous, par contre, dans la construction de la topique noologique, nous avons pris cela pour un Logos spécial - le Logos noir de la Grande Mère. Ainsi, la 61ème définition du Logos a encore été modifiée et, si vous voulez, compliquée.

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Natella Speranskaya et Alexandre Douguine.

Plus précisément, le Logos est la polarisation du Mental, Νοῦς, l'Esprit, Nus contient les trois Logos comme ses sections. Ils résident en Lui simultanément. Mais chacun d'eux, pris séparément, en dehors de l'Esprit-Nus, forme un axe sémantique universel, un rayon dirigé de l'Esprit vers l'extérieur de celui-ci. Ainsi, les trois pôles de l'esprit unique constituent trois axes sémantiques du monde ou, si l'on veut, trois univers spécifiques qui s'interpénètrent holographiquement les uns dans les autres, créant partout un champ de tension sémantique. C'est Noomakhia - la guerre de l'esprit. Ce n'est pas une guerre des esprits, car l'esprit est un; c'est une guerre des pôles de l'esprit, implicite à l'intérieur et explicite à l'extérieur, c'est-à-dire dans la zone des phénomènes, des existences, de l'âme, de la vie, du mouvement et des concrétisations. Ainsi le Logos est un axe sémantique, un rayon, un modèle herméneutique d'interprétation, revendiquant l'exclusivité et la domination, c'est-à-dire le pouvoir. Par conséquent, il y a une guerre mortelle entre les Logos. Elle prédétermine la structure du monde, de l'esprit et de l'histoire.

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Natella Speranskaya : Vous commencez votre livre "Le Logos de l'Allemagne" par la considération de la profonde vision eschatologique du monde des anciens Germains et notez la similitude entre la bataille de Ragnarök et la Titanomachie grecque. Dans les deux cas, il s'agit d'une confrontation entre des dieux et des puissances chthoniennes, mais si la Titanomachie se termine par la victoire des dieux de l'Olympe et le rejet des Titans dans le Tartare, le Ragnarök se termine par la destruction du monde. Même les dieux ne sont pas épargnés par le Ragnarök. "Je crois à l'ancien dicton germanique : tous les dieux doivent mourir", a écrit Friedrich Nietzsche. Qu'est-ce qui explique, selon vous, une différence aussi marquée entre la perception des anciens Germains et celle des anciens Grecs sur l'événement métahistorique qu'est la bataille ?

31oVVFvpRvL._SX329_BO1,204,203,200_.jpgEn revanche, il existe une autre vision de la μαχία grecque (où l'on inclut toutes les batailles: Titanomachie, Gigantomachie, Tiphonia), et elle est présentée dans l'ouvrage "De la vie des idées" de F. F. Zelinsky. Le penseur décrit la bataille "eschatologique" de l'Olympe et des puissances chthoniennes comme la bataille entre l'Esprit (Zeus) et la Terre. La vision originale de cette bataille - déjà dans la religion de Zeus avant la Réforme - était absolument identique à celle des anciens Germains. Tous les dieux sont morts. Et ce n'est qu'après l'arrivée en Grèce du culte d'Apollon, venu de l'Est, que la religion de Zeus a été réformée : les dieux de l'Olympe sont devenus les vainqueurs de la Terre et ont gagné l'immortalité. Le "crépuscule des dieux" n'est pas arrivé. C'est choquant, car quel que soit notre sentiment sur le triomphe des dieux et le renversement des titans/géants, nous ne pouvons nous défaire de l'idée que les choses étaient à l'origine bien différentes. Comment, exactement ? Comme décrit dans l'Edda?

Alexandre Douguine : L'eschatologie et les mythes eschatologiques représentent un champ symbolique extrêmement complexe, saturé de sémantique multidimensionnelle. En général, le scénario eschatologique est unifié : d'abord, la Lumière se dresse sur les Ténèbres, puis les Ténèbres commencent à écraser la Lumière jusqu'à ce qu'elle soit presque éteinte, et après le triomphe momentané des Ténèbres, la Lumière éclate avec une vigueur renouvelée. Mais il s'agit, si vous voulez, d'une lecture dionysiaque de l'eschatologie. C'est un drame, une tragédie: mise à mort sacrificielle et résurrection. Il existe d'autres scénarios, comme celui, purement apollinien, dont parle Zelinski. Dans ce scénario, tout ce qui se passe dans le monde des phénomènes n'affecte pas l'Olympe, la vie pure des dieux. Le drame du monde ne change rien à l'éternité de la Lumière. Ici l'eschatologie n'est pas totale, elle est importante pour les êtres plongés dans le devenir, les dieux ne sont pas concernés. Enfin, le Logos de Cybèle considère la bataille finale, l'Endkampf, de la manière la plus sérieuse: la Grande Mère veut sérieusement renverser les dieux paternels du Ciel et établir à leur place le pouvoir chthonique de titans tyranniques. Les dieux sont immortels dans le scénario d'Apollon et se moquent des mortels. Les dieux meurent et ressuscitent, partent et reviennent dans le scénario de Dionysos, le drame devient ainsi l'expérience intérieure des dieux et l'eschatologie prend une signification métaphysique supplémentaire. Pour Cybele, les dieux doivent périr, le temps doit renverser l'éternité, et la terre doit brouiller le ciel.

Comment l'Edda voit-il l'eschatologie? Je pense que dans l'ensemble, à la manière dionysiaque, le Ragnarök est un drame intérieur des dieux (Ases et Vanes), mais la dernière bataille est suivie de la résurrection de Baldr et de la restauration du monde.  

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Natella Speranskaya : Vous faites là une remarque intéressante, à savoir que les anciens Germains pensaient au monde à partir de la position de la deuxième fonction, c'est-à-dire la fonction guerrière, et leur être même apparaît comme un être-en-guerre. Peut-être, justement pour cette raison, le pathos martial du discours philosophique d'Héraclite révèle-t-il son affinité avec le Logos germanique.

Comme nous le savons, la doctrine du prophète éphésien a été reprise par Martin Heidegger, il est devenu une figure centrale de la philosophie de Hegel. Nietzsche s'est référé à lui comme à son précurseur en considérant le monde comme un "jeu divin au-delà du bien et du mal" et Schleiermacher a soigneusement étudié son héritage. Cette affinité eidétique peut-elle être retrouvée aujourd'hui, ou les penseurs allemands modernes se sont-ils largement écartés de la vision du monde originelle ? Quand l'idée d'Héraclite selon laquelle la guerre est le "père de tout" a-t-elle cessé d'être déterminante pour l'identité allemande et quelle en a été la conséquence ?

Alexandre Douguine : Après 1945, il y a eu une rupture monstrueuse dans l'histoire allemande. Il ne s'agit pas seulement de la guerre perdue et de l'échec de l'idéologie nationale-socialiste. L'Allemagne se dirigeait vers le vingtième siècle comme le moment de son Ereignis, comme l'aboutissement de la dernière bataille, de l'Endkampf. Il s'agissait d'un mouvement vers la fin de l'histoire telle que la concevait Hegel - vers la fin allemande de l'histoire et vers un Nouveau Départ tel que le concevait Heidegger. Le fait que le national-socialisme d'Hitler ait été le sommet était déjà un résultat ambigu. Le fait que le national-socialisme d'Hitler ait perdu et se soit effondré a finalement achevé les Allemands. Aujourd'hui, l'Allemagne en tant que telle n'existe plus. Elle est enterré sous les ruines. Il n'y a donc pas de pensée ou d'espace pour la pensée à cet endroit. Ils ne peuvent ni se battre ni penser. Ils sont tout simplement interdits de bataille et de pensée. C'est pourquoi l'expression "ces jours-ci", en ce qui concerne l'Allemagne, signifie "après la fin du monde", "après la fin de l'histoire". De plus, après cette fin, alors que seule la lumière a cessé, les ténèbres continuent. Ce n'est plus l'Allemagne, mais son simulacre, une copie sans l'original. Je crois que sous les ruines allemandes, une vie secrète subsiste. Il serait stupide et vulgaire que l'histoire de l'Allemagne se termine avec Frau Merkel ou l'entreprise Siemens. Mais il n'y a pas non plus de base pour dire que tout ce qui est authentiquement allemand survit encore. Je préfère donc considérer l'Allemagne comme une sorte d'objet idéal: elle était, elle avait un sens, elle existe encore dans le monde des idées et dans ce monde des idées, elle émet une merveilleuse lumière fascinante. Mais dans le monde des phénomènes, l'Allemagne a disparu. Ce n'est ni par la terre ni par la mer que nous pouvons trouver notre chemin vers la véritable Allemagne. C'est devenu un mythe.

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Natella Speranskaya : Quelle version de l'identité allemande proposait Hermann Wirth? Peut-on dire qu'il agit comme un penseur influencé par le Logos de la Grande Mère?

Alexandre Dugin : C'est une question intéressante. Wirth était en effet un partisan du matriarcat nordique. Il considérait la véritable culture archaïque du cycle de la Grande Mère, dont le noyau était constitué par les peuples blancs pré-indo-européens de l'Europe ancienne et de la Méditerranée (la dernière vague étant les Peuples de la Mer), et Wirt considérait les Indo-Européens avec leur patriarcat comme porteurs de l'esprit "asiatique". Parmi les peuples germaniques, Wirth lui-même a particulièrement distingué les Frisons (il était lui-même Frison), qui présentaient les caractéristiques les plus matriarcales. Plus tard, une version similaire du matriarcat de la vieille Europe a été défendue par Maria Gimbutas et Robert Graves. De manière révélatrice, dans l'Ahnenerbe, Carl Maria Wiligut a étudié les idées d'Evola et a admis qu'elles étaient trop masculines et misogynes, et allaient donc à l'encontre du matriarcat nordique dans l'esprit de Wirth. Mais il s'agit plutôt d'une mésaventure historique. Si Wirth a été influencé par le Logos de la Grande Mère, c'est d'une manière particulière. Il était darwiniste (et ce sont des matrizons typiques), et a sympathisé avec le communisme dans les dernières années de sa vie. Mais son matriarcat est tout de même très spécifique, tout comme son atlantidéisme. Ce matriarcat blanc représente un cas particulier tant parmi les expressions classiques du Logos de Cybèle que parmi les courants traditionalistes et conservateurs-révolutionnaires. Evola appelle Wirth lui-même son professeur avec Guénon et di Giorgio. Guénon a rédigé un compte rendu de ses écrits. Hermann Wirth, lui, a rassemblé une énorme quantité de matériel sur la paléo-épigraphie et a proposé sa propre méthode pour déchiffrer les plus anciens symboles, figures et hiéroglyphes. Il s'agit d'une contribution unique à l'histoire des religions, à l'ethnosociologie et à la paléolinguistique. Il me semble que l'étude des écrits de Wirth doit évoluer, et on peut être en désaccord avec ses conclusions finales et certains aspects de sa méthodologie (parfois, en effet, controversée). 

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Natella Speranskaya : Les vues des mystiques médiévaux allemands apparaissent comme une expression du paradigme apollinien de la pensée, et par conséquent ils "laissent tomber" l'élément de lutte qui était une partie intégrante, le cœur même des vues des anciens Germains (bien que Johannes Tauler soit une exception ici). Chez Meister Eckhart, on ne trouve plus un seul écho de la guerre eschatologique finale, le Ragnarök, ni de l'affrontement tendu entre les dieux et les puissances chthoniennes, ni de l'esprit germanique qui s'est emparé de la connaissance, de la couronne et de l'amour. Il n'y a pas d'obsession Dionysos/Odin dans ses enseignements, bien qu'il y ait certainement de l'extase (mais il s'agit plutôt d'un enthousiasme apollinien). C'est là, comme vous le soulignez subtilement, que se déroule "la rencontre de Platon avec l'Allemagne". Mais où et pourquoi Dionysos s'en va-t-il ?

Eckhart appelle la plus haute des vertus le détachement, qui conduit à la pureté, la simplicité et l'immuabilité. L'immuabilité signifie l'impossibilité de transformation (une action véritablement dionysiaque). Et, bien sûr, le détachement lui-même fait sortir l'homme du conflit métahistorique de la bataille finale. Ainsi : Apollo sans Dionysos ?

Alexandre Dugin : Il me semble que tout est plus compliqué ici. La relation entre le Logos d'Apollon et le Logos de Dionysos est dialectique: Apollon et Dionysos sont étroitement liés. Si nous excluons complètement l'apollinien de Dionysos, il n'y aura pas de Dionysos; il se transformera en titan, en Adonis. Si nous privons Apollon de l'inclusivité et de l'ouverture dionysiaque, il représentera la mort sèche de la raison, c'est-à-dire non pas le divin, mais son simulacre mécanique. La relation entre Apollon et Dionysos est donc toujours une relation d'équilibre. Parmi les anciens penseurs présocratiques, seul Héraclite est, à mon avis, un philosophe purement dionysiaque. Et chez les apolliniens Platon et Plotin, si vous regardez de près, vous pouvez trouver de nombreux traits dionysiaques. Quant à Eckhart, il est sans doute apollinien, mais pas exclusivement: son idée de la naissance du Christ dans l'âme silencieuse est très subtile et dionysiaque, tragique. Le christianisme ne peut absolument pas être purement apollinien, car le dogme de l'Incarnation et les deux natures du Christ introduisent immédiatement une dialectique sacrée, une dualité intense.

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Natella Speranskaya : Johannes Tauler considérait l'homme comme un être en trois parties: le premier homme (charnel), le deuxième homme (intérieur), le troisième homme (homme intérieur supérieur), ce qui recoupe la division en trois parties des gnostiques (hilik, psyché, pneumatique) et le tribhava des tantriques (pasha, vira, divya). Les trois hommes de Tauler appelés "âne", "serviteur" et "maître" ont probablement trouvé un écho dans la triade nietzschéenne "chameau"-"lion"-"enfant" également. Si je comprends bien, la triade de Tauler diffère de tous les modèles tripartites présentés ici, en ce qu'aucun des trois individus n'y atteint une domination absolue en tant que type, au contraire, les trois coexistent simultanément, étant dans un état de lutte permanente ? Si le gnostique est un gnostique, il ne peut devenir un psychique, et plus encore un pneumatique, qu'à la suite d'une profonde transformation intérieure. La triade de Tauler reste-t-elle toujours une triade, ou est-il possible qu'une des trois personnes - l'"âne", le "serviteur" ou le "maître" - la domine totalement ? En d'autres termes, cela signifie-t-il kêr, "tourner" ?

Alexandre Douguine : L'idée de Tauler développe une "doctrine des trois" complètement analogue à celle de Plotin, que Tauler ait ou non connu les traités de Plotin. Il aurait pu le savoir. Mais en tout cas, Tauler a exposé la doctrine des trois hommes - et surtout du troisième homme apophatique - avec la plus grande clarté. Il est important, en effet, que ces trois personnes soient coprésentes dans l'unique personne. De même que les trois Logos forment trois sections holographiques du monde. Les trois hommes Tauler sont la contrepartie anthropologique directe des trois Logos. Apollon, devenu "homme", apparaît comme un esprit. C'est l'homme noétique et intelligent de Plotin. Dionysos constitue l'âme humaine, avec son drame et sa dualité. Cybèle ne forme pas le corps, mais l'homme corporel, qui - théoriquement - peut être subordonné à l'âme et à l'esprit, mais peut aussi servir la Grande Mère, qui est capable de maîtriser l'homme corporel précisément en raison de sa corporéité. Cependant, la Grande Mère peut également étendre son influence à l'âme (à la deuxième personne) et même en frapper une troisième. Trois personnes luttent l'une contre l'autre. Le destin de l'homme est un équilibre dynamique et changeant entre le pouvoir et la puissance des trois hommes. Chez les personnes les plus élevées, la troisième personne a du pouvoir. Dans la majorité, le deuxième homme, l'homme-âme. L'homme noir est conduit par l'être de l'homme corporel. Mais les proportions peuvent changer. Et un aristocrate de l'esprit peut être soumis aux pouvoirs de l'âme et - moins souvent - à la force gravitationnelle du corps. Mais le commun des mortels peut aussi éveiller son homme intérieur et profond dans des situations particulières, bien qu'il s'agisse d'une situation exceptionnelle.

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Natella Speranskaya : Quelle est la corrélation entre les trois hommes Tauler et les trois Logos ?

Alexandre Dugin : Je l'ai effectivement décrit dans la réponse précédente. Mais il était possible de considérer les chiffres de ces trois-là d'une manière légèrement différente. Le premier homme lui-même n'est pas encore un porteur direct du Logos de Cybèle. Il est proche de ses structures, il est certes titanesque, mais peut aussi être transformé par le Logos de Dionysos - également dans la sphère corporelle. Même chez le premier homme, Dionysos, l'étincelle secrète, peut prévaloir. La chair peut être transformée par le Logos de Dionysos et même se révéler au Logos d'Apollon. Il en va de même pour l'âme: elle gravite vers le domaine du dionysiaque, elle est dynamique et double. Le second homme gravite naturellement vers Dionysos, mais peut être éclairé par Apollon, être frappé par la flèche de l'éternité, ou, au contraire, être enchanté par les charmes de la matière et se disperser dans les labyrinthes de la chair. La taxonomie des trois Logos et l'anthropologie trichotomique de Tauler sont donc homologues, mais pas strictement et irréversiblement conjuguées.

Natella Speranskaya : Le sujet de la différence entre le Moyen Âge germanique et la Renaissance germanique en termes de métamorphose de la conscience est extrêmement intéressant pour moi. Vous dites que "l'émergence de la culture médiévale s'est accompagnée de la libération d'une nouvelle forme de conscience mystique". N'est-ce pas dû à l'émergence au premier plan d'une nouvelle figure, celle du magicien humain, qui se voit attribuer le statut d'homme divin (selon F. Yates) ? Cette figure, apparue pour la première fois chez Pic de la Mirandole, est également au cœur de l'enseignement d'Agrippa.

Alexandre Douguine : Oui. Le Moyen Âge a été dominé par l'apollonisme, qui est devenu de plus en plus sec, abrutissant, et à la fin il a commencé à muter imperceptiblement en son contraire, se transformant en un simulacre rationaliste et moraliste. Nous voyons cela dans la scolastique tardive. La Renaissance a mis l'homme dionysiaque au centre, ce qui a contribué à la fois à l'épanouissement du mysticisme et, aussi à son contraire, soit à la dégradation de l'humanisme vers le Nouvel Âge. Dans Le Logos latin, j'examine de plus près les liens entre la Renaissance et la modernité. Le magicien de la Renaissance est le porteur de l'imagination créatrice active, l'Imaginal, selon H. Corbin. Mais à l'époque moderne, il se transforme en scientifique, en inventeur, puis en athée et en sceptique, perdant complètement le pouvoir de transformation de l'âme libre et éclairée. Il se passe quelque chose de semblable dans le protestantisme allemand: repoussant la "théologie allemande" des mystiques rhénans, Luther en vient au rationalisme, et d'autres courants du protestantisme font des pas encore plus nets en direction de la modernité. Ainsi, dans la culture allemande, l'esprit de la Renaissance, transmis par les mystiques de la "Deuxième Réforme", de J. Böhme aux romantiques, coexistent avec le rationalisme et le profanisme qui se répandent à partir du noyau protestant. Le New Age en Allemagne était donc à bien des égards un phénomène archéo-moderniste: en surface, il y avait la norme du profanisme, dans les profondeurs vivait une tradition mystique. Dans le personnage de Faust, nous voyons les deux.

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Natella Speranska : Comment la théologie des mystiques rhénans a-t-elle produit le phénomène de la Réforme allemande ? Comment s'est opérée la transition désastreuse du "troisième homme" de Tauler à un individu privé de "vision apophatique" ?

Alexander Dugin : C'est un point très intéressant. Dans la mystique rhénane (ou, par exemple, chez le philosophe anglais Wycliffe, précurseur de la Réforme européenne), lorsqu'on parlait de la troisième personne, on entendait quelque chose de semblable au Sujet radical, quelque chose qui se trouve dans un espace plus interne que l'homme intérieur lui-même. C'est précisément l'homme apophatique, le protagoniste de tout l'historicisme germanique, son centre secret. Le Sujet radical se trouve précisément à l'intérieur de l'homme, et non à l'extérieur de l'homme. Et il est l'instance principale. Mais il est important de savoir quelle quantité se trouve à l'intérieur. La troisième personne est à l'intérieur de la deuxième personne, et la deuxième personne est la personne intérieure. Si nous attribuons des propriétés de la troisième personne à la deuxième personne, c'est-à-dire simplement à la personne intérieure, il y aura une distorsion qualitative de l'ensemble du tableau anthropologique. Cela reviendrait à comprendre le sujet radical comme un sujet ordinaire. C'est ce qui s'est passé lors de la Réforme: Luther a opéré un glissement dans la triple anthropologie de la théologie allemande, de la troisième personne à la deuxième personne, mais en la dotant des qualités de la troisième personne. C'est la clé de la métaphysique protestante.

Natella Speranskaya : Vous écrivez que Boehme corrige les distorsions introduites par la Réforme allemande et ramène en fait la pensée protestante à sa source - l'enseignement des mystiques rhénans. Quelle a été, d'un point de vue noologique, l'essence principale de la "deuxième Réforme" ?

Alexandre Douguine : Böhme a essayé de rétablir les proportions que je viens de mentionner. Il a remarqué la distorsion des thèmes abordés par Luther et a essayé de revenir à la topologie de la mystique rhénane, mais déjà dans un nouveau contexte - la Renaissance. Chez Böhme, l'élément dionysiaque est plus développé que chez les mystiques rhénans. La relation entre la Renaissance et la Réforme est très complexe : elles apparaissent - du moins dans le nord de l'Europe - au même moment et leurs dirigeants sont parfois les mêmes individus. Mais dans le calvinisme, en tant que forme extrême du protestantisme, l'anti-Renaissance est complètement dominante, la Renaissance est biffée. Au contraire, une synthèse du protestantisme et de la Renaissance peut être discernée chez Boehme, et cela n'est possible que si la Réforme elle-même est comprise comme une continuation directe (et non déformée) de la théologie allemande.

