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lundi, 12 février 2024

Approche civilisationnelle

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Approche civilisationnelle

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/civilizacionnyy-podhod?fbclid=IwAR2PKXcRp-oKPezM0NK4jFCcAPkIUbzIc8tUefUlgFmtR48OLT541yeA1M8

Pour affronter efficacement l'Occident dans la guerre des civilisations que la Russie mène déjà, il faut tenir compte de la hiérarchie des plans.

Le niveau le plus élevé est celui de l'identité :

    - quelle est l'identité de l'ennemi (avec qui sommes-nous en guerre?);

    - quelle est notre propre identité ;

    - quelle est l'identité des autres acteurs civilisationnels?

Nous devons commencer par un tel cartographiage civilisationnel. Et dès ce niveau, nous rencontrons un problème: l'ennemi a pénétré si profondément dans notre propre civilisation qu'il a en partie détourné le contrôle des significations, des structures mentales pour déterminer qui est qui - non seulement de l'extérieur de la Russie, mais aussi de l'intérieur. Par conséquent, nous devons commencer par nettoyer le champ mental, procéder à la souverainisation de la conscience.

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Voici le problème suivant: celui de l'approche dite civilisationnelle. L'ennemi a réussi à imposer aux sciences sociales et humaines russes que l'approche civilisationnelle (russe) est soit fausse, soit marginale, soit facultative. Mais il n'en est rien. Le rejet de l'approche civilisationnelle (spécifiquement russe) ne signifie automatiquement qu'une chose: l'acceptation totale de l'universalité du paradigme de la civilisation occidentale et le consentement au contrôle externe de la conscience de la société russe par ceux avec qui nous sommes en guerre.

En d'autres termes, quiconque remet en question l'approche civilisationnelle devient automatiquement un agent étranger - au sens propre du terme. Peu importe que ce soit intentionnel, stupide ou par inertie. Mais aujourd'hui, il en est ainsi et il n'y a pas d'autre solution. Seule une approche civilisationnelle nous permet de parler d'une conscience publique souveraine, et donc d'une science et d'une éducation souveraines.

C'est le dernier appel pour les sciences humaines russes : soit nous passons rapidement aux positions de l'approche civilisationnelle (Russie = civilisation souveraine), soit nous écrivons notre lettre de démission. Parfois, l'augmentation de la connaissance scientifique se fait par soustraction, et non par addition - si nous soustrayons le non-sens, les algorithmes toxiques, les stratégies épistémologiques subversives, en un mot, le virus libéral de l'occidentalisme.

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dimanche, 11 février 2024

Eva Vlaardingerbroek: quelques réflexions sur les déclarations de Poutine sur l'histoire et la géopolitique russes dans son interview avec Tucker Carlson

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Eva Vlaardingerbroek: quelques réflexions sur les déclarations de Poutine sur l'histoire et la géopolitique russes dans son interview avec Tucker Carlson

Source : https://twitter.com/EvaVlaar

Le récit d'une durée de 30 minutes que prononça Poutine sur l'histoire de la Russie était incroyablement intéressant, non seulement en raison de sa pertinence politique actuelle, mais surtout parce qu'il met directement en évidence le fait qu'aucun dirigeant occidental ne pourrait aujourd'hui donner un récit historique aussi détaillé de sa propre nation comme l'a fait Poutine.

Les Occidentaux n'ont plus aucune idée de qui ils sont. Nous n'avons aucune idée de notre propre histoire. Pourquoi le ferions-nous ? Elle a été activement supprimée et rejetée. En fait, la seule chose dont nos "dirigeants" politiques actuels s'enorgueillissent est le rejet de notre "histoire rétrograde". Lorsqu'on leur demande ce qu'est l'Occident, la plupart des gens répètent un cliché selon lequel nous avons dépassé notre barbarie nationaliste pour devenir des "sociétés démocratiques libérales" éclairées. 

C'est ironique car, comme l'a confirmé une fois de plus l'interview de Poutine, la "démocratie libérale" en Occident n'est qu'une illusion. L'actuel président des États-Unis étant indéniablement sénile, cela ne pourrait pas être plus évident. Nos chefs de gouvernement - et a fortiori nos représentants parlementaires - ne sont pas ceux qui tirent les ficelles, mais cette évidence ne suscite pas l'indignation que l'on pourrait attendre. La plupart des gens se contentent de jouer le jeu, même s'ils savent que l'empereur est nu. Pour certains, c'est peut-être parce qu'ils ne savent pas par où commencer ou qu'il y a un certain niveau de dissonance cognitive et qu'ils ne veulent pas affronter la vérité, mais il y a beaucoup de gens qui ont subi un tel lavage de cerveau qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils sont des pions dans une pièce de théâtre mondialiste.

Dans ce dernier cas, le lavage de cerveau a été si efficace que quiconque tente de leur dire qu'on leur ment est automatiquement taxé de théoricien du complot. C'est presque comme une réponse immunitaire: la menace est immédiatement et automatiquement localisée et neutralisée. Ces pions sont les plus utiles. Comme l'a dit Goethe: le meilleur esclave est celui qui se croit libre.

Revenons à la guerre entre la Russie et l'Ukraine: vous pouvez détester Poutine autant que vous voulez, mais il est indéniable qu'il est là pour son propre peuple. Il est là pour la Russie et il a une idée claire de ce qu'est la Russie et de ce qu'elle représente. Et la vraie question est de savoir qui sont ceux qui ont provoqué cette guerre en sachant que la CIA était derrière le changement de régime ukrainien en 2014 et qu'un accord de paix a été conclu en 2022, mais rejeté à la dernière minute à cause de l'ingérence de Boris Johnson ? La Russie est-elle vraiment l'agresseur expansionniste que l'on dit d'elle, ou l'ours a-t-il été piqué trop souvent ?

Une chose est sûre : il s'agit d'une interview historique, dont on parlera pendant de nombreuses années et qui, espérons-le, contribuera à la désescalade de ce conflit. Merci, Tucker Carlson.

vendredi, 09 février 2024

Le Tsar parle...

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Le Tsar parle...

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/parla-lo-zar/

Tucker Carlson - l'un des plus grands journalistes américains, pourtant marginalisé aujourd'hui précisément parce qu'il fait son travail et n'obéit pas aux pontes du pouvoir - interviewe nul autre que Vladimir Poutine.

L'interview du siècle, diront certains. Peu, en fait... car pour les grands médias occidentaux, italiens en particulier, c'est comme si rien ne s'était passé. Ce qui est plus important, sans doute, c'est ce John Travolta qui fait la danse du "qua qua". Ou les déclarations de ce chanteur - je crois qu'il se fait appeler Big Mama - sur le fait qu'il est bon d'être "queer"...

Que voulez-vous, c'est l'état de l'information dans nos paradis démocratiques....

Malgré tout, l'interview est parvenue jusqu'à nous. Par le biais des chaînes YouTube, une sorte de samizdat de notre époque.

Et, immédiatement, quelqu'un s'est empressé de dire qu'après tout, Poutine n'avait rien dit de tout cela. Au contraire, tout au long de la première partie, il s'est lancé dans des digressions sur l'histoire russe, ancienne et récente. Puis il s'est limité à quelques observations assez prévisibles sur le présent.

Des digressions... pour moi, franchement, cela a donné une impression assez différente. Car en parlant d'histoire, Poutine a, en fait, expliqué sa vision de la guerre avec l'Ukraine. Laquelle plonge ses racines dans l'histoire complexe de la Russie et de l'Europe. Et aussi parce que Ukraine signifie "frontière". Et c'est là que réside la principale raison du conflit.

Que l'on aime ou que l'on n'aime pas Poutine, c'est un authentique homme d'État. Et sans avoir besoin des "brevets" généreusement accordés par l'anglosphère.

Un homme d'État, l'un des rares sur la scène actuelle.

Et un homme d'État est tel s'il a une vision de la politique, et de la géopolitique, qui va au-delà du moment présent.

Une vision large, capable de lire dans l'Histoire les lignes directrices du destin d'un peuple. Et tenter d'interpréter le moment présent.

Pas si votre regard va au-delà de la GRA.

Attention, il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de Poutine. Ni d'épouser sans critique ses positions sur les grandes crises actuelles.

Mais force est de constater que même sur ces dernières, il fait preuve d'une lucidité de vision et d'une cohérence de choix qui n'ont pas d'équivalent chez celui qui devrait être son principal adversaire. Et, bien sûr, je ne parle pas de la marionnette de Kiev, mais de ce grand-père qui, discutant dans le bureau ovale avec des fantômes et des lapins roses imaginaires, attise les conflits dans le monde entier.

Mais revenons à la question de l'histoire.

Un homme d'État, un vrai leader politique - bon ou mauvais, peu importe, pour autant que ces catégories ont un sens... - doit avoir une vision de l'histoire. Et il doit aussi déterminer ses décisions en fonction de celle-ci. Pas seulement en naviguant à vue dans les bas-fonds des contingences.

Étrange, n'est-ce pas ? Seulement pour nous, désormais habitués à des gouvernants qui ne voient pas plus loin que le vingt-sept du mois. Qui ne se soucient même pas de ce qui se passera dans un an. Et qui ignorent totalement le passé. Une ignorance cultivée et complaisante, d'ailleurs.

Une dernière réflexion...

Chaque peuple a le gouvernement et les dirigeants qu'il mérite.

C'est triste. Pour nous.

Triste succès des transatlantistes : le commerce germano-russe s'effondre de 80%

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Triste succès des transatlantistes: le commerce germano-russe s'effondre de 80%

Source: https://zuerst.de/2024/02/08/trauriger-erfolg-der-transatlantiker-deutsch-russischer-handel-um-80-prozent-eingebrochen/

Berlin/Moscou. Le journaliste et géopoliticien américain George Friedman, cofondateur du think tank américain "Stratfor", ne s'est jamais lassé d'évoquer dans ses livres et ses conférences le grand danger que représente pour les Etats-Unis la coopération germano-russe. En 2010, il écrivait déjà dans son livre The Next Decade : What the World Will Look Like (en français: "La prochaine décennie - à quoi ressemblera le monde"): "Le maintien d'une barrière solide entre l'Allemagne et la Russie est d'un intérêt primordial pour les États-Unis".

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Et en 2015, lors d'une conférence au Chicago Council on Global Affairs, il a réaffirmé: "Le principal intérêt des États-Unis, pour lequel nous avons mené des guerres pendant des siècles - la Première, la Deuxième et la Guerre froide - est la relation entre l'Allemagne et la Russie, parce qu'ils sont là, et s'ils s'unissent, ils seront la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons faire en sorte que cela n'arrive pas".

Entre-temps, c'est exactement ce qui s'est passé, et c'est invariablement le mérite discutable de l'ancienne chancelière allemande Angela Merkel (CDU) et de l'actuel gouvernement "Feu tricolore", en place depuis très exactement deux ans. En 2023, le commerce entre l'Allemagne et la Russie s'est complètement effondré, à l'exception de quelques postes résiduels. Les importations allemandes en provenance de Russie ont chuté de 90%. Les exportations allemandes vers la Russie ont encore chuté de 39%. Par rapport à l'année 2021, avant la guerre, elles ont diminué de deux tiers. C'est ce que révèlent les dernières données de l'Office fédéral des statistiques.

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En 2023, l'Allemagne n'achetait plus que 3,7 milliards d'euros de marchandises à la Russie. Avant le début de la guerre en Ukraine, ce chiffre dépassait les 30 milliards d'euros. Les entreprises allemandes livraient encore pour près de 9 milliards d'euros de marchandises à la Russie. Il s'agissait en grande partie de médicaments, d'appareils médicaux et de produits alimentaires.

Dans un premier temps, l'économie allemande avait continué à miser sur le commerce avec la Russie malgré l'aggravation du climat après le coup d'État de Maïdan en 2014, profitant notamment des livraisons d'énergie russe à bas prix. Mais au plus tard après le déclenchement de la guerre en février 2022, cette orientation n'a plus pu être maintenue dans le sillage des sanctions occidentales. L'Allemagne a été contrainte de se détacher de la Russie, à son propre détriment.

Par rapport à l'année 2021, avant la guerre, le volume total du commerce germano-russe a chuté de près de 80%. La Russie est désormais largement insignifiante pour le commerce extérieur allemand. Les liens économiques étroits qui existaient auparavant ont été rompus. Avant la guerre d'Ukraine, la Russie était encore le cinquième marché le plus important pour les exportateurs allemands en dehors de l'UE, juste derrière les États-Unis ou la Chine. Elle est désormais 20ème.

En décembre, les entreprises allemandes livraient encore pour 700 millions d'euros de marchandises à la Russie. Inversement, l'Allemagne a reçu des marchandises en provenance de la Russie pour une valeur de 200 millions d'euros. Le volume des échanges commerciaux s'est maintenant stabilisé à ce niveau. Les saboteurs du partenariat germano-russe ont fait du bon travail (mü).

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Raisa Blommestijn: Quelques réflexions sur l'interview de Poutine par Tucker Carlson

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Raisa Blommestijn: Quelques réflexions sur l'interview de Poutine par Tucker Carlson

Quelle : https://twitter.com/rblommestijn

Il est frappant, mais pas surprenant, que l'interview ait immédiatement été passée à la trappe par l'establishment. Ainsi, Carlson est considéré comme "controversé" ou "déchu" et Poutine est - bien sûr - un dictateur qui ne fait que diffuser de la propagande. En fait, l'UE est tellement impressionnée par le fait qu'un journaliste ose poser des questions à quelqu'un qu'elle menace de lui interdire l'entrée sur son territoire. Imaginez ! Un journaliste qui fait son travail !

Il est facile de tomber dans le panneau. Mais pensez-vous maintenant que ce que dit Poutine est vrai ? Et que la Russie a en fait essayé de se rapprocher de l'Occident depuis la fin de la guerre froide, alors que l'Occident continuait à provoquer ? Par exemple, Poutine déclare dans l'interview que la Russie a essayé d'adhérer à l'OTAN et qu'elle en a été empêchée. 

Quelle est la probabilité que Poutine dise la vérité ? En soi, ce n'est pas totalement improbable si l'on considère que son analyse de l'expansion de l'OTAN, de la violation par l'Occident des accords de Minsk et de l'ingérence de la CIA dans les élections ukrainiennes de 2014 est bel et bien véridique. 

Poutine a également une justification claire - y compris dans une leçon d'histoire d'une demi-heure qu'il nous donne - de la raison pour laquelle il a envahi l'Ukraine et de ce qu'il pense être nécessaire pour mettre fin à la guerre. 

Quand avons-nous pu voir "nos" dirigeants analyser correctement le conflit? Ici, en Occident, tout ce que nous entendons, c'est que "nos" dirigeants battent le tambour de la guerre et font des crises de nerfs en disant que c'est "notre guerre" - une rhétorique guerrière aveugle qui ne tient compte ni de la réalité ni de l'histoire.

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Je n'ai jamais entendu la moindre explication claire des raisons pour lesquelles l'Ukraine devrait être défendue. En effet, je n'ai jamais été en mesure de voir "nos" dirigeants faire une quelconque analyse. Par défaut, il est présenté comme une évidence (!) que plus d'argent doit aller à l'Ukraine et que si l'Ukraine "tombe", Poutine tournera son regard vers l'Ouest et attaquera, par exemple, la Lettonie ou la Pologne.

Tous ceux qui ont regardé l'interview hier ont entendu que Poutine dit au moins qu'il n'a pas les yeux rivés sur le reste de l'Europe. Devons-nous le croire? Pourquoi ne devrions-nous pas le croire? En tout cas, je n'ai jamais entendu "nos" dirigeants expliquer pourquoi "la Russie ne s'arrêtera pas après l'Ukraine". 

Ce sont LES questions importantes. Surtout si l'on considère que l'UE se comporte déjà comme si elle était en guerre contre la Russie. 

Il est facile de rejeter l'interview en la qualifiant de "propagande de Poutine". Mais il est tout aussi important de réaliser qu'il y a tout autant de propagande et de censure ici, dans l'"Occident libre". Nous l'avons tous constaté avec Covid. 

Il est donc temps d'avoir une conversation vraiment importante sur la guerre insensée en Ukraine. Carlson a courageusement entamé cette conversation - et nous devons la poursuivre.

jeudi, 08 février 2024

Pourquoi l'interview de Tucker Carlson est-elle considérée comme un tournant pour l'Occident et la Russie?

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Pourquoi l'interview de Tucker Carlson est-elle considérée comme un tournant pour l'Occident et la Russie?

Alexander Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/why-tucker-carlsons-interview-considered-pivotal-both-west-and-russia?fbclid=IwAR2Dt-QI_YDKbGhaU8NgvbZOE05qAfqz3tpXk1UwuIgZyEynGt2h9CdXVlk

Commençons par la partie la plus simple : la Russie. Tucker Carlson est devenu le point de convergence de deux pôles opposés au sein de la société russe : les patriotes idéologiques et les élites occidentalistes qui restent néanmoins fidèles à Poutine et à l'opération militaire spéciale. Pour les patriotes, Tucker Carlson est tout simplement "l'un des nôtres". C'est un traditionaliste, un conservateur de droite et un farouche opposant au libéralisme. Voilà à quoi ressemblent les émissaires du tsar russe du 21ème siècle.

Poutine n'interagit pas souvent avec des représentants éminents du camp fondamentalement conservateur. L'attention que lui porte le Kremlin enflamme le cœur du patriote, inspirant la poursuite d'un parcours conservateur-traditionnel en Russie même. C'est désormais possible et nécessaire : le pouvoir russe a défini son idéologie. Nous nous sommes engagés dans cette voie et nous n'en dévierons pas. Pourtant, les patriotes ont toujours peur que nous le fassions. Non.

En revanche, les occidentalistes ont poussé un soupir de soulagement : voyez, tout n'est pas mauvais en Occident, et il y a des gens bons et objectifs, nous vous l'avions dit ! Soyons amis avec un tel Occident, pensent les occidentalistes, même si le reste de l'Occident libéral mondialiste ne veut pas être ami, mais nous bombarde de sanctions, de missiles et de bombes à fragmentation, tuant nos femmes, nos enfants et nos personnes âgées. Nous sommes en guerre avec l'Occident libéral, alors soyons au moins amis avec l'Occident conservateur. Ainsi, les patriotes russes et les occidentalistes russes (de plus en plus russes et de moins en moins occidentaux) s'accordent sur la figure de Tucker Carlson.

En Occident, tout est encore plus fondamental. Tucker Carlson est une figure symbolique. Il est désormais le principal symbole de l'Amérique qui déteste Biden, les libéraux et les mondialistes et qui s'apprête à voter pour Trump. Trump, Carlson et Musk, ainsi que le gouverneur du Texas Abbott, sont les visages de la révolution américaine imminente, cette fois-ci une révolution conservatrice. La Russie se connecte à cette ressource déjà puissante. Non, il ne s'agit pas pour Poutine de soutenir Trump, ce qui pourrait facilement être rejeté dans le contexte d'une guerre avec les États-Unis. La visite de Carlson concerne autre chose. Biden et ses maniaques ont effectivement attaqué une grande puissance nucléaire par les mains des terroristes déchaînés de Kiev, et l'humanité est au bord de la destruction. Rien de plus, rien de moins.

Les médias mondialistes continuent de faire tourner une série Marvel pour les enfants en bas âge, où Spider-Man Zelensky gagne par magie grâce à des super-pouvoirs et des cochons magiques contre le "Dr Evil" du Kremlin. Cependant, il ne s'agit que d'une série stupide et bon marché. En réalité, tout se dirige vers l'utilisation d'armes nucléaires et peut-être la destruction de l'humanité. Tucker Carlson fait le point sur la réalité : l'Occident comprend-il ce qu'il est en train de faire, en poussant le monde vers l'apocalypse ? Il y a un vrai Poutine et une vraie Russie, pas ces personnages mis en scène et ces décors de Marvel. Regardez ce que les mondialistes ont fait et à quel point nous en sommes proches !

Ce n'est pas le contenu de l'interview de Poutine qui est en cause. C'est le fait qu'une personne comme Tucker Carlson se rende dans un pays comme la Russie pour rencontrer une personnalité politique comme Poutine à un moment aussi critique. Le voyage de Tucker Carlson à Moscou pourrait être la dernière chance d'arrêter la disparition de l'humanité. L'attention gigantesque de l'humanité elle-même à l'égard de cette interview charnière, ainsi que la rage frénétique et inhumaine de Biden, des mondialistes et des citoyens du monde intoxiqués par la décadence, témoignent de la prise de conscience par l'humanité de la gravité de la situation.

Le monde ne peut être sauvé qu'en s'arrêtant maintenant. Pour cela, l'Amérique doit choisir Trump. Et Tucker Carlson. Et Elon Musk. Et Abbott. Nous aurons alors la possibilité de faire une pause au bord de l'abîme. Comparé à cela, tout le reste est secondaire. Le libéralisme et son programme ont conduit l'humanité dans une impasse. Le choix est désormais le suivant : les libéraux ou l'humanité. Tucker Carlson choisit l'humanité, c'est pourquoi il est venu à Moscou pour rencontrer Poutine. Le monde entier a compris pourquoi il est venu et à quel point c'est important.

mercredi, 31 janvier 2024

Géoéconomie - Croissance record du transport ferroviaire Chine-Europe

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Géoéconomie - Croissance record du transport ferroviaire Chine-Europe

Source: https://www.destra.it/home/geoeconomia-crescita-record-del-trasporto-ferroviario-cina-europa/

De janvier à novembre, 16.145 trains de marchandises ont circulé entre la Chine et l'Europe, transportant 1,75 million d'EVP, soit une augmentation de 7% et 19% respectivement en glissement annuel. Le volume de fret a établi un record en dépassant le total de l'année précédente. Ces chiffres ont été publiés par le China State Railway Group, en attendant les chiffres définitifs pour 2023.

Le service de trains de marchandises Chine-Europe s'est étendu à 217 villes dans 25 pays. Des mesures ont été prises pour améliorer l'efficacité des services de transport et la qualité des wagons et de la traction a été améliorée pour augmenter la capacité de transport de 10%.

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Depuis la fin du mois de novembre, des trains Chine-Europe circulent sur cinq itinéraires avec un horaire fixe. Ce type de service a permis de réduire les temps de transport de 20%. La coordination entre le département des chemins de fer, les douanes et l'inspection des frontières a été renforcée afin d'améliorer l'efficacité du dédouanement.

Entre-temps, la situation d'urgence en mer Rouge, qui risque de perturber les routes méditerranéennes et d'entraîner des retards et des temps de transit plus longs, a déclenché une autre initiative "ferroviaire". Cette fois, c'est le grippo Codognotto, basé en Vénétie, qui introduit un nouveau service Chine-Milan afin d'assurer la continuité pour ses clients.

L'offre est toujours disponible, avec trois stations d'origine différentes en Chine vers Milan et trois départs hebdomadaires différents. Le temps de transit est de 22 jours, couvrant une distance de plus de 11.000 kilomètres.

Source : Adria Ports

jeudi, 18 janvier 2024

Clausewitz et la Russie

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Clausewitz et la Russie

Daniele Perra

Source: https://novaresistencia.org/2024/01/04/clausewitz-e-a-russia/

L'étude de Clausewitz, ainsi que d'autres classiques de la doctrine militaire, nous permet de mieux comprendre la position historique de la Russie qui consiste à "se défendre en attaquant", ce qui a été évident tout au long de l'opération militaire spéciale.

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Dans les Principes fondamentaux de la guerre, véritable manifeste de l'armée prussienne, dont la pertinence historique ne peut être comparée qu'au Livre rouge de Mao Zedong pour l'armée populaire de Chine, Frédéric II le Grand (également célébré par la cinématographie nationale-socialiste en Allemagne dans les années 1930 et 1940), affirme que la politique et l'armée, base de la préservation de la gloire de l'État, doivent toujours travailler ensemble pour déterminer les objectifs d'une campagne militaire. Car, selon lui, avant de se lancer dans une aventure guerrière, il faut toujours connaître le terrain d'affrontement, la force et les alliances de l'adversaire éventuel, afin de déterminer le temps et les moyens nécessaires [1].

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Il n'est pas nécessaire de rappeler l'influence de l'œuvre de Frédéric de Prusse sur le Vom Kriege de Carl von Clausewitz, qui n'a jamais été achevé. Le théoricien militaire prussien, en effet, comme le souverain, souligne à la fois le lien fondamental entre guerre et politique et le fait que la guerre, sorte de duel prolongé, se présente toujours comme un acte de violence ayant pour but de réduire l'adversaire à sa volonté. Par conséquent, la force est le moyen, tandis que la réduction de l'ennemi à sa volonté est la fin.

Ceci permet d'approcher le thème de cette contribution : la relation entre la doctrine militaire russe et la théorie clausewitzienne. Clausewitz lui-même affirme que "le désarmement de l'ennemi est le but de la guerre" [2] : en d'autres termes, il s'agit de l'amener à une situation dans laquelle la poursuite de la belligérance conduit à des conditions de plus en plus désavantageuses: le désarmement total ou la menace d'un désarmement rapide. Ce n'est que lorsqu'il n'y a plus de changement réel dans l'équilibre du champ de bataille que la paix peut être justifiée.

Or, l'intervention directe de la Russie dans le conflit civil ukrainien visait avant tout à "désarmer l'ennemi", c'est-à-dire à le rendre inoffensif et à le soumettre à sa volonté. Pour ce faire, les stratèges russes ont suivi à la lettre le schéma clausewitzien, qui consiste à 1) conquérir une ou plusieurs provinces du territoire ennemi ; 2) chercher à négocier ; 3) se préparer à la défense, si la tentative de négociation échoue.

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À cet égard, dans les Principes fondamentaux de la guerre mentionnés ci-dessus, Frédéric le Grand souligne que la guerre est toujours une concaténation d'actions offensives et défensives basées sur des plans différents. Les actions défensives, en ce sens, doivent toujours viser à épuiser l'adversaire, à inhiber sa volonté d'offenser - certaines des pratiques mises en œuvre par l'armée russe en Ukraine, telles que les pièges "aveugles" qui ont rendu les tentatives de déminage inutiles, stressantes et avec un risque considérable de pertes, et la préparation du terrain pour l'offensive, peuvent être emblématiques.

Une fois encore, Clausewitz, en écho au souverain prussien, affirme que "pour renverser l'ennemi, il faut mesurer l'effort à sa capacité de résistance" [3]. Cela nécessite bien sûr une évaluation des moyens disponibles et de la force de volonté de l'adversaire et de la sienne. Car la guerre est dominée par une sorte de trinité: l'instinct naturel aveugle, qui correspond à sa nature populaire; l'activité libre de l'homme, qui appartient à l'aspect du commandement; l'intellect pur, la finalité politique qui appartient à l'activité du gouvernement et la décision "schmittienne" de l'"état d'urgence". La trinité politique-guerrier, à son tour, fait ressortir les quatre éléments constitutifs de l'atmosphère dans laquelle se déroule la guerre: le danger, le défi physique, l'incertitude et le hasard. Et toute l'œuvre de Clausewitz vise à éduquer le décideur dans cette atmosphère précise: ou plutôt, dans son auto-éducation, en lui fournissant seulement des lignes directrices générales et une richesse d'idées et de concepts opérationnels (tirés de l'expérience et filtrés par une critique née de la dialectique hégélienne) avec lesquels son esprit peut s'enrichir.

Cette "trinité" démontre également que la théorie devient toujours infiniment plus complexe dès qu'elle entre en contact avec le champ spirituel lui-même. La guerre, en effet, est un "art" lié à une "matière vivante", l'homme. Comme l'affirme Clausewitz, "l'activité guerrière ne s'applique pas à la matière pure, mais aussi et toujours à la force spirituelle qui anime cette matière [la rend vivante] et il est impossible de séparer l'une de l'autre" [4].

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Une approche similaire a été proposée par l'un des pères de la géopolitique: Karl Haushofer. Dans une tentative de donner une définition à une "science antimoderne" (inévitablement imprécise) qui dépassait la sphère étroite du déterminisme géographique (dans laquelle les auteurs d'aujourd'hui ont tendance à opérer), Haushofer a déclaré: "La géopolitique sait parfaitement qu'il y aura toujours de grands esprits qui ne se contenteront pas de la médiocrité; elle sait qu'il est toujours nécessaire que des ruptures, de nouvelles fécondations et de nouvelles formations se produisent. En raison de l'arbitraire qui caractérise l'action politique humaine, la géopolitique ne peut se prononcer avec précision que dans environ 25% des cas. N'est-ce pas déjà un bon résultat si, dans une évolution où tout doit être laissé à l'arbitraire humain et aux humeurs des masses, au moins un quart des cas accessibles à la prévoyance et à la raison active sont prédits par la géopolitique" [5]?

Cela s'applique donc aussi à l'effort de guerre, où il y a toujours un élément de hasard dicté par le fait que, malgré l'énorme développement des appareils d'espionnage et/ou de surveillance (y compris les relevés par satellite) et leur efficacité, on ne peut jamais avoir d'informations sûres à 100% sur les capacités réelles de l'adversaire. En ce sens, par exemple, on ne peut exclure la possibilité que les Russes aient initialement fait des évaluations erronées de la capacité de résistance de l'Ukraine (étant donné que, sans l'intervention massive qu'a été le soutien occidental, Kiev se serait effondrée au bout de quelques mois); tout comme il semble évident que les dirigeants militaires ukrainiens ont fait une erreur, peut-être guidés par des évaluations tout aussi erronées de l'OTAN, au moment de lancer la soi-disant "contre-offensive". Cela montre que, indépendamment des données technologiques, l'élément prédominant du conflit reste le risque; et les qualités prédominantes de l'esprit dans une situation risquée sont, pour revenir à Clausewitz, le courage et la détermination, qui doivent être compris comme un acte d'intelligence qui prend conscience de la nécessité du risque et détermine le "triomphe de la volonté". Si la guerre change constamment de nature, l'esprit humain doit pouvoir s'y adapter tout aussi rapidement. Le "décideur" schmittien, pour ne pas se retrouver dans une impasse, doit veiller à ce que sa décision soit composée de plusieurs actes, afin que le "précédent" puisse devenir, dans toutes ses manifestations, le paramètre et la mesure de l'action suivante. En d'autres termes, il doit être capable d'apprendre et de comprendre ses erreurs pour évoluer et pouvoir les utiliser contre l'adversaire. A cet égard, la Russie (dont la doctrine militaire ne contient pas de méthode univoque de conduite des opérations militaires), contrairement à son adversaire direct actuel, a développé la capacité de "recoudre" les actions de combat en fonction des besoins spécifiques du moment (capacité déjà démontrée lors du second conflit en Tchétchénie et lors de la confrontation en Géorgie en 2008), en exploitant, outre sa puissance de feu supérieure, l'instinct d'adaptation d'éléments conventionnels et asymétriques; un facteur indispensable, à savoir que les forces russes ne disposent plus de l'avantage numérique - en termes de capital humain utilisable dans le conflit - qu'elles pouvaient avoir à l'époque soviétique. Ce facteur, après presque deux ans de guerre conventionnelle, nuit à la partie ukrainienne, dont le réservoir (où puiser le soutien à l'effort de guerre) est de plus en plus étroit et ne peut être remplacé, même par un recours massif à des forces mercenaires. Dans un avenir proche, cela conduira à une intervention directe de l'OTAN dans le conflit ou, plus probablement, à l'abandon progressif de la "cause ukrainienne", avec pour conséquence la recherche d'une solution négociée.

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Pour revenir au niveau théorique, tout comme l'approche de Haushofer en matière de géopolitique, la valeur de la pensée de Clausewitz (et c'est ce qui rend son œuvre encore pertinente aujourd'hui, malgré l'évolution évidente des méthodes de combat) réside dans la revendication du caractère politique et spirituel de l'activité de la guerre et dans la polémique contre les tentatives de la soumettre aux schémas rationalistes des modèles dérivés de ce que l'on appelle le "siècle des Lumières". Un domaine dans lequel, par ailleurs, un autre théoricien militaire important du 19ème siècle, qui a servi à la fois Napoléon et le tsar et est étudié à West Point, a excellé : le Suisse Antoine-Henri Jomini, qui mettait l'accent sur les caractéristiques "géométriques" (lignes stratégiques, bases, points clés, quadrilatères défensifs) et logistiques du conflit.

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Ainsi, si la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, idée qui a conduit Engels et Lénine à apprécier grandement l'œuvre de Clausewitz et à faciliter sa diffusion dans les écoles militaires soviétiques, la politique est la sphère d'intelligence de l'État considéré comme une "personne collective politico-spirituelle" (Friedrich Ratzel). Et encore une fois, si la guerre n'est jamais une activité autonome par rapport à la politique, il est clair qu'un Etat apolitique (par exemple l'Italie d'aujourd'hui, où la politique est réduite au minimum, à la simple gestion des affaires intérieures) ne peut pas "faire la guerre", mais simplement s'aligner docilement et/ou participer, toujours "au minimum", à l'effort de guerre d'autrui.

Cet aspect impose également un autre type de raisonnement, qui différencie les approches "occidentales" des conflits des approches plus proprement "orientales". Dans le cas "occidental", en effet, au moins depuis la Première Guerre mondiale (mais on peut en dire autant de la guerre civile américaine), on est confronté à une interprétation du conflit selon une clé essentiellement économique, où les flux d'argent priment sur les flux de sang: l'affrontement militaire, même s'il est présenté selon une clé existentielle et/ou eschatologico-messianique (le "bien" contre le "mal absolu"), doit toujours être évalué en termes d'opportunités, de coûts et de transferts purement matériels. Par exemple, dans le cas du conflit actuel à Gaza, l'exploitation des ressources gazières de la mer adjacente à la Bande ou la transformation de la Bande elle-même en une attraction touristique une fois le "problème palestinien" éliminé. L'approche "orientale", quant à elle, est restée, depuis l'époque de Sun Tzu, une approche presque exclusivement politique: l'action guerrière, si elle est inévitable, doit avant tout produire des avantages et des résultats politiques tangibles.

Aujourd'hui, quel est le principal avantage politique dans le cas spécifique de la Russie? Sans tenir compte du niveau des relations internationales et de l'évolution de leur structure centrée sur les États-Unis, la réponse est assez simple: la défense de la souveraineté et de l'intégrité du territoire national. Les forces armées russes - comme l'indique également le plus important centre d'études stratégiques de l'atlantisme (le Rand Corp) - sont structurées avant tout pour défendre le territoire russe [6]. Même l'attaque, en ce sens, fait toujours partie d'une stratégie défensive plus complexe. C'était le cas à l'époque de Pierre le Grand et de Catherine II, qui considéraient l'expansion des frontières impériales comme nécessaire pour sauvegarder le noyau intérieur de l'État russe; c'était le cas à l'époque soviétique, lorsque Staline a opté pour la formation d'une structure d'États satellites proches des frontières occidentales de l'URSS; c'est le cas aujourd'hui, alors que cette "structure" (et avec elle l'Union soviétique) s'est effondrée à la suite de la fin de la guerre froide, laissant la Russie à découvert et facilement attaquable sur plusieurs fronts. L'affrontement contre Napoléon, auquel Clausewitz participa activement en quittant la Prusse (contrainte par Napoléon de participer à la campagne de Russie) et en rejoignant l'armée du Tsar, fut également purement défensif; Clausewitz participa à la bataille de Borodino, magistralement décrite par Tolstoï dans Guerre et Paix, qui, si elle n'empêcha pas le souverain français d'entrer à Moscou, décima son armée et rendit vain tout espoir d'une victoire complète.

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Bien qu'il ait apprécié les dons militaires et stratégiques de Bonaparte (capable, plus encore que Frédéric le Grand, de transformer la guerre d'une partie d'échecs entre dynasties aristocratiques en une cause populaire exigeant l'engagement actif des masses), Clausewitz a rejeté son message anti-traditionnel sous-jacent, lié à l'idéologie libérale issue de la Révolution française. Cela a conduit Napoléon lui-même à donner naissance au premier texte sioniste de l'histoire européenne, non sans les intérêts géopolitiques spécifiques qui conduiraient plus tard les Britanniques à soutenir la même cause: la "Proclamation à la nation juive" [7]. La Proclamation, qui ne fut jamais publiée en raison de l'échec de la campagne au Levant, disait: "Bonaparte, chef des armées de la République française en Afrique et en Asie, aux héritiers légitimes de la Palestine, les Israélites [...] La Grande Nation [la France], qui ne fait pas commerce d'hommes et de pays [...] ne vous demande pas de conquérir votre héritage. Non, elle vous demande seulement de prendre ce qu'elle a déjà conquis. Et, avec votre appui et votre permission, de rester maîtres de cette terre" [8].

Les valeurs de la Révolution française et les idéaux des Lumières et de la franc-maçonnerie ont également inspiré le colonel russe Pavel Ivanovitch Pestel, l'un des principaux acteurs des révoltes décembristes dont l'objectif politique, outre l'établissement d'un gouvernement républicain en Russie, était la création d'un État juif dans le Levant ottoman [9].

Notes:

[1] Federico il Grande, I principi fondamentali della guerra, Tumminelli Editore, Rome 1940, p. 22.

[2] C. von Clausewitz, Pensieri sulla guerra, Oaks Editore, Milano 2022, p. 8.

[3] Ibidem, p. 23.

[4] Ibidem, p. 59.

[5] K. Haushofer, Che cos'è la geopolitica, "Eurasia. Rivista di studi geopolitici". Vol. LI, n. 3/2018.

[6] Voir S. Boston - D. Massicot, The Russian way of warfare, www.rand.org.

[7] S. Azzali, Theodor Herzl e il Sultano, "Eurasia. Rivista di studi geopolitici", Vol. LXXIII, n. 1/2024.

[8] J. Attali, Le juifs, le monde et l'argent, Fayard, Parigi 2002, p. 333.

[9] Theodor Herzl e il Sultano, ivi cit.

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mercredi, 10 janvier 2024

La guerre de Gaza rapproche l'Inde de la Russie

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La guerre de Gaza rapproche l'Inde de la Russie

Source: https://www.piccolenote.it/mondo/guerra-gaza-avvicina-india-e-russia

L'Inde et la Russie pour un monde multipolaire. La débâcle morale des États-Unis à Gaza

"Lorsque le ministre indien des affaires extérieures, Subrahmanyam Jaishankar, s'est rendu à Moscou la semaine dernière, il a semblé avoir franchi un cap dans les relations entre l'Inde et la Russie après deux années de funambulisme". C'est ainsi que commence un article de Mohamed Zeeshan publié dans The Diplomat le 3 janvier.

L'Inde et la Russie pour un monde multipolaire

M. Zeeshan explique qu'après le début de la guerre en Ukraine, l'Inde s'est montrée très prudente dans son approche de la Russie, avec laquelle elle entretenait auparavant des relations établies et publiques. Cette prudence découlait de la nécessité de ne pas laisser le monde percevoir un "alignement sur un Moscou isolé [en réalité, il n'a jamais été aussi isolé... ndlr]". En effet, les rencontres bilatérales annuelles entre le Premier ministre indien Narendra Modi et le président russe Vladimir Poutine ont été interrompues".

"En outre, l'Inde avait choisi d'organiser le sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) pratiquement l'année dernière plutôt que d'accueillir Poutine à New Delhi. Elle a également évité d'accueillir Poutine au sommet des dirigeants du G20″ qui s'est tenu à New Delhi (même si, en fait, Modi a permis à Poutine d'y assister en ligne, ce qui a exaspéré les États-Unis qui, en réaction, ont envoyé une délégation discrète au sommet).

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"Tout au long de cette période, poursuit The Diplomat, l'Inde a continué à importer du pétrole et du charbon de Russie dans des quantités sans précédent, mais New Delhi l'a fait avec l'impression - plus ou moins délibérée - qu'elle avait peu d'alternatives stratégiques au commerce avec Moscou. Il y avait rarement des références enthousiastes à la Russie en tant qu'alliée de l'Inde, et Modi avait même publiquement fait la leçon à Poutine sur la manière d'éviter la guerre".

"Mais depuis, le monde a changé. Avec la guerre épouvantable menée par Israël à Gaza, la situation a changé et le soutien des États-Unis au gouvernement israélien dans cette guerre a affaibli la position morale de Washington". Cela s'est manifesté lors des votes de l'Assemblée générale des Nations unies, a poursuivi M. Zeeshan, qui a vu peu de pays - et de faible importance géopolitique - suivre les États-Unis dans leur soutien inconditionnel à Tel-Aviv.

"L'isolement de Washington sur Gaza, poursuit The Diplomat, a coïncidé avec une rhétorique plus affirmée de la part de New Delhi. Après avoir rejeté les critiques des observateurs occidentaux concernant sa rencontre avec Poutine la semaine dernière, Jaishankar a déclaré : "Regardez-vous dans le miroir et dites-moi si vous agissez comme une démocratie".

