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samedi, 31 mai 2025

Faye et notre Occident humanitaire et totalitaire

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Faye et notre Occident humanitaire et totalitaire

Nicolas Bonnal 

Je ne sais pas si quelqu’un est assez stupide encore pour se réclamer du grand Occident ou de la vieille Europe, ou du christianisme de grand-maman, mais il est sûr qu’il y a quarante ans déjà Guillaume Faye y avait mis bon ordre. Sur les conseils de Robert (Steuckers), j’ai donc redécouvert le livre de Guillaume (L'Occident comme déclin) dont je ne cite que quelques passages, comme des tapas gourmands pour donner l’envie (comme dit Saint Paul) de retrouver des nourritures solides en marge de Twitter et des lectures rapides. Précisons que pour lui l’Occident c’est le déclin alors que l’Europe est la décadence.

Et commençons :

« L'Occident donc, devient « quelque chose» de planétaire. Il se présente comme un ensemble flou fait de réseaux de décisions, de zones territoriales dispersées, de blocs culturels et humains répartis dans tous les pays. »

couv-occident-faye-1781950924.jpgEtre occidental c’est n’être rien: de ma jeunesse occidentale je n’ai gardé que ma condition de touriste (voir mon Apocalypse touristique préfacée par mon témoin de mariage et globe-trotter Kevin Hin) ; le reste c’était hors de France et de l’étoffe dont sont fait les rêves: les grandes lectures et la cinéphilie hauturière (Schroeder – l’ami de Parvulesco, Boorman et bien sûr Milius). On savait tous que nous serions remplacés à brève échéance sans résistance aucune; et on savait grâce à Debord (et à Faye aussi comme on va voir) que ce système aberrant allait prendre un tour plus tyrannique pour accélérer le suicide. Les années 70 avaient un charme confus: tout était foutu mais on pouvait trouver de quoi nourrir nos rêves.

Faye donc :

« Parallèlement, si le centre est partout et que « partout » c'est au fond nulle part, l'Occident est appelé à perdre toute vertu spécifiante; être occidental, c'est se voir déqualifié plutôt que qualifié. Et singulièrement pour les Européens, qui perdent dans l'affaire la possibilité même de se désigner valablement en se disant occidentaux. Si l'Indien, par exemple, peut demeurer « Indien » et Occidental, l'Allemand ou le Hollandais sont appelés à ne plus être qu'Occidentaux, c'est-à-dire au fond plus rien. »

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L’Occident a tué l’espace. Debord en a parlé (« dans un monde unifié on ne peut s’exiler »), et Marx avant lui. Le Manifeste du parti communiste célèbre la fin de la grande muraille.

« Négligeant les frontières, les États, les religions, l'Occident recouvre beaucoup plus qu'une réalité géopolitique ou qu'une solidarité diplomatique avec le « monde libre». Il déborde largement ce cadre. Il est, dans son essence, l'installation mondiale d'un type de société, celui de l’ « américanosphère »… »

Lecteur peut-être du remarquable Jacques Lacarrière, Guillaume ajoute au nom de la Grèce tellurique et non antique :

« En Grèce, et à un moindre degré dans tous les autres pays européens, la norme occidentale rend le peuple« étranger à lui-même», étranger à sa propre culture, celle-ci devenant objet d’ethnologie, ou se trouvant sectorisée et neutralisée dans le «folklore». »

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Une sous-culture mondiale arrive, et là Faye reconnaît sa dette :

« Cette« domestication» s'exprime, entre autres, par une culture mondiale de masse, bien analysée dans le domaine artistique par Théodore Adorno »…

Notre auteur remet ensuite, et enfin, le christianisme à sa place. Alors que nous assistons à Gaza à l’émergence du christianisme globalisé et idiot utile de l’énergique songe biblique, certains devraient méditer ces lignes (mais qui ne le feront pas) :

« Dans la mesure où l'idéologie occidentale est reconnaissable comme aboutissement laïcisé du christianisme, on pourrait tenter une comparaison entre la logique normative de l'Occident et celle de l'ancienne Chrétienté, qui avait aussi vocation à l'universalisme: l'appartenance à la chrétienté était envisagée comme l'aboutissement normal du destin de chaque groupe culturel et religieux, dont la spécificité devait être mise entre parenthèse au bénéfice de l'unicité de la « vraie religion». Cette normalité de la« vraie religion » ne préfigurait-elle pas celle, actuelle, de la « vraie civilisation » ? »

Le fanatisme occidental, cette conviction d’avoir raison lui vient de son style croisé et de son christianisme de combat ; de sa rage aussi de vouloir tout homogénéiser. On y reviendra un jour avec Nietzsche et Céline, à l’heure où l’Eglise se couche au pied de la Bête mondialiste et ne nous demande que d’être remplacés ou vaccinés. Son rêve épurateur à travers les siècles se fait grandiose dans les Territoires occupés.