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Natella Speranska : Il est intéressant de noter que Goethe avait une approche difficile de la problématique du "démoniaque", le considérant non pas comme une force destructrice, mais plutôt comme une force créatrice et créative. Lors d'une conversation avec Eckermann, il a admis que le "démoniaque" ne peut être appréhendé par la raison, mais que la "nature démoniaque" est une force de vie par excellence, de sorte que tout cadre fixé par la vie lui semble trop restrictif et qu'il s'efforce de le dépasser. En réponse à la suggestion de son interlocuteur selon laquelle les caractéristiques démoniaques sont inhérentes à Méphistophélès, Goethe a objecté: "Méphistophélès est trop négatif, le démoniaque n'apparaît que dans une force active positive", - Faust était pour lui une nature démoniaque. En réfléchissant à l'œuvre majeure de Goethe, vous rapprochez les figures de Faust et de Méphistophélès, en les considérant comme deux dimensions anthropologiques au sein d'une seule et même personnalité et en y voyant une lutte acharnée entre le "deuxième homme" (Faust) de Tauler et le "premier homme" (Méphistophélès). Peut-on dire que dans cette lutte, l'élément positif, démoniaque, triomphe de l'élément destructeur, de l'esprit de négation (car Faust échappe finalement à Méphistophélès) ? Que pensez-vous du traitement particulier que Goethe réserve au "démoniaque" ?

Alexandre Douguine : Méphistophélès est l'image du Logos de Cybèle dans la transition vers l'âge moderne. Pas Cybèle elle-même, mais sa manifestation masculine, son consort, le corybant. Il ne s'agit pas seulement d'un "premier homme", d'un homme corporel, mais d'un sujet titanique spécial, pleinement éveillé et conscient de son pouvoir. Le diable et le démon sont des figures différentes. Le démon est la figure d'une divinité inférieure, réinterprétée par les chrétiens de manière strictement négative. Chez les néoplatoniciens et chez les Grecs anciens en général, le mot δαίμον signifiait simplement "divinité", mais le plus souvent du second ordre, par opposition à la divinité du premier ordre, le θεός. Le terme "diable", διάβολος, bien que grec, était un concept étranger aux Grecs. Littéralement, le diable est "condamnant", "procureur". Mais ce n'est pas du tout un démon - ni dans son origine ni dans sa fonction. Faust est bien le deuxième homme, mais il s'attribue le statut de "troisième", céleste et absolu. Dans cette conception, il occupe une position intermédiaire, qui le rapproche du domaine du démoniaque: dans ses relations avec le diable Méphistophélès, Faust clarifie la nature de son démonisme - s'il s'effondrera dans l'élément du titanique ou pourra décoller, étant revenu à la dimension supérieure - angélique. Goethe n'a pas résolu ce dilemme. Rationnellement, il voulait que Faust insiste, mais si l'on considère Goethe dans son contexte, en tant que porte-parole du destin de la modernité européenne, on voit la situation autrement - Faust a suivi le chemin de Méphistophélès, se dirigeant résolument vers l'abîme.

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Natella Speranskaya : Friedrich-Georg Jünger pensait que Hölderlin était l'un de ceux qui avaient pénétré le champ de la créativité dionysiaque. La phrase choisie comme épigraphe d'Hypérion exprime peut-être le plus fidèlement l'essence dionysiaque des vues du poète allemand: "Non coerceri maximo contineri minimo, divinum est" (latin : ne connaître aucune mesure dans le grand, bien que ta limite terrestre soit incommensurablement petite, est divin). L'apollinien "rien sur mesure" est absent. Hölderlin attendait le retour du dieu Dionysos et ses derniers hymnes sont imprégnés de cette attente intime. Comment Hölderlin a-t-il vécu l'absence d'un dieu (et de dieux) ? Comment et pour quoi un poète vit-il dans un monde sans Dionysos, dans un "mode de l'abîme", ne connaissant toujours pas la mesure du grand ?

Alexandre Douguine : C'est la chose la plus importante: comment ceux qui sont dévoués au Sacré vivent-ils dans un monde d'où le Sacré est banni ? C'est la "nuit des dieux", la "grande dissimulation". Il ne peut s'agir d'une question purement théorique: comment être? Que faire? Avant de répondre, il faut bien se demander: à qui s'adresse-t-on, à qui parle-t-on? Heidegger a écrit quelque part: ce soir, la nuit est si noire que nous ne nous souvenons plus qu'il fait nuit, nous avons simplement oublié ce qu'est la lumière. Ainsi, seule une personne dont la nature n'appartient pas à la nuit peut souffrir du manque de lumière. Pour de telles personnes, Hölderlin ou Heidegger et leurs questions, leur douleur et leur drame ont un sens. Mais si nous avons affaire à des gens de la nuit, ils n'ont aucune idée de l'existence du soleil, ce sont des hommes-taupes. Seule une taupe peut croire au "progrès" quand tout s'effondre et prendre pour norme la pathologie ultime de la modernité. Au-delà des limites du brouillard aveugle commence un univers de douleur. Le départ des dieux en tant que drame personnel ne peut être vécu que par quelqu'un en qui une goutte de déité demeure malgré tout. C'est elle qui souffre et rend fou, qui fait réfléchir. Mais il n'y a pas de place pour Apollon dans la nuit. Apollon est le soleil, et sa disparition fait la nuit. Apollon est le soleil de midi, l'éternel midi dont parlait Nietzsche. Dans la "nuit des dieux", il ne reste que Dionysos, le dieu qui vit parmi les morts, le roi céleste qui descend aux enfers. C'est le dernier fil qui relie les enfants de la lumière au soleil disparu, caché. Friedrich-Georg Jünger a dit : la vie sans Dionysos n'est pas la vie. Ainsi, si un poète vit, ce n'est que la vie du dieu du vin et de la liberté.

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Natella Speranskaya : Dans le poème Mnemosine, Hölderlin dénote la position particulière de l'homme mortel dans le monde : "Tout n'est pas en leur pouvoir,/ Pour les impies. Le mortel est plus proche / de l'abîme. Et c'est donc par eux / Que le virage est pris." Cette proximité immédiate de l'abîme confère à l'homme la capacité d'une transition métaphysique vers l'Autre, vers une nouvelle Hellas, la possibilité de passer de la "perte des dieux" à leur retour triomphal. Cela signifie-t-il que l'homme a pour mission de préparer l'apparition du dernier Dieu, et que l'homme, qui a entrepris cette mission, doit descendre dans l'abîme, comme Dionysos, et se faire volontairement déchirer par les titans ? N'est-ce pas dans cette disposition à être déchiré et testé par la mort que le Divin est compris dans toute son ouverture ?

Alexandre Douguine : Oui, il y a un mystère associé à l'homme. En comparaison avec les puissances supérieures, l'homme est insignifiant et pitoyable, mais Dieu s'est incarné dans l'homme. C'est une indication directe de la mission qui doit être remplie par l'homme. Il devait l'accomplir dès son apparition. Son accomplissement - son approche et sa déviation ainsi que les étapes de sa compréhension - constituent le contenu de l'histoire. Où en sommes-nous aujourd'hui par rapport au mystère de l'homme ? D'une part, nous l'avons complètement oublié. D'autre part, la chaîne dorée des grands penseurs, prophètes et mystiques nous a rapprochés de sa résolution finale - eschatologique. Je suis d'accord pour dire qu'un nouveau départ doit être justifié et initié par l'homme. Mais quel genre d'homme ? Il n'est évidemment pas du tout ce qu'il est aujourd'hui, ni même l'homme qui apparaît aujourd'hui le plus souvent sous le nom d'"homme". Heidegger a parlé de "quelques-uns", Einzelne. Ce sont des êtres humains, mais tels que, face à eux, tous les autres ne sont pas humains. Ou vice versa : par rapport à l'humanité, ils sont autre chose. Et pourtant, ce sont des êtres humains. La cyclologie zoroastrienne définit notre époque comme un temps de séparation, vicharichen. Le "petit nombre" dont parle Heidegger doit se séparer de l'humanité, mais seulement pour incarner la nature même de l'humanité. L'espèce doit devenir un individu, une personnalité. C'est un paradoxe eschatologique. Les chiites la résolvent dans la figure du dernier Imam.

Natella Speranskaya : En posant la question des trois hommes de Tauler, j'ai d'abord établi un parallèle avec la triade nietzschéenne "chameau", "lion", "enfant", mais maintenant je m'intéresse à un autre parallèle : le dernier homme - l'homme le plus élevé - l'Übermensch. Le dernier homme que Nietzsche appelle la créature la plus méprisable, dont "l'espèce est aussi indestructible qu'une puce de terre" (cet homme vit le plus longtemps). L'homme le plus élevé, l'aristocrate de l'esprit, se tient au-dessus du dernier homme, et pourtant ce ne sont pas les hommes les plus élevés que Zarathoustra attendait dans les montagnes. Les hommes supérieurs n'ont pu s'élever qu'après la mort de Dieu, Zarathoustra se tourne vers eux, il veut partager avec eux la dangereuse doctrine de l'éternel retour du semblable, mais même eux pour lui ne sont "pas assez hauts et pas assez forts". Ces "lions rieurs", ces "convalescents" ne sont que les précurseurs du Surhomme, le pont et les étapes vers lui. C'est ainsi que Zarathoustra s'adresse à eux: "Vous, hommes suprêmes, que mes yeux ont rencontrés! Voilà mon doute en vous et mon rire secret: je suppose que vous appelleriez mon surhomme un diable ! Oh, j'en ai assez de ces plus hauts et de ces meilleurs, de leurs "hauteurs", je suis attiré vers le haut, vers l'avant, vers le surhomme !". Encore plus haut - loin des "convalescents" - vers le Surhomme, vers d'autres hauteurs, où l'air est plus libre et plus frais. S'agit-il d'un saut vers le "troisième homme" de Tauler et le dépassement final du "deuxième homme" ? Le "deuxième homme" doit-il périr, cédant la place au "vainqueur de Dieu et du Néant" ?

Alexandre Douguine : Les "quelques-uns" de Heidegger, les Einzelne de Heidegger, sont le peuple supérieur, se séparant du peuple noir. Mais ils ne représentent pas le Surhomme. Ils créent son environnement, son entourage, son cercle de gardes. Le surhomme est une espèce devenue une personne, c'est la découverte, le dévoilement du mystère de l'humain.

Natella Speranskaya : Friedrich-Georg Jünger a écrit que le début de l'ère du surhomme nietzschéen doit être recherché au 21ème siècle, et a appelé le surhomme un titan dans lequel la volonté de puissance domine. Heidegger a également noté les traits titanesques du Surhomme, le considérant comme l'incarnation de la techno. Comment abordez-vous l'interprétation de la figure du Surhomme, quelle est selon vous sa principale dualité ?

Alexandre Douguine : Le Surhomme peut être reconnu comme l'aboutissement de la Modernité. C'est ainsi que Heidegger l'a compris. Chez Nietzsche lui-même, un certain nombre de définitions et de métaphores fournissent la base de cette interprétation. Mais je pense qu'une autre interprétation de cette figure est également possible. Le Surhomme est l'expression pure de la nature sacrée de l'homme lui-même, dans son immanence. C'est le sujet radical. Il est caché dans le cœur de l'humanité alors que l'humanité elle-même est sacrée. Il se déplace à la périphérie lorsque l'humanité se transforme, se précipitant dans l'élément du titanic. Et enfin, il existe à côté de l'humanité - à l'écart de celle-ci - lorsque l'humanité tombe dans un abîme - comme c'est le cas actuellement. Le sujet radical peut être mis en corrélation avec le "troisième homme" de Tauler, l'homme apophatique. Et si par le Surhomme nous comprenons le Sujet radical comme une expression de la sacralité immanente - je souligne, immanente ! - alors la philosophie de Nietzsche s'ouvre sous un jour particulier.

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Natella Speranskaya : Malgré toute l'inépuisabilité de ce thème, je ne peux éviter la question de l'éternel retour. À une époque, m'intéressant au symbolisme du cercle et de la roue, j'ai trouvé dans des sources anciennes des lignes qui m'ont laissée perplexe: "chez Orphée, les initiés aux mystères de Dionysos et de Chora prient": Une fin au cercle et un soupir de soulagement du mal" (Proclus), "[Les âmes] sont liées par le dieu démiurge méritant à la roue du destin et de la naissance, dont, selon Orphée, il est impossible de se libérer à moins de propitier ces dieux, "dont l'ordre de Zeus/ De se délier du cercle et de donner un répit au mal" aux âmes humaines" (Symplicius). Bien sûr, je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien avec la doctrine de l'éternel retour et Zarathoustra comme "intercesseur du cercle". Il y aurait probablement de nombreuses objections à une telle approche, car l'idée de l'éternel retour prend un sens négatif, devenant une sorte de doctrine de la captivité plutôt qu'une doctrine de la libération de cette captivité (déblocage du cercle). Comment abordez-vous personnellement la doctrine de Zarathoustra et quel univers noétique (Apollon, Dionysos, Cybèle) lui correspond pleinement, selon vous ? Il semblerait évident qu'il s'agit du Logos de Dionysos, mais le retour mystérieux de Dionysos et l'éternel retour de la même araignée sur le mur, du même passant, qui vous a frotté l'épaule dans le parc, du même matin, dont on se souvient avec une nouvelle tragique, ne sont pas la même chose. Où se trouve la ligne de démarcation entre l'éternel retour comme croyance grecque au mystère et l'éternel retour comme mauvais infini ?

Alexander Dugin : Une question très difficile. J'aborde le thème du "temps circulaire" dans le deuxième volume sur l'hellénisme avec l'exemple de Proclus. Le fait est que lorsque nous parlons de temps linéaire et de temps cyclique, nous opérons avec le critère de savoir si le phénomène se répète ou non. S'il se répète, alors nous avons une image de reproduction mécanique de la même chose. Si elle n'est pas répétée, nous avons une image de reproduction mécanique de la même chose. Si elle n'est pas répétée, alors à première vue, la vie devient plus intéressante. Mais l'absence de répétition n'est-elle pas exactement le même déterminant mécaniste ? Sans parler d'une théorie purement fataliste du progrès, pas très éloignée de la Prédestination de Calvin. Nous comprenons le temps circulaire et linéaire - et même spiral (combinant à la fois linéarité et cycle) comme quelque chose de matériel et d'objectif, qui existe en dehors et indépendamment de nous. Mais c'est une pure illusion absurde: la suggestion hypnotique du Logos noir. Le temps n'est pas extérieur au sujet, il est le sens du devenir, et donc de tout ce qui appartient au devenir. Le monde et nous-mêmes sommes le temps. Nous ne sommes pas en lui, mais lui est en nous, car nous sommes lui. Ainsi, au lieu du fétichisme du temps, nous devrions parler d'une situation de répétition ou de non-répétition, c'est-à-dire d'un événement. Tout se répète exactement jusqu'à ce que nous comprenions ce qui se répète et pourquoi ? Lorsque nous connaissons le sens de la répétition, elle cesse de se répéter. Connaître, selon Parménide, c'est être. Si nous sommes ce qui arrive, nous ne sommes rien d'autre. Nous découvrons la dimension éternelle de ce qui se passe, nous découvrons le cœur du temps. Et la reproduction de la même chose perd son sens et sa nécessité. Tout se répète exactement jusqu'à ce que nous comprenions. Si nous ne comprenons rien du tout, tout se reproduira à l'infini. Mais dès qu'on comprend, ça s'arrête. Et quelque chose d'autre va commencer. Ainsi, le temps devient progressivement une échelle, une façon de monter verticalement sur les échelles de sens. Mais comprendre les événements, c'est se comprendre soi-même. Comme le temps, nous tournons autour de notre propre centre. Si nous comprenons le centre, si nous nous connaissons nous-mêmes, cette rotation s'arrêtera. Sinon, cela continuera encore et encore. Si le mouvement n'a aucun sens, il se transforme en immobilité et le temps devient espace, s'effondrant en matière. Cela aussi est une sorte de fin des temps. Dionysos est un devenir, qui se déploie autour du point d'éternité. Les titans sont ceux qui ne connaissent pas ce point, à qui ce point est inaccessible. Ainsi, dans la dimension titanesque, tout se répète comme dans le châtiment de Sisyphe, d'Oknos ou des Danaïdes. La nature titanesque de ce tourment a été décrite avec précision par Friedrich-Georg Jünger.

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Natella Speranskaya : Si nous parlons de la fin de la civilisation européenne occidentale, est-il approprié de supposer que son nouveau départ sera lié à un retour aux sources, c'est-à-dire à l'antiquité ? La question ne porte pas sur la restauration de l'Antiquité en tant que type de culture, mais sur le retour à l'Antiquité en tant que force vive, donnant naissance à un certain nombre de paradigmes de vision du monde (jusqu'à présent, nous avons affaire à deux paradigmes : le paradigme antique proprement dit et le paradigme biblique). Une civilisation, ayant atteint le stade final de son déclin, peut-elle se tourner à nouveau, par exemple, vers l'idéal grec d'éducation et d'instruction - paideia (παιδεία), vers la conception aristotélicienne du vrai sage et des vertus dianoéthiques, qui sont l'imitation de l'activité des dieux ? Les grands philosophes allemands se sont tournés vers l'Antiquité comme une force vive: Nietzsche, Schelling, les frères Schlegel, Heidegger, Hegel, Werner Jaeger. L'Occident a-t-il une chance de percer vers un nouveau départ ou, à en juger par l'état actuel des choses, toute tentative est-elle sans espoir ?

Alexandre Douguine : J'aime la phrase de Curzio Malaparte: rien n'est perdu tant que tout n'est pas perdu. Je ne sais pas si l'Occident a une chance de retourner à l'Antiquité: les Modernes et les Postmodernes ont tout fait pour que cette chance n'existe pas - l'Antiquité et ses débuts ont été soumis à un véritable génocide. Et vous avez raison - les romantiques et philosophes allemands, ainsi que les figures de l'âge d'argent russe ont tenté, contre vents et marées, de préserver, maîtriser et développer cet héritage. Le vingtième siècle nous a montré l'effondrement de ces entreprises - et le triomphe de l'idéologie moderne la plus basse, la plus mesquine et la plus désespérée - le libéralisme. Le libéralisme, produit de l'esprit bourgeois anglo-saxon, est incompatible avec l'esprit de l'Antiquité; il n'y a rien de commun entre eux. La domination du libéralisme exclut donc tout dialogue avec l'Antiquité et, par conséquent, diabolise les sommets de la culture allemande. L'ouvrage de Karl Popper intitulé "La société ouverte et ses ennemis" est révélateur: il s'en prend non seulement à Platon, mais aussi à Aristote, rendant ainsi un verdict libéral sur l'Antiquité en tant que telle. Bien qu'il n'y ait aucune preuve d'une quelconque tentative de revisiter l'Antiquité, il ne faut pas se relâcher. La dignité humaine réside dans le fait que nous pouvons toujours dire oui et non à ce que nous voulons. Qu'ils nous tuent pour cela: notre liberté est plus importante, elle fait de nous des êtres humains. Un dialogue avec l'Antiquité est donc possible et nécessaire. Le fait qu'elle devienne une initiative révolutionnaire non-conformiste est d'autant mieux. L'histoire du monde est écrite par des solitaires courageux et intelligents, par quelques-uns. Il est vrai qu'aujourd'hui, nous ne pouvons pas non plus les voir... Mais nous ne devons pas désespérer: nous devons faire de notre mieux, quel que soit le résultat. Un nouveau départ dans les circonstances actuelles n'est pas possible, mais il est nécessaire. Et c'est ce qui arrivera.

Natella Speranskaya : Il me semble extrêmement important de faire la distinction entre l'idée de l'État anti-bourgeois et anti-prolétaire d'Ernst Jünger et l'idée de l'État idéal de Platon. Dans les deux cas, nous voyons un triple modèle, avec la Gestalt comme base pour Ernst Jünger et l'ethos pour Platon. Jünger parle de trois classes principales: les dirigeants ascètes supérieurs, les personnes à la volonté active (une nouvelle aristocratie) et les personnes à la volonté passive. Chez Platon, ce sont: les souverains-philosophes (exactement au pluriel), les gardes, les artisans. Ernst Jünger se rapproche-t-il du modèle de l'État idéal de Platon ou, au contraire, s'éloigne-t-il de ce modèle pour aller dans une autre direction, se situant dans le paradigme de l'âge moderne ? Quelle est la principale différence entre eux ?

Alexander Dugin : Ernst Jünger, contrairement à son frère Friedrich-Georg, j'hésiterais à le classer comme platonicien. Je pense qu'Ernst Jünger chante l'État de façon purement titanesque, comme un triomphe de l'homme. Les gouvernants d'Ernst Jünger sont des technocrates. Ils sont déshumanisés, mais ils sont dépourvus de dimension métaphysique. Ils sont une élite chthonique. Les philosophes gardiens de Platon ne sont pas de simples ascètes, ce sont des spiritualistes, des contemplatifs. Ils se consacrent avant tout à la vérité, pas au pouvoir et encore moins à l'efficacité. Platonopolis et l'État du travailleur d'Ernst Jünger me semblent être des pôles opposés. J'ai longuement écrit à ce sujet dans le chapitre consacré à Ernst Jünger. La principale différence est la même qu'entre les dieux et les titans.

Natella Speranskaya : L'antagonisme des frères Junger, qui se manifeste le plus clairement dans leur attitude envers le titanique, m'a rappelé l'antagonisme des autres frères - l'apollinien Giorgio de Chirico et le titanique Andrea de Chirico (Alberto Savinio). Il est probable qu'au vingtième siècle, le mythe des jumeaux ne change pas de caractéristique fondamentale, et qu'une fois de plus, nous assistons à une confrontation, une bataille - cette fois-ci une bataille de vision du monde - entre les Olympe et le titan Othrys. Comment Friedrich-Georg Jünger a-t-il décrit l'ère des titans ? Comment, en revanche, Ernst Jünger l'a-t-il évalué ?

Alexander Dugin : Friedrich-Georg Jünger était clairement sur le côté opposé au titanisme. Ernst Jünger était fasciné par le titanisme de la modernité, mais uniquement dans sa version déshumanisée. Ernst Jünger a connu différentes périodes; parfois, il s'opposait lui aussi à la Gestalt du Travailleur, appelant à un exode des villes vers les forêts, etc. Mais les deux frères Jünger étaient parfaitement conscients du sous-texte mythologique de notre époque: la montée des titans, le triomphe d'Othrys. Friedrich-Georg Jünger l'a vu comme un désastre. L'attitude d'Ernst était plus complexe et moins distincte. Les frères Chirico sont beaucoup plus éloignés; André était plus généralement un sataniste libéral.

