Les Etudes rebatiennes sont nées fin 2008, quelques mois seulement après la lecture des Deux Etendards ; elles ont été crées avec un autre professeur de lettres, Nicolas Degroote, captivés également par cette découverte. L'éblouissement qu'ont été pour moi Les Deux Etendards est tout de suite allé de paire avec l'étonnement devant cette lacune évidente de l'histoire littéraire. Cinq livres seulement ont été écrits sur Rebatet. Un silence assourdissant entoure donc ce chef d'œuvre. Prenant acte de mon émerveillement, je décide de fonder une association afin de contribuer au rayonnement de l'œuvre littéraire de Lucien Rebatet.
Le travail risque d'être long et difficile. Les mécompréhensions ont d'ores et déjà commencées puisque je reçois aussi bien des lettres d'insultes que, pire, des lettres d'admiration pour de mauvaises raisons... Heureusement certaines sont d'authentiques amoureux de littérature : ceux-là même à qui nous nous adressons. Mais la rigueur et le discernement finiront par l'emporter !
Nous aurons accompli notre tâche lorsque Les Deux Etendards seront publiés à la fois en poche et en Pléiade. A moins long terme, nous souhaitons faire paraître un Dossier H sur Rebatet. A très court terme - et c'est ce à quoi nous nous attachons surtout aujourd'hui - nous cherchons à élargir la liste des écrivains, historiens, critiques littéraires, etc. susceptibles d'écrire sur Rebatet ; ce qui ne va pas sans difficulté tant l'œuvre est méconnue.
Pourquoi ne pas vous être appelé « Les amis de Lucien Rebatet » ?
Je vous répondrais d'abord que je me fais une assez haute idée de l'amitié. Rebatet étant mort deux ans avant que je ne naisse, la question ne se pose pas. Mais admettons, pour les besoins de la conversation, qu'on fasse abstraction de la chronologie, qu'en aurait-il été ? Des paroles de Jean Dutourd répondent à cette question lorsqu'il avertit : « Si j'avais rencontré Lucien Rebatet en 1943, je lui aurais tiré dessus à coup de revolver » et, quelques lignes plus loin, ajoute : « Il avait écrit dans sa cellule de condamné un des plus beaux romans du XXème siècle : Les Deux Etendards que j'admirais avec fanatisme ». Mutatis mutandis (car il est aisé de se prendre pour Jean Moulin avec 60 ans de retard), les Etudes rebatiennes s'alignent sur cette position. Autrement dit, chez Lucien Rebatet coexistent « une barbarie explicite et la création d'une œuvre d'art classique, imaginative et ordonnée [...] un des chefs d'œuvre secrets de la littérature moderne ». Il est pour le moins difficile de lier amitié avec Lucien Rebatet dont la plume dénonça et provoqua l'arrestation de résistants.
Je précise aussi qu'en répondant à vos questions, je ne vous présente qu'une lecture de Rebatet, même si cette lecture se veut documentée et argumentée. Le conflit des interprétations, qui fait la vie de la critique, n'a pas encore véritablement commencé. Les Etudes voudraient en être le terrain privilégié.
Sur la dénomination, précisons encore que l'emploi du terme « études » indique le registre universitaire des participants. (Et, pour tout dire, « rebatiennes » plutôt que « rebatetiennes » car, par delà la laideur de l'expression, le « t » final du nom étant muet, l'élision était possible).
Les Etudes rebatiennes se structurent de la manière suivante : 1) Inédits 2) Entretiens et témoignages 3) Articles (critique littéraire) ; actualité rebatienne ; vie de l'association. Toutes les contributions sont les bienvenues à condition qu'elles soient œuvres de qualité. Le premier numéro devrait sortir dans un an. J'appelle les collaborateurs et souscripteurs (on peut être l'un et l'autre). En adhérant à l'association, vous souscrivez au n°1 des Etudes rebatiennes tout en contribuant à leur publication. Pour nous faire connaître un site a d'ores et déjà été créé (www.http//:etudesrebatiennes.overblog.com). Il livre de passionnants témoignages, une bibliographie, des critiques, etc.Vous évoquez des inédits. De quoi s'agit-il ? Sont-ils importants ? Que pensez-vous publier ?
Pour vous donner une idée de l'importance des inédits, faisons un détour par Gide qui écrivit, selon Genette, « le seul ''journal de bord'' entièrement et exclusivement consacré à la genèse d'une œuvre » : le Journal des Faux-monnayeurs. Gide décrivait ainsi son projet : « au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu'elle se propose, chaque difficulté [...], chacune de ces difficultés, je l'expose, je l'étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L'Education Sentimentale, ou des Frères Karamazov ! L'histoire de l'œuvre, de sa gestation ! mais ce serait passionnant... plus intéressant que l'œuvre elle-même ». Eh bien, il existe un autre journal de ce type et il est fascinant ! C'est l'Etude sur la composition. Au travers de trois cents pages, nous pénétrons dans l'atelier invisible de l'écrivain : non pas seulement ses brouillons mais mieux : l'atelier lui-même avec tous ses outils. Rebatet y expose ses conceptions littéraires au travers des difficultés rencontrées au cours des différents stades de la création. La simple existence de l'Etude sur la composition en fait, en soi, un aérolite de l'histoire de la littérature.
Par ailleurs, la masse de documents inédits est considérable. On y trouve un journal fleuve et rien moins que deux romans ! Margot l'enragée et La Lutte Finale. C'est un chantier immense. Existe également toute la masse non pas inédite mais dispersée des plusieurs milliers d'articles de critique littéraire, cinématographique, musicale... dont on attend une sélection prochainement. Déjà dans Les Deux Etendards on trouve grâce aux réflexions des personnages, « intoxiqués de littérature », des pages de critiques acerbes et sagaces « qui valent bien un manuel entier et qui confirment les qualités de critique de Rebatet ».
Le postulat qui sous-tend votre démarche signifie-t-il qu'il est possible de faire une césure absolue entre le Rebatet écrivain et le Rebatet politique comme certains en font une entre le Céline du Voyage et celui des pamphlets ?
Il ne s'agit pas de faire une « césure » - et encore moins « absolue » - entre l'écrivain et le politique puisque chez Rebatet l'écrivain n'est jamais tout à fait apolitique et le politique souvent écrivain. Ce qu'il s'agit de dissocier méthodologiquement, c'est l'engagement politique d'un homme d'avec la qualité d'une œuvre littéraire. Comment faire ce partage ? En faisant de la critique littéraire !
