Pour une écologie authentique et traditionnelle
Afin de se trouver parmi l'illimité
L'être isolé voudra fuir dans l'inexistence
Là ou s'évanouit toute satiété;
Ce n'est point toi, désir, ni toi, lourde
exigence mais vous, profond Vouloir,
Dure Nécessité qui donnez notre joie
à notre obéissance.
Ame du monde, viens! Tu nous pénétreras!
Alors, contre toi-même engager le combat
C'est le suprême appel que notre force
Entend. De bons esprits compatissants,
Maîtres très-hauts, gouverneurs indulgents
Conduisent à celui qui crée et créa.
Et pour créer la créature, afin
Qu'elle ne s'arme point pour
L'engourdissement, l'Acte éternel agit, vivant!
Et ce qui n'était pas, veut être, veut enfin
Au soleil, à la terre, aux couleurs se mêler;
Nulle chose jamais ne se peut reposer.
L'Un et le Tout
(Goethe)
Il serait vain et trop exaustif de dresser la liste des menaces et des dégradations que subit la nature dans son ensemble sur notre planète: pollution, disparition d'espèces végétales et animales, dégradation de la couche d'ozone, nuisances de toutes sortes, etc. Il est pour nous d'une importance fondamentale de préserver en Croatie, dont les variétés de paysages, de faunes végétales et animale sont d'une extrême richesse, notre patrimoine naturel, forestier et végétal, animal et marin, comme un élément indispensable à la survie du vaste éco-système terrestre. Mais nous entendons dépasser le stade purement défensif et “réactionnel” de l'écologie contemporaine, qui en tant que simple mouvement d'action défensive sert trop souvent de support idéologique à des programmes politiques et qui considère la nature comme un simple cadre de vie et d'environnement constituant l'accessoire agréable et utile à notre civilisation du béton et à notre confort quotidien.
Or nous pensons qu'il convient pour adopter une attitude authentiquement écologiste, purement désintéressée, de restituer à la nature la fonction traditionnelle sacrale et spirituelle qu'il lui revient, en réconciliant le monde de la matière et de la nature avec l'élément divin qui s'exprime à travers l'idée de dieu, en les intégrant tous deux dans une totalité organique. Déjà dans l'antiquité gréco-romaine, les écoles atomistes et stoïciennes s'efforçaient d'élaborer une conception cosmologique définissant le rôle de la nature, les premiers en considérant l'univers comme un ensemble d'atomes infinis en nombre et les seconds affirmant le dualisme de deux principes, la matiere et Dieu, ce dernier résidant dans la première.
Plus tard les diverses formes de panthéisme et d'immanentisme de type stoïcien tendaient à identifier Dieu et la nature tel le panthéisme spinozien qui reconnaissait l'unité organique de dieu et du monde, et proclamait l'unité foncière de tout ce qui existe. Le polythéisme et le paganisme vénéraient les dieux symbolisant les attributs multiples de la divinité, lesquels attributs constituaient chacun des génies intermédiaires faisant l'objet de différents cultes mystiques: Mithra, Isis, Cybèle, Coré, Dionysos et les ménades. Le paganisme avait ce mérite de nous enseigner le respect des infinis éléments intermédiaires de la nature dont chaque partie aussi infine soit elle et chaque espèce avait sa place spécifique et contribuait à l'harmonie du concert général. La compréhension et l'individualisation de ces éléments intermédiaires aboutissait à les considérer comme des présences intermédiaires avec lesquelles nous sommes tous invités à communiquer afin de comprendre et de discerner l'identité de nos essences respectives.
La pensée chrétienne, en séparant Dieu du monde et de la nature par le principe de la transcendance divine et la doctrine de la création, a replacé Dieu au-dessus de la nature. La pensée et la conception augustinienne considérait le destin et le développement de l'univers comme tributaire de la volonté divine. Mais même après l'évangélisation des différents peuples païens et notamment dans les campagnes et pays celtiques, les croyances anciennes, d'essence païennes, restent profondément ancrées dans les mémoires collectives. Nous considérons que notre époque qui constitue bien peu de chose au regard de l'histoire de l'humanité à dominante technologique et de civilisation citadine, est bien plus inférieure quant à la vénération, la compréhension et le respect de la nature que les anciennes civilisations du dolmen et des mégalithes, des polythéismes gréco-romains, celtiques, shivaïstes et dionysiaques.