Natella Speranskaya : Georg Heym, le chanteur de la décadence, de la paix morte et de la décadence, selon votre lecture, voit le monde à travers les yeux d'un homme mort. Dans le poème "Morgue", dont vous citez la traduction dans "Logos Deutschland", les lignes suivantes attirent l'attention : "Nous, descendants d'Icare, aux ailes blanches,/ Jadis, nous rugissions dans la tempête bleue de lumière,/ Nous entendons encore chanter les immenses tours,/ Mais ici, nous avons été écrasés par le grondement dans la mort noire." La paix dont parle Heym n'est-elle pas constamment le résultat d'une angoisse existentielle, d'une soif irrépressible de s'élever, comme le légendaire Icare, vers la lumière du jour, qui a transformé ses ailes en ombres ? Les morts dans le monde de Heym ne sont-ils pas des "déchus" dont le déclin personnel a coïncidé avec celui d'une époque ? Enfin, quelle est l'essence du "crépuscule de l'humanité" ?

Alexandre Douguine : Le crépuscule de l'humanité est une conséquence directe du crépuscule des dieux. L'optimisme humaniste des débuts (les ravissements et les espoirs d'Icare), qui se réjouissait de la liberté acquise par les hommes qui avaient renversé le trône de Dieu, n'a pas duré longtemps. Très vite, l'homme a découvert qu'il avait soit créé une idole à la place de Dieu, un simulacre, le Léviathan de Hobbes, soit qu'il avait perdu pied et s'était effondré. L'homme voulait vivre une vie réelle, afin que personne d'en haut ne le limite, mais il s'est retrouvé dans l'élément de la mort. Ceux qui aiment la vérité, comme Heym ou Gottfried Benn, l'ont reconnu et ont accepté la mort comme leur destin. Le crépuscule de l'humanité est devenu pour eux un milieu de vie particulier - et poétique.

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Natella Speranska : Selon Aristote, la philosophie commence par l'émerveillement. Martin Heidegger, qui a cru bon d'ajouter qu'ayant commencé par l'émerveillement, elle s'est terminée par l'ennui, est d'accord avec lui. Friedrich Nietzsche propose sa propre version du "commencement": la philosophie commence par la consternation. Le dernier disciple du dieu Dionysos affirme que les philosophes modernes ne sont plus capables de nous effrayer véritablement. Se pourrait-il que la nouvelle tentative d'exposer des significations dangereuses, d'effrayer plutôt que de surprendre les penseurs, soit le saut vers un Autre commencement ? Les philosophes de l'Autre doivent-ils s'engager dans une direction où la peur ne fait que croître, où l'abîme exige non seulement le regard mais le regard d'aigle ? Qu'est-ce qui est le plus effrayant - penser aux rêves de Chronos ou contempler son réveil ? L'effroi peut-il briser les chaînes de plomb de l'ennui ?

Alexandre Douguine : Les chaînes de l'ennui, comme vous le dites, sont aussi un mur de protection. Une personne qui s'ennuie est capable de rendre ennuyeux tout ce qui est destiné à la surprendre ou à l'effrayer. Selon Heidegger, il n'y a rien de plus ennuyeux que le processus de satisfaction de la curiosité. Il me semble que rien ne peut plus aider l'homme - ni l'horreur, ni le plaisir, ni la tentation, ni l'angoisse. Le cœur de l'humanité s'est refroidi. Mais la conclusion à en tirer se trouve chez les "quelques-uns": il faut simplement s'écarter, aucune forme de dialogue n'est plus productive. Le grand ennui ou la paix de la vie engloutiront toutes les aspirations. Une telle humanité est indigne et incapable de philosophie, quoi qu'on en fasse. Mais ce n'est pas grave. Le paradis a besoin de philosophie: les anges et les esprits, et selon Heidegger, même les dieux, ont besoin de personnes pour s'adonner à la philosophie - la pensée est le monde vital des êtres supérieurs. Les philosophes prennent une part active au déroulement de ce monde de la vie. Même les dieux peuvent être étouffés par la stupidité.

Natella Speranskaya : Quelle place occupe le "crépuscule des dieux" dans l'espace scandinave et quels auteurs ont réussi à percevoir et à refléter la Götterdämmerung le plus subtilement dans leur œuvre ?

Alexander Dugin : Je pense que toute la culture allemande est une culture de la Götterdämmerung. La culture scandinave, notamment. J'ai cité certains des auteurs les plus célèbres et les plus exemplaires du "Logos allemand" - Ibsen, Strindberg, Hamsun, etc. Mais la clé du logos scandinave, je pense, est Swedenborg.

Natella Speranskaya : En parlant de la culture néerlandaise, on ne peut ignorer une grande figure comme Benedict Spinoza. J'ai toujours été étonné que Novalis le qualifie d'"enivré de Dieu" et que Goethe lui voue une véritable admiration. Schelling a écrit un jour à Hegel qu'il était devenu spinoziste et, surtout, que sa philosophie naturelle était essentiellement "le spinozisme de la physique" (et même dans la période post-philosophie naturelle, Schelling continue à suivre la pensée de Spinoza) ; Hegel s'est souvent tourné vers lui; le grand Nietzsche vénérait Spinoza (il l'appelait "le sage le plus pur"); Heine le considérait comme son idole. Vous démêlez le phénomène Spinoza et soutenez que sa philosophie a été adoptée par les collégiens comme "un paradigme métaphysique pour unir l'humanité dans le contexte de projets messianiques millénaires, où l'eschatologie protestante était étroitement liée à l'eschatologie juive". Pourquoi ce paradigme était-il si attrayant pour les meilleurs esprits d'Europe ? Quel Logos a guidé la pensée de Spinoza et, en définitive, de quel dieu ce philosophe s'est-il "enivré" ?

Alexandre Douguine : Spinoza est sans équivoque un porteur du Logos de Cybèle. Peut-être le plus vif et le plus parfait, le plus coloré et le plus expressif. Il a reconnu l'essence de la modernité comme une immanence autoréférentielle. La fascination de Spinoza est une fascination pour la nature même de la Modernité - et prise dans une formulation brute et claire. La philosophie de Spinoza est l'expression pure du Logos noir, la forme ultime d'une vision du monde chthonique matriarcale dépourvue de toute velléité de transcendance. Il est l'analogue moderne d'Anaxagore et de la philosophie naturelle ionienne en général. 

Natella Speranskaya : Vous voyez Carl Gustav Jung comme une incarnation de l'archétype suisse, plus encore, vous trouvez en lui un "Dasein suisse". Quelles sont ses caractéristiques de base et comment le Chetveric de Jung correspond-il au modèle des trois Logos ?

Alexander Dugin : Carl Gustav Jung incarne le rôle de la Suisse dans le contexte européen : un espace où les opposés trouvent un équilibre. Le quaternion de Jung vise à réconcilier toute opposition noologique - y compris l'opposition fondamentale entre les deux Logos masculins (Apollon et Dionysos) et le féminin (Cybèle). Jung observe à juste titre que la triade représente le modèle patriarcal exclusif, la verticale et l'axe de la domination masculine. Il veut lui-même l'équilibrer avec le quatrième pôle, qui est l'expression pure du féminin, de la terre, des ténèbres et de la matière. En théologie, Jung parle essentiellement de réintégrer la figure du mal, le Diable, dans le contexte sacré de la Déité. En psychologie, cela ne signifie pas l'exclusion du côté sombre de la personnalité, mais son inclusion dans la structure globale. Une telle initiative, extrêmement révélatrice de la géographie sacrée de la Suisse, et intéressante sur le plan méthodologique, contredit la noologie - en tant que paradigme des trois Logos. L'idée de réconcilier les trois Logos entre eux et de compléter ainsi la Noomachie ne peut venir qu'à l'esprit de la Grande Mère. L'arrêt de la guerre sera simplement le fait de sa victoire. Cela signifierait également la fin du modèle trifonctionnel indo-européen. Mais on ne peut pas le reprocher à Jung : il suit la phénoménologie des processus psychiques en observant les cas typiques des patients européens de l'âge moderne. Quels autres motifs dominants pourrait-il y découvrir ! Si nous vivons à l'époque de la toute-puissance de la Grande Mère, il est naturel qu'elle veuille à un moment donné légaliser sa présence dans les grands courants de pensée - notamment en théologie - en revendiquant le statut de Quatrième Hypostase.

 

dimanche, 03 octobre 2021

L’Occident comme déclin (Guillaume Faye)

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L’Occident comme déclin (Guillaume Faye)

Dans cette vidéo, nous aborderons une œuvre capitale de Guillaume Faye, bien que moins connue des nouvelles générations: « l’Occident comme déclin ». Écrit durant la première partie de sa vie intellectuelle, il s’agit d’un texte aussi incisif que profond, opérant une distinction fondamentale entre l’Occident comme idéologie et mode de vie à part entière et la civilisation européenne. Si l’Occident est né de l’Europe, il s’est depuis longtemps constitué comme une force opposée à elle. La réflexion de Faye embrasse donc l’évolution historique de l’Occident, les caractéristiques fondamentales de « l’idéologie occidentale » ainsi que l’épineuse question du déclin, déjà abordée par Oswald Spengler. Bien que la pensée de Faye ait évolué par la suite et qu’il ait apporté certaines nuances à ses critiques de l’Occident, ce texte n’en demeure pas moins le cœur de sa pensée politique et philosophique, qui constitue la matrice de ses développements ultérieurs.
 
 
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Pour se procurer les livres de Guillaume Faye :
- L’Occident comme déclin (pdf) : https://www.revue-elements.com/produi...
- Contre l’économisme (pdf) : https://www.revue-elements.com/produi...
- La nouvelle société de consommation (pdf) : https://www.revue-elements.com/produi...
- Guerre civile raciale : https://danielconversano.com/product/...
- L’Archéofuturisme, Avant-Guerre et Pourquoi nous combattons : https://nouvelle-librairie.com/?s=gui...
 
Musique :
- Richard Wagner : Faust – Ouverture
- Franz Schubert : Der Müller und der Bach
- Franz Schubert : Impromptu 3 in G-flat major, D. 899 (Op. 90) no. 3
- Franz Schubert : Fantasy in F minor D. 940
- Antonio Vivaldi : Concerto for Strings in D minor, RV 128
- Richard Strauss : Also sprach Zarathustra

mardi, 07 septembre 2021

Le sujet radical d'Aleksandr Douguine

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Le sujet radical d'Alexandre Douguine

par Giacomo Maria Prati

(2021)

Ex: https://legio-victrix.blogspot.com/2021/08/giacomo-maria-prati-o-sujeito-radical.html#more


L'obscurité russe est unique,
c'est la seule qui puisse être consacrée.
L'obscurité russe, maternelle et prophétique.

(Alexandre Douguine, Il Soggeto Radicale, AGA Edizioni)

Le mythe grec et le post-nietzschéisme, les images orphiques et la littérature russe, les visions apocalyptiques, Hegel, les hyperboréens, Aristote, l'orthodoxie, Nicolas de Cues, Massimo Cacciari, Evola, le chamanisme présocratique, l'alchimie, Heidegger et bien d'autres choses encore dans une vision de l'humanité unique et organique et en même temps projetée dans un futur proche. Comment cela est-il possible? Comment faire tenir ensemble des espaces aussi vastes de pensée, de mythe et de méditation? Comment revenir à une philosophie de l'homme et du cosmos après la "mort de la philosophie" post-heideggerienne et sa désarticulation en mille courants parascientifiques et sectaires: philosophie des sciences, philosophie du langage, philosophie sociologique, etc. Avec Aleksander Dugin, nous assistons à ce prodige historique sans précédent: le retour de la grande philosophie, c'est-à-dire de la philosophie dans ce qu'elle a de plus universel, de plus cosmique et de plus pérenne, la philosophie comme pensée de la totalité, de l'origine et comme méditation supratemporelle.

Ce n'est peut-être qu'en Russie et par un Russe qu'une nouveauté aussi surprenante était possible, qui contredit à la fois la "fin de l'histoire" dans l'assujettissement au modèle socio-économique prédominant et la pseudo-fatalité d'une pensée simplement dialectique, conflictuelle et fragmentaire, adaptée à un choc complémentaire et permanent des civilisations. Essayons, même si ce n'est pas facile, une synthèse de sa pensée philosophique contenue dans son dernier livre, le plus important publié récemment en Italie, afin de comprendre un peu ce qu'il entend par "sujet radical".

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Nous pouvons commencer par dire que la philosophie de Douguine présuppose et se réfère à une "philosophie de l'Être". Cette option très délicate en soi semble déjà remarquable de nos jours. D'autant plus que Douguine la prend dans le cadre d'un scénario existentiel et social perçu de manière post-nietzschéenne, et d'autant plus que le "retour à l'Être" n'est pas mené de manière académique, abstraite et cérébrale, dans une sorte de néo-Heideggerisme à la mode, mais est "vécu" entre l'orthodoxie antérieure à Pierre le Grand, la récupération de la meilleure pensée cosmique présocratique et alchimique et le dépassement actif du post-nietzschéisme lui-même.

Pour comprendre cela, il est nécessaire de revenir à sa tripartition initiale des temps plus récents entre traditionnel/moderne/postmoderne. Cette tripartition, superficiellement rejetée en notre Occident sans perspicacité, est prise par Douguine plutôt dans un sens ontologique-anthropologique et paradigmatique et pas seulement, donc, dans un sens historique et herméneutique. "Traditionnel" comme "organique", unitaire, vivant, sacralisé et sacralisant. "Moderne" comme processus progressif de destruction de la tradition et "postmoderne" comme processus de destruction (comme une fin en soi, autoréférentielle) également du moderne et de ses mythes de progrès, de développement et d'humanisation. En pratique, le postmoderne est le suicide du moderne, la mort de l'homme après la "mort de Dieu". La fin du temps, la fin du sens.

Douguine réagit précisément contre cette situation anthropologique-conscientielle par un rejet radical des résultats de ces trois déclinaisons de la vie: rejet du pré-moderne comme simple nostalgie de formes et de canons qui ne sont plus vécus ou vivables, rejet du moderne comme imposition idéologique et standardisation, et rejet du post-moderne comme annulant et aliénant la "non-pensée". Cette approche semble totalement inédite. Accepter la leçon de Nietzsche et aussi persister pleinement dans son "grand mépris" et son rejet de "l'homme-puce", "le dernier homme". Dépasser le mythologisme nietzschéen lui-même, qui est excessivement individualiste, solipsiste et expérimental.

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Douguine apparaît aujourd'hui comme le seul héritier cohérent et authentique d'un noyau essentiel de la voie nietzschéenne: disciple du grand refus, de la pensée cyclique, du retour de l'Être, mais un Être non pas hétéronome, non pas aliénant et rationalisant, mais, au contraire, mythologisant et resacralisant. Un Être "diffus", intérieur, autonome, accessible de manière chamanique, alchimique, théurgique, par le biais d'une "action contemplative", d'une sagesse archétypale. Un autre des nœuds décisifs de son raisonnement est donné par une belle image géophilosophique tirée de Nicolas de Cues (mais également présente chez Leonardo et Athanasius Kirker) où un triangle équilatéral de lumière croise totalement un triangle équilatéral d'ombre. Une interpénétration réciproque.

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Le triangle lumineux est réduit, dans l'ère postmoderne, à un seul point infinitésimal, tandis que tout l'espace est donné par l'obscurité indifférenciée du postmoderne triomphant, visualisée sur la face inférieure du triangle noir. Le temps de la fin du temps, de la fin du sens, de toute valeur et de toute utilité. Cette image iconique nous fait comprendre comment les nombreuses âmes d'une philosophie de l'Être reviennent proches et semblables au point lumineux presque invisible au sein de l'actuelle "obscurité et désert spirituel", si dense qu'elle n'est même pas comprise comme telle.

Douguine récupère le sens gréco-russe de l'holos, du tout, du vivant, où, maintenant, est titanesquement ouverte une fissure mince mais puissante entre la résurgence du pré-moderne (mythes, inconscient, archétypes, énergies vitales) et la tentative du post-moderne de manipuler et d'instrumentaliser cette résurgence, la déresponsabilisant, l'exploitant de manière parasitaire, jouant avec elle.

Le sens de la vie comme tragédie, comme drame, comme travail, revient avec Douguine en grande profondeur. Epos, art, vision et philosophie reviennent unis comme chez Héraclite, Anaximène et Empédocle. La philosophie de Douguine semble libérée de l'abstraction et de l'individualisme de l'existentialisme autant que du technocratisme du rationalisme et du scientisme. Douguine récupère et reformule le sens de la duplicité de l'essence contre tout occamisme et nominalisme.

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Ceci est conforme à la métaphysique scolastique, selon laquelle l'homme n'est pas une monade solitaire, mais une unité organique d'une duplicité âme/corps. À cette duplicité, Douguine ajoute la dimension de l'Esprit, une tripartition déjà présente chez saint Paul, et à cette tripartition un Cosmos conçu comme un organe vivant, une œuvre alchimique, imbriqué dans l'homme. La lecture de The Radical Subject semble être une opération presque magique, comme un voyage dans un labyrinthe, un chemin initiatique qui traverse de grands paysages et de vastes images qui apparaissent comme des paraboles narratives d'une transvaluation performative du langage et de la conscience. La première partie du discours concerne le postmoderne comme une sphère anthropo-ontologique, un mur de caoutchouc qui liquéfie et euthanasie l'esprit, tant individuel que des peuples et des cultures.

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La deuxième partie traite des faux mythes postmodernes en tant que phénomènes de "magie sociale", en termes d'espaces mentaux et de "champs de force". Une troisième phase du discours prend la forme d'une illustration des dynamiques archétypales (à la Durant) typiques de la Russie profonde, mais présentant en même temps un souffle universel. Au cœur du livre se trouve le concept de "sujet radical", qui "s'auto-révèle" comme quelque chose de beaucoup plus qu'un concept, même s'il est similaire à une idée limitative, à un grand paradoxe, qui s'oppose totalement, simplement par son apparence, à la "grande parodie" qu'est le postmoderne en tant que paradigme ontologique-évolutif.

Le "sujet radical" peut être comparé à Atlas, le titan condamné à soutenir le monde. Mais un Atlas qui ne sent plus un monde au-dessus de ses bras, mais seulement des débris de lumière et qui refuse de continuer à le soutenir. Un Atlas qui croise ses bras, dans le noir. Au cœur d'une obscurité diurne, où le souvenir de la lumière est sur le point de disparaître de lui-même, dans une indifférenciation générale et généralisante. Nous pouvons le comparer à l'étymologie du terme substance: sub-stantia, c'est-à-dire ce qui contient le réel en dessous, c'est-à-dire la racine la plus profonde de l'être humain, le noyau in-divisible et individué de l'individu humain. Là où l'objet (ob-jectum) et le sujet (sub-jectum) se rencontrent dans une unité abyssale primordiale. Quelque chose comme l'individu absolu d'Evola.

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Le sujet radical comme voie héroïque, verticale, chamanique, d'accès total et instantané à la transcendance et à la métaphysique, mais "de l'intérieur" et "en dedans". À travers le sujet radical (de "racine", donc central, et non "radical" au sens d'"extrémiste"), Douguine dépasse la pensée de Nietzsche comme le grand paradoxe d'un humanisme extrême qui rejette le "trop humain" et doit en même temps le dépasser.

Le sujet radical semble être la visualisation du "grand mépris" de Zarathoustra: une réalité très concrète mais aussi paradoxale, extrême seulement parce qu'elle apparaît dans l'extrême de la dissimulation des dimensions spirituelles humaines. Une réalité qui est racine mais toute verticale et tellement verticale qu'elle transcende les "multiples états d'être" guénoniens dans un rapport actif, expérimental et héroïque avec le sacré et le transcendant. La seule chose qui reste sacrée malgré sa persistance dans un monde totalement désacralisé.

Douguine a été le premier à dépasser Nietzsche et Evola lui-même. C'est la perspective révolutionnaire de Douguine sur toute forme de traditionalisme: il refuse de retourner dans le passé et voit le temps dans la logique d'un Aiòn apocalyptique et co-présent. Une dimension d'im-plication, ou plutôt de stase, entre la conclusion du rebobinage du rouleau du temps et le début d'un nouveau déroulement. Le sujet radical est ce nouveau temps, latent et enceint dans le "non-temps" postmoderne. L'instance d'un tel "sujet", non personnaliste et non individualiste, mais irréductible, entraîne une instance parallèle d'"auto-sacralisation", de catabasis individuelle.

Le sujet radical apparaît lorsque la kénose de l'Homme atteint son point culminant, l'abîme de sa mort résultant de la mort de Dieu, semblable à la kénose du Christ Fils de Dieu dans son Incarnation et sa Croix. Le sujet radical comme oméga de l'alpha donné par la sortie du Paradis terrestre. Un retour au centre. Un centre presque non visible, mais existant, pensable et habitable, au centre d'un Être caché et déformé, mais persistant. En cela aussi, la pensée de Douguine semble très grecque, très archaïque, alchimique et chamanique.

Comme pour les Grecs anciens, pour Douguine aussi l'"ultime" est ce qui semble le plus intéressant, décisif et résolutif. Sa philosophie peut également être définie comme une "philosophie du temps et de la fin". Le "jusqu'à quand ?" comme une question sur l'Être, comme une pro-vocation à et de l'Être. Philosophe de l'eskaton et du Feu, maieuta d'un nouvel Aeon. De nombreuses âmes reviennent et trouvent dans son discours une nouvelle perspective et une nouvelle place. L'une des parties les plus évocatrices et efficaces de sa pensée concerne l'illustration d'images trans-valoratives de l'obscurité et de la nuit. De la nuit arctique à la nuit russe. De la nuit des mythes grecs, pélasgiques et orphiques à la nuit biblique et propre de la liturgie de l'orthodoxie à la Kabbale hébraïque, citée, Douguine opère une véritable "initiation" nocturne qui réagit à la "nuit diurne" stérile, inconsciente et passive qu'est la postmodernité par une nuit du mythe, maternelle et féconde.

Comment gagner la "bataille du sens" au sein et au cœur du même champ de bataille du néant. Une théologie qui est également très jeune, ainsi que négative, dans la mesure où assumer la nuit dans sa totalité et sa plénitude signifie être encore conscient de la lumière. L'image-signe placée au sommet de ce parcours sapientiel se présente dans l'image du "soleil de minuit" comme le "double" cosmique du sujet radical, sa référence miroir et non une simple allégorie. Une image déjà présente dans l'alchimie (dans le splendor solis du XVIe siècle) et dans le "soleil noir" spéculaire de De Chirico.

