samedi, 20 janvier 2024
Retour sur René Guénon et les classes moyennes condamnées
Retour sur René Guénon et les classes moyennes condamnées
Nicolas Bonnal
Les classes moyennes sont condamnées en Occident et elles ont beau être bouchées, elles finissent par le savoir.
Christophe Guilluy a dit récemment au Figaro sur la révolte un peu tardive tout de même de notre classe moyenne française :
« Le soft power des classes populaires et moyennes est effectivement à l’œuvre. Il porte jusqu’au sommet des thématiques dont les pouvoirs n’ont jamais voulu entendre parler depuis trente ans. L’œil rivé sur les sondages, Gabriel Attal a compris le danger. Il sait que ceux que j’appelle les dépossédés sont prêts au grand basculement. Portés par un instinct de survie et un diagnostic forgé dans plusieurs décennies de crise sociale, économique et culturelle, ils contraignent les dirigeants à parler de ceux qu’ils ignoraient avant-hier et même à utiliser des mots qui leur écorchaient la bouche il y a quelque temps en évoquant la souveraineté ou (indirectement) l’insécurité culturelle. »
Cette incapacité à se défendre et cette inaptitude à comprendre ce qui leur arrive depuis quarante ou soixante ans, même en Amérique, me fascine. Avant de pleurer le sort de la classe moyenne, marquée par la médiocrité et la dépendance vis-à-vis de l’Etat-nation moderne, essayons de la comprendre. On commence par Taine et des formidables Fables de La Fontaine :
« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l'antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d'hommes que la société façonne, la moins capable d'exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu'ailleurs. Le gouvernement l'a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l'élégance. L'administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. »
Bobo ou pas, notre bourgeois moyen est un rapetissé (Taine était correspondant de Nietzsche, qui décrit vers la même époque le dernier homme – et de Pearson qui salue de la formidablement médiocre Australie cette volonté de se débarrasser non du fardeau de l’homme blanc mais de celui de la personnalité) :
« Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d'Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »
Le bourgeois froncé, « homme sans qualités », est spécialement médiocre. En effet, ajoute :
« Ses pareils d'Allemagne trouvent aujourd’hui une issue dans la religion, la science ou la musique. Un petit rentier de la Calabre, en habit râpé, va danser, et sent les beaux-arts. Les opulentes bourgeoisies de Flandre avaient la poésie du bien-être et de l'abondance. Pour lui, aujourd'hui surtout, vide de curiosités et de désirs, incapable d'invention et d'entreprise, confiné dans un petit gain ou dans un étroit revenu, il économise, s'amuse platement, ramasse des idées de rebut et des meubles de pacotille, et pour toute ambition songe à passer de l'acajou au palissandre. Sa maison est l'image de son esprit et de sa vie, par ses disparates, sa mesquinerie et sa prétention. »
Roland Barthes en a parlé, Walter Benjamin, d’autres encore.
Or ce bourgeois moyen étatisé et rapetissé est sans défense.
On en vient à Guénon ; lui en veut spécialement à notre classe moyenne (dont nous faisons tous plus ou moins partie) et il défend formidablement le peuple honni des élites actuelles ; il écrit dans Initiation et réalisation spirituelle, XXVIII :
« Le peuple, du moins tant qu’il n’a pas subi une « déviation » dont il n’est nullement responsable, car il n’est en somme par lui-même qu’une masse éminemment « plastique », correspondant au côté proprement « substantiel » de ce qu’on peut appeler l’entité sociale, le peuple, disons-nous, porte en lui, et du fait de cette « plasticité » même des possibilités que n’a point la « classe moyenne » ; ce ne sont assurément que des possibilités indistinctes et latentes, des virtualités si l’on veut, mais qui n’en existent pas moins et qui sont toujours susceptibles de se développer si elles rencontrent des conditions favorables. »
Inapte à la Tradition et à l’initiation, cette classe moyenne. Guénon ajoute :
« Quant à la « classe moyenne », il n’est que trop facile de se rendre compte de ce qu’on peut en attendre si l’on réfléchit qu’elle se caractérise essentiellement par ce soi-disant « bon sens » étroitement borné qui trouve son expression la plus achevée dans la conception de la « vie ordinaire », et que les productions les plus typiques de sa mentalité propre sont le rationalisme et le matérialisme de l’époque moderne ; c’est là ce qui donne la mesure la plus exacte de ses possibilités, puisque c’est ce qui en résulte lorsqu’il lui est permis de les développer librement. Nous ne voulons d’ailleurs nullement dire qu’elle n’ait pas subi en cela certaines suggestions, car elle aussi est « passive », tout au moins relativement ; mais il n’en est pas moins vrai que c’est chez elle que les conceptions dont il s’agit ont pris forme, donc que ces suggestions ont rencontré un terrain approprié, ce qui implique forcément qu’elles répondaient en quelque façon à ses propres tendances ; et au fond, s’il est juste de la qualifier de « moyenne », n’est-ce pas surtout à la condition de donner à ce mot un sens de « médiocrité » ?