Pour bien aborder Les Deux Etendards, il faudrait donc oublier le collaborateur ? Cela signifie-t-il que Les Deux Etendards soit une œuvre apolitique ?
Entendons-nous bien. Avec la proclamation de l'autonomie des Deux Etendards en tant qu'œuvre d'art, je n'entends pas réhabiliter en sous-main la haine rebatienne. Il s'agit donc, non pas de cacher l'homme par l'œuvre - ni a fortioriL'Emile malgré l'abandon de ses enfants par Jean-Jacques. de cacher l'œuvre par l'homme - mais d'étudier l'œuvre qui se soutient d'elle-même. L'étude littéraire doit pouvoir s'élaborer en mettant méthodologiquement la biographie de l'auteur entre parenthèses comme il faut étudier la philosophie rousseauiste de l'éducation.
On a pu écrire qu'« il n'est pas question de politique dans Les Deux Etendards ». A l'inverse, certains ont affirmé : « Si Les décombres a été la chronique de la mort annoncée des Juifs, Les Deux Etendards instruit le procès du dieu chrétien et de l'homme qui se voient également condamné à mort, au nom de la lutte contre les valeurs judéo-chrétiennes et la démocratie. Dans cet ouvrage, Rebatet prône l'avènement d'une morale substitutive, le paganisme vitaliste, un sacré abâtardi dont les fascismes se sont également inspirés, pour tenter de liquider des références judéo-chrétiennes de la civilisation occidentale. Le mode d'expression a changé, mais le message demeure ». C'est aller de Charybde en Scylla.
Les Deux Etendards ne sont pas une « parabole fasciste » : ils ne constituent pas la contrepartie romanesque d'une quelconque « fidélité au national-socialisme ». Car ils ne sont pas une œuvre politique mais, primordialement, une œuvre d'art. Cela signifie-t-il que la politique en soit absente ? Non ; elle y tient bien une place puisqu'on peut y déceler une présence d'antidémocratisme, d'antisémitisme, de racisme, de mépris du peuple, d'anticommuniste, d'antibourgeoisisme... mais cela ne fait pas partie des thèmes centraux du roman.
De surcroît, il convient de rappeler qu'« il n'est de toute façon pas question de condamner l'ouvrage pour les idées de ses acteurs, quand bien même celles-ci occuperaient une place beaucoup plus importante, puisque la valeur d'une œuvre n'est certainement pas proportionnelle à la qualité morale de ses protagonistes. De même qu'un roman qui a pour personnage central un meurtrier ne préconise pas nécessairement le meurtre, celui de Rebatet, dont certains acteurs et même le narrateur penchent clairement vers l'extrême-droite, ne fait pas nécessairement l'apologie de leurs idées ». Bref, n'ensevelissons pas Les Deux Etendards sous Les Décombres !
S'il y a une continuité à établir entre les deux ouvrages, c'est surtout dans la stylistique qu'on la trouvera. En laissant de coté les catégories impropres de forme et de fond, se présentent bien un style pour deux thèmes (et non deux styles pour un thème). « Si la passion change d'objet des Décombres aux Deux Etendards, elle ne change pas de ton : c'est la même véhémence, la même jubilation jusque dans la grossièreté, la même volonté de se servir de tous les moyens, la même rage de convaincre, la même violence exaspérée ». D'un livre à l'autre, Rebatet suivait son plan : d'abord « témoigner, militer par un livre, puis en entreprendre aussitôt après un autre, qui serait enfin une œuvre d'imagination. [...]. J'avais maintenant un adversaire d'une tout autre taille avec qui polémiquer : Dieu ». A son habitude, Rebatet bourre son ouvrage d'explosifs en tous genres, et « le fracas de cette explosion remplit le livre, comme le déchirement du patriotisme remplissait Les Décombres. D'ailleurs, le génie est le même : la même puissance lyrique, même déferlement de l'image et du verbe, même amertume. Mais ce qui distingue Rebatet parmi d'autres polémistes, parmi Bloy, Péguy, Daudet, Bernanos, c'est la volonté de convaincre. Pour lui, tous les arguments sont bons. ''Quand on se bat, dit son héros, on ne songe pas à se demander si les armes ont déjà servi''. Tantôt il trace une satire extraordinaire des jésuites, tantôt il se lance dans d'interminables analyses de textes, tantôt il descend aux critiques les plus vulgaires, mais aussi les plus frappantes. Nos seules épopées sont des œuvres individuelles et des œuvres de protestation : ce sont Les Châtiments, Les Tragiques. Voici l'épopée de l'athéisme ».
Mais de quoi parle au juste Les Deux Etendards ?
D'amour ! Il n'y a pas moins original mais pas plus essentiel. Le thème des Deux Etendards se trouve magnifiquement énoncé dans le roman lui-même lorsque Michel reçoit sa vocation de romancier : « L'amour, feu central, avait embrasé cette matière inerte du passé, du présent, de l'avenir, du réel, de l'imaginé, que Michel portait au fond de lui ; l'amour l'avait fondue, et grâce à lui seul elle prendrait forme. L'amour serait célébré dans tous ses délices et toutes ses infortunes. Mais le livre dirait aussi la quête de Dieu, les affres de l'artiste. La poésie, les secrets des vices, les monstres de la bêtise, la haine, la miséricorde, les bourgeois, les crépuscules, la rosée des matins de Pâques, les fleurs, les encens, les venins, toute l'horreur et tout l'amour de la vie seraient broyés ensemble dans la cuve ».