Les théories évolutionnistes de la fin du 18ième siècle, considérant les éléments naturels intermédiaires comme occupant une place inférieure à la nôtre, Buffon, Erasme Darwin, Charles Darwin, Lamarck, Huxley, le rationalisme et le scientisme du siècle des Lumières, la civilisation technologique et post-industrielle d'aujourd'hui ont considérablement contribués à la dégradation, à la désacralisation et au déperissement inéluctable de la nature. C'est pourquoi ce n'est
- qu'en restituant à la nature sa dimension sacrale, sa fonction spirituelle et symbolique,
- en conciliant les anciennes croyances d'inspiration païennes avec le christianisme tout au moins dans son inspiration assisienne (St. François d'Assise), lequel avait bien compris le langage et l'enseignement de la nature comme la necessité d'une communion et d'une fraternité entre tous les êtres vivants,
que l'on réussira à préserver la nature des catastrophes à venir.
Dans cette perspective, un nécessaire retour et une réintégration des origines s'impose ainsi qu'une véritable rupture et purification ontologique avec nous-mêmes, afin de reconsidérer la Terre comme notre mère commune et féconde dans son ancienne signification cultuelle des rites de Démeter et de Coré. Il nous faut nous libérer de notre étroite conception statique et matérialiste de la nature qui n'y voit qu'un conglomérat de matières et de couches minérales superposées ou la considère, comme Hegel, comme le tombeau de Dieu, de même qu'il nous faut rejeter le sentimentalisme béat qui n'y voit qu'un pastiche de couleurs et de paysages figés et inertes, pour y reconnaître et discerner le mouvement dynamique et circulaire d'une force en perpétuel devenir indomptable et impondérable, dont les geysers jaillissants et les magmas volcaniques en ébullition ne sont que les manifestations visibles et externes. La nature dans sa régulation et sa succesion cyclique des saisons nous apprend à restituer et à reconnaître en nous-mêmes nos propres limites et potentialités qui résident au tréfond de l'âme de notre être lequel reste inexorablement soumis comme l'ensemble des autres êtres vivants sur terre aux phases de naissance, de croissance, de maturation, de vieillesse, de déclin, de mort et de renaissance.
Et comme l'éternel retour des saisons, du foisonnement des bougeons et des multicolores floraisons du printemps, du rayonnement du soleil invaincu au zénith d'été, du pourpre multiforme des forêts dénudées d'automne, aux aurores boréales et glacées au-dessus des cîmes aux neiges immaculées, nous possédons en nous-mêmes des états multiples qu'il convient de sublimer, lesquels restent irrémédiablement soumis aux lois d'airain de naissance, de maturation, de déclin, de mort et de renaissance, et nous portent à entrer en relation intime avec les mêmes éléments multiples de la nature, pour parfaire et nourrir ce sentiment ineffable de communion mystique avec le Tout.
Une attitude écologique authentiquement traditionnelle ne saurait se soustraire à une forme de disposition contemplative qui nous permet de dépasser la simple surface de nous-mêmes et de reconnaître dans le monde naturel ambiant les signes du divin. C'est ainsi que chaque élément de la terre est l'objet d'une quête vers l'absolu et l'inaccessible, d'une initiation, d'une potentialité et le support rituel d'une vision comme dans le chamanisme indien, la symbolique et l'incarnation d'une force spirituelle comme dans les civilisations antiques traditionnelles: les civilisations précolombiennes et aryennes de culte et de mythologie solaire, le symbolisme du mont Mérû dans la mythologie perse, la vénération du mont Kaïlash dans le boudhisme tibétain, le culte choraïchite de la pierre sacrée, la Kaaba dans l'Islam primitif pré-mahométan, le chêne Yggdrasil dans la mythologie nordique tout comme la représentation cosmologique de l'Univers par le Mandala hindou etc. Une authentique écologie traditionnelle s'est toujours fixée pour but de réconcilier l'univers-matière avec l'homme et de réaliser une union mystique avec l'élément divin.