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Guillaume cite le toujours passionnant Maffesoli (qui attend un peu vainement sans doute la saine réaction populaire…); mais le maître confirme une chose: on peut parfaitement s’autodétruire en détruisant le reste du monde, comme ça, joyeusement, sans crier gare :

« Michel Maffesoli voit dans ce « progrès» une doctrine de rationalisation et de normalisation de l'histoire, transposant à la fois l'eschatologie chrétienne et l'idéologie prométhéenne dans le social; il écrit, décrivant la généalogie du progrès: l'Occident, avec pour seules armes la science et le progrès en arrive à s'autodétruire après avoir broyé les civilisations traditionnelles. »

S’il ne se détruit pas par la guerre, l’Occident (après donc avoir détruit tout le monde par les conquêtes ou le tourisme) s’autodétruira nûment :

« Après l'euphorie du développement sans bornes (…) l'amertume et la morosité prévalent (…). De la logique à l'absurde, tel est le mouvement qui de Descartes à Sartre peut spécifier l'Occident et l'imposition de ses valeurs à l'univers entier. Cependant si le capitalisme marque le point d'achèvement du désenchantement affirmé du monde, on peut dire que l'on assiste de nos jours aux désenchantements progressifs des mythologies progressistes. »

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Désenchantement du monde qui a quand même via Max Weber plus d’un bon siècle. Au moment où l’ahuri Kipling (Chesterton le haïssait…) parle de l’abject fardeau de l’homme blanc avant de prêcher les guerres d’extermination contre les Allemands, Durkheim parle de l’anomie, du suicide, et l’excellent australien Pearson (voyez mes textes) du fardeau de la personnalité. Une génération avant Freud…

Et relisons ce que dit Bloy dans un énième éclair de génie (Journal, 1913) : «C’est tout de même ahurissant de penser à l’inexplicable survie du régime républicain…

Atrophie universelle des intelligences, avachissement inouï des caractères, exécration endémique de la Beauté et de la Grandeur, obsèques nationales de toute autorité humaine ou divine, boulimie furieuse de jouissances, destruction de la famille et vivisection de la patrie, mœurs de cochons enragés, empoisonnement systématique de l’enfance, élection et sélection de chenapans ou de goitreux dans les cavernes de la politique ou sur le trottoir des candidatures, tels sont les fruits de l’arbre de la Liberté…

Le curé nous dit que ses paroissiens sont à un tel degré d’abrutissement qu’ils crèvent comme des bestiaux, sans agonie, ayant détruit en eux tout ce qui pourrait être l’occasion d’un litige d’Ame, à leur dernière heure.»

Bernanos écrira quinze ans plus dans son Journal d’un curé de campagne: «ma paroisse est dévorée par l’ennui».

Vive la télé alors.

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Sur la mégapole Los Angeles, Faye, dont les propos seront repris par Baudrillard en personne dans son phénoménal Amérique, note que :

« L'humanisme apolitique, en revanche, comme tout ce qui relève de la raison égalitaire, s'avère obscène et castrateur. Los Angeles: monstrueuse verrue du bout de l'Occident, modèle de la future civilisation mondiale et californienne, où le mode de vie remplacera le politique. Rien d'étonnant, dans de telles conditions, que nous assistions à une dépolitisation de la classe politicienne bien plus, contrairement aux plaintes des politiciens qui ne connaîtront décidément jamais leur peuple, qu'à une dépolitisation de la société civile. »

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Voir aussi Kessel et mon texte à ce sujet. Los Angeles c’est le territoire de l’automobile (voir Détour d’Ulmer), c’est la ville qui met fin à la ville et à l’Homme, l’aéroport fait cosmos, le déracinement ontologique promu téléologique, le débile simulacre terminal (Baudrillard prend à rebours notre auteur, disant qu’il fait admettre et même admirer cette création tératologique ultime)...

En pleine éclosion (on est vers 1984) Faye met, comme Debord, fin au chantage de la rêverie politique; il était temps.

Comme s’il voyait l’entropie (il adore ce mot, comme tout le monde alors, moi compris) des Le Pen et du reniement national, il écrit :

« Membres d'une classe politique solidaire, les leaders des partis sont plus proches les uns des autres qu'ils ne sont proches de leurs militants.

Entre« la salle» et« la tribune», le fossé est immense. Les dirigeants des partis ont une double fonction: manœuvrer et se mettre en spectacle. Leurs militants et leur électorat ont peu de chance de voir les idées auxquelles ils croient réellement appliquées par «leur» parti. Ils sont, au sens propre, exploités par la classe politique. »

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Le cirque politique tourne au jeu de rôle médiatique :

« ...on peut rappeler la règle schématique: les politiciens ont besoin des médias pour se mettre en scène et les médias ont besoin des politiciens pour disposer d'un spectacle sensationnel à vendre à l'«opinion». Mais - deuxième règle de ce jeu – les Média ont pour fonction, et pour intérêt, de présenter aux politiciens l'image d'une «opinion publique» qui ne correspond pas à l'«opinion du public».

Faye évite d’encenser le gaullisme et constate au contraire que :

« …une rébellion civique de grande ampleur casserait la machine étatique pourvoyeuse de consommation, d'assistance et de prestations. Bref, la légitimité de l'Etat cesse d'être politique: elle devient a-légale, économique et technique. En clair: l'Etat politique cesse d'exister en Europe depuis une trentaine d'années. »

On voit le basculement à la fin des années cinquante en France. La certaine réalité de la France va disparaître grâce aux coups de boutoir de la nouvelle société des gaullistes, de Pompidou ou de Chaban-Delmas. La France de papa – pour parler comme les louveteaux de mai 68 - c’est terminé, on se retrouve face à la machine, machine à jouir et à détruire. Audiard nous a tout expliqué, voyez son documentaire.

Enfin arrive l’essentiel : on va arriver à un totalitarisme effréné sur fond de société cool et curatrice. Il se peut que Faye comme d’autres ait sous-estimé le péril européen à cette époque, ceci dit.