"L'ordre du jour des discussions bilatérales entre l'Inde et la Russie s'est également élargi. Lorsque M. Jaishankar s'est rendu à Moscou en 2022, l'accent a été mis sur le commerce du pétrole, l'Inde s'empressant de profiter des prix réduits du brut russe.

"Cette fois-ci, les sujets abordés étaient bien plus nombreux. Lors de ses entretiens avec le ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, Jaishankar a discuté de "l'état du multilatéralisme et de la construction d'un ordre mondial multipolaire". Avant la rencontre, M. Lavrov avait déclaré que les deux pays souhaitaient "construire un système politique et économique international ouvert et équitable pour tous".

La débâcle morale des États-Unis à Gaza

En outre, la réunion a eu pour effet de relancer les liens militaires entre les deux puissances : Moscou et New Delhi se sont en effet mis d'accord sur un partenariat qui devrait permettre de lancer la production d'armes en Inde. New Delhi, note l'éditorialiste, aspire depuis longtemps à avoir sa propre industrie d'armement et l'accord avec la Russie va dans ce sens, tout en posant de nouveaux défis à l'achat d'armes aux Etats-Unis.

D'ailleurs, note The Diplomat, Washington a toujours rejeté les demandes indiennes de conclure un partenariat similaire avec elle pour diverses raisons. L'accord avec la Russie rend cette perspective encore plus aléatoire, car il ne fait qu'accroître les craintes d'un éventuel transfert de savoir-faire américain vers la Russie via l'Inde, craintes qui, par le passé, ont largement contribué à freiner cette possibilité.

Par ailleurs, The Diplomat rappelle que les relations entre les Etats-Unis et l'Inde se sont récemment dégradées en raison de l'assassinat d'un opposant indien en exil aux Etats-Unis - un terroriste de haut niveau selon New Delhi - que les autorités américaines ont attribué aux services secrets indiens malgré les dénégations des intéressés.

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Tout ceci fait craindre au reporter que les liens entre l'Inde et les Etats-Unis soient appelés à se distendre encore davantage. Avec la Russie, en revanche, poursuit The Diplomat, "il y a peu de motifs de friction". Comme l'a déclaré Jaishankar (photo) cette semaine, "les relations [avec la Russie ont] toujours été fructueuses pour l'Inde".

"Cette déclaration, qui témoigne d'un soutien exceptionnel [à Moscou], aurait été plus difficile à faire il y a un an, lorsque l'opinion publique mondiale se concentrait sur les victimes en Ukraine et sur la question morale soulevée par l'invasion unilatérale de la Russie. Mais avec Washington désormais empêtré dans un conflit épouvantable au Moyen-Orient, l'Inde et la Russie ont acquis un espace stratégique plus large".

Le non-dit de l'article demeure: l'Inde est restée dans les Brics pendant tout ce temps, un choix de terrain qui va au-delà des distances contingentes. Au-delà du détail, l'intérêt de cet article réside non seulement dans son contenu, mais aussi dans le fait que c'est un média qui est en fait l'organe de propagande officiel des Etats en ce qui concerne l'Asie qui dresse ce tableau.

Il en ressort une défaite retentissante de la politique étrangère américaine qui, dans le quadrant asiatique, a beaucoup misé sur la relation avec l'Inde, indispensable dans le cadre de l'endiguement de la Chine et de toute la stratégie indo-pacifique. Il suffit de se souvenir de l'importance accordée à la visite de Modi à la Maison Blanche en juin dernier, qui aurait dû constituer la nouvelle et définitive pierre angulaire de la nouvelle alliance entre Washington et New Delhi.

De l'eau a coulé sous les ponts. Si la perspective esquissée par The Diplomat se poursuit dans cette voie, il s'agira d'une défaite capitale pour les États-Unis. Ils essaieront certainement de trouver des solutions, mais il est peut-être déjà trop tard.

Sortir du système SWIFT: la Russie et l'Iran se facturent désormais directement entre eux

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Sortir du système SWIFT: la Russie et l'Iran se facturent désormais directement entre eux

Source: https://zuerst.de/2024/01/10/raus-aus-dem-swift-system-russland-und-iran-verrechnen-jetzt-direkt-miteinander/

Moscou/Téhéran. La dé-dollarisation, c'est-à-dire l'abandon du dollar américain comme monnaie de référence, n'est pas le seul phénomène qui progresse dans une grande partie du monde non occidental. L'abandon du système de compensation américain SWIFT, qui gère la plupart des transactions de paiement internationales, progresse également. La Russie a été exclue du système SWIFT après le début de la guerre en Ukraine en 2022 et a depuis accéléré ses efforts pour mettre en place des systèmes de compensation alternatifs ou bilatéraux.

Il y a maintenant du nouveau à ce sujet. Selon les médias iraniens, Mohsen Karimi, directeur adjoint de la Banque centrale iranienne, a annoncé ces jours-ci que l'Iran et la Russie ont désormais largement connecté leurs systèmes de messagerie financière. Selon Karimi, les établissements de crédit des deux pays ne dépendent plus de SWIFT pour leurs règlements réciproques. Les banques commerciales peuvent désormais effectuer des opérations de courtage et les exportateurs peuvent effectuer des transactions financières dans leur monnaie nationale des deux côtés.

Fin décembre 2023, le chef de la banque centrale iranienne, Mohammad Reza Farzin, a effectué une visite de deux jours à Moscou, où il a rencontré la présidente de la banque centrale russe, Elvira Nabiullina. Il avait alors été dit que l'Iran et la Russie signeraient un accord sur les échanges commerciaux dans leurs monnaies nationales au premier trimestre 2024, ce qui les rendrait indépendants du dollar américain. (mü)

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dimanche, 07 janvier 2024

Le peuple russe et l'État russe dans l'avenir (dans la logique de Hegel)

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Le peuple russe et l'État russe dans l'avenir (dans la logique de Hegel)

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/russkiy-narod-i-russkoe-gosudarstvo-v-budushchem-v-logike-gegelya

Dans la philosophie politique de Hegel [1], il y a une transition cruciale en ce qui concerne l'établissement de l'État (der Staat). Heidegger, dans son plan de cours sur Hegel [2], s'attarde sur la terminologie même de Staat - stato - statut. Il est basé sur la racine latine stare - se tenir, mettre, établir. En russe, État vient du mot "souverain", c'est-à-dire seigneur, maître. Si, en latin et dans ses dérivés, l'accent est mis sur l'acte d'établissement - l'État est quelque chose d'établi (artificiellement), de posé, de construit, de créé, d'érigé, d'installé -, dans les langues slaves, il n'indique que le fait d'un pouvoir suprême - seigneurial. Et comme, dans la tradition slave, le seigneur était en même temps un juge, le mot fait référence au tribunal - go-sud-arj, ce qui apparaît clairement dans l'adresse polie russe dérivée de souverain - "juge". Le pouvoir juge, celui qui juge est le pouvoir. L'État est la zone de ses possessions, ce qui est en son pouvoir, ce qu'il détient et maintient en tant qu'autocrate. D'où le pouvoir.

La distinction même des concepts correspond à la distinction, beaucoup plus profonde, que fait Hegel entre l'"ancien état" ("imperfect - unvolkommener Staat - state") et le "nouvel état", le "véritable état". L'ancien État est précisément la possession, la domination, dans la limite négative, la tyrannie. Il est construit autour de l'élément réel du pouvoir, autour de l'axe vertical ordre-subordination. Bien qu'il y ait ici certaines nuances.

Parmi les "vieux États", Hegel distingue plusieurs types :

    - Le type oriental (despotisme rigide, fossilisation) ;

    - Type grec (première tentative de donner au pouvoir dans l'empire d'Alexandre un sens philosophique unificateur, mais on en arrive encore au despotisme);

    - type romain (formalisation extrême du droit privé, séparation des pouvoirs, cycles changeants de despotisme des autorités et de despotisme de la foule).

9782080235510.jpgLe Staat au sens propre est autre chose. C'est un "nouvel État". En lui, le fait de son établissement, de sa constitution, de sa création est fondamental. Le Staat est un moment de l'Esprit, pleinement réalisé et conscient de lui-même. Autre définition : "l'État est la procession de Dieu dans le monde" [3] (der Gang Gottes in der Welt). Ou:

Dans le système hégélien, l'État est considéré comme un produit de la conscience de soi. L'État en tant que Staat est l'expression du degré de concentration de la réalisation, c'est-à-dire un phénomène philosophique. Nous voyons ici une consonance avec l'"État" de Platon. Le Staat est le πολιτεία de Platon, mais pas tout à fait la Res Publica, bien qu'il y ait aussi quelque chose d'important pour Hegel dans cette traduction. L'État n'est institué que par les philosophes, c'est-à-dire par ceux en qui la conscience de soi de la société atteint son point culminant. Mais les philosophes expriment le mouvement même de Dieu dans le monde, qui se manifeste à travers une série de liens dialectiques, y compris les moments de la conscience de soi du peuple.

L'État, selon Hegel, appartient à la sphère de la moralité (Sittlichkeit). L'ensemble de cette sphère se décompose en deux séries de moments dialectiques :

thèse - famille

antithèse - société civile

synthèse - Etat (Staat)

thèse - État (Staat)

antithèse - relations internationales

synthèse - empire mondial              

L'État est l'élément commun aux deux séries, leur centre. Dans la première série, il correspond à la synthèse, dans la seconde à la thèse. Et la synthèse de la deuxième série est le super-État - l'Empire, où l'Esprit atteint le stade de l'Absolu (universel, Idée universelle). C'est là que s'achève l'histoire, en tant que séquence du déploiement de l'Esprit et de son accession à un nom propre. L'État est donc le membre intermédiaire entre la famille et la "fin de l'histoire".

Dans la philosophie du droit, cette étape est précédée de deux autres séries: le droit abstrait et la morale. Le droit établit l'idée de l'individu et la morale celle du sujet. L'individu, cependant, ne devient un esprit que dans le domaine de la morale.

9782080413574.jpgLe sujet spirituel se réalise à travers la théorie et la pratique de la famille. Dans la famille, l'Esprit réalisé devient d'abord lui-même. L'individu dans la famille se révèle comme l'expression d'une Idée concrète. Il est plus qu'un individu, et sa moralité (Hegel entend par là la capacité de prendre une distance critique par rapport à la loi formelle) s'exprime en pratique dans le soin du tout qu'est la famille.

Mais une société qui vit sur la base de la famille (agraire, patriarcale) n'est pas encore une nation ou un État au sens hégélien. La famille ne peut être mise à l'échelle linéaire de la famille des familles, c'est-à-dire de l'État, tant qu'elle n'a pas parcouru tout le chemin de la dialectique. Ce n'est que dans l'"ancien État" (et non dans le Staat) qu'il existe une société de familles. Elle représente généralement les classes inférieures dans les conditions du monde de la vie. Mais ce monde de la vie n'est pas animal, il est moral, car la famille est animée par l'Esprit, et c'est en elle qu'elle s'exprime. Le pouvoir n'appartient pas à la projection ascendante des familles, mais aux représentants de l'élite, qui se sont retrouvés dans leur position selon une logique complètement différente. Ludwig Gumplowicz [4] décrit cette situation comme le résultat d'une "lutte raciale", en considérant les "races" comme les porteurs de différentes cultures ethniques. Les plus forts subjuguent les plus faibles. C'est ainsi que se forment les vieux États, les despotismes, les tyrannies, les principautés (pas le Staat). Dans ces systèmes, les familles et les dirigeants vivent dans des mondes parallèles, ne se comprenant pas, ne réalisant pas clairement la nature de leur lien et la nature de ce qui les unit.

Dans la pratique, cette distinction entre famille et pouvoir était particulièrement caractéristique de l'Europe de l'Est et, dans une plus large mesure encore, de la Russie tsariste. Ernest Gellner [5] a résumé ce type de société par le nom d'un pays fictif et "agraire". Dans l'Europe occidentale de l'époque moderne, l'équilibre commence à se modifier. Hegel résume la nature des changements par le terme "Lumières" (Aufklärung). Il s'agit d'un point crucial de sa dialectique.

Au cours du siècle des Lumières, une nouvelle forme de société civile (bürgerliche Gesellschaft) émerge en Europe occidentale. Ce phénomène correspond à la démocratie bourgeoise et au capitalisme. Gellner appelle ce pays "Industrie" de manière généralisée. Selon Hegel, ce phénomène repose principalement sur la désintégration de la famille, l'individualisme et l'acquisition d'une conscience sociale aiguë. C'est la phase de l'antithèse, la suppression de la famille. La société civile est mauvaise en soi, mais elle est nécessaire dans la structure dialectique du déploiement de l'Esprit. L'Esprit doit passer par cette phase pour atteindre un nouveau niveau. La famille se désintègre en tant qu'unité collective pour laisser place au citoyen. En lui, la personne de la loi abstraite, le sujet moral et le père de famille sont présents, mais sous une forme retirée. Ils ne le définissent pas. Ce sont ses droits et libertés sociopolitiques qui le définissent. C'est le libéralisme.

Et ce n'est que maintenant que nous arrivons au "nouvel État", c'est-à-dire au Staat, tel que le concevait Hegel.

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Plus important encore: selon Hegel, l'État est le moment du dépassement, de la suppression de la société civile. L'État réel ne peut pas être bourgeois, il est toujours super-bourgeois. Son but ne devrait pas être de servir les individus de la société civile, de garantir ou de protéger leur bien-être ou leurs libertés. Hegel écrit:

"Dans la liberté, il faut procéder non pas à partir de la singularité, non pas à partir d'une conscience de soi singulière, mais seulement à partir de son essence, car cette essence, qu'on en soit conscient ou non, se réalise comme une force indépendante dans laquelle les individus séparés ne sont que des moments [6]".

L'État devient lui-même lorsque la société civile est complètement dépassée (quand elle est supprimée) et que le citoyen (Bürger) est finalement et irréversiblement aboli, transformé en quelque chose d'autre. Historiquement, l'État n'a pas été créé par les familles ni par la bourgeoisie (industrielle ou commerciale ou ses prototypes), mais par un domaine spécial - le domaine du courage [7] (der Stand der Tapferkeit), comme l'appelle Hegel.

Contrairement à l'émergence des anciens États, cela ne se produit pas en vertu d'une nation plus puissante et guerrière qui en soumet une autre, plus faible et plus pacifique, ou par quelque autre méthode d'usurpation du pouvoir par un tyran ou un groupe oligarchique, mais en vertu du fait que les membres de la société civile dans laquelle le mouvement de l'Esprit qui se connaît lui-même aura lieu réaliseront l'impasse qu'est le libéralisme, mais ne reviendront pas simplement à la famille (la thèse), mais surmonteront l'antithèse (eux-mêmes en tant que libéraux) par la synthèse. Cette synthèse est l'établissement de l'État en tant que Staat. Ici, comme dans la famille, l'homme sacrifie sa liberté formelle et morale au nom d'une moralité supérieure. Mais il est désormais uni non seulement à la famille, mais aussi à l'État, qui est sa mission, son être et son destin.

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C'est alors que la société civile devient un peuple (Volk). La pluralité des familles n'est pas encore un peuple. La société civile composée d'individus (c'est le demos) n'est pas non plus un peuple. La société devient un peuple lorsque l'Esprit qui l'habite parvient à dépasser le libéralisme et est prêt à établir un État (Staat).

Il est important que dans cette compréhension de Hegel la catégorie de peuple (Volk) soit très proche du terme λαός, que j'utilise dans "Ethnosociologie" [8]. [8]. Volk est un peuple construit dans un ordre raisonnable. Ce n'est pas une foule, c'est une armée. D'où le mot slave "régiment", formé précisément à partir de l'allemand Volk. La société civile cesse d'être un mouvement chaotique de bourgeois à la recherche du profit individuel. La société des marchands se transforme en une société de héros (selon Sombart [9]), en une "classe de bravoure". Le peuple en tant que société de héros crée l'État. Hegel souligne en particulier "le droit des héros à fonder l'État" [10] (das Heroenrecht zur Stiftung von Staaten).

Si nous suivons Hegel à la lettre, nous parviendrons à la conclusion intéressante que, jusqu'à présent, l'État au sens où il l'entend (Staat) n'a jamais été véritablement créé. Tout ce que nous avons vu dans l'histoire n'est qu'une approximation plus ou moins grande du Staat, et le plus souvent il s'agit d'États qui sont des tyrannies ou des despotismes, ou au contraire des républiques chaotiques atomisées par la société civile, le demos, qui ne communiquent rien sur la nature spirituelle du pouvoir.

L'État véritable et définitif appartient donc à l'avenir.

Appliquons ce modèle à l'histoire russe. Évidemment, au sens strictement hégélien, les Russes n'ont jamais vraiment eu d'État (au sens de Staat). Historiquement, il y avait, d'une part, un "monde de familles (slaves)" et, d'autre part, une élite politique (presque toujours majoritairement étrangère - sarmate, scythe, varègue, mongole, européenne, juive, etc.). Les Russes n'avaient pas de société civile.

Néanmoins, depuis le 19ème siècle, on assiste à certaines tentatives de construction d'une telle société civile. Ce projet a débuté lorsque les Lumières européennes ont pénétré en Russie, mais jusqu'au 19ème siècle, il n'a touché que les élites. Au 19ème siècle, les Occidentalistes et les Slavophiles ont participé à ce projet. Les slavophiles s'inspiraient à bien des égards de Hegel, tout comme les Russes occidentalistes, marxistes et libéraux. D'où la "citoyenneté". En même temps, traduit en russe, l'allemand Bürgerlichkeit a cessé d'être fermement associé à bourgeoisie, qui a le même sens et la même étymologie, et a acquis un sens plus "élevé" mais moins correct. Le but des Lumières était de transformer le monde des familles en capitalistes individualistes aliénés, de créer une société de marchands. Il fallait détruire les familles et la paysannerie en tant que territoire des familles (et des communautés), en les transformant en un prolétariat atomisé. Tel était le point de vue des marxistes hégéliens. Les libéraux russes pensaient que la libération des paysans transformerait la population russe en une classe moyenne. Quant aux slavophiles, ils pensaient que le peuple russe devait affirmer son intégrité et sa conscience spirituelle et morale. C'est aussi le siècle des Lumières, mais en russe.

Dans le schéma hégélien :

    - les marxistes russes aspirent à une société civile avec une interprétation de classe corrigée ;    

    - les libéraux russes à la société civile ;    

    - et les slavophiles immédiatement à la phase suivante - au statut du peuple (Volk), celui-là même où la création de l'État en tant que Staat devrait avoir lieu (et certains slavophiles - Golokhvastov et Aksakov - ont proposé à cette fin à Alexandre II puis à Alexandre III de rétablir l'État russe par la convocation du Zemsky Sobor).

Les libéraux recherchaient l'antithèse classique de Hegel - la destruction des familles (communautés) et la promotion du capitalisme. Les marxistes pensent que le capitalisme existe déjà et qu'il doit être vaincu par la révolution prolétarienne. Quant aux slavophiles, ils pensaient que l'antithèse devait être immédiatement corrélée à la synthèse et que le peuple russe, déjà suffisamment imprégné des idées libérales des Lumières, devait passer le plus rapidement possible à la troisième phase, celle de la création de l'État.

Nous savons comment les choses se sont passées dans l'histoire russe. Les idées libérales ne sont pas restées longtemps à l'état pur, mais au lieu de les surmonter dans le peuple (Volk), la révolution d'octobre a eu lieu, qui a d'abord été considérée comme la première phase de la transition vers le communisme mondial - c'est-à-dire vers la "fin de l'histoire" au sens marxiste (hégélien de gauche) - sans l'État, dans un pur internationalisme prolétarien.

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Lorsque la révolution a eu lieu dans un seul pays, et même dans la Russie agraire sous-capitaliste (avec une société civile minimale), Lénine et Trotsky l'ont acceptée, mais les marxistes occidentaux, qui s'efforçaient de rester des marxistes orthodoxes, ne l'ont pas fait.

La suite est intéressante. C'est une chose de mener une révolution prolétarienne dans un pays où il n'y avait pas de prolétariat du tout, afin de commencer ensuite à soutenir le mouvement ouvrier en Europe et dans le monde entier à partir des positions gagnées, ce que Lénine et Trotsky étaient enclins à faire, et c'est tout à fait autre chose de construire le socialisme dans un seul pays - c'était tout à fait contraire au marxisme, quelle que soit l'interprétation que l'on en donne. Mais Staline s'est engagé dans cette voie. Et là, il était tout à fait en phase avec Hegel, et Hegel lui-même, et non avec son interprétation marxiste.

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Dans la pratique, Staline a commencé à construire l'État russe sur le dépassement de la société civile (qui existait pourtant nominalement). Ce moment de l'histoire a coïncidé avec l'émergence d'une nouvelle entité - non pas tant les familles et les communautés paysannes, mais le peuple soviétique, qui était pensé en étroite unité avec l'État. Selon Marx, le nouvel État (Staat) selon Hegel ne devrait pas exister du tout, et s'il existe, c'est uniquement en tant que sous-produit des premières sociétés capitalistes créant des nations temporaires dans le cadre de l'"industrie" (Gellner). Lénine, lui aussi, pensait que les États bourgeois passaient au stade de l'impérialisme et étaient voués à l'extinction. Le capitalisme est un phénomène universel et planétaire. Et la fin de l'histoire en tant que victoire du communisme dans le monde entier se produira indépendamment de la création d'États et de l'émergence de relations internationales entre eux, ce qui n'a pas grande importance et n'est qu'un détail insignifiant.

En cela, les communistes étaient d'accord avec les libéraux, la seule différence étant que les libéraux étaient convaincus que tout se terminerait au stade du capitalisme mondial, tandis que les communistes pensaient que ce stade serait suivi d'une révolution prolétarienne mondiale, qui établirait l'internationalisme prolétarien sur la base de l'internationalisme bourgeois.

Mais Staline et l'État soviétique qu'il a construit ne s'inscrivent pas dans ce schéma (à la fois communiste et libéral). En substance, l'URSS ressemblait au Staat de Hegel, tandis que le peuple soviétique ("soviétique" est le terme exact à employer dans le présent contexte, et non pas "russe" - comme l'était le monde des familles) était le Volk selon Hegel. Dans l'URSS en tant qu'État, on croyait en effet que la société civile (l'identité bourgeoise) avait été vaincue.

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Les relations internationales revêtent alors un caractère véritablement hégélien, puisque c'est la confrontation entre l'URSS et les pays occidentaux qui déterminera le type d'empire mondial (Reich) - communiste, nazi ou libéral - qui adviendra.

L'arrière-plan hégélien est encore plus évident dans le fascisme italien, où il a été conceptualisé par l'un de ses théoriciens, Giovanni Gentile [11], et dans le national-socialisme allemand (Julius Binder [12], Karl Larenz [13], Gerhardt Dulckeit [14]). C'est à travers le prisme de la philosophie du droit de Hegel que Martin Heidegger a conceptualisé le national-socialisme.

Dans le camp libéral, l'État apparaît sous l'influence des idées de Keynes et dans l'expérience américaine de la politique du New Deal de Roosevelt, mais il ne fait pas l'objet d'un développement théorique (les fascistes britanniques d'Oswald Mosley ne comptent pas dans ce contexte). Plus tard, à l'époque de la guerre froide, l'hégélien libéral Alexandre Kojève théorise la "fin de l'histoire" en tant que victoire de la société civile mondiale [15]. Et après l'effondrement de l'URSS, le philosophe politique américain Francis Fukuyama [16], développant les idées de Kojève, a écrit un programme manifeste sur la "fin de l'histoire" et la victoire planétaire du libéralisme. Mais cela n'a rien à voir avec l'État de Hegel, qui devrait être fondé sur le dépassement de la société civile, c'est-à-dire du capitalisme.

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Il est important de retracer le destin de la société soviétique où, selon Staline, la société civile doit être complètement dépassée. Tel était le sens de l'État soviétique (si nous le considérons dans une optique hégélienne). Mais l'effondrement de l'URSS et l'abandon de l'idéologie communiste ont montré que ce dépassement était une illusion. D'une part, Staline a effectivement contribué à la formation d'une société civile dans une coquille prolétarienne en URSS (le monde de la paysannerie et l'écoumène des familles ont été fondamentalement sapés, et la majorité de la population a été déplacée vers les villes - c'est-à-dire qu'elle est devenue "citadine", "citoyenne"), mais d'autre part, cette société civile, qui était presque inexistante dans la Russie tsariste avant la révolution, n'a pas été surmontée dans l'État. Cela devrait se produire (selon Hegel) lors du prochain cycle. Entre-temps, la société soviétique s'est effondrée précisément dans le capitalisme, l'État s'est affaibli autant que possible et a presque disparu dans les années 1990, et les idées libérales ont triomphé dans la Russie post-soviétique.

C'est précisément parce que l'État stalinien n'a pas été un véritable dépassement du capitalisme qu'il a été contraint de revenir à la phase précédente - purement nihiliste et libérale - afin de repartir du fond libéral.

Mais - et ceci est d'une importance cruciale - l'inclusion de la Russie post-soviétique dans le contexte libéral global et sa transformation en une société civile post-soviétique sont devenues l'élément le plus important dans la réalisation du scénario hégélien. Ce n'est qu'à ce moment-là que la société russe est devenue véritablement bourgeoise, ce qui signifie que le moment historique du dépassement de la bourgeoisie en faveur de l'institution du Staat peut finalement se produire.

En même temps, la Russie a, contre toute attente, conservé sa souveraineté politique, que l'Allemagne, par exemple, qui avait auparavant revendiqué, et avec non moins, sinon plus de raisons, de créer un État hégélien à part entière, a perdue après la Seconde Guerre mondiale.

Il ressort de cette analyse qu'au sens plein du terme, le peuple russe en tant que Volk hégélien ne peut devenir une réalité que dans l'avenir, un avenir dont nous nous sommes rapprochés. Et l'opposition à l'Occident libéral, qui ne deviendra pas (pour l'instant du moins) un État et un peuple, décomposant les familles dans la version extrême de la société civile mondialiste, ajoute de l'énergie spirituelle interne aux Russes.

Hegel lui-même pensait qu'à la "fin de l'histoire", la mission de devenir l'expression de l'idée universelle, c'est-à-dire l'Empire mondial, revenait aux Allemands. Il prévoyait la création d'une monarchie constitutionnelle allemande sur la base de l'État prussien, ce qui s'est produit sous Bismarck et les Hohenzollern. Ensuite, grâce au système de relations internationales avec d'autres États et très probablement grâce à la métaphysique de la guerre, les Allemands sont destinés à devenir un "peuple historique mondial", fermant la chaîne des quatre empires historiques (déjà évoqués - oriental, grec et romain). Cette idée de l'importance historique mondiale de l'Allemagne et de son esprit, de sa place géographique et anthropologique dans l'histoire mondiale, a été développée plus tard au 20ème siècle par les révolutionnaires conservateurs Arthur Moeller van den Bruck [17] et Friedrich Hielscher [18]. Cependant, cette perspective a été retirée de l'ordre du jour ou reportée indéfiniment après la défaite de l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, les Allemands ont de nouveau été rejetés dans la société civile, essentiellement sans le droit de s'engager dans la politique. L'établissement héroïque de l'État n'était plus possible dans leur cas. L'Allemagne est donc sortie de l'horizon hégélien de la lutte pour le sens de l'histoire mondiale, pour le cours de Dieu dans le monde.

Il est évident que les pays de l'Occident libéral, déjà en vertu de leur dévotion radicale à l'idéologie bourgeoise, au capitalisme et à la société civile, ne contiennent pas non plus de conditions préalables à l'établissement de l'État et à l'incarnation de l'Esprit.

Par conséquent, parmi les prétendants à ce rôle à l'échelle mondiale à l'heure actuelle, il ne peut y avoir que la Russie et la Chine. Et tant la Russie - surtout ces dernières années - que la Chine ont déjà fait certains pas dans cette direction. Le facteur décisif sera la volonté de surmonter complètement la société civile dans ces pays, la prise de conscience de la nécessité et de la capacité d'un nouvel établissement de l'État (Staat) et l'existence d'une masse critique de "domaines du courage". La société devient un peuple, dépassant les normes bourgeoises, les structures de la conscience ordinaire, pour devenir une armée, un régiment (Volk).

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Dans la société chinoise, la tradition confucéenne de l'État éthique et le maoïsme, qui rejette le capitalisme, peuvent servir de support idéologique. En Russie, la condition préalable pour devenir une grande nation peut être considérée comme la métaphysique de l'Empire katékhonique et une certaine expérience du stalinisme soviétique, la construction d'un État solidaire non-bourgeois et illibéral. Celui qui y parvient a une occasion historique unique de devenir un réceptacle de l'Esprit universel. Les Russes ont toujours pensé qu'ils étaient le moment du "passage de Dieu dans le monde". C'est pourquoi l'idée que les Russes sont un "peuple porteur de Dieu" est apparue. Le moment est venu d'en prendre pleinement conscience et d'agir en conséquence.

Notes:

[1] Гегель Г.Ф.В. Философия права. М.: Азбука,2023.

[2] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling.  2011, Frankfurt am Main: Vittorio Klostermann, 2011.

[3] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 258. С. 284

[4] Gumplowicz L.  Der Rassenkampf: Sociologische Untersuchungen. Innsbruck: Wagner'sche Univer-Buchhandlung^ 1883

[5] Геллнер Э. Нации и национализм. Мю: Прогресс, 1991.

[6] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 258. С. 284.

[7] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 325. С. 361.

[8] Дугин А.Г. Этноосоциология. М.: Академический проект, 2011.

[9] Зомбарт В. Собрание сочинений: В 3 т. - СПб.: Владимир Даль, 2005.

[10] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 350. С. 373.

[11] Джентиле Дж. Избранные философские произведения. Краснодар: КГУКиИ, 2008.

[12] Binder J. Der deutsche Volksstaat, Tübingen:  Mohr,  1934.

[13] Larenz K. Hegelianismus und preußische Staatsidee. Die Staatsphilosophie Joh. Ed. Erdmanns und das Hegelbild des 19. Jahrhunderts. Hamburg: Hanseatische Verlagsanstalt,  1940.

[14] Dulckeit G. Rechtsbegriff und Rechtsgestalt. Untersuchungen zu Hegels Philosophie des Rechts und ihrer Gegenwartsbedeutung. Berlin: Junker u. Dünnhaupt, 1936.

[15] Кожев А. Из Введения в прочтение Гегеля. Конец истории//Танатография Эроса, СПб:Мифрил, 1994.

[16] Фукуяма Ф. Конец истории и последний человек. М.: ACT; Полиграфиздат, 2010.

[17] Мёллер ван ден Брук А. Миф о вечной империи и Третий рейх. М.: Вече, 2009.

[18] Хильшер Ф. Держава. СПб: Владимир Даль, 2023.

samedi, 06 janvier 2024

Quand Dostoïevski dénonce la Babylone mondialiste et l’homoncule occidental…

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Quand Dostoïevski dénonce la Babylone mondialiste et l’homoncule occidental…

Nicolas Bonnal

Notes d’hiver sur des impressions d’été…

Ce voyage connu et oublié est essentiel pour compléter mon livre et mes réflexions sur Dostoïevski et la modernité occidentale (je vais rajouter ce texte à mon recueil traduit en roumain du reste). Ici il ne s’agit pas comme dans Crocodile d’un conte fantastique et comique, mais d’un ensemble de réflexions échevelées et épouvantées face à la grande modernité infernale occidentale et son troupeau bourgeois et consommant. Les cibles de ce voyage pas comme les autres sont surtout Londres et Paris, les deux capitales les plus folles alors de cet Occident qui fonctionne en mode turbo maintenant, contre le monde (toujours…) et contre sa population toujours plus hébétée et « hallucinée » (Guénon).

Ce qui est clair c’est que la civilisation (l’anti-civilisation de Guénon) est déjà là: elle est marchande, technique, mondialiste, fascinante, effrayante, babylonienne, apocalyptique. Et elle veut déjà refaire son homme à zéro façon Schwab:

« Mais, en revanche, quelle assurance avons-nous dans notre Vocation civilisatrice, de quelle façon hautaine résolvons-nous les questions, et quelles questions: le sol n'existe pas, le peuple non plus, la nationalité est un certain système de contributions, I'âme, - tabula rasa, c'est une cire que l'on peut modeler pour en faire I'homme véritable, l'homme universel en général, I'homonculus; il suffit de se servir des produits de la civilisation européenne et de lire deux ou trois livres. »

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Le ton est sarcastique mais résume ce que nous vivons depuis deux siècles : le refus de l’homme, des peuples et des nationalités qui survivent tant bien que mal. Rappelons cette observation de Debord :

« Non seulement on fait croire aux assujettis qu’ils sont encore, pour l’essentiel, dans un monde que l’on a fait disparaître, mais les gouvernants eux-mêmes souffrent parfois de l’inconséquence de s’y croire encore par quelques côtés. Il leur arrive de penser à une part de ce qu’ils ont supprimé, comme si c’était demeuré une réalité, et qui devrait rester présente dans leurs calculs. Ce retard ne se prolongera pas beaucoup. Qui a pu en faire tant sans peine ira forcément plus loin… »

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Donnons la note des éditeurs pour les moins érudits de nos lecteurs (s’il en reste) :

« 1. Tabula rasa, expression de Locke (Essai sur l'entendement humain) et des philosophes empiristes: elle compare l'esprit humain avant l'expérience à une « tablette rase », sur laquelle rien n'est écrit. Les choses viennent s'y imprimer de l’Extérieur et ne sont pas innées, comme chez Descartes. 2. L'homonculus : dans la tradition folklorique, homme de taille réduite auquel alchimistes et sorciers prétendaient pouvoir donner vie... »

Sur Locke relire De Maistre et Fukuyama qui, malgré les sarcasmes dont il fait inutilement l’objet, en a très bien parlé. La philo anglaise de l’époque est un social engineering destiné à fabriquer du bourgeois, explique tel quel notre petit maître sous-estimé et très mal lu (la différence entre des bourgeois US, euro, russe ou chinois, Alexandre Kojève – voyez mes textes – annonce qu’elle sera ténue aussi…).

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Comme Nietzsche ou Diderot, Dostoïevski comprend que notre civilisation déteste le petit peuple :

« Non, à présent je veux dire seulement ceci : l'article ne blâmait pas et ne maudissait pas uniquement les voiles légers, ne disait pas seulement que c'était un vestige de mœurs barbares, mais il critiquait la barbarie du peuple, la barbarie élémentaire, nationale, en l'opposant à la civilisation européenne de notre société de la plus haute noblesse. »

Idem chez Guénon dans ses aperçus : le peuple est un support plastique et initiatique, il garde toujours quelque chose du passé traditionnel, la classe moyenne fabriquée par l’Etat moderne jamais. Raison de cette rage à détruire partout et toujours les paysans.

La guerre des préjugés commence, et la caste occidentale veut toujours et partout imposer les siens:

« L'article raillait, l'article avait l'air d'ignorer que les accusateurs étaient peut-être mille fois pires et plus vils, que nous n'avons fait qu’échanger nos préjugés et nos des vilenies pour préjugés et des vilenies plus grandes. L'article faisait mine de ne pas s'apercevoir de nos propres préjugés et vilenies. »

Dostoïevski tape très fort sur le bourgeois. C’est l’homme uniforme de Fukuyama, la classe moyenne de Guénon, le philistin de Nietzsche, l’être moderne de Taine (pour qui le bourgeois a fleuri plus en France qu’ailleurs, à cause de l’Etat – on y revient) :

« Pourquoi regarde-t-il ayant l'air de dire: « Voilà, je ferai un peu de commerce dans ma boutique, aujourd'hui. Et si le Seigneur le permet, demain aussi, peut-être aussi après-demain, si le Seigneur veut bien m'accorder cette grâce... Eh bien, alors, alors, que je puisse mettre de côté quelque petite chose, et après moi le déluge. »

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Le bourgeois cache les pauvres, ajoute notre voyageur  :

« Pourquoi a-t-il fourré tous les pauvres dans un endroit quelconque et pourquoi assure-t-il qu'il n'y en a pas du tout? »

Surtout, il adore la presse et il croit tout ce que dit la presse et les journaux, les radios et les télés et les réseaux sociaux. Ecoutez bien :

« Pourquoi la littérature gouvernementale lui suffit-elle?

Pourquoi a-t-il une envie furieuse de se persuader que ses journaux sont incorruptibles?

Pourquoi consent-il à dépenser tant d'argent pour payer des espions? »

Oublions les espions, une vieille habitude anglo-saxonne ! Sur cette manie de la presse et cette intoxication, les grands esprits ont tout dit : Fichte, Thoreau, Balzac bien sûr, Léon Bloy, Drumont, Bernanos, Nietzsche encore. Mais je citerai le début d’Anna Karénine p. 15) :

« Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral sans être trop avancé, et d’une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s’intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s’en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d’elles-mêmes après lui être venues sans qu’il prît la peine de les choisir ; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l’âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. »

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On ajoute une dernière note tordante sur le bourgeois froncé décrit par notre auteur :

« Pourquoi n'ose-t-il souffler mot sur l'expédition du Mexique ? »

Oui, les expéditions punitives (Palestine, Yémen, Russie, Chine, Vietnam, Corée, Mali, Soudan, Cuba, Japon…), le bourgeois euro-américain ne s’en lasse et ne s’en lassera JAMAIS.

Mais continuons de voyager au gré des notes du plus rebelle et « flippant » des maîtres (un des rares écrivains de génie condamné à mort tout de même) ; nous arrivons à la fameuse et babylonienne exposition universelle:

« A Londres la même chose arrive, mais quelles larges images vous oppressent! Cette ville immense comme la mer qui s'agite jour et nuit, le bruit et le hurlement des machines, ces chemins de fer qui passent par-dessus les maisons (bientôt aussi en dessous), cette hardiesse d'entreprise, qui n'est en réalité que le degré le plus élevé de l'ordre bourgeois, cette Tamise empoisonnée, cet air saturé de charbon de terre, ces splendides Squares et ces parcs, ces terribles coins de la ville, tels que Whitechapel, avec sa population sauvage, à demi nue et affamée ; la cité avec ses millions et son commerce universel, le palais de cristal, l’Exposition, Oui, l’Exposition est étonnante. »

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On ne retrouvera cette cruauté des traits que chez Jack London (Les bas-fonds de Londres) et bien sûr chez Wilde (Dorian Gray est une parabole sur le Londres méphitique de Victoria-Rothschild et de l’aristocratie gay d’alors, parabole qui lui coûtera très cher).

Triomphe du capital mondialisé pétaradant et paradant :

« Vous sentez une force terrible, qui a réuni cette foule innombrable, venue de tous les points du monde en un seul troupeau ; vous sentez qu’ici il y a la victoire, le triomphe… »

Un mystérieux troupeau apparaît, celui de l’homme sans qualités qu’on réduit à l’état de bétail (voyez cette foule alignée avec ses smartphones devant l’Arc-de-Triomphe le soir du réveillon) devant la Babylone moderne enfin réalisée dans l’Angleterre biblique et puritaine de Milton, Cromwell et Rothschild :

« Vous paraissez même commencer à craindre quelque chose. Oui, si indépendant que vous soyez, vous commencez à craindre. Ceci ne serait-il pas l'idéal atteint? pensez-vous; n'est-ce pas la fin? Ne serait-ce pas « I'unique troupeau »? Ne faudrait-il pas I'accepter en effet comme vérité parfaite et se taire définitivement? Tout cela est si triomphant, si victorieux et si fier, que vous commencez à respirer avec peine. Vous regardez ces centaines de mille, ces millions d'hommes, qui y viennent humblement de toute la surface terrestre - des hommes venus avec une seule pensée, qui se tiennent silencieux et avec un calme entêtement, dans ce palais colossal, et vous sentez, que quelque chose de définitif s'est accompli, accompli et terminé. C’est comme une image biblique, quelque chose de Babylone, une prophétie de I'Apocalypse, qui s'accomplit devant vos yeux. »

Le maître ajoute même :

« Vous sentez qu'il faudrait énormément de résistance pour ne pas adorer Baal... »

Tiens, un peu d’Isaïe pour nous aider à comprendre (Isaïe, 60) :

« 9 Car les îles s’attendront à moi, et les navires de Tarsis [viennent] les premiers, pour apporter tes fils de loin, leur argent et leur or avec eux, au nom de l’Éternel, ton Dieu, et au Saint d’Israël, car il t’a glorifiée. 10 Et les fils de l’étranger bâtiront tes murs, et leurs rois te serviront. Car dans ma colère je t’ai frappée, mais dans ma faveur j’ai eu compassion de toi. 11 Et tes portes seront continuellement ouvertes (elles ne seront fermées ni de jour ni de nuit), pour que te soient apportées les richesses des nations, et pour que leurs rois te soient amenés. 12 Car la nation et le royaume qui ne te serviront pas périront, et ces nations seront entièrement désolées. »

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Et comme on est français et qu’on a parlé de Louis XIV et de Taine, on ajoutera ces lignes de Dostoïevski sur notre moliéresque bourgeois qui accouche depuis quatre siècles, devant des Sganarelle contrits et confits, de femmes savantes, précieuses ridicules, Orgon, pédants, Trissotin, Tartufe, dévots blindés, avares, médecins malgré eux, George Dandins cocus électeurs et éternels contents, malades imaginaires et bourgeois gentilshommes mondialisés et islamisés :

« D'ailleurs, il ne sait que très peu de l'univers en dehors de Paris. De plus, il ne tient pas savoir. C'est un trait commun à toute la nation et très caractéristique. Mais la particularité la plus caractéristique, - c'est l'éloquence. L'amour de l'éloquence vit toujours et augmente de plus en plus. J'aurais bien voulu savoir à quelle époque a commencé cet amour de l'éloquence en France. Certainement, le début principal date de Louis XIV. Il est remarquable qu'en France tout date de Louis XIV. Comment a-t-il fait pour prévaloir ainsi - je ne saurais le comprendre! Car il n'est pas de beaucoup supérieur aux rois précédents. Peut-être, parce qu’il a été le premier à dire: l'Etat, c'est moi. Cela a énormément plu, cela a fait tout le tour de l'Europe. Je pense que c'est par ce mot seul qu’il s'est rendu célèbre. »

Louis XIV comme date-charnière de la Fin de l’Histoire ? Baudrillard et Debord non plus ne sont pas loin de le penser. On y reviendra. Une dernière remarque : sur ce milieu si effrayant du dix-neuvième siècle, on redécouvrira deux auteurs chrétiens et français essentiels, Gougenot des Mousseaux et Mgr Gaume, dont nous avons maintes fois parlé. En tout cas personne mieux que Dostoïevski, sauf Marx et Guénon peut-être, n’aura dénoncé le monstrueux et si périlleux mirage occidental.