Comment Rebatet/Michel s'y prendra-t-il pour réussir une telle gageure ? Il va « refaire du Proust sur nature » comme Cézanne refit du Poussin sur nature. Qu'est-ce à dire ? Pour le dire brutalement, Rebatet a transposé « certaines méthodes de l'analyse proustienne à une histoire, à des sentiments plus consistants que les sentiments, les histoires du monde proustien (on peut tout de même prétendre qu'une grand expérience religieuse, par exemple, est humainement plus importante que les snobismes et contre-snobismes d'un grand salon) ». Ainsi, « les modernes s'étaient forgés des instruments d'une perfection, d'une souplesse, d'une nouveauté admirables. Mais ils ne les employaient guère qu'à disséquer des rogatons, à décrire des snobismes, des démangeaisons du sexe, des nostalgies animales, des affaires d'argent, des anatomies de banquiers ou de perruches mondaines. Michel connaissait leur scalpels, leurs microscopes, leurs introspections, leurs analyses, mais il s'évaderait des laboratoires. Le premier, il appliquerait cette science aux plus grandioses objets, à l'eternel conflit du Mal et du Bien, trop vaste pour ne point déborder les petits encéphales des physiologistes ». Par delà la caricature proustienne, retenons la mobilisation d'un art d'écrire contre la foi, une croisade antireligieuse.D'un point de vue narratif, le roman « raconte la maturation, l'amitié profonde, puis la séparation de deux jeunes gens dans la France de l'entre-deux-guerres. Ils sont épris de la même jeune femme, qui, par sa plénitude de vie, son rayonnement physique et psychologique, est une créature comparable à la Natacha de Tolstoï. L'articulation de cette relation à trois et de la grande fugue de l'accomplissement érotique sur laquelle s'achève le roman sont de grands actes de l'imagination. [...] le roman de Rebatet a l'autorité impersonnelle, la beauté formelle pure de l'art classique ». En effet, le roman se présente d'abord comme un Bildungsroman (éducation sentimentale) dans la lignée de la trilogie balzacienne ou du Rouge et Noir. Deux amis Régis, l'amant mystique, et Michel, l'amoureux éperdu, engagent une guerre fratricide dont Anne-Marie sera la victime principale. Il serait très éclairant que quelqu'un entreprenne un jour une lecture girardienne des Deux Etendards. La médiation interne qu'est Régis pour Michel, de modèle se mue en obstacle. La rivalité mimétique s'exacerbe au détriment de ce que furent tour à tour les objets du désir : Dieu et Anne-Marie. Le mensonge romantique est-il dénoncé et la vérité romanesque dévoilée dans le roman ? Quoi qu'il en soit, nous avons là une des plus grandes analyses de la passion amoureuse.
Rebatet parvient-il à ses fins avec son « épopée de l'athéisme » ? Triomphe-t-il de toute croyance ?
Rebatet s'emporte facilement sur le sujet sans plus faire aucune distinction : « Je hais les religions à mort. Je vois quelquefois, les égyptiennes, les babyloniennes, les tibétaines, les aztèques, l'Islam, le catholicisme médiéval, le puritanisme yankee, comme des spectres grotesques et dégoulinants de sang. Ce sont les plus atroces fléaux de l'humanité ». Toutefois, on trouve de temps à autre sous sa plume une sensibilité plus amène : « il est assez difficile de se trouver l'avant vielle ou la vieille de Pâques sans se rappeler que le Christ est le grand patron de tous les condamnés à mort. Je l'avoue, je n'écouterais pas très volontiers ce soir les stoïques et autres philosophes qui ont moqué les angoisses du jardin des oliviers ».
La question de Dieu n'est pas si simple et pauvre pour qu'on puisse la laisser à l'opinion de chacun. Par exemple, il n'est pas du tout certain que l'athéisme soit l'ennemi de la foi. Si l'athéisme combat la piété vouée aux dieux mythiques des religions archaïques et sacrificielles, alors l'athéisme peut être enrôlé dans la lutte contre l'idolâtrie. En ce sens Levinas écrivait : « Le monothéisme marque une rupture avec une certaine conception du sacré. Il n'unifie ni ne hiérarchise ces dieux numineux et nombreux ; il les nie. A l'égard du divin qu'ils incarnent, il n'est qu'athéisme. [...]. Le monothéisme dépasse et englobe l'athéisme, mais il est impossible à qui n'a pas atteint l'âge du doute, de la solitude, de la révolte ».
Mais tournons-nous plutôt vers le roman. Je ne crois pas que Les Deux Etendards soient une apologétique athée, non plus qu'une épopée. Michel y fait bien une tentative de conversion qui tourne en « déconversion ». Mais celle-ci n'est pas une inversion pure et simple, elle n'est pas du « Michel-Ange inversé » puisque Michel se défend d'être athée. D'ailleurs, n'était l'homophonie avec Le Diable et le Bon Dieu, le roman se fut appelé Ni Dieu ni Diable. L'agnostique Michel ne s'épuise pas plus à toujours nier, qu'il ne cherche en gémissant. L'aporie de la confrontation finale ferait-elle alors signe vers un néo-paganisme ? Plus précisément : vers la désolation que laisserait l'impossibilité d'un retour du sacré ? Michel ne se ferait-il pas parfois une plus juste idée du Christianisme qu'il ne le laisse paraître, idée au nom de laquelle il déboulonne les idoles ? Ces questions restent ouvertes. Toutefois, avec ces problèmes théologiques, il ne faudrait pas laisser penser qu'on aurait affaire à un roman, à thèse et encore moins un manuel d'athéologie. Blondin notait bien : « On a qu'un voyage pour sa nuit. Celle de Lucien Rebatet est somptueusement agitée. Elle ravit aux professeurs travestis, et avec quel éclat, le monopole de l'inquiétude métaphysique et [...] rend le Diable et le Bon Dieu à une vie quotidienne passionnante, passionnée. [...]. Il va chercher Dieu sur son terrain qui est celui de la crainte, de l'espérance, du tremblement, de la passion titubante. Sous cette forme romanesque, le problème de la religion recouvre ses plus chauds prestiges ». Un grand roman, « non de la démonstration d'une thèse : des êtres s'affrontent, non des allégories. Il reste que Les Deux Etendards constituent un arsenal d'armes de tous calibres contre le christianisme. Il y a des armes les plus savantes : critiques des textes sacrés, interpolations, interprétations douteuses, dogmes tirés de textes peu sûrs ou trop sollicités, etc. Il arrive que Régis perde pied devant des coups inattendus. Nous avons des exégètes qui répondent très bien, dit-il, quand il se reprend. Réponse trop facile, peut-être, mais moins faible qu'on ne pourrait le croire. On ne peut passer sa vie dans la controverse, et pour Régis, la foi ne dépend pas de tel ou tel point de dogme. Elle est au-delà des constructions intellectuelles auxquelles elle impose d'adhérer. La discussion entre les deux garçons ne peut jamais avancer. Michel ne néglige pas, à coté de cela, des armes plus vulgaires, instinctives, grosses plaisanteries. Ce roman compte une étonnante galerie de prêtres tous obtus, libidineux, hypocrites. Avec tout cela, cette partie polémique date : le moralisme étroit, inhumain, qui encolère Michel n'est plus aujourd'hui le défaut d'une Eglise qui s'est beaucoup débridée [Rebatet en viendra même dans son Journal à se considérer ironiquement comme le dernier catholique !] Si l'on se passionne pour cette controverse, c'est parce que l'on se passionne pour les trois héros ». Sur cette lancée, ira-t-on jusqu'à affirmer que Les Deux Etendards « pourrait ainsi passer à force de vie et de vérité, gonflant des héros en tous points admirables, pour une apologie du spiritualisme » ? Le dernier mot du roman est laissé au jésuite. Il est même probable qu'il ait raison quand il affirme que lui, au moins, laissera un souvenir lumineux à Anne-Marie, jeune fille fichue, laissée à une tristesse infinie. Bien évidemment, c'est une victoire à la Pyrrhus : il vaut mieux avoir tort avec Michel que raison avec Régis. Car depuis bien longtemps nous avons quitté le débat théologique pour rejoindre le tragique de l'existence.