« ...En revanche, l'humanisme apolitique est totalitaire. Lorsque le lieu du pouvoir a disparu, lorsque la censure et l'oppression sont partout et nulle part, lorsque la légitimité des techno-pseudo-Etats se fonde sur la non-violence et le concept de Liberté, c'est le déchaînement de la pire des violences, c'est l'immersion de toute liberté. Face à la société occidentale mondialisée, irénique, humanitaire et économiste, individualiste et égalitaire comme la rêvent les belles âmes de l'idéologie antipolitique des Droits de l'Homme, aucune révolte, aucune auto-affirmation n'est possible. Le Grand Frère omniprésent remplace les princes. L'idéologie unique entre dans les cerveaux; chacun devient son propre censeur, son propre oppresseur. »

On a parlé de Big Other (Raspail), de Big Mother (Le Vigan), ici de l’inévitable Big Brother. Notons que Faye prévoit le retour de bâton russophobe en cas de chute du communisme.

On a été servis.

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Chesterton annonce la nursery féministe dans son génial reportage Ce que j’ai vu en Amérique. Faye voit pointer à son tour la société covi diste :

« Or, dans ce processus, la sécurité joue un grand rôle, à la fois idéologique et pratique. La technostructure étatique, non seulement ne se donne plus comme autoritaire et répressive, mais fonde sa légitimité sur la protection ; c'est elle qui formule et globalise les revendications sociales en les reprenant à son compte, comme l'a vu Lucien Sfez; c'est elle qui ordonnance les réseaux de protection économique et sociaux, mais surtout c'est elle qui produit une très puissante réglementation de la sécurité qui innerve la société; cette règlementation est si présente que nous n'en percevons souvent plus l'extraordinaire autoritarisme. »

Cet autoritarisme ira de pair avec le bellicisme lui aussi d’origine chrétienne; fondamentalement fanatique, l’Occident-camp-du Bien extermine pour accomplir sa mission (raison pourquoi les jours de Trump archéofuturiste et de Vance sont comptés par les sénateurs US) :

« A moins - et c'est le deuxième cas - que le conflit ne soit reconnu comme croisade, guerre sainte; ce qui aura pour effet de briser toute codification morale et d'encourager le fanatisme. Se battant pour la vérité et non « par jeu » ou « par habitude », les hommes en proie à une telle mentalité retrouvent une agressivité pulsionnelle; paradoxalement, le conflit devient «inhumain». »

C’est un oxymore de Venise cet Occident avec sa religion d’amour qui aime exterminer pour assurer la paix partout (quand tout sera mort nous aurons la paix) ; mais c’était comme ça mille ans avant les USA :

« ...Il est intéressant de constater que notre civilisation a vécu les conflits les plus meurtriers lorsque ceux-ci étaient provoqués par les religions ou les idéologies universalistes, humanitaires, pacifistes, etc. Les monothéismes de l'Amour absolu ou du fraternalisme dogmatique donnent très classiquement lieu au fanatisme guerrier. Lorsque l'ennemi est l'ennemi absolu, le non-homme, le« fauteur de guerre», le dernier coupable à éliminer avant la paix universelle – schéma commun par exemple au christianisme et au communisme; le  conflit devient croisade meurtrière. Des guerres de religions aux génocides du 20ème siècle, la responsabilité du christianisme ou des idéologies qui en dérivent est majoritaire. »

Certains critiqueront ou injurieront ces propos ; ce n’est pas très grave. Quand on a pu supporter François quinze ans, on peut supporter tout.

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Finalement les fans de Jérusalem vont triompher, nous annonce Guillaume Faye:

« Ainsi, toute entière organisée autour du refus du conflit, projetant de l'éradiquer définitivement de l'espèce humaine, la civilisation occidentale, prolongement du christianisme, s'instaure comme figure centrale du Déclin. La Jérusalem céleste, déclin de l'ici-bas, déclin de la vie, est bien en train de descendre sur terre… »

Mais continuons, même si nous nous rapprochons des trois mille mots (combien d’amateurs ?). Faye tord gentiment le cou à Spengler. Mais Spengler s’est bien rattrapé dans ses ouvrages ultérieurs comme je l’ai montré récemment: l’homme et la technique ou années décisives; et on peut tout à fait appeler déclin une crise ontologique qui gagne le monde. La déperdition ontologique ou qualitative, Guénon en a parlé à la même époque, je crois ? Je dirais même que plus un système est pourri et cancéreux, plus il est victorieux. Il n’a plus besoin d’être bon militairement, Hollywood nous le dit dans Top Gun II et dans 13 hours. La gangrène triomphe. De ce point de vue les lignes qui suivent sont géniales :

« Premier paradoxe: alors que l'idéologie occidentale entre dans son déclin - déclin des théories progressistes, révolutionnaires, démocratistes etc. - la civilisation occidentale connait, même sur le plan politique, une expansion irrésistible de ses régimes économiques et politiques, qu'ils soient socialistes ou capitalistes, au détriment des traditions locales de souveraineté et de culture. Deuxième paradoxe: alors que l'Europe semble entamer, hélas, en tant qu'ensemble continental, un dépérissement dans un nombre impressionnant de domaines, l'Occident qui constitue, pour Abellio comme pour Heidegger, le fils métaphysique et géopolitique de cette Europe, explose à l'échelle de la planète entière. »

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Cerise sur le catho :

« Comme si la civilisation occidentale était une machine devenue folle, son centre implose tandis que sa périphérie explose. L'Europe régresse, l'Occident se répand. Le sens disparaît, les formes croissent. Le «sang» s'évapore, mais les veines se ramifient en réseaux de plus en plus vides. De moins en moins de cerveau, mais de plus en plus de corps et de muscles… »