Sources et notes :

Notes d’hiver sur des impressions d’été, éditions Entente.

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vendredi, 05 janvier 2024

Alexandre Douguine: Contre le totalitarisme libéral

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Contre le totalitarisme libéral

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/protiv-liberalnogo-totalitarizma

Le totalitarisme libéral

L'hégémonie libérale est encore très forte dans le pays, quoi qu'en pensent les optimistes. Le fait est que pratiquement toutes les attitudes de base transmises dans l'éducation, les sciences humaines et la culture depuis 1991 ont été construites sur des moules strictement libéraux. Tout dans notre pays est libéral, à commencer par la Constitution. Même l'interdiction de toute idéologie est une thèse idéologique purement libérale. Les libéraux ne considèrent pas le libéralisme lui-même comme une idéologie - pour eux, c'est la "vérité de dernière instance", et par "idéologie", ils entendent tout ce qui remet en cause cette "vérité libérale" - par exemple, le socialisme, le communisme, le nationalisme ou les enseignements politiques de la société traditionnelle.

Après la fin de l'URSS, l'idéologie libérale est devenue dominante dans la Fédération de Russie. En même temps, elle a acquis un caractère totalitaire dès le début. Habituellement, les libéraux eux-mêmes critiquent le totalitarisme, qu'il soit de droite (nationaliste) ou de gauche (socialiste), et le libéralisme lui-même, identifié (sans fondement et à la hâte) à la "démocratie", s'oppose à tout régime totalitaire. Cependant, la philosophe avisée et élève de Heidegger, Hannah Arendt, a observé avec perspicacité que le totalitarisme est une propriété de toutes les idéologies politiques de l'âge moderne, y compris la démocratie libérale. Le libéralisme ne fait pas exception; il est également de nature totalitaire.

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Comme dans tout totalitarisme, il s'agit du fait patent qu'un seul groupe distinct de la société (représentant une minorité connue) déclare qu'il est censé être le "détenteur de la vérité universelle", c'est-à-dire de la connaissance de tout, de l'universel. D'où le totalitarisme - du latin "totalis", tout, entier, complet. Et comme il est fanatiquement convaincu de l'infaillibilité de son idéologie, il impose ses vues à l'ensemble de la société. Le "tout" totalitaire s'oppose facilement à l'opinion de la majorité ou des différents groupes idéologiques existant dans la société. En règle générale, le totalitarisme arrivé au sommet du pouvoir justifie sa "justesse" par le fait qu'il est censé "posséder la connaissance du sens de l'histoire", "détenir les clés de l'avenir", "agir au nom du bien commun" (qui n'est révélé qu'à lui). Le plus souvent, c'est la théorie du progrès, du développement, ou l'impératif de liberté, d'égalité, etc. qui joue le rôle de cette "clé de l'avenir". Les régimes totalitaires nationalistes font appel à la nation ou à la race, proclamant la supériorité de certains (c'est-à-dire d'eux-mêmes) sur les autres. Les bolcheviks agissent au nom du "communisme" qui viendra dans le futur, et les dirigeants du parti sont considérés comme les porteurs d'une conscience éveillée, le "peuple nouveau". Les libéraux croient que le capitalisme est le couronnement du développement et agissent au nom du progrès et de la mondialisation. Aujourd'hui, ils y ajoutent la politique du genre et l'écologie. "Nous vous gouvernons parce que nous sommes progressistes et que nous protégeons les minorités et l'environnement. Obéissez-nous !"

Théorie des minorités et critique de la majorité

Contrairement aux anciennes démocraties (helléniques, par exemple), la majorité et son opinion n'ont aucune importance dans les régimes totalitaires, y compris dans le libéralisme totalitaire. Il y a un argument pour cela: "Hitler a été élu par les Allemands à la majorité, donc la majorité n'est pas un argument, elle peut faire le mauvais choix". Et ce qui est "juste", seule la minorité libérale "éclairée / éveillée" (woke) le sait. En outre, la majorité est suspecte et doit être maintenue sous un contrôle strict. Les minorités progressistes doivent gouverner. Il s'agit là d'un aveu direct de totalitarisme.

Le totalitarisme des bolcheviks ou des nazis n'est pas à prouver, il est évident. Mais après la victoire sur l'Allemagne en 1945 et après l'effondrement de l'URSS en 1991, le libéralisme est resté en piste comme la seule et principale idéologie planétaire de type totalitaire.

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Caractère totalitaire du régime des réformateurs libéraux dans les années 90

Le libéralisme est arrivé en Russie sous cette forme: l'hégémonie de minorités libérales pro-occidentales, les "réformateurs". Ils ont convaincu Eltsine, qui comprenait mal le monde qui l'entourait, que leur position était sans alternative. Les hauts responsables libéraux au pouvoir, composés d'oligarques et d'un réseau d'agents d'influence américains, ainsi que de hauts fonctionnaires soviétiques corrompus, formaient l'épine dorsale de la "famille".

Dès le début, ils ont gouverné avec des méthodes totalitaires. Ainsi, en 1993, le soulèvement démocratique de la Maison des Soviets a été réprimé par la force. L'Occident libéral a pleinement soutenu la fusillade du Parlement. Après tout, le "progrès" et le "mouvement vers la liberté" l'exigeaient.

Après les élections de 1993 à la Douma, l'opposition de droite LDPR a gagné, mais elle a été assimilée aux "marginaux" et aux "extrémistes". La majorité n'a aucune importance aux yeux de la "famille". Jirinovski est d'abord déclaré héritier de "Hitler", puis réduit à l'état de clown pour se défouler (c'est-à-dire pour régner seul et sans discernement sur un peuple totalement insatisfait et désapprouvant le cours libéral de base).

En 1996, les élections ont été remportées par une autre opposition (de gauche cette fois), le PCFR. Une fois de plus, les dirigeants libéraux au pouvoir, qui représentaient une minorité, n'ont rien remarqué. "La majorité peut se tromper", a déclaré cette minorité, qui a continué à gouverner sans partage sur la base de l'idéologie libérale, sans prêter attention à quoi que ce soit.

Le libéralisme a établi ses principes dans la politique, l'économie, la philosophie, la sociologie, l'anthropologie, la jurisprudence, l'ethnologie, les études culturelles, les sciences politiques, etc. Toutes les disciplines des sciences humaines ont été complètement reprises en mains par les libéraux et supervisées depuis l'Occident par le biais d'un système de classements, de publications scientifiques, d'indices de citation et d'autres critères. D'où non seulement le système de Bologne et l'introduction de l'USE, mais surtout le contenu des disciplines scientifiques elles-mêmes.

Le réalisme de Poutine face à l'hégémonie libérale

L'arrivée au pouvoir de Poutine n'a changé la situation que dans la mesure où il a introduit le principe de souveraineté, c'est-à-dire le réalisme politique. Cela ne pouvait qu'affecter la structure générale du libéralisme en Russie, puisque le dogme libéral nie totalement la souveraineté et préconise l'abolition des États-nations et leur intégration dans une structure supranationale de gouvernement mondial. Par conséquent, avec l'arrivée de Poutine, certaines des minorités libérales les plus cohérentes et les plus radicales se sont opposées à lui.

Cependant, la majorité des libéraux (systémiques) a décidé de s'adapter à Poutine, d'adopter une position formellement loyale, mais de poursuivre la voie libérale comme si rien ne s'était passé. Poutine a simplement partagé le pouvoir avec les libéraux - il a obtenu le réalisme, l'armée et la politique étrangère, et ils ont obtenu tout le reste - l'économie, la science, la culture et l'éducation. Ce n'est pas vraiment un système libéral, mais c'est considéré comme tolérable - après tout, aux États-Unis même, le pouvoir fluctue entre les mondialistes libéraux purs (Clinton, Obama, Biden) et les réalistes (tels que Trump et certains républicains).

Medvedev a joué le rôle du libéral russe de 2008 à 2012. Et le retour de Poutine en 2012 a provoqué une tempête d'indignation parmi les libéraux russes, qui pensaient que le pire était passé et que la Russie allait de nouveau (sans Poutine) revenir aux années 90, c'est-à-dire à l'ère du totalitarisme libéral pur et dur.

Mais dès 2012, Poutine - contrairement aux articles de son programme publiés pendant la campagne électorale de 2012 - a décidé de laisser les libéraux tranquilles, ne repoussant qu'une portion supplémentaire des plus odieux d'entre eux.

En 2014, après la réunification avec la Crimée, il y a eu un nouveau glissement vers la souveraineté et le réalisme. Une autre vague de libéraux, sentant qu'ils perdaient leur ancienne position hégémonique, a quitté la Russie. Cependant, Poutine a été stoppé dans sa bataille pour le monde russe et les dirigeants libéraux au pouvoir ont à nouveau adopté la tactique habituelle de la symbiose : Poutine obtient la souveraineté et les libéraux obtiennent tout le reste.

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L'Opération militaire spéciale rompt définitivement avec l'Occident

L'Opération militaire spéciale a changé beaucoup de choses, car le déclenchement des hostilités en Ukraine a finalement contredit le dogme libéral : "les démocraties ne se battent pas entre elles". Et si elles le font, c'est qu'une seule puissance n'est donc pas une démocratie. Et l'Occident a facilement trouvé qui c'était. La Russie, bien sûr. Et plus précisément Poutine. L'Occident libéral a donc finalement refusé de nous considérer comme des "libéraux".

Mais l'impression est que nous voulons toujours rendre à tout prix : "Non, nous sommes de vrais libéraux, c'est vous qui n'êtes pas libéraux. C'est vous qui vous êtes écartés de la démocratie libérale en soutenant le régime nazi de Kiev. Et nous sommes fidèles aux dogmes libéraux. Après tout, ils incluent l'antifascisme, et nous combattons donc le fascisme ukrainien, comme l'exige l'idéologie libérale".

Je ne dis pas que tous les membres du gouvernement russe pensent de la sorte, mais c'est certainement le cas de beaucoup d'entre eux.

Ce sont eux qui s'opposent farouchement aux réformes patriotiques, se jetant dans la ligne de feu pour que la souveraineté n'affecte pas le plus important : l'idéologie. Antonio Gramsci appelait "hégémonie" le contrôle de la vision libérale du monde sur la superstructure - en premier lieu, la culture, la connaissance, la pensée, la philosophie. Et cette hégémonie est toujours entre les mains des libéraux en Russie.

Nous avons toujours affaire à un "libéralisme souverain", c'est-à-dire à une tentative (contradictoire et sans espoir) de combiner la souveraineté politique de la Fédération de Russie avec les normes occidentales mondiales, c'est-à-dire avec le totalitarisme libéral et l'omnipotence des élites libérales occidentales qui ont pris le pouvoir dans le pays dans les années 90.

Et le plan des libéraux russes est le suivant : même pendant l'Opération militaire spéciale, préserver leur pouvoir sur la société, la culture, la science, l'économie, l'éducation, de sorte que - lorsque tout cela sera terminé - ils puissent à nouveau essayer de présenter la Russie comme une "puissance occidentale civilisée et développée", dans laquelle ils auront réussi à préserver la démocratie libérale, c'est-à-dire la domination totalitaire des libéraux, même dans les moments les plus difficiles de l'adversité. Il semblerait que Poutine ait signé le décret 809 sur les valeurs traditionnelles (directement opposées à l'idéologie libérale), que la Constitution contienne des dispositions sur la famille normale, que Dieu soit mentionné comme base immuable de l'histoire russe, que le mouvement LGBT soit interdit comme extrémiste, que la liste des agents étrangers soit constamment mise à jour, qu'une nouvelle vague de libéraux et d'opposants les plus radicaux aient fui à l'Ouest, que le peuple russe soit déclaré sujet de l'histoire et que la Russie soit un État-civilisation... Et, malgré tout cela, l'hégémonie libérale en Russie persiste. Elle a pénétré si profondément dans notre société qu'elle a commencé à se reproduire dans les nouvelles générations de managers, de fonctionnaires, de travailleurs dans le domaine de la science et de l'éducation. Et ce n'est pas surprenant: depuis plus de 30 ans en Russie, un groupe de libéraux totalitaires reste au pouvoir et a établi une méthode d'autoreproduction à la tête de l'État. Et ce, malgré le parcours souverain du président Poutine.

Le temps du SMERSH humanitaire

Nous sommes entrés dans un nouveau cycle de réélection de Poutine en tant que dirigeant national. Il ne fait aucun doute que l'opinion publique le choisira en toute connaissance de cause et à l'unanimité. Considérez qu'il est déjà élu. Après tout, il est notre principal et unique espoir de nous débarrasser du joug libéral, la garantie de la victoire dans la guerre et le sauveur de la Russie. Mais le gros des opposants à Poutine se trouve de ce côté-ci des barricades. La secte libérale totalitaire n'envisage pas de renoncer à ses positions. Elle est prête à se battre pour elles jusqu'au bout. Elle n'a pas peur des forces patriotiques en politique, elle n'a pas peur du peuple (qu'elle a appris à le mettre au pas sous peine de se voir infliger des sanctions sévères), elle n'a pas peur de Dieu (elle n'y croit pas et croit au sien, déchu), elle n'a pas peur de la rébellion (ici, certains ont tenté de faire acte de désobéissance cet été). La seule chose qui les retient, c'est Poutine, avec qui ils n'oseront pas entrer en collision frontale. Au contraire, les libéraux systémiques se concentrent dans son camp, ne serait-ce que parce qu'il n'y en a pas d'autre.

Mais le problème est très aigu: il est impossible de justifier la Russie en tant que civilisation, en tant que pôle du monde multipolaire, en s'appuyant sur l'idéologie libérale et en préservant l'hégémonie des libéraux dans la société, au niveau de la conscience publique, au niveau du code culturel. Nous avons besoin de quelque chose de semblable au SMERSH (le service anti-espionnage créé par Staline pendant la seconde guerre mondiale, ndt) dans le domaine des idées et des paradigmes humanitaires, mais il est clair qu'il n'y a pas de détermination, pas de personnel, pas d'institutions et pas de spécialistes compétents formés à cette fin - après tout, ce sont les libéraux qui sont en charge de l'éducation en Russie depuis 30 ans. Ils se sont assurés en bloquant toute tentative d'aller au-delà du dogme libéral. Et ils y sont parvenus, rendant les sciences humaines soit libérales, soit stériles.

Les vestiges des savants soviétiques et leurs méthodes, théories et doctrines ne constituent pas une alternative. Premièrement, leurs approches sont dépassées, deuxièmement, ils les ont eux-mêmes oubliées vu leur âge vénérable, et troisièmement, elles ne correspondent pas du tout aux nouvelles conditions civilisationnelles.

Et pendant tout ce temps, les libéraux totalitaires de haut niveau n'ont formé que leurs propres cadres. Le libéralisme sous ses formes les plus toxiques imprègne toute la sphère des sciences humaines.

Nombreux sont ceux qui disent : maintenant, c'est l'Opération militaire spéciale et les élections, nous nous occuperons des libéraux plus tard. C'est une erreur. Nous avons déjà raté le coche. Le peuple se réveille, le pays doit se concentrer sur la Victoire. La situation est encore très, très grave, et Poutine ne se lasse pas d'en parler. Pourquoi mentionne-t-il si souvent que tout est en jeu et que la Russie est mise au défi d'être ou de ne pas être ? Parce qu'il le voit sobrement et clairement: s'il n'y a pas de victoire en Ukraine, il n'y aura pas de Russie. Mais il est tout simplement théoriquement impossible de vaincre l'Occident en Ukraine et de préserver l'omnipotence totalitaire des libéraux à l'intérieur du pays. Tant qu'ils seront là, même la victoire apparente ne sera qu'une victoire à la Pyrrhus.

C'est pourquoi il est temps d'ouvrir un autre front - un front dans le domaine de l'idéologie, de la vision du monde et de la conscience publique. La domination totalitaire des libéraux en Russie - avant tout dans le domaine de la connaissance, de la science, de l'éducation, de la culture, de la définition des valeurs de l'éducation et du développement - doit prendre fin. Sinon, nous ne verrons pas le siècle de la Victoire.

mercredi, 03 janvier 2024

Ecclésiologie russe : les étapes de l'historicisme orthodoxe russe

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Ecclésiologie russe: les étapes de l'historicisme orthodoxe russe

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/russian-ecclesiology-stages-russian-orthodox-historicism

L'adoption de l'orthodoxie par le grand-duc de Kiev Vladimir a été le point de départ de l'historicité chrétienne en Russie, qui couvre presque toute l'histoire de ce pays - à l'exception de la période soviétique et de l'ère des réformes libérales. Cette historicité était elle-même un processus complexe et multidimensionnel, qu'il serait erroné de décrire comme une pénétration progressive et unidirectionnelle de la culture orthodoxe byzantine dans l'environnement populaire, parallèlement au remplacement des idées préchrétiennes ("païennes"). Il s'agit plutôt de différentes phases de la synthèse temporelle entre le byzantinisme et la civilisation démétriaque slave orientale, phases déterminées par la corrélation différente des structures principales - l'idéologie byzantine au niveau de l'élite et la réception du christianisme par le peuple en tant que tel.

Nous pouvons distinguer les phases suivantes, déterminées par les différentes configurations de cette relation.

    - Début de la synthèse et de la formation du noyau principal de la perception russo-chrétienne (10ème-12ème siècles - centralisme kiévien) ;

    - Différenciation primaire dans la formation de la tradition orthodoxe russe en fonction des pôles de la fracture du monde russe (plusieurs siècles) ;

    - Formation de deux pôles de la tradition orthodoxe à l'époque mongole - la Russie de Vladimir (Moscou) et le Grand-Duché de Lituanie (durée: plusieurs siècles) ;

    - Formation de l'orthodoxie moscovite (Moscou la troisième Rome) - plusieurs siècles ;

    - Tentative de "purification" de l'orthodoxie de tout ce qui est "païen" (cercle de Bogolyubtsy), modernisation et schisme (un siècle) ;

    - Orthodoxie moderniste, influence de la Russie occidentale et formation parallèle de vieux croyants dans l'Empire russe au 18ème siècle ;

    - Slavophilie et conservatisme orthodoxe (aînés, renouveau du byzantinisme) - fin du 19ème siècle ;

    - Sophistique, recherche religieuse des personnages de l'âge d'argent et projets d'unification - fin du 20ème siècle ;

    - Persécution et marginalisation de l'Église pendant la période soviétique (1917-1991) ;

    - L'abolition de l'idéologie athée normative et le retour partiel à l'orthodoxie pendant les réformes libérales et les premières décennies du troisième millénaire.

Chacune de ces périodes historiques avait sa propre sémantique et sa place dans la structure générale de l'histoire russe. Dans le même temps, la relation entre la foi populaire et l'idéologie officielle a également changé, ce qui a créé une configuration particulière des proportions de l'orthodoxie russe dans chacune des phases.

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La première phase se caractérise par une corrélation assez lâche entre les éléments chrétiens et pré-chrétiens, lorsque les élites - y compris la prêtrise orthodoxe, dirigée par l'épiscopat byzantin et, plus largement, les maîtres grecs - étaient généralement tolérantes à l'égard des croyances populaires et ne recouraient à la répression que lorsque les païens remettaient directement en question la nouvelle religion, appelant à la rébellion contre elle et à un retour au polythéisme. Cette tolérance initiale a permis au noyau originel de l'orthodoxie russe d'émerger, de construire des structures profondes de correspondances et d'homologies sémantiques entre la tradition indo-européenne (mais surtout paysanne !) des anciens Slaves et la religion chrétienne sous sa forme byzantine.

Au cours de la deuxième phase, cette vision du monde, qui s'était développée dans ses grandes lignes et était commune à toutes les parties de la Rus' kiévienne, a commencé à se diviser partiellement, répétant au niveau culturel la géographie politique de la fragmentation. Cependant, l'homologie religieuse et politique était partielle et relative, et la communauté religieuse et culturelle en général l'emportait sur l'éloignement progressif de la Rus' occidentale (Galicie-Volhynie et Polotsk) de la puissance croissante de la Rus' orientale (Rostov-Suzdal, plus tard Vladimir), ainsi que sur un certain isolement de la Rus' septentrionale (Novgorod et Pskov). Cependant, dès cette époque, une division stylistique entre les deux pôles de l'orthodoxie russe - l'occidental et l'oriental - se dessine de manière très grossière et presque imperceptible. Sur l'orthodoxie occidentale, les nations catholiques voisines (principalement les Polonais et les Hongrois, ainsi que Rome elle-même) ont exercé une influence beaucoup plus grande que sur la Russie de Vladimir, qui est restée plus étroitement liée non seulement à Byzance, mais aussi au noyau de l'orthodoxie russe formé au cours de la première phase. On pourrait dire que le centre même de la tradition orthodoxe russe a déjà commencé à se déplacer vers l'est à ce stade.

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À l'époque mongole, cette division, apparue au cours de la deuxième phase de l'historicité orthodoxe, est devenue encore plus prononcée, car la Russie orientale et la Russie occidentale se sont retrouvées dans le contexte de deux polarités différentes: la Horde d'Or et le Grand-Duché de Lituanie, qui a rejoint la Pologne catholique après l'Union de Krewo/Kreva. Alors que les Mongols, dont les souverains se sont convertis à l'islam après Khan Uzbek (vers 1283 - 1341), étaient tolérants ou du moins indifférents à l'orthodoxie de leurs sujets russes, la Pologne catholique, au contraire, cherchait activement à influencer la population russe et ses idées religieuses. Cela a exacerbé les différences, mais n'a pas conduit à une perte de l'unité de base. Parallèlement, en Russie occidentale, l'idéologie officielle des élites s'est rapprochée du catholicisme, tandis que la masse du peuple - les paysans - est restée fermement attachée à la tradition orthodoxe, ce qui a entraîné une tension particulière entre l'idéologie officielle et la vision du monde des gens du peuple dans cette partie du monde russe. En Russie orientale, pendant la période mongole, cette stratification ne s'est pas produite, ce qui s'est pleinement manifesté au cours de la phase suivante.

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La quatrième phase s'est manifestée de manière particulièrement frappante en Russie moscovite, où une nouvelle idéologie s'est formée après la fin de la domination de la Horde d'or: le catéchisme russe (Moscou - la troisième Rome), lorsque la chute de Byzance et la disparition presque simultanée de la Horde d'or ont entraîné le transfert de la mission de l'orthodoxie universelle à l'État et au peuple russes. Dans ce cas, la spécificité de l'orthodoxie russe (dans sa forme fondamentale, déjà kyivane et préservée en Russie orientale) a été réalisée comme preuve de l'élection eschatologique. Nous trouvons quelque chose de similaire un peu plus tôt chez les Bulgares (au cours du Premier et du Second Empire) et dans la puissance serbe, en particulier à l'époque de Dusan le Fort (1308 - 1355) [1], et dans une certaine mesure également dans la Valachie de Vlad III (1431 - 1476) et la Moldavie de Stefan cel Mare [2] (1429 - 1504). Au cours de cette phase, et en particulier à l'époque d'Ivan IV (1530-1584), on assiste à une harmonisation du christianisme populaire et officiel, dans un nouveau tournant qui propose à nouveau la synthèse entre l'élite et le peuple du début de la période kiévienne. Ici, non seulement la conscience chrétienne atteint les plus hautes profondeurs de la culture populaire, mais l'esprit populaire s'élève également jusqu'aux plus hauts sommets du pouvoir d'État, influençant la personnalité du souverain lui-même, qui devient le premier tsar russe de l'histoire (auparavant, le souverain suprême de l'État russe était le grand-duc).

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Au cours de la phase suivante, qui comprend la période des troubles et les premiers Romanov, la synthèse moscovite de l'ère du Terrible commence à s'affaiblir progressivement. Le cercle bogolien, au sein duquel les figures de proue du schisme à venir, le patriarche Nikon (1605 - 1681) (tableau, ci-dessus) et le protopope Avvakum (1620 - 1682), se créent autour d'Alexis Michailovitch (1629 - 1676), se donne pour tâche une nouvelle purification du christianisme, visant à l'expurger des résidus de la tradition populaire, tâche de purification qui reçoit cependant une interprétation différente de la part des partisans de la révision des livres et des réformes ecclésiastiques de Nikon et des Vieux-Croyants qui se rangent du côté d'Avvakum. Les premiers sont favorables à une certaine modernisation de la tradition dans l'esprit de l'approche russo-occidentale (à des fins pragmatiques pour faciliter la conquête des terres russo-occidentales par la Pologne), tandis que les seconds, au contraire, tiennent fermement à l'orthodoxie moscovite et à ses fondements, car ils y voient la garantie de l'accomplissement du choix et de la mission katekonique de la Russie. Tout cela aboutit à une scission, dans laquelle l'orthodoxie officielle, qui a remporté la victoire au sein de l'élite, poursuit la ligne de la modernisation bien plus que Nikon lui-même, qui avait initié les réformes, ne l'avait prévu, et l'ancienne croyance se répand largement parmi le peuple, bien qu'elle ne prenne pas un avantage décisif (en grande partie en raison de la répression des vieux croyants par l'État). Ainsi, la "nouvelle croyance" adopte une position de plus en plus hostile à l'égard de l'"orthodoxie populaire", tandis que la vieille croyance tente de fixer artificiellement le style moscovite, transformant la tradition en une idéologie conservatrice. Dans le même temps, les vieux croyants commencent par associer l'"apostasie" de Nikon et de ses partisans à l'influence de la Russie occidentale, donnant ainsi aux conflits religieux une dimension géopolitique, que l'on remarque déjà à l'époque de la fragmentation (deuxième phase).

Au cours de la sixième phase, les transformations de l'orthodoxie russe se sont poursuivies selon les trajectoires tracées par le schisme. Au niveau de l'élite, après Pierre, la reconstruction de la tradition orthodoxe se poursuit dans une tonalité moderniste, et pas tant dans une tonalité russe occidentale, comme au début des réformes de Nikon, et en partie grecque (compte tenu du rôle des patriarches grecs dans le concile de 1666-1667), mais directement ouest-européenne (ici, les motifs catholiques et protestants augmentent fortement). Ce processus s'accompagne d'une sécularisation et d'une séparation nette entre l'aristocratie dirigeante et le cœur du peuple. Le paysan devient un objet et une marchandise, il n'est plus reconnu. En réponse à cela, le vétéro-fidéisme se répand parmi le peuple et de nombreuses nouvelles sectes apocalyptiques et extatiques apparaissent, remettant directement ou indirectement en question l'orthodoxie officielle. Dans ces courants, de nombreux motifs préchrétiens de la civilisation paysanne, soigneusement conservés par les Vieux-Croyants sous leur forme christianisée et qui éclatent sous de nouvelles formes grotesques dans les sectes russes, se font à nouveau sentir. En même temps, l'orthodoxie russe occidentale apparaît à un moment donné plus "conservatrice" que les tendances modernistes et séculières de la période post-pétrinienne (18ème siècle), ce qui complique encore l'ensemble du tableau.

À partir de la fin du 18ème siècle, le processus inverse se développe progressivement: l'orthodoxie russe (dans sa dimension populaire, byzantino-moscovite) retrouve progressivement sa place dans la société russe dans son ensemble. Ce processus est lié à la renaissance des Anciens et de l'Hésychasme athonite (parallèlement en Moldavie et en Russie) et, plus tard, au mouvement slavophile, qui critique la modernisation et l'européanisation de l'ère pétrinienne et appelle à un retour aux idéaux de la Russie moscovite et à une vision du monde correspondante unissant les deux parties de la société russe: l'élite occidentalisée (mais toujours monarchique et nominalement orthodoxe) et le peuple russe (paysannat). Ainsi, pour la troisième fois - cette fois en tant que projet et compréhension du destin historique et religieux du peuple russe - une synthèse religieuse est tentée entre l'élite dirigeante et les gens du peuple. Le slavophilisme devient progressivement l'idéologie officielle du régime tsariste et inspire la culture de l'âge d'or russe. Symboliquement, la foi unitarienne, qui vise à unir l'ancien rite et la hiérarchie de l'église officielle, a été établie exactement en 1800, marquant un jalon dans l'historicité religieuse.

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Après les slavophiles, le problème de la religiosité populaire, de ses relations avec l'orthodoxie officielle et l'État, a été placé au centre de l'attention pendant l'âge d'argent de la culture russe. Chez Vladimir Soloviev, le fondateur de la philosophie religieuse russe, la tentative de comprendre la spécificité de l'orthodoxie russe et sa relation avec l'État russe, le christianisme universel et l'histoire des sociétés européennes a abouti à la thèse la plus importante de l'unité et de la gestalt de la Sainte-Sophie comme clé de compréhension de l'identité et de la mission russes dans l'histoire du monde. En même temps, les figures de l'âge d'argent russe et les principaux représentants de la sophiologie - V. Rozanov, P. Florensky, S. Bulgakov, N. Berdiaev (1874 - 1948), D. Merejkovsky (1865 - 1941), A. Blok (1880 - 1921), A. Biély (1880 - 1934), Vyach Ivanov (1866 - 1949), etc. - ont également été la clé de la compréhension de l'identité et de la mission russes dans l'histoire du monde.

Dans cette huitième phase, l'orthodoxie elle-même est problématisée dans ses rapports avec le christianisme occidental (K. Leontiev (1831 -- 1891), V. Soloviev, D. M. Mukhtarov, D. M. Kuznetsov, etc. ), sont alors étudiées les particularités de la tradition orthodoxe russe (P. Florensky, S. Bulgakov, V. Rozanov, N. Berdiaev, etc.) et les différences - voire les oppositions - entre les fondements de la vision du monde du peuple russe et de l'État russe (plus amplement développées dans l'œuvre de Léon Tolstoï (1828-1910), ainsi que dans l'œuvre des Narodniki et, plus tard, des révolutionnaires sociaux). Le peuple lui-même, avec l'augmentation du nombre de dissidents et la diffusion de l'éducation populaire, s'est progressivement impliqué dans ce dialogue, aux côtés de l'aristocratie, créant une nouvelle situation - unique dans l'histoire de la Russie - où nous avions désormais l'implication des représentants du peuple dans la prise de décision consciente sur des questions de perspective mondiale. Les poètes russes Nikolai Kliouïev (1884 - 1937), Sergei Essenine (1895 - 1925), Velimir Khlebnikov (1885 - 1922) et, dans une certaine mesure, Vladimir Maïakovsky (1893 - 1930) sont les exemples les plus frappants de cette implication.

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L'implication croissante du peuple russe dans la recherche de sa propre identité, y compris celle relative au facteur religieux, a pris des formes radicales au fur et à mesure que l'État tsariste s'affaiblissait, culminant avec la prise du pouvoir par les bolcheviks qui, conformément à leur idéologie, ont aboli le christianisme, cherchant à détruire à la fois l'orthodoxie et toute forme de religion. Cependant, comme le soulignent à juste titre Berdiaev [3], les Eurasistes [4] et les nationaux-bolcheviks [5], dans le bolchevisme russe, sous couvert d'athéisme formel, de matérialisme et de marxisme, on peut discerner les motifs eschatologiques propre au sectarisme russe, qui reflètent précisément les profondeurs les plus archaïques de l'identité russe. C'est là que se réveillent les couches les plus profondes - non seulement pré-chrétiennes, mais parfois paléo-européennes, matriarcales - de l'identité russe, enracinées dans le Logos de Cybèle et la civilisation de Cucuteni-Tripolje.

Au cours de la dixième phase, l'orthodoxie russe (à la fois les nouveaux et les vieux croyants, ainsi que le sectarisme pur et simple) a été victime d'une répression ciblée et, lorsqu'elle s'est calmée (à partir des premières années de la Grande Guerre patriotique), elle a existé à la périphérie de la société, n'ayant que peu ou pas d'influence sur la vision du monde communiste dominante, partagée par la majorité de la population soviétique. Bien qu'étonnamment, même à ce stade, le noyau de base de la tradition orthodoxe ait été préservé (du moins tel qu'il existait à la veille de la révolution bolchevique), l'introduction intensive de la vision matérialiste ("scientifique") du monde soviétique ne passe pas inaperçue, et même dans le milieu orthodoxe, le matérialisme scientifique et naturel, ainsi que les idées de progrès, de développement, etc. ne passent pas inaperçus.

Lorsque l'URSS s'est effondrée et que les dogmes de l'athéisme ont été dépouillés de leur statut normatif, l'orthodoxie a commencé à retrouver sa place en Russie. L'anticommunisme des réformateurs libéraux des années 1990 a d'abord été assez agressif à l'égard de l'Église orthodoxe, qu'ils considéraient comme "une institution réactionnaire qui entravait le progrès social, la modernisation et l'occidentalisation de la société russe", mais comme le principal adversaire était le communisme, il n'a pas conduit à une répression méthodique de l'orthodoxie. L'Église orthodoxe en a profité pour renforcer son influence dans la société, ce qui s'est particulièrement manifesté au début des années 2000.

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Mais cette fois, l'orthodoxie ne reflète ni l'idéologie de l'élite dirigeante, ni la vision naturelle du monde des masses, fondamentalement influencées par l'éducation soviétique. D'où l'incertitude et le flottement de l'orthodoxie russe contemporaine quant à la phase à prendre comme modèle pour un renouveau de l'Église. Les neuf moments précédents de l'historicité religieuse avaient tous des structures et des orientations différentes. Par conséquent, la question reste ouverte à ce jour, et la dixième phase elle-même - la phase actuelle - est une solution prolongée dans le temps à cette question fondamentale.

Pratiquement toutes les positions sont représentées d'une manière ou d'une autre dans la société russe contemporaine, en particulier si l'on considère les processus religieux qui se déroulent dans la partie occidentale du monde russe - en Ukraine et au Belarus. Ainsi, dans l'orthodoxie moderne, on trouve des modernistes, des partisans du progrès, des matérialistes orientés vers les sciences naturelles, des évolutionnistes, des fondamentalistes de la période moscovite (qui proclament parfois la nécessité de canoniser Ivan le Terrible) et des idéologues héritiers des vieux croyants, et les revivalistes de l'Unificationnisme, les Sophiologues, les Eurasistes, les Bolcheviks nationaux (qui justifient Staline et sont favorables à la position du Patriarche Sergius), les anticommunistes extrêmes (à la fois monarchistes et libéraux), et ceux qui sont enclins au gnosticisme et au sectarisme, les uniates (particulièrement caractéristiques de la Russie occidentale), les œcuménistes (qui prônent l'unification de l'orthodoxie avec les confessions chrétiennes occidentales), les nationalistes étroits, les panslavistes et les traditionalistes (qui recherchent une plate-forme commune avec les croyants d'autres religions en opposition à la modernisation, à la sécularisation et au post-modernisme), les conformistes (prêts à accepter n'importe quelle idéologie), les puristes (qui insistent sur la "pureté de l'orthodoxie"), et les sectaires les plus divers. En même temps, aucune de ces versions ne domine clairement, et la structure générale de la dixième phase dans laquelle vit aujourd'hui la société russe ne peut être définie sans ambiguïté. Mais pour comprendre cette dixième phase, il est nécessaire de démanteler et de comprendre correctement toutes les précédentes, car elle en est le résultat, et elle est encore incertaine et n'a pas apporté les éléments de l'historicité chrétienne, qui sont pourtant manifestement présents dans la société russe contemporaine, à une structure unifiée et définie. C'est pourquoi la plupart des théologiens russes du 20ème siècle s'accordent à dire que le problème principal et toujours non résolu de la théologie orthodoxe russe moderne est le problème de l'ecclésiologie, c'est-à-dire la compréhension des chemins historiques de l'Église terrestre - dans le cas des Russes, cela va sans dire, en particulier le destin de l'Église russe.

Notes:

[1] Douguine A.G. Noomakhia. L'Europe de l'Est. Logos slaves : Balkan Nav et style sarmate.

[2] Douguine A.G.Noomakhia. Les horizons non slaves de l'Europe de l'Est : Le chant de la goule et la voix de l'abîme.

[3] Berdyaev N.A. Origines et signification du communisme russe. M. : Nauka, 1990.

[4] Les fondements de l'eurasisme.

[5] Ustryalov N. National-bolchevisme. M. : Eksmo, 2003.

lundi, 01 janvier 2024

L'Inde et la Russie, des liens plus forts et plus avantageux

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L'Inde et la Russie, des liens plus forts et plus avantageux

Enrico Toselli

Source: https://electomagazine.it/india-e-russia-legami-piu-forti-e-vantaggiosi/

Les relations entre la Russie et l'Inde sont stables et solides. "Parce qu'elles sont fondées sur nos convergences stratégiques et nos intérêts géopolitiques". Plus simplement, parce qu'elles sont "mutuellement bénéfiques". Le ministre des affaires étrangères de New Delhi, Subrahmanyam Jaishankar, n'aurait pu être plus clair. À l'issue de sa rencontre à Moscou avec Sergey Lavrov, il a rappelé que les échanges commerciaux de cette année avaient dépassé les 50 milliards d'USD, dépassant ainsi les niveaux de 2022. Et ces échanges devraient encore augmenter, notamment grâce aux nouvelles infrastructures routières, ferroviaires et navales mises en place pour faciliter les échanges entre les deux pays.

Le "seigneur des pièges", comme Riccardo Migliori a appelé Narendra Modi lors d'une récente conférence de la Fundazione Nodo di Gordio, a toutefois réussi à imposer à Moscou des concessions d'une importance non négligeable. L'Inde pourra s'équiper d'armes achetées aux pays occidentaux et, surtout, verra sa production nationale d'armes augmenter. En l'occurrence, en collaboration avec la Russie. Une manière, donc, de faire pression sur l'allié théorique des deux pays, la Chine. Poutine a besoin de Modi pour ne pas être complètement englouti par Xi Jinping ; Modi a besoin de Poutine comme protection contre les éventuelles visées expansionnistes de Pékin. C'est pourquoi New Delhi n'a jamais cessé de jouer même avec les atlantistes, bien qu'elle fasse partie des BRICS.

Un jeu, le jeu indien, qui ressemble au jeu turc d'Erdogan, bien que dans des scénarios différents et avec une force très différente derrière lui. Toutefois, la capacité d'Erdogan à se déplacer est en effet similaire à la capacité de Modi à se démasquer.

Au-delà des déclarations officielles et routinières de Jaishankar, une déclaration est toutefois significative. Elle concerne le sommet annuel Russie-Inde qui n'a pas eu lieu depuis le début de la guerre en Ukraine. Modi n'a jamais condamné Poutine, l'Inde a totalement ignoré les sanctions imposées par Rimban-Biden et adoptées par les larbins européens. Et des rencontres virtuelles entre Modi et Poutine, même lors de réunions des Brics ou d'autres instances internationales, ont eu lieu. Mais le sommet annuel entre les deux pays n'a plus jamais eu lieu. Aujourd'hui, le ministre indien des affaires étrangères assure qu'il aura lieu en 2024.