L'antichristianisme virulent ne s'exprime pas tant dans les arguments, bons ou mauvais, opposés à Régis que dans la simple description de la vie du futur jésuite. Les Deux Etendards ont l'immense mérite de mettre en scène, non pas seulement la foi et l'incroyance mais, plus fondamentalement, comme le dit avec raison Rebatet lui-même : le « conflit entre l'amour et Dieu. Un grand thème je crois. Il me semble qu'il n'y en a pas de plus grand : l'homme devant l'amour, l'homme devant Dieu ». Puisque l'amour seul est digne de foi, Les Deux Etendards s'en prennent au cœur du christianisme. « Qu'as-tu fais de ton amour ? ». Telle pourrait être la question centrale du roman. La force de Rebatet c'est de retourner l'amour contre ceux qui s'en réclament. Mais si l'arme est l'amour, quelle portée peut-elle bien avoir devant un Dieu qui se définit par l'amour (I Jean 4, 8) ?
Pourriez-vous nous dire un mot du style des Deux Etendards ?
Disons-le d'emblée, Rebatet ne fut pas un créateur de style comme Proust ou Céline. Les Deux Etendards. Rebatet se plaçait résolument dans la catégorie des écrivains qui clarifient une matière compliquée sans recherche de l'innovation technique pour elle-même. Il écrivait : « J'aurais aimé que l'ont pût me faire l'honneur de quelques procédés nouveaux de narration. Je m'y sentais peu porté par nature, à moins que ce ne fût le métier qui me manquait. Mon roman n'était pas une forme singulière, imprévue, conçuea priori, et que je voulais remplir avec un thème et des personnages plus ou moins adéquats. C'était une histoire touffue, que je voulais raconter aussi complètement et clairement que possible. Je m'affirmais - un peu pour calmer mes regrets de ne pas suivre l'exemple de Joyce - que cette histoire était suffisamment complexe pour que je ne m'ingéniasse pas à la rendre indéchiffrable par des complications de forme. Mon esthétique, au cinéma, en littérature, comme en peinture et en musique, a d'ailleurs toujours été hostile aux procédés qui ne sont pas commandés par une nécessité intérieure ». appartiennent plutôt à la lignée des grands romans classiques du XIX
Il y a pourtant bien une originalité stylistique du roman : elle réside dans la concomitance du sublime et de la fange. « Dans son projet d'ensemble, le roman est un pur produit du classicisme NRF et il n'est littérairement pas surprenant que Gallimard en ait été l'éditeur. Quand elle le veut bien, la langue n'y déroge jamais et nombreux y sont les passages où s'entend en quelque sorte la voix de Gide, dans l'économie des moyens et la pureté néoclassique du style. [...] Mais à l'intérieur même de cette épure stylistique, de ce dessin d'ensemble qui est comme le continuo du livre, l'écrivain loge tout autre chose : un véritable baroque célinien, l'usage de tous les registres de la langue à commencer par l'argot et, par-dessus tout peut-être, une crudité récurrente à la mesure de la présence d'Éros dans le récit. Car dans Les deux étendards, l'amour s'exprime sur tous les registres et si l'analyse du sentiment amoureux (selon une formule classique du roman français) n'est nullement étrangère à Rebatet, le lecteur retient surtout les nombreux passages érotiques qui sont ressentis comme autres sans que la perfection littéraire en soit moindre ».
Vous ne tarissez pas d'éloges sur le roman, mais comment pouvez-vous être certain qu'il soit un chef d'œuvre au regard du silence qui l'entoure ? Cela n'indiquerait-il pas plutôt que la non reconnaissance depuis 50 ans est méritée ? N'êtes vous pas fasciné par le mythe romantique de l'écrivain maudit ?
Sans nous laisser obnubiler sur le soi-disant « seul camps qui compte », il faut bien reconnaître que Rebatet n'a pas la place qu'il mérite. Les Deux Etendards sont un chef d'œuvre car c'est un classique. Un classique de premier ordre même, puisque Les Deux Etendards sont à mes yeux la poursuite de l'œuvre nietzschéenne par d'autres moyens. Le niveau d'un tel affrontement entre l'homme et Dieu trouve son équivalent dans Les Frères Karamazov. Mais la question rejaillit : comment sait-on que c'est un classique me direz-vous ? Pour répondre plus amplement à votre question, il est nécessaire de refaire un peu de philosophie de la littérature.
Une œuvre littéraire - une œuvre d'art en général - transcende par définition ses propres conditions psychosociologiques de production. Elle s'ouvre ainsi à une suite illimitée de lectures. Celles-ci sont elles-mêmes situées dans des contextes socioculturels différents. Ainsi l'œuvre se décontextualise et se recontextualise. Si elle ne le faisait pas, si une œuvre n'était que le reflet de son époque, alors elle ne se laisserait pas recontextualiser et ne mériterait donc pas le statut d'œuvre d'art. La capacité d'échapper à son temps fait la contemporanéité de l'œuvre. Ecoutons Gadamer : « Entre l'œuvre et chacun de ses contemplateurs existe vraiment une contemporanéité absolue qui se maintient intacte malgré la montée de la conscience historique. On ne peut pas réduire la réalité de l'œuvre d'art et sa force d'expression à l'horizon historique primitif dans lequel le contemplateur de l'œuvre était réellement contemporain de son créateur. Ce qui semble au contraire caractériser l'expérience de l'art, c'est le fait que l'œuvre possède toujours son propre présent [...] l'œuvre d'art se communique elle-même ». Ainsi, à la question « qu'est-ce qu'un livre classique ? », on peut répondre, avec Sainte-Beuve : une œuvre « contemporain[e] de tous les âges ». Echappant au contexte qui l'a vu naître, sans prétendre illusoirement à l'intemporalité, le classique traverse les modes et les aléas de l'histoire. Or, aux questions soulevées par Rebatet est inhérent un surcroît de sens permanent.