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Après Hegel et après Evola, une instance totale, productive à la fois d'une théorie et d'une phénoménologie, n'était plus apparue dans la philosophie. Le sujet radical, dans son apparition même, génère de jure de nouveaux scénarios et de nouvelles voies, comme un alchimiste transforme radicalement une matière vile et grossière en captant d'autres essences dans les profondeurs, atteignant la limite de la conjonction entre matière, structure et esprit. Un nouveau mot: catalyser, réagir. Un Homo Novissumus, le sujet radical, mais libéré des incrustations idéologiques de la modernité et de son suicide post-moderne, dans la mesure où il est ouvert, intérieurement, à la transcendance et à la métaphysique, à travers une voie opérative, théurgique, chamanique, "héroïco-mythogonique".

Un nouveau temps "d'attente présente" qui tue et rejette le kronos comme divertissement et manipulation et le flux sauvage et primordial du futur vers un présent-Parusìa. L'un des exemples les plus fascinants de l'habileté de Douguine à décliner les archétypes se trouve lorsqu'il parle de sa chère Russie comme d'une épiphanie de l'archétype "terre" et de la terre comme archétype, principe actif et subtil. Nous apprécions ici la capacité de Douguine à transformer le particulier en universel et à voir l'infini dans le fini. Avec une grande cohérence et une grande sensibilité, en effet, l'écrivain russe reprend la pensée cosmique présocratique de Xénophane dans son identification de la Terre comme première matrice du cosmos où l'eau vient de la Terre, l'air de l'eau et le feu de l'air.

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Une vision qui est aussi absolument platonicienne et plotinienne en voyant le corps enveloppé par l'âme, qui à son tour est enveloppée par l'Esprit, comme dans les fuseaux des huit sirènes célestes du dixième livre de la République. La Russie devient ainsi une catégorie universelle, une dimension de l'Esprit, précisément à travers son unicum spécifique. Une reformulation métaphysique et ontologique de la géopolitique archétypale de Carl Schmitt. Une démonstration de plus du fait que c'est dans le mythe et par le mythe que la philosophie peut renaître et que l'idéologie, toute idéologie, peut disparaître complètement. Le sujet radical est un nouveau mythe qui a tous les traits des mythes grecs les plus anciens: il n'a toujours pas de visage, presque pas de narration sinon liminale et approximative, comme dans Némésis, comme dans Ananke. Et comme tous les grands mythes, cependant, il semble déjà être performatif, il agit déjà, même si c'est en silence, même si c'est implicitement et indirectement. Il montre déjà en lui-même l'éclat du logos et de l'epos qui se déplace dans tous les grands et vrais mythes. Et ne le qualifions pas d'"archimoderne" car Douguine rejette également cette catégorie hybride et transitoire, dans laquelle il reconnaît à son tour beaucoup de Poutine comme emblème, notamment en politique intérieure !

Douguine se passe de commentaires et sa pensée semble tétragone à tout réductionnisme et catégorisation, heureusement pour lui et pour ceux qui veulent vraiment le connaître !

jeudi, 02 septembre 2021

La tradition, remède au nihilisme (Dominique Venner)

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La tradition, remède au nihilisme (Dominique Venner)

citation-dominique-venner.jpgDans cette vidéo, nous abordons la pensée de Dominique Venner, ardent défenseur de la tradition et de la mémoire européennes. A partir de ses livres « Histoire et tradition des Européens » et « Un samouraï d’Occident », nous comprenons que la tradition est un remède au nihilisme en apportant une saine hiérarchie des valeurs et en redonnant du sens à l’existence, individuelle et collective. Contre les systèmes déclinistes de l’histoire, Dominique Venner appelle au réveil de l’âme européenne endormie.
 
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Musiques utilisées dans la vidéo :
- Mendelssohn : Symphony No. 4 'Italian' in A, Op. 90
- Saltarello: Presto - Henry Purcell : Dido’s lament
- Albinoni (Remo Giazotto) : Adagio in G Minor
- Tchaïkovski : Marche slave, Op.31, TH 45
- Bach : Orchestral Suite No. 3 in D major BWV 1068 - Air
 
 
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mercredi, 01 septembre 2021

De Jeune Europe aux Camps Hobbit

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Archives (2011)

De Jeune Europe aux Camps Hobbit

par Roberto Alfatti Appetiti

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/da-giovane-europa-ai-campi-hobbit.html

48913622.jpgLa narration de l'histoire récente est confiée principalement aux mémoires, dont le péché véniel - et la limite souvent insurmontable - est la complaisance. Aucune trace de cela dans le livre de Giovanni Tarantino, jeune historien de Palerme et journaliste indépendant (ancien rédacteur d'EPolis et collaborateur du Secolo d'Italia, dont il est un auteur estimé), qui vient de paraître aux Edizioni Controcorrente de Naples, Da Giovane Europa ai Campi Hobbit (pp. 201, € 10).

Pour l'auteur, né en 1983, sans militantisme politique derrière lui, les années entre 1966 et 1986 - "vingt ans d'expériences de mouvement au-delà de la droite et de la gauche", dit le sous-titre - ont été essentiellement une question d'étude et, sans surprise, l'essai prend vie à partir de sa thèse documentée en histoire contemporaine. Cette recherche, enrichie de témoignages inédits, a été tout sauf facile à mener et pour cette raison particulièrement précieuse, comme le certifie Luigi G. de Anna dans la postface. La reconstruction, sans clins d'œil ni omissions, du parcours de plusieurs générations de militants, dans un après-guerre qui semblait interminable, vers de nouvelles synthèses qui leur auraient permis d'en finir avec les mythes incapacitants, les mots d'ordre, aussi péremptoires qu'anachroniques, l'anticommunisme à la mode, le réductionnisme comme fin en soi et tout l'attirail esthétique et esthétisant du néofascisme italien.

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Sortir du tunnel du néofascisme, pour reprendre une heureuse expression de la Nouvelle Droite, ce mouvement d'idées sur lequel Tarantino s'attarde longuement, soulignant le fil rouge qui le lie aux "grands frères" de Jeune Europe, l'organisation fondée par le Belge Jean Thiriart en 1962. Avec la "découverte" de l'européanisme - l'Europe des peuples, pas celle des banquiers - et le dépassement du nationalisme patriotique, une véritable mutation anthropologique et culturelle s'est opérée, avant même la mutation politique. Si jusqu'à ce moment, en effet, les néofascistes s'étaient limités au témoignage d'un monde qui n'existait plus, où ce qui comptait était - comme le suggérait Julius Evola - de rester debout au milieu des ruines, avec Jeune Europe ils ont finalement fait une percée dans l'actualité, sortant des vieilles barrières d'appartenance, sans complexes, se découvrant partie intégrante de leur temps.

indeCH1x.png"Si l'on se réfère au monde des jeunes d'où sont nées ces réalités - souligne Tarantino - un fait fondamental est apparu: les impulsions de ceux qui les ont animées étaient absolument contextualisées dans le cadre des grands phénomènes générationnels de deux périodes déterminées, 68 et 77, dont elles représentaient des expressions complètes et légitimes".

Le conservatisme du MSI, désireux de cultiver la position de parti de l'ordre, a fait de 68 une "occasion manquée" - comme l'a défini Marco Tarchi - pour les jeunes de droite. Cette dernière position, sur laquelle le livre de Tarantino enregistre le "contraste" affectueux entre le préfet, Franco Cardini, et Luigi G. de Anna lui-même, tous deux anciens militants de Giovane Europa et par la suite interlocuteurs privilégiés de la Nouvelle Droite. "Nous étions des jeunes gens qui s'étaient trompés de place", écrit l'historien florentin dans les premières pages. "Nous n'avons pourtant jamais été de gauche", souligne ce dernier, malgré la pluralité des références qui ne se limitent pas au panthéon habituel des auteurs de droite et le partage, avec leurs pairs de gauche, de l'esprit libertaire de contestation et de l'engouement pour des icônes "révolutionnaires" comme Che Guevara. Il est un fait que l'histoire des deux mouvements, bien que différents dans le contexte historique et les ambitions, ne peut être épuisée tout court avec la collocation historiographique conventionnelle dans le sillon des groupes néo-fascistes ou post-fascistes. L'intolérance à l'égard du milieu d'origine, après tout, était si forte qu'elle exigeait un changement radical de mentalité, de nouvelles formes de communication - la bande dessinée (auto-ironique comme La voce della fogna) et la radio libre - mais aussi des ruptures politiques et symboliques. À commencer par la croix celtique, introduite par Giovane Europa et brandie dans les camps Hobbit entre 1977 et 1981, alors que les dirigeants du MSI l'avaient déclarée "hors-la-loi".

fogna022.jpgTarantino, dans son livre, cite, à ce propos, l'explication de Gianni Alemanno, militant et alors secrétaire national du Front de la jeunesse : "Ce fut la rupture avec l'ancienne culture symbolique du parti - dit le maire de Rome - et l'émergence d'un gramscisme de droite qui prévoyait l'utilisation de la métapolitique pour gagner la société civile. Alors que le nuage de la lutte armée s'abattait sur l'Italie, les garçons des camps Hobbit affûtaient leurs armes, celles de la vivacité culturelle, déclenchant une offensive tous azimuts sur des thèmes novateurs: de la musique "alternative" à la découverte de l'écologie, du régionalisme - bien avant la naissance de la Ligue - à la critique radicale de l'occidentalisme et de la soi-disant exportation de la démocratie.

Beaucoup a été dit et écrit sur cette expérience, trop souvent pour tenter de s'approprier un patrimoine qui appartient avant tout aux milliers de garçons et de filles qui ont vécu cette époque au mépris de toutes les directives des partis ou du courant, en alliant militantisme et liberté. Comme cela s'est produit pour les jeunes de l'Europe de la jeunesse, ceux qui ont participé à cette épopée ont grandi et choisi des chemins différents, souvent contradictoires. La tentative de développer de nouvelles synthèses s'est avérée vaine et le projet a sombré, retombant dans une dimension purement intellectuelle et impolitique. Un fait indéniable, cependant, émerge, page après page, du travail de l'historien de Palerme: les expériences et les élaborations de Jeune Europe, d'abord, et de la Nouvelle Droite, ensuite, ont fait sentir leurs effets dans les décennies suivantes, renouvelant et "nettoyant" l'espace politique et culturel de la droite italienne, contribuant à créer une classe dirigeante (pas seulement "de" et "à" droite) capable d'affronter avec plus de conscience et de clarté les défis complexes de la modernité.

* * *

Tiré, avec l'aimable autorisation de l'auteur, de Area, octobre 2011.

mardi, 24 août 2021

Dictature du libéralisme 2.0 - une conversation avec le Prof. Alexandre Douguine

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Dictature du libéralisme 2.0 - une conversation avec le Prof. Alexandre Douguine

Propos recueillis par Manuel Ochsenreiter

Ex: https://www.geopolitica.ru/pl/article/dyktatura-liberalizmu-20-rozmowa-z-prof-aleksandrem-duginem

Note de la rédaction: Cet entretien date de juin 2021 et est l'un des derniers recueillis par Manuel Ochsenreiter, décédé à l'âge de 45 ans en ce mois d'août 2021.

Trump était et reste un représentant du libéralisme 1.0. Dans votre dernier essai, vous parlez du "libéralisme 2.0". Le libéralisme est-il en train de changer de cette manière ?

- Bien sûr ! Toute idéologie est sujette à des changements permanents, y compris le libéralisme. Nous assistons actuellement à une transformation radicale du libéralisme. Il devient encore plus dangereux et destructeur.

Comment évaluez-vous ce changement ?

- Nous assistons à une sorte de "rite de passage". Je crois que les circonstances dans lesquelles le mandat de Donald Trump, renversé par l'élite mondialiste représentée par Joe Biden, a pris fin en sont le symbole. Ce "rite de passage" est incarné par les parades de la gay pride, les rébellions BLM, l'omniprésence du phénomène LGBT, la montée mondiale du féminisme sauvage et l'arrivée spectaculaire du posthumanisme et de la technocratie extrême. Derrière le rideau de ces phénomènes, de profonds processus intellectuels et philosophiques se produisent. Et ce sont ces processus qui influencent la culture et la politique.

Vous écrivez sur la "solitude" du libéralisme...

- Le libéralisme contemporain s'est débarrassé de ses opposants avec l'effondrement de l'Union soviétique. C'est dangereux pour cette idéologie, car son élément essentiel est la démarcation par rapport aux autres. Dans ma quatrième théorie politique, je définis le libéralisme comme la première théorie combattant deux ennemis - le communisme (la deuxième théorie) et le fascisme (la troisième théorie). Tous deux ont remis en question le libéralisme, qui se considérait comme la doctrine la plus moderne et la plus progressiste. Dans le même temps, le communisme et le fascisme ont tous deux revendiqué des ambitions analogues. En 1990, les deux ont été vaincus. Cette période est communément appelée le "moment unipolaire" (Charles Krauthammer) et prématurément - comme nous le savons maintenant - proclamé par Francis Fukuyama "la fin de l'histoire". Dans les années 1990, il semblait que le libéralisme n'avait plus d'opposants. Les petits mouvements de droite et de gauche antilibéraux qui fleurissaient alors, ainsi que les cercles dits nationaux-bolcheviques, ne représentaient pas un défi sérieux pour elle. L'absence d'"ennemis" signifiait pour le libéralisme une crise de son identité. C'est ce que je veux dire quand j'écris sur sa "solitude", en aucun cas dans un sens mélancolique. Par conséquent, la transformation vers le libéralisme 2.0 avec une charge de "nouvelle énergie" était en fait inévitable.

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En quoi consistait-il ?

- L'adversaire a dû être réactivé. Au départ, les formations faibles et illibérales, que l'on pourrait qualifier de nationales-bolcheviques, ont été placées dans ce rôle, bien qu'elles ne se soient pas définies de cette manière. Aujourd'hui, pour plus de facilité, nous pouvons décrire les divisions politiques basées sur l'opposition du camp mondialiste (libéralisme 2.0) et des anti-mondialistes. Nous devons également nous rappeler que le libéralisme 1.0 ne sera pas réformé, mais qu'il deviendra lui aussi l'ennemi du libéralisme 2.0. Nous pouvons probablement même parler ici d'une certaine mutation. Après tout, il existe encore des libéraux de l'ancien type qui sont plus proches du camp altermondialiste, qui rejettent l'individualisme illimité, hédoniste et total du libéralisme 2.0.

Donc les libéraux vont s'en prendre aux libéraux ?

- Le libéralisme 2.0 peut être considéré comme une sorte de cinquième colonne au sein du libéralisme. Ce nouveau libéralisme est brutal et impitoyable, ne suppose aucune discussion, élimine tout débat. Il s'agit de la "culture de l'annulation" (cancel culture), qui stigmatise les opposants et les élimine. Les "vieux" libéraux en sont également victimes, comme cela se produit régulièrement en Europe. Qui sont les victimes de la culture de l'annulation ? Sont-ils fascistes ou communistes ? Non, la plupart d'entre eux sont des artistes, des journalistes et des écrivains qui s'inscrivaient dans le courant dominant et qui sont soudainement attaqués. Le libéralisme 2.0 les frappe avec un marteau de forgeron.

Votre pays, la Russie, est aujourd'hui, sous la présidence de Vladimir Poutine, considéré comme le grand adversaire du mondialisme...

- La renaissance de la Russie de Poutine peut être considérée comme une combinaison de stratégies politiques anti-occidentales de style soviétique et de nationalisme russe traditionnel. D'autre part, le phénomène Poutine reste une énigme, même pour nous, Russes. En effet, on peut voir des éléments "nationaux-bolcheviques" dans sa politique, mais il y a aussi de nombreux filons libéraux. Cela s'applique aussi en partie au phénomène de la Chine. Là aussi, nous voyons un communisme chinois unique en son genre, mélangé à un nationalisme chinois bien distinct. Des tendances similaires peuvent également être observées dans le populisme européen, où la distance entre la gauche et la droite disparaît de plus en plus rapidement et conduit à des coalitions gauche-droite aussi symboliques qu'en Italie: je pense à la coopération entre la Ligue, populiste de droite, et le Mouvement 5 étoiles, populiste de gauche. Nous voyons la même chose dans la rébellion contre le président Emmanuel Macron par le mouvement des gilets jaunes en France, dans les rangs duquel les partisans de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon luttent côte à côte contre le centre libéral.

Les alliances gauche-droite que vous avez mentionnées n'ont existé que pendant une courte période, succombant souvent à des conflits internes plus aigus que ceux qui ont consumé le centre libéral...

- C'est un problème essentiel. Étant donné que ce type de coalitions représente la plus grande menace pour le libéralisme 2.0, il doit constamment les combattre, les réduire et les infiltrer. Chaque fois qu'il y a un conflit entre la gauche altermondialiste et la droite altermondialiste en Europe, les partisans du libéralisme 2.0 ne cachent même pas leur joie. En outre, nous constatons que les factions mutuellement opposées du centre ont tendance à travailler ensemble. Je pense que cela se produit dans tous les pays européens. Ainsi, le mondialisme fragmente le camp de ses opposants et empêche l'émergence d'alliances potentiellement fortes.

À quoi pourraient ressembler de telles alliances ?

- Si Poutine en Russie, Xi Jinping en Chine, les populistes européens, les courants islamiques anti-occidentaux, les courants anticapitalistes d'Amérique latine et d'Afrique étaient tous conscients qu'ils ont un adversaire idéologique commun sous la forme du mondialisme libéral, ils pourraient accepter une formule commune de populisme intégral gauche-droite, ce qui augmenterait la force de leur résistance et multiplierait leur potentiel. Pour éviter cela, les mondialistes sont prêts à tout pour empêcher toute évolution idéologique dans ce sens.

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Dans votre essai, vous écrivez que Donald Trump est la "sage-femme du libéralisme 2.0". Qu'est-ce que vous entendez par là ?

- Comme je l'ai dit, une idéologie politique ne peut exister sans la distinction ami-ennemi. Il perd alors son identité. Se débarrasser de l'ennemi équivaut à un suicide idéologique. Un ennemi caché et indéfini ne suffisait pas à légitimer le libéralisme. Les libéraux ne disposaient pas d'un pouvoir de persuasion suffisant basé uniquement sur la diabolisation de la Russie de Poutine et de la Chine de Xi Jinping. En outre, reconnaître qu'un ennemi formel, idéologiquement structuré, n'a existé qu'en dehors de la sphère d'influence libérale (démocratie, économie de marché, droits de l'homme, technologie globale, mise en réseau totale, etc.) après l'affirmation du moment unipolaire au début des années 1990 reviendrait à admettre une erreur. Cet ennemi intérieur est donc apparu juste à temps, exactement au moment où il était le plus nécessaire. C'était Donald Trump. Il incarne la différence entre le libéralisme 1.0 et le libéralisme 2.0. Au départ, on a tenté de montrer un lien entre Trump et le Poutine "rouge-brun". Cela a gravement nui à sa présidence, mais était idéologiquement incohérent. Cela n'était pas seulement dû à son manque de relation réelle avec Poutine et à l'opportunisme idéologique de Trump, mais aussi parce que Poutine lui-même est en fait un réaliste très pragmatique. Comme Trump, il est un populiste électoral ; il est aussi plutôt opportuniste, pas vraiment intéressé par les questions de vision du monde. La rhétorique consistant à dépeindre Trump comme un " fasciste " était tout aussi absurde. Le fait que ses rivaux politiques l'utilisent beaucoup trop souvent lui a créé quelques problèmes, mais il s'est également avéré incohérent. Ni Trump lui-même ni son équipe n'étaient composés de "fascistes" ou de représentants d'une quelconque tendance d'extrême droite, marginalisée dans la société américaine depuis de nombreuses années et qui ne survit que comme une sorte de réserve libertaire ou de culture kitsch.

Alors comment classeriez-vous Trump en fin de compte ?

- Trump était et reste un représentant du libéralisme 1.0. Si nous laissons de côté les systèmes qui rejettent l'idéologie libérale dans la pratique politique d'autres pays, il ne nous reste qu'un seul ennemi du libéralisme: le libéralisme lui-même. Pour pouvoir se développer davantage, le libéralisme a donc dû procéder à une sorte de "purge interne". Et c'est Trump qui a symbolisé ce vieux libéralisme. Il a été l'incarnation de l'ennemi dans la campagne électorale de Joe Biden, qui représente le nouveau libéralisme. Biden a parlé d'un "retour à la normale". Il a donc considéré le libéralisme 1.0 - national, capitaliste, pragmatique, individualiste et dans une certaine mesure libertaire - comme "anormal".

Le libéralisme se concentre sur l'individualisme, ou la personne unique. D'autres idéologies parlent de collectivités, de nations et de classes. Et de quoi parle le libéralisme 2.0 ?

- C'est vrai. Le concept de l'individu joue le même rôle dans la physique sociale du libéralisme que le concept de l'atome dans la science de la physique. La société, selon elle, est composée d'atomes/individus, qui constituent le seul substrat empirique et réel de toutes les constructions sociales, politiques et économiques. Tout est réduit précisément à l'individu. C'est le principe du libéralisme. Ainsi, la lutte contre toutes les manifestations de l'identité collective est le devoir moral des libéraux, et le progrès est mesuré par les victoires dans cet affrontement.

Un regard sur les sociétés occidentales révèle qu'il y a eu de nombreuses victoires de ce type...

- Lorsque les libéraux ont commencé à mettre en œuvre ce scénario, malgré leurs nombreux succès dans ce domaine, il restait un élément de communauté, un fragment d'une identité collective oubliée, qui devait également être détruit. Et voilà qu'arrive la politique du genre. Être une femme ou un homme, c'est ressentir une identité collective qui dicte certains comportements sociaux et culturels. Et c'est là le nouveau défi du libéralisme. L'individu doit être libéré du sexe biologique, car celui-ci est encore considéré comme quelque chose d'objectif. Le genre doit devenir entièrement facultatif, une conséquence d'un choix purement individuel. La politique de genre conduit à un changement de l'essence du concept de l'individu. Les postmodernes ont été les premiers à conclure que l'individu libéral est une construction masculine et rationaliste.