Un signal important, qui doit être pris en compte. Et qui devrait faire réfléchir les larbins européens et effrayer Zelensky.

mercredi, 27 décembre 2023

La doctrine Brzezinski et les (vraies) origines de la guerre russo-ukrainienne

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La doctrine Brzezinski et les (vraies) origines de la guerre russo-ukrainienne

Francesco Santoianni interviewe Salvatore Minolfi

Source: https://www.sinistrainrete.info/geopolitica/27012-salvatore-minolfi-la-dottrina-brzezinski-e-le-vere-origini-della-guerra-russo-ucraina.html

Publié par l'Institut italien d'études philosophiques, le livre de Salvatore Minolfi intitulé "Les origines de la guerre russo-ukrainienne" a été présenté au cours d'une soirée très animée qui s'est transformée en une assemblée passionnée (avec les interventions de de Magistris, Santoro, Basile...).

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Un livre également basé sur des documents diplomatiques, rendus publics cette année par Wikileaks, qui montrent comment la guerre, loin d'être née des "visées impériales de Poutine" (comme l'affichent les grands médias et certaines "belles âmes" de la "gauche") est la conséquence inévitable, tout d'abord, d'un encerclement de la Russie, visant à s'emparer de ses ressources, et ensuite, de la nécessité de soumettre une Union européenne "coupable" de commercer avec des partenaires hostiles aux États-Unis.

Nous avons discuté de tout cela et de bien d'autres choses encore avec l'auteur du livre.

* * * *

Peu avant ce fatidique 24 février 2022, face à la prolongation (elle était censée se terminer le 20 février) de l'exercice militaire conjoint Russie-Belarus à la frontière avec l'Ukraine, d'une part la CIA et certains organes de presse donnaient l'impression qu'une invasion russe était imminente, tandis que d'autre part le gouvernement de Kiev et une partie du gouvernement américain démentaient cette hypothèse. Pourquoi cette situation étrange ?

Les reconstructions les plus diverses et les plus contradictoires circulent sur les circonstances dans lesquelles l'invasion russe de l'Ukraine prend forme. À celles-ci s'ajoutent toujours de nouvelles révélations sur la présence et l'importance des groupes militaires étrangers en Ukraine depuis le début de la guerre, voire avant. En réalité, dans l'état actuel des connaissances, les éléments manquent pour reconstituer de manière documentée et fiable le contexte dans lequel le conflit a officiellement éclaté.

En outre, aucun des protagonistes en présence ne peut être caractérisé de manière claire et univoque, tant les différences de perception et d'approche ont traversé les différents acteurs impliqués: pensez notamment au président Zelensky qui, entre mai 2019 (année de son élection) et février 2022, a complètement inversé ses positions et ses orientations sur la question des relations avec la Russie et sur l'avenir de la région du Donbass.

Néanmoins, il est tout à fait clair que le chemin de la guerre commence en février 2021 (donc un an plus tôt), avec l'arrestation de représentants de l'opposition à Kiev, la fermeture de chaînes de télévision antigouvernementales et un rétrécissement général des marges de manoeuvre politique en Ukraine. Pendant ce temps, l'administration Biden nouvellement élue ne cache pas sa volonté d'accorder une place centrale à son orientation anti-russe: de manière irritante et sans précédent dans l'histoire diplomatique, Biden, au cours d'une interview, qualifie Poutine de "tueur". Cela ne s'était jamais produit, même dans les phases les plus aiguës de la guerre froide. Quelques jours plus tard, toujours en mars 2021, cinq mois avant le retrait chaotique d'Afghanistan, le président américain installe à la tête de la CIA William Burns, ancien diplomate de carrière, ancien ambassadeur en Russie et profond connaisseur de la langue et de la politique russes: un choix plutôt curieux pour une superpuissance qui a décidé de se libérer de son engagement de vingt ans dans la "Global War on Terror" au Moyen-Orient, pour se concentrer sur la priorité stratégique assignée à la confrontation avec la Chine dans le Pacifique occidental.

C'est en lien avec ces signaux sans équivoque que l'initiative russe de "diplomatie coercitive" se déploie, avec le début des exercices militaires et le regroupement des troupes aux frontières de l'Ukraine. Une décision qui ne mène nulle part: Moscou accumule une longue série de refus et de réticences ostentatoires au dialogue et à la négociation. Face à la proposition de traité, Antony Blinken répond publiquement et sèchement: "Il n'y a pas de changement, il n'y aura pas de changement". C'est comme si on claquait la porte au nez de Poutine.

 Enfin, c'est précisément dans ce contexte qu'entre le 18 et le 20 février 2022 - c'est-à-dire quelques jours avant le début de la soi-disant "opération militaire spéciale" - les violations du cessez-le-feu sur la ligne frontalière délimitant le territoire des séparatistes passent d'environ 60 à environ 2000 incidents par jour.

À cet égard, les rapports de la "mission spéciale de surveillance en Ukraine" de l'OSCE sont clairs et sans équivoque : les violations du cessez-le-feu commencent du côté ukrainien de la ligne de démarcation. Nous ne savons pas si Zelensky en était conscient ou non, mais ses commandants sur le terrain étaient à l'origine de l'escalade.

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Depuis quand l'Ukraine a-t-elle été choisie par les États-Unis comme bélier contre la Russie ?

L'idée d'inclure l'Ukraine dans le projet d'élargissement de l'OTAN a fait surface à plusieurs reprises au cours de la seconde moitié des années 1990, mais n'a jamais été explicitement formulée. Dans l'étude la plus importante et la mieux documentée sur le sujet (le livre de Mary Elise Sarotte Not One Inch), il est indiqué qu'à l'époque, la simple idée d'accorder des garanties au titre de l'article 5 à la plus grande ancienne république soviétique faisait pâlir même les plus fervents partisans de la politique d'élargissement. Par conséquent, pendant toute la décennie, rien n'a été fait (à l'exception de la "Charte de partenariat spécifique entre l'OTAN et l'Ukraine" de 1997).

C'est entre 2003 et 2004 que deux événements importants se produisent. Le premier est que l'Ukraine décide de rejoindre la "Nouvelle Europe", ce groupe de pays d'Europe centrale et orientale qui participent à l'invasion américaine de l'Irak par le biais de la "Coalition des volontaires", alors que la France et l'Allemagne expriment publiquement leur opposition, ce qui entraîne une fracture politique sans précédent dans l'histoire de l'Alliance atlantique.   

L'année suivante, alors qu'un nouveau cycle d'élargissement de l'OTAN a lieu (avec l'entrée de quatre autres pays de l'ancien Pacte de Varsovie et des trois anciennes républiques soviétiques d'Estonie, de Lettonie et de Lituanie), la "révolution orange" commence en Ukraine, qui amène au gouvernement de Kiev des forces politiques désireuses d'abandonner la neutralité du pays et de le pousser vers une relation organique avec l'Occident (Union européenne et OTAN). La France et l'Allemagne y restent fortement hostiles, si bien que lorsqu'en avril 2008, lors du sommet atlantique de Bucarest, les États-Unis forcent le trait et demandent officiellement le lancement d'un "plan d'action pour l'adhésion" de l'Ukraine et de la Géorgie, ce sont précisément ces deux pays de la "Vieille Europe" qui opposent leur veto. Mais l'omelette est maintenant faite. La nouvelle Russie de Poutine, alarmée, réagit sur le ton et, à la première crise, quelques mois plus tard, utilise la force militaire dans une brève guerre contre la Géorgie.

Alors que la perspective atlantique entre dans une longue phase d'impasse, c'est l'Europe qui prend l'initiative en élaborant un "accord d'association" avec l'Ukraine, conçu toutefois comme une alternative à l'entrée effective du pays dans l'Union européenne (pour laquelle, comme dans le cas de l'OTAN, il n'y a pas le consensus nécessaire). Le problème est que - bien que ne laissant pas entrevoir la perspective d'une adhésion - le projet d'accord est conçu (par le Polonais Radek Sikorski et le Suédois Carl Bildt) dans des termes si précis, détaillés et contraignants sur le plan juridique qu'il constitue un obstacle efficace à toute poursuite des relations économiques et politiques normales que l'Ukraine entretient avec la Russie, qui, à son tour, aspire à impliquer Kiev dans son projet naissant d'Union économique eurasienne. L'Ukraine - un pays notoirement composite sur le plan démographique, ethnoculturel et sociopolitique - est déraisonnablement placée devant un carrefour, un aut aut aut, destiné à générer des lézardes sociales prévisibles. Les négociations se poursuivent pendant des années, mais lorsque, à l'échéance convenue, Ianoukovitch refuse de signer, des manifestations de rue déclenchent une période de troubles qui dure environ trois mois et culmine d'abord dans un massacre obscur, puis dans un coup d'État qui destitue le président.

La Russie réagit en annexant la Crimée, tandis que des mouvements sécessionnistes mobilisent les régions orientales du pays. En quelques semaines, l'Ukraine bascule dans une guerre civile que les nouveaux dirigeants de Kiev ne veulent même pas reconnaître comme telle, préférant traiter les insurgés de "terroristes". Entre hauts et bas, la guerre civile dure huit ans et fait des milliers de victimes. C'est au cours de ces années que Washington, pour contourner les réserves et les mises en garde de ses principaux partenaires européens et atlantiques, construit une relation directe avec Kiev et s'engage dans une restructuration radicale des forces armées ukrainiennes.

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Selon certains commentateurs, Poutine, jusqu'au 17 décembre 2021 (date à laquelle il a remis aux Etats-Unis et à l'OTAN le projet d'"Accord sur les mesures visant à assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des Etats membres de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord") a très peu défendu les accords de Minsk et l'autonomie des populations du Donbass qui en découle, comme s'il attendait le moment opportun pour une guerre. Quel est votre avis ?

Le fait qu'au cours de huit années de guerre civile, Poutine n'ait jamais reconnu officiellement l'indépendance des républiques autoproclamées du Donbass, et encore moins proposé de les annexer (à un stade où l'opération aurait été relativement facile), est un élément qui nuit à la thèse de l'existence d'un projet impérialiste et annexionniste russe dès le début de la crise. Le problème est que la solution préfigurée par les accords de Minsk nécessitait le consentement actif du gouvernement de Kiev, sur lequel reposait la charge de la mise en œuvre effective des engagements signés: une réforme constitutionnelle qui reconnaîtrait des marges d'autonomie à la région du Donbass ne pouvait certainement pas se faire à Moscou. Cette tâche incombait au gouvernement ukrainien. Aujourd'hui, nous savons - grâce aux "aveux" publics tardifs de Porochenko, Merkel et Hollande - que les accords de Minsk n'ont été signés que dans l'intention de gagner du temps et de donner à l'Ukraine la possibilité de se renforcer militairement. En bref, l'activité de médiation des Européens a été parallèle et complémentaire à celle menée par les États-Unis dans la restructuration de l'armée ukrainienne.

Le rôle de l'Allemagne dans le conflit entre l'Ukraine et la Russie a-t-il changé ces dernières années ?

Indépendamment de l'issue finale de la guerre - qu'aucun d'entre nous ne peut anticiper - nous pouvons déjà dire avec certitude que l'Allemagne est la grande perdante. La manière dont la réunification allemande a été réalisée après la fin de la guerre froide a impliqué une nouvelle confirmation de la subalternité de l'Allemagne face au leadership américain et le renoncement à tout rôle autonome pour l'Union européenne. Dans ce cadre, l'élaboration de l'intérêt national allemand s'est poursuivie sur le seul plan de la suprématie économique, avec la conviction que le succès industriel et commercial serait toujours perçu comme stratégiquement "neutre" et donc toléré.

Les choses se sont passées différemment. La construction d'une industrie puissante, accumulant depuis vingt ans d'énormes excédents commerciaux, s'est d'abord faite au détriment de ses partenaires européens, auxquels a été imposée une politique d'austérité et de déflation salariale, indispensable au maintien des avantages comparatifs d'une puissance exportatrice, mais désastreuse pour le développement interne des pays de l'Union. En outre, dans la construction du modèle allemand, la relation avec Moscou devient essentielle, car l'énorme dotation énergétique de la Russie lui permet d'alimenter le développement de l'Allemagne à un coût extrêmement bas. Jusqu'à un certain moment, le gaz russe arrivait en Allemagne par les gazoducs polonais et ukrainiens. Puis la relation russo-allemande est devenue si essentielle qu'elle a incité le gouvernement de Berlin à planifier la construction de Nord Stream. Il ne s'agissait pas seulement d'augmenter la quantité de gaz importé: en contournant la Pologne et l'Ukraine, l'Allemagne a tenté de préserver la relation russo-allemande de l'influence que des juridictions politiques à tendance anti-russe (mais aussi anti-allemande) auraient pu exercer sur le transit des ressources énergétiques. Le projet "Nord Stream" a été présenté comme un modèle de "désintermédiation", capable de préserver la relation bilatérale entre Berlin et Moscou, en la mettant à l'abri des dynamiques et des tensions géopolitiques au sein de l'espace atlantique. Et de manière symptomatique, lorsqu'il est lancé, le ministre polonais des affaires étrangères, Radek Sikorski, le qualifie de nouveau "pacte Molotov-Ribbentrop".

Faisons une pause et essayons de réfléchir à l'énormité de cette accusation: nous sommes en avril 2006, la Pologne est entrée dans l'Union européenne deux ans plus tôt (alors qu'elle fait partie de l'OTAN depuis 1999) avec un PIB sensiblement similaire à celui de la Grèce; et que fait-elle? Elle prend de front la puissance dominante de l'Europe qui vient de l'accueillir, tournant en dérision la rhétorique dominante de l'Union, celle qui la présente comme un jardin kantien ayant laissé derrière lui des siècles de "politique de puissance". Il n'y a qu'une seule façon d'expliquer cette énigme: la voix de Sikorski est la voix de Washington. A tel point qu'à ceux qui lui reprochent d'être le cheval de Troie des Etats-Unis dans l'Union européenne, il rétorque que l'Allemagne est celui de la Russie. L'absence de réponses institutionnelles adéquates - ou même allemandes - face à l'énormité des accusations est la preuve qu'en 2006 déjà, l'UE est un champ de bataille dans lequel les Américains entrent et sortent à leur guise. L'UE en tant que sujet stratégique s'avère tout simplement inexistante.

Malgré l'avertissement, l'Allemagne ferme les yeux. Elle se tait, encaisse et poursuit ses activités, toujours convaincue que la commercialisation de la politique étrangère l'immunise contre la concurrence stratégique naissante. La tempête se prépare, mais les Allemands ne la remarquent même pas. En effet, que fait l'Allemagne après l'éclatement de l'Euromaïdan? Après le coup d'État à Kiev? Après l'annexion de la Crimée par la Russie? Après le lancement des sanctions occidentales contre la Russie? Elle double la mise! Elle conçoit et lance le "Nord Stream II". L'aveu supposé de Mme Merkel à la fin de 2022 n'est qu'une fiction douloureuse et insoutenable.

Pourquoi les États-Unis décident-ils de punir l'Allemagne? Parce qu'en plus de faire des affaires avec la Russie de Poutine - un pays qui, en pleine ère unipolaire, entend préserver son indépendance stratégique - l'Allemagne entame une relation industrielle et commerciale lucrative et prometteuse avec la Chine: sous les yeux des stratèges de Washington se déroule le cauchemar mackinderien d'une Eurasie puissante, riche, interconnectée et essentiellement autonome, qui, à terme, pourrait également s'émanciper du pouvoir thalassocratique des États-Unis.

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Que se passerait-il en effet si, à long terme, les nouveaux investissements dans les infrastructures et les nouveaux systèmes de transport ferroviaire le long de trois axes de développement différents à travers l'Eurasie marginalisaient les routes maritimes empruntées historiquement par les flottes océaniques de Washington? Mais si les choses prennent vraiment cette tournure, les États-Unis pourront-ils jamais rester les bras croisés et contempler l'affaiblissement progressif de leur puissance? C'est tout simplement impensable. Mais pour réagir, il leur faut construire un récit capable de légitimer le retour d'une guerre en Europe, capable de rompre à nouveau la continuité du supercontinent. Et que font-ils? Ils rétablissent l'image historiographiquement forte d'une Europe de l'Est victime géopolitique de la relation privilégiée entre les deux géants (russe et allemand), avec tout ce que les souvenirs du 20ème siècle ont signifié. Bref, pour simplifier : la " Nouvelle Europe " (inventée par Rumsfeld) peut compter sur les Etats-Unis pour vaincre le nouveau " Pacte Molotov-Ribbentrop ".

Dans quelle mesure la doctrine Brzezinski a-t-elle orienté la politique américaine à l'égard de l'Ukraine ?

Il y a deux voies parallèles. Brzezinski est le penseur géopolitique le plus conscient et le plus continu de l'histoire américaine après l'expérience du Vietnam. Son chemin croise, sans jamais s'estomper, le développement d'une nouvelle génération qui - après la fin de la guerre froide - est réellement convaincue du fait qu'une discontinuité d'époque est en train de se produire dans l'histoire du monde, de nature à permettre une redéfinition du rôle américain dans le monde dans une clé pacifiste-impériale. La distance entre les Etats-Unis et les autres puissances est désormais telle que beaucoup sont convaincus de la possibilité de l'avènement d'un véritable empire mondial, dans lequel, en échange de la paix, tous les pays, même les plus puissants, renonceront à la compétition stratégique, confiant aux Etats-Unis la protection de l'ordre mondial. Brzezinski ne se laisse jamais contaminer par de tels fantasmes millénaristes. Il veut la même chose, mais sait que cela ne peut être que le résultat d'un patient tissage stratégique.

Puisque la Chine est encore un inoffensif pays en développement dans les années 1990, la seule tâche des Américains est d'effacer à jamais l'indépendance stratégique de la Russie post-soviétique: une tâche tout à fait à leur portée, étant donné la quasi-désintégration du pays au cours des années Eltsine. A cette désintégration virtuelle (un "trou noir", selon ses termes), Brzezinski sait qu'il a apporté une contribution mémorable, avec la construction du piège afghan. Mais le personnage est d'origine polonaise et l'hostilité anti-russe est tellement inextinguible qu'elle est teintée d'aventures métaphysiques. L'obsession de Brzezinsky pour l'Ukraine (dans "Le grand échiquier", il la mentionne 112 fois) est liée à cette tâche : sans l'Ukraine, l'empire russe n'existe plus, pas même à un niveau potentiel.

Un chapitre de votre livre s'intitule "Fission : logique de l'État et logique du capital". Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

La guerre russo-ukrainienne a, comme on pouvait s'y attendre, suscité un débat très amer, même dans de larges pans des cultures politiques anti-impérialistes. Par souci de concision - et au risque de simplifier à l'extrême - nous pouvons dire que la Russie de Poutine a cherché et obtenu, au cours de ses premières années de gouvernement, une forte intégration dans la structure internationale du système capitaliste et, en particulier, dans les réseaux de la finance mondiale. D'autre part, c'est précisément ce nouvel élément qui rend intenable la simple reproduction du schéma analytique de la guerre froide. À partir de cette nouvelle réalité, beaucoup ont été amenés à interpréter l'invasion russe de l'Ukraine comme une agression impérialiste, marquée par les caractéristiques particulières du capitalisme politique de la Russie de Poutine. Le cycle d'accumulation capitaliste qui s'est déroulé, en gros, au cours de la première décennie du système Poutine, aurait généré un surplus de capital dont la valorisation nécessitait son exportation vers des zones d'investissement, telles que l'Ukraine, inaccessibles sans le concours du pouvoir d'État, puisqu'elles étaient simultanément exposées à la concurrence d'un puissant capitalisme libéral transnational et à la résistance des classes moyennes professionnelles qui tendaient à être libérales et vouées à l'intégration avec l'Occident.

Dans ce cadre, l'Ukraine - en plus d'être l'otage d'une oligarchie interne de rentiers - deviendrait une victime de la concurrence entre deux capitalismes extérieurs, le libéral transnational et le politique de la Russie de Poutine.

Malgré ses mérites incontestables, ce débat s'est empêtré dans les contradictions non résolues générées par la confrontation avec la réalité et ses développements: tout d'abord, sur la nature du bonapartisme russe, sur les caractères et les marges réelles de son autonomie relative par rapport à la structure sociale qui l'a généré. Qui est Poutine? D'où vient son pouvoir? De quelle logique est-il le garant? Le début de la crise - c'est-à-dire l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 - a entraîné une perte importante de capitaux et de marchés d'exportation, ainsi que d'investissements à l'étranger, une réduction de la coopération avec les sociétés transnationales et des sanctions personnelles à l'encontre de nombreux représentants de premier plan du capital russe. Huit ans plus tard, la guerre de 2022 a aggravé cette situation à un degré inimaginable. Bref, dans la "lecture anti-impérialiste", nous sommes censés mettre en œuvre un système de pouvoir qui, pour s'affirmer, doit briser le bloc social sur lequel il repose et scier la branche sur laquelle il est assis. Je pense que c'est un peu exagéré. Nous avons des faits, mais pas encore de théorie qui puisse les expliquer. Sinon (et raisonnablement), que pouvons-nous en déduire, du moins pour l'instant? Le défi géopolitique lancé en Ukraine indique que, lorsqu'il est confronté à un carrefour, le Kremlin fait passer la logique de l'État et sa rationalité stratégique avant celle du grand capital, du moins pour le moment: une réalité qui ne cadre pas bien avec la thèse selon laquelle la puissance de l'État russe n'est pas une fin en soi, mais un moyen de gérer le capitalisme russe post-soviétique et de l'intégrer dans le système capitaliste mondial.

Aujourd'hui, nous ne savons toujours pas comment résoudre l'énigme de la séparation entre la logique de l'État et la logique du capital. En fait, nous ne savons même pas si l'unité du système capitaliste mondial sortira intacte de la crise que nous traversons actuellement. Si elle venait à s'effondrer, nombre de nos catégories d'analyse deviendraient soudain inutilisables. Quel sens aurait, par exemple, la distinction entre capitalisme politique et capitalisme libéral, si le marché mondial était fracturé selon des lignes géopolitiques et stratégiques?

Aujourd'hui, les États-Unis, considérant l'impossibilité de gagner la guerre contre la Russie, disent qu'ils s'orientent vers un "conflit gelé", à utiliser comme carte de négociation. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Je ne suis tout simplement pas en mesure d'anticiper quoi que ce soit. En principe, une solution de type coréen ne serait pas exclue. Cependant, je ne pense pas qu'elle soit probable. La guerre de Corée s'est achevée sur le 38ème parallèle alors que le "nouveau" système international s'était consolidé dans les caractères et la structure qu'il allait conserver pendant une quarantaine d'années. En ce sens, la guerre froide était une structure d'ordre, plutôt qu'un conflit permanent (dans l'oxymore, "froid" pèse plus lourd que "guerre"). Mais aujourd'hui, nous sommes dans les premières étapes de la décomposition d'un ordre. Nous sommes dans une phase de "mouvement", même si la "guerre d'usure" prévaut sur le champ de bataille. Et l'Occident a trop investi de son argent, de son capital symbolique et de sa crédibilité pour accepter ce qui s'annonce - sans parler de l'impasse ! - comme une défaite humiliante. J'espère sincèrement me tromper. Mais ce sont ces considérations qui me rendent sombrement pessimiste.

vendredi, 15 décembre 2023

Bibliothèque Dasha. Pour le 31ème anniversaire de Daria Douguina

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Bibliothèque Dasha. Pour le 31ème anniversaire de Daria Douguina

L'héroïne de la nouvelle Russie

Source: https://www.geopolitika.ru/article/dashina-biblioteka-k-31-dnyu-rozhdenya-dari-duginoy

La série de livres "Bibliothèque de Dasha", que la maison d'édition "Vladimir Dal" ouvre avec la publication des "Paroles héroïques" du grand poète russe Nikolaï Gumilev, est une initiative symbolique. 

Darya Douguina, qui est devenue une héroïne de la nouvelle Russie, celle qui revient dans une lutte difficile à ses racines civilisationnelles, à son identité, est un exemple non seulement de patriote aimant de manière désintéressée sa patrie et donnant sa jeune vie pour elle, pour sa victoire, non seulement d'orthodoxe profondément croyante, fidèle au Christ et à l'Église jusqu'à son dernier souffle, mais aussi d'intellectuelle raffinée, de philosophe, d'amoureuse, de connaisseuse de la culture et de l'art. En la personne de Daria Douguina, les innombrables Darya, Maria, Svetlana, Natalia, Eugenia, Catherine, Irina, Anna, Sofia, Vasilisa, Varvara, Tatiana russes trouvent un modèle de féminité complètement différent des stéréotypes bas et primitifs qui nous sont imposés de l'extérieur. Il s'avère qu'une fille russe peut faire un choix spécial - un destin unique, lié du début à la fin à la tradition et à ses valeurs, à la science, à l'intelligence et à la volonté, à l'amour actif de son peuple, de son pays et de son pouvoir. Il ne s'agit pas d'une garce égoïste, corrompue, cynique, qui ne se préoccupe que d'elle-même et de sa carrière. Il s'agit d'une jeune fille aimante, souffrante, réfléchie et délicate, qui honore les idéaux de chasteté. C'est la fille russe de la mère patrie.

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La tradition comme sens de la vie et de la mort

Dasha a vécu une vie très courte, interrompue par l'explosion d'une bombe placée par un terroriste ukrainien sous sa voiture. Cela s'est produit après la fête de la Tradition. Jusqu'au dernier moment, on ne savait pas si Darya monterait dans cette voiture ou dans une autre. Celle qui a explosé pourrait bien avoir été conduite par son père. Son plus grand regret, et il le regrettera jusqu'à la fin de ses jours, est de ne pas être monté à bord de ce véhicule. Une torture éternelle que l'on ne souhaite même pas à son ennemi le plus juré. 

"La tradition est un concept clé pour Dasha depuis sa naissance. Elle est née en 1992 dans une famille de philosophes traditionalistes. Dès le premier jour de sa vie, elle a baigné dans un environnement linguistique où tout était construit autour de la discussion et de la compréhension de la tradition et de la lutte contre son antithèse - le monde moderne. Adolf Portmann pensait qu'après la naissance, l'enfant passe de l'utérus physique à un tissu social de mots, d'intonations, de gestes, d'expressions, d'attitudes. Et même s'il n'en comprend pas encore le sens, l'enfant l'absorbe inconsciemment. La tradition, le traditionalisme est devenu une telle matrice sociale pour la petite Dasha. C'était la philosophie traditionaliste ou, plus précisément, la philosophie qui était imbriquée dans le traditionalisme, qui vibrait d'une seule impulsion avec lui.  

La mère de Dasha, philosophe de formation, se souvient d'un épisode où Dasha, âgée de trois ans, et elle-même étaient allongées ensemble dans leur lit le matin, et où la petite fille reproduisait verbalement, de façon incroyable, les pensées qui grouillaient dans la tête de sa mère. Dasha a demandé : "Qu'est-ce que l'existentia ? À ce moment-là, sa mère pensait à l'existentia de Heidegger. Ce fut un choc et en même temps un signe. Un signe de la sensibilité philosophique de l'enfant. La philosophie et ses syntagmes se sont répandus, ont été dispersés et ont tourné autour de "l'enfant philosophe" dès sa plus tendre enfance.

Dès l'école, il est apparu clairement à Dasha qu'elle pourrait se réaliser pleinement dans la philosophie - dans la sphère des idées, des pensées, des concepts, des théories, des intuitions, des schémas intellectuels et des intuitions. Sa mère, Natalia Melentieva, avait choisi la philosophie plutôt que l'histoire ou la philologie (alternatives possibles à une formation en arts libéraux) avec autant de passion et de sincérité dans sa jeunesse. L'argument absolu en faveur de la philosophie pour Natalia était le sujet magique et fascinant de la recherche philosophique de sa connaissance plus âgée, qui rédigeait une thèse sur "Le jeu en tant que phénomène esthétique" dans le cadre de ses études de troisième cycle à la faculté de philosophie de l'université d'État Lomonossov de Moscou. Combien de fois la mère de Dasha a-t-elle raconté à sa progéniture comment, à l'âge de quatorze ans, elle a été frappée comme la foudre par le thème du jeu esthétique, comment elle a été inspirée à l'école par des conversations sur Johan Huizinga - le génie néerlandais qui a écrit une étude sur le jeu en tant que principe d'interaction entre l'humain et le divin, ou l'impression que lui a faite le gracieux roman de Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, sur le chemin du philosophe, sur le "faire philosophique", sur le jeu exquis de la vraie pensée qui crée des mondes et transforme parfois les destins humains. Dasha écoutait sa mère et absorbait : le thème du jeu de la pensée inspirée était imprimé dans son sang et sa chair. C'est une sorte de levain philosophique qui agite l'âme de Dasha. C'est dans un tel état de fusion et de relâchement de l'âme que l'on est prêt à rencontrer la vraie pensée, la sagesse et la Tradition.

Dasha a entendu l'expression "rébellion contre le monde moderne" depuis son enfance : c'est la principale ligne de front entre la Tradition et la modernité, qui cherche à détruire celle-ci.

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Ayant grandi dans un environnement orthodoxe dans le contexte de l'unificationnisme, c'est-à-dire en observant les anciennes traditions pré-Raskolnik de l'Église russe, fréquentant régulièrement des camps orthodoxes pour enfants et pour jeunes, Darya a acquis dès l'école maternelle l'expérience nécessaire pour combiner les grandes idées et les pratiques religieuses concrètes - prières, jeûne, communion, confession, liturgie. Pendant un certain temps, elle a chanté dans la chorale de l'église et a étudié le chant znamenny.

Ainsi, dans sa vie, le traditionalisme philosophique et théorique était organiquement combiné à l'immersion dans la tradition russe. Pour les parents de Dasha eux-mêmes, cette position était le résultat d'un choix volontaire et conscient, et non d'une adhésion inertielle au mode de vie établi. Le père et la mère de Dasha étaient tous deux des philosophes qui ont pris la décision délibérée de revenir aux racines sacrées de leur culture et de leur civilisation. Les générations précédentes de leurs familles avaient suivi leur peuple et leur société, ainsi que l'histoire soviétique, sans aucune objection: donc l'athéisme donc la science. Les parents de Dasha, Alexander et Natalia, ont unanimement pris le virage vers les fondements profonds de l'identité de leur plein gré. Non pas tant à cause des humeurs de leurs familles, mais malgré elles. Dasha était déjà née dans une famille qui avait choisi la Tradition. Et elle a vécu sa vie sans jamais remettre en cause ce choix. 

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Dans le sillage de l'étoile directrice de l'esprit

Un brillant baccalauréat, l'admission à la faculté de philosophie de l'université d'État de Moscou, dont Daria sort avec un diplôme dit "rouge", des études de troisième cycle, la préparation d'une thèse sur le "platonisme politique" de Proclus. Parallèlement, Daria se passionne pour l'art moderne, principalement la musique électronique, maîtrise l'héritage culturel des classiques russes et européens, se plonge dans la philosophie politique et la géopolitique, la théorie des civilisations, l'étude des langues modernes et anciennes. 

Puis, au cours de la quatrième année d'études, elle a effectué un stage d'échange universitaire de la MSU en France (Université de Bordeaux). 

En France, Daria a fait personnellement connaissance avec des traditionalistes de premier plan et des représentants de la Nouvelle Droite, un mouvement intellectuel surprenant qui combine (contrairement au nom inexact donné à ce mouvement par ses opposants idéologiques) des éléments à la fois de la critique conservatrice et de la stratégie sociale de gauche. La Nouvelle Droite identifie l'antithèse de la Tradition, c'est-à-dire l'image de l'ennemi, avec le libéralisme, convaincue que c'est en lui que le "monde moderne" (dans ce qu'il a de pire, comme opposé à la civilisation sacrée spirituelle) s'incarne pleinement. 

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Plus tard, Dasha trouve un emploi sur la chaîne de télévision Tsargrad - elle devient présentatrice de l'émission "Notre point de vue". 

Elle commence alors à se chercher dans différents domaines : journalisme, enseignement, théâtre. Au Théâtre d'art de Moscou, Darya supervise le projet Open Stages, qui devient une initiative importante dans la vie culturelle de Moscou : des dizaines de conférences, de séminaires, de spectacles, de productions théâtrales, de concerts, de soirées poétiques, de cours philosophiques et psychologiques, de conférences religieuses et de festivals sont organisés. Dasha a participé à nombre d'entre eux non seulement en tant qu'organisatrice, mais aussi en tant qu'âme du projet et en tant que participante directe - actrice, metteur en scène, conférencière, oratrice, modératrice. Mais l'essentiel, c'était l'âme. Une fois de plus, la tradition - culturelle, religieuse, russe, spirituelle, profonde - était au centre de tout. 

Ces dernières années, Daria s'est entièrement consacrée à l'art oratoire : les principales chaînes de télévision russes, d'innombrables flux et interviews (parfois en plusieurs langues), des conférences et des séminaires philosophiques, des cours entiers et le développement de théories indépendantes. Parallèlement, elle s'est rendue dans des forums internationaux prestigieux (elle a pris la parole lors d'une session de la Commission européenne des droits de l'homme sur le statut des femmes) et dans les territoires reconquis de la Novorossiya. Aujourd'hui, des rues de Donetsk et de Melitopol portent son nom. 

Bien que Dasha n'ait pas publié un seul livre de son vivant, il s'est avéré qu'elle a laissé un héritage étonnamment riche. Elle a édité certaines transcriptions de ses discours, textes et articles et les a préparés en vue de leur publication - sous forme de thèses, de livres et de cycles. Ces écrits sont aujourd'hui en cours de publication.

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Le grand héritage d'une courte vie

Il s'agit d'un véritable roman moderne dans le genre des messages sur les réseaux sociaux, avec un éventail complexe de pensées, d'expériences, de drames existentiels, de révélations, de remarques ironiques, d'études littéraires à part entière d'un spectre étonnamment large - des problèmes naïfs d'une jeune fille aux révélations métaphysiques élevées et vertigineuses. Un scénario complet des étapes de la formation d'une âme de jeune fille profonde et sublime. La dernière note, écrite le jour de sa mort, ne pouvait être lue sans larmes. Elle est consacrée à la façon dont Dostoïevski a compris les profondeurs du cœur russe. La dernière chose à laquelle Dasha a pensé, c'est au peuple russe. C'est ce qu'elle aimait vraiment, totalement, infiniment. 

Le deuxième livre, "L'optimisme eschatologique" [2], contient les écrits philosophiques de Daria Dugina. Des travaux de cours, des ébauches de thèses, des articles scientifiques, des impressions de conférences et d'interviews, rassemblés ensemble, révèlent l'image d'une philosophe traditionaliste à part entière, spécialiste du platonisme. En même temps, le platonisme n'était pas seulement un objet d'étude pour Daria, mais une source d'inspiration profonde. Elle a vu, en fait elle a découvert par elle-même, que le traditionalisme qui lui avait été inculqué depuis l'enfance - Guénon, Evola, le mysticisme orthodoxe - dans sa structure correspondait le plus étroitement aux enseignements de Platon et de ses disciples, les néoplatoniciens. Le platonisme est un traditionalisme qui affirme sans compromis la souveraineté radicale de l'esprit sur la matière, de l'éternité sur le temps, de Dieu sur la création. En partant des œuvres de Denys l'Aréopagite, vers lequel Dasha a d'abord été attirée par l'idée d'une interprétation apophatique de la Divinité, elle a rapidement découvert Proclus et toute la lignée néoplatonicienne jusqu'à son géniteur, Plotin. Et de là, en passant par les outils plotiniens, tout a conduit à Platon lui-même. 

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Il y a eu un épisode où Daria, alors étudiante, discutait lors d'un événement avec un vieil écrivain et philosophe, Youri Mamleev (photo), notre ami, notre idole et notre professeur de longue date. Il lui a demandé : "Que faites-vous, Dasha ?" Je dois dire que Dasha a toujours eu l'air très jeune et que, jusqu'à très récemment, on lui demandait son passeport lorsqu'elle achetait de l'alcool. Rien à dire sur les premières années d'université : elle avait l'air d'une enfant. Et là, l'enfant, pas du tout gênée, répond au célèbre écrivain - joyeusement et avec assurance : "Ce qui m'intéresse avant tout, c'est la théologie apophatique et le concept d'ἐπέκεινα τῆς οὐσίας [3]." L'expression du visage de Mamleev était plutôt déconcertante -- comme s'il était pris dans les pages de ses propres écrits paradoxaux. Le thème de l'"abîme du haut", apophatique, et de l'"abîme du bas", tout aussi incommensurable et sans nom, a toujours été pour lui un mystère incompréhensible, un mystère, une quête autour de laquelle se nouaient et se dénouaient les intrigues de ses récits et de ses romans, naissaient et mouraient ses héros.  Et soudain, la jeune créature, sans la moindre hésitation, théorise sur l'apophatisme et l'indicible ! Mamleev aimait et respectait Dasha depuis lors.

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Outre le néoplatonisme, Darya se rapproche des fondements d'une philosophie indépendante, qu'elle appelle "l'optimisme eschatologique". Elle y attribuait ses auteurs préférés : Julius Evola, Ernst Jünger, Emil Cioran, Lucian Blaga. Il s'agit d'une approche particulière du monde moderne, qui est vécu comme une crise, une déchéance, une dégénérescence, un cauchemar continu et impénétrable. C'est ce que devient le monde après la perte du sacré. Un monde sans tradition. Et bien que ce monde soit exactement comme cela et d'une certaine manière sans espoir, incorrigible, sans espoir de correction, une personne fidèle à la Tradition ne baisse pas les bras. Il fait l'impossible, il va à contre-courant - contre le cours même, apparemment objectif, de l'histoire, contre la société, la culture, l'économie, la politique, les divertissements, la vie de tous les jours. Et bien qu'il s'agisse d'un chemin voué à l'échec (la modernité, hélas, est plus forte), celui qui est capable d'emprunter la voie de l'"optimisme eschatologique" devient un véritable héros, le dernier gardien de la frontière, un frontalier, fidèle à la Lumière, même lorsqu'il est abandonné et oublié sur un territoire que personne d'autre que lui ne défend, contigu à l'obscurité totale qui s'annonce. 

Ce faisant, Daria a également jeté un regard courageux sur les profondeurs du nihilisme du monde moderne. Elle a laissé des notes perspicaces et subtiles sur la philosophie postmoderne (en premier lieu sur Deleuze, qu'elle a particulièrement mis en valeur) et sur certains auteurs déjà purement infernaux du cercle des philosophes de l'Ontologie Orientée Objet (Nick Land, Reza Negarestani, etc.). 

Les traditionalistes voient dans le monde moderne la civilisation de la Grande Parodie, c'est-à-dire le royaume de l'Antéchrist. Les postmodernes et les réalistes spéculatifs, avec leur satanisme philosophique affiché, semblent illustrer cette thèse de manière éclatante. La modernité, malgré toute sa noirceur, ne doit pas seulement être rejetée, mais d'abord comprise. Cela fait également partie du programme de l'"optimisme eschatologique".

La frontière russe

Daria a toujours réfléchi à la frontière ou, plus précisément, à la "frontière" - la zone qui sépare les couches de l'existence, de la civilisation, de la culture et de la science. C'est le sujet de son troisième livre, qui est déjà terminé, mais qu'elle a elle-même réparti sur un certain nombre de cours, de séries de conférences, de discours et d'interviews. Il s'intitule et sera bientôt publié sous le titre "Frontière russe" [4]. 

Daria y parle aussi longuement des théories de la Nouvelle Droite, qu'elle a rencontrée en France et avec laquelle elle a gardé des liens personnels étroits jusqu'à la fin.

Là encore, c'est la Tradition qui est en cause.

Dasha applique le principe de la frontière, de la zone intermédiaire, du no man's territory, à l'interprétation du phénomène de la Novorossiya et de l'Ukraine dans son ensemble. Elle va plus loin et pose la question de la métaphysique de la frontière - comment se produit l'acte de distinction, de différenciation, de séparation entre l'un et l'autre, entre l'homme et l'ange, entre l'âme et le corps, entre le moi et le toi. Et le point essentiel de sa réflexion sur la frontière est que, contrairement à la conception habituelle de la frontière, celle-ci n'est pas une ligne, mais une bande, une ceinture, où les opposés coexistent, se disputent, se heurtent, s'essaient, passent de l'un à l'autre. Non seulement l'Ukraine s'avère être une grande frontière entre la Russie et l'Europe, mais les Russes, en tant que noyau de l'Eurasie, sont eux-mêmes une zone spéciale entre l'Est et l'Ouest. Notre identité profonde est la frontière, nous sommes la frontière russe. 

Là encore, il ne s'agit pas seulement d'une position géographique horizontale, nous sommes la Sainte Russie, et donc une frontière entre la terre et le ciel, entre l'humanité et Dieu. 

Daria parle de tout cela dans son nouveau livre, qui est en train d'être soigneusement élaboré à partir de notes, de conférences et de brouillons.  