Quant au peu de critiques et à l'ignorance du public cultivé, on a pu avancer plusieurs raisons plus ou moins légitimes : le prix du roman, sa longueur, sa complexité, le rejet de certains libraires, l'importance donnée à la question religieuse, etc. Mais « l'indiscutable vérité est que Les Deux Etendards continue à être ignoré aujourd'hui à cause du black-out qui le frappe et que ce black-out a été imposé pour des raisons politiques. [...]. L'on veut surtout espérer que notre époque est suffisamment mûre et suffisamment affranchie des passions déclenchées par les événements de la seconde guerre mondiale pour enfin considérer objectivement et du seule point de vue littéraire un roman aussi important que celui de Rebatet, et ce d'autant plus qu'elle est particulièrement pauvre en chefs-d'œuvre ».
Les deux étendards sont donc un roman à la fois classique et méconnu du fait de la conspiration du silence engendrée par les opinions politiques de l'auteur. Rappelons simplement qu'Etiemble s'est fait exclure des Temps Modernes par Sartre au prétexte de la reconnaissance du génie littéraire de Rebatet. En sommes-nous encore à ce point ? La situation est peut-être pire car la conspiration du silence a fonctionné et s'est depuis muée, le relativisme aidant, en indifférence. En plus d'amoureux de la littérature, il nous faut trouver des esprits libres !
Gilles de Beaupte, merci et longue vie à votre association !
Mais nous n'avons pas encore évoqué Les Epis Mûrs ou Une Histoire de la musique !




del.icio.us
Digg
Ce vieux jeune homme au physique fragile et nonchalant, à l’allure d’éternel adolescent, long et mince, impose déjà une séduction qui échappe à tous les âges. Il a le front haut et bosselé des intellectuels où des cheveux rares forment comme une couronne ou un halo tandis que ses yeux clairs tour à tour moqueurs ou perdus semblent regarder au-delà de ce qu’on leur montre. L’homme est élégant sans recherche, à l’aise sans forfanterie, aristocrate sans avoir les titres. C’est un hobereau des lettres descendu de sa tour d’ivoire pour regarder le monde de plus près. Engagé très jeune dans la guerre de 1914, il a trouvé dans les combats un terrain exceptionnel à ce dépassement du moi qui l’obsédera toute sa vie : « Tout d’un coup je me connaissais, je connaissais ma vie. C’était donc moi, ce fort, ce libre, ce héros » écrit-il dans « La comédie de Charleroi ». Etre un héros, voilà ce qui manquera à Drieu revenu à la vie civile. Les femmes occuperont l’intellectuel en recherche de sensations fortes qui passera des unes aux autres, avec vertige ; mais l’homme d’action restera les mains vides.
Dans Les Visages pâles, il s’agit de mœurs précis, ceux de la famille Estienne implantée à Paris, composée de Jean-Michel et Chantal, divorcés, ainsi que de leurs enfants, Hortense, Alexandre et Lucile, ayant chacun son propre mode de vie, son travail et son appartement. Il s’agit en fait d’une famille sans toit, où chaque membre est exilé de la nation primaire désormais vide et abandonnée. Dès le début du roman est présentée une scansion fondamentale entre la ville, lieu d’un « exil permanent » et la Banèra, espace des liens originels et maison du père de Jean-Michel, Raoul. La mort de ce dernier déclenche une lutte pour la conservation du « bastion à défendre ». La famille, dont les valeurs sont en perdition, étouffées sous le poids d’une vie moderne, est représentée par deux entités : Jean-Michel voulant vendre la maison pour faire table rase d’un passé inutile, et la loi Taubira en faveur du mariage homosexuel. Le roman suit donc chacun de ces modes de vie selon une tension entre deux valeurs : l’intimité et la communauté, l’individu et la famille, l’enjeu étant de comprendre comment le personnage se dégage du déterminisme qui lui est assigné pour mieux le transgresser, le modifier, lui donner une renaissance, c’est-à-dire pour mettre au monde une histoire.



Dans un monde littéraire et éditorial déjà bien chloroformé par la bien-pensance, Dominique de Roux tranchait par son dynamisme, ses fulgurances et – surtout – son incroyable impertinence. Son style acéré et altier ne pouvait (devait ?) que cliver. Tout le contraire de ses sinistres contemporains. « Du plat, du mou, du fade, du terne, du neutre, le triomphe du Marché est à ce prix. Qu’un écrivain pointe le bout de la mine, les chiens de garde de l’antifascisme se chargent de le broyer sous leurs vigilantes mâchoires morales (p. 47). » Il faut préciser que, ceci expliquant cela, « Chirac est au pouvoir; il gagne un à un, patiemment, ses galons de guignol cosmo-planétaire (p. 50) » et, sous ce déplorable septennat, le palais de l’Élysée devint « le Salon de l’agriculture mâtiné de Grand Stadium (p. 76) ».

Pour des raisons qui nous restent obscures, Bernard Frank avait cru bon de rassembler sous un même étendard Nimier, Blondin et Laurent avant de leur adjoindre un certain Déon. Cette affectation collective à un régiment de tradition devait sans doute énormément au fameux « Hussard Bleu » que l’ami Roger avait troussé en son temps au travers d’un roman on ne peut plus « non conformiste ».





Olivier Maulin,
Gallimard jeunesse vient de publier une nouvelle édition de l'ouvrage d'Erik l'Homme, Des pas dans la neige. L'occasion de se replonger dans ce roman d'aventure qui détonne dans la bibliographie de son auteur.
L'ouvrage d'Erik L'Homme nous prouve qu'il est encore possible de faire des choix, de vivre une autre existence, une existence qui n'est accessible qu'à quelques uns. Mais l'ouvrage ne saurait se résumer à cela et il s'agit d'une enquête menée avec sérieux, notamment par Jordi Magraner. Ce dernier va d'ailleurs publier un mémoire, Les hominidés reliques d'Asie centrale (
Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant.
Pendant deux mois et demi, du 24 août au 8 novembre, Sylvain Tesson va parcourir ce qu'il nomme les chemins noirs, d'après le titre du livre de René Frégni, 
Cela n’a pas réussi à tarir sa production littéraire, ni à le priver de son talent. D’autres éditeurs à l’esprit libre, Pierre-Guillaume de Roux, Fata Morgana, Léo Scheer, L’Orient des livres, Les Provinciales, publient ses dernières oeuvres. Province, roman sur le délitement de la société française, est la dernière en date.