Conclusion logique :

« Tout cela ressemble étrangement à une prolifération cancéreuse. Un cancer, en effet, c'est le déclin de la différenciation qualitative des cellules au profit du triomphe de la reproduction quantitative. »

Idem pour les diplômes. On vient d’apprendre qu’une bécasse dotée de cinq ans d’études nullissimes ne trouve pas à se caser professionnellement même au bout de 150 CV…

La suite est moins marrante, la masse se rapprochant du camp de concentration électronique :

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« On peut considérer que l'uniformisation de la Terre entière sous la loi d'une seule civilisation -politique, économique et culturelle- est un processus bio-cybernétique, puisqu'il s'agit, comme le montrèrent Lupasco et Nicolescu, d'une homogénéisation d'énergies. Pour l'instant cette entropie est «expansive»; elle sera un jour, comme toute entropie dans sa phase n°2, implosive. Et n'allons pas croire, comme l'imagine Lévi-Strauss, que de « nouvelles différences» et de nouvelles hétérogénéités puissent surgir au sein d'une civilisation mondiale devenue occidentale. Il ne s'agirait que de spécificités superficielles, des folklores ou des« variantes». »

Faye essaie sans conclure (« la bêtise revient à conclure », a dit un Maître nommé Flaubert qui comprend tout dans sa Correspondance vers 1850) de se montrer optimiste :

« L'Occident a un principe, abstrait, c'est l'idéologie (américanisme ou soviétisme, tous deux sécularisations du christianisme). Or l'Europe n'est pas un principe, mais un peuple, une civilisation, une histoire, de nature vivante et organique et non pas mécanique. En ce sens l'Europe n'est qu'en décadence. Elle traverse un âge sombre dont elle peut se remettre. »

Les putschs partout de la bureaucratie bruxelloise devraient-ils nous remonter le moral ? On verra…

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Faye écrit comme Héraclite, Heidegger ou Hölderlin, moitié poète, moitié philosophe. Et il cite pour terminer ce film qui nous fit tous rêver à l’orée des années 80 qui étaient si catastrophiques en France, si prometteuses en Grande-Bretagne (John Boorman, Hugh Hudson, Ridley Scott…) :

« Ce futur possible, que nous ne pouvons envisager que comme la fin de l'hégémonie millénaire de la conscience occidentale sera, comme l'enchanteur Merlin dans le film Excalibur de John Boorman, «pour certains un rêve, mais pour d'autres un cauchemar».

Mais il se peut aussi - c'est la liberté de l'histoire- que ce qui est le jour pour certains ne réapparaisse plus jamais, que notre histoire trouve définitivement sa fin, que jamais aucun Roi ne vienne recueillir l'épée enfouie au fond des eaux. »

Il y a une certaine beauté à voir tout se terminer, à assister à un naufrage. On le sait par le mage Taliesin.

Et tout le reste est littérature, petit scrutin électoral.

Le GNL américain coûte trois fois plus cher à l'UE que le gaz russe acheminé par gazoduc

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Le GNL américain coûte trois fois plus cher à l'UE que le gaz russe acheminé par gazoduc

Source: https://report24.news/us-lng-kostet-eu-dreimal-so-viel-wi...

Le gaz naturel liquéfié provenant des États-Unis est cher. Très cher. Mais pour des raisons idéologiques, on renonce au gaz bon marché acheminé par gazoduc depuis la Russie. Cela nuit aux consommateurs et à l'industrie en Europe. Combien de temps cela peut-il encore durer ?

La facture de la transition énergétique ratée de l'Europe commence à se faire sentir, et elle est plus élevée que certains ne l'avaient prévu. Alors que l'Union européenne mise de plus en plus sur les « énergies renouvelables » totalement peu fiables, telles que l'énergie éolienne et solaire, et souhaite abandonner complètement les importations de gaz russe d'ici 2027, les données actuelles d'Eurostat révèlent une réalité complexe: le gaz naturel liquéfié américain coûte déjà deux fois plus cher aux consommateurs européens que le GNL russe.

Les données publiées par la Berliner Zeitung parlent d'elles-mêmes. Au premier trimestre 2025, les pays de l'UE ont payé en moyenne 1,08 euro par mètre cube pour le GNL américain, tandis que le gaz naturel liquéfié russe coûtait 0,51 euro. Une différence de prix de plus de 100 %. Il est intéressant de noter que malgré tous les signaux politiques, l'UE continue d'importer des quantités considérables de gaz russe, ce qui montre clairement à quel point il est difficile dans la pratique de renoncer à cette source d'énergie rien que pour des raisons idéologiques.

Le volume des importations révèle une dépendance persistante

Les statistiques d'importation du premier trimestre 2025 brossent un tableau complexe de l'approvisionnement énergétique européen. Avec 13,4 milliards de mètres cubes, le GNL américain a dominé les importations de gaz liquéfié et représenté 48% de tous les achats de GNL de l'UE. Pour cette quantité, l'Union européenne a investi 14,7 milliards d'euros, une somme considérable qui illustre le prix de la diversification. Dans le même temps, l'UE a acheté 5,3 milliards de mètres cubes de GNL russe pour 2,7 milliards d'euros, soit une part de 19%.

La comparaison avec le gaz naturel russe acheminé par gazoduc est particulièrement révélatrice: à 0,32 euro le mètre cube, il ne coûte qu'environ un tiers du prix du GNL américain. Le gazoduc de la mer Noire a acheminé 5,3 milliards de mètres cubes supplémentaires, d'une valeur totale de 1,75 milliard d'euros, principalement vers la Hongrie et la Slovaquie. Ces chiffres montrent que, malgré sa réorientation politique, l'Europe reste fortement dépendante des approvisionnements énergétiques russes.