Daria Dugina : le symbole personnel de chacun

Darya est devenue une "jeune fille de la tradition", et ce bien au-delà des frontières de la Russie. Elle est devenue un symbole de résistance à ce que le président russe Vladimir Poutine a appelé la "civilisation satanique occidentale". Cette civilisation renverse la culture et ses valeurs éternelles, détruit le sexe et la famille, cherche à déraciner les fondements de la religion et à détruire toute identité des peuples et des sociétés, à enlever aux gens leur humanité même. Dasha est née dans une famille de gens de la Tradition. Porter la Tradition comme une bannière est devenu sa mission, son message, son acte héroïque. "La tradition et ses ennemis" - cette paraphrase de "La société ouverte et ses ennemis" du philosophe libéral Karl Popper pourrait être une introduction à son destin. Elle-même aimait porter un T-shirt portant l'inscription "L'orthodoxie ou la mort". Après le début du SWO, le pays s'est habitué à la bannière noire portant ces mots dans les bulletins d'information de l'héroïque correspondant de guerre Vladlen Tatarsky, avec qui Dasha était amie. Mais ce tee-shirt est apparu à Dasha à un très jeune âge, quand on ne pense pas du tout à la mort et qu'on en comprend à peine la signification. L'orthodoxie était pour elle, au contraire, quelque chose de proche, de profondément intérieur et qui l'entourait de toutes parts. C'était la Tradition. Et ce qui la contestait, ce qui la rejetait, ce qui l'attaquait, la ridiculisait, c'était la mort. 

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La "Vierge de la Tradition" est une expression juste. C'est à ce titre - en l'honneur de la "jeune fille de la tradition" - que des rues et des parcs portent aujourd'hui le nom de Dasha. Des universités et de nombreux prix portent son nom. Des films et des pièces de théâtre lui sont consacrés.  Des monuments lui sont érigés dans les villes et capitales russes. Ses livres, compilés à partir de ses croquis, notes et impressions de conférences, sont publiés par les meilleures maisons d'édition et traduits dans de nombreuses langues étrangères. Des compositeurs européens (comme l'Italien Angelo Inglese) écrivent des opéras sur elle et sur ses textes. Des artistes peignent des portraits d'elle. Parce que Daria dit quelque chose de très important pour tout le monde, et en même temps quelque chose de différent pour tout le monde. 

Nombreux sont ceux qui se sont déjà forgé une image tout à fait unique - profondément personnelle pour chacun - d'elle. Ainsi, la princesse sicilienne Vittoria Alliata di Villafranca a appelé Daria Douguina "la nouvelle Béatrice" de tous les peuples du monde qui sont fidèles à la Tradition sacrée. Elle est commémorée dans les églises orthodoxes et catholiques, et sa mémoire est honorée par les musulmans et les hindous. 

L'importance d'un symbole réside dans le fait qu'on ne peut se l'approprier. Il conserve toujours son attrait et sa simplicité. Et il reste toujours quelque chose d'insaisissable, de caché, d'incompris. Il ne peut y avoir de monopole sur l'interprétation de Daria Douguina. Personne - ni ses parents, ni ses amis proches, ni ses condisciples et collègues, ni les observateurs et commentateurs détachés - ne peut prétendre détenir la seule véritable interprétation de sa personnalité. Chacun peut avoir sa propre Daria Douguina. Elle soutiendra une personne qui traverse une période difficile et douloureuse. 

Voici ce que nous a écrit une femme qui a perdu son fils dans la guerre en Ukraine : "Je sais que Dasha est vivante, qu'elle est au ciel. Tout comme mon fils, Vasily, tout comme son ami, également tué, Petya, tout comme tous nos saints soldats... Et en priant pour Dasha - peut-être, qui sait, en priant Dasha elle-même, en tant que notre nouvel intercesseur russe pour tous les héros, pour tous ceux qui ont été tués, pour nos garçons et nos filles - nous prions pour eux tous, et pour tout le monde, pour chaque âme russe..."

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Le mot "visage" en vieux russe est merveilleux. Il désigne également l'image d'un saint, d'un ange, voire de Jésus-Christ lui-même. Mais en même temps, les textes parlent du "visage des saints", du "visage des anges". Les prières demandent à Dieu de compter le défunt parmi les justes, parmi les sauvés, parmi la face céleste. Et il ne peut s'agir d'un individu. Une personnalité devient un visage lorsqu'elle se dépasse, s'élève jusqu'à son archétype, dont elle est le reflet, l'ombre, la promesse dans la vie terrestre. Dasha, par sa vie, par sa couronne de martyre, nous y croyons, a atteint l'apparence, l'est devenue. Sa personnalité s'est surpassée. C'est pourquoi la princesse sicilienne parle de "notre Béatrice", l'image de la Vierge, le guide vers les royaumes célestes, l'initiatrice, la consécratrice. 

Peut-être Dasha incitera-t-elle des jeunes hommes et des jeunes femmes à étudier les sciences, à aimer leur culture et leur philosophie, à se plonger dans les structures de notre conscience, à chercher les fondements de notre identité. 

Certains seront conduits à la foi et à l'église, à l'orthodoxie, à laquelle elle a été fidèle jusqu'au bout. Et il est dit : "Que celui qui persévère jusqu'à la fin soit sauvé." C'est si important et si effrayant - "jusqu'à la fin"....

Et quelqu'un ira au front de notre guerre sainte et se battra pour la patrie, pour l'Empire, pour le peuple et... pour Dasha, pour sa mémoire lumineuse. 

Et quelqu'un qu'elle poussera à s'immerger dans la culture russe, à attirer l'attention sur l'âge d'argent et la philosophie religieuse russe.

Un fonctionnaire et un citadin insouciant, se souvenant de Dasha, lisant à son sujet, rencontrant les signes de sa mémoire, ressentiront de manière aiguë leur responsabilité personnelle dans le fait que les Russes - filles, femmes, enfants, et même hommes - peuvent vivre en sécurité et librement, sans craindre à tout moment, sur leur terre, dans leur maison, d'être odieusement tués par des terroristes. Et les fils du crime contre Daria mènent à ces intermédiaires indifférents qui ont aidé à obtenir des informations sur elle et sa famille contre de l'argent, ont préparé de faux documents, ont donné des informations confidentielles. Certains ont même trouvé assez de colère pour se moquer de cette tragédie et de ce deuil. 

Si vous n'êtes pas du côté de Daria, vous êtes du côté de ses assassins. C'est ce que notre peuple a parfaitement compris. Il est important de noter que notre élite a également été gravement touchée par cette situation. Nous ne pouvons plus rester à l'écart et indifférents. Il n'y a plus de position neutre : nous sommes soit de ce côté-ci, soit de l'autre côté de la frontière. Dasha est le symbole de notre camp dans ce choix fondamental.

Les livres de Dasha

Dasha était plus qu'une personne, elle était une mission, une flèche lancée vers l'avenir, dont le vol a été interrompu par un ennemi cruel et cynique au tout début de son voyage. Elle n'a pas pu faire tout ce qu'elle aurait dû faire, tout ce qu'elle voulait faire, tout ce qu'elle avait prévu. Mais cela signifie qu'elle a laissé un plan d'action pour nous tous, et surtout pour les nouvelles générations. Et il est si important que le peuple de Russie - les jeunes hommes et les jeunes femmes auxquels elle s'adressait en premier lieu - lise les livres qu'elle a lus, reconnaisse les phénomènes philosophiques et culturels qui ont frappé son imagination, écoute la musique et regarde les pièces de théâtre qu'elle aimait. Mais ce n'est pas tout. 

La courte vie de Dasha Douguina n'est que les premières pages d'un livre qui n'a pas encore été écrit. C'est pourquoi sa bibliothèque, ses listes de lecture personnelles, ses auteurs et ses œuvres préférés doivent être constamment renouvelés. Elle voulait vivre non seulement sa vie, mais aussi l'esprit et l'âme de son peuple. La "bibliothèque de Dasha" n'est pas seulement ce qu'elle a lu et recommandé aux autres, mais aussi ce qu'elle n'a pas eu le temps de lire. Il s'agit également des œuvres non écrites qui émergent actuellement ou qui apparaîtront à l'avenir. C'est un champ complètement ouvert. C'est une bibliothèque que les nouvelles générations de Russes qui reviennent à la tradition, les garçons et les filles russes liront, comprendront, apprécieront, aimeront et même écriront eux-mêmes à l'avenir. 

On peut appeler "livres de Dasha" ceux qu'elle n'a pas lus elle-même, faute de temps. Mais vous les lirez, vous les comprendrez, vous les aimerez, vous les penserez plus que jamais....

Lieu de rencontre : le cœur du héros

Pourquoi commencer la série "La bibliothèque de Dasha" par les paroles héroïques de Nikolaï Gumilev ? Bien sûr, parce que c'était le poète préféré de Dasha. Dasha plaçait la figure du héros au-dessus de tout. Elle était infiniment dévouée à l'idée de dépassement de soi, de service sacrificiel au peuple, à la société, à l'État.

Dans son journal de la période de formation scientifique en France, Daria a écrit une phrase prophétique incroyable : "Un jour, je mourrai dans la grande guerre sainte et je deviendrai une héroïne". Elle vivait alors dans la prospère ville de Bordeaux, dans un petit appartement confortable qu'elle louait avec une Française qu'elle connaissait - une collègue du département de philosophie.

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Elle nourrit son héroïsme petit à petit. Au début, c'était terrible et presque impossible pour elle de se lever à 7 heures du matin, de courir plusieurs kilomètres par jour, de lire au moins une centaine de pages de livres philosophiques chaque jour, d'écrire deux ou trois articles, de participer à des flux spontanés et à des programmes télévisés. Travailler 16 heures par jour. Cela exigeait un timing, un chronométrage, un "non" catégorique à toute complaisance, un sursaut de volonté, un refus des normes ordinaires du dortoir humain: "Maman, j'ai pris un kilo de plus, je vais courir 12 km", disait-elle à sa mère, en sortant dans une tenue d'entraînement spéciale - dans le noir, la neige, la pluie, le froid. Elle s'entraînait à de petites choses, et lorsqu'elle échouait et ne respectait pas les règles qu'elle s'était fixées, elle était très contrariée. Elle entraînait sa volonté et pensait que c'était sa façon de se rapprocher de la dimension héroïque. Pour elle, un héros était quelqu'un qui prêtait attention à la dimension idéale de la vie, qui essayait de lier l'échelle horizontale à l'échelle verticale des mesures, de proportionner le quotidien à l'idéal, et qui, par un effort de volonté, essayait de mettre la marque de l'éternité sur le devenir et le chaos, la marque de l'ordre supérieur sur le quotidien et le banal. "Au loin, le banal !" Le héros ne se déploie pas horizontalement, il est crucifié sur la croix du céleste et du terrestre, de l'idéal et du charnel, il brise le rêve, s'éveille et s'élance dans un vol mystérieux. Le réveil est le premier pas vers l'héroïsme. 

Le monde ne semble plus qu'une morne routine. Le héros découvre des dimensions magiques.

Les baisers des étoiles

♪ se déversent des profondeurs sans fond ♪

♪ And turn like a cloud ♪

En distances tristes et sans horizon...

Comme un nuage sans horizon je suis

Autour du mystère, plein de mystère...[5]

Le héros est une figure très particulière. Il convient de dire encore quelques mots à son sujet. Après tout, ce livre comprend précisément la poésie héroïque de Nikolaï Gumilev. 

Le héros n'est pas un simple homme. Et en même temps, il n'est pas Dieu. En un sens, il est les deux à la fois. Le héros est la rencontre de la Terre et du Ciel.

Le héros est le chemin de Dieu vers l'homme, et de l'homme vers Dieu. Dans le héros, Dieu peut reconnaître ce qui ne lui est pas propre, comme la souffrance.

D'où l'idée que les âmes des héros sont les "larmes des dieux". Parce que Dieu est sans passion, calme, éternel, rien ne le rend fou, mais l'homme... -- lui est passionné, malade, souffrant, tourmenté, connaissant la pauvreté, l'humiliation, la faiblesse, le doute. Dieu ne connaîtra jamais la passion, la douleur, la perte, le deuil s'il ne connaît pas l'essence de l'homme, s'il n'a pas son propre fils ou sa propre fille héroïque qui permettra à Dieu de faire l'expérience du cauchemar, de l'horreur et de la profondeur de la pauvreté, de la privation inhérente à l'homme. Dieu ne s'intéresse pas aux hommes qui sont prospères et qui réussissent : leurs réalisations, comparées à Lui, sont insignifiantes. Mais un homme qui souffre, qui est tourmenté, qui lutte contre le destin est un mystère pour Dieu. 

Et Dieu peut vouloir se dépasser, dépasser sa propre impassibilité, sa propre béatitude, et goûter à la pauvreté - l'absence de béatitude, connaître la souffrance (πάθος en grec), la misère. C'est le héros qui permet à Dieu de ressentir la douleur et qui, au contraire, ouvre l'homme à l'expérience de la félicité, de la grandeur, de l'immortalité et de la gloire.

L'héroïsme est donc une instance ontologique et en même temps anthropologique, une verticale sur laquelle se déroule le dialogue entre le divin et l'humain (ou entre le céleste et le terrestre).

Et là où il y a un héros, il y a toujours une tragédie. Le héros est toujours porteur de souffrance et de rupture. Il n'y a pas de héros heureux, tous les héros sont nécessairement malheureux. Le héros, c'est le malheur. 

Pourquoi ? Parce qu'être à la fois éternel et temporel, sans passion et souffrant, céleste et terrestre, est la plus insupportable des expériences.

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Dans le christianisme, les héros de la Grèce antique ont été remplacés par des ascètes, des martyrs, des saints. De même, il n'y a pas de moines heureux, ni de saints heureux. Ils sont tous humainement profondément malheureux. Mais d'un autre point de vue, céleste, ils sont bénis. Comme sont bénis ceux qui pleurent, ceux qui sont chassés, ceux qui subissent la calomnie, ceux qui ont faim et soif dans le Sermon sur la Montagne. Heureux les malheureux.

Ce qui fait d'un homme un héros, c'est la pensée qui se dirige vers le ciel mais qui s'effondre sur la terre. Ce qui fait d'un homme un héros, c'est la souffrance, la misère qui le déchire, le tourmente, le torture et l'endurcit en même temps - et il en est toujours ainsi. Elle peut se produire dans la guerre ou dans la mort atroce, mais elle peut aussi se produire sans guerre ni mort....

Le héros cherche sa propre guerre, et s'il ne la trouve pas, il va dans sa cellule, dans l'ermitage, et y combat avec l'ennemi le plus vrai. Car le vrai combat est le combat spirituel. Artur Rimbaud l'a écrit dans "Illuminations" : "Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes". Le poète savait de quoi il parlait.

S'il n'y avait pas de héros, il n'y aurait pas de théâtre, pas de culture, pas d'art, pas de religion. Notre civilisation n'aurait pas existé. 

L'héroïsme, "optimisme eschatologique" et "malheur philosophique"

Par essence, l'héroïsme est l'"optimisme eschatologique" dont Dasha a été profondément inspirée et en même temps blessée. ... "Blessé" - par le fait que le monde moderne a misé sur "l'abîme de la terre", "l'abîme d'en bas", le dépotoir d'objectifs insignifiants, le festin cynique des choses matérielles : Dasha a été "inspirée" par le fait que, dans le même temps, des âmes solitaires choisies ont été jetées dans le monde, qui invariablement, contre toute attente, mettent leur espoir dans "l'abîme du ciel" et concluent un pacte désespéré avec le ciel, en allant se battre sur les champs de bataille ou dans des garnisons et des forteresses lointaines, aux frontières de territoires sinistres, d'où les hordes de Gogs et de Magogs de la fin des temps sont sur le point de s'abattre. Ces gardes élus sont appelés à protéger l'Homme, à s'opposer à l'écrasement des constructions spirituelles, des eidos de lumière, des paradigmes célestes et des échelles d'ascension, encore disséminés dans le monde, bien qu'ils soient devenus presque invisibles et illisibles. 

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Dasha a-t-elle inventé elle-même ce concept à double face et à voix différente - "l'optimisme eschatologique" - ou l'a-t-elle puisé dans le flot d'idées tristes et vivifiantes de ses penseurs préférés de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle : F. Nietzsche, Emil Cioran, Raymond Abellio, Julius Evola... ?

Dasha a suivi Platon, qui a tristement déclaré que le philosophe est condamné à une tentative douloureuse d'unir ce qui est difficile à unir - les plus hautes contemplations des idées divines et le monde terrestre, ordinaire, où tout est en désordre, où les exemples intelligents de vérité sont complètement effacés et comme recouverts de la poussière de la banalité mortelle.  Le mythe de Platon décrit paradoxalement une intrigue à la fois pleine d'espoir et tragique, dans laquelle le philosophe éveillé sort de la caverne obscure où la plupart des hommes se morfondent en contemplant le théâtre d'ombres. Dans ce cachot, les gens se sont volontairement détournés de la lumière et regardent un écran sur la paroi sombre de la caverne. On y projette une succession de simulacres et d'artifices de toutes sortes, reflets et résultats des activités pathétiques des cortèges de clowns, des propagandistes antiques et des vulgarisateurs de la doxa, de l'opinion momentanée sur les confins supérieurs de la caverne. Les habitants de cette casemate sont enchaînés et ne peuvent tourner la tête vers la lumière, se contentant des fausses images sur le mur. Celui qui résiste, brise l'ordre, fait un effort et tourne la tête vers la lumière, et émerge alors dans le vrai monde du soleil intellectuel, devient à la fois un philosophe et un héros. Mais le philosophe ne doit pas seulement s'élever dans le vrai monde, voir le vrai monde des idées, des modèles et des hiérarchies spirituelles, il est ensuite appelé à redescendre dans la caverne -- à "retourner".  Le "retour" signifie apporter la vérité au reste de l'humanité. 

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Ce double caractère du philosophe comme médiateur entre les mondes, comme messager, comme messager de lumière, Daria l'a parfaitement ressenti et compris. Elle avait sans doute elle-même connu des illuminations de la pensée vraie et avait été touchée par des états de contact avec le côté secret des choses. Dans le mythe de la caverne, après avoir quitté le sol et s'être glissé hors de la prison sordide, le philosophe, selon Platon, contemple des amas de significations lorsque des séquences d'événements sont comprimées et apparaissent comme une simultanéité instantanée, comme la projection sur un plan de perles sur un fil tendu verticalement. "Le jeu des perles de verre"... l'idée magique d'Hermann Hesse. Mais le philosophe ne se contente pas de scruter les perles, il s'élève le long de la chaîne des significations. Le philosophe est un pèlerin vers les mondes supérieurs du logos, de l'esprit. En même temps, du connu, nommé et compréhensible (kataphatique), le philosophe doit passer à l'inconnu et à l'indescriptible. Chez Platon, ce rêve est appelé "épistrophe" (ἑπιστροφή) -- une ascension dans l'échelle des vertus, des sciences, des rites, des prières offertes aux dieux [6]. Mais cela " implique une fuite des contours de sa propre finitude, implique une expérience de rupture avec l'histoire individuelle, une expérience de rupture mystique, une rencontre du moi comme finitude avec quelque chose d'inconnu qui est infini" [7]. 

N'est-ce pas là le lieu du héros ? Mais suivons Platon et Daria Platonova-Douguina plus loin. Après les sommets brillants du philosophe dans l'état juste platonicien, il doit à nouveau se rendre dans la caverne du non-sens et de la futilité. Il est contraint de descendre dans la demeure des ombres et de contempler à nouveau les côtés sombres de la vie. Plus haut, il a contemplé la vérité, et son but est maintenant de se rebeller contre l'illusion, de détruire la stabilité douteuse de la Nef des fous, le confort du palais souterrain des rêves. Il est prêt à raconter ce qu'il a vu au ciel, à expliquer, à interpréter, à appeler à la transformation d'un homme perdu. Pour cela, le philosophe peut être exécuté par des philistins bêtes et méchants. Les gens ne veulent surtout pas éteindre leur téléviseur.

C'est au point de conjonction dialectique de l'ascension vers la lumière et de la descente dans l'enfer des souterrains que Daria a vu la conjonction magique de l'héroïsme, de la philosophie, de l'exploit philosophique et de l'"optimisme eschatologique".

Une autre façon de décrire l'héroïsme multidimensionnel est liée, chez Daria, à la problématisation de l'esclave et du maître par Hegel. Là où l'un est prêt à professer la liberté du Maître, qui est capable d'accepter le risque d'affronter la mort, "de lancer sa flèche de désir vers l'autre rive" [8] (F. Nietzsche). Un autre type de héros naît. Le héros ne cherche pas le bonheur et ne le trouve pas. Seuls les "derniers hommes" de Nietzsche recherchent servilement le bonheur, qui disent "le bonheur, c'est nous qui le trouvons... et qui clignent de l'oeil" [9]. Le héros accomplit un acte de volonté, repoussant "cette rive" de l'illusoire et dirigeant son geste, son intention vers une autre rive dont il ne sait rien [10] Il n'y a jamais de certitude ni de garantie dans cet acte. C'est un jet désespéré, un geste tourné vers le néant, dirigé vers un lieu "où il n'y a ni parallèles ni pôles" [11]. Ce jet se révélera-t-il être un passage dans le néant par le haut, dans la dimension apophatique du Suprême ? Peut-on même dire qu'il s'agit d'une volonté vers l'Un suprême, qui (dans la tradition platonicienne) n'a même pas d'être, puisqu'il est préexistence, c'est-à-dire au-dessus de l'être, avant l'être, avant l'être ? Un exercice aussi libre et risqué peut conduire à tomber dans le piège d'une sorte de parodie du Suprême - le "d'en bas", qui se cache sous le revêtement des choses, derrière le voile de la matière. Et il semble que c'est à cette unité inférieure que les ontologues modernes orientés vers l'objet se sont intéressés, plongeant l'humanité dans le dernier néant.

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L'héroïsme, si l'on suit la pensée et le sentiment de Daria, est un optimisme eschatologique qui s'exprime dans le fait que nous sommes dans un monde condamné, où nous sommes victimes et ne pouvons échapper à ce cercle vicieux. Mais même crucifiés, nous sommes encore obligés, et suprêmement tenus, de maintenir le statut de cet univers en le constituant, en le complétant, en le reconstruisant et en le rafistolant. Et même s'ils ne se lancent pas volontairement dans la direction de l'Absolu, les gens fatigués dans un monde vide de sens se tiennent d'une certaine manière sur la dernière frontière de la défense de l'esprit contre les ténèbres d'en bas, de la lumière céleste contre l'insignifiance et la matérialité. Les porteurs de l'optimisme eschatologique sont encore un peu comme les derniers défenseurs de ce monde, sur ses dernières frontières, comme les soldats d'un avant-poste abandonné dans le désert sans fin d'un pays inconnu, ce qui est parfaitement illustré dans le film Le désert des Tartares de Valerio Zurlini.

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Un idéal trop élevé : ravissements et risques

Nikolaï Gumilev était pour Dasha l'idéal du héros et le type le plus rare de guerrier patriarcal-masculin russe. À l'école, elle aimait Maïakovski pour la même raison, prenant sa voix tonitruante pour du courage. Plus tard, son goût s'est affiné et sophistiqué.  

La poésie de Gumilev présente toute une chaîne de figures héroïques. Par exemple, le poème "Barbares" décrit l'invasion de guerriers ascétiques du nord dans la capitale du sud choyé, prise d'assaut brutalement. Au centre de la description se trouve une reine alanguie sur un lit, prête à se donner au chef victorieux des barbares, mais dans le but secret de le noyer sous l'emprise de sa chair invitante, de le dissoudre, de le dompter comme Circé, puis... (probablement) de le transformer en cochon. Mais le poème de Gumilev se termine ainsi :

La grande place était en ébullition, étincelante de monde,

Et le ciel du sud ouvrait son éventail enflammé,

Mais le chef renfrogné a retenu le cheval en état d'ébriété,

et avec un sourire hautain, il tourna ses troupes vers le nord.

"Avec un sourire hautain, il tourna ses troupes vers le nord". Les problèmes de Dasha dans sa vie personnelle proviennent de son amour pour cette lignée de Gumilev. Il est là, son homme idéal : "le chef renfrogné des barbares", indifférent à l'attraction méridionale sans fin de la prostituée de Babylone. Et bien sûr, l'auteur de ce brillant manifeste de la vraie masculinité lui-même.

L'autre héros de Dasha est un intrépide explorateur des profondeurs interdites qui a reçu un cadeau risqué de Lucifer lui-même.

Cinq chevaux que mon ami Lucifer m'a offerts.

Et un anneau d'or et de rubis,

pour que je puisse descendre dans les profondeurs des grottes

Et voir le jeune visage du ciel.

De tels voyages n'augurent rien de bon, mais c'est la voie de la civilisation satanique moderne. Et si l'humanité est condamnée à l'emprunter, elle doit le faire avec honneur : jamais, même dans des situations extrêmes, sans renoncer à Dieu. Le poème se termine ainsi : 

Et, se moquant de moi, me méprisant,

Lucifer m'ouvrit les portes des ténèbres,

Lucifer me donna un sixième cheval -

Et le désespoir était son nom. 

Le désespoir est une chose à exclure catégoriquement. Daria aimait beaucoup répéter la célèbre formule de Silouan d'Athos (icöne) : "Gardez votre esprit en enfer et ne désespérez pas". C'est la formule la plus profonde et la plus précise de l'optimisme eschatologique.

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Pour Daria, Nikolaï Gumilev est un optimiste eschatologique russe. Son peloton d'exécution, son mépris froid de la mort, son amour pour l'Empire et, en même temps, pour l'Afrique exotique, la terreur d'un petit violoniste, le tramway qui vole à travers l'éternité et les continents.....  C'est la somme d'une histoire russe finissante et une anticipation poignante des ravissements et des horreurs à venir. 

L'âge d'argent et sa topologie

Dasha aimait l'âge d'argent russe dans son ensemble, se délectait de sa philosophie, de sa sophiologie, de ses paradoxes. Après tout, c'est en lui que s'est concentrée, pour la dernière fois dans le temps, la plus haute concentration de notre conscience historique - le véritable esprit russe. 

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De haut en bas: Pavel Florensky, Vassily Rozanov et Alexander Blok.

Il y a la compréhension profonde de l'âge d'or (A.S. Pouchkine, A.V. Gogol, F. Dostoïevski), la volonté d'un nouveau Moyen Âge (P. Florensky, N. Berdiaev), l'union de la troisième renaissance slave (F. Zelinsky, I. Annensky), l'existentialisme stupéfiant de V. Rozanov et l'existentialisme anticipé du même V. Rozanov. L'existentialisme de V. Rozanov, l'anticipation de l'événement (comme chez D. Merejkovsky), la présence intense de l'apocalypse (comme chez N. Kliouïev), les paradoxes du Logos russe (chez A. Beliei et A. Blok) et le sentiment d'un abîme proche (chez L. Tikhomirov et Jean de Cronstadt). En général, c'était une époque d'"optimisme eschatologique".

L'âge d'or de la poésie et de la littérature russes est le 19ème siècle. La classe cultivée russe a découvert à cette époque "le grand inconnu" - le peuple qui semblait être resté silencieux pendant tant de siècles. Ils labouraient la terre, fondaient des familles, donnaient naissance à des enfants, peuplaient l'espace, allaient à l'église, menaient des rondes, gagnaient des guerres. Mais l'élite dirigeante - tout comme aujourd'hui - n'a tout simplement pas remarqué son existence. Et le peuple s'est replié sur lui-même, dans les ermitages des vieux croyants, dans les discussions somnolentes, dans l'attente d'un miracle inconnu, dans la soumission trompeuse et la rapine indomptable. Et lorsque Pouchkine et les slavophiles ont remarqué le peuple, ils ont entamé le difficile processus de compréhension. Cela a donné Khomyakov, Kireïevsky, les frères Aksakov, Samarin, Leontiev, Gogol, Dostoïevsky, Danilevsky, Tolstoï. L'affaire était entendue : le peuple apparaissait à l'horizon de l'histoire russe comme un sujet indépendant. Et tout le monde s'est figé.

L'âge d'argent s'ensuivit. Une tentative de compréhension de la grande découverte de l'âge d'or. Comment le peuple découvert se comportera-t-il ? Comment utilisera-t-il sa liberté et sa reconnaissance de lui-même ? Qui croiront-ils ? Qui suivra-t-il ? Quelle foi choisiront-ils - l'ancienne ou la nouvelle ? C'est ainsi que l'ancienne croyance se mêle ici au sectarisme, le monarchisme au nationalisme et à la révolution, les dernières théories occidentales à l'explosion de l'intérêt pour l'Antiquité. Le peuple a commencé à prendre conscience de lui-même, à s'agiter, à se réveiller de son sommeil bogatyrique séculaire. Et l'État commença à se fissurer et à trembler.

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Dasha aimait beaucoup cette époque, à la fois si semblable à la nôtre et si différente. À cette époque, la Russie a connu une explosion d'esprit sans précédent, une explosion de génie, une épiphanie - à la fois ravissante et terrifiante - comme le phénomène même du sacré (ravissement et horreur infinie). Dasha était profondément imprégnée de cette époque, de sa culture, de sa pensée, de son thème. 

Elle associait l'âge d'argent à Saint-Pétersbourg, sa ville préférée. Dasha a vécu une véritable histoire d'amour avec Saint-Pétersbourg, difficile, déchirée, parfois douloureuse. Parfois, désespérée, en revenant de cette ville difficile et non linéaire (malgré les avenues tracées à la règle), elle disait : "Je n'y retournerai plus jamais"... Et... elle y est retournée. Pour Dasha, Saint-Pétersbourg était l'expression spatiale de l'âge d'argent. Elle s'y est fait des amis, principalement des gens qui n'étaient manifestement pas de notre époque - des poètes, des intellectuels, des philosophes, des musiciens. Elle a participé à des soirées créatives et à des représentations théâtrales, notamment à la Maison de la radio de Theodor Kurentzis. Les productions étaient parfois profondément sinistres. Parfois, elles étaient aériennes et transparentes. 

Dasha considérait l'âge d'argent non pas comme le passé, mais comme l'éternel présent russe. Elle voulait que la Russie entame un âge de bronze, un âge de héros. Et elle se voyait comme la muse de l'âge de bronze. Mais il n'a pas commencé... Dasha était et est toujours la muse de cet âge de bronze (jusqu'à présent) qui a échoué. 

Le destin est tragique, déchirant, mais en même temps si beau. Le destin d'une jeune dame de la tradition, fidèle à celle-ci jusqu'à la fin.

Notes:

[1] Dugina D.A. Topi et les hauteurs de mon cœur. M. : AST, 2023. 

[2] Dugina D.A. Optimisme eschatologique. M. : AST, 2023.

[3] Concept néoplatonicien de transcendance pure - littéralement "de l'autre côté de tout".

[4] Dugina D.A. Russian Frontier. MOSCOU : AST, 2024.

[5] Groupe Yuri Orlov, "Nicolaus Copernicus". Baisers d'étoiles. https://songspro.pro/13/Nikolay-Kopernik/tekst-pesni-Potselui-zvezdnye?y....

[6] Dugina D.A. Optimisme eschatologique. С. 49. 

[7] Dugina D.A. Optimisme eschatologique. С. 52. 

[8] Nietzsche F. Ainsi parlait Zarathoustra/Nietzsche F. Œuvres en 2 volumes. Т. 2. M. : Mysl, 1996. С. 10.

[9] Nietzsche F. Ainsi parlait Zarathoustra. С. 11.

[10] Dugina D.A. L'optimisme eschatologique. С. 34. 

[11] Là où il n'y a ni parallèles ni voiles. À la mémoire d'Evgeny Golovin. Moscou : Langues de la culture slave, 2015.

 

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mardi, 05 décembre 2023

Alexey Belyaev-Guintovt : L'empire malgré tout. Comment l'eurasisme change le monde

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Alexey Belyaev-Guintovt :

L'empire malgré tout. Comment l'eurasisme change le monde

Propos recueillis par Olga Andreeva

Source: https://vk.com/@alexeygintovt-alexey-belyaev-guintovt-empire-despite-everything-like-leuras?fbclid=IwAR3kQ9SCULCyAoj4t7mZYX1yACXBZHTzJwHkDHpDS7GDh04mOSeaaccUD4

Nous publions, à la demande de nos amis de Zavtra, l'entretien d'Olga Andreeva avec l'artiste russe Alexey Guintovt, représentant de l'école du Nouveau sérieux, apparue au début des années 1990 sur les rives de la Neva. Son imagerie puissante, à la manière moscovite, combine paradoxalement les traditions de la peinture d'icônes orthodoxes russes avec les tendances de l'avant-garde russe et du constructivisme, le classicisme totalitaire du grand style soviétique avec l'"artificialité" formelle du Pop-Art américain. Les œuvres de Guintovt, ancien lauréat du prix Kandinsky, sont exposées dans les plus grands musées du monde.

- Vous êtes un adepte du "grand style". De quoi s'agit-il ? Comment s'inscrit-il, ce "grand style", dans le postmodernisme ?

- Le "grand style" nie le postmodernisme de toutes les manières possibles. Le "grand style", c'est l'unité du paysage générateur avec le destin du peuple. C'est son acmé, le sommet de sa perception de soi, de son autoréalisation et de sa mission spirituelle. La négation totale de cela relève du postmoderne, c'est-à-dire de la négation de tout principe unificateur, de l'État, de la foi, du genre et, en fin de compte, de l'appartenance même à l'espèce humaine.

- Comment avez-vous réussi à coexister dans ces conditions ?

- Nous avons appris, nous nous sommes concentrés, nous avons subi des défaites et des succès occasionnels. J'ai miraculeusement survécu jusqu'à aujourd'hui. Tout au long de ce voyage magique, j'ai trouvé des professeurs, des soutiens, une vocation, la foi en l'avenir et, surtout, un optimisme eschatologique.

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- Vous dites que vous êtes le seul artiste rouge de Dublin à Vladivostok. Qu'est-ce que cela signifie ?

- Le projet rouge est un grand style qui a visité notre nation et notre civilisation au milieu du 20ème siècle. Il a laissé des traces comme les peintures d'Hubert Robert: des petites gens, des bergers et leurs chèvres dispersés parmi les ruines de temples et de statues colossales. Rassembler, peut-être sur une autre base, les fragments restants du "grand style", telle est la tâche, telle est l'exigence à l'égard du temps et de l'espace. C'est pourquoi je parle si souvent de l'espace, parce que je suis eurasien depuis longtemps et depuis toujours, et que nous attachons une grande importance, voire une importance dominante, à la formation du paysage.

- Que dit l'espace russe ?

- Tout d'abord, il est sans limite. Il ne s'agit pas du tout d'une caractéristique quantitative, mais d'une caractéristique qualitative. Les personnes générées par cet espace marchent, elles ne flânent pas, elles ne papillonnent pas au sens européen du terme, mais elles marchent, elles sont en mouvement. Ce sont des vagabonds enchantés en route vers l'infini, ou des cosaques en quête de bienveillance, ou des corps expéditionnaires envoyés aux frontières de l'empire pour l'étendre autant que possible. Notre peuple est dans le paysage qui lui a été donné. Il est magique depuis le début, comme il l'était, l'est et le sera, et cela aussi est une caractéristique qualitative. Ces deux propriétés - l'absence de limite et une magie donnée - exigent l'inédit. Heydar Dzhemal a consacré une étude à cette préordination dans le destin de la Russie. Il a montré que notre espace est destiné à la révolution. C'est une rupture dans une gigantesque chaîne de maîtres du discours et l'insoumission du grand peuple, son désir fou de liberté dans l'esprit condamne définitivement notre territoire à la révolution, entendez par là une révolution conservatrice.

- En 2008, vous avez remporté le prix Kandinsky pour votre tableau "Frères et Soeurs". Cela a conduit le public libéral à le qualifier de "fasciste" et à le mettre hors-la-loi. Qu'adviendra-t-il maintenant de la culture libérale ? Notre pays s'est développé à partir du rejet du projet libéral. Avez-vous un espoir de vaincre l'artefact narratif ?

- Qu'est-ce qui devrait être considéré comme une victoire ? La transformation est nécessaire de fond en comble. La plupart de mes concitoyens ont perçu la libération de l'Ukraine comme la libération d'une petite Russie. Elle deviendra grande après la réunification. C'est ainsi que j'ai compris ce qui se passait: abolition des frontières et moratoire sur la propriété privée. L'Ukraine est l'occasion de se purifier, de poser enfin et irrévocablement la question du destin. Ce n'est pas un pays, mais une belle partie d'une civilisation complète - russe, orthodoxe et eurasienne. La tradition et la justice sociale sont l'idéal imaginé d'une grande nation. J'essaie d'imaginer ce qu'elle sera dans mes fantasmes plastiques.

- Selon Douguine, la base du projet eurasien est "un nouveau partenariat stratégique avec l'hémisphère oriental, mobilisant le développement économique". Est-ce exactement ce qui se passe aujourd'hui ?

- La mobilisation est une demande de temps et d'espace. Rien ne semble plus excessif. Jusqu'aux armées de travailleurs et aux salaires sous forme de rations renforcées. Qui sait ce qui se passera demain ? La gravitation des masses du nord-est de l'Eurasie vers l'ascétisme est irrévocable. La preuve en est le succès phénoménal de l'Union soviétique. On pourrait énumérer à l'infini les codes numériques de ces victoires, mais le mystère du socialisme ne s'explique pas par des chiffres. Il est né ici, il vit ici, il reviendra sûrement. Je ne parle pas d'un socialisme dogmatique, marxien, mais d'un socialisme organique, communautaire, inhérent aux masses orthodoxes et islamiques de nos compatriotes.

- Le projet soviétique était lié au concept de "bonheur différé". La Russie est-elle prête aujourd'hui ?

- Une fois expliqué, ce projet est capable d'un miracle. La question est de savoir quand, qui et comment il sera expliqué. Depuis plus de 30 ans, le mouvement eurasien international dirigé par Alexandre Douguine présente diverses manières actuelles et intemporelles de réaliser le grand projet. La justice sociale et la fidélité à la tradition sont toujours au cœur de ce projet. Les gens sont irrévocables, les hommes et les femmes sont assurés de rester des hommes et des femmes, la foi est irrévocable. La Russie est la terre du salut. Depuis l'époque d'Ivan le Terrible, tout le monde a eu cette chance - au cours de la vie, d'avoir le temps de réaliser l'essentiel, mais un tel projet est assuré d'entrer en conflit avec l'hégémonie de l'Occident libéral. Une fois de plus, la question est de savoir s'il faut être ou ne pas être. Au degré du siège, l'Occident semble prêt à s'aventurer dans l'inédit. Nous sommes prêts à faire de même.

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- L'âge d'or de l'Eurasie: de quoi s'agit-il ?

- L'âge d'or de l'Eurasie ne vit pas dans le temps, mais dans l'espace de la victoire sur la mort. Un peuple qui a émergé ne doit pas disparaître de l'histoire. Il est là une fois pour toutes. La séquence de l'histoire dans la conception libérale est la suivante: ethnos, c'est-à-dire une somme de tribus, puis une nation, puis une communauté d'individus, des détenteurs de passeports, puis une société civile comme degré extrême d'individualisme et la fin du monde. L'Eurasien pense dans une perspective inversée, sans pour autant nier les avancées technologiques. Notre monde est à peu près décrit par Ivan Efremov.

- Pendant la guerre en Ossétie du Sud, vous avez écrit : "Pour la première fois dans ma vie consciente, je suis d'accord avec presque tout ce qui concerne les politiques menées par notre pays". Existe-t-il aujourd'hui une telle confluence entre le peuple et le pouvoir ?

- Oui, c'est le cas. Avec l'arrivée de Vladimir Poutine, le peuple et les autorités se sont rapprochés. Mais je souhaiterais personnellement et nous souhaiterions tous beaucoup plus. La grande majorité de nos compatriotes ont voté pour le maintien de l'Union soviétique en 1991. Et je suis sûr qu'après 30 ans, les statistiques donneraient plus ou moins les mêmes résultats. Oui, les événements de ces derniers jours requièrent une toute autre intensité d'attention et un nouveau degré de clarté dans les déclarations des dirigeants du pays. Le projet doit être présenté, il est désormais impossible de vivre sans lui. Son essence et son objectif déclaré sont l'établissement des frontières inviolables de notre civilisation, une économie planifiée et un nouveau partenariat en Eurasie, en Afrique et en Amérique latine.

Je parle tous les jours à un grand nombre d'étrangers sur les réseaux sociaux et ils pensent tous la même chose. Ils attendent toujours quelque chose de nous. Nous ne pouvons pas tromper ces attentes.

- Quelle relation le projet impérial entretient-il avec la démocratie ? Est-ce la Grèce? Est-ce Rome ?

- La Grèce antique opposait la monarchie à la tyrannie, l'aristocratie à l'oligarchie et la politeia à la démocratie. Pour Platon, la démocratie est la pire chose qui puisse arriver à la société. L'empire est organiquement inhérent à nous qui vivons ici. Sa disparition est perçue comme une grande catastrophe cosmique. L'empire ou la mort !