Absolument tous les reproches, et les plus durs, peuvent être faits à François Mitterrand, mais enfin, c’était un assez bon lettré, aimant comme vous le savez passionnément l’œuvre d’Ernst Jünger, qu’il connaissait personnellement. Je me souviens d’avoir lu qu’il reprocha un jour à un certain Alain Juppé qui joue aujourd’hui les revenants arrogants, de ne pas connaître Paul Gadenne. S’il n’y avait qu’Alain Juppé qui ignorât l’auteur de La plage de Scheveningen, l’un des plus beaux et grands romans du siècle passé ! Qui connaît encore, hélas, le profond et tourmenté Paul Gadenne ? Certainement pas le crétin hollandais, dont on se demande même s’il a jamais entendu parler d’un mot aussi bizarre et incongru que celui de « littérature » ! Quoi qu’il en soit, j’ai lu Rebatet jeune, trop jeune peut-être et, comme tant d’autres auteurs, il me faut à présent le relire, alors qu’il semble jouir d’une certaine actualité, du moins éditoriale, qui ne s’est pas encore vraiment étendue à des auteurs comme Brasillach (évoqué par Gadenne, qui fut son condisciple en khâgne, dans le roman que j’ai indiqué, sous les traits d’un personnage du nom d’Hersent), Brasillach dont il faut lire Notre avant-guerre, ou bien le pestiféré Abel Bonnard, dont Les Modérés sont une radiographie de la France politique encore pertinente. Je me souviens en tout cas d’avoir estimé, du haut de mes 14 ou 15 ans, que Les Deux Étendards, roman au titre génial, disséquait la France de l’entre-deux guerres avec une profondeur spirituelle absente des romans de Céline, et ce seul souvenir me donne envie de relire ce roman qui avait la réputation, il n’y a pas si longtemps que cela, d’être maudit. Par ailleurs, j’allais, quelques années plus tard, retrouver le nom de Rebatet sous la plume de George Steiner, qui n’a jamais cessé de clamer son admiration pour ce roman, tout en traitant son auteur de salopard. J’ai d’ailleurs commencé ma relecture des Décombres qui vient d’être réédité, après avoir aussi relu le Rebatet de Pol Vandromme et en faisant un crochet par Les Réprouvés d’Ernst von Salomon, décrivant la nécessité d’une refondation de l’Allemagne humiliée par les sanctions des alliés et rongée par la gangrène communiste que les corps francs tentent de contenir, voire d’éradiquer. Il n’est donc pas étonnant que Lucien Rebatet, de même que d’autres qui ont décrit la complexité d’une époque où la France cherchait une forme de renaissance politique tout autant que sociale, voire spirituelle, intéresse et même fascine de nouveau, y compris les jeunes si on leur apprend encore à lire, maintenant que notre pays traverse une crise qui sera mortelle si aucun sursaut, de réelle profondeur et pas cosmétique, ne le sauve. Et puis, à tout prendre, je préfère un jeune gars un peu borné nourri au petit lait de Charles Maurras, mais qui aura au moins lu, et avec passion, Bloy, Bernanos, Jünger, Von Salomon, Rebatet, Brasillach, Hansum ou Pasolini et quelques autres encore sur lesquels planent de vilains soupçons, plutôt qu’un crétin ripoliné fraîchement hypokhâgneux qui n’aura sucé que les mamelles desséchées de Gérard Genette et de Roland Barthes, l’esprit tout farci des fadaises naturalistes sans style de Maupassant et de Zola, et qui finira sous-pigiste à Télérama ou aux Inrockuptibles, à saluer le gras loukoum à orientalisme germanopratin goncourisé d’un Mathias Enard. La passion, l’excès, le courage, plutôt que ces sépulcres déjà blanchis rêvant carrière et petite épouse sage rencontrée à l’école et qui finira comme eux professeur dans le meilleur des cas, à l’âge où Jean-René Huguenin savait qu’il n’égalerait jamais Rimbaud et Carlo Michelstaedter se tirait une balle dans la tête après avoir écrit le dernier mot de sa Persuasion et la rhétorique !
Les Hussards sont des auteurs que je connais finalement assez peu, n’ayant lu que quelques ouvrages de Chardonne, Laurent ou Nimier, bien sûr Les Épées mais aussi Le Grand d’Espagne, qui évoque Georges Bernanos. Comme bien d’autres (je songe ainsi à Péguy, transformé, par l’opération du Saint-Esprit sans doute, en auteur et même penseur de droite), ils ont été d’une certaine façon abâtardis, journalisés par tout un tas de leurs épigones plus ou moins inspirés, revendiqués ou pas. D’ici peu, Causeur leur consacrera un dossier, si ce n’est déjà fait, et c’est ainsi qu’ils seront happés et hachés menu, puis accrochés au plafond, au milieu d’autres andouilles d’appellation et d’origine contrôlées comme Philippe Muray, devenu le saint patron de la Réaction puérile à laquelle nous assistons. Très peu pour moi que cet eczéma purement journalistique, que quelques petits Mohicans attendant les Cosaques et une paire de jolies fesses, y compris celles du Saint-Esprit, gratteront en croyant découvrir des cavernes d’originalité. Il me semble, au cas où vous me poseriez cette question, que l’esprit des Hussards a survécu plus qu’il ne survit, car il semble désormais bien mort, le temps où une seule phrase, aiguisée comme le morfil d’une dague, pouvait d’un trait précis clouer une vieille chouette radoteuse. Le dernier rétiaire de ce genre, altier et redoutable, même s’il a parfois trop donné dans un hermétisme littéraire de pacotille, était Dominique de Roux, et un livre tel qu’Immédiatement, publié aujourd’hui, vaudrait à son auteur une bonne quinzaine de procès, et une chasse à l’homme en règle, qu’il eut d’ailleurs à subir de son vivant. Je songe aussi à l’exemple tragique et lumineux de Jean-René Huguenin, mort en 1962 comme Nimier, également dans un accident de voiture. Je songe encore à Guy Dupré, hélas si profondément méconnu voire ignoré par nos élites littéraires ou ce qui en tient lieu, lequel d’ailleurs a écrit un de ses textes si subtils et profondément littéraires sur Sunsiaré de Larcône (recueilli dans Les Manœuvres d’automne), une belle femme que tout Hussard a dû tour à tour envier et maudire au moins une fois !