Il est intéressant d'examiner cette évolution dans son contexte historique: le système de connexions avantageuses par gazoducs, mis en place au fil des décennies, a longtemps procuré des avantages concurrentiels à l'Allemagne et à d'autres pays de l'UE. L'industrie allemande pouvait compter sur un approvisionnement énergétique fiable et peu coûteux, une base qui doit désormais être reconstruite, mais à un coût nettement plus élevé.

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La Norvège, l'alternative la moins coûteuse

Les livraisons de gaz norvégien présentent une dynamique de prix intéressante. Le gaz acheminé par gazoduc depuis la Norvège ne coûtait que 0,24 euro par mètre cube à l'UE, soit un prix encore plus avantageux que celui du gaz russe acheminé par gazoduc. Cette différence de prix s'explique principalement par les voies de transport directes via les gazoducs établis en mer du Nord, tandis que le gaz russe doit être détourné via la Turquie et d'autres pays de transit en raison de la nouvelle situation géopolitique. Ces détournements augmentent considérablement le coût du transport. Cependant, la Norvège ne dispose pas d'une capacité de production suffisante pour approvisionner la moitié du continent en gaz naturel.

Au premier trimestre 2025, l'UE a acheté du gaz acheminé par gazoduc à des pays tiers pour un montant total de 10,2 milliards d'euros, la majeure partie provenant de la Norvège. Ces chiffres montrent clairement que les sources de gaz alternatives peuvent offrir des prix tout à fait compétitifs, mais uniquement si les voies de transport sont directes et exemptes de complications géopolitiques. À titre de comparaison, en 2021, le prix moyen à l'importation était encore d'environ 0,20 euro par mètre cube pour le gaz naturel acheminé par gazoduc, un niveau de prix qui semble appartenir à une autre époque compte tenu des développements actuels.

Bruxelles prévoit un arrêt complet des importations d'ici 2027

En mai 2025, la Commission européenne a présenté des plans ambitieux visant à mettre fin à toutes les importations de gaz russe d'ici fin 2027. Bruxelles souhaite mettre fin aux nouveaux contrats et aux contrats spot existants d'ici fin 2025. Afin de faciliter la sortie des entreprises des contrats à long terme, la Commission envisage des instruments juridiques tels que des droits de douane plus élevés ou des quotas zéro. Ces mesures doivent permettre aux entreprises énergétiques européennes d'invoquer la « force majeure » et de résilier les contrats à long terme sans pénalités.

Le calendrier est toutefois entaché de grandes incertitudes et les défis pratiques sont considérables. Les entreprises énergétiques européennes doivent non seulement trouver des sources d'approvisionnement alternatives, mais aussi faire face à des coûts nettement plus élevés, qui seront finalement répercutés sur les consommateurs et l'industrie.

La différence de prix entre le gaz américain et le gaz russe montre clairement quelles seront les charges financières qui pèseront sur les ménages et les entreprises. Pour les secteurs à forte consommation d'énergie, cela pourrait entraîner des désavantages géographiques qui ne pourront être pleinement évalués qu'à long terme.

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La Hongrie et la Slovaquie font résistance

Tous les États membres de l'UE ne soutiennent pas le rejet radical du gaz russe. La Hongrie et la Slovaquie ont déjà annoncé leur intention de bloquer les mesures prévues, car ces deux pays dépendent fortement, d'un point de vue structurel, des livraisons de gaz russe à bas prix. Leur situation géographique en fait des destinataires naturels du gaz russe acheminé par gazoduc via la route de la mer Noire. Un arrêt complet des importations exposerait ces pays à des problèmes d'approvisionnement considérables et à des augmentations de coûts drastiques.

La Commission européenne prévoit néanmoins d'imposer ses mesures à la majorité qualifiée, contournant ainsi le veto de certains États membres, notamment la Hongrie et la Slovaquie. Cette approche est toutefois politiquement explosive et pourrait peser davantage sur l'unité de l'Union européenne en matière d'énergie. La question reste légitime de savoir si une stratégie énergétique aussi coûteuse peut être maintenue à long terme sur le plan politique et économique, alors que les charges pour les consommateurs et l'industrie ne cessent d'augmenter. Après tout, ce ne sont pas seulement les budgets des ménages qui sont en jeu, mais aussi la compétitivité internationale des entreprises européennes – un aspect qui est parfois négligé dans le débat politique.

Prisons intelligentes. La caverne de cristal à l'ère numérique

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Prisons intelligentes. La caverne de cristal à l'ère numérique

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/prisiones-smart-la-caverna-de-cri...

Bien que modulée selon des figures différenciées et de manière faussement polyphonique, la rengaine ininterrompue que la société du spectacle répète à travers ses réseaux unifiés – « la société existante est la seule possible, comme elle l'a toujours été et comme elle le sera toujours » – finit par priver de fondement, au niveau de l'imaginaire collectif, la critique théorique et, avec elle, la possibilité d'un renversement pratique. Elle nous persuade de l'inexistence de quoi que ce soit en dehors de la caverne et, en fin de compte, de l'inévitabilité de la caverne elle-même qui nous transforme en internés à l'échelle mondiale. Dans chacune de ses représentations, le spectacle cherche une transformation : d'une part, celle de l'espace de la caverne en une cage de fer avec des barreaux inoxydables et une sortie interdite pour éviter d'éventuelles fuites ; et d'autre part, celle des prisonniers, potentiellement en quête de leur propre libération, en simples spectateurs passifs et, de plus, en dévots inconscients de leurs propres chaînes. C'est la condition qui prévaut à l'époque triste de Facebook, Twitter et toutes les autres ego-sphères postmodernes, variations numériques et rigoureusement solitaires de la caverne de Platon.