- Qu'en sera-t-il sur le plan politique ?

- Un empire en forme de hérisson, comme le dit Kuryokhin. Gentil et affectueux envers les siens et hérissé d'aiguilles envers l'ennemi, l'Occident.

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- Selon l'ancienne conception, la tyrannie est bonne pour la guerre, mais la démocratie pour la paix.

- C'est incontestable, mais les temps ont changé et la polis et le demos aussi. Le mot démocratie est le même, mais le contenu a changé.

- Qu'est-ce que la quatrième théorie politique de Douguine ?

- D'après ce que j'ai compris, il s'agit de l'existence organique du peuple en tant qu'arbre, qui grandit, qui vit de manière significative dans l'histoire. Un peuple est une unité de pensée. L'eidos de Platon existe avant, en dehors et à part de l'homme. L'homme vit sa courte vie, il semble avoir des idées. Mais ce n'est pas tout à fait vrai. Les idées, l'eidos, étaient et resteront après lui. Le but de la vie humaine est d'avoir le temps de devenir un paladin de ces eidos, un chevalier de l'Esprit.

- L'empire doit être hiérarchique, autoritaire et totalitaire.

- Totalitaire est un mot de l'arsenal lexicologique de l'ennemi, bien que le concept de totus - universel - ne contienne aucune signification négative. L'empire a un but et un sens, une destination; il est en mouvement constant à l'intérieur de lui-même, conscient de l'infinité du logos impérial, et se déplace vers l'extérieur, s'efforçant de sauver, de venir en aide à d'innombrables autres peuples. L'empire vient toujours d'en haut.

- Depuis 2014, vous vous êtes souvent rendu dans le Donbass. Pourquoi ?

- Depuis 1991, notre mouvement ne reconnaît pas l'existence de l'Ukraine. Nous savions d'avance que l'Ukraine désoviétisée ne pouvait devenir qu'anti-russe. La première chose qui a été interdite en 2005 après l'usurpation du pouvoir en Ukraine par Youchtchenko, c'est le Mouvement eurasien international. Beaucoup de nos membres se sont retrouvés en prison, beaucoup ont disparu sans laisser de traces.

Fin mai 2014, mes camarades et moi nous sommes retrouvés avec Alexander Borodai, alors premier ministre de la DNR, à l'épicentre des événements. Il a déclaré l'état d'urgence à Donetsk en notre présence le 25 mai 2014, et une heure plus tard, Kiev a réagi de la même manière. Le lendemain, l'aéroport a été pris d'assaut. Voilà ce qui s'est passé. Tout notre mouvement était activement impliqué dans ce qui se passait - modélisant les buts et les objectifs du projet "Printemps russe", transportant des volontaires, fournissant de l'aide humanitaire. A un moment donné, on m'a demandé de présenter une image plastique du projet Novorossiya. Pendant trois heures, j'ai répondu aux questions de spécialistes de différents domaines. Nous sommes partis du principe qu'il s'agit d'un pays de rêve, d'une république de philosophes. La pensée revenait aux philosophes, le pouvoir aux guerriers. Dans les premières années, je me suis souvent rendu dans le Donbass, j'étais correspondant de guerre, j'apportais de l'aide humanitaire. J'ai visité Donetsk à toutes les périodes de l'année, et une chose qui est restée constante, c'est son bombardement constant.

- Novorossiya est-elle proche de votre idéal ?

- Novorossiya est un déclencheur. Une fois que l'on appuie sur la gâchette, tout se transforme. Elle n'a pas réussi à l'époque. Les événements actuels sont une tentative irrévocable. Il s'agit à nouveau de savoir si notre civilisation existe ou non. Si elle échoue, elle peut être techniquement effacée sans laisser de traces. L'exemple de la Serbie montre comment le Logos du peuple a été éradiqué. L'effacement de la représentation culturelle et historique des réseaux est désormais une question de technique. Ainsi, en assimilant les symboles soviétiques aux symboles nazis, l'ennemi supprime irrévocablement des réseaux notre cinéma, notre art et toute preuve de notre existence, si elle contient des symboles soviétiques. Avec la même facilité technique, il est possible de proférer des blasphèmes à notre encontre et de persécuter ceux qui les nient.

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- Et en cas de victoire ?

- Le 24 février, à 9 heures du matin, j'ai ressenti un effet très spéciale: celui de décoller. J'ai comme été soulevé du sol. Soudain, tout ce dont nous avions rêvé, ce que nous avions chuchoté, ce dont nous avions parlé à voix haute depuis si longtemps, que cela ait été compris ou non compris, s'est mis à se réaliser. Tout à la fois, dans toutes les directions. Un millième de ce qui se passait avant le 24 février était inimaginable. Et les gens venaient me voir, heureux, étonnés, enthousiastes. Des gens de l'armée, des civils, des organisations, des partis, des individus, venus de la capitale, de la banlieue, des étrangers. Du jamais vu.

Depuis janvier de cette année, je vois ce qui se passe comme une interaction potentielle entre la Russie et la Chine, un réveil de l'Orient, le projet Novorossi-Taibei, où le Commonwealth de la Russie et de la Chine devient le nouveau porte-drapeau d'une humanité renouvelée. Souveraineté, tradition, socialisme, développement durable, politique de paix permettent aux nations de participer à ce projet. L'Inde, l'Iran, le Pakistan, le Moyen-Orient, la région du Pacifique, tout est en mouvement. On pourrait énumérer à l'infini les réalisations de l'actuelle civilisation chinoise de référence et le caractère progressif de son développement, par opposition à la civilisation occidentale en proie à la crise et au ressentiment.

- Quel est l'intérêt de l'opération spéciale en Ukraine ?

- Un mot magnifique a été prononcé par Ramzan Kadyrov : "dé-sheitanisation" (de "Sheitan", Satan). Dénazification, dés-hooliganisation, démilitarisation sont autant de conséquences. Mais l'idée clé est la dé-sheitanisation.

- Comment voyez-vous le rôle du Mouvement eurasien international à l'heure actuelle ?

- Nous sommes toujours en faveur de l'irréversibilité de la situation. Irréversiblement illibérale. Il y a un Vladimir Poutine solaire, dont je suis sûr qu'il est capable de transformer la réalité au point de la rendre méconnaissable, ne serait-ce que sur la base de ce qu'il a osé faire. Mais il y a un Vladimir Poutine lunaire qui coexiste avec une image solaire mystérieuse. Nous avons tous vu l'influence du Poutine lunaire sur le Poutine solaire : juste au moment où quelque chose commence et s'arrête immédiatement. Aujourd'hui, il ne peut plus en être ainsi. Il ne peut plus insérer dans une même phrase des significations qui s'excluent mutuellement.

Mais ce qu'il a conçu, préparé et surtout réalisé était naguère impensable ! Il a négocié pendant des mois avec l'Occident, avec ses représentants, en sachant déjà que rien de ce dont ils discutaient ne serait mis en œuvre, et il ne l'a pas laissé passer ! C'est l'endurance d'un officier de renseignement, c'est une longue volonté, je respecte cela. J'aurais aimé qu'il mène à bien tout ce qui a suivi avec la même résistance incommensurable. Nous ne lui demandons plus qu'une chose: plus, plus vite, plus loin, plus fort, et multiplions cela par cent. C'est ce que le monde entier attend de lui.

- Quel sera l'avenir de l'Ukraine ?

- Lorsque nous parlons de l'Ukraine, nous ne savons pas très bien ce qu'elle est, où et quand, mais il est clair que l'Ukraine se situe dans le temps et dans l'espace. À la limite, nous avons besoin de la libération de l'ensemble du territoire, des administrations civiles et militaires. Pour cela, les libérateurs doivent apporter les significations claires qui sont tant attendues. Je crois qu'il se produira dans un avenir proche quelque chose qui réveillera les dormeurs de leur sommeil mortel.

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- L'Occident parasite l'image de la démocratie depuis longtemps. Que pouvons-nous apporter à l'Ukraine ?

- Pour l'instant, presque rien, si ce n'est la libérer des faux nazis. Oui, une langue maternelle russe, une histoire autochtone. Mais cela ne suffit pas. En l'an zéro, Alexandre Douguine a présenté à Vladimir Poutine un plan détaillé de l'Eurasie et ce dernier l'a accepté. D'une certaine manière, tout ce qui se passe, c'est sa mise en œuvre, mais elle est cent fois, voire mille fois plus lente que nous le souhaiterions. Cependant, la télévision parle depuis longtemps la langue de la géopolitique, à savoir la langue continentale de Douguine. Alexandre Douguine a publié une centaine de livres et ses œuvres ont été traduites en 50 langues. Il a rencontré de nombreuses personnalités importantes de notre époque. Des chefs spirituels et des présidents font partie de ces personnalités. Mais pourquoi cette bizarrerie impériale, qui fait que la géopolitique est officiellement ignorée, de même qu'A. G. Douguine, je ne comprends pas. Aucune fonction publique importante ne lui a été offerte, aucun ministère, aucune université....

- Qui sont ses alliés en Russie à l'heure actuelle ?

- Toutes les personnes de bonne volonté. L'eurasisme est aujourd'hui un mouvement sociopolitique, une somme d'interactions, autant qu'une association informelle de personnes. Il n'y a pas de structure formelle. Mais je suis sûr que la majorité des Russes, lorsqu'on leur demandera s'ils sont européens, eurasiens ou asiatiques, choisiront la deuxième option. Entre le socialisme et le capitalisme, la grande majorité choisira le socialisme. Valeurs libérales ou tradition, la réponse est évidente. Il n'est même plus nécessaire de procéder à une unification formelle. La télévision parle notre langue, une langue de plus en plus russe en son essence, et cela, depuis des décennies. Cela semble évident aujourd'hui, mais il n'y a pas si longtemps, c'était à peine imaginable. Je me souviens qu'en 1999, en plein bombardement de la Serbie, lors d'une émission politique, alors qu'on demandait à une femme du gouvernement pour qui elle éprouvait de la sympathie, pour les Serbes ou pour les Albanais, elle a répondu : "pour les Albanais parce qu'ils ont de belles moustaches". Aujourd'hui, il est impossible de sortir une telle tirade. Un énorme travail d'explication a été réalisé, mais en même temps, il n'y a pas un seul institut eurasien actif et significatif. Il n'y a même pas une seule chaire de géopolitique. Cette situation rappelle en partie l'époque de Staline. Staline n'a pratiquement pas commis d'erreurs géopolitiques, et il n'y avait pas d'institutions géopolitiques, ni même de punition infligée pour l'emploi du mot géopolitique. Il n'y a pas de géopolitique, et la géopolitique est sans faille - tout cela est un paradoxe. On ne sait pas très bien pourquoi cela a survécu jusqu'à aujourd'hui.

- Aujourd'hui, 82 % des Russes soutiennent le président de leur pays. Ne pensez-vous pas que nous assistons à une sorte de pantomime ?

- Il s'agit d'un mystère impérial. Il s'est passé quelque chose d'inimaginable à Donetsk en 2014. Vous vous frottez les yeux et ne comprenez pas comment une telle chose a pu se produire. Le soir du 25 mai, le premier ministre de la DNR de l'époque, Alexander Boroday, est venu avec nous à l'administration régionale de Donetsk et a simplement lu dix points sur la position spéciale de la DNR. J'ai immédiatement pensé que nous évoquions le début de la troisième guerre mondiale. Et c'était si banal. Seules quelques caméras fonctionnaient. Il a terminé sa lecture et a dit : "Passons à table". Et nous sommes partis. C'était si étrange de voir le monde, le monde entier, suspendu à un fil des plus ténus.

Le lendemain, c'était l'assaut de l'aéroport, qui s'est soldé par une défaite totale. Le printemps russe a commencé par un désastre et, entre un grand et un petit désastre, tout a existé ainsi jusqu'à tout récemment. À un moment donné, il y avait quelque chose d'énorme, d'immense, d'invincible, et soudain tout devient petit et s'avère vaincu. Oui, l'ennemi sera vaincu et la victoire sera nôtre. Mais c'est si étrange...

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- Ne pensez-vous pas qu'il y a une grande demande en ce moment pour que l'effort de guerre devienne vraiment populaire ?

- Oui, je le pense. Et dans les deux camps. L'ennemi a une impulsion populaire en l'absence d'autorité, mais avec nous, tout vient d'en haut. En vieillissant, je me demande de plus en plus si c'est vraiment la seule façon pour un empire de fonctionner. Est-il possible qu'à travers les âges, il y ait eu des gens étonnés comme moi qui ont remarqué le même désir étrange d'éteindre l'impulsion populaire ? Ainsi, l'empire gagne et perd. Il ne gagne qu'à la manière impériale. Dès qu'une initiative populaire apparaît, elle est immédiatement anéantie. Le décalage entre l'impulsion, la volonté et l'élan impérial est le secret de l'histoire russe, peut-être le principal.

- Mais vous êtes malgré tout pour l'empire ?

- Oui, je suis pour l'empire, toujours et partout. Je parle de la bizarrerie, de l'inexplicable qui peut apparaître dans les circonstances du combat. Il y a là un mystère.

Propos recueillis par Olga Andreeva.

 

vendredi, 01 décembre 2023

Alexandre Douguine: L'Empire est l'avenir qui suivra la Victoire

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L'Empire est l'avenir qui suivra la Victoire

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/imperiya-eto-budushchee-kotoroe-nastupit-posle-pobedy

Interview de A. G. Douguine par P. Volkov pour le portail ukraina.ru

- Alexandre Douguine, dans le contexte des événements récents, un gel du front ukrainien est-il possible ?

- Le conflit palestinien a sérieusement changé la situation. Tous les pays subordonnés aux États-Unis étaient en guerre contre nous jusqu'au dernier moment, où l'Ukraine bénéficiait d'un soutien considérable. Nous le sous-estimons souvent pour des raisons politiques et de propagande, mais en fait, c'était tellement sans précédent que l'on peut dire que la Russie était en guerre contre l'OTAN. Aujourd'hui, il y a un nouvel sujet qui surgit sur la scène internationale: le monde islamique. Même s'il s'agit d'une coalition de quelques pays - disons le Liban, la Syrie, le Yémen et l'Iran - cela suffit déjà à détourner une grande partie de l'attention militaire vers une autre région. Et puis il y a Taïwan. L'Ukraine n'est donc absolument plus le seul front dans la lutte du monde occidental unipolaire contre le monde multipolaire. De nouvelles lignes de front apparaissent et le thème de l'Ukraine passe d'une priorité exclusive à une priorité secondaire. L'Occident est loyal, l'Occident soutiendra l'Ukraine pendant longtemps, mais probablement plus avec autant d'enthousiasme. Et dans cette situation, il peut nous proposer une nouvelle initiative, par exemple de geler le conflit afin d'effectuer une rotation, de préparer du personnel frais, etc.

- À quelles conditions ?

- Justement, toutes les conditions de trêve qui peuvent être proposées maintenant seront vingt étages en dessous de ce que nous pouvons considérer comme un minimum acceptable. Il s'agira d'exigences humiliantes et impossibles à satisfaire, que personne n'envisagera sérieusement. Que s'est-il passé avec l'accord sur les céréales? Lorsque Moscou s'est rendu compte que ses conditions ne pouvaient être que vingt étages en dessous du minimum acceptable, elle a fait capoter l'accord. Et avec le cessez-le-feu, les exigences seront encore plus sévères pour diverses raisons - à la fois à cause des attentes démesurément exagérées en Ukraine même, de la diabolisation radicale des Russes en Occident et de la surestimation de notre faiblesse.

À un moment donné, nous avons fait preuve de faiblesse en nous retirant de Kiev et de l'oblast de Kharkov. Après cela, l'Occident a eu l'impression que la Russie était finie, que la Russie était faible, que la Russie était un colosse aux pieds d'argile, et que, maintenant, enfin, ils pouvaient s'en débarrasser. Nous avons ensuite reconstitué le front et il s'est avéré que ce n'était pas tout à fait en de bonnes conditions, mais les attentes sont restées élevées. Je pense donc que des propositions de pourparlers de paix peuvent maintenant suivre, mais même les conditions initiales seront tellement inacceptables que la Russie, même avec un grand désir d'arriver à la paix, ne sera pas en mesure de les accepter pour un millier de raisons. Nous entamons maintenant la campagne pour les élections présidentielles, qui se dérouleront évidemment sous le signe de la victoire, et tout ce qui ressemblera de près ou de loin à la victoire sera accueilli favorablement. Et tout ce qui ressemblera à une défaite ou à une trahison, ni le président sortant ni le futur président n'en auront la responsabilité. C'est pourquoi je ne m'inquiète pas trop des pourparlers de paix. C'est la pire chose sur laquelle nous avons échoué, mais il s'avère que ce n'est pas la seule. Nous avons connu suffisamment d'autres problèmes au cours de l'Opération militaire spéciale.

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- S'il n'y a pas de négociations, que se passera-t-il ?

- Il est plus probable que nous assistions à une déstabilisation de la situation en Ukraine même. Sentant l'affaiblissement de leur soutien, les élites ukrainiennes vacilleront, se renvoyant la responsabilité les unes aux autres. Zelensky se trouve aujourd'hui dans une position très difficile. Il a peut-être annulé les élections de manière rationnelle. Lorsqu'un pays est en guerre, il est généralement dirigé par un dictateur, une personne qui, en raison de circonstances historiques, est contrainte de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains - il n'y a rien de spécial à cela. Mais en Occident, la tenue constante d'élections, la reproduction constante de cycles électoraux, est en quelque sorte un outil essentiel. Il est nécessaire de changer constamment de dirigeants pour qu'ils ne tombent pas dans un sentiment d'impunité, et même les dirigeants pro-occidentaux qui sont trop soudés à leur siège sont renversés par l'Occident. C'est pourquoi cette idée de reporter les élections, que Zelensky semble avoir acceptée avec l'Occident, joue en fait contre lui. Il y a deux poids, deux mesures : ils peuvent soutenir l'annulation des élections et en rejeter la responsabilité sur Zelensky.

- Mais si, pour une raison ou une autre, le gel se produit, quels risques cela fera-t-il courir à la Russie ? Après tout, la Russie est également chauffée d'une certaine manière.

- C'est le cas. La pire chose qui puisse arriver dans cette guerre est la paix, c'est-à-dire une trêve aux conditions de l'ennemi. La réalisation de ces conditions ne peut être présentée comme une victoire. Car en effet, les pertes sont énormes, les gens perdent des proches, des enfants, le sang coule dans l'âme des Russes, et le simple fait de dire que nous allons geler le conflit ne sera accepté par personne, c'est lourd de conséquences et cela fait émerger le risque d'un effondrement du pays et du système, et il vaut mieux ne même pas y penser. Je pense que nos autorités réalisent assez sobrement qu'il est impossible de geler le conflit sans victoire, sans résultats positifs éclatants, tangibles, visibles. Bien sûr, on en parlera, quelqu'un qui rêve de la défaite de la Russie à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie va exacerber cette situation, mais pour autant que je puisse imaginer le pouvoir suprême, c'est impossible. Nous parlerons de paix quand nous aurons la victoire.

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- Comment comprendre que la victoire est arrivée ?

- Elle peut être différente : victoire sur l'ensemble de l'Ukraine ou libération de la seule Novorossia, ou même d'une partie de la Novorossia au sein des quatre sujets qui font déjà partie de la Russie dans leurs limites administratives. Mais au moins la consolidation des frontières des quatre nouveaux sujets peut être considérée comme une victoire minimale, qui ne sera pas réellement une victoire. À mon avis, il ne s'agit même pas d'un minimum, mais d'un échec et d'une défaite aux yeux de notre société, qui a déjà versé tant de sang. La moitié de l'Ukraine - avec Odessa, Mykolaiv, Kharkov, Dnipropetrovsk, peut-être Sumy et Chernihiv - est encore une bonne chose. Mais personne ne nous parlera même de quatre régions, ils nous offriront encore moins que ce qui est déjà inacceptable pour nous. La distance entre ce qui peut être la base de négociations de paix pour l'Ukraine et l'Occident et pour nous est trop grande. Tant que les positions ne seront pas rapprochées, tant que nous ne lancerons pas une offensive puissante avec un siège de Kiev, il sera impossible de négocier.

- La base des négociations ne peut donc être que la capture militaire directe de territoires ?

- Oui, ou si le gouvernement ukrainien s'effondre. D'un autre côté, nous pouvons négocier si tout s'effondre. Mais bien sûr, c'est peu probable. En bref, la différence entre les deux séries minimales de propositions de paix est désormais si grande que la poursuite des combats est inévitable. Elle s'accompagnera de processus politiques à l'intérieur de la Russie et de l'Ukraine. En Russie, ils sont prévisibles - le renforcement du "parti de la victoire" et l'éviction finale du "parti des traîtres", tandis qu'en Ukraine, à mon avis, nous devrions nous attendre à une désintégration. Lorsque les gens n'obtiennent pas ce dont ils rêvent, lorsque la distinction entre ce qui est proclamé et ce qui est réel devient totalement inacceptable, ils cherchent quelqu'un à blâmer. Quelqu'un doit répondre de l'échec de la contre-offensive. Cela affaiblira la société ukrainienne et divisera les élites. Au début de l'Opération militaire spéciale, la société et les élites ukrainiennes se sont révélées très consolidées par la propagande de type nazi, l'attente de voyages en Europe et, surtout, la haine à notre égard.

La russophobie, le sentiment de rage, la haine, le désir de tuer, de détruire ont réellement uni la société, mais cela a aussi ses limites. L'échec de la contre-offensive a montré que la Russie est très forte, et les élites et la société ukrainiennes devront faire face à cet échec. Honnêtement, je ne sais pas comment elles réagiront. Je ne peux pas dire si cet échec sera suffisant pour les frapper assez durement pour qu'ils se décomposent et abandonnent, ou s'ils seront capables de se reconstruire et de continuer à résister. Quoi qu'il en soit, nos perspectives ne sont peut-être pas brillantes, mais elles ne sont pas mauvaises, elles sont fiables, liées à la volonté du président de mener le pays à la victoire, tandis que la situation en Ukraine s'aggravera. Zelensky en a assez: il nous a d'abord fait rire comme nous fait rire un clown, puis il a versé du sang, il a utilisé toutes les méthodes pour attirer l'attention, et il n'a plus rien pour nous impressionner, nous surprendre et nous inspirer. Son étoile commence donc à pâlir, et l'Occident est distrait sur d'autres fronts. Dans cette situation, je pense que très, très lentement, l'initiative nous reviendra. Très lentement, parce qu'il est difficile de se battre contre l'ensemble de l'OTAN, et avec une marionnette aussi enragée et haineuse à notre égard que l'Ukraine. Imaginez une meute de loups enragés dotée de missiles à longue portée. Nous ne savons pas vraiment comment réagir à cela.

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- Les problèmes peuvent diviser la société ukrainienne mais, séparée ou non, elle n'aimera pas la Russie de toute façon. Existe-t-il encore des instruments non militaires pour sortir l'Ukraine du contrôle extérieur de l'Occident, ou le train est-il parti ?

- Je ne pense pas qu'il en reste, le train est parti. Il y en avait, mais nous ne les avons pas utilisés. Il n'y a donc pas d'autre solution à ce problème que militaire. Une autre question est de savoir ce qu'il faut faire ensuite. Si nous imaginons que nous avons libéré l'Ukraine jusqu'à Lvov, que leur offrirons-nous ensuite? Bien sûr, nous devons offrir quelque chose. Mais ce n'est pas une question d'aujourd'hui. La guerre sera si compliquée et si longue que nous aurons le temps d'y réfléchir. Je suis absolument convaincu qu'il n'y a pas d'autre issue que l'Empire et l'Orthodoxie, un pôle mondial puissant avec la préservation de la culture classique et de la vision classique du monde en contraste avec l'Occident moderne dégénéré, la mobilisation des racines profondes du monde slave. Nous en avons besoin, et cela sera tout à fait acceptable pour les Ukrainiens également. Mais nous devons d'abord briser les reins de la machine politique libérale-nazie, mise en place par la stratégie occidentale. Si nous la détruisons, nous réfléchirons alors à ce que nous pourrons dire aux Ukrainiens. Tant que les bottes de nos soldats ne seront pas sur le sol à la frontière avec la Pologne et la Hongrie, il est inutile de parler d'économie, d'idéologie - personne ne nous écoutera. Ce n'est qu'après une victoire militaire écrasante qu'ils prendront au sérieux ce que nous disons.

Jusqu'à présent, nous gaspillons souvent le potentiel des menaces. Ce n'est pas grave lorsque des experts le disent mais lorsque nos principales figures militaires et politiques disent: "Ne le faites pas, ou vous serez gravement blessés", et que le "gravement blessé" ne vient pas, elles diminuent considérablement la valeur des paroles et des déclarations de la Russie.

Dans cette situation, tant que nous n'aurons pas fait correspondre nos paroles à nos actes, tant que nous n'aurons pas totalement vaincu l'Ukraine sur le champ de bataille, il me semble que, dans la situation actuelle, il est tout simplement irresponsable de parler d'un autre moyen de pression. Personne ne nous écoutera.

L'économie ne joue aucun rôle - ils font exploser des gazoducs dont la construction prend des décennies et coûte des milliards de dollars. Pour être honnête, l'économie, à l'exception de l'économie militaire, n'a pas d'importance aujourd'hui. Et l'économie militaire, c'est un nombre suffisant d'armes de haute qualité et de bons uniformes pour les soldats. C'est la seule chose qui compte.

- Mais l'économie, c'est aussi le niveau de vie. C'est, entre autres, ce qui attire les Ukrainiens vers l'Europe. Il n'est pas indifférent que dans ces mêmes nouvelles régions, il y ait du développement, que les gens aient un endroit où vivre, qu'ils étudient, qu'ils aient des emplois de haute technologie et bien rémunérés. Cela doit être intéressant à observer.

- Non, ce n'est pas le cas. Premièrement, personne ne leur montrera. Deuxièmement, si l'Ukraine s'était battue pour le confort, elle se serait maintenue avec la Crimée, aurait été un peu plus subtile et flexible dans sa politique à l'égard de la Russie, aurait obtenu le confort européen et se serait trouvée dans une bonne position en général. Non, les Ukrainiens ont sacrifié tout cela pour une seule chose: tuer des Russe. La fureur de leur russophobie l'emporte sur toute considération sur "qui est à l'aise là-bas" et sur "qui est payé combien". Je ne crois pas du tout que nous ayons affaire à une motivation matérielle chez notre ennemi du moment. Notre adversaire est possédé par des démons. On ne peut pas traiter avec un démon. Un démon est envoyé pour détruire, tuer, mourir. Il ne pensera pas à ce qui est plus rentable pour lui de faire, avec les Russes, dans de nouveaux territoires pour vivre ou d'aller en Occident. Sa conscience vit complètement séparée de son corps. Et dans cette lutte avec la démonie ukrainienne, aucun argument sur les nouveaux territoires qui sont meilleurs, les villes qui sont construites, ne fonctionnera du tout - premièrement, on ne leur montrera pas, et deuxièmement, ils ne croiront pas. Tant qu'une personne est possédée par un démon, que lui dire? Que dire, par exemple, à un homme ivre? N'allez pas sur la chaussée, vous y serez écrasé? Mais il y va parce que ses jambes vont. Il ne pense pas, il n'entend rien. La possession démoniaque est encore pire. Elle vous prive de toute pensée critique, vous n'évaluez rien, vous ne voyez rien, vous ne croyez rien. Les possédés vivent dans un monde absolument illusoire, où le facteur matériel lui-même se transforme en un effort démoniaque. Nous leur disons - voici le confort, voici la commodité, voici la prospérité, et ils disent - non, vous nous mentez, le facteur matériel, c'est quand un Russe doit être tué, quand un Moscovite doit avoir les yeux arrachés, quand il doit être brûlé, alors ce sera un facteur matériel. Quelque part à Mariupol, des maisons sont construites et d'anciens citoyens ukrainiens y vivent heureux - mais si on le dit, personne ne le croit. Même s'ils le voient, ils ne le croient pas. Tant que nous n'aurons pas brisé le cou de la machine militaro-politique, rien ne changera, personne n'écoutera aucun argument.

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- Et qu'en est-il des habitants des nouveaux territoires, des quelques millions de réfugiés qui sont venus en Russie? Ils vivaient en Ukraine depuis longtemps et, après Maïdan, ils ont été soumis à un traitement approprié. Ils sont compliqués, et il doit y avoir une façon spéciale de les traiter ?

- Ils sont compliqués, mais plus faciles que ceux de l'autre côté. Bien sûr, ils ont besoin d'une approche, mais maintenant, je l'admets, je n'ai pas le temps de m'en occuper. L'existence de la Russie est en question. Non, je comprends que c'est important, mais s'il n'y a pas de Russie, il n'y aura ni ce peuple ni d'autres peuples, pas de peuple du tout. Dans la capitale, nous vivons dans une sorte d'état figé, alors qu'en réalité, une bataille sanglante pour l'histoire se déroule sur le front - à Zaporozhye, à Kherson, dans le Donbass. Nous marchons dans les rues, nous roulons en scooter, et sous nos pieds, le sol sous l'asphalte est imprégné du sang et de la douleur des personnes qui se battent pour nous. Les personnes qui se sont récemment retrouvées à l'intérieur de la Russie comprennent au moins à quoi tout cela sert. Ce sont eux qui doivent nous expliquer ce qui se passe. Nous ne pouvons rien leur dire, car la Russie, en général, est également responsable d'avoir permis que tout cela se produise. Lorsque l'Ukraine a commencé à se comporter de manière absolument russophobe, pourquoi n'ont-ils pas mis fin à cette situation alors qu'ils auraient pu le faire?

Nous avons commis tant d'erreurs à l'égard de l'Ukraine au cours des 30 dernières années que nous sommes en partie responsables. Et les gens qui vivent dans les nouveaux territoires ont tout vu par eux-mêmes, ils ont fait leurs propres choix, ils sont nos professeurs, ils sont beaucoup plus éveillés. C'est dans cette guerre qu'ils ont été les premiers à se réveiller et à réveiller la Russie. Nous devons les traiter avec le plus grand soin et le plus grand amour, mais ce sont eux qui doivent nous guider vers Lvov. Je pense que ce n'est pas eux qui ont besoin de notre soutien, mais nous qui avons besoin du leur. Les habitants des nouveaux territoires sont notre avant-garde, ils nous montrent le chemin. Quant à nos obligations sociales à leur égard, je pense que nous les remplissons. Si ce n'est pas le cas, nous les remplissons encore plus mal face à notre ancienne population. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où nous sommes en train de surmonter le cauchemar dans lequel notre pays s'est effondré à la fin des années 80. C'est une tragédie commune. Nous devons restaurer l'unité de notre Empire - c'est tout simplement un devoir historique et pour cela nous pouvons et devons payer n'importe quel prix. Il n'y aura pas d'Empire - il n'y aura pas de Russie, il n'y aura pas de nous, il n'y aura non seulement pas d'avenir, mais même pas de passé.

Si nous vainquons l'Occident en Ukraine, nous confirmerons par nos actes que nous sommes un pôle de civilisation souveraine, un pôle du monde multipolaire, nous préserverons notre présent, notre avenir et notre passé. Dans le cas contraire, nous sommes finis. Nous serons effacés de l'histoire.

- Alexandre Guelievitch, vous représentez l'un des mouvements philosophiques et politiques les plus populaires de Russie. Je me demande comment vous et vos partisans envisagez l'avenir de la Russie.

- Tout commence par la géopolitique. Pour être un empire, comme l'a dit Brzezinski, la Russie doit établir un contrôle sur l'Ukraine. La géopolitique est liée à l'idéologie: plus nous nous percevons comme une civilisation russe souveraine, le monde russe, l'empire russe, plus nous nous tournons vers nos racines, nos attitudes, que nous avons abandonnées surtout il y a 100 ans, avec les bolcheviks d'une part, puis d'autre part - dans les années 90, avec le régime d'Eltsine. En fait, nous nous sommes complètement trahis en 100 ans, d'abord en abandonnant la religion, l'orthodoxie, le tsar, puis en abandonnant la justice sociale et en défendant une civilisation soviétique très particulière. Nous nous sommes trahis deux fois en 100 ans et ce n'est pas en vain. Nous avons trahi l'Empire, nous avons trahi le monde russe, nous avons trahi notre identité et maintenant nous devons la restaurer.

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- Brzezinski n'est peut-être pas le genre de penseur sur lequel la société russe devrait s'appuyer. Que signifie l'Empire pour vous ? Quelle est la configuration du pouvoir, de la propriété, de la structure sociale, de quoi s'agit-il ?

- L'empire, que nous construirons lorsque l'Ukraine sera libérée, doit avoir une structure idéologique, politique et sociale totalement indépendante, qui sera basée sur la continuité des différentes étapes de l'histoire russe. Il y aura des éléments d'orthodoxie et de pouvoir autocratique suprême, et nécessairement de justice sociale - pendant la période soviétique, c'était la principale exigence de notre peuple russe et des autres peuples de Russie. En même temps, bien sûr, nous devons nous débarrasser de l'athéisme, du matérialisme, de l'idée complètement plébéienne, mesquine et dégoûtante du progrès matériel, et revenir aux idéaux de l'Église, à l'orthodoxie, aux idéaux et aux aspirations élevées, au principe de l'aristocratie de l'esprit - ce sont toutes ces choses qui ont été perdues au cours des 100 dernières années et que nous devons restaurer à mesure que nous remportons des victoires sur le front ukrainien.

- Il me semble qu'il s'agit d'une sorte d'éclectisme - à la fois autocratie et justice sociale. Et à qui appartient la propriété ? Après tout, la justice sociale dépend directement de la manière de distribuer ce que nous avons.

- Seuls les matérialistes ont à l'esprit la question de la répartition de la propriété. La propriété est importante. Mais en fait, il existe de nombreuses autres options que l'égalité matérielle totale - ce que postulait le communisme - et l'inégalité bourgeoise. Si nous parlons d'une société solidaire socialement orientée, l'écart entre les riches et les pauvres ne doit pas dépasser certaines limites normales. Dans une société solidaire, il doit y avoir de l'entraide. Le principe de l'autocratie ne contredit en rien le principe de la justice sociale.

- Le communisme n'est pas une question d'égalité matérielle totale, mais d'absence d'exploitation. Ai-je bien compris que dans la société solidaire du futur empire, les riches et les pauvres subsisteront, c'est-à-dire qu'il y aura du capitalisme, mais à "visage humain", avec une répartition plus juste?

- Non, le capitalisme, c'est le modèle occidental anglo-saxon qui détruit tout. Le capitalisme n'est pas seulement une société de marché, mais une société de marché où tout se vend, où tout s'achète, où il n'y a qu'une seule classe, la bourgeoisie. Le capitalisme est l'essence même de notre combat. Pas de capitalisme ! Il ne peut y avoir de capitalisme dans un véritable empire tissé de sacralité. C'est un système complètement différent. Mais pourquoi devrions-nous parler uniquement en termes de modèles politiques occidentaux? Le socialisme, le capitalisme, tout cela est emprunté à la culture occidentale, qui nous est étrangère. Nous devons construire une société russe et nous aurons une propriété russe. C'est ainsi que le peuple russe a traditionnellement compris la propriété.

- À différentes époques, les Russes ont compris la propriété différemment. Que voulez-vous dire par là?

- Lisez l'ouvrage du juriste eurasien Nikolai Alekseev, "The Russian people and the state" (Le peuple russe et l'État). C'est un livre magnifique. Il dit que l'approche la plus correcte est l'idée de la propriété privée relative. La propriété privée relative est à peu près ce que l'on entendait par propriété personnelle en Union soviétique. Elle est à notre disposition, mais nous ne pouvons pas en faire ce que nous voulons. Par exemple, un chien est en notre possession, mais nous ne pouvons pas le tuer parce que ce serait immoral pour la société et sans cœur pour le chien lui-même. Ce serait un crime. Il en va de même pour tout ce qui nous est confié. Nous devons traiter les terres, les maisons, les moyens de transport et d'autres choses avec une considération sociale et morale. Ce type d'esprit-là est merveilleux !

- Il est également immoral de tuer un serf, Saltychikha a été puni pour cela en son temps, mais il reste un serf. Mais ce n'est pas la question principale. Au nom de quel principe nous confiera-t-on quelque chose ? On confiera à quelqu'un une plate-forme pétrolière, à quelqu'un d'autre un appartement de la Khrouchtchevka dans un quartier dortoir d'une ville de province, n'est-ce pas ?

- Non, pas comme ça. Je suis absolument convaincu que les richesses du peuple: le pétrole, le gaz, les ressources naturelles, tout cela doit appartenir à l'État. Exclusivement à l'État, parce qu'elles ne peuvent pas faire l'objet d'une propriété privée, quelle que soit l'aide apportée par les gens pour les extraire. Le sous-sol appartient à l'État, à la nation tout entière. Par conséquent, chaque citoyen de ce bel Empire russe de l'avenir a droit à une certaine part des richesses de la nation. Par ailleurs, chacun devra naturellement fournir un minimum - un minimum de logements, un minimum de terres. Ce sera la tâche d'un pouvoir autocratique fort, car il s'agit d'un soutien. Les gens qui vivent dans leurs maisons, sur leurs terres, donneront naissance à des enfants russes, qui seront loyaux et reconnaissants, qui seront de vrais porteurs, qui seront élevés de la bonne manière. Nous devons tout changer. Lorsque nous appliquons à l'Empire futur les principes de ce que nous avons connu au 20ème siècle, ou ce que nous voyons en Occident, ce sont là des exemples absolument faux. Il faut construire une société complètement nouvelle. Et cette société nouvelle, c'est la société du futur Empire, qui devra rompre avec l'Occident, avec ses idées sur le capitalisme, sur le socialisme, sur l'égalité et l'inégalité.

- Pas de socialisme, pas de capitalisme, pas d'égalité, pas d'inégalité, on ne voit pas comment on peut marcher entre les deux.

- Tout doit être différent. Tout doit être solidaire, spirituel, très développé, très éduqué, très organisé. Et nous en sommes capables. Ce sont nos idées, nos rêves. Au 19ème et même au 20ème siècle, l'objectif de nos ancêtres était de construire une société juste. Et lorsque nous lui avons donné une forme concrète selon les modèles occidentaux - l'un ou l'autre - nous avons abouti à des contradictions. Le développement doit être très ouvert. Tout sera résolu lorsque nous aurons gagné en Ukraine. Nous ne pourrons pas aller plus loin si nous ne renouvelons pas et ne revitalisons pas le système en Russie même. Ainsi, à mesure que nous nous renforçons, que nous récupérons notre propre identité, nous remporterons victoire sur victoire. Chaque victoire sur le front signifiera en fait une victoire à l'intérieur du système et l'établissement dans notre société des lois et des proportions correctes qui ont été monstrueusement brisées tout au long du dernier siècle de l'histoire - au cours des soixante-dix ans du cycle soviétique et surtout au cours des trente dernières années de gouvernance extérieure libérale de facto du pays.

- Si les lois et les proportions correctes, comme vous le dites, ont été violées il y a exactement 100 ans, cela signifie qu'elles étaient correctes au début du 20ème siècle ? Est-ce là la société que vous considérez comme bonne ? Mais il s'agissait d'un capitalisme aux accents féodaux.

- Non. Et il y avait beaucoup de mensonges. Ce dont les gens ont rêvé aux 19ème et 20ème siècles doit être réalisé au 21ème siècle. Toutes les formes concrètes de réalisation de ces rêves nécessitent une analyse critique très sérieuse. Mais le plus important est de savoir pourquoi nous rejetons les cent dernières années, parce qu'à l'époque, l'Église a été rejetée, le sacré a été rejeté. Nous avons suivi la voie occidentale du matérialisme, de l'athéisme et, depuis trente ans, du capitalisme. Avant cela, le socialisme. Nous nous sommes laissés emporter par les idées matérialistes et athées de l'Occident et nous avons tout détruit. Nous avons détruit notre société, nous avons détruit notre spiritualité, nous avons détruit nos familles, nous avons détruit notre culture. Des femmes folles comme Pougatcheva nous font danser (jusqu'au dernier moment), nous effrayant par leurs cris hystériques et insensés. Puis, à un moment critique pour le pays, le monstre est en Israël, se moquant du pays, s'étouffant dans la russophobie. Et lorsque, même là, il doit faire preuve de tact et de courage à l'égard de sa nouvelle patrie (apparemment, pas si nouvelle que cela, puisque c'est là qu'il s'est enfui), il s'enfuit à nouveau. Voilà le genre de laideur que les cent dernières années de notre histoire ont produit. La racaille dégoûtante de la race humaine est devenue un modèle dans notre culture. Des figures similaires en politique, en économie, etc. Nous devons maintenant en sortir.

- Ces personnages sont-ils uniquement le produit de l'époque que vous avez mentionnée ? Qu'en est-il de tous les héros de la Grande Guerre patriotique, et pas seulement d'elle, qu'elle nous a toutefois donnés ? Et au 19ème siècle et avant, tous étaient des patriotes et pas un seul traître ?