Dans le Chapitre "Jonction des extrêmes", Guénon ajoute (dans une note) :
« En effet, l’industrie moderne est bien l’œuvre propre de la « classe moyenne », qui l’a créée et qui la dirige, et c’est pour cela même que ses produits ne peuvent satisfaire que des besoins dont toute spiritualité est exclue, conformément à la conception de la « vie ordinaire » ; cela nous semble trop évident pour qu’il y ait lieu d’y insister davantage. »
Ce qu’il nomme déviant, Marx le nomme « révolutionnaire ». Le bourgeois est le révolutionnaire par excellence dans le monde moderne. On devrait finir par le comprendre en France au bout de deux siècles et demi…
Rappelons cette page du Manifeste :
« La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens bariolés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, le dur paiement au comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste. »
Marx ajoute même :
« La Bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle les a enrôlés parmi les travailleurs salariés. La Bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples relations pécuniaires. »
Et le représentant de l’élite bourgeoise mondialisée a décidé aujourd’hui de liquider le trop-plein de population…
Il y a un autre texte de Guénon qui se rapproche de la situation actuelle, marqué par le commandement bourgeois ultime : le commandement totalitaire informatique via les CBDC, le contrôle social et compagnie ; c’est celui sur la Cité divine où tout est commandé par un smart cerveau :
« Aussi une autre image plus exacte est-elle donnée par le jeu des marionnettes, puisque celles-ci ne sont animées que par la volonté d’un homme qui les fait mouvoir à son gré ; et l’on trouve à cet égard un « mythe » particulièrement frappant dans le Kathâ-Sarit-Sâgara. Il y est question d’une cité entièrement peuplée d’automates en bois, qui se comportent en tout comme des êtres vivants, sauf qu’il leur manque la parole ; au centre est un palais où réside un homme qui est l’« unique conscience » (êkakam chêtanam) de la cité et la cause de tous les mouvements de ces automates qu’il a fabriqués lui-même ; et il y a lieu de remarquer que cet homme est dit être un charpentier, ce qui l’assimile à Vishwakarma, c’est-à-dire au Principe divin en tant qu’il construit et ordonne l’Univers. »
Les habitants devenus des automates ? C’est le rêve de la Montagne magique de Davos (relisez Thomas Mann dans ce sens).
Concluons rapidement : il y a une élite bourgeoise sacrément dangereuse, et une masse moyenne sans défense.
Sources :
https://strategika.fr/2021/10/14/charles-henry-pearson-le...
https://www.dedefensa.org/article/taine-et-le-cretinisme-...
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/christophe-guilluy-il...
http://classiques.uqac.ca/classiques/guenon_rene/initiati...
http://classiques.uqac.ca/classiques/guenon_rene/Symboles...
https://pandor.u-bourgogne.fr/archives-en-ligne/functions...
http://classiques.uqac.ca/classiques/taine_hippolyte/la_f...
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/15/lecons-liber...