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Ce modèle semble pouvoir être ramené à la « caverne parfaite » des solitudes numériques de la civilisation technomorphe et du nouveau « capitalisme de surveillance » (surveillance capitalism) avec l'esclavage intelligent (Smart) auquel il condamne quotidiennement ses heureux serviteurs. Les systèmes totalitaires du « siècle court » opprimaient la liberté, là où le néolibéralisme de la surveillance l'exploite et la soumet à un régime de profit, apparaissant ainsi comme le premier régime cool. Les deux figures hégéliennes opposées du Serviteur et du Seigneur, du Maître et de l'Esclave, se rejoignent en une seule figure, celle de l'homo neoliberalis qui, en tant qu'« entrepreneur de soi », s'exploite sans relâche pour être le plus performant possible. Chacun, en tant que maître, exige de lui-même, en tant qu'esclave, une productivité maximale, portant l'exploitation capitaliste à son niveau hyperbolique.

L'homo digitalis prend de plus en plus l'apparence d'un sujet de « l'empire cybernétique » en pleine technicisation, peuplé de vagues océaniques faites de solitudes connectées via Internet, vouées au langage post-humain des « émoticônes » de la société des likes. Le socialisme, forme politique centrée sur la dyade liberté et égalité, tombe au rang de simple activité individuelle sur les réseaux sociaux. Plus précisément, le socialisme réel est défenestré par le « socialisme numérique » des réseaux sociaux et des plateformes cybernétiques, nouvelles prisons intelligentes qui piègent le sujet dans les mécanismes de la solitude connectée et de la valorisation ininterrompue de la valeur.

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L'espace numérisé, lisse et apparemment libre, ressemble de plus en plus à un immense camp de concentration intelligent, une communauté non communautaire dans laquelle les sujets sont contrôlés et suivis, exploités et trompés, illusionnés par des expériences ludiques et divertissantes alors qu'en réalité, ils travaillent sans relâche – et sans échange d'équivalents – pour l'ordre néolibéral. Dans la bulle numérique, où la connexion remplace le contact et où la solitude des réseaux sociaux remplace la sociabilité, on est seul et surveillé, car presque chaque geste, en plus de générer des profits pour le capital, est surveillé et suivi de manière panoptique. La ludification, rendue possible par les émoticônes persuasives et la spirale des likes, cache le fait que l'utilisateur inconscient des plateformes sociales, se trompant en pensant qu'il communique et s'amuse, travaille pour le capital sans contrepartie et donc dans la forme maximale d'exploitation.

La numérisation et l'infosphère contribuent non seulement au déclin du monde objectuel (produisant ainsi le paradoxe d'une société hyper-matérialiste dans un ordre des choses de plus en plus dématérialisé), mais elles promettent également une croissance exponentielle de la liberté qui se transforme rapidement en un régime de surveillance totale, en une prison intelligente dont les barreaux invisibles sont faits du même matériau que les applications de suivi et de collecte de données disséminées dans nos appareils techniques. Prenons le cas emblématique du smartphone, « le camp de travail mobile dans lequel nous nous emprisonnons de notre plein gré », comme l'a défini Byung-Chul Han : il déréalise le monde et, en même temps, sous la forme d'un hublot sur le réel, il se présente comme un informateur qui surveille implacablement son propriétaire, contrôlé et heureux de l'être grâce à la cession volontaire de données et d'informations sur presque tous les domaines de sa vie.

Dans l'histoire sub specie speleologica de l'humanité, la dernière caverne – en attendant d'autres qui viendront peut-être – est en verre.

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Les nouvelles prisons numériques et intelligentes de la civilisation technomorphe sont transparentes et vitrées, à l'image du flagship store d'Apple à New York, évoqué par Byung-Chul Han: un cube de verre, véritable temple de la transparence, qui rend les êtres humains – rectius, les consommateurs – entièrement transparents et visibles, supprimant toute zone d'ombre et tout angle soustrait à la vue. Tout doit être vu et exposé, et les sujets ne doivent rien désirer d'autre que leur exposition spectaculaire ininterrompue sous forme de marchandise.

L'esclave idéal de la caverne vitrée – réduit à un profil sans aucune identité – communique et partage sans cesse des données et des informations, occupant chaque espace de sa présence et travaillant à tout moment pour le capitalisme informationnel. Le nouveau « capitalisme de surveillance », royaume de l'infocratie et du « dataïsme », exploite non seulement les corps et les énergies, mais aussi, dans une mesure non négligeable, les informations et les données: grâce à la transparence totale de la nouvelle caverne de verre, l'accès aux informations permet de les utiliser à des fins de surveillance psycho-politique et de contrôle biopolitique, mais aussi pour prédire les comportements et générer des profits.

Comme le personnage de Platon, le prisonnier ignorant de la caverne Smart de cristal se considère libre et créatif dans son geste, systématiquement stimulé, de performance constante et d'ostentation ininterrompue de lui-même dans les vitrines de cette communauté virtuelle qui, habitée uniquement par des consommateurs, n'est rien d'autre que la version commercialisée de la communauté. Plus les sujets numériques génèrent de données et plus ils communiquent activement leurs goûts et leurs activités, leurs passions et leurs occupations, plus la surveillance devient efficace, de sorte que le smartphone lui-même apparaît comme une prison intelligente, voire comme un appareil de surveillance et de soumission qui ne réprime pas la liberté, mais l'exploite implacablement dans le double but du contrôle et du profit.