Dans ce sens, la pensée métaphysique, la philosophie et la dialectique de la nature, la cosmologie pan-christique, la mystique et la conception énérgétique et théologique du Père Teilhard de Chardin se rattache à une tradition vivante et vénérable, se perpétuant depuis les vieux philosophes ioniens qui rêvaient de physique idéale et de cosmogonies totales, la dialectique ascensionnelle de la beauté et de l'amour de l'idéalisme platonicien, la métaphysique pythagoricienne, et l'enseignement de l'école de Milet avec Thalès, recherchant le principe premier qui anime l'univers et régit son processus de développement, jusqu'aux philosophes de la renaissance, de Ravaisson, Schelling, à l'idéalisme d'un Goethe et d'un Hölderlin dans ses hymnes, odes et élégies.
La pensée de Teilhard de Chardin a consisté à expliquer et à exalter le développement unitaire du monde naturel et tangible sous l'influx de la puissance christique, ainsi que la montée des effets de l'Incarnation dans l'univers où le Christ s'est inséré et continue d'agir eucharistiquement. Plongé dans le monde moderne, Teilhard de Chardin a réussi à le resacraliser, il a refait de l'univers un temple. En proposant des axes d'orientation, de recherches, de méditation et d'action, il expliquait lui-même la Weltanschauung qu'il proposait comme ne représentant nullement un système fixé et fermé, mais seulement un faisceau d'axes de progression comme il en existe et s'en découvre peu à peu dans tout système en évolution. La cosmogenèse ascensionnelle de Teilhard, en tant qu'univers conçu comme un système animé d'un mouvement orienté et convergent, expliquait l'humanité comme convergeant inéluctablement vers le centre Oméga qui est le point de convergence absolu et naturel de l'humanité et du cosmos entier, une sorte d'interuptum coïncidenciae, dans la conception de Nicolas Berdaïev, cet absolu et ce bien pour toujours dont Nietzsche disait que “la joie veut l'éternité de toutes choses, elle veut la profonde, profonde éternité”.
Rejetant les différentes formes
- de panthéisme, de confusion (où Dieu étant un Tout, le personnel et le moi tendent à s'identifier en se dépersonnalisant avec le tout, conçu comme l'élémentaire), comme le panthéisme humanitaire (religion sans dieu apparent d'après laquelle l'intérêt suprême de l'existence consiste à se vouer corps et âme au progrès universel et du développement de l'humanité), et le panthéisme matérialiste (de type marxiste expliquant l'évolution du monde par le pouvoir d'autocréation de la matière, dialectique de la nature), il proposait un panthéisme de convergence, selon lequel Dieu est un tout en tous, et où chaque moi personnel cherche à rejoindre le centre où tout s'achève par une attitude de pan-communion ou chaque être humain participe à la vie divine du Christ par les forces passées et présentes de l'univers, par les personnes, les évènements et tout ce qui constitue l'ambiance de notre univers. cette attitude de communion et d'action aboutissait à un panchristisme qui constitue l'universalisation du Christ permettant de lui conserver ses attributs essentiels dans une perspective en cosmogenèse et plaçant l'union au terme d'une différenciation organique et laborieuse.
C'est dans cet même esprit de communion avec la nature et d'union mystique avec le cosmos entier, que Goethe élabora le concept de “nature vivante” et qu'Oswald Spengler identifiait avec l'Univers-Histoire. En tant qu'artiste, philosophe, écrivain et physicien qui ne cessait de créer la vie et de nouvelles formes, il opposait l'univers organique à l'univers mécanique, la nature vivante à la nature morte, la forme à la formule. Par opposition à la méthode de la recherche et la méthode scientifique et matérialiste qui soumet les phénomènes naturels aux lois de causalité et d'effet, il proposait, pour cerner et comprendre le mystère du phénomène de la nature en mouvement, de le revivre par le sentiment, l'intuition, la comparaison, la certitude intérieure immédiate, l'imagination exacte et sensible.