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dimanche, 08 octobre 2023
René Guénon et les influences suspectes de Donald Trump
René Guénon et les influences suspectes de Donald Trump
Nicolas Bonnal
« Chose assez curieuse, le sceau officiel des États-Unis figure la Pyramide tronquée, au-dessus de laquelle est un triangle rayonnant qui, tout en en étant séparé, et même isolé par le cercle de nuages qui l’entoure, semble en quelque sorte en remplacer le sommet ; mais il y a encore dans ce sceau, dont certaines des organisations « pseudo-initiatiques » qui pullulent en Amérique cherchent à tirer un grand parti en l’expliquant conformément à leurs « doctrines », d’autres détails qui sont au moins étranges, et qui semblent bien indiquer une intervention d’influences suspectes : ainsi, le nombre des assises de la Pyramide, qui y est de treize (ce même nombre revient d’ailleurs avec quelque insistance dans d’autres particularités, et il est notamment celui des lettres qui composent la devise E pluribus unum)… »
… Nous ne quitterons pas la Grande Pyramide sans signaler encore incidemment une autre fantaisie moderne : certains attribuent une importance considérable au fait qu’elle n’aurait jamais été achevée ; le sommet manque en effet, mais tout ce qu’on peut dire de sûr à cet égard, c’est que les plus anciens auteurs dont on ait le témoignage, et qui sont encore relativement récents, l’ont toujours vue tronquée comme elle l’est aujourd’hui ; de là à prétendre, comme l’a écrit textuellement un occultiste, que « le symbolisme caché des Écritures hébraïques et chrétiennes se rapporte directement aux faits qui eurent lieu au cours de la construction de la Grande Pyramide », il y a vraiment bien loin, et c’est encore là une assertion qui nous paraît manquer un peu trop de vraisemblance sous tous les rapports ! – Chose assez curieuse, le sceau officiel des États-Unis figure la Pyramide tronquée, au-dessus de laquelle est un triangle rayonnant qui, tout en en étant séparé, et même isolé par le cercle de nuages qui l’entoure, semble en quelque sorte en remplacer le sommet ; mais il y a encore dans ce sceau, dont certaines des organisations « pseudo-initiatiques » qui pullulent en Amérique cherchent à tirer un grand parti en l’expliquant conformément à leurs « doctrines », d’autres détails qui sont au moins étranges, et qui semblent bien indiquer une intervention d’influences suspectes : ainsi, le nombre des assises de la Pyramide, qui y est de treize (ce même nombre revient d’ailleurs avec quelque insistance dans d’autres particularités, et il est notamment celui des lettres qui composent la devise E pluribus unum), est dit correspondre à celui des tribus d’Israël (en comptant séparément les deux demi-tribus des fils de Joseph), et cela n’est sans doute pas sans rapport avec les origines réelles des « prophéties de la Grande Pyramide », qui, comme nous venons de le voir, tendent aussi à faire de celle-ci, pour des fins plutôt obscures, une sorte de monument « judéo-chrétien ».
p.187
http://ekladata.com/ZvjZowigoi2MzLb65eOL92PGSD0/Rene-Guen...
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samedi, 23 septembre 2023
Tyrannie humanitaire: René Guénon et la monstruosité occidentale
Tyrannie humanitaire: René Guénon et la monstruosité occidentale
Nicolas Bonnal
La civilisation occidentale devient totalement dégoûtante aux yeux du monde et des antisystèmes. Elle déraille sur le plan spirituel, économique, écologique, culturel, sexuel, elle est toujours plus folle et belliqueuse, humanitaire et missionnaire, arrogante et psychopathe. Problème : elle a souvent été comme ça pendant son histoire. Voyez le texte de mon ami Guyénot sur l’esprit de croisade et les réflexions de nos amis russes qui ont remplacé les nazis allemands dans l’esprit des toqués aux affaires euro-américaines.
J’avais déjà écrit un texte sur Guénon et notre civilisation hallucinatoire : dans leur histoire en effet les Occidentaux paraissent souvent sous hypnose. Ils sont hypnotisés par des mots (science, progrès, droits, etc.) par le fric, l’hérésie, la luxure, puis par la mission et par la guerre.
J’ai décidé depuis de rependre le même admirable livre de René Guénon, Orient et Occident (1924) pour tenter de voir avec ce grand traditionaliste ce qui ne va pas depuis si longtemps, et ce qu’il faudrait faire.
Guénon est plus optimiste que moi : il écrivait il y a un siècle. Depuis l’Occident et en particulier l’Amérique a conquis le monde par sa technique, son fric et sa technologie, ses images, ses virus et son informatique, ses marottes et sa porcherie. Mais comme on voit enfin se profiler une résistance sur fond d’effondrement voulu et provoqué par un consortium de milliardaires devenus fous et possédés (cf. les dibbouks du folklore juif que citait récemment Howard Kunstler dans un texte hélas incompris), et que cette résistance concerne des pays au profil traditionnel guénonien (Inde, Chine, monde arabe) je me suis dit qu’il serait bon de partager avec mes lecteurs les réflexions de Guénon sur l’anomalie occidentale qui éclate au grand jour au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Le texte va être assez long et il serait dommage de s’en lasser trop tôt.