Mon intérêt pour la figuration littéraire du démoniaque n’a pu être que conforté par la découverte de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, qui devait culminer par la lecture de Monsieur Ouine, réputé, à juste titre, comme étant le roman le plus difficile de l’auteur et qui, du diable et du démoniaque, donne une peinture absolument fascinante. J’ai tenté d’éclairer de plusieurs façons ce roman, par exemple en le rapprochant de l’hermétisme démoniaque tel que le développe Kierkegaard ou bien en en proposant une lecture comparée avec Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, par le biais de l’étude de la voix des personnages principaux, Kurtz et l’ancien professeur de langues, tous deux maîtres d’un langage dévoyé. Bien évidemment, aucune mention de ces travaux (et d’autres, comme l’influence plus ou moins souterraine d’Arthur Machen sur Sous le soleil de Satan, par le biais de la si belle traduction que Paul-Jean Toulet donna du Grand Dieu Pan) dans la nouvelle édition des œuvres romanesques de Bernanos en Pléiade mais, comme c’est Monique Gosselin-Noat qui a été chargée par Max Milner de l’édition de Monsieur Ouine, il ne fallait certes pas s’attendre à ce qu’elle mentionne autre chose que ses petites fadaises universitaires !
Tenez, j’ai récemment pointé, dans un long article fouillé, les très étranges coïncidences, selon le terme pudique employé par ces temps de judiciarisation de la vie française, entre Soumission de Michel Houellebecq et le roman d’un auteur bien moins connu que ce dernier, 
De ces périples naquirent plusieurs recueils, notamment Secouons le cocotier, récit paradoxal de son séjour dans les îles des Caraïbes, Antilles françaises, îles néerlandaises et britanniques, îles indépendantes. Raspail s'y fit observateur et conteur d'une réalité souvent éteinte ou subsistant dans une forme dégénérée, comme chez les peuples blancs de ces îlots de la Guadeloupe, descendants des plus vieilles familles de France, vivant entre eux, reclus, pauvres parmi les pauvres depuis deux siècles. Cette évocation douloureuse prend aussi une coloration toute spéciale sous sa plume, celle de la fixité d'un temps arrêté au milieu de la course du monde. Tout en décrivant à plaisir l'irruption de la modernité aux Antilles, avec les premiers postes de télévision ou les retombées de « l'argent braguette » sur les modes de vie, il s'arrête sur ces survivances, ces témoignages de temps éteints, d'Antilles blanches révolues. C'est avec la même affection pleine d'amertume qu'il conclut son essai avec Haïti, seul pays des Caraïbes resté à peu près pur face à l'américanisation (rappelons que ce témoignage date du début des années 1960), pur face à l'occidentalisation, pur dans son africanité libérée depuis cent-soixante-dix ans alors. Mais comme cette pureté conduit l'île dans le mur, on ne peut s'empêcher de soupirer. Le temps mental des hommes de l'île s'est arrêté, pas le temps biologique, et la démographie galopante autant que la dégradation de l'habitat laissent songeur. En lisant le Raspail d'il y a cinquante ans, on se rend compte que Haïti n'a pas changé. Ici, la confrontation entre l'immobilité de l'esprit national haïtien et la marche du monde matériel haïtien rendent un résultat explosif.
Ce souci de rendre témoignage de peuples lointains a trouvé, bien sûr, sa pleine expression en Patagonie. Dans Qui se souvient des Hommes ? Nous suivons pas à pas la destinée du peuple des Alakalufs, qui eux-mêmes s'appelaient les Kaweskars, les Hommes, car ils n'en connurent longtemps pas d'autres qu'eux-mêmes, dans cet univers liquide et glacé du détroit de Magellan. Les Kaweskars, Raspail en rencontra lui-même une famille dans un canot, alors qu'il naviguait sur un bateau de guerre chilien. Il est peut-être le dernier blanc à en avoir vu. Ce peuple, authentiquement disparu, non par extermination, mais par digestion au sein des autres peuples, n'a pas laissé de traces, que quelques photos, de rares vestiges archéologiques, une poussière. Digéré va bien pour qualifier la disparition de ce peuple, plus que l'assimilation, car il s'agit de tout un processus de dégradation et de déliquescence qui a frappé ces familles au fur et à mesure qu'elles rejoignirent les civilisés en Argentine et au Chili. Certains tombèrent en telle décadence physique et morale qu'ils en moururent de langueur au milieu des prévenances empressées de toutes les charités des missionnaires, généreux en médicaments, en nourriture, en bons lits et en cabanes chauffées mais qui n'avaient plus la saveur du pays. Les Alakalufs vivaient encore à l'âge de pierre lorsqu'ils furent brutalement projetés dans la modernité occidentale qui les maltraita d'abord avant de les protéger.
L'histoire des Kaweskars est éloquente ; ils sont en équilibre avec leur univers et paisibles tant que le monde les ignore et que leur société demeure statique. Mais que vienne le progrès et tout s'effondre. Raspail ne fait que constater. Mais ce constat amer de la confrontation malheureuse entre des civilisations par trop dissemblables il le transposa dans des œuvres, elles, de pure fiction ; Les Royaumes de Borée et Le Camp des saints. Dans le premier cas il s'agit de l'homme du petit peuple à la peau couleur d'écorce, vivant toujours comme au paléolithique, fuyant tout contact avec les hommes blancs, dont il connaît fort bien pourtant les agissements et dont il protège certains êtres choisis, les maîtres du bâton loup, des Pikkendorff. La raison de la protection se comprend bien d'ailleurs ; Pikkendorff respecte le petit homme et ne cherche pas à forcer ses retraites ou son territoire. Lorsqu'un des membres de la famille le tenta, il en mourut, mais d'épuisement, car cet univers n'était pas fait pour lui, et le petit homme lui donna sépulture. C'est la confrontation avec la modernité, le déboisement dans la principauté de Ragusa, puis la débandade des peuples baltiques devant les armées soviétiques en 1945 qui provoquèrent la disparition par annihilation silencieuse du petit peuple. Le dernier membre, à la recherche de ses origines, devait mourir incompris, laissant une descendance métisse ignorante des traditions que lui-même avait oubliées. Cette disparition des peuples fragiles confrontés à la modernité occidentale est un point effleuré également dans Septentrion et Le Son des tambours sur la neige.
En parallèle, le monde européen idéal évoqué par Raspail est un univers de hiérarchies sociales strictes, d'honneurs chevaleresques, de discipline militaire, d'uniformes rutilants, de princes servis et obéis sans discuter, de vaillance conquérante, de traditions gaillardes, de cultes ancestraux païens perpétués par le truchement d'un catholicisme impeccable dans ses ornements liturgiques et son grégorien. C'est le monde de la principauté de Septentrion avant que ne commence la révolution, c'est l'univers idéal de l'enfance de Frédéric et Salvator dans Les Yeux d'Irène, c'est le panache du combat de Benoît dans L'Anneau du Pêcheur, c'est la dynastie des Pikkendorff dans Hurrah Zara !