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Byung-Chul Han a écrit que l'histoire de la domination peut également être décrite comme la domination de divers écrans. Chez Platon et dans la caverne qu'il a imaginée, nous trouvons le prototype de tous les écrans: l'écran archaïque du mur qui met en scène les ombres échangées et confondues avec la réalité. Dans 1984 d'Orwell, nous rencontrons un écran plus évolué, appelé le "télécran", sur lequel sont diffusées sans cesse des émissions de propagande et grâce auquel tout ce que les sujets disent et pensent chez eux est scrupuleusement enregistré. Aujourd'hui, la dernière figure de la domination par l'écran semble se mettre en place avec l'écran tactile des téléphones portables: le smartphone devient le nouveau média de la soumission, la caverne individualisée et vitrée dans laquelle les êtres humains ne sont plus des spectateurs passifs, mais deviennent tous des émetteurs actifs, qui produisent et consomment de l'information en continu. Ils ne sont pas obligés de rester silencieux et de ne pas communiquer, mais au contraire son invités à parler sans arrêt et à transmettre sans relâche, tout en « vendant » pour le compte du capital leurs propres histoires et leurs propres vies, leurs propres données et leurs propres attitudes comportementales (le storytelling se transforme en storyselling). En résumé, la communication n'est pas interdite, comme dans les anciennes cavernes, mais elle est encouragée et stimulée, à condition qu'elle soit fonctionnelle au capital et à sa valorisation, à sa conservation et à son progrès.

Dans les anciennes cavernes – de Platon au panoptique de Bentham et de Foucault –, les pensionnaires étaient surveillés et punis ; dans la nouvelle caverne vitrée aux murs tactiles de l'ère numérique, ils sont motivés et performants, encouragés à s'exhiber et à communiquer. Il suffit de penser au paradigme postmoderne de la maison intelligente (smart house), hautement technicisée, avec des dispositifs sophistiqués – jalousement installés par le propriétaire lui-même – qui transforment l'appartement en une prison numérique, où chaque action et chaque discours sont minutieusement contrôlés et transcrits. Le contrôle, la surveillance et le suivi sont ainsi perçus et vécus comme un confort et comme des expressions de la coolness du monde technicisé, et non, au contraire, comme des outils et, en même temps, des expressions de la captivité confortable, agréable et douce de l'homo globalis. La caverne parfaite est vitrée non seulement pour que son prisonnier soit observé à tout moment et jusque dans les moindres recoins de sa conscience, mais aussi pour que ses murs ne soient pas visibles et que, par conséquent, on ne puisse en aucun cas être conscient de son existence.

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Sur cette base, il faudrait repenser le récit, si cher aux chantres de l'ordre discursif néolibéral, qui présente toujours l'Allemagne de l'Est et l'Union soviétique comme des empires gris ayant contrôlé la « vie des autres », comme le dit le titre d'un film à succès sur le sujet; dans le but, cela va sans dire, d'opposer à ces empires du contrôle total leur propre idéal resplendissant de liberté sous forme de marchandise. Il est bien sûr vrai que dans le Berlin d'avant le Mur ou dans le Moscou soviétique, les citoyens étaient espionnés et surveillés en permanence (nous ne savons pas, en vérité, dans quelle mesure et de quelle manière ils étaient espionnés en Allemagne de l'Ouest ou aux États-Unis par la CIA, pour la simple raison que tous deux ont survécu à la chute du Mur et à l'extinction ignominieuse de l'URSS). Mais il n'en reste pas moins vrai qu'aujourd'hui, l'habitant de la caverne de verre sans frontières est espionné, suivi et surveillé de manière incomparablement supérieure, grâce aux progrès technoscientifiques qui, comme cela devrait être clair, tendent à coïncider avec les progrès de la soumission de l'homme à l'appareil techno-capitaliste. La Stasi de la RDA apparaît, à tous égards, archaïque et marquée d'amateurisme par rapport à Alexa, l'« assistante virtuelle » et « enceinte intelligente » des nouvelles maisons connectées. Prisonnier de la énième manifestation de la fausse conscience nécessaire, l'homo neoliberalis condamne comme une surveillance oppressive, en Allemagne de l'Est et dans le Moscou du socialisme réel, cette même domination qu'il subit quotidiennement sous des formes incroyablement plus radicales et plus invasives, la vivant au contraire, avec une joie insensée, comme un « confort » et un « progrès ».

On retrouve, mutatis mutandis, un modèle remis en question par la modernité et désormais actualisé sous forme numérique. La nouvelle figure de la caverne parfaite correspond à celle où les prisonniers sont totalement contrôlés et – c'est là la nouveauté décisive à l'ère des masses techno-narcotisées – sont heureux de l'être, collaborant activement à leur propre incarcération. C'est le paradigme développé à l'origine par Jeremy Bentham dans la prison idéale qu'il a conçue en 1791, le Panopticon comme caverne de haute surveillance, qui isole et contrôle totalement. La surveillance parfaite, propre à la forteresse idéale dont il est impossible de s'échapper, est confiée à un seul gardien : caché dans la tour centrale, entourée d'une construction circulaire où sont disposées les cellules des prisonniers, éclairées de l'extérieur et séparées par d'épais murs, le gardien mystérieux, que personne ne peut voir, observe tout et tout le monde (c'est ce à quoi fait allusion la synthèse entre πᾶν et  ὀπτικός) sans permettre aux détenus de savoir si, à un moment donné, ils sont réellement observés. Les détenus sont potentiellement contrôlés à chaque instant, car ils ne peuvent jamais voir le contrôleur: le regard est en effet à sens unique, puisque l'observateur n'est pas observé et que les observés ne sont pas des observateurs.