Guénon donc (première partie d’Orient et Occident) :
« La civilisation occidentale moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable anomalie : parmi toutes celles qui nous sont connues plus ou moins complètement, cette civilisation est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, et ce développement monstrueux, dont le début coïncide avec ce qu’on est convenu d’appeler la Renaissance, a été accompagné, comme il devait l’être fatalement, d’une régression intellectuelle correspondante… »
Chez Guénon intellectuel désigne en fait le spirituel théologique, la capacité de parler sérieusement de Dieu et du monde spirituel. A l’époque cela décline déjà (mais en relisant Huizinga, on découvrirait que le quatorzième siècle n’était déjà pas très brillant). Guénon rajoute :
« Nous rappellerons seulement que Descartes a limité l’intelligence à la raison, qu’il a assigné pour unique rôle à ce qu’il croyait pouvoir appeler métaphysique de servir de fondement à la physique, et que cette physique elle-même était essentiellement destinée, dans sa pensée, à préparer la constitution des sciences appliquées, mécanique, médecine et morale, dernier terme du savoir humain tel qu’il le concevait… »
Tout cela se manifeste en Occident, ce côté de l’obscurité, et va se radicaliser avec l’utopie américaine réalisée bien décrite par Boorstyn, Baudrillard ou Watzlawick. Guénon écrit que « mentalement aussi bien que géographiquement, l’Amérique actuelle est vraiment l’« Extrême-Occident » ; et l’Europe suivra, sans aucun doute, si rien ne vient arrêter le déroulement des conséquences impliquées dans le présent état des choses. »
Ensuite le problème important que soulève Guénon est celui de civilisation élue. Cette civilisation occidentale hérétique, scientifique et technique se sent élue (ce qui explique sa violence et l’incroyable interventionnisme US) :
« Mais ce qu’il y a peut-être de plus extraordinaire, c’est la prétention de faire de cette civilisation anormale le type même de toute civilisation, de la regarder comme « la civilisation » par excellence, voire même comme la seule qui mérite ce nom. C’est aussi, comme complément de cette illusion, la croyance au « progrès »
Citant un excellent texte de l’historien Jacques Bainville, Guénon écrit :
« La civilisation, c’était donc le degré de développement et de perfectionnement auquel les nations européennes étaient parvenues au XIXe siècle. Ce terme, compris par tous, bien qu’il ne fût défini par personne, embrassait à la fois le progrès matériel et le progrès moral, l’un portant l’autre, l’un uni à l’autre, inséparables tous deux. »
Nous découvrons (c’est la fameuse théorie de la conspiration conspuée partout et menacée par le néo-totalitarisme ambiant) que l’on nous a menti sur nous (croisades, lune, guerres, épidémies, etc.) ; or Guénon le dit déjà très bien :
« Il faut convenir que l’histoire des idées permet de faire parfois des constatations assez surprenantes, et de réduire certaines imaginations à leur juste valeur ; elle le permettrait surtout si elle était faite et étudiée comme elle devrait l’être, si elle n’était, comme l’histoire ordinaire d’ailleurs, falsifiée par des interprétations tendancieuses, ou bornée à des travaux de simple érudition, à d’insignifiantes recherches sur des points de détail. L’histoire vraie peut être dangereuse pour certains intérêts politiques ; et on est en droit de se demander si ce n’est pas pour cette raison que certaines méthodes, en ce domaine, sont imposées officiellement à l’exclusion de toutes les autres : consciemment ou non, on écarte a priori tout ce qui permettrait de voir clair en bien des choses, et c’est ainsi que se forme l’« opinion publique ».
Cela ressemble bien à la guerre occulte décrite par Julius Evola dans les Hommes au milieu des ruines. Nietzsche a très bien écrit à ce sujet dans sa deuxième considération actuelle sur l’Histoire : l’historien est un journaliste qui adapte au goût trivial du jour les temps anciens que l’on ne comprend pas ou plus.