- Je ne dis pas que nous devrions revenir en arrière. Nous devons aller de l'avant et réaliser les rêves du peuple russe, des patriotes russes qui se sont battus pour la Russie, qui ont vu ses défauts, mais qui ont rêvé d'une Russie meilleure, de la Russie de l'avenir. Ce sont leurs rêves que nous devons réaliser. Il ne s'agit pas seulement de restaurer ce qui était. Si tout avait été parfait au 19ème siècle, il n'y aurait pas eu de révolution. Et les gens qui ont fait des révolutions, peut-être beaucoup d'entre eux, étaient aussi animés par de bonnes pensées. Ces bonnes pensées, ces rêves lumineux, l'amour de la Russie, la loyauté envers Dieu, la compréhension de notre culture, de notre identité, sa défense, la volonté de justice - ces idéaux, ces valeurs traditionnelles doivent s'incarner maintenant dans la Russie que nous allons construire. Alors ici, oui, la monarchie et l'orthodoxie sont des principes. Ils sont beaux. Nous avons connu l'autocratie tout au long de notre histoire. Et au cours des cent dernières années, il y a également eu la monarchie, mais elle ne s'appelait pas ainsi. L'autocratie est le principe le plus important de l'organisation de territoires aussi vastes. Le principe de l'Empire, le principe de l'orthodoxie et de l'esprit, la supériorité de l'esprit sur la matière - c'est l'orientation de toute notre société. Sans cela, il n'y a pas de sens. Nous ne sommes pas de ce monde. Notre empire n'est pas de ce monde. Ou plutôt, en partie de ce monde, et en partie pas. Et cette dimension spirituelle, cette verticalité, c'est l'essentiel à transmettre. Il est nécessaire de réaliser le rêve de nos ancêtres - 19ème siècle, 20ème siècle, mais sans religion, sans foi, sans église, sans Dieu, sans Christ - toute société, même la plus parfaite, ne vaudra rien.

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- Mais vous ne pouvez pas amener les gens à croire en Dieu s'ils n'y croient pas.

- Vous savez, quand l'Opération militaire spéciale a commencé, beaucoup de gens, surtout des volontaires, y sont allés, certains avec un drapeau rouge, d'autres avec un drapeau impérial. Mais aujourd'hui, le Sauveur des incirconcis - la bannière avec le Christ - est de plus en plus répandu parmi les unités de volontaires. Le Christ lui-même viendra si nous nous tournons vers lui, il viendra vers nous. Si les gens réalisent leur amour pour la patrie et commencent simplement à feuilleter notre histoire page par page, ils verront l'importance de l'Église. Il n'est pas nécessaire de forcer qui que ce soit. Il ne devrait pas y avoir de contrainte ici. Je suis absolument convaincu que chaque Russe est profondément orthodoxe. Nombreux sont ceux qui ne le réalisent pas. Il n'est pas nécessaire de forcer, d'imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Il suffit de le dire. Quand on torture les gens pendant 70 ans avec de la propagande athée, en leur inculquant des idées sur l'esprit, la religion, l'âme, l'éternité, le paradis, la résurrection des morts, qui peut le supporter ? Que se passerait-il si on vous mettait dans une cellule pendant 70 ans, qu'on vous torturait, qu'on implantait de fausses idées dans votre conscience, et puis, pendant 30 ans, encore pire : on vous dirait, ne vous occupez que de vous, il n'y a pas de justice, pas de pays, il n'y a que vous tant que vous vivez, et puis vous vous transformez en machine et vous téléchargez vos rêves nauséabonds et les événements de votre vie idiote sur un serveur cloud. C'est ainsi que vous serez préservé si vous ne volez pas assez d'argent pour vous congeler et vous décongeler un jour. Ces notions sataniques infernales de la vie avec lesquelles notre humanité russe a été endoctrinée, elles se déchaînent aujourd'hui sur tous les fronts. Elles sont brandies lorsqu'un homme réfléchit à ce que c'est que d'être russe. C'est à lui que s'adresse cette bannière avec le Sauveur des incirconcis, et qui l'apportera? Nous. Les prêtres l'apporteront. Le peuple russe l'apportera. L'État apportera cette bannière avec le Sauveur. Il suffit de la regarder pour que tout devienne clair. Et bien sûr, nous aiderons les gens à revenir à eux-mêmes, sans les forcer à prêter serment à une nouvelle idéologie. Nous n'avons pas besoin d'inventer de nouvelles idéologies. Nous devons revenir à nous-mêmes, car le retour à Dieu n'est pas un retour au passé, c'est un retour à l'éternel. L'éternel existe. L'Occident a décidé de construire sa civilisation des derniers siècles sur le fait qu'il n'y a pas d'éternel, qu'il n'y a que du temps. C'est une idée fausse, le diable a parlé par leur bouche. C'est le diable que nous combattons aujourd'hui tous les jours à Avdiivka, à Kherson, près de Bakhmut. C'est un vrai diable, parce qu'il croit que l'éternité n'existe pas. Et nous sommes les soldats de l'éternité.

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mardi, 28 novembre 2023

Poutine garde la porte ouverte à l'Europe: Le problème vient des élites, pas des Européens

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Poutine garde la porte ouverte à l'Europe: Le problème vient des élites, pas des Européens

Source: https://zuerst.de/2023/11/28/putin-haelt-die-tuer-nach-europa-offen-das-problem-sind-die-eliten-nicht-die-europaeer/

Saint-Pétersbourg. Le chef du Kremlin, Poutine, n'a aucun intérêt à geler complètement les relations avec les Européens, comme le souhaitent à l'inverse Baerbock, Habeck et von der Leyen. Lors d'une session plénière du Forum culturel international de Saint-Pétersbourg, M. Poutine vient de déclarer que la Russie ne fermerait pas sa fenêtre sur l'Europe.

Il a souligné une fois de plus à cette occasion que la Russie n'avait pas de conflit avec la population européenne, mais qu'elle vivait des "moments difficiles" avec les élites européennes. Il a déclaré textuellement : "Nous ne voulons pas rompre les relations avec qui que ce soit. Nous ne le faisons pas non plus. Nous ne claquons rien, nous ne fermons rien, ni les portes ni les fenêtres. Si quelqu'un décide de se séparer, c'est son affaire. C'est se voler soi-même".

Une journaliste a demandé si Pierre le Grand avait ouvert une fenêtre sur l'Europe et s'il avait l'intention de la fermer, compte tenu du contexte actuel. Poutine a répondu avec humour: "Alors, quand le vent souffle, on peut fermer la fenêtre pour ne pas prendre froid".

Le chef du Kremlin a toutefois reconnu qu'il y avait des problèmes avec les élites européennes, qui ont perdu leur identité nationale et sont devenues dépendantes de l'Amérique du Nord. Poutine a qualifié cette situation de "tragédie" pour l'Europe, mais s'est montré confiant dans le fait que le temps arrangerait tout. (mü)

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Alexandre Douguine: le monde russe et son Conseil

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Le monde russe et son Conseil

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/russkiy-mir-i-ego-sobor

À l'aube du congrès jubilaire du Conseil mondial du peuple russe au Kremlin, qui est consacré au monde russe, il est nécessaire d'aborder le concept même de "monde russe" de manière un peu plus détaillée.

L'association même du monde russe a suscité de nombreuses divergences et des politiques passionnées. Chacun a essayé de l'interpréter de manière arbitraire, et selon la position des différents auteurs, le sens même a changé. Certains en ont fait une caricature, d'autres, au contraire, l'ont exaltée de toutes les manières possibles, mais souvent au détriment du contenu.

Tout d'abord, il convient de faire la distinction la plus importante : le monde russe ne signifie pas la même chose que la Fédération de Russie en tant qu'État-nation. Cela est probablement reconnu par tout le monde. Mais certains pensent que le monde russe est plus large et plus grand que la Russie, d'autres qu'il est plus étroit et plus local, tandis que d'autres encore le placent dans une position intermédiaire.

Dans le premier cas, et c'est l'usage le plus correct et le plus significatif de l'expression "monde russe", nous parlons de la Russie en tant que civilisation. C'est en ce sens que le Conseil mondial du peuple russe l'entend comme une association de toutes les personnes qui considèrent la civilisation russe comme la leur, indépendamment de leur lieu de résidence et de l'État dont elles sont citoyennes. Dans ce cas, le monde russe coïncide avec la civilisation russe, ce qui n'exclut en rien les autres peuples unis aux Russes par la communauté de destin, mais les inclut. D'où la proximité du concept de monde russe avec la Russie-Eurasie, telle que la concevaient les philosophes eurasiens. Il ne s'agit pas seulement d'un pays, d'un État, mais d'un monde entier, d'une floraison d'ethnies et de cultures, d'un cosmos historique spirituel, uni depuis des siècles autour du noyau du peuple russe. Dans cette optique, faire partie du monde russe signifie en partager l'esprit et la culture, qui se manifestent dans toute leur splendeur sous des formes multidimensionnelles et multipolaires de création historique, englobant la politique, l'économie, l'art, l'industrie et l'éthique.

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Dans cette optique, le monde russe est inextricablement lié à l'Église orthodoxe, mais en aucun cas au détriment des autres religions traditionnelles. Là encore, nous pouvons constater un lien direct avec le Conseil mondial du peuple russe, dont le chef est Sa Sainteté le patriarche Kirill de toutes les Russies, mais auquel participent invariablement les chefs des principales confessions de Russie.

Bien entendu, la base du Monde russe est la Russie en tant qu'État, comme le montre clairement le fait que les événements les plus importants du dit Conseil se déroulent en présence du président de la Fédération de Russie lui-même, ce qui fait de ces réunions nationales solennelles et entièrement volontaires une sorte d'analogue des Conseils de la Terre. Mais le monde russe est plus vaste que l'État, et le peuple russe est plus grand que l'ensemble des citoyens russes. En ce sens, le monde russe est formé autour de la Russie, et son président et le premier hiérarque de l'Église orthodoxe russe agissent comme des symboles et des axes de la civilisation tout entière, un aimant d'attraction et le noyau d'une communauté complexe et non linéaire de peuples, de cultures et de citoyens individuels.

Il est nécessaire de mentionner deux autres interprétations du monde russe, qui ne sont pas vraies, mais plutôt répandues, car tout concept acquiert sa véritable signification lorsqu'il est comparé à ce qui ne devrait pas être compris dans ce cadre.

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Ainsi, il n'est en aucun cas possible de comprendre le monde russe comme un simple agrégat de Grands Russes ethniques, c'est-à-dire de Slaves orientaux, concentrés historiquement dans les régions orientales de l'ancienne Russie, où s'est formée la Russie de Vladimir, puis de Moscou, et où, à un moment donné, la capitale ainsi que le trône grand-ducal et la cathèdre métropolitaine ont été transférés. Cette interprétation déforme complètement le sens initial, en excluant du monde russe les Russes occidentaux (Biélorusses et Malorusses) et toutes les ethnies non slaves de la Russie elle-même. À proprement parler, pratiquement personne ne comprend le monde russe de cette manière, mais ses opposants, au contraire, tentent de déformer artificiellement le sens et de donner à cette expression une signification tout à fait inappropriée. Il n'est donc pas superflu de souligner une fois de plus que le "monde russe" désigne tous les Slaves orientaux (et donc non seulement les Grands Russes, mais aussi les Biélorusses et les Malorusses), ainsi que tous les autres groupes ethniques qui ont lié leur destin, à un moment ou à un autre, au peuple russe. Par conséquent, le monde russe peut inclure, par exemple, les Géorgiens, les Arméniens ou les Azerbaïdjanais qui, bien qu'ils se trouvent aujourd'hui en dehors de la Russie, croient toujours à la proximité historique et à la parenté spirituelle avec les Russes.

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Ici, cependant, l'essentiel n'est pas de savoir si ces ethnies se considèrent comme faisant partie du monde russe, car cela peut changer et dépendre de nombreux facteurs, dont certains peuvent se considérer comme en faisant partie, d'autres non, et d'autres encore ne se considèrent pas comme en faisant partie aujourd'hui, mais demain, ils en feront partie. L'essentiel est que le monde russe lui-même soit toujours ouvert aux peuples frères. Il est important que les Russes eux-mêmes soient prêts à considérer comme faisant partie du monde russe ceux qui le veulent, qui y aspirent et qui partagent avec nous notre destin commun. Cette ouverture ne dépend pas du moment ou de l'humeur de l'histoire. Lorsque nous parlons du monde russe, cette ouverture est un axiome fondamental. Sans elle, le monde russe n'est pas valable. C'est son axe sémantique profond. Le monde russe n'exclut pas, mais inclut. Nous pouvons l'appeler par le terme occidental d'"inclusivité", mais nous ne parlons que d'une inclusivité particulière - l'inclusivité russe et, en fait, l'amour russe, sans lequel il n'y a pas de personne russe.

Par conséquent, le monde russe ne peut en aucun cas être plus étroit que la Russie, mais seulement plus large.

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Enfin, il serait erroné d'identifier le monde russe aux trois branches de la tribu des Slaves orientaux, c'est-à-dire uniquement aux Grands Russes, aux Biélorusses et aux Malorusses. Oui, nous, les trois peuples slaves orientaux, formons le noyau du monde russe. Mais cela ne signifie pas que les autres peuples non slaves n'en font pas partie intégrante et organique.

Ainsi, après avoir fixé l'interprétation correcte du monde russe et écarté les interprétations erronées, nous pouvons continuer à y réfléchir.

La question qui se pose immédiatement est la suivante : quelles sont les limites du monde russe ? Après l'avoir défini, il apparaît clairement que ces frontières ne peuvent être ni ethniques, ni étatiques, ni confessionnelles. Ce sont les frontières de la civilisation, et elles ne sont pas linéaires et strictement fixes. Comment placer l'Esprit, la culture, la conscience à l'intérieur de frontières physiques strictes ? Mais en même temps, quand on s'éloigne trop du cœur du monde russe, on ne peut que constater qu'à un moment donné, on se retrouve en territoire étranger, dans l'espace d'une autre civilisation.  Par exemple, celle de l'Europe occidentale, de l'Islam ou de la Chine. Et ce n'est pas seulement la langue, le phénotype et les mœurs de la population locale qui sont importants ici. Nous avons quitté les limites du monde russe, la civilisation russe s'est effritée, nous sommes dans un nouveau cercle culturel différent du nôtre.

Daria Douguina a attiré l'attention sur le concept de "frontière". Il ne s'agit pas d'une frontière linéaire, mais d'une bande intermédiaire, d'un no man's ou d'un territoire neutre qui sépare une civilisation d'une autre. La propriété de la frontière est de changer constamment, de se déplacer dans un sens ou dans l'autre. De plus, la frontière a une vie propre ; il y a un échange intensif de codes culturels, deux ou même plusieurs identités convergent, s'opposent, divergent et reprennent le dialogue. Daria a fait l'expérience de la frontière en Novorossiya, en voyageant à travers les nouveaux territoires. Elle a saisi avec perspicacité la vie même de cette région, où se joue aujourd'hui le destin du monde russe. Il ne fait aucun doute que l'Ukraine et la Malorossiya appartiennent au monde russe. Historiquement, elle en est le berceau. Mais plus tard, lorsque le centre s'est déplacé vers l'est, elle s'est elle-même transformée en frontière civilisationnelle, devenant une zone intermédiaire entre la Russie eurasienne et l'Europe. D'où le croisement des influences - dans la langue (influence du polonais), la religion (influence du catholicisme), la culture (influence du libéralisme et du nationalisme, profondément étrangers au code russe). Ainsi, la frontière ukrainienne est devenue à son tour une zone de tension entre deux centres, des pôles d'attraction - entre le monde russe et l'Occident européen. Cela s'est clairement manifesté dans la politique électorale de l'Ukraine (à l'époque où il y avait encore des élections) et a conduit à une terrible guerre fratricide.

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Un autre exemple des frontières du monde russe est la fraternelle Biélorussie. Son peuple s'est lui aussi retrouvé séparé de nous, les Grands Russes, pendant un certain temps, et a fait partie d'abord du Grand-Duché de Lituanie, puis de l'État polonais. Avec toute l'originalité et l'originalité de l'identité bélarussienne établie, les particularités de la langue et de la culture, cette frontière n'a pas été divisée en deux pôles d'attraction. En toute souveraineté et indépendance, le Belarus est une partie organique et intégrante du monde russe, tout en restant un État indépendant.

Ainsi, le monde russe n'est pas nécessairement synonyme d'absorption, de guerre, de présence ou d'absence de frontières étatiques. Si la frontière ukrainienne se comportait de la même manière que la frontière bélarussienne, personne ne s'attaquerait à l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Le monde russe est ouvert et pacifique, prêt à l'amitié et au partenariat sur les bases les plus diverses. Mais il ne peut répondre à des actes d'agression directe, d'humiliation et de russophobie.

Le président Poutine a un jour répondu à la question de savoir où s'arrête la Russie, et dans ce cas "la Russie" signifiait le monde russe : là où un Russe peut arriver, là où nous serons forcés de nous arrêter. Et il est évident que nous ne nous arrêterons pas avant d'avoir restauré l'intégralité de nos terres "russo-mondiennes", les contours naturels et les fronts harmonieux (bien que complexes) de notre civilisation.

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Le monde russe est fondé sur l'idée russe. Et cette idée, bien sûr, a ses propres caractéristiques uniques. Sa construction est déterminée par les valeurs traditionnelles, absorbant l'expérience historique du peuple. L'idée ne peut être inventée ou développée, elle naît des profondeurs de notre conscience sociale, mûrit dans les profondeurs du peuple, cherche une issue dans les intuitions et les chefs-d'œuvre des génies, des généraux, des dirigeants, des saints, des ascètes, des travailleurs, des simples familles. L'idée russe s'étend à tous -

- aux familles russes qui répondent à son appel par la fécondité et le travail créatif,

- à nos soldats qui défendent les frontières de la patrie au prix de leur vie,

- à l'appareil d'État, qui est appelé à servir le pays avec éthique et loyauté,

- au clergé, qui non seulement prie sans cesse pour la prospérité et la victoire, mais aussi éclaire inlassablement le peuple et l'éduque dans les fondements de la morale chrétienne,

- sur les gouvernants appelés à conduire le pouvoir à la gloire, à la prospérité et à la grandeur.

Le monde russe est l'idéal qui est toujours au-dessus de nous, formant l'horizon des rêves, des aspirations et de la volonté.

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Enfin, que signifie le monde russe dans les relations internationales ? Cette notion acquiert ici un poids encore plus important. Le monde russe est l'un des pôles du monde multipolaire. Il peut être uni en un État (comme la Chine ou l'Inde) ou représenter plusieurs États indépendants unis par l'histoire, la culture et les valeurs (comme les pays du monde islamique). Mais dans tous les cas, il s'agit d'un État-civilisation doté d'une identité propre et originale. L'ordre mondial multipolaire est fondé sur le dialogue entre ces "mondes", ces États-civilisations. Dans ce contexte, l'Occident ne doit plus être perçu comme porteur de valeurs et de normes universelles, universellement contraignantes pour tous les peuples et tous les États du monde. L'Occident, les pays de l'OTAN sont un monde parmi d'autres, un Etat-Civilisation parmi d'autres - la Russie, la Chine, l'Inde, le bloc islamique, l'Afrique et l'Amérique latine. Le monde universel est constitué d'un ensemble de pôles distincts, de grands espaces, de civilisations et de fronts qui les séparent et les relient simultanément. Il s'agit d'une construction délicate qui exige de la délicatesse, de la subtilité, du respect mutuel, du tact, de la familiarité avec les valeurs de l'Autre, mais ce n'est qu'ainsi qu'il est possible de construire un ordre mondial véritablement juste. Et dans cet ordre mondial, c'est le monde russe, et pas seulement la Russie en tant qu'État, qui est un pôle à part entière, le centre d'intégration, une formation civilisationnelle unique fondée sur ses propres valeurs traditionnelles, qui peuvent en partie coïncider et en partie différer des valeurs d'autres civilisations. Personne ne peut dire de l'extérieur ce que doit être ou ne pas être le monde russe. Seuls ses peuples, son histoire, son esprit et son cheminement dans l'histoire en décident.

Ce sont là les principaux thèmes du Conseil mondial des peuples russes consacré au monde russe.

mercredi, 22 novembre 2023

Alexandre Douguine: "Nous avons plus d'alliés qu'il n'y paraît"

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Alexandre Douguine: "Nous avons plus d'alliés qu'il n'y paraît"

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/we-have-more-allies-it-seems?fbclid=IwAR3XWeI3Mut1C7Lk_g7U_qd_bcBYog_hdhUrke77iXa8-azTisFDbn0yCGQ

Dans le contexte des défis mondiaux, la Russie est en train de trouver sa voie unique et son idée nationale. Alexandre Douguine, politologue, philosophe et idéologue de l'eurasisme, est l'une des personnes indispensables pour comprendre le rôle et la place de la Russie dans le monde moderne. Ses idées ont été reconnues non seulement en Russie, mais aussi au-delà de ses frontières. La géopolitique, dans le cadre de laquelle il développe ses théories, a gagné en importance non seulement dans les cercles universitaires, mais aussi au sein de l'élite dirigeante grâce à lui. Les nouvelles réalités exigent une nouvelle idéologie, qui s'exprimera par une nouvelle étape dans l'avenir, estime Alexandre Douguine. En réponse à l'hégémonie du monde occidental, la Russie devrait présenter sa grande idée et devenir le centre d'une alternative globale à l'ordre mondial libéral. La quatrième théorie politique d'Alexandre Douguine repose sur des concepts tels que la justice sociale, la diversité, la solidarité, la souveraineté nationale et les valeurs traditionnelles. Dans le cadre du projet "Histoire de la pensée russe", Lenta.ru s'est entretenu avec le philosophe sur les fondements de son idéologie antilibérale, sur l'état actuel de l'idée nationale en Russie et sur les raisons pour lesquelles le monde occidental est en train de mourir.

Qu'est-ce que la Quatrième théorie politique et comment en êtes-vous venu à la créer ?

H 1 217859_490804277596284_302639386_n-500x500.jpgAlexandre Douguine : La Quatrième théorie politique est le résultat d'une réflexion sur l'expérience de la philosophie politique occidentale au cours des derniers siècles, c'est-à-dire une philosophie qui prétend à l'universalité.

Lorsque j'ai réfléchi à l'idéologie politique optimale pour la Russie, j'ai remarqué que toutes les disputes se déroulaient entre le nationalisme et le libéralisme, le nationalisme et le communisme, et le communisme et le libéralisme.

En fait, toutes les possibilités se résument à trois grandes macro-idéologies: le libéralisme, le socialisme et le nationalisme avec leurs différentes versions.

À propos du socialisme, du libéralisme et du nationalisme

J'ai remarqué que ces trois idéologies politiques, au-delà desquelles rien d'autre n'existe, sont en fait le produit de l'histoire occidentale et de la culture politique occidentale de l'ère moderne. En principe, elles prétendent épuiser tous les choix possibles.

Si nous prenons un peu de distance par rapport à nos propres opinions (quelles qu'elles soient), nous nous rendons immédiatement compte que nous pensons dans le cadre de l'une de ces idéologies, si tant est que nous ayons une pensée politique.

Si l'on se penche sur l'histoire de l'une de ces idéologies, on constate immédiatement qu'il s'agit de l'histoire de l'Occident moderne, de l'Occident des derniers siècles, où ces trois idéologies sont nées. Par conséquent, quelle que soit la manière dont nous agissons dans le cadre de ce choix, de cette triade, nous nous trouvons toujours sous l'influence de l'Occident. Chacune de ces idéologies contient l'expérience historique de l'Occident, du développement de l'Europe occidentale et de la modernité de l'Europe occidentale.

Qu'est-ce que la modernité ?

Accepter le libéralisme, le socialisme ou le nationalisme signifie implicitement que nous considérons la Russie comme faisant partie de la civilisation ouest-européenne - et plus encore dans sa version laïque - et que nous acceptons les postulats occidentaux sans aucune critique et sans aucune distance.

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Suggérez-vous donc que la Russie devrait franchir la prochaine étape de son développement politique après le libéralisme, le socialisme et le nationalisme ?

En réfléchissant à la voie politique et idéologique que la Russie devrait emprunter, je suis arrivé à la conclusion que, dans le cadre de ce choix, nous serons toujours condamnés à copier l'Occident, et que l'Occident aura toujours une longueur d'avance à tous les égards.

Si nous adoptons le modèle occidental, la logique nous conduira tôt ou tard à choisir l'idéologie qui a triomphé en Occident, c'est-à-dire le libéralisme. Cela signifie qu'il faut reconnaître que le libéralisme est une sorte de résumé de l'histoire politique des idéologies mondiales et qu'il n'est pas nécessaire de poursuivre la recherche de notre propre voie.

Car si l'Occident a conclu que l'idéologie libérale a triomphé de manière irréversible et définitive, alors la Russie, en tant que partie du monde occidental, est condamnée au libéralisme tôt ou tard.

Bien sûr, nous pouvons encore essayer le nationalisme (nous avons déjà essayé le communisme) - une autre version du modèle occidental, mais nous arriverons toujours au libéralisme, même si c'est par des voies détournées.

Le libéralisme est ce qui ne me satisfait pas (et, je pense, la plupart de nos concitoyens). C'est ainsi qu'est née l'idée de la quatrième théorie politique, l'idée qu'il faut aller au-delà de la pensée politique de l'Europe occidentale et faire un pas en avant. Nous devons chercher l'inspiration et une vision du monde politique au-delà de l'Occident contemporain.

Bien sûr, on peut se tourner vers le spectre non moderne et non occidental des doctrines politiques. C'est l'essence même de la quatrième théorie politique.

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Lorsque je l'ai formulée, j'ai constaté un intérêt colossal pour ce problème dans le monde entier.

Nous devons comprendre que de nombreux représentants des peuples occidentaux ne sont satisfaits ni de la victoire du libéralisme ni de la nécessité de choisir entre ces trois théories politiques. Sans parler des autres pays et cultures, où la quatrième théorie politique est devenue un slogan pour la décolonisation de la conscience politique.

Cette idée a gagné une immense popularité, et les libéraux ont commencé à la combattre avec les méthodes les plus dures. Car en proposant de dépasser la pensée politique occidentalo-centrée de l'époque moderne, je touche au but, et c'est ce que les élites libérales au pouvoir craignent le plus. Elles ont appris à composer avec les communistes et les nationalistes, à les neutraliser et à les vaincre, voire à les utiliser à leurs propres fins.

Mais la quatrième théorie politique est un défi qu'elles n'ont jamais relevé. Ils ont même nié son existence. Par conséquent, la quatrième théorie politique est notre destin.

Mais les trois idéologies occidentales étaient une réponse à la configuration de l'ordre mondial qui existait au moment de leur émergence. Que propose la quatrième théorie politique ?

Elle commence par une analyse sérieuse et profonde, une déconstruction des trois théories politiques existantes aujourd'hui. Le libéralisme fonctionne avec l'individu comme sujet principal, le communisme avec la classe, et le nationalisme avec la nation ou la race. Tous ces concepts font également partie de la philosophie politique de l'Europe occidentale de l'ère moderne. Et pour construire la quatrième théorie politique, il faut rejeter ces fondements.

Car, en essayant de penser la politique, nous tendons toujours vers l'une de ces trois options.

Nous sommes tellement hypnotisés par le mode de pensée de l'Europe occidentale que nous ne voyons aucun horizon au-delà.

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Pour se libérer du charme de la pensée ouest-européenne, la quatrième théorie politique propose de se concentrer sur le concept d'"existence", ou Dasein en termes philosophiques. Cette approche met l'accent sur l'essence fondamentale ou l'être des individus et des communautés, au-delà des simples définitions politiques.

En outre, je propose de redéfinir l'idée de "peuple". Au lieu de les considérer comme de simples citoyens d'une nation ou d'un État, nous devrions les considérer comme une communauté culturelle dotée d'un patrimoine riche et durable qui s'étend sur plusieurs siècles. Dans cette théorie, le peuple est considéré comme le sujet principal et l'élément fondateur. Il est compris de manière existentielle, ce qui signifie que son identité et son existence sont considérées dans un contexte plus profond et plus philosophique qui dépasse les frontières politiques conventionnelles.

En ce sens, le peuple existe face à la destruction ; il s'agit toujours d'une relation avec la guerre, avec la fin, avec la possibilité de ne pas être, comme dans la doctrine de Moscou en tant que troisième Rome - précisément parce qu'il n'y aura pas de quatrième Rome.

Dans le peuple, les générations précédentes, les morts et l'avenir, c'est-à-dire les enfants à naître, sont présents. Le peuple est donc une catégorie qui inclut le temps. Ce n'est pas quelque chose qui existe à un moment donné; le peuple existe toujours, il existait avant et continuera d'exister après.

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L'essence du peuple est profondément liée à l'acte d'amour, non seulement envers son pays, mais aussi dans la famille, dans le mariage, car dans le mariage ne naissent pas seulement des individus, mais aussi des Russes. Le peuple fonctionne grâce à l'énergie du pouvoir de l'amour et existe au bord de la destruction, de sorte que l'amour et la guerre sont nécessaires à l'existence du peuple.

En d'autres termes, la quatrième théorie politique n'est pas une conception ouest-européenne du peuple ?

Oui, le concept de peuple est un phénomène métaphysique. Et nous nous tournons immédiatement vers les Slavophiles russes, les Eurasiens et la conception orthodoxe du peuple comme porteur d'une mission, à qui est révélée une fonction théophorique élevée dans l'histoire.

Qui sont les Eurasistes ?

Le peuple devient une catégorie absolue, qui, si vous voulez, est absente des autres formes de philosophie politique.

Ensuite, nous construisons un système politique basé sur cette compréhension du peuple. En d'autres termes, nous devrions avoir un gouvernement populaire, un système économique populaire et notre politique devrait viser à préserver et à protéger le peuple.

L'État lui-même n'est pas considéré comme une superstructure au-dessus du peuple, mais comme un arbre qui pousse à partir des racines du peuple. La conception du peuple comme catégorie historique principale, comme sujet de l'histoire, dicte ce que doit être la politique.

"Populaire" ne signifie pas absence de hiérarchie. Au fil du temps, les héros qui forment la classe guerrière et les intellectuels, c'est-à-dire les prêtres, émergent du peuple. Ce sont les branches du peuple qui s'élancent vers le ciel, et le peuple s'étire ainsi en une sorte de pyramide.

Cette pyramide populaire nous permet effectivement de développer la doctrine de l'État populaire et les fonctions populaires de cet État, ce qui a été partiellement fait par les slavophiles, les eurasistes et les représentants de la philosophie religieuse russe.

Une philosophie politique fondée sur la centralité du concept de "peuple" nous permet de construire rapidement et indépendamment une idéologie politique qui ne sera ni de droite ni de gauche, mais qui expliquera en même temps les étapes conservatrices et de gauche de notre histoire politique.

La quatrième théorie politique n'ouvre pas seulement des horizons à la créativité politique future, mais sert également de clé pour déchiffrer l'histoire politique russe. Il s'agit d'une perspective russe sur nous-mêmes, sur notre passé, notre présent et notre avenir.

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Compte tenu de ce qui se passe dans le monde aujourd'hui, quelle pourrait être la première étape de la construction d'un État populaire dans la Russie contemporaine ?

Si nous nous engageons systématiquement dans cette voie et la suivons, nous nous libérerons des formes de pensée coloniales.

Car penser en termes d'universalité des critères, théories et conceptions occidentaux de l'histoire, de la politique, de la société et de la philosophie signifie rester dans le cadre de la colonisation, c'est-à-dire ne pas penser à nous-mêmes avec notre propre conscience.

C'est la caractéristique des États postcoloniaux, un problème majeur pour l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine.

D'un point de vue mental, la Russie a également été une colonie de l'Occident pendant plusieurs siècles. Cette question a été bien discutée par les eurasistes, qui ont avancé la thèse du "joug romano-germanique", une période pendant laquelle la Russie était dans un état d'esclavage intellectuel de l'Europe occidentale. Cette situation doit être changée et la civilisation russe doit être affirmée dans une perspective d'indépendance.

L'eurasisme et l'idée du "joug romano-germanique"

Pour ce faire, il est nécessaire d'identifier les valeurs traditionnelles, de former le code de notre civilisation, l'algorithme fondamental de sa formation.

Il est nécessaire de comprendre notre peuple et notre civilisation comme un sujet de l'histoire, et non comme une périphérie de l'Europe. Cette affirmation de la Russie en tant que civilisation, et non en tant qu'État, est la position de départ.

La quatrième théorie politique n'est donc que la prise de conscience que nous sommes porteurs d'un Logos russe unique.

Et ce Logos russe nous permet d'offrir notre perspective sur tous les processus mondiaux : notre relation avec l'Occident, avec le non-Occident, notre relation avec nous-mêmes, et d'apporter des réponses à toutes les questions philosophiques. Tout cela devrait découler du Logos civilisationnel russe, car tous les récits avec lesquels nous travaillons actuellement sont centrés sur l'Occident. Et nous nous trouvons dans la position d'une colonie.

La quatrième théorie politique implique le début de la lutte de libération nationale de la Russie pour obtenir le statut de civilisation indépendante avec ses propres codes et concepts, et plus tard l'application de cet outil à des aspects absolument différents de notre vie.

Vous suggérez de nous libérer d'une certaine identité collective de l'humanité...

En fait, il n'y a pas d'humanité unique, comme l'enseigne l'idéologie libérale mondialiste occidentale.

L'humanité se compose de civilisations, de cultures, et ces cultures sont uniques et ont des points de vue complètement différents sur les aspects les plus fondamentaux de l'être et sur l'être lui-même. La Russie est l'une de ces civilisations, mais pas une civilisation occidentale (bien qu'elle puisse la comprendre) ; elle est indépendante.

Ce Logos russe est à l'état embryonnaire chez nous, car à la place de l'élite intellectuelle, qui serait porteuse de ce Logos russe, il existe une administration coloniale de représentants de la domination coloniale, surveillants des Russes, qui se considèrent comme des émissaires de la civilisation occidentale. Ils sont engagés dans notre numérisation et notre modernisation ; ils nous enseignent et disent ce qui est progressif et ce qui ne l'est pas.

Cette situation est apparue il y a plusieurs siècles et se poursuit encore aujourd'hui. Aujourd'hui, dans les conditions de l'opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine, alors que nous nous trouvons face à face avec l'Occident, nous vivons un moment historique unique où le Logos russe peut s'exprimer pleinement.

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Ainsi, selon vous, la question qui se pose à chacun d'entre nous aujourd'hui est la suivante : êtes-vous pour l'humanité dans sa diversité culturelle ou pour une civilisation mécanique universelle ?

Le fait est que j'étudie la civilisation occidentale depuis de nombreuses années, voire des décennies. Je la connais bien mieux que les libéraux. Et je comprends la nature de l'admiration pour l'Occident.

Mais l'Occident d'aujourd'hui n'est plus ce qu'il était. C'est une civilisation unique qui représente le sommet de la dégénérescence - une dégénérescence agressive.

Le monde occidental actuel s'est éloigné de ses valeurs traditionnelles et se transforme en un espace mécanique, sans vie, qui détruit toute culture originale, y compris sa propre identité.

Chacun d'entre nous est en effet confronté à la nécessité d'un travail énorme, mais se libérer de l'enchantement de l'Occident peut se faire non seulement en se tournant vers les cultures non occidentales (bien que ce soit aussi une voie), mais aussi en comprenant que l'Occident lui-même - traditionnel ou opposé de manière critique à la ligne libérale dominante - est prêt à nous fournir des arguments, par exemple, sous la forme de traditionalistes.

Qu'est-ce que le traditionalisme ?

L'Occident a fourni une base fondamentale pour se critiquer lui-même. La tâche de se libérer de l'influence de l'Occident moderne (c'est-à-dire de la mondialisation et du libéralisme) a été facilitée par les génies occidentaux eux-mêmes.

Si nous commençons à examiner attentivement l'héritage de l'Europe occidentale, nous verrons que, même à l'époque moderne, de nombreux penseurs occidentaux parmi les plus brillants étaient des opposants au cours capitaliste libéral qui s'est établi en Occident comme une force dominante, par exemple Oswald Spengler et Julius Evola. Aujourd'hui, la lutte contre cet Occident-racine bat son plein. Mais nous devons nous rappeler que nous avons des alliés en Occident ; ils nous fournissent des arguments qui nous aideront à nous libérer.

À un moment donné, nous devons comprendre que, quel que soit l'attrait de la civilisation ouest-européenne au-delà du libéralisme, notre identité est différente. C'est là que nous devons nous plonger dans notre propre histoire, dans la formation de notre Logos russe, qui est lié à l'orthodoxie et à une profonde compréhension de la valeur de la justice.

Ce commencement national, étatique et religieux en nous présente des caractéristiques uniques provenant de la source même de l'histoire russe.

Cela ne signifie pas que nous devions être hostiles à l'Occident en tant que tel. Il suffit d'écarter la civilisation occidentale libérale, mondialiste et technique actuelle et de lui refuser le droit de prétendre à quelque chose d'universel, de général et de déterminer le destin de l'humanité, et nous découvrirons un autre Occident, qui pourrait être très attrayant pour nous. C'est ce que devrait faire chaque Russe de notre époque. Pour mener à bien cette tâche, il faudra les efforts de toute une génération, voire de plusieurs.

Et quelle est, selon vous, votre tâche dans ce travail ?

Ma tâche consiste uniquement à tracer des orientations, à préparer le terrain intellectuel et philosophique.

Nous devons renforcer notre propre civilisation, comprendre en profondeur la civilisation occidentale et entamer un dialogue avec les autres civilisations, en les aidant à se libérer de cette conscience de soi mondialiste professionnelle et étrangère.

Selon Hegel, l'esclave n'a pas de conscience propre, il l'emprunte à son maître.

Nous devons sortir de cet état d'esclave par rapport à l'Occident, lui retirer le droit d'être notre maître, acquérir notre propre conscience russe et affirmer triomphalement notre propre Logos - indépendant, souverain et libre.

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Dans la confrontation mondiale avec l'Occident, la Russie a-t-elle des alliés parmi les autres civilisations ?

La Russie a certainement des alliés. Si nous reprenons les mots de Nikolai Troubetzkoï, il s'agit de l'humanité. Dans son livre L'Europe et l'humanité, il affirme que l'Europe contemporaine, le monde romano-germanique, représente l'usurpation du statut de l'humanité. Et l'Occident affirme qu'il est l'humanité. Mais dès que l'on remet en cause cette affirmation, on s'aperçoit qu'il y a d'autres segments de l'humanité qui sont contre l'Occident.

Si la Russie est aujourd'hui contre l'Occident, l'humanité est son alliée.

Il s'agit tout d'abord de civilisations qui ont elles aussi compris que l'hégémonie occidentale était corrompue et inacceptable. C'est le cas de la Chine, qui défend son identité et ses valeurs traditionnelles. Une perception similaire de l'Occident comme un mal, un pôle colonial, est en train de s'éveiller en Inde. La perception de l'Inde en tant que civilisation indépendante, et pas seulement post-coloniale, devient de plus en plus distincte. L'Inde est notre alliée dans notre stratégie d'affirmation de la Russie en tant que civilisation.

Nous ne devons pas oublier le monde islamique, qui bouillonne et rejette l'hégémonie occidentale. L'Amérique latine ne s'entend pas non plus avec l'Occident anglo-saxon mondialiste, dont elle perçoit la politique comme coloniale. L'Afrique s'éveille, entrant dans le troisième cycle de décolonisation - la décolonisation de la conscience.

La Russie a pris la tête de ce soulèvement multipolaire.

Notre allié devient aussi cette partie de l'Occident qui n'accepte pas la domination de l'idée libérale mondialiste. Et il s'agit d'une partie importante du monde occidental, au moins la moitié des Américains - non seulement les républicains, comme l'ancien président Donald Trump, mais aussi une partie importante des démocrates de gauche, ainsi que des populistes de droite et de gauche en Europe. Ils sont déjà en train de "faire exploser" la France de l'intérieur, ébranlant progressivement l'emprise de l'élite mondialiste-libérale.

L'humanité occidentale qui rejette la mondialisation sous sa forme ultra-libérale est aussi notre alliée.

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Nous sommes la majorité ; c'est juste qu'actuellement, une grande partie des élites dans le monde sont des agents d'influence de l'hégémonie libérale, et c'est un problème. La majorité est de notre côté, mais notre propre élite est encore largement une agence de notre ennemi. Dès que la Russie pourra rééduquer cette élite mondialiste pro-occidentale, nous gagnerons des ressources colossales, tant au sein de notre société qu'à l'extérieur.