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Se limiter à l'égalisation des chances et des fonctions sociales entre les hommes et les femmes, y compris le droit de changer de sexe, s'est avéré insuffisant. Le patriarcat "traditionnel" survivait encore, définissant la rationalité et les normes. D'où la conclusion que la libération de l'individu ne suffit pas. L'étape suivante implique la libération de l'être humain, ou plutôt "l'être humain" de l'individu. Il est temps de remplacer enfin l'individu par une entité sans distinction de sexe, une sorte d'identité de réseau. L'étape finale consistera à remplacer l'humanité par des êtres terrifiants - machines, chimères, robots, intelligence artificielle et créatures créées par génie génétique. Le passage de ce qui est encore humain à ce qui est déjà post-humain est l'axe du changement de paradigme menant du libéralisme 1.0 au libéralisme 2.0. Trump est un individualiste humaniste qui défend l'individualisme à l'ancienne placé dans un contexte humain. Il a peut-être été le dernier dirigeant de ce type. Biden est un représentant de la post-humanité à venir.

Jusqu'à présent, cela ressemble à une marche légère de l'élite mondialiste sans grand résultat. N'est-ce pas ?

- Il est impossible de rejeter la thèse selon laquelle le nationalisme et le communisme à l'ancienne ont été vaincus par le libéralisme. Le populisme non libéral, qu'il soit de droite ou de gauche, ne peut pas vaincre le libéralisme aujourd'hui. Pour avoir un potentiel suffisant, il faudrait intégrer la gauche illibérale avec la droite illibérale. Les libéraux au pouvoir y sont allergiques et tentent de torpiller à l'avance tout mouvement dans cette direction. La myopie des politiciens de la droite radicale et de la gauche radicale ne fait qu'aider les libéraux à poursuivre leur programme. Dans le même temps, nous ne devons pas oublier le fossé qui se creuse entre le libéralisme 1.0 et le libéralisme 2.0. Il semble que les purges internes au sein du modernisme et du postmodernisme conduisent à une répression brutale et à des représailles contre une autre espèce d'acteurs politiques; cette fois, les victimes sont les libéraux eux-mêmes. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans la stratégie de la grande remise à zéro et de l'axe Biden - George Soros, qui ne se satisfont pas de la perspective de la disparition de la bonne vieille humanité, des bons vieux individus, de la liberté et de l'économie de marché. Pour eux, le libéralisme 2.0 n'aura plus sa place. Elle sera post-humaniste et quiconque la remettra en question sera compté parmi les ennemis de la société ouverte. Et nous, les Russes, pourrons alors leur dire: "Nous sommes ici depuis des décennies et nous nous sentons chez nous ici. Bienvenue donc, nouveaux arrivants, dans cet enfer!".

Chaque partisan de Trump et chaque républicain moyen est considéré aujourd'hui comme une personne potentiellement dangereuse, comme nous l'avons été pendant longtemps. Que les libéraux 1.0 rejoignent donc nos rangs ! Il ne faut pas nécessairement être antilibéral, pro-communiste ou ultra-nationaliste pour le faire. Rien de tout cela ! Chacun peut garder ses bonnes vieilles croyances aussi longtemps qu'il le souhaite. La quatrième théorie politique défend une position originale qui repose sur la vraie liberté : la liberté de lutter pour la justice sociale, d'être un patriote, de défendre l'État, l'église, la nation, la famille, et enfin de lutter pour rester humain.

Merci pour l'interview.

Entretien repris par Myśl Polska, No. 25-26 (20-27.06.2021)

lundi, 16 août 2021

La pertinence pragmatique de Dominique Venner dans la lutte contre la technocratie

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La pertinence pragmatique de Dominique Venner dans la lutte contre la technocratie

Mario De Fazio

Le penseur français a élaboré une synthèse européenne du rationalisme et de la tradition. En pratique : plus de rigueur et un effort pour comprendre la réalité, moins de rebelles qui se sentent rebelles juste parce qu'ils ne portent pas de masque.

SOURCE : https://www.barbadillo.it/100237-lattualita-pragmatica-di-dominique-venner-nella-lotta-alla-tecnocrazia/

En des temps sans fioritures qui font de l'opposition stérile et criarde une règle, et de la fausse polarisation (a)sociale une nécessité pour anesthésier toute interprétation critique de la réalité, redécouvrir la valeur d'une synthèse est un acte de prophylaxie. Si l'on ajoute à cela le rappel des lointaines et profondes origines de nos cultures et des exemples donné par ceux qui font suivre leurs mots par des actions, la réflexion devient un moyen de forger une éthique de la résistance.

Qu'est-ce que le nationalisme ? de Dominique Venner est l'un de ces livres qu'il faut manipuler avec un télescope idéal, pour voir de près ce qui semble lointain et observer de loin ce qui peut paraître différent à nos yeux. Complémentaire à Pour une critique positive, paru en annexe de la revue Europe Action en 1963, ce texte a été récemment remis au goût du jour par la maison d'édition Passaggio al Bosco.

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Qu'est-ce que le nationalisme, le dernier essai de Dominique Venner publié par Passaggio al Bosco

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Un livre sec, agile, parfois surprenant par les résultats auxquels il aboutit, même pour ceux qui sont habitués aux sommets des samouraïs d'Occident. L'essai introductif, écrit par Marco Scatarzi, est particulièrement précieux pour le lire et éviter les confusions sémantiques et les malentendus idéaux. Le nationalisme auquel Venner se réfère n'est certainement pas le produit petit-bourgeois de la Révolution française, tout comme l'adjectif "occidental" ne fait certainement pas référence à l'empire du soleil déclinant, dirigé par les Yankees, qui étouffe et comprime le patriotisme européen. Venner parle de l'Europe, un destin qui nous a toujours appartenu, sans les fixations des chauvins du dimanche.

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Entre science et esprit

L'une des interprétations les plus originales et les plus actuelles du livre concerne le rapport entre la tradition et le rationalisme, entre la science et l'esprit. Un lien souvent méconnu, en raison des distorsions auxquelles un certain rationalisme a conduit, mais qui fait aussi partie de l'héritage européen qui nous innerve. À cet égard, Scatarzi utilise une expression icastique pour reprendre l'un des leitmotivs du texte, lorsqu'il décrit l'Européen comme quelqu'un qui a

"ses yeux tournés vers le ciel mais ses pieds fermement plantés sur le sol".

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Venner trouve également dans le genius loci du continent une prédisposition prométhéenne innée de ceux qui "marchent sur les traces de leurs ancêtres grecs qui, en ouvrant la voie de la pensée rationnelle, ont permis à l'homme de se libérer de la superstition et de prendre possession du monde par la connaissance de ses lois (...) Si l'Europe est la patrie des scientifiques, des explorateurs et des bâtisseurs, elle est aussi celle des artistes, des poètes et des saints". La particularité de l'Europe est qu'elle n'a jamais opposé la pensée à l'action.

Cela peut sembler une considération banale, mais la tendance à se réfugier dans un romantisme irrationnel qui fuit la technologie au lieu de l'affronter et de l'utiliser est réelle. Aujourd'hui, peut-être encore plus qu'à l'époque où Venner a écrit et lancé un appel "à l'esprit absolu de l'Europe, symbolisé par le mythe de Prométhée, le titan qui a pris aux dieux le feu du ciel pour donner à l'homme la connaissance et la domination du monde".

C'est une leçon à retenir, car si nous nions la valeur de la connaissance scientifique, nous risquons de passer à côté d'un élément essentiel de ce qui nous a été transmis, et de donner lieu à une dégénérescence potentielle qui n'a rien à voir avec l'héritage des Européens que nous avons le devoir de maintenir vivant en chacun de nous. Il s'agit d'un réel danger, si l'on considère les événements actuels tels que l'attitude à l'égard de la gestion de la pandémie actuelle. Il est sacro-saint de contester les déformations induites par l'imposition du Pass Vert ou de dénoncer les éventuelles tentatives d'expérimentation de formes de contrôle social sous prétexte du virus. Mais de là à crier à la conspiration, à épouser les folies de la foule qui scande "no-vax" et à se sentir comme un anarque jüngerien simplement parce qu'on refuse une injection, il y a un long chemin à parcourir. Et peut-être sera-t-il utile - même pour une partie du notre monde qui voudrait se poser comme identitaire - de se rappeler que le fait d'invoquer continuellement des violations de la liberté individuelle et d'appeler à un État policier est l'attitude des libéraux, certainement pas en accord avec ceux qui savent que la valeur de la personnalité reçoit son sens dans la communauté. En bref: plus de poigne et d'efforts pour comprendre la réalité, moins de rebelles qui se sentent rebelles juste parce qu'ils ne portent pas de masque.

La lutte contre le mondialisme

Cela dit, il est clair que récupérer un pan de la culture européenne pour en faire la synthèse ne signifie pas éviter l'un des moments cruciaux de l'époque, cette lutte contre le mondialisme qui passe aussi par la contestation incessante de la technocratie. Parce que, argumente Venner: "si nous sommes fiers des réalisations de la science et de la technologie, nous nous révoltons contre l'utilisation aberrante qui en est trop souvent faite".

Réflexions prémonitoires

À cet égard, le texte devient prophétique, préfigurant des décennies à l'avance des scénarios et des dynamiques qui se sont imposés dans l'évolution du capitalisme transnational.

Le capitaliste individuel, propriétaire de la tradition initiale, a disparu", écrit Venner en 1963, "à sa place se trouve un capitalisme dépersonnalisé, dispersé, anonyme (...) Ce ne sont plus les propriétaires du capital qui dirigent et contrôlent les entreprises, mais des spécialistes des mécanismes financiers, des hauts fonctionnaires des holdings et des banques, recrutés par cooptation dans le milieu très fermé de la grande bourgeoisie. Un milieu que l'on devrait appeler par son nom: la caste des technocrates.

Il n'y a pas de rupture dans la transition, suggère l'historien français, mais une transformation naturelle car: "Les technocrates d'aujourd'hui ne sont pas différents des capitalistes d'hier. Ce sont les profiteurs du travail des autres, les réactionnaires de l'époque moderne (...) Pour eux, les communautés humaines ne sont que d'immenses sociétés anonymes dont le fonctionnement anarchique doit être ordonné par la création d'un grand marché mondial rationnel et normalisé".

Venner sent que la fracture définitive entre le pays réel et le pays légal s'est faite à l'avantage évident de ce dernier, mais aussi que "la méchanceté du régime provoquera à l'avenir de nouvelles explosions populaires". Si elles sont désorganisés, ces révoltes finiront comme les précédentes. Toute notre action doit donc viser à introduire la levure dans la pâte". Toute référence aux protestations - les Gilets jaunes en France, ou les "no-passers" d'aujourd'hui - semble délibérée. "Ceux qui croient à la spontanéité croient à la résurrection des morts", juge l'écrivain transalpin.

L'inspiration pour la milice

Est-il possible d'adopter une attitude régressive et réactionnaire face à un tel scénario, en se réfugiant dans le bon vieux temps ou dans un conservatisme générique ? Aujourd'hui comme hier, c'est le choix des vestiges de l'histoire. "Que devons-nous conserver dans cette société ? Son idéologie ? Sa hiérarchie sociale ? Ses coutumes ? Tout cela, nous voulons le renverser. Alors ? Il ne doit pas y avoir de confusion. Ce que nous devons former n'est pas un parti conservateur, mais un mouvement révolutionnaire", écrit Venner en introduisant la dernière partie de son ouvrage, consacrée au militantisme. Ici aussi : pas de place pour les bouffons parodiques et les boulets humains, car: "zéro plus zéro est toujours égal à zéro. La somme des mythomanes, des comploteurs, des nostalgiques, des carriéristes, des "nationaux", ne donnera donc jamais une force cohérente. S'accrocher à l'espoir d'unir les incompétents, c'est persévérer dans l'erreur".

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Le militant, en revanche, doit avoir ce que de Benoist appelle "une éthique de la résistance", afin que ceux qui s'élèvent contre le fatalisme retrouvent l'esprit de la tradition européenne dans une praxis quotidienne qui la renouvelle sans la dénaturer. Former des hommes qui, écrit Venner, "ont tout connu: l'indifférence qu'on ne peut ébranler, l'insulte qu'on ne peut encaisser, les coups qu'on ne peut rendre, l'ami qui cède, celui qui s'éloigne", écrit Venner. "Et puis d'autres sont venus. La poignée d'hommes s'est multipliée. Au contact des premiers, les nouveaux ont appris à être durs, lucides, tenaces : à être des militants".

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Le défi est énorme, la synthèse nécessaire. Le samouraï d'Occident, depuis son éternité, nous montre une voie, celle de l'engagement.

"Il y avait en nous une force que nous n'avions pas le droit de dilapider dans l'amertume, le ressentiment ou la nostalgie".

Mario De Fazio

Aleksandr Dugin : "Evola, le populisme et la quatrième théorie politique"

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Alexandre Douguine: "Evola, le populisme et la quatrième théorie politique"

Entretien recueilli par Andrea Scarabelli (2018)

Source: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2018/06/25/aleksandr-dugin-evola-il-populismo-e-la-quarta-teoria-politica/

Un des traits de notre époque malheureuse consiste en la facilité avec laquelle on dispense des étiquettes, aux intellectuels comme aux courants et phénomènes politiques. De droite ou de gauche, populiste ou élitiste, progressiste ou conservateur... Mais en réalité, la seule distinction se fait entre les intellectuels du passé et ceux qui préfèrent être des contemporains de l'avenir. Le second groupe (qui n'est pas si nombreux, à vrai dire) est constitué d'esprits nés avec quelques décennies - voire quelques siècles, comme Nietzsche - d'avance sur le calendrier de l'Histoire, avant-gardes d'une réalité sur le point de se déployer bientôt dans sa totalité. L'histoire des grands précurseurs, de ces courts-circuits vivants du Temps, n'a pas encore été écrite. En attendant, il est bon d'apprendre à les reconnaître. La semaine dernière, Alexandre Douguine est venu à Milan pour présenter son ouvrage Poutine contre Poutine, qui vient d'être publié en Italie par AGA. Peu de temps auparavant, le "conseiller de Poutine" (qualification journalistique toujours rejetée au pied levé par l'intéressé) avait publié un monumental ouvrage intitulé La Quatrième théorie politique, aux éditions Nova Europa dans une traduction de Camilla Scarpa et avec une préface de Luca Siniscalco.

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Plus qu'un livre, La Quatrième théorie politique est un authentique carrefour du passé, du présent et de l'avenir, qui discute de l'épuisement des catégories de la modernité et des scénarios à venir. Dans l'état actuel des choses, comme nous le disions, Douguine est l'un des rares "contemporains de l'avenir", et ce livre en est la démonstration, l'inversion d'un esprit aigu visant à dépasser les trois théories politiques de la modernité - libéralisme, fascisme et communisme - qui, après avoir enflammé le vingtième siècle, le "siècle des idéologies" par excellence, ont perdu leur force propulsive, se révélant incapables d'interpréter le nouveau.

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Nous avons besoin d'une nouvelle herméneutique, de nouvelles pratiques, de nouvelles méthodes: les défis de notre temps l'exigent. Et nous devons nous montrer à la hauteur. C'est de tout cela qu'est née la Quatrième théorie politique, une "mise au rebut" (pour utiliser un terme à la page) des trois théories précédentes, un effort titanesque pour adhérer au Zeitgeist, une vision transversale et non-conformiste capable de combiner Tradition et modernité, universum et pluriversum - une "métaphysique du populisme", comme on peut le lire dans les pages de l'ouvrage. Un livre lié d'une certaine manière à la réalité historique et "destinale" de la Russie, mais aussi un manifeste pour un monde multipolaire, multidimensionnel, complètement contraire à celui, monothéiste, rêvé par les mondialistes et les globalistes et opposé au "racisme historiographique" qui voit dans la modernité le sommet suprême de l'évolution humaine.

Ceux qui recherchent des recettes faciles peuvent oublier ce travail car ce livre n'est pas pour eux. La Quatrième théorie politique n'est pas une doctrine, mais avant tout une méthode, une vision du monde. Il ne s'agit pas d'une idéologie, mais d'une métaphysique de l'histoire, allergique au militantisme comme fin en soi, tant à la mode aujourd'hui, et partisan d'un changement avant tout interne. La preuve en est, entre autres, la présence d'une série d'auteurs impolitiques (dans le sens donné par Thomas Mann) et non-alignés, parmi lesquels se distingue, dès les premières pages, Julius Evola, une vieille passion de Douguine, qui a fait il y a quelques années une analyse "de gauche" de ses idées. Pour ce qui concerne le philosophe romain, je suis allé interviewer Douguine avec Luca Siniscalco, lui demandant comment il a connu ses œuvres, et quel est le premier livre d'Evola qu'il a lu.

Et maintenant, donnons la parole à Douguine.

J'ai appris à connaître Evola par certains de mes professeurs et amis russes, qui avaient à leur tour découvert la pensée traditionaliste dans les années 1960. Je n'étais alors qu'un enfant. Au début des années 1980, je suis entré en contact avec un tout petit groupe, pratiquement inexistant en Russie, inconnu des milieux officiels et composé uniquement de dissidents. Ils étaient la minorité de la minorité, à un niveau presque infinitésimal. Comme dans le sens de Guénon, qui établit une différence entre infinitésimal et inexistant, n'est-ce pas ?

716mF1bpuyL.jpgDans les Principes du calcul infinitésimal, qui ont également été publiés en italien...

Certainement. Ils avaient une portée infinitésimale, mais ils existaient quand même. Plus tard, je suis tombé sur l'impérialisme païen, dans sa version allemande, Heidnischer Imperialismus. J'ai été tellement impressionné par ce travail que j'ai décidé de le traduire immédiatement en russe. C'était une rencontre cruciale, je dirais même radicale. L'univers décrit par Evola contenait le meilleur système idéal que j'avais jamais rencontré. À l'époque, je ne comprenais pas pourquoi: je venais d'une famille communiste, normale, de la classe moyenne, et pourtant j'avais le sentiment d'appartenir à l'univers décrit par Evola plus qu'à celui dans lequel je vivais. C'était une certitude sans aucune sorte de fondement. En même temps, j'eus l'occasion d'éditer la traduction de plusieurs livres de René Guénon à partir du français. Eh bien, depuis lors - c'était au début des années 1980 - je me considère comme un traditionaliste, et rien n'a essentiellement changé jusqu'à présent. J'appartiens à cet univers, à toutes fins utiles.

Quelles œuvres d'Evola avez-vous lues depuis lors ?

Chevaucher le Tigre, suivi de Révolte contre le monde moderne. Et puis tout le reste : la Tradition hermétique, le Mystère du Graal, la Métaphysique du sexe, les Hommes au milieu des ruines...

Quelle est votre œuvre préférée d'Evola ?

Les oeuvres d'Evola sont toutes très importantes, mais ma préférée reste Chevaucher le Tigre. Ce livre a eu une influence métaphysique fondamentale sur moi, notamment avec le concept de l'Homme différencié, qui est obligé de vivre dans la modernité tout en appartenant à un monde différent. C'est précisément à partir de cette idée que j'ai développé mes analyses du Sujet radical, c'est-à-dire de l'homme de la Tradition jeté dans un monde sans Tradition. Comment est-il possible pour un tel type humain, me suis-je demandé, de vivre dans un monde où la Tradition n'est pas présente, c'est-à-dire sans avoir reçu aucune sorte de tradition ? Eh bien, c'est là que surgit le sujet radical, qui ne s'éveille pas quand le feu du sacré est allumé, mais quand il ne trouve rien en dehors de lui qui soit lié à la Tradition.

Dans quel sens ?

L'essence de la vérité est sacrée. Aujourd'hui, le néant domine, mais il n'est pas possible que le néant existe. Le néant n'est qu'une forme extérieure, à l'intérieur de laquelle brûle le sacré. C'est précisément lorsque la transmission régulière des formes du sacré est rompue qu'apparaît ce que j'appelle le sujet radical. Et nous revenons ici à l'Homme différencié, qui est peut-être encore plus important aujourd'hui que la Tradition elle-même. Peut-être la Tradition a-t-elle disparu précisément pour laisser la place au Sujet radical. De ce point de vue, paradoxalement, le traditionalisme est aujourd'hui plus important que la Tradition elle-même. Toutes ces idées, déduites de Chevaucher le Tigre, n'impliquent évidemment pas la restauration de ce qui était, mais la découverte d'aspects qui n'existaient même pas dans le passé.

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Il ne s'agit donc pas d'un simple conservatisme.

Pas du tout. Nous ne voulons pas restaurer quoi que ce soit, mais revenir à l'Éternel, qui est toujours frais, toujours nouveau : ce retour est donc un mouvement vers l'avant, et non vers l'arrière. Le Sujet radical, en outre, se manifeste entre un cycle qui se termine et un cycle qui naît. Cet espace liminal est plus important que tout ce qui vient avant et que tout ce qui viendra après. Nous pourrions utiliser une image tirée de la doctrine traditionnelle des "quatre cycles", des quatre âges (d'or, d'argent, de bronze et de fer), répandue dans des traditions très différentes: la restauration de l'âge d'or, de ce point de vue, est moins importante que l'espace entre la fin de l'âge de fer et le début de l'âge d'or lui-même. Qui est l'espace dans lequel nous vivons. Tous ces aspects, pour revenir à Evola, sont à mon avis implicites dans son idée d'Homme différencié.

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Votre livre La Quatrième Théorie politique a récemment été publié en Italie. Le sujet appelé à cette nouvelle métaphysique de l'histoire est le Dasein, l'être-là dont parlait Martin Heidegger. Y a-t-il un écho du Sujet radical dans le Dasein ?

Jusqu'à un certain point. Le Dasein n'est en fait pas le Sujet radical, mais, comme on l'a dit, cette terminologie philosophique remonte à Heidegger. D'ailleurs, je pense qu'Evola n'a pas très bien compris Heidegger. Dans Chevaucher le Tigre, il porte sur lui un jugement superficiel: Heidegger est plus intéressant et plus profond. J'ai étudié sa pensée pendant des années, écrivant quatre livres sur lui. La chose importante à propos du Dasein est qu'il décrit l'homme non pas comme une entité donnée. Nous pensons habituellement à l'homme en utilisant des catégories telles que l'individu, la classe, la société, la nation, mais ce ne sont que des formes secondaires. Si nous voulons définir l'homme à sa racine la plus profonde, le Dasein est ce qui reste lorsque nous le libérons de toutes ces préconceptions culturelles. Ce n'est pas très facile à comprendre: il faut procéder à une destruction radicale - ou à une déconstruction - de tous les aspects socioculturels, historiques, religieux (voire traditionnels) attribués à l'homme. Le Dasein ne correspond à aucune des définitions de l'homme. Ce n'est pas un individu, ce n'est pas un collectif, ce n'est pas non plus une âme, un esprit ou un corps: tout cela est secondaire. Il s'agit plutôt d'une pure présence de l'intellect, qui ne s'ouvre que lorsque nous sommes confrontés à la mort.