Il a le sourire chafouin, les yeux cendrés au fond desquels un feu puissant s’accroche, une blancheur crue qui enchâsse la passion dans le corps. Lucien Rebatet publie Les Deux Étendards en 1952. Du même geste, il met la littérature de son temps à la remorque. Pavillon de mots troué par l’envie et la jeunesse, la musique et la littérature, l’œuvre s’empare dès son titre de la question religieuse comme un bloc épais et total liant l’amour charnel au renoncement chrétien, clouant la nervosité d’une foi véritable à un nietzschéisme libérateur. Car c’est bien un double tableau ignacien entre la Jérusalem promise et la plaine de Babylone qui charpente ce grand roman d’amour dans une tension vitale, « de deux étendards, l’un de Jésus-Christ, notre Chef suprême et Seigneur, l’autre de Lucifer, mortel ennemi de notre nature humaine ».
Rebatet propose donc une refondation du christianisme sur son nerf premier 
Si le propre des grands poètes est de demeurer longtemps méconnus avant de nous advenir en gloires et ensoleillements sans doute est-ce qu'ils entretiennent avec la profondeur du temps une relation privilégiée. Leurs œuvres venues de profond et de loin tardent à nous parvenir. Elles sont ce « Printemps revenu de ses lointains voyages », - revenu vers nous avec sa provende d'essences, d'ombres bleues, de pressentiments.
Ce temps n'est pas un temps linéaire, le temps de la succession, le temps historique mais le temps métahistorique, s'inscrivant dans une hiéro-histoire: c'est là tout le propos des Arcanes de Milosz. Ce savoir ne sera pas conquête arrogante, mais retour en nous de l'humilité, non pas savoir qui planifie, qui arraisonne le monde par outrecuidance, par outrance, mais retour à la simple dignité des êtres et des choses, des pierres, des feuillages, des océans, des oiseaux.
Certains hommes, plus que d'autres, par l'appartenance à une caste intérieure, sont prédisposés à entrer en relation avec le monde intermédiaire, là où apparaissent les Anges, les visions, les dieux. Ce mundus imaginalis, ce monde imaginal, fut la véritable patrie de Milosz comme elle fut celle de Gérard de Nerval ou de Ruzbéhân de Shîraz. Ce monde visionnaire n'a rien d'abstrus, de subjectif ni d'irréel. Il est, pour reprendre le paradoxe lumineux d'Henry Corbin « un suprasensible concret », - non pas la réalité, qui n'est jamais qu'une représentation, mais le réel, ensoleillé ou ténébreux, le réel en tant que mystère, source d'effroi, d'étonnement ou de ravissements sans fins.
« Je regarde, écrit Milosz, et que vois-je ? La pureté surnage, le blanc et le bleu surnagent. L'esprit de jalousie, le maître de pollution, l'huile de rongement aveugle, lacrymale, plombée, dans la région basse est tombé. Lumière d'or chantée, tu te délivres. Viens épouse, venez enfants, nous allons vivre ! » A ce beau pressentiment répond, dans le même poème la voix de Béatrice: « Montjoie Saint-Denis, maître ! Les nôtres, rapides, rapides, ensoleillés ! Au maître des obscurs on fera rendre gorge. Vous George, Michel, claires têtes, saintes tempêtes d'ailes éployées, et toi si blanc d'amour sous l'argent et le lin... »
Contraires à l'œuvre et à la prière, de titanesques forces sont au travail pour nous distraire et nous soumettre. L'idéal guerroyant, chevaleresque, opposera au coup de force permanent du monde moderne, non pas une force contraire, qui serait son image inversée et sa caricature, mais une persistante douceur et d'infinies nuances.
Le Noble Voyageur s'éloigne pour revenir. Il quitte la lettre pour cheminer vers l'aurore du sens, - qui viendra, en rosées alchimiques, se reposer sur la lettre pour l'enluminer. « Le monde, disaient les théologiens du Moyen-Age, est l'enluminure de l'écriture de Dieu ». Le voyage initiatique, la quête du Graal, qui n'est autre que la coupe du ciel retournée sur nos têtes, débute par l'expérience du trouble, de l'inquiétude, du vertige: « J'ai porté sur ma poitrine, écrit Milosz, le poids de la nuit, mon front a distillé une sueur de mur. J'ai tourné la roue d'épouvante de ceux qui partent et de ceux qui reviennent. Il ne reste de moi en maint endroit qu'un cercle d'or tombé dans une poignée de poussière. »
Le propre de la poésie est d'honorer le silence, - ce silence qui est en amont, antérieur, ce silence d'or qui tisse de ses fils toute musique, ce silence que les Muses savent écouter et qu'elles transmettent à leurs interprètes afin de faire entendre la vox cordis, la voix du cœur, qui vient de la profondeur du Temps. 
Jamais Drieu ne brigua de mandat électif – son antiparlementarisme l’en empêchait - mais son engagement politique est manifeste. Membre du 
Stendhal, Balzac, Zola...: Drieu n’ignore pas le 19ème siècle mais de ces références il ne garde que des «lambeaux, et à la limite de la parodie». Pourtant, ce qui fait d’abord la force, l’attrait de ses textes, c’est qu’il s’agit de grands romans d’amour.


Mais revenons à D’Ombres et de Flammes pour se pencher sur un texte brillamment écrit avec un style enflammé sans pour autant verser dans l’outrance ou l’excès de descriptions surfaites. Pierric Guittaut dépeint simplement l’environnement qui l’entoure avec une précision permettant au lecteur de s’immerger dans un contexte réaliste dépourvu d’effets outranciers. La nature n’est donc pas célébrée ou magnifiée dans de longs descriptifs superflus, souvent propres aux auteurs citadins, mais devient un décor envoutant distillant une atmosphère étrange et inquiétante. On ressent ainsi l’émotion et la passion de l’auteur pour cette région de la Sologne en dégageant une espéce de force tranquille qui transparaît tout au long du récit.
La rentrée littéraire a ceci de commun avec les foires au vin de la grande distribution, qu’en dehors de faire survivre une presse subventionnée, à bout de souffle, incapable de servir autre chose que des cépages surexploités, elle permet d’écouler à bon compte et sournoisement des infâmes piquettes, des vins bouchonnés, quelques vieux domaines madérisés, des jeunesses déjà séchées de platitudes et de noyer le chaland en recherche de grands crus sous le tsunami des références (pas moins de 590 livres en librairie pour cette rentrée 2016.)