C'est précisément dans le cadre de cette expression goethéenne intimement empiriste et sensible, qu'une véritable écologie traditionnelle devrait s'inscrire pour comprendre et expliquer le destin de la nature et non sa causalité en étudiant et en vivant son langage formel et sensible, sa structure périodique, sa logique organique et en partant de l'abondance des faits particuliers qui tombent sous nos sens, pour aboutir à la conclusion que tous les phénomènes et organismes sensibles et naturels, aussi infimes soient-ils, appartiennent à une unité supérieure. La perception sensible de l'univers et du monde de la nature comme un devenir éternel, nous fait découvrir l'abondance incoercible de ses transformations. Goethe écrivait à ce propos dans une œuvre posthume: “que la forme est un dynamisme qui devient, qui passe. Métamorphose est doctrine du changement. La théorie des métamorphoses est doctrine du changement. La théorie des métamorphoses est la clé qui montre les signes de la nature”.
L'esprit citadin contemporain et la conception rationaliste et scientifique moderne élève et organise une nature stricte et utilitaire et accessoire autour de l'individu avec une pression et une obstination tyrannique et systématique, sans comprendre et être en mesure de s'expliquer que la nature originelle des premiers temps, l'univers ambiant obscur de la première humanité dont témoignent aujourd'hui les rites religieux et la survivance des mythes dans ce que nous appelons “les sociétés et peuples primitifs”, univers entièrement organique plein de démons hostiles et de puissances bienfaitrices et capricieuses est un tout absolument vivant, incoercible et incommensurable. L'une des constantes néfastes de l'esprit moderne et de la conception mécaniste et rationaliste de la nature a été de rompre avec ce passé originel, avec la chaîne mythique des générations, des unités et organismes vivants ancestraux infiniment reliés entre eux, pour faire du monde de la nature un pôle indépendant, décentré, unique champ d'expérimentation et d'exploitation, domestiqué et mesurable.
C'est ainsi que la nature dans un sens étriqué, exact et scientifique, restreinte aux hommes des grandes villes mondiales cosmopolites qu'Oswald Spengler a si bien décrites, qui n'est qu'objet de possession et d'analyse scientifique, s'oppose à la conception proprement naturelle, la forme naïve et juvénile plus inconsciente qui demeure latente dans les tréfonds de l'âme de chaque homme. A ce propos, Oswald Spengler écrivit: “C'est du moins ainsi que la nature mathématique, a-mystérieuse, décomposée et décomposable d'Aristote et de Kant, des sophistes et des darwiniens, de la physique et de la chimie moderne s'oppose à cette nature vécue, illimitée, sentie chez Homère et les Eddas, le Dorien et l'homme Gothique. L'oublier, c'est méconnaître l'essence de toute recherche historique. Elle est proprement la conception naturelle, opposée à la nature exacte et mécaniquement organisée qui est la conception artificielle de l'âme par rapport à son univers”.
Nous considérons à juste titre que l'essence d'une véritable écologie traditionnelle est indissociable d'une conception organique et naturelle du monde et de l'univers, qui recherche la compréhension et l'expression dans sa pureté, le langage formel de l'image cosmique, en vivant à chaque instant la nature de manière illimitée et sensuelle comme Goethe et Platon nous l'ont si bien enseigné. Il est d'autre part d'une necessité impérative pour cette même écologie traditionnelle de dénoncer la conception artificielle, matérialiste, scientifique et l'image mécanique du monde naturel ambiant pour affirmer l'incoercibilité, l'incommensurabilité et l'éternité d'une nature-mère qu'il convient de resacraliser dans tous ses éléments constitutifs. Seule cette attitude écologique et cette disposition intérieure purement spirituelle et de conception organique est à même de servir de solide fondement à toutes les formes extérieures de défense et d'action de sauvegarde de notre environnement naturel. C'est pourquoi toute forme d'écologie contestataire défensive et revendicative, détachée d'un centre spirituel de connaissance et de perception supérieure de la nature, sera vouée à l'échec et limitée à des actions ponctuelles et des effets ephémères facilement récupérables.
Jure VUJIC.