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Cet être-à-la-mort dont parle Heidegger...

On ne peut pas parler du Dasein sans une confrontation avec la mort. À ce moment-là, il n'y a plus de noms, plus d'individus: c'est alors que s'ouvre l'essence du Dasein. Il est nécessaire, comme le propose Heidegger, de repenser tous les concepts du politique, de la société, de la philosophie, de la culture et des relations avec la nature, à partir de cette expérience radicale et existentielle, de ce moment de pensée. C'est seulement sur la base de cet espace existentiel libre de tout le reste qu'il est possible de reconstruire une ontologie scientifique, une ontologie politique, une ontologie socioculturelle... Mais toujours et seulement sur la base de cet éveil existentiel. Et cet éveil n'est pas une idée transcendante, mais une expérience immanente, qui doit redevenir la racine de la politique.

Dans la Quatrième théorie politique, vous avez également interprété le concept de peuple à la lumière du Dasein...

Le Dasein, à toutes fins utiles, est le peuple. Sans le peuple, aucune entité pensante ne peut exister. Le peuple assure en effet une langue, une histoire, un espace et un temps. Tout. A la réflexion, le Dasein devient des personnes. Je ne fais pas référence au concept de collectivité, qui n'est qu'une collection d'individus. En dehors du peuple, nous ne sommes rien. Et le peuple n'existe que comme Dasein, ni individuellement ni collectivement. C'est une manière existentielle de comprendre le peuple, qui s'oppose aux théories des libéraux, avec leur idée vide et insignifiante de l'individu; aux théories des communistes, basées sur les classes et les collectivités, concepts également vides qui ne s'opposent en rien aux libéraux, puisque ce type de collectivité n'est qu'une agglomération d'atomes individuels, comme nous l'avons déjà dit; et, enfin, aux théories des nationalistes, qui se réfèrent au concept d'État-nation, autre idée bourgeoise antithétique de l'Empire et de l'idée du Sacré. Evola, dans ce sens, a fait une critique très radicale du nationalisme. Les versions libérales, communistes et nationalistes sont toutes des tentatives désuètes d'interpréter le sujet de la politique.

Ce sont les trois théories politiques que la Quatrième théorie politique va mettre en avant....

C'est ainsi que nous arrivons au Dasein, le sujet de la Quatrième théorie politique. Elle ne peut se passer du peuple: il est en effet impossible de renoncer à la langue, à l'histoire, à une certaine mentalité... Il est impossible de penser sans une langue, n'est-ce pas ? La mienne est une vision métaphysique de l'intellect et de la linguistique, de l'histoire et de la société. Sur la base de tout cela, en renonçant aux trois théories politiques de la modernité - communisme, nationalisme et libéralisme - nous devons construire une nouvelle vision du monde, une politique au sens existentiel capable de répondre à tous les défis du présent : notre relation avec les autres, le genre, l'idée d'un monde multipolaire... Nous devons repenser tout cela en dehors de la modernité occidentale. Or, c'est précisément en comparant cette construction théorique et les trois régimes de la modernité occidentale que la Quatrième théorie politique est née.

Avez-vous vu cette théorie s'incarner dans une forme politique actuelle ?

Le chiisme moderne est une expression, dans la sphère islamique, de la Quatrième théorie politique. Mon livre a été traduit en persan, et on m'a fait remarquer qu'il traitait de la politique iranienne... ! Qui en fait n'est ni communiste, ni libérale, ni nationaliste. Je crois que le soi-disant "populisme" - y compris le populisme italien - est une forme de la Quatrième théorie politique. Même les populistes ne sont pas fascistes ou communistes, et ils sont profondément antilibéraux. Le populisme est une réaction existentielle des peuples, qui ne sont évidemment pas morts, comme le voudraient les libéraux, les mondialistes et les globalistes. Ce sont tous des exercices préparatoires à la Quatrième théorie politique - qui pourrait être définie comme une forme de populisme intégral. Ni de droite ni de gauche, naturellement doté de sympathies pour la justice sociale et l'ordre moral. De ce point de vue, la quatrième théorie politique est la métaphysique du populisme.

index.jpgPourtant, les aspects métapolitiques du soi-disant "populisme" sont passés inaperçus en Italie...

Le populisme est étiqueté de droite - fasciste, national-socialiste - ou de gauche - communiste, maoïste, trotskiste... Mais l'anticommunisme et l'antifascisme ne sont que des tentatives de diviser le peuple. Le populisme propose d'abandonner les deux, ainsi que les dogmes du nationalisme et du communisme, en unissant les forces populaires - droite et gauche - pour réaliser un populisme intégral, en faisant un front commun contre les libéraux, les mondialistes, les globalistes, les derniers vestiges du dernier cycle de l'Occident. Je suis convaincu que les mondialistes d'aujourd'hui sont les pires - pires que les fascistes ainsi que les communistes. Une révolution contre eux sera la dernière mission eschatologique de l'Occident. Le peuple va tenter une résistance organique, existentielle. La Quatrième théorie politique ouvre en outre la voie à la récupération de tout ce qui n'est ni moderne ni occidental: le pré-moderne, le post-moderne, l'anti-moderne, l'Asie, la tradition romaine, le christianisme orthodoxe, la Grèce, l'Islam. La modernité occidentale est la combinaison de tout ce qu'il y a de plus négatif, les Soros, les mondialistes, les libéraux... Mettre fin au libéralisme signifiera vaincre tout ce qui est néfaste en Occident. Il s'agit d'une lutte eschatologique, évidemment : et c'est là que la Quatrième théorie politique rejoint le traditionalisme. Toujours, cela va sans dire, avec un œil ouvert sur l'avenir.

Pour revenir à ce qui a été dit précédemment, le Dasein et le Sujet radical sont-ils donc différents ?

Ils sont similaires, mais je ne pense pas qu'il soit possible d'établir une identité. Ce sont des concepts nés dans des contextes différents. J'ai écrit un livre sur le sujet radical et son double - au sens que lui donnait Antonin Artaud, dans Le théâtre et son double. Pour moi, le sujet radical est une manière d'être contre le monde moderne, sans raison particulière, sans être aristocrate ou chrétien... Bref, sans avoir un quelconque contact avec une Tradition vivante. Eh bien, c'est le moment de la forme concrète et opératoire du Sujet radical, qui s'ouvre immédiatement à la Tradition, en étant une forme de celle-ci. Mais c'est une révolte qui ne vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur. Il s'agit évidemment d'une forme très particulière de métaphysique.

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Une métaphysique intérieure, pour ainsi dire...

C'est l'homme différencié, précisément. Pas en tant que comte ou baron, ni en tant que chrétien, païen, soufi ou quoi que ce soit de ce genre. L'Occident n'a rien de tout cela : c'est pourquoi, comme le prétend Evola, il arrivera le premier à la renaissance, à la restauration, au nouveau cycle, que l'Orient. L'Occident est maintenant au fond du gouffre. Mais c'est là que le sujet radical renaîtra.

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Le livre sur le sujet radical est évidemment en russe...

Bien sûr.

Il devrait être traduit...

Je pense que la seule langue, la seule culture qui pourrait le comprendre est l'italienne. La culture d'Evola, la langue dans laquelle Chevaucher le Tigre a été écrit, une culture qui possède un profond savoir traditionnel. Les Anglais ne connaissent pas du tout Evola. En France, il n'est considéré que comme l'un des nombreux disciples de Guénon, ou réduit au fascisme. Par conséquent, ils ne seraient pas en mesure de comprendre mon livre. Ce serait une excellente idée de le traduire en italien.

La Quatrième théorie politique critique l'Individu absolu d'Evola - précisant également que cette expression, au sens traditionnel, peut se référer à l'atman hindou. A votre avis, comment s'est opéré le passage d'Evola de l'Individu absolu aux grands espaces de la Tradition ?

Je pense qu'il s'agit simplement d'une question de terminologie. Je ne critique pas le concept de l'Individu absolu d'Evola, mais celui de l'individu, qui est un concept relatif par définition. L'expression "individu absolu" dépasse l'individualisme en soi. Je pense donc qu'il s'agit d'une simple question linguistique. La théorie d'Evola est mieux comprise, à mon avis, en recourant au concept de Personne, plutôt que d'individu. La personne est une forme qui peut être absolue ou relative, mais qui est toujours liée aux relations avec les autres - horizontalement ou verticalement, elle est toujours l'intersection de différentes relations. La Personne Absolue est donc la forme de l'Absolu personnifié. C'est l'idée traditionnelle de Selbst. Martin Heidegger parle par exemple du Selbst du Dasein: il s'agit précisément de l'individu absolu - ou sujet radical. On peut le comparer au Param Atman, qui est au centre de tout, même lorsqu'il n'est pas le centre, même en l'absence de symétrie pour lui donner une forme. Pour avoir un centre, nous devons en effet être en présence d'une figure qui le présuppose. Mais dans un monde postmoderne et rhizomatique, le centre est absent: le sujet radical est toujours le centre, même là où il n'est pas possible d'en avoir un. Il s'agit d'une forme de transcendance immanente.

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Il y a quelques années, vous avez développé une lecture intéressante d'Evola, pour ainsi dire "vu de gauche". Pouvez-vous expliquer brièvement de quoi il s'agit ?

C'était une petite provocation qui soulevait une question très sérieuse: il n'est pas possible de lire Evola comme le font beaucoup de petits-bourgeois et de conservateurs. Evola n'appartient pas à la droite économique: il est contre le monde moderne. Et le monde moderne peut être de gauche comme de droite. C'est une révolte absolue contre le monde qui nous entoure, contre le statu quo, une révolte incompatible avec le conservatisme de droite, le grand capital, la bourgeoisie, la xénophobie, toutes les positions qui résument le conformisme petit-bourgeois. Evola nous invite à nous engager dans un combat absolu, celui de la vérité. Ceux qui n'acceptent pas cette invitation défendent en fait le monde moderne. Il n'est pas possible d'être un traditionaliste et d'accepter les formes de l'occidentalisme moderne, le capitalisme, le libéralisme et le conservatisme. C'est pourquoi j'ai voulu souligner que la pensée d'Evola est révolutionnaire, conduisant à une révolte avec, en ce sens, une âme " de gauche ", visant à détruire tous les principes du statu quo. Le vôtre pourrait être, pour ainsi dire, un "anarchisme de droite", développé précisément dans Chevaucher le Tigre.

Dans cet essai, vous avez également réfléchi à l'interprétation "traditionnelle" des relations entre les travailleurs et la bourgeoisie...

Je crois que la défense par Evola et Guénon de la bourgeoisie contre le prolétariat est une erreur liée à l'application de la théorie qui voit quatre castes dans les sociétés indo-européennes. La première était sacerdotale et la seconde guerrière, du kshatrya: bien que, contrairement à Evola et Guénon, je sois convaincu que la troisième caste doit être identifiée à celle des paysans. Georges Dumézil a montré que dans la tradition indo-européenne, il y a trois castes et non quatre. Si c'est le cas, alors la bourgeoisie n'est même pas une caste, mais un groupe de paysans incapables de vivre dans les champs et qui ont déménagé dans les villes. Les plus honnêtes sont devenus des prolétaires; les pires sont devenus des capitalistes. La bourgeoisie devient ainsi une caste qui rassemble les pires guerriers, qui ont peur de se battre, et les paysans qui ne veulent pas travailler. C'était l'union des pires individus de toutes les castes. C'est pourquoi il ne faut pas défendre la bourgeoisie, car elle n'est pas une véritable caste indo-européenne. En haïssant les prêtres, les guerriers et les paysans, elle a créé une réalité défavorable à toutes les castes traditionnelles indo-européennes. Il est intéressant de noter que la révolution socialiste - le communisme soviétique - a d'abord été orientée contre la bourgeoisie, et pas tellement contre les guerriers, les prêtres ou les paysans. Je pense donc qu'il est possible de concevoir, pour ainsi dire, un socialisme - ou un communisme - indo-européen qui s'oppose complètement à la bourgeoisie, qui ne représente en aucun cas la Tradition. Cette analyse n'est pas une critique d'Evola, qui détestait la bourgeoisie, le statu quo et le monde moderne, mais plutôt une correction et une intégration de sa théorie.

Comment se présente alors l'Evola anti-bourgeois "vu de gauche" ?

Si aujourd'hui la bourgeoisie est l'ennemi absolu, tout ce qui n'est pas moderne, occidental et bourgeois, est de notre côté: les Chinois, les Russes, les Africains, les Arabes, tous les Occidentaux qui s'opposent au libéralisme. Cette dernière, en effet, est la pire cristallisation de l'âge des ténèbres dont parlaient les doctrines traditionnelles. Dans cette perspective, l'anti-moderne et anti-libéral Evola est un révolutionnaire total. On pourrait répéter à propos d'Evola ce que René Alleau a dit de Guénon en le qualifiant de "penseur le plus radical et le plus révolutionnaire de Marx". Il l'est bien plus que ces traditionalistes qui se vivent comme des bourgeois, se limitant à une lecture stérile et improductive de la pensée de la Tradition. Ce sont les traîtres à la Tradition: si c'est le cas, je préfère les anarchistes. Je crois que l'ordre bourgeois doit être détruit. Ma thèse est une conséquence logique des positions évolienne et traditionaliste.

Et comment se rapporte-t-elle à la Quatrième théorie politique ?

La Quatrième théorie politique propose la même chose, de manière plus académique, avec la déconstruction du libéralisme, de l'eurocentrisme et du modernisme. Il ne s'agit pas d'un dogme, mais d'une invitation à exercer la réflexion et la critique. Certains proposent de trouver un nom à cette théorie. Il est inutile de le faire: il délimitera un espace conceptuel qui trouvera son propre nom à un moment ultérieur, en temps voulu. Mais dès aujourd'hui, il est possible de travailler avec ce concept, en préparant le terrain pour sa manifestation. Les Iraniens, comme les Chinois, peuvent voir dans leur configuration politique une manifestation historique de la Quatrième théorie politique. C'est une invitation ouverte. C'est le côté faible mais aussi le côté fort de l'expression "Quatrième théorie politique". Je tiens à souligner qu'il ne s'agit pas d'une mascarade de la troisième théorie politique - du fascisme - mais d'un paradigme réellement alternatif aux trois premiers. Le fascisme, le communisme et le libéralisme sont pleinement imprégnés de modernité. Je critique le fascisme dans ses aspects bourgeois, racistes et nationalistes. La Quatrième théorie politique ouvre un autre espace conceptuel. Le problème est que presque tout ce que nous continuons à penser appartient à l'héritage des trois premières théories politiques. Une grande purification intérieure est nécessaire pour développer fructueusement le traditionalisme et en même temps la Quatrième théorie politique, qui est la forme logique d'un certain développement de certains aspects du traditionalisme lui-même.

mardi, 03 août 2021

Réalisme vs libéralisme: surmonter la démence politique

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Réalisme vs libéralisme: surmonter la démence politique

Alexandre Douguine

J'ai remarqué que l'analyse politique en Russie a récemment commencé à se dégrader rapidement. L'émotion et l'hystérie ont complètement remplacé la rationalité. Avec la prolifération contagieuse des blogs vidéo et des stratégies de morpion, quels que soient les sujets abordés - élections ou vaccination, gay pride ou école supérieure d'économie, forum de Saint-Pétersbourg ou exercices de l'OTAN - tout se résume au dilemme des jeux Simple Dimple ou Pop It... Pauvre conscience, qu'es-tu devenue...

Malgré le fait que la démence soit en augmentation et touche de plus en plus les milieux politiques et ceux des experts, il convient de garder une certaine sobriété et rationalité. Et pour y parvenir, il est nécessaire de considérer la Russie et sa politique dans son ensemble - avec une certaine distance. Nous l'oublions constamment, nous le prenons pour acquis... Mais peu à peu, cette évidence est perdue de vue, oubliée et plus personne ne s'en souvient, ne le sait ou ne veut le savoir.

La clé pour comprendre tous les processus politiques qui se déroulent dans la Russie contemporaine est la confrontation globale entre deux modèles de l'ordre mondial futur. C'est le différend fondamental qui oppose le globalisme à la multipolarité. La théorie des relations internationales le décrit comme le grand débat entre les réalistes et les libéraux.
Poutine est un réaliste classique en matière de relations internationales. Il perçoit la souveraineté nationale de la Russie comme quelque chose d'absolu. Non pas comme une simple convention, mais précisément comme une réalité parfaite, ou du moins un mouvement décisif pour la faire advenir à la réalité. Tout le reste en découle.

La Russie devrait être un centre autonome de prise de décision au niveau mondial, et la politique intérieure devrait être totalement libre de toute influence extérieure. Soit la Russie est souveraine, soit il n'y aura plus de Russie, ou peut-être même plus d'humanité du tout. C'est exactement ce que Poutine exprime en toute clarté.  Et rien que pour ça, certains l'admirent, d'autres le détestent.

Mais il existe un point de vue opposé. Elle est représentée par le libéralisme dans les relations internationales. C'est la position de Joe Biden et de son administration. Il s'agit du mondialisme habituel qui voit l'histoire du monde comme une progression linéaire, qui nous conduit inexorablement de l'ère des États-nations, qui se termine maintenant, à un gouvernement mondial supranational. Tout expert en relations internationales qui a lu au moins quelques manuels dans cette discipline sait que le gouvernement mondial n'est pas le produit de théories de conspiration délirantes, mais l'objectif clairement énoncé et ouvertement proclamé du libéralisme quand il aborde les relations internationales. Dans ce cas, la souveraineté - et encore moins la souveraineté authentique, sur laquelle insiste Poutine, est en contradiction directe avec le mondialisme et l'ordre mondial libéral.

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Nous pourrions être surpris de voir à quel point les Américains réagissent douloureusement à toute ingérence - le plus souvent imaginaire - dans leur politique intérieure, et à quel point, en revanche, ils s'immiscent de manière flagrante et cavalière dans la politique de la Russie, de la Biélorussie, de la Hongrie, de la Turquie ou de l'Iran, soutenant tout élément extrémiste marginal - pour autant qu'il contribue à affaiblir la souveraineté et à faire basculer le pays dans le marasme.

Il ne s'agit pas seulement d'un double standard et d'un mensonge éhonté de l'Occident. Les libéraux croient sincèrement que leur intervention est un progrès, puisqu'elle mène à l'abolition des États-nations et à un gouvernement mondial, et que toute réponse symétrique de la part des réalistes est quelque chose d'outrageant et de scandaleux, voire de criminel. Il ne s'agit pas seulement d'une démarche logique de la part de ceux qui sont attaqués sur leur propre territoire, car pour les libéraux, tout territoire est sciemment le leur. D'où une pression aussi forte sur la Russie et un soutien ouvert aux cinquième et sixième colonnes -  agents directs du mondialisme libéral.

C'est l'algorithme de base de ce qui se passe dans la réalité politique russe. Ce n'est pas Simple Dimple contre Pop It, mais le réalisme et la souveraineté contre le libéralisme et le mondialisme - voilà le problème.

Et les élections, et les processus économiques, et les problèmes de pandémie et de vaccination, et les remaniements de personnel, et la succession même du pouvoir qui deviendra tôt ou tard inévitable, malgré des reports temporaires - tout cela se résume finalement à la confrontation de deux modèles d'ordre mondial.

D'une part, il y a la multipolarité et une Russie souveraine et tout ce qui mène à cet objectif et contribue à sa réalisation.

De l'autre, l'effondrement de ce cours, l'effondrement des vecteurs patriotiques et l'effondrement dans le libéralisme. Nous savons ce qu'il en est depuis les années 1990 et en partie depuis le bref règne, Dieu merci, du libéral modéré Medvedev.

C'est le sens de ce qui se passe dans la politique intérieure russe, sans parler de la politique étrangère. Et c'est un processus ouvert - comme toujours dans l'histoire, cela dépend de chacun. Et si nous n'avons pas complètement perdu la capacité de raisonner, c'est de cette question fondamentale, de ce dilemme, que doit partir toute analyse, tout raisonnement, toute argumentation et tout pronostic.

lundi, 02 août 2021

Ethnofuturisme ? Une recension de Rebirth of Europe

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Ethnofuturisme ? Une recension de Rebirth of Europe

Andrew Joyce

Ruuben Kaalep & August Meister
Rebirth of Europe - The Ethnofuturist Manifesto
Arktos, 2020

Il existe de nombreuses façons de décrire l'époque dans laquelle nous vivons, et aucune n'est optimiste. C'est pourquoi je considère que ce n'est pas une mince affaire que Ruuben Kaalep et August Meister, deux jeunes ethnonationalistes des pays baltes, soient parvenus à élaborer un manifeste extrêmement positif, et même réjouissant, à partir des déchets puants et des engouements imbéciles de l'époque actuelle. H.L. Mencken a suggéré un jour que "tout gouvernement, dans son essence, est une conspiration contre l'homme supérieur". Le gouvernement moderne de l'Occident est une conspiration contre le seul homme blanc, et la question de savoir comment renverser cette conspiration est le plus grand défi de notre époque. Elle a donné lieu à une prolifération de manifestes et de façons de décrire notre politique, tous dans le but de renverser la vapeur sur le plan politique et de ramener à la raison la majorité des Européens, où qu'ils vivent dans le monde.

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Ruuben Kaalep

Mais cette prolifération d'idées et de méthodes a probablement aggravé nos maux plutôt que de les soulager. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à de la confusion: de nombreuses auto-suggestions ont été élaborées qui ne semblent qu'exacerber les factions. Et nous avons cuisiné un véritable ragoût de manifestes qui se contredisent les uns les autres ou suggèrent des points d'intérêt différents. Une grande partie de ce qui passe aujourd'hui pour la philosophie ethnonationaliste contemporaine, en particulier dans l'Anglosphère, est sous-tendue par une sorte de paralysie apathique, et exprime une attente de quelque chose d'indéfini mais néanmoins d'ardemment désiré. Je crois que la chose à laquelle nous aspirons le plus est la clarté et la confiance. La clarté de notre position. La clarté de ce qui nous arrive. La clarté de nos options. Et la confiance de voir ces options avancer dans nos sociétés. Kaalep et Meister réussissent là où d'autres échouent, car Rebirth of Europe est un chef-d'œuvre qui nous donne confiance et offre enfin de la clarté.