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Cette relation asymétrique, dans laquelle se cristallise le lien de domination et de servitude dans la « caverne » de Bentham, admirablement analysée en 1975 par Foucault dans Surveiller et punir, oblige les prisonniers à se comporter comme s'ils étaient surveillés en permanence, sans nécessairement l'être concrètement: la tour pourrait en effet être dépourvue de gardien, mais les prisonniers, ne pouvant le savoir, devraient continuer à se comporter comme s'il était à son poste de contrôle. En fait, ils devraient adopter des comportements disciplinés et presque automatiques, comme s'ils étaient réellement surveillés de manière totale. Ce paradigme, repris par Bentham, avait déjà été esquissé par le sophiste Critias – l'un des Trente Tyrans – lorsqu'il en était arrivé à soutenir que l'invention même des dieux « qui voient tout » était fonctionnelle au comportement moral des individus, lesquels sont dès lors potentiellement toujours observés d'en haut.

À l'ère du nouvel ordre technomorphe, le contrôle est total sans que, en général, le caractère problématique de sa présence soit même remarqué, ce qui est ainsi recherché et souhaité par les nouvelles subjectivités techno-narcotisées. Une fois de plus, selon le théorème d'Adorno, la toute-puissance de la répression et son invisibilité s'inversent l'une dans l'autre. Dans le panoptique de verre de l'ère numérique, les internés ne savent pas qu'ils sont internés et sont incités à communiquer sans retenue sur tout ce qui les concerne: dans aucune des cavernes précédentes de l'aventure historique, il n'était arrivé que ce soient les sujets eux-mêmes qui s'enregistrent avec enthousiasme et fournissent au pouvoir toutes sortes d'informations sur eux-mêmes et sur leur propre vie.

Le déclin du marxisme

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Le déclin du marxisme

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/the-decline-of-marxi...

J'ai souvent expliqué pourquoi je rejette complètement la notion extrêmement réductrice de « marxisme culturel », l'une des tentatives les plus malhonnêtes de la droite pour trouver des excuses aux maux multiples de la société capitaliste. Mais si les think tanks de gauche tels que l'école de Francfort ont clairement beaucoup à se reprocher et ont sans aucun doute joué un rôle crucial dans la formulation idéologique et la mise en pratique finale de la gauche au cours du 20ème siècle, il est beaucoup trop simpliste d'imaginer, ne serait-ce qu'un instant, qu'il y ait jamais eu une chaîne ininterrompue de déclin socioculturel directement attribuable à l'école de Francfort seule ou aux marxistes en général.

Une façon de réfuter la prétendue suprématie du marxisme dans le domaine universitaire, par exemple, consiste pour les jeunes à se familiariser avec certaines des œuvres politiques et biographiques produites dans les années 1970. Les marxistes ont certes exercé une influence dans de nombreuses universités européennes, ce qui a culminé avec les célèbres émeutes étudiantes de 1968, mais il serait beaucoup trop facile de suggérer qu'ils ont fait tout ce qu'ils voulaient ou de négliger l'opposition concomitante et, en fait, conséquente au marxisme lui-même.

De nombreux écrivains et commentateurs sociaux du début des années 1970, sans doute dans le cadre d'une réponse capitaliste orchestrée au marxisme et à son emprise sur les jeunes esprits intellectuels au cours de la décennie précédente, se sont mis à critiquer et à démanteler certains des principaux représentants des idées de gauche, qu'ils soient marxistes de la vieille école, existentialistes, structuralistes, nouveaux gauchistes, déconstructionnistes, post-structuralistes ou postmodernistes. Je ne parle pas non plus d'une poignée d'auteurs obscurs, car un effort concerté et collectif a été déployé par de nombreux éditeurs grand public pour annuler complètement et rendre obsolètes les effets les plus dangereux du marxisme, et ce qui était autrefois considéré comme extrême a rapidement dégénéré en l'apanage de l'un ou l'autre professeur aux cheveux blancs qui pouvait nourrir quelques opinions de gauche et produire des textes marxistes bizarres, mais qui ne risquait jamais de semer la zizanie sur le campus en mettant en péril sa position confortable au sein du département des sciences humaines.

Le marxisme, autrefois perçu comme une menace sérieuse par nos maîtres capitalistes, ou du moins présenté comme tel, est aujourd'hui devenu un dinosaure idéologique en faillite, toléré uniquement dans la mesure où il n'est jamais autorisé à perturber le bon fonctionnement quotidien de l'économie. En bref, le marxisme est devenu une soupape de pression utile. Donc, encore une fois, si vous voulez avoir une perspective plus réaliste et semi-objective sur l'influence perçue du marxisme, ainsi que sur ses diverses permutations philosophiques, essayez de lire quelques textes anciens afin d'examiner la manière dont il a été effectivement mis à l'écart à la suite de ce printemps parisien qui fut si exaltant pour d'aucuns. Comme la plupart des illusions courantes, le spectre d'un marxisme éternel et vigoureusement influent n'existe vraiment que dans les esprits.