Les peuples voient la Russie, et son dirigeant Vladimir Poutine, à l'avant-garde de la révolution multipolaire. Des positions similaires sont occupées par Xi Jinping en Chine. Recep Tayyip Erdoğan en Turquie et Narendra Modi en Inde s'efforcent également de mener des politiques de souveraineté maximale.

Dans la lutte pour un monde multipolaire, nous avons bien plus d'alliés que nous ne pouvons l'imaginer.

Mais nous devons achever la russification de nos élites, car notre élite dirigeante n'est pas russe.

Nous luttons contre l'anti-Russie sous la forme de l'Ukraine, mais il y a aussi une anti-Russie en nous.

Il s'agit d'oligarques, d'occidentalistes, d'un segment important de notre système éducatif, qui est recruté par des subventions et des réseaux d'influence du monde occidental. La lutte contre cette anti-Russie est le moyen de débloquer des ressources dans notre société et au-delà.

Quels philosophes pourriez-vous considérer comme vos alliés conditionnels?

Je me considère comme un eurasiste, mais j'ai été davantage influencé par les critiques de l'Occident parmi les traditionalistes: René Guénon, Julius Evola, Martin Heidegger, Oswald Spengler. Ce sont des auteurs occidentaux antilibéraux et antimodernes.

C'est dans l'eurasisme que j'ai trouvé le courant le plus proche des traditionalistes européens. Et comme je suis un Russe et un patriote russe, j'ai commencé à m'appuyer sur ma propre tradition.

Mais le contenu de l'ensemble de la critique des prétentions de l'Occident moderne à l'universalisme, je l'ai pris chez les traditionalistes occidentaux. Ce n'est qu'ensuite que j'ai découvert en Nikolaï Troubetzkoï, Pyotr Savitsky et Lev Goumilev des analogues très proches, mais uniques et indépendants. Elles existent également dans la tradition orthodoxe russe, par exemple chez Ioann de Kronstadt et Lev Tikhomirov, et dans une large mesure chez Ivan Ilyin. Des idées similaires sont également présentes chez les narodniki (populistes). Elles résonnent avec la critique radicale de la civilisation libérale de l'Europe occidentale.

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Il y a des choses qui nous unissent. Nous avons des choses à discuter, par exemple, avec la Pologne - un pays traditionaliste et croyant. Il faut juste savoir comment le faire, et pour cela il faut être très conscient de nous-mêmes et d'eux.

Chacun doit se débarrasser du libéralisme occidental nihiliste qui ne permet à aucune culture de se réaliser et de s'engager dans une voie souveraine. Nous devons lutter ensemble contre cette désouverainisation.

Les Polonais ne nous aiment pas, ils sont pratiquement en guerre contre nous, mais au fond, c'est un peuple slave assez conservateur avec des valeurs traditionnelles particulières. Sans leur animosité historique à notre égard, ils seraient nos alliés.

Nous pourrions corriger beaucoup de choses si nous les abordions avec délicatesse. Nous pourrions résoudre des conflits très aigus et douloureux. Mais pour cela, nous devons croire davantage en nous-mêmes et moins écouter les voix occidentales.

Ce qui se passe actuellement en Russie en termes de rupture des liens avec l'Occident est le gage d'un grand renouveau, d'une purification, d'un retour à nos racines, à notre identité. C'est une chance historique unique de redevenir nous-mêmes.

Pourquoi les idées eurasiennes sont-elles pertinentes pour la Russie moderne ?

Tout d'abord, l'eurasisme est la même chose que le concept d'empire. En fait, le concept d'identité impériale de la civilisation russe et l'eurasisme peuvent être considérés comme équivalents. La différence est que les eurasistes, contrairement à d'autres partisans de l'empire, soulignent la contribution positive d'autres peuples à la construction de l'État sur le territoire de l'Empire russe (et plus tard de l'Union soviétique).

Il existe une version nationaliste de l'empire, centrée sur la Russie. Elle n'est pas marginale, mais les eurasistes ont corrigé les excès destructeurs du nationalisme, en reconnaissant le rôle d'autres peuples, non slaves orientaux, dans la création de l'empire. Nikolai Troubetzkoï a appelé cela le "nationalisme pan-eurasien".

Le nationalisme pan-eurasien de Nikolaï Troubetzkoï

D'une manière générale, je n'aime pas le mot "nationalisme". Je suis contre le nationalisme, car c'est une fausse théorie purement occidentale.

Les peuples d'Eurasie, les peuples de l'empire, ont créé une civilisation unique, dont le noyau est le peuple russe orthodoxe, autour duquel se sont ralliés d'autres peuples, non moins importants pour la construction de l'État.

Tous ont participé à nos victoires, sont devenus des membres à part entière de notre élite, et nous devons leur rendre hommage, préserver leur identité, cultiver leur passion et les impliquer dans la construction créative pour le bien de la patrie commune.

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L'eurasisme est la valeur de l'empire en tant qu'État doté d'une mission et la valeur d'une société fondée sur le principe de la justice. Et même si un tel empire n'existait pas, construisons-le.

Nous comprenons très bien la valeur de la justice. La période soviétique nous a montré que les gens ont soif de justice et sont prêts à prendre des mesures extrêmes pour l'obtenir.

La reconstruction de notre empire eurasien et russe doit tenir compte de ce facteur.

Pour les eurasiens, l'empire se distingue également de l'État national par l'absence de racisme et de chauvinisme.

Il s'agit d'un système ouvert dans lequel les représentants de toute culture et de toute religion, vivant traditionnellement sur le territoire de l'Eurasie, ont la liberté de choisir : de préserver leur propre identité et de vivre dans leur société ou de faire partie de l'élite impériale et d'assimiler de nouveaux codes.

C'est aussi la liberté du Russe. C'est naturel et cela a toujours été le cas, tant dans l'Empire russe que dans l'Union soviétique. Aujourd'hui, il est nécessaire d'unir les territoires de l'espace post-soviétique, et ce sera l'eurasisme.

La Russie peut-elle suivre une autre voie ? Par exemple, créer un État mono-ethnique.

La Russie n'a tout simplement pas d'alternative ! Si nous essayons de construire un État mono-ethnique ici, nous nous détruirons nous-mêmes. Ce serait la réalisation du plan occidental de démembrement de la Russie. L'idée d'un État national russe est une provocation absolue. Car l'Occident a compris que la Russie peut surmonter le libéralisme assez facilement; nous n'avons pas les conditions nécessaires au succès de l'idéologie libérale; ses porteurs sont soit des renégats, soit des gens complètement ignorants, incapables de lire les textes classiques.

Mais les formulations du nationalisme sont dangereuses précisément parce que de nombreuses personnes à l'esprit patriotique peuvent être tentées par elles. Mais cela conduirait à la disparition de notre pays et de notre peuple.

La Russie n'a qu'une seule voie, et cette voie est impériale.

Vous êtes l'exemple même de la manière dont une idéologie passe du statut d'indésirable à celui de pertinente, voire de populaire. Comment expliquez-vous ce phénomène?

J'essaie de gommer mon individualité autant que possible. Je suis opposé à l'individualisme et à l'individualité en général ; une personne devrait s'efforcer de remplacer l'individualité atomique par des propriétés plus générales.

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La Russie est plus importante pour moi que moi-même et ma société, et la société est plus importante que l'individualité. C'est à la Russie que je veux donner une voix, afin qu'à travers moi, ce ne soit pas moi, avec mes idées, mais le Logos du monde russe qui s'exprime.

J'essaie de rechercher la vérité et de lui donner une voie.

De nombreuses idées que certains croient à tort que j'ai inventées ou créées sont en fait des vérités oubliées qui ont été négligées par la plupart des gens. Dans mon travail, je m'efforce de rester proche de ces vérités essentielles, en n'incorporant qu'une quantité minimale de ma perspective personnelle et de mon caractère unique.

J'espère réussir à parler non pas en mon nom, mais au nom de mon peuple.

Si nous sommes si honnêtes à l'égard du monde des idées, si nous comprenons leur supériorité fondamentale sur les capacités pathétiques d'un individu, alors je pense que tout chercheur sera pertinent et suscitera de l'intérêt. Tout simplement parce que nous essaierons de créer une carte objective de la réalité. Ma tâche est d'aider et de contribuer à clarifier cette carte, sur laquelle chacun peut tracer ses propres trajectoires, ses propres routes. L'essentiel est que mon peuple, mon État, puisse les tracer.

Que souhaiteriez-vous à la jeunesse ?

De cesser d'être jeune le plus rapidement possible. Je crois qu'être jeune, c'est ne pas être préparé. L'enfance est une période très difficile parce qu'on est traité comme un objet, alors qu'une âme immortelle vit déjà en nous.

J'aime les enfants qui veulent grandir vite, j'aime les jeunes qui ne veulent pas être jeunes.

Quand on catégorise quelqu'un comme jeune, à mon avis, c'est une diminution artificielle d'une personne, on la traite comme un invalide mental. Pour moi, être jeune et se reconnaître jeune, c'est être idiot et s'en réjouir. Cessez d'être jeunes, devenez adultes. Vous devriez cracher sur cette jeunesse.

samedi, 04 novembre 2023

Sanctions économiques: un algorithme britannique pour la Pax Americana

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Sanctions économiques: un algorithme britannique pour la Pax Americana

Leonid Savin

Source: https://www.geopolitika.ru/article/ekonomicheskie-sankcii-britanskiy-algoritm-dlya-pax-americana

Les sanctions en tant que mécanisme de restrictions diverses font l'objet de recherches et de discussions animées depuis de nombreuses années. Il ne fait aucun doute que les mesures sans précédent prises par les pays occidentaux à l'encontre de la Russie et la réaction en chaîne qui s'en est suivie et qui a balayé le monde entier ont renforcé l'intérêt pour ce sujet. Néanmoins, comme le montrent les travaux d'universitaires de différents pays, les sanctions en tant que telles n'ont jamais eu l'effet pour lequel elles ont été introduites. Elles sont nuisibles, inutiles et punissent souvent les États dont les gouvernements les ont imposées, selon le principe du boomerang. De plus, les pays occidentaux ont d'abord utilisé de fausses perceptions pour justifier les sanctions.

L'histoire des sanctions remonte généralement à la polis grecque antique et à l'exemple de l'action d'Athènes contre Mégare, lorsque ses marchands se sont vus interdire l'accès aux ports de l'Union maritime dirigée par Athènes. En réponse, Mégare et Corinthe, lors du conseil de la Ligue du Péloponnèse, ont accusé Athènes d'actes hostiles et la guerre du Péloponnèse, qui a duré trente ans, a éclaté et Athènes l'a perdue face à Sparte.

En Occident, cependant, les restrictions commerciales sont interprétées comme des mesures démocratiques, en référence à la démocratie athénienne historique. Dans le même temps, les partisans des sanctions, par ignorance ou intentionnellement, oublient de mentionner que la démocratie athénienne était très différente de la démocratie libérale du monde moderne - les femmes n'y participaient pas aux décisions, elles n'avaient tout simplement pas le droit de vote, et la démocratie athénienne était un système esclavagiste. Ce n'est pas un hasard si Platon a défini la démocratie comme l'une des pires formes de gouvernement après la timocratie, c'est-à-dire le règne des capitalistes. Une fois de plus, le résultat des sanctions athéniennes a conduit à une guerre dévastatrice dans la région et à la disparition d'Athènes elle-même. Et les démocrates libéraux actuels sont tout simplement inconscients de ce fait.

Enfin, si les pays occidentaux se réfèrent régulièrement au christianisme comme à leur propre héritage, pourquoi oublient-ils l'un des commandements du Christ - faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fassent ? La réponse réside dans l'hypocrisie et le double langage des hommes politiques occidentaux.

Bien entendu, il existait d'autres formes de sanctions au Moyen Âge et aux Temps modernes. L'excommunication par l'Église catholique est également souvent considérée comme une forme de sanction. Mais même dans ce cas, on peut observer l'effet inverse, d'une part avec l'institution des indulgences, et d'autre part avec l'émergence des réformistes et la naissance de diverses sectes de protestants, qui ont détruit l'hégémonie du Vatican en Europe.

En ce qui concerne la période des 50 dernières années, il n'existe pas de réponse affirmative sans ambiguïté quant à l'impact positif des sanctions pour leurs initiateurs.

Par exemple, un article étudie l'impact des sanctions imposées par les États-Unis sur les libertés civiles des pays ciblés pour la période 1972-2014 [i]. Pour résoudre ce problème, les auteurs utilisent une structure de résultats potentiels qui est indépendante du choix des variables d'appariement et qui présente l'avantage supplémentaire de révéler l'effet sur la variable de résultats au fil du temps. Ils constatent que les sanctions entraînent une diminution des libertés civiles, telles que mesurées par l'indice des libertés civiles de Freedom House ou l'indice d'autonomisation de Cinranelli et Richards. Ils constatent que les résultats sont robustes aux différentes spécifications. En d'autres termes, l'effet des sanctions est contraire au résultat escompté, car l'un des impératifs de la politique étrangère américaine, y compris les mesures restrictives, est d'étendre et de renforcer les libertés civiles.

La recherche nous permet également de conclure que ce sont les pays anglo-saxons, c'est-à-dire les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui mènent traditionnellement une politique de sanctions.

On sait qu'au sein de l'UE, la Grande-Bretagne est traditionnellement un partisan de l'instrument des mesures restrictives, qu'elle est responsable de l'introduction de la plupart des régimes de sanctions et qu'elle est un fervent partisan des restrictions individuelles. Le rôle de la Grande-Bretagne dans les régimes de sanctions de l'UE depuis 1991 est bien documenté [ii]. Fait révélateur, lorsque la Grande-Bretagne a imposé des restrictions au Zimbabwe en 2001, le régime de sanctions a été rapidement adopté par l'ensemble de l'UE, qui l'avait soutenu pendant plus d'une décennie.

Après le référendum sur le retrait de la Grande-Bretagne de la Communauté, un certain nombre d'hommes politiques de l'UE ont même suggéré que l'élan en faveur des sanctions s'essoufflerait. En effet, un déclin de la cohésion intra-européenne sur les sanctions contre la Russie a pu être observé. La Hongrie, en particulier, a activement critiqué cette approche. Quant à l'approche européenne, elle a toujours été soit une réaction aux actions de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, soit un suivi des politiques établies par ces derniers. En outre, l'UE ne dispose pas du tout d'un instrument d'application des sanctions similaire à celui des États-Unis. Les institutions de l'UE n'ont généralement pas de mandat pour surveiller les effets des sanctions de l'UE au-delà des responsabilités des responsables respectifs et des groupes de travail géographiques [iii].

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Il n'existe pas d'indicateurs convenus pour un tel suivi, et les évaluations ont précédemment été effectuées sur une base ad hoc. Fait révélateur, interrogé sur l'impact des sanctions de l'UE sur le Myanmar lors d'une audition de la Chambre des Lords britannique en 2006, un haut fonctionnaire de l'UE a admis que si "il peut y avoir quelques conséquences collatérales involontaires et accidentelles [...] des conséquences collatérales involontaires et accidentelles sur les gens ordinaires", "[ils] n'ont pas réalisé qu'il s'agissait d'un problème sérieux" [iv].

Malgré les difficultés à mesurer l'efficacité des sanctions, des tentatives ont été faites pour évaluer leur succès. Diverses analyses ont montré que les taux de réussite sont comparables à ceux d'autres acteurs qui imposent des sanctions, et qu'ils ont tendance à être faibles, se situant entre 10 et 30 % du nombre total de tentatives [v].

Une évaluation comparative a toutefois montré que les sanctions de l'UE dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune ont tendance à être moins efficaces que la suspension de l'aide dans le contexte de la politique de développement de l'UE [vi].

Il faut reconnaître que l'apogée des régimes de sanctions s'est produite après 1991, lorsque le moment unipolaire de la Pax Americana a été établi.

L'auteur britannique Chris Doyle note à cet égard que "les sanctions les plus dévastatrices imposées par l'ONU ne sont devenues possibles qu'avec l'effondrement de l'Union soviétique, lorsque les États-Unis sont devenus le seul hégémon mondial. Les sanctions de l'ONU ont soudain augmenté de façon spectaculaire. Les sanctions imposées à l'Irak de 1990 à 2003 ont été les plus sévères jamais imposées à un État-nation. Elles ont détruit l'ADN même de la société irakienne. D'autres régimes de sanctions contre l'Iran et la Libye ont eu des effets controversés. Quarante ans de sanctions américaines n'ont guère fait bouger le régime de Téhéran. L'Iran a-t-il conclu l'accord nucléaire de 2015 parce qu'il souhaitait bénéficier d'un allègement des sanctions ? On peut en douter. Qu'est-ce que 60 ans d'embargo américain sur Cuba ont apporté ? L'économie cubaine s'est effondrée, la pauvreté s'est répandue, mais il n'y a pas eu de changement de régime. La Corée du Nord a été soumise à des sanctions sévères qui n'ont eu aucun impact politique" [vii].

Il convient d'ajouter ici que les États-Unis, à cette époque, ont activement utilisé les Nations unies comme instrument de leur propre politique, en exerçant des pressions par l'intermédiaire du FMI, qu'ils contrôlaient. Si un pays n'adoptait pas la position américaine, il se voyait tout simplement refuser un prêt ou un crédit favorable.

Il est évident que les sanctions obligent les pays à ajuster leur politique étrangère et à considérer d'autres pays victimes des mêmes sanctions comme des partenaires. La Syrie s'est rapprochée de l'Iran et de la Russie. Les prêteurs chinois ont prêté des milliards de dollars aux banques russes après l'imposition des sanctions occidentales. La Russie commence à utiliser le yuan comme monnaie de réserve, se débarrassant ainsi de sa dépendance à l'égard du dollar et de l'euro.

Les sanctions et restrictions antirusses se sont révélées inefficaces. Qui plus est, alors que l'économie américaine a pratiquement stagné et que les actifs monétaires américains ne sont plus aussi stables (risques de liquidité et excès de liquidités), la Russie a réussi à augmenter ses réserves d'or et, avec la RPC, à sortir ses monnaies nationales de la "zone de risque" du dollar [viii].

En 2021, le Centre pour une nouvelle sécurité américaine, dans un rapport spécial sur la coopération Russie-Chine, a noté que "Moscou et Pékin coopèrent déjà pour contourner les sanctions américaines et les contrôles à l'exportation, atténuant ainsi les effets des pressions économiques américaines. Si leur partenariat s'approfondit, ou même si chaque pays renforce individuellement sa résistance aux pressions américaines, cela pourrait potentiellement affaiblir l'efficacité des instruments financiers de coercition des États-Unis, en particulier les sanctions et les contrôles à l'exportation, qui ont été un élément clé de l'arsenal de la politique étrangère des États-Unis. Les États-Unis seraient ainsi moins à même d'utiliser ces mesures financières pour isoler et dissuader les comportements indésirables non seulement de la Chine et de la Russie, mais aussi d'autres pays qui pourraient puiser dans leurs réseaux pour contourner la pression américaine. Par exemple, si leurs efforts de dédollarisation s'accélèrent, cela affaiblirait la capacité de Washington à appliquer des sanctions dans le monde entier et nuirait à la lutte des États-Unis contre la corruption, le blanchiment d'argent et d'autres efforts visant à renforcer le système mondial [ix].

En fait, les États-Unis eux-mêmes ont commencé à détruire leur système "fondé sur des règles", et il est peu probable qu'ils puissent arrêter ce processus à mesure que de plus en plus de pays s'orientent vers la multipolarité.

Il existe actuellement une campagne visant à délégitimer l'utilisation de sanctions unilatérales dans les forums de l'ONU. Outre la résolution classique de l'Assemblée générale des Nations unies exigeant la fin de l'embargo contre Cuba (AGNU), une campagne a récemment pris de l'ampleur au sein du Conseil des droits de l'homme des Nations unies pour condamner les sanctions unilatérales comme étant contraires aux droits de l'homme. Cette campagne a abouti à la nomination par le Conseil des droits de l'homme en 2015 d'un rapporteur spécial sur l'impact négatif des mesures coercitives unilatérales sur la jouissance des droits de l'homme [x].

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Cette tendance se poursuit, comme en témoignent les discours prononcés lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies en septembre 2023. De même, l'imposition de sanctions unilatérales en plus des mesures du CSNU a rencontré une certaine résistance. Ce mois-ci, la Chine et la Russie ont largement abandonné le régime de sanctions contre la RPDC, revenant ainsi sur leur position antérieure au sein du CSNU. De nouveaux mécanismes de règlement international sont en cours d'élaboration, contournant le système de transaction occidental. Une partie du chemin à parcourir pour surmonter les restrictions insensées des États-Unis et de leurs satellites a été franchie. Il reste à finaliser certaines questions dans la pratique pour enfin dépasser l'influence négative de l'Occident collectif et aider d'autres pays à renforcer leur propre souveraineté et notre bien-être commun.

Notes:

i - Antonis Adam & Sofia Tsarsitalidou. Les sanctions conduisent-elles à un déclin des libertés civiles ? Public Choice volume 180, pages 191-215 (2019).

ii - Jerg Gutmann, Matthias Neuenkirch, Florian Neumeier. The Economic Effects of International Sanctions : An Event Study (Les effets économiques des sanctions internationales : une étude d'événements). Document de travail CESifo n° 9007. 16 avril 2021. papers.ssrn.com.

iii - Vries, A. de, Portela, C. & Guijarro, B., 'Improving the effectiveness of sanctions : A checklist for the EU', CEPS special report, no 95, Centre for European Policy Studies, Bruxelles, 2014.

iv - UK House of Lords, Select Committee on Economic Affairs, reply by Deputy Director of DG External Relations, European Commission, Mr Karel Kovanda, to Q268, 17 October 2006, publications.parliament.uk

v - Brzoska, M., "Research on the effectiveness of international sanctions", in H. Hegemann, R. Heller & M. Kahl eds. Kahl eds, Studying 'effectiveness' in International Relations, Budrich, Opladen, 2013, pp. 143-160.

vi - Portela, C., "A blacklist is born : Building a resilient EU human rights sanctions regime", EUISS Brief, no. 5, mars 2020, www.iss.europa.eu

vii - www.arabnews.com

viii - Eugene Alexander Vertlieb. Project Putin-2024 in the Geostrategy of Confrontation and Internal Challenges (Projet Poutine-2024 dans la géostratégie de la confrontation et des défis internes). Global Security and Intelligence Studies, volume 6, numéro 2, hiver 2021. P. 189.

ix - Andrea Kendall-Taylor et David Shullman, Navigating the Deepening Russia-China Partnership. CNAS, 2021. P. 2.

x - Jiménez, F., "Medidas restrictivas en la Unión Europea : Entre las 'sanciones' y el unilateralismo europeo" in C. Martínez & E. Martínez eds, Nuevos Retos para la Acción Exterior Europea, Valencia, 2017, pp. 509-534.

L'ambassadeur russe: l'abandon du gaz russe coûte cher aux Allemands

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L'ambassadeur russe: l'abandon du gaz russe coûte cher aux Allemands

Source: https://zuerst.de/2023/11/02/russischer-botschafter-die-abkehr-vom-russischen-gas-kommt-die-deutschen-teuer-zu-stehen/

Berlin/Moscou. Ces jours-ci, le chef du Kremlin, Vladimir Poutine, a réitéré explicitement son offre à l'Allemagne de reprendre les livraisons de gaz russe bon marché. Le gouvernement allemand, qui a décidé, en se plaçant  dans le sillage des Etats-Unis, de se détourner durablement de la Russie pour des raisons politiques, ne veut bien sûr rien savoir.

L'ambassadeur russe en Allemagne, Sergueï Netchaïev, s'est exprimé à ce sujet. Il estime que la décision du gouvernement fédéral d'abandonner les projets communs Nord Stream en mer Baltique est une grave erreur que les consommateurs et l'économie allemands devront payer amèrement.

Dans une interview accordée à l'agence de presse moscovite TASS, le diplomate de haut niveau a déclaré que la construction des gazoducs Nord Stream, y compris la mise en service complète du gazoduc Nord Stream 2, avait donné à l'Allemagne une grande opportunité de devenir une plaque tournante européenne de premier plan dans le domaine de l'énergie et de satisfaire presque entièrement ses besoins énergétiques. Cependant, cela s'est heurté "manifestement à la résistance de beaucoup outre-mer", mais aussi en Europe.

"On voulait priver la Russie d'une source de revenus stable et priver l'Allemagne de ses avantages concurrentiels. En même temps, on a essayé de forcer Berlin à chercher des alternatives plus coûteuses", a poursuivi l'ambassadeur. Il a rappelé que l'approvisionnement stable et fiable de l'Allemagne en énergie bon marché en provenance de Russie pendant des décennies avait été crucial pour la prospérité de la République fédérale et la compétitivité de l'industrie allemande.

"C'est Berlin qui a décidé de mettre fin à la coopération bilatérale dans ce domaine. Il n'y a aucune logique économique derrière cette décision", a critiqué l'ambassadeur. L'économie allemande en subit aujourd'hui pleinement les conséquences. Il ne s'agit que de politique et d'une idéologie prétendument "basée sur des valeurs".

Netchaïev a regretté que les appels à la restauration des gazoducs détruits ne soient "pratiquement pas entendus" en Allemagne. L'ambassadeur russe a une nouvelle fois appelé à l'élucidation des actes de sabotage dans la mer Baltique. (se)

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mercredi, 01 novembre 2023

Les idéologues clés de la diplomatie russo-chinoise

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Les idéologues clés de la diplomatie russo-chinoise

Olga Bonch-Osmolovskaya

Source: https://katehon.com/ru/article/klyuchevye-ideologemy-russko-kitayskoy-diplomatii?fbclid=IwAR0z2Oi4AngsvXqDXacDfX-6j1H7rkOBL6UkHmDQIL3eKnRYouTU26uL7H8

Depuis le 18ème Congrès du PCC (automne 2012), le concept de la diplomatie chinoise moderne a subi des changements significatifs, changeant de cap vers la construction d'une nouvelle "diplomatie de grande puissance d'origine chinoise" (tese dago waijiao 特色大国外交). Il faut tout de suite préciser que la diplomatie est la sphère la plus conservatrice dans l'activité intellectuelle de la Chine en général et du PCC en particulier. Elle a reçu un minimum d'innovations théoriques tout au long de l'histoire chinoise, et c'est à ce titre qu'il est très important de connaître et de comprendre ses racines historiques, son contexte, son vocabulaire et sa base idéologique. Je parlerai plus en détail de ces fondements dans la deuxième partie de l'article. 

Lors du 19ème Congrès (2017), les nouvelles qualités suivantes de la diplomatie chinoise ont été annoncées : " omnidirectionnalité/inclusivité " (quanmianwei 全方位), " multi-niveaux " (dotseng 多层次) et " volumétrie " (lithihua 立体化). Sous Xi Jinping, le cap a été mis sur les contributions conceptuelles à la théorie et à la pratique des relations internationales en formant ses propres plateformes de discussion et en lançant ses propres initiatives stratégiques. En outre, cette nature multi-vectorielle et multi-niveaux est évidente dans la nature de la formation du réseau de politique étrangère de la Chine, qui est désormais ciblée : le ministère chinois des affaires étrangères a développé des stratégies pour chaque région du monde et les a présentées sous la forme de documents de programme. En particulier, deux stratégies africaines ont été adoptées en 2006 et 2015. Le 5 novembre 2008, le premier document a été élaboré pour les États d'Amérique latine et des Caraïbes (le deuxième programme a été publié le 24 novembre 2016), le 2 avril 2014 pour les pays européens (une version mise à jour est parue en décembre 2018), et le 13 janvier 2016 pour les États arabes. En janvier 2018, la première édition du Livre blanc "La politique arctique de la Chine" a été publiée [1].

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Lors du même 18ème congrès du PCC, Xi Jinping a exprimé l'élément clé de la doctrine de politique étrangère des dirigeants chinois modernes - le concept de "communauté de destin commun de l'humanité", qui est une continuation du concept des "cinq principes de coexistence pacifique" (1949). Aujourd'hui, toutes les initiatives et activités de la diplomatie chinoise sont liées à ce slogan. Il a acquis un statut normatif tant au niveau du parti qu'au niveau de l'État, puisqu'il est inscrit dans la Charte du PCC et dans la Constitution de la République populaire de Chine.

En conséquence, les auteurs et idéologues chinois développent un nouvel appareil terminologique adapté au paradigme moderne - "communauté de destin", "concept de compréhension correcte du devoir et du bénéfice". Compte tenu de la nature multisectorielle de la politique étrangère, des "concepts clés" spéciaux de relations sont également élaborés pour les différentes régions. Ainsi, pour le continent africain, une série de quatre hiéroglyphes est apparue : "véracité", "sens pratique", "proximité" ("parenté") et "sincérité". Notez que tous ces concepts sont l'essence d'anciennes catégories confucéennes tirées de traités philosophiques et de textes canoniques.

Par ailleurs, le concept de "rêve chinois du grand renouveau de la nation chinoise" (Zhonghua minzu weida fuxing de zhongguomen 中华民族伟大复兴的中国梦), ou "rêve chinois" en abrégé (Zhongguo meng 中国梦) a également été proposé par Xi Jinping lors du 18ème congrès du PCC en 2012. Il est souvent traduit et abrégé simplement par "Le rêve chinois", ce qui contribue à accroître sa popularité et à attirer des partenaires, mais j'attire votre attention sur la partie principale, la deuxième partie, "la grande renaissance de la nation chinoise". C'est l'idéologie qui a guidé la Chine après des années de traités inégaux, d'échecs militaires, de chocs et de stagnation complexe du développement. Ce concept est devenu la base sur laquelle les fondements conceptuels de la politique étrangère moderne de la Chine ont été construits - entrer dans l'arène mondiale en tant qu'initiateur de projets forts, accroître son influence pacifique dans les régions. Il est également soutenu idéologiquement par le concept diplomatique de "l'essor pacifique de la Chine" (Zhongguo heping jueqi 中国和平崛起), proposé en 2003 par Zheng Bijian.

En ce qui concerne l'attitude à l'égard des événements récents et de l'état actuel de la politique mondiale, Xi Jinping a présenté sa vision lors de la conférence annuelle du Forum de Boao, le 20 avril 2021. Il a donné une description négative de l'état du système des relations internationales, notant la croissance de l'instabilité et de l'incertitude, ainsi que le déficit de gouvernance, de confiance, de développement et de paix. Les tendances négatives mentionnées conduisent au fait qu'au cours des dernières années, il n'y a pas eu de changements fondamentaux dans le mouvement vers la formation d'un monde multipolaire [2]. Notez également que cette évaluation porte à nouveau la marque des notions traditionnelles de "relations idéales" ; à cet égard, il est nécessaire d'examiner brièvement leurs origines.

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Les fondements traditionnels de la diplomatie, de l'idéologie et de la politique étrangère chinoises

Les années révolutionnaires, puis la victoire et l'établissement du pouvoir du PCC après 1949 ont entraîné une révision et une réorganisation des institutions étatiques et de la rhétorique de l'empire Qing et de la période du Kuomintang. Cependant, l'espace des pratiques diplomatiques a été transmis à travers ces changements d'une manière particulière : malgré le changement de régime politique et de cap, la Chine devait toujours rester et se positionner en tant que successeur de la sagesse ancestrale et en tant que promoteur de politiques visant à ce que l'État chinois prenne la place qui lui revient au sein de la communauté mondiale. À cet égard, la diplomatie chinoise, comme nous l'avons noté au début de l'article, était plus réticente que d'autres sphères à autoriser des changements dans son contenu et sa structure, continuant à puiser sa base de données et ses principaux idéologues dans les pratiques diplomatiques de la Chine ancienne et dans les traités des anciens philosophes chinois. Formulons les principales caractéristiques de cette école.

Les fondements de la doctrine de politique étrangère et de la culture diplomatique ont été formés sous l'influence des facteurs suivants :

    - le culte des ancêtres ;
    - le respect des aînés, le principe de la vénération filiale (xiao 孝) ;
    - les pratiques de culture personnelle (xushen 修身) et le concept de stimulus-réponse (ganyin 感應, - accent mis sur la personnalité du souverain et les conséquences de ses activités) ;
    - le culte de la loyauté envers le souverain (zhong 忠) et son statut sacral de Fils du Ciel (tianqi 天子) ;
    - le concept de la fonction de civilisation et d'édification du monde de l'Empire céleste (tianxia 天下) ;
    - le concept de "commandement du ciel" (tianming 天命), qui légitime le pouvoir politique du dirigeant ;
    - l'idéologème centre-périphérie "Chine-barbares".

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La position de centre civilisationnel, politique et culturel de l'Asie de l'Est a formé en Chine un complexe de supériorité culturelle, qui envisageait la haute mission du souverain chinois - le Fils du Ciel - de répandre son pouvoir aux peuples voisins [3]. D'où le système de tribut de "vassalité nominale", selon lequel pour recevoir du souverain chinois une aide militaire, des garanties de sécurité et des échanges commerciaux favorables pour les petits États voisins, il suffisait de reconnaître sa suzeraineté et d'apporter un tribut symbolique.

Tout cela a déterminé la priorité des orientations et idéologies clés de la diplomatie chinoise moderne (qui ont été diffusées à plusieurs reprises dans les discours officiels des dirigeants du PCC) [4] :

    - L'accent mis sur le compromis ;
    - la perception d'un pouvoir fort comme valeur suprême
    - la centralisation et l'intégrité territoriale comme un bien ;
    - priorité des méthodes politiques sur les méthodes militaires ;
    - rationalisme, pragmatisme, sens pratique et prudence dans les actions ;
    - respect scrupuleux de la hiérarchie, des conventions et des rituels ;
    - la fierté chinoise pour l'histoire ancienne et la grande culture de la Chine;
    - un appel à la mémoire historique ;
    - le sens de la dignité nationale.

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La diplomatie russo-chinoise contemporaine

Tout ce qui précède vise à souligner que le maintien du dialogue Russie-Chine exige que la partie russe étudie et comprenne en détail le vocabulaire idéologique traditionnel et le vocabulaire politique moderne de la Chine, et qu'elle suive de près les changements qui s'opèrent dans ce domaine.

Ainsi, la Fédération de Russie et la RPC ont conclu de nombreux traités et publié de nombreuses déclarations conjointes, notamment sur les relations internationales entrant dans une nouvelle ère et sur le développement durable mondial (2022).

Les points suivants peuvent être considérés comme des dispositions clés de ces accords :

    - La "démocratie sans modèle", qui implique que, selon la structure sociopolitique, l'histoire, les traditions et les caractéristiques culturelles d'un État particulier, son peuple a le droit de choisir les formes et les méthodes de réalisation de la démocratie qui sont appropriées aux spécificités de cet État. Seul le peuple a le droit de juger si un État est démocratique. Cette disposition vise à lutter contre la monopolisation de la compréhension de la démocratie par des États individuels et à promouvoir une véritable démocratie.
    - La nouvelle phase du développement mondial devrait être caractérisée par l'équilibre, l'harmonie et l'inclusion.
    - L'accent est mis sur la garantie et le maintien de la sécurité.
    - Une orientation vers la multipolarité.

D'autres documents peuvent être plus spécifiques, mais ils se résument fondamentalement à ces thèmes et dispositions. Je voudrais attirer l'attention sur le langage de ces documents - la déclaration des dirigeants des deux pays fait souvent référence à l'adoption de l'approche chinoise de divers concepts, par exemple, le concept de "développement". Dans la conscience publique chinoise, le développement est principalement perçu comme un processus de modernisation axé sur la technologie. En conséquence, le document conjoint Russie-Chine de 2019 a mis l'accent sur la priorité de la coopération en matière de science, de technologie et d'innovation. D'autres domaines, bien que reconnus comme importants, restent à l'arrière-plan. Pour la partie chinoise, c'est tout à fait logique, car un ensemble de significations pertinentes est formé autour de l'image du "rêve chinois" : technologie, innovation, développement technique, prospérité. L'image du "rêve américain" est également bien structurée, communiquant des significations pertinentes sur la liberté, les opportunités, la nouveauté, l'épanouissement personnel. Mais qu'est-ce que le "rêve russe" ? Ses significations forment-elles une structure cohérente et peuvent-elles être diffusées sur le circuit extérieur avec le même succès que les significations du "rêve chinois", par exemple? 

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On ne peut pas parler d'une large influence de l'idéologie russe ou des idéologèmes diplomatiques russes sur les Chinois, car la partie chinoise est capable de chinoiser tous les concepts et idéologèmes efficaces et de les intégrer dans son agenda, puis de les exporter à l'extérieur comme faisant partie de sa propre pensée chinoise (c'est notamment le cas de l'idée de multipolarité, qui, avec le soutien formel de la Chine, est remplacée dans le discours politique chinois proprement dit par le concept de "la communauté de destin commun de l'humanité"). Il semble qu'en ce qui concerne la Chine, les spécificités russes en matière de rhétorique, de message idéologique et de ciblage n'aient pas encore été suffisamment développées. Cela est lié au problème du positionnement de l'agenda idéologique russe dans le cadre du dialogue russo-chinois : la partie russe dispose de très peu d'outils efficaces en Chine pour travailler dans ce domaine (notez que la partie chinoise crée activement des centres culturels et linguistiques qui introduisent et promeuvent avec assurance la culture chinoise en Russie et dans le monde à un niveau de masse).

Il convient de noter qu'historiquement, un tel centre existait : depuis le XVIIe siècle, la mission spirituelle russe opérait à Pékin et jouait un rôle important dans l'établissement et le maintien des relations russo-chinoises. La mission était le centre d'étude scientifique de la Chine et de formation des premiers sinologues russes, et les représentants de la mission étaient chargés non seulement de tâches missionnaires et spirituelles, mais aussi politiques et diplomatiques. Au départ, la mission était subordonnée non pas au synode directeur, comme on pourrait le supposer, mais au département asiatique du ministère des affaires étrangères. La mission a continué d'exister après la révolution Xinhai en Chine en 1911, et après la révolution russe en 1917, et ce n'est qu'en 1955 qu'il a été mis fin à ses activités. L'Église orthodoxe chinoise moderne n'a plus de primat depuis longtemps et personne ne s'occupe réellement de l'entretien des temples et de leurs activités. Comme le note l'archiprêtre Dionisy (Pozdnyaev) : "Au cours des 30 dernières années, le nombre de chrétiens en RPC, selon les estimations les plus conservatrices, a été multiplié par plusieurs fois (catholiques - 4 fois depuis 1949, protestants - 20 fois au cours de la même période). L'Église orthodoxe reste la seule Église chrétienne dont le nombre de paroissiens et d'églises en Chine non seulement n'a pas augmenté, mais a même diminué" [5]. En d'autres termes, malgré l'augmentation du nombre de fidèles d'autres confessions chrétiennes, seul le nombre de chrétiens orthodoxes (et donc indirectement la connaissance de la culture russe) en Chine diminue.

En outre, l'Église orthodoxe russe ne peut officiellement pas influencer directement la recréation de l'environnement orthodoxe en Chine continentale, et les restrictions légales ne permettent pas de recréer l'environnement orthodoxe en RPC, de distribuer de la littérature spirituelle et éducative. Ce problème devrait progressivement gagner en visibilité, car il revêt une dimension à la fois culturelle et éducative, mais aussi diplomatique et politique. Sans centres spirituels et éducatifs qui diffusent la culture russe et introduisent les idées et la vie spirituelle russes, il est difficile d'imaginer un dialogue productif entre les civilisations. Si des mesures concrètes ne sont pas prises pour résoudre ce problème (notamment la restauration de l'Église orthodoxe autonome chinoise), le souvenir du passé historique soviétique commun s'estompera progressivement dans l'esprit de la génération plus âgée de Chinois, tandis que la jeune génération est déjà en train de se laisser gagner par l'agenda et l'idéologie occidentaux (même, comme nous le voyons, au niveau de la diffusion douce du catholicisme et du protestantisme). Alors que le concept du "rêve chinois" semble intuitif pour les Russes, le "rêve russe" et l'idée russe nécessitent une élaboration complète et une diffusion ciblée en Chine.

Notes :

[1] - Mokretsky A. Ch. On the diplomacy of China's "new opportunities" // East Asia : past, present, future. 2020. №7. С. 17.

[2] - Nezhdanov V. L., Tsvetov P. Yu. Les idées de Xi Jinping sur la diplomatie et le partenariat stratégique russo-chinois // Observer - Observer. 2021. №7 (378). С. 53-54.

[3] - Pour plus de détails sur le concept de puissance impériale dans la Chine traditionnelle, voir Martynov A.S. Status of Tibet in the XVII-XVIII centuries in the traditional Chinese system of political representations. Moscou : Nauka, 1978.

[4] - Barskiy K.M. K k kumu k o formirovanie sovremennoi chinese diplomatic school // Russian Chinese Studies, 1 (2023). С. 100-116.

[5] - Pozdnyaev D. Chinese Orthodoxy : Russian perspective // State, Religion, Church in Russia and abroad. 2011. №3-4. С. 164.