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Ruuben Kaalep est un nationaliste estonien qui se décrit comme un ethnofuturiste. Il est l'un des fondateurs du mouvement de jeunesse Blue Awakening (Sinine Äratus) et du Parti populaire conservateur d'Estonie (EKRE). Il est également membre du Parlement estonien depuis 2019, où il appartient à la commission des affaires étrangères et préside le groupe chargé de plancher sur la liberté d'expression. À part cela, je ne sais pas grand-chose de lui, ce qui en dit plus sur mon ignorance des affaires relatives au nationalisme est-européen que sur l'étendue de ses activités.

Les images que nous trouvons de ce théoricien et parlementaire révèlent un jeune homme joyeux qui lui donne l'air d'un artiste excentrique, doté d'une sensibilité qui se retrouve dans ce livre sous la forme d'une confiance rhétorique excentrique et irrépressible. Kaalep a écrit Rebirth of Europe avec August Meister, qui semble être le pseudonyme d'un écrivain balte, expert en histoire et en politique, entre 2015 et 2017. Tous deux sont clairement talentueux, cultivés et bien formés. Bien que nous soyons maintenant près de quatre ans après la rédaction finale du texte, celui-ci n'a pas du tout vieilli puisqu'il s'abstient de discuter des menus détails de la politique contemporaine (il n'y a qu'une ou deux références fugaces à Trump, par exemple) au profit d'une vision beaucoup plus grande et plus large de la scène politique mondiale.

Rebirth of Europe est un texte court mais incroyablement subtil d'une centaine de pages, divisé en trois chapitres. Le premier chapitre, "La lutte de notre temps", est une description succincte des causes fondamentales et des manifestations patentes du déclin européen. Le deuxième chapitre, "Ethnofuturisme", est un appel à une politique ethnonationaliste prête à accepter pleinement la technologie et à avancer dans l'histoire. Le troisième chapitre, "Les aspects géopolitiques de l'ethnofuturisme", offre une vue d'ensemble des perspectives d'avenir de l'ethnonationalisme européen sur la scène internationale.

Le livre s'ouvre sur un grand style philosophique qui, dans son appel au "principe organique", m'a quelque peu rappelé l'ouverture d'Imperium de Yockey. Ce que le premier chapitre décrit pour l'essentiel, c'est l'état spirituel et politico-culturel d'une civilisation en crise. La crise européenne, comme nous ne le savons que trop bien, se déroule à de multiples niveaux, les Européens étant confrontés à l'emballement de la technologie, à des concepts d'individualisme renégats, à une migration de masse, à une subversion calculée, à la trahison et à la corruption internes, et à la perte de tout lien avec le passé. Ce dernier point est l'une des principales préoccupations de Kaalep et Meister, la solution proposée étant une tentative d'arraisonner l'avenir tout en intégrant des éléments du passé, en évitant les dérapages nostalgiques simplistes.

Dans un sens large, il s'agit d'une idée peu originale, et je veux dire par là que je félicite les auteurs plutôt que de les dénigrer. Ce que je veux souligner, c'est qu'une telle proposition ne doit pas être considérée comme du charlatanisme, ni même comme une pensée propre à une chapelle émanant de la marginalité politique. L'un des représentants les plus impressionnants et les plus profonds de cette approche est Keiji Nishitani (1900-1990), un disciple japonais de Martin Heidegger et l'un des principaux philosophes des religions du XXe siècle [1], qui s'est immergé profondément dans la philosophie européenne, et lui a témoigné un grand respect, tout en s'interrogeant sur ce que le modernisme et la technologie de l'Occident signifieraient en fin de compte pour sa propre civilisation.

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Ce questionnement a finalement conduit Nishitani à s'opposer farouchement aux tendances nihilistes de la modernité européenne/occidentale (voir, par exemple, son ouvrage The Self-Overcoming of Nihilism), et à proposer quelque chose qui ressemble remarquablement à l'archéofuturisme défendu plus tard par feu Guillaume Faye et, en fait, par Kaalep et Meister dans le volume que je recense ici. Dans une série de conférences données à l'Association bouddhiste Shin à Kyoto entre 1971 et 1974, Nishitani a élaboré du sens face à la confrontation entre la culture japonaise et ces éléments du modernisme occidental que nous décririons aujourd'hui simplement comme le globalisme [2].

Nishitani a rejeté l'individualisme extrême, qui considère le Soi comme à la fois singulier et autonome - par opposition à singulier mais intégré dans une communauté et un héritage. Associée à la science et à la technologie, ainsi qu'à un matérialisme effréné, la vision individualiste extrême du Soi conduirait, selon Nishitani, à l'effondrement de toutes les relations humaines interpersonnelles significatives. L'athéisme matérialiste, incapable de placer l'individu dans le contexte plus large de l'univers comme lieu divin et source créatrice, conduirait à l'atrophie totale de la culture et à la régression de l'humanité. Le professeur Robert Carter, un spécialiste de Nishitani, souligne que:

    La stratégie [de Nishitani] n'est pas de préconiser un retour au passé, car il est catégorique sur le fait que le passé est à jamais figé et hors de portée. Néanmoins, en tant qu'êtres humains, nous portons le passé en nous de bien des façons, et il nous incombe d'insuffler une nouvelle vie et une nouvelle signification à la tradition, alors qu'elle est façonnée et remodelée par la science, la technologie et les cultures occidentales. Il est partisan du changement, mais d'un changement qui n'oublie pas de porter son passé vers l'avenir comme un ingrédient du "mélange de sens" qu'une vie de qualité exige toujours. La personne authentique est celle qui vit dans le présent avec un œil sur le passé et un autre sur l'avenir, sur l'espoir et les possibilités. Nishitani pense que ce que l'on attend de nous dans le monde moderne et postmoderne, c'est que nous détruisions et reconstruisions simultanément notre mode de vie traditionnel à la lumière des changements induits par le siècle dans lequel nous nous trouvons. Cependant, nous ne devons pas simplement rejoindre les laïcs qui ont abandonné la religion et une grande partie de la tradition. Ils vivent aveuglément, au gré des tendances et des modes du moment. De plus, ils ont accepté et préféré un nihilisme omniprésent qui leur fait comprendre de manière rationnelle la vérité de la condition humaine et, ce faisant, ils ont perdu toute conscience d'un arrière-plan métaphysique et spirituel durable par rapport au premier plan matérialiste et nihiliste, appauvri, de nos existences.

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Nishitani, qui suscite aujourd'hui une extrême prudence de la part des chercheurs contemporains en raison de son utilisation fréquente de l'allemand pour désigner "le sang et la terre" (Blut und Boden) et de son affirmation selon laquelle seules les civilisations européenne et est-asiatique peuvent être considérées comme prééminentes au niveau mondial [3], élabore une sorte d'ethnofuturisme sous forme poétique, en utilisant l'analogie du cerf-volant :

    Elle concrétise ce qui vient d'être dit sur l'importance de la tradition pour avancer vers un nouvel avenir, et rencontrer de nouvelles circonstances, tout en restant fidèle au passé. ... Comme un cerf-volant, le Japon a pu maintenir un cap stable, grâce à la "queue" de la tradition qui a servi à stabiliser son vol dans les vents du changement, tout en étant enraciné ou ancré par la "corde" de sa culture profonde. Un cerf-volant qui n'a pas le poids de la tradition et de l'enracinement ne fait que danser sauvagement, s'empêtrant dans les branches des arbres, ou s'écrasant au sol, ou encore se détachant complètement et perdant son passé distinctif. Ce qui a fait du Japon un pays capable de s'adapter à sa propre modernisation de haut niveau, ce sont ses traditions profondément enracinées. Il en résulte une forme de progrès plus équilibrée et plus stable [par rapport à celle observée en Occident]. Lorsqu'un vent violent souffle, la force de la tradition doit être mise à contribution. Mais... on ne peut pas faire voler un cerf-volant si sa queue est trop lourde. Il est de la plus haute importance de trouver un équilibre entre ces deux inclinations : vers la modernisation et le changement, et vers la tradition.

La lutte de notre temps

Dans Rebirth of Europe, Kaalep et Meister font presque exactement écho aux sentiments de Nishitani et commencent leur texte en avançant l'argument selon lequel le "cerf-volant" européen s'est vu couper la ficelle et la queue, ce qui l'entraîne dans une spirale de chaos. Ce chaos est cultivé par des éléments mondialistes qui veulent couper les liens de toutes les nations avec leur histoire et leurs traditions et tentent d'écraser les patrimoines génétiques uniques des différents peuples en les recouvrant d'une culture totalitaire commune tissée de conformité. Kaalep et Meister insistent sur le fait que "au XXIe siècle, le conflit fondamental oppose le mondialisme et le nationalisme. ... La lutte de notre époque ne se manifeste pas tant comme une guerre avec des rangées de tombes entourées de coquelicots et avec des charges de cavalerie, mais comme une lutte culturelle. Le monde doit soit devenir un, dirigé par une culture de masse totalitaire, soit redevenir multiple - une diversité d'ethno-états uniques". Le couple affirme que "le véritable ethnonationaliste se soucie de toutes les nations, et le principe de l'ethnonationalisme vise à fournir à chaque nation une patrie. Le nôtre est donc une rébellion contre les principes du libéralisme, qui considère que chaque pays appartient à tout le monde - et donc à personne. Le nationalisme cherche à sauver le monde".

41M3Z1gBvXL.jpgAu cœur de leur manifeste se trouve ce que Kaalep et Meister appellent "le principe organique", qui implique - une fois de plus en écho aux philosophies est-asiatiques de Nishitani et de l'école de philosophie de Kyoto à laquelle il était associé (mais avec des inflexions nietzschéennes et européennes pré-modernes) - "un principe de base non-duel de l'existence - la plus haute unité possible, au-delà du bien et du mal, qui intègre à la fois la réalité spirituelle et physique". Bien que cette rhétorique soit un peu trop tête en l'air à mon goût, elle est entrecoupée d'un langage suffisamment clair pour permettre à un lecteur peu familier avec la philosophie en question de retenir le message principal. En bref, Kaalep et Meister soutiennent que:

   Notre monde est un combat permanent entre les forces spirituelles et physiques, entre les identités, les religions, les cultures, entre "nous" et "eux". Au fur et à mesure que la vie s'étend, elle surmonte les résistances, elle devient plus complexe et inégale, et le conflit et la lutte sont donc des contreparties de la vie elle-même. ... Cette dialectique pourrait très bien être appelée le "cercle de la vie". La vie existe dans le mouvement, la différenciation et l'inégalité. ... L'inégalité universelle est un facteur qui permet au monde d'être dynamique et d'évoluer, en donnant à chacun une chance de trouver sa place dans le tout organique. C'est le principe de non-discrimination de l'État organique, qui s'oppose à l'humanisme mécaniste, selon lequel l'individu est considéré comme "un rouage de la machine", remplaçable selon les besoins d'un projet de super-État ou les besoins du marché.

Kaalep et Meister consacrent une section intéressante à la hiérarchie dans les sociétés européennes historiques, en réfléchissant au fait que, si les anciens systèmes de castes sont aujourd'hui très décriés, ils étaient en fait transparents et socialement satisfaisants. Par contraste, nos élites d'aujourd'hui prospèrent sur le fait que,

    Les hiérarchies mécanistes modernes sont secrètes et fondées sur un "mérite" purement matériel. ... Elles n'ont de comptes à rendre à personne, mais l'influence des niveaux supérieurs sur les niveaux inférieurs est totalitaire et sans aucun sens de la responsabilité éthique. Une hiérarchie verticale du pouvoir est établie ; les liens horizontaux sont affaiblis par des conflits internes et une idéologie de haine mutuelle, de compétition et d'individualisme, qui renforce le pouvoir des niveaux supérieurs. Le paradoxe aujourd'hui est le suivant : dans les conditions de l'idéologie de l'"égalité" totale, une quantité historiquement sans précédent de pouvoir appartient à ceux d'"en haut" par rapport à ceux d'"en bas". L'unicité historique de ce fait est liée au fait qu'aujourd'hui les technologies modernes et les moyens de communication de masse permettent un degré maximal de manipulation des masses d'hommes cosmopolites.

Kaalep et Meister, cependant, rejettent le pessimisme ou le désespoir, voyant dans l'accélération du libéralisme mondialiste simplement l'accélération nécessaire qui mènera à l'effondrement civilisationnel - une condition préalable à la renaissance. Pour les auteurs, "la renaissance de la civilisation est une possibilité toujours présente qui doit être comprise et réalisée". Ils insistent sur le fait que "le noyau métaphysique de notre civilisation et sa tradition intégrale, qui est profondément ethnique, se trouve actuellement en dessous, attendant le bon moment pour briser les structures artificielles de la civilisation postmoderne". Cette renaissance ne se caractérisera pas par un rejet total de la modernité, mais par la soumission de ses éléments mécanistes au principe organique: "la tâche de l'avenir est de dompter ces forces éveillées et de les mettre au service d'un objectif plus élevé - la création d'une nouvelle culture et d'un nouvel homme dont les racines restent profondément ancrées dans le sol européen et dont les yeux sont à nouveau tournés vers le ciel." Le livre procède à un examen détaillé du libéralisme en tant qu'idéologie mécaniste. On nous dit que "le libéralisme en tant que théorie est inséparable du mondialisme en tant que pouvoir" et qu'il se caractérise par une "révolution permanente" contre les traditions, les normes culturelles et la vie elle-même.

Le texte passe ensuite à une dénonciation approfondie, et plutôt excellente, du conservatisme, tout en incorporant et en critiquant les idées d'Edmund Burke, de Joseph de Maistre et de Nietzsche. L'accent est mis sur le fait que le simple conservatisme est une stratégie perdante puisque son exigence finale de garder les choses "telles qu'elles sont" conduira toujours à la décadence et au nihilisme. La seule voie véritable et naturelle à suivre est de s'engager dans une contre-révolution qui synthétise "les meilleurs éléments de la modernité et de la tradition".

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Il va sans dire que Kaalep et Meister sont très favorables à la technologie, ce qui va à l'encontre de ceux qui, dans nos cercles, tendent davantage vers le type de pensée exposé par Ted Kaczynski et Pentti Linkola, ou vers les critiques de la pensée technologique que l'on peut trouver dans les écrits de Martin Heidegger ou Jacques Ellul. Je me compte parmi ceux que l'on pourrait décrire, au minimum, comme étant méfiants à l'égard du progrès technologique, ou du moins comme doutant de ses perspectives de progrès incessant étant donné la limitation éventuelle des ressources naturelles et le coût environnemental et social croissant de l'expansion technologique, en particulier entre les mains d'une élite mondialiste déterminée à imposer un État de surveillance et à imposer une conformité de masse. Même en dehors de certaines questions éthiques soulevées, par exemple, par la production génétique des êtres humains, la contamination massive de nos réserves d'eau par des produits chimiques industriels toxiques, qui a entraîné une baisse de la fertilité et des mutations dans le monde entier, devrait fournir à toute personne raisonnable une raison suffisante pour réfléchir sérieusement à ces problèmes actuels.

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Cela dit, les considérations géopolitiques exigent que l'Europe/l'Occident reste au moins compétitif dans la sphère technologique, ce qui signifie que nous sommes probablement, dans un avenir prévisible, enfermés dans la course aux armements technologiques. Puisque nous ne pouvons pas nous en extraire, nous pouvons tout aussi bien tenter d'en prendre la tête. Dans ce cas, le problème qui se pose est celui de l'impact potentiel sur la nature de notre civilisation. Kaalep et Meister suggèrent que nous explorions les moyens de "relier la technologie moderne à l'ancienne façon d'être la plus inhérente à l'homme". Cela ressemble certainement à un idéal, mais à quoi cela ressemble-t-il en termes pratiques? Les auteurs n'offrent aucune réponse, mais je suppose que l'important est qu'ils mettent la question sous les projecteurs.

Le premier chapitre du livre se termine par un regard sur "le totalitarisme de la nouvelle gauche et le déclin de l'Occident". Les lecteurs de The Occidental Observer ne trouveront rien de particulièrement nouveau dans ce chapitre, mais certaines tournures de phrases mémorables résument très bien la situation dans laquelle nous nous trouvons :

    Pour ce nouveau totalitarisme, les nations et les peuples sont considérés comme des obstacles qui doivent être éliminés et remplacés par un nouvel ordre mondial. ... Le monde le plus avantageux pour l'élite mondiale est celui où la valeur la plus élevée est l'individu, mais l'individu lui-même est libéré, avec l'aide du postmodernisme, de tout sens, de toute signification et de tout contexte plus large, et se retrouve isolé et vulnérable.

Après la Seconde Guerre mondiale, les populations occidentales ont été "bernées par les promesses de prospérité économique et d'innombrables libertés, remarquant rarement que la liberté de rester qui vous êtes n'était pas sur la table." De façon magistrale, nos auteurs écrivent

    Les gouvernements et les entreprises sont devenus gigantesques et inhumains, mais la démocratie dans les questions essentielles ne fonctionne tout simplement pas. En effet, là où elle est tentée, cette sorte de démocratie ne sert qu'à aliéner davantage l'homme. La conséquence générale est un sentiment universel de vide et de stress pour les humains qui ont déjà perdu tout lien avec la nature et tout contrôle sur le processus technologique. Les humains qui ne remplissent plus que le rôle de travailleurs-employeurs cherchent leur identité dans les tendances de la mode d'un jour offertes par la culture de consommation. Cette culture crée des humains incapables de réagir les uns avec les autres en tant que personnalités matures. L'illusion d'une "révolution de la jeunesse" constante est créée, alors que les jeunes ne font que recréer passivement les modèles de comportement proposés par les élites mondialistes ; ils font à leur tour partie des tendances générales du système.

Plus loin,

    Nous avons même perdu la trace de qui nous sommes, car aucune véritable identité ne peut exister dans une société de consommation. En apparence, tout le monde peut être spécial, libéré de tous les carcans de la tradition ; chacun peut s'identifier comme qui il veut. Ainsi, on ne naît pas avec une identité particulière. Si tout le monde peut être français, personne ne l'est vraiment. Lorsque le libéralisme parle de diversité, il vise en réalité à effacer toutes les distinctions. Lorsqu'il parle de multiculturalisme, il vise à créer un melting-pot mondial où aucune culture ne survit.

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Dans sa dernière attaque contre la culture européenne, le libéralisme organise le remplacement physique des Européens par des personnes issues d'autres cultures. "C'est l'immigration de masse en nombre catastrophique". Mais avec ce pari, le libéralisme "est proche de sa grande finale". Nos auteurs insistent sur le fait que le libéralisme se consumera lui-même dans le processus, et qu'il est "sur le point de devenir une notion absurde, où même les valeurs qu'il a lui-même défendues commencent à être reconstruites par son idéologie métamorphosée". À ce moment-là, nous trouverons "notre chance de commencer un nouveau cycle culturel européen qui façonne son histoire pour de nombreux siècles à venir. Les libéraux seront impuissants à l'arrêter. Ils deviendront alors des conservateurs, refusant obstinément d'accepter la nouvelle réalité dans laquelle les nationalistes vont s'engager." Ce nationalisme devra être d'un type totalement nouveau : l'ethnofuturisme.

Ethnofuturisme

L'ethnofuturisme est un type de nationalisme qui transcende l'égoïsme national. Il ne cherche pas simplement à "conserver", car cela implique une défense statique alors que "la vie n'existe que dans le mouvement". Il trouve toutefois ses racines dans la révolution conservatrice proposée en Allemagne au début du XXe siècle et cherche à promouvoir une renaissance des "archétypes de la civilisation occidentale et des formes de vie oubliées qui ont formé notre civilisation en premier lieu". Les politiques d'immigration désastreuses, qui sont devenues un élément unificateur pour tous les nationalistes européens, signifient que l'Europe dans son ensemble "sera obligée de revenir aux valeurs traditionnelles et au nationalisme pour survivre." L'Amérique sera de plus en plus accablée par les conflits ethniques, mettant fin au "rêve américain" de construire une société dans laquelle l'héritage ancestral ne joue aucun rôle - "mais c'est inévitable, car une civilisation qui nie ces vérités fondamentales sera toujours vouée à l'effondrement." Kaalep et Meister poursuivent ,

    La base fondamentale d'une nouvelle Europe doit être le nationalisme ethnique. Cela signifie que l'importance d'une nation en tant que tout organique doit être maintenue. ... En outre, la nature et les paysages de l'Europe doivent être préservés, car ils sont essentiels au patrimoine culturel et aux différences entre les peuples. La survie démographique de chaque nation doit être assurée par des politiques gouvernementales.

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Alors que l'Europe occidentale risque de subir des dommages catastrophiques dus à l'immigration massive et à la guerre civile qui s'ensuivra inévitablement, "cette nouvelle Europe - et le nouvel Occident - pourrait avoir pour centres de sa culture Budapest, Varsovie et Tallinn. En maîtrisant ses processus démographiques et en ne les laissant pas entre les mains du libéralisme, la nouvelle Europe sera réellement capable de rivaliser économiquement et culturellement avec le reste du monde... Après avoir sécurisé son ethnē, le destin de l'Europe au XXIe siècle sera décidé par l'eugénisme national, et actuellement, seule la Chine semble avoir un état d'esprit approprié." La Hongrie est louée pour son récent programme de construction d'un réseau de chemins de fer à voie étroite qui met l'accent sur la vie à la campagne, et dont aucune multinationale n'a à tirer profit. Nos auteurs soulignent qu'il s'agit là "d'un signe de l'une des tâches les plus ethnofuturistes jamais développées par un pays au 21e siècle. La technologie moderne et la rapidité permettent de combiner les avantages de la ville et de la campagne."

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Kaalep et Meister sont d'accord avec mon affirmation selon laquelle nous sommes plus ou moins enfermés dans une course aux armements technologiques. Ils soulignent que les progrès de la biotechnologie et des nanomatériaux ont "le potentiel de changer l'économie et la guerre d'ici la fin du siècle au-delà de toute reconnaissance. ... Se battre contre une telle technologie serait voué à l'échec et même dangereux. Le premier gouvernement, société ou groupe qui maîtrisera la biotechnologie aura inévitablement un énorme avantage sur tous ses rivaux." Les nationalistes européens doivent travailler ensemble car, à la fin du siècle, "le contrôle de la technologie doit être entre les mains des ethnonationalistes, et non des mondialistes, à supposer qu'ils aient survécu si longtemps."

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De là, le texte passe à l'élaboration des raisons de rejeter toute alliance avec le conservatisme économique de type Buckley, dominant aux États-Unis parmi les républicains, et de rejeter la Nouvelle Droite associée à Alain de Benoist qui s'est formée dans la France des années 1960. Les auteurs reprochent à cette dernière de promouvoir "des idées abstraites sur les communes organiques et les droits des personnes à conserver leur identité", car cela "peut conduire à l'approbation du multiculturalisme." La Nouvelle Droite est également attaquée pour avoir dépensé "une grande partie de son énergie à lutter contre le christianisme", s'aliénant ainsi une partie importante de sa base de soutien. La Nouvelle Droite est également fortement critiquée pour son soutien à l'URSS et son antiaméricanisme strident, ainsi que pour avoir négligé de développer une théorie politique claire et une pratique correspondante. Kaalep et Meister rejettent l'idée que nous pouvons concentrer nos efforts sur la conquête d'une hégémonie culturelle sans apporter de résultats pratiques, en ne produisant que des publications et des conférences sans fin qui apportent un riche matériel intellectuel sans apporter de réels changements dans la vie des Européens.

Les aspects géopolitiques de l'ethnofuturisme

Ma section préférée de Rebirth of Europe est le dernier chapitre, qui offre un aperçu fascinant de la spéculation informée sur notre avenir en devenir. Le chapitre s'ouvre sur l'affirmation selon laquelle

    nous revenons à la situation qui a précédé la révolution industrielle, dans laquelle la force économique sera déterminée par les ressources naturelles et démographiques, parce que le développement technologique sera fondamentalement le même pour toutes les nations du monde. Cela implique l'inévitabilité de la multipolarité et le retour au statut de superpuissance pour des civilisations comme la Chine et l'Inde.

Kaalep et Meister voient, dans la fin de l'hégémonie américaine, la fin du matérialisme mécaniste occidental qu'elle symbolise. De même, ils dénoncent l'idée eurasiste d'Alexandre Douguine car elle "ne peut pas fonctionner". La Russie n'est capable de combattre le marxisme culturel que dans les slogans, mais pas dans la pratique. La Russie "surpasse la décadence occidentale, avec des taux impressionnants d'avortements, d'alcoolisme et de toxicomanie, que son régime politique n'a pas pu, ou n'a pas voulu, arrêter. ... Les enfants des politiciens russes vivent à l'Ouest, et la culture de la Russie elle-même est surchargée d'émissions de télé-réalité et de culture de masse vulgaire."

Kaalep et Meister ajoutent,

    Ce ne seront ni la Russie ni les États-Unis qui dirigeront l'avenir ; nous pouvons plutôt nous attendre à une nouvelle ère du Pacifique avec la Chine et l'Inde qui regagnent leur influence. Ces pays, au moins, ne seront pas libéraux, pacifistes ou humanistes - ils utiliseront les percées scientifiques au service de leur grandeur politique. Par conséquent, les peuples européens devront changer leur vision du monde afin de survivre dans cette nouvelle compétition, où nous perdons à chaque instant que nous faisons partie d'un système libéral, haineux et autodestructeur.

Il y a une section très intéressante concernant l'expérience nationaliste dans les États baltes, qui est soulignée par un très fort sentiment de fraternité européenne. Lorsque Kaalep et Meister affirment que les nationalistes baltes feront tout leur possible s'ils sont appelés à défendre les frontières méridionales de l'Europe ou l'intégrité démographique des nations d'Europe occidentale, on perçoit la plus grande sincérité.

Les remarques finales du livre, plutôt émouvantes, portent sur le devoir et la mort, conclusion de tout cheminement spirituel. "En fin de compte, mener un combat qui semble déjà perdu dès le départ est la seule chose à faire, précisément parce que rien d'autre ne compte. Rien ne compte plus que cela." Nos auteurs terminent en soutenant que,

    Dans la situation actuelle de la civilisation occidentale, qui semble connaître une chute irréversible, s'arrêter n'est pas une option. Il ne s'agit pas seulement d'une question d'idéologies politiques, mais de la logique interne d'une culture. La seule chose qui reste à nos nations est de survivre à cette chute. Plus important encore, nos gènes et les traditions qui portent notre plein potentiel doivent survivre. Car la mort et la destruction de l'Occident, provoquées par le libéralisme, s'approchent toujours plus de leur objectif singulier. Lorsqu'elle atteindra un certain point, ce sera notre chance. Ce sera le moment d'un véritable retour aux sources, un retour sans jamais se retourner. Lorsque le monde occidental célébrait la diversité et le multiculturalisme, nous prévoyions sa destruction catastrophique par ses propres moyens. De plus, lorsqu'il commencera à paniquer devant la catastrophe qu'il n'a pu éviter, il sera alors temps pour nous de construire une nouvelle civilisation européenne. La boucle sera bouclée.

Remarques finales

Rebirth of Europe est un document rafraîchissant et optimiste qui, pour un livre d'une longueur aussi modeste, est bien au-dessus de son poids. Il présente une profondeur, une ampleur et une clarté de compréhension philosophique qui sont souvent rares dans des textes de cette nature, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il donne à réfléchir. Les questions qu'il soulève exigent l'attention et l'action de toute personne concernée par la cause ethnonationaliste.

AVT_Keiji-Nishitani_1716.jpgReste à savoir si l'ethnofuturisme est une voie fiable à long terme. À part la Chine peut-être, voyons-nous vraiment dans le monde actuel un exemple de pays qui a réussi à maintenir des éléments significatifs de la culture traditionnelle tout en plongeant tête baissée dans le développement technologique ? Pour ma part, je suis sûr que si Keiji Nishitani avait prononcé ses conférences aujourd'hui, quelque 50 ans après s'être adressé à l'Association bouddhiste shin, il aurait peut-être été plus prudent dans son plaidoyer pour laisser le "cerf-volant" national s'envoler dans le vent du changement. Le Japon d'aujourd'hui est peut-être superficiellement stable et technologiquement avancé, mais il est en proie depuis des décennies à une faible fécondité et à des taux de suicide élevés, ainsi qu'à une marginalisation croissante de ses traditions et de ses religions.

Le train fou de la modernité industrielle pourra-t-il un jour être suffisamment apprivoisé pour être conduit par la tradition ? Cela reste à voir. À ce problème s'ajoute, bien sûr, la question des éléments étrangers ancrés dans l'Occident qui s'emploient à faire en sorte que "la corde et la queue" du "cerf-volant" européen restent à jamais coupées. Comment un mouvement national peut-il reconnecter un peuple avec son histoire et ses traditions tout en abritant des factions qui veulent que ces mêmes traditions et histoires disparaissent à jamais ou soient définitivement ternies par la honte ? Peut-être le seul réconfort que nous pouvons tirer est, comme Kaalep et Meister le soulignent, le fait que même dans la catastrophe il peut y avoir une opportunité.

Notes:

[1] Voir, par exemple, son monumental Religion et néant.

[2] Pour les conférences complètes, voir K. Nishitani, On Buddhism (New York : State University of New York Press, 2006), 18.

[3] G. Parkes, " The Putative Fascism of the Kyoto School and the Political Correctness of the Modern Academy ", Philosophy East and West 47, no. 3 (1997) : 305-36. Pour une exploration plus biographique de l'anti-marxisme et du traditionalisme au sein de l'école de Kyoto, voir K. Nishitani, Nishida Kitaro : The Man and His Thought (Nagoya : Chisokudo Publications, 2016).

 

mardi, 27 juillet 2021

Alexandre Douguine: La souveraineté idéologique dans un monde multipolaire

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La souveraineté idéologique dans un monde multipolaire

Alexandre Douguine

Ex: https://www.geopolitica.ru/article/ideologicheskiy-suverenitet-v-mnogopolyarnom-mire

Un modèle multipolaire est clairement en train d'émerger - presque de prendre forme - dans le monde d'aujourd'hui. Il a remplacé l'unipolarité qui a émergé après l'effondrement du Pacte de Varsovie et surtout de l'URSS. Le monde unipolaire, quant à lui, a remplacé un monde bipolaire dans lequel le camp soviétique était géopolitiquement et idéologiquement opposé à l'Occident capitaliste. Ces transitions entre différents types d'ordre mondial ne se sont pas produites du jour au lendemain. Certains aspects ont changé, tandis que d'autres sont restés les mêmes par inertie.

La nature idéologique de tous les acteurs ou pôles mondiaux a été façonnée par les changements survenus dans l'image globale de la planète.

Une analyse plus approfondie de ces transformations idéologiques - passées, présentes et futures - est essentielle pour la planification stratégique.

Bien que les autorités russes aient la fâcheuse tradition de ne s'attaquer aux problèmes que lorsqu'ils se présentent et de n'accorder la priorité qu'aux réponses à donner aux défis immédiats (comme on dit aujourd'hui: "agir dans l'instant"), nul n'est à l'abri des changements idéologiques mondiaux. De même que l'ignorance de la loi ne dispense pas de la responsabilité, le refus de comprendre les fondements idéologiques de l'ordre mondial et de ses changements ne dispense pas les autorités politiques régaliennes - etla Russie dans son ensemble - de connaitre l'action des lois profondes, inhérentes à la sphère de l'idéologie. Toute tentative de remplacer l'idéologie par un pur pragmatisme ne peut avoir qu'un effet - relatif et toujours réversible - à court terme.

Dans un monde bipolaire, par conséquent, il y avait deux idéologies mondiales:

- Le libéralisme (la démocratie bourgeoise) a structuré le camp capitaliste, l'Occident mondial(iste);

- Le communisme était l'idée d'un Est socialiste alternatif.

Il existait un lien inextricable entre, d'une part, les pôles géopolitiques Est-Ouest et le zonage militaro-stratégique correspondant dans le monde (sur terre, sur mer, dans les airs, et enfin dans l'espace) et, d'autre part, les idéologies. Ce lien a tout influencé, y compris les inventions techniques, l'économie, la culture, l'éducation, la science, etc. L'idéologie a capturé non seulement la conscience mais aussi les choses elles-mêmes. Il y a longtemps qu'elle est passée du stade de la polémique sur les problèmes mondiaux à celui de la compétition au niveau des choses, des produits, des goûts, etc. Mais l'idéologie a néanmoins tout prédéterminé - jusque dans les moindres détails.

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Pour l'avenir, il convient de préciser que la Chine n'était pas un pôle à part entière dans le monde bipolaire. Au départ, le maoïsme faisait partie du camp de l'Est. Et après la mort de Staline, une période de refroidissement a commencé entre l'URSS, ainsi que ses satellites, et la Chine, mais ces réticences demeuraient strictement à l'intérieur du bloc communiste. Ce n'est qu'avec Deng Xiaoping que la Chine a finalement commencé à suivre une ligne géopolitique indépendante, lorsque Pékin est entré dans une ère de réforme et que l'URSS a entamé, elle, un processus de dégradation massive. La Chine n'a pas joué un rôle global - et encore moins décisif ! -- La Chine ne jouait pas de rôle à cette époque. 

Il est important de noter que ce n'était pas seulement le cas en URSS et dans les pays socialistes. C'était exactement la même chose à l'Ouest. Le libéralisme y était l'idéologie dominante. En même temps, l'approche bourgeoise, flexible, ne cherchait pas seulement à supprimer et à exclure son contraire, mais à le transformer. Ainsi, à côté des partis marginaux, principalement communistes et pro-soviétiques, il y avait la gauche "apprivoisée" - les sociaux-démocrates, qui acceptaient les principes de base du capitalisme mais espéraient les corriger à l'avenir par des réformes graduelles dans une veine socialiste. En Europe, la gauche était plus forte. Aux États-Unis - la citadelle de l'Occident - les forces de gauche ont subi de fortes pressions idéologiques et administratives de la part du gouvernement. Pour des raisons idéologiques.

Lorsque le Pacte de Varsovie a été dissous et que l'URSS s'est effondrée, un modèle unipolaire (américano-centré) a émergé. Au niveau géopolitique, il correspondait à la seule domination de l'Occident, à l'obtention d'une supériorité incontestée et d'un leadership total sur tous les adversaires potentiels (en premier lieu sur les vestiges du bloc de l'Est représenté par la Russie dans les années 1990). Cela se reflète dans les documents stratégiques les plus importants émis par les États-Unis dans les années 1990 : la doctrine militaire de la "domination à spectre complet" et la prévention de toute apparition potentielle, en Eurasie, d'une entité géopolitique capable de limiter de quelque manière que ce soit l'intégralité du contrôle planétaire américain. C'est ce qu'on a appelé le "moment unipolaire" (Ch. Krauthammer).

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La domination idéologique correspondait à l'unipolarité géopolitique. 

Dans les années 30, le communiste italien Antonio Gramsci a proposé d'utiliser le terme "hégémonie" principalement comme une expansion mondiale de l'idéologie capitaliste. Après la chute de l'URSS, il est devenu évident que l'hégémonie militaire, économique et technologique de l'Occident s'accompagnait d'une autre forme d'hégémonie - idéologique - à savoir la diffusion planétaire et totale du libéralisme. Ainsi, une seule idéologie - l'idéologie libérale - a commencé à dominer presque partout dans le monde. Elle était construite sur des principes de base, que l'hégémonie considérait et imposait comme des normes universelles :

- individualisme, atomisation sociale,

- l'économie de marché,

- l'unification du système financier mondial,

- démocratie parlementaire, système multipartite,

- la société civile,

- l'évolution technologique, et surtout la "numérisation",

- la mondialisation.

A tout cela s'ajoute le transfert de plus en plus de pouvoirs des États nationaux vers des organismes supranationaux tels que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l'Organisation mondiale de la santé, l'Union européenne, la Cour européenne des droits de l'homme et le Tribunal de La Haye.

Cette idéologie est devenue dans le monde unipolaire non seulement une idéologie occidentale, mais la seule en vigueur.  La Chine l'a adoptée en termes d'économie et de mondialisation. La Russie de l'ère Eltsine l'a adoptée dans son intégralité.

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Et là encore, comme dans le monde bipolaire, le champ de l'idéologie ne se limitait pas aux hautes sphères de la politique, il imprégnait tout - éducation, culture, technologie. Les objets et les dispositifs techniques mêmes du monde unipolaire étaient une sorte de "preuve" du triomphe idéologique du libéralisme. Les concepts mêmes de "modernisation", de "progrès" sont devenus synonymes de "libéralisation" et de "démocratisation". Par conséquent, l'Occident, renforçant son pouvoir idéologique, a renforcé son contrôle politique et militaro-stratégique direct. 

La Russie d'Eltsine était une illustration classique de cette unipolarité : impuissance en politique internationale, adhésion aveugle aux manipulateurs occidentaux dans l'économie, dé-souverainisation et tentative des élites compradores de s'intégrer au capitalisme mondial à tout prix. La Fédération de Russie a été créée sur les décombres de l'URSS dans le cadre du monde unipolaire, en ne jurant plus que sur les principes fondamentaux du libéralisme dans la Constitution de 1993. Dans un monde unipolaire, le libéralisme a encore progressé dans son individualisme et sa technocratie. Une nouvelle phase s'est ouverte lorsque la politique du gendérisme, la théorie raciale critique et l'horizon du futur proche - la transition de l'écologie profonde au posthumanisme, l'ère des robots, des cyborgs, des mutants et de l'intelligence artificielle - sont passés au premier plan de l'idéologie. Les ambassades américaines ou les bases militaires de l'OTAN dans le monde sont devenues des représentations idéologiques du mouvement LGBT mondial. Les LGBT ne sont rien d'autre qu'une nouvelle édition du libéralisme avancé.

    Mais la "fin de l'histoire", c'est-à-dire le triomphe du libéralisme mondial tel que l'espéraient les mondialistes (par exemple Fukuyama), n'a pas eu lieu.

L'hégémonisme (unipolaire) a commencé à vaciller. En Russie, Poutine est arrivé au pouvoir et, d'une main de fer, a entrepris de restaurer la souveraineté, sans tenir compte de l'agression idéologique des agents hégémoniques externes et internes (en principe, les deux font partie d'un même ensemble - la structure globale du libéralisme mondial). La Chine a émergé en tant que leader mondial, tout en maintenant la seule autorité du parti communiste et en préservant soigneusement la société chinoise des aspects les plus destructeurs du mondialisme - l'hyperindividualisme, le gendérisme, etc.

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C'est ainsi que le prochain modèle d'ordre mondial multipolaire a commencé à prendre forme.

Et c'est là que la question de l'idéologie devient extrêmement aiguë. Aujourd'hui - conformément à l'inertie du monde unipolaire (qui hérite à son tour de l'idéologie d'un des pôles de l'Occident capitaliste bipolaire) - le libéralisme mondial conserve, sous une forme ou une autre, la fonction d'un système de pensée opérationnel. Jusqu'à présent, aucun des pôles complets émergents - c'est-à-dire ni la Chine ni la Russie - n'a remis en question le libéralisme en général, bien que la Chine rejette nettement la démocratie parlementaire, l'interprétation occidentale des droits de l'homme, la politique de genre et l'individualisme culturel.

La Russie, en revanche, insiste avant tout sur la souveraineté géopolitique, place le droit national au-dessus du droit international et est de plus en plus encline à un conservatisme (encore vague et non articulé). Cela dit, la Russie et la Chine (surtout en agissant ensemble) sont capables de garantir leur souveraineté en pratique au niveau stratégique et géopolitique. Il ne reste plus qu'une chose à faire : passer enfin à une véritable multipolarité idéologique, et opposer l'idée libérale à l'idée russe et à l'idée chinoise (ndt: et, en Europe, à l'idée impériale katékhonique de notre Empereur Charles, alliant, impérialité romaine, hispanité, germanité et magyarité).

Il convient de noter que certains pays et mouvements islamiques - en premier lieu l'Iran, mais aussi le Pakistan et même certaines organisations radicales comme les Talibans (interdits en Russie) - sont allés beaucoup plus loin dans leur opposition idéologique à l'Occident. La Turquie, l'Égypte et même en partie les pays du Golfe vont également dans le sens de la souveraineté. Mais jusqu'à présent, aucun pays du monde islamique n'est un pôle à part entière. C'est-à-dire que dans leur cas, l'opposition idéologique à l'hégémonie est en avance sur l'opposition géopolitique. L'idée chinoise n'est pas difficile à corriger. Elle est exprimée:

- Tout d'abord, dans la version chinoise, il y a le communisme et le monopole complet du pouvoir par le PCC (et le PCC est précisément une force idéologique);

- Deuxièmement, il y a l'idéologie confucéenne que les autorités chinoises adoptent de plus en plus ouvertement (notamment sous Xi Jinping);

- Troisièmement, il y a la solidarité profonde et organique de la société chinoise.

L'identité chinoise est très forte et flexible à la fois, faisant de tout Chinois, où qu'il vive et quel que soit le pays dont il est citoyen, un porteur naturel de la tradition, de la civilisation et des structures idéologico-mentales chinoises.

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En Russie, la situation est bien pire. Les attitudes, valeurs et directives libérales continuent de prévaloir dans la société en raison de l'inertie des années 1990. Cela vaut pour l'économie capitaliste, la démocratie parlementaire, la structure de l'éducation, de l'information et de la culture. L'objectif est la modernisation et la "numérisation". Pratiquement toutes les évaluations de l'efficience, de l'efficacité et des objectifs mêmes de toute transformation sont directement copiées de l'Occident. Ce n'est qu'en ce qui concerne la limitation du gendérisme et de l'ultra-individualisme qu'il y a quelques différences. L'Occident libéral lui-même les hypertrophie et les gonfle délibérément. Mais, cette stratégie est articulée afin d'attaquer la Russie de plus en plus intensément. C'est une guerre idéologique. Dans le cas de la Russie, il s'agit d'une lutte du libéralisme contre l'"illibéralisme".

En Russie, tout est tenu personnellement par Poutine. S'il relâche son emprise ou, ce qu'à Dieu ne plaise, s'il nomme une personnalité faible et peu claire pour lui succéder, tout retombera instantanément dans le marasme des années 90. La Russie en est sortie, grâce à Poutine, mais en raison de l'absence d'une idéologie russe indépendante et d'une contre-hégémonie à part entière, le résultat ne peut être considéré comme irréversible. 

    La Russie d'aujourd'hui est un pôle militaro-stratégique et politique, mais ce n'est pas un pôle idéologique. 

Et c'est là que les problèmes commencent. Un retour inertiel à l'idéologie soviétique n'est pas possible. La justice sociale et la grandeur impériale (surtout à l'époque de Staline) ne sont pas simplement des valeurs et des points de référence soviétiques, mais historiquement russes. 

La Russie a besoin d'une nouvelle forme d'antilibéralisme, d'une idéologie civilisationnelle à part entière qui fera d'elle, de manière irréversible et définitive, un véritable pôle et sujet dans le nouvel ordre mondial. C'est exactement le défi numéro un pour la Russie. La stratégie, et pas seulement la tactique, détermine à la fois l'avenir et le transfert du pouvoir, ainsi que les réformes nécessaires, attendues depuis longtemps, du pouvoir, de l'administration, de l'économie, de l'éducation, de la culture et de la sphère sociale. Aucune réforme patriotique et souveraine n'est possible sans une idéologie à part entière dans un monde multipolaire. Mais cette voie n'est en aucun cas compatible avec le libéralisme - ni dans les conditions préalables, ni dans les derniers défis post-humanistes et LGBT.

    Pour qu'il y ait une Russie toujours forte dans l'avenir, il ne doit plus y avoir de libéralisme en Russie.

C'est ici que se trouve la clé de ce dont nous avons parlé dans les publications précédentes de Nezigar : la transition vers le troisième pôle de l'idéologie russe ! - l'avenir idéologique : du libéralisme pro-occidental des années 1990 (le passé) aux compromis et à la stérilité idéologique (à la limite du cynisme) du présent. Nous poursuivrons ce thème dans les prochains documents de cette série.

Source: 

НЕЗЫГАРЬ
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