On reprend sur la capacité hallucinatoire occidentale :
« Certes, « le Progrès » et « la Civilisation », avec des majuscules, cela peut faire un excellent effet dans certaines phrases aussi creuses que déclamatoires, très propres à impressionner la foule pour qui la parole sert moins à exprimer la pensée qu’à suppléer à son absence ; à ce titre, cela joue un rôle des plus importants dans l’arsenal de formules dont les « dirigeants » contemporains se servent pour accomplir la singulière œuvre de suggestion collective sans laquelle la mentalité spécifiquement moderne ne saurait subsister bien longtemps. »
Guénon enfonce plus le clou :
« Sans doute, le pouvoir des mots s’est déjà exercé plus ou moins en d’autres temps que le nôtre ; mais ce dont on n’a pas d’exemple, c’est cette gigantesque hallucination collective par laquelle toute une partie de l’humanité en est arrivée à prendre les plus vaines chimères pour d’incontestables réalités ; et, parmi ces idoles de l’esprit moderne, celles que nous dénonçons présentement sont peut-être les plus pernicieuses de toutes. »
Puis il souligne le caractère moraliste aberrant (Nietzsche parle d’hystérie féminine chez l’Occidentale moderne dans Par-delà le bien et le mal : voyez la septième partie intitulée Nos vertus) qui progresse avec le culte du fric et du profit :
« Développement matériel et intellectualité pure sont vraiment en sens inverse ; qui s’enfonce dans l’un s’éloigne nécessairement de l’autre… »
On bascule dans le sentimentalisme guerrier (Todd en a bien parlé dans Après l’Empire quand il oppose la « femme castratrice américaine » à l’islam) puis dans le « zen emballé sous vide » (Debord) et le mysticisme de drugstore :
« En fait, matérialité et sentimentalité, bien loin de s’opposer, ne peuvent guère aller l’une sans l’autre, et toutes deux acquièrent ensemble leur développement le plus extrême ; nous en avons la preuve en Amérique, où, comme nous avons eu l’occasion de le faire remarquer dans nos études sur le théosophisme et le spiritisme, les pires extravagances « pseudo-mystiques » naissent et se répandent avec une incroyable facilité, en même temps que l’industrialisme et sa passion des « affaires » sont poussés à un degré qui confine à la folie ; quand les choses en sont là, ce n’est plus un équilibre qui s’établit entre les deux tendances, ce sont deux déséquilibres qui s’ajoutent l’un à l’autre et, au lieu de se compenser, s’aggravent mutuellement… »
Dans son livre sur l’impérialisme (livre annoté et cité par Lénine dans l’Impérialisme…), Hobson remarque « l’inconsistance » occidentale. Le caractère américain, brutal et pleurnichard, dans Apocalypse now sous la plume du savant John Milius cela donne : « on les bombardait puis on leur amenait des pansements » et même des missionnaires... Guénon sur la question :
« Ainsi, le « moralisme » de nos contemporains n’est bien que le complément nécessaire de leur matérialisme pratique : et il serait parfaitement illusoire de vouloir exalter l’un au détriment de l’autre, puisque, étant nécessairement solidaires, ils se développent tous deux simultanément et dans le même sens, qui est celui de ce qu’on est convenu d’appeler la « civilisation ».
Guénon qui ne déteste pas Voltaire (il a bien raison, la fin « turco-musulmane » de Candide est un chef-d’œuvre d’intelligence et de vraie tolérance) ajoute :
« D’ailleurs, ce qui est encore beaucoup plus simple, ils s’empressent ordinairement d’oublier la leçon de l’expérience ; tels sont ces rêveurs incorrigibles qui, à chaque nouvelle guerre, ne manquent pas de prophétiser qu’elle sera la dernière. Au fond, la croyance au progrès indéfini n’est que la plus naïve et la plus grossière de toutes les formes de l’« optimisme »
Tout cela nous rapproche d’Audiard et de celui qui ose tout (notion inspirée comme on sait tous par Saint-Thomas d’Aquin…). On sait que l’Occident a gagné sa guerre contre la Russie (vous ne le lui enlèverez pas de la tête) et déjà gagné contre la Chine. Guénon :
« Le monde moderne a proprement renversé les rapports naturels des divers ordres ; encore une fois, amoindrissement de l’ordre intellectuel (et même absence de l’intellectualité pure), exagération de l’ordre matériel et de l’ordre sentimental, tout cela se tient, et c’est tout cela qui fait de la civilisation occidentale actuelle une anomalie, pour ne pas dire une monstruosité. »
L’obsession du changement est subtilement dénoncée : on aurait pu crever en vieux blancs bien tranquilles et fainéants ; mais non, nos élites conduites par Strong ou Kissinger ont voulu nous exterminer et appellent cela un énième changement ; Philippe Muray avec qui j’en avais parlé l’avait bien compris.
« Ce que les Occidentaux appellent progrès, ce n’est pour les Orientaux que changement et instabilité ; et le besoin de changement, si caractéristique de l’époque moderne, est à leurs yeux une marque d’infériorité manifeste : celui qui est parvenu à un état d’équilibre n’éprouve plus ce besoin, de même que celui qui sait ne cherche plus. »
Puis Guénon devient presque trivial (Guénon, trivial ?!) : ce que l’Orient voudrait c’est qu’on lui foute la paix !
« Mais qu’on se rassure : rien n’est plus contraire à leur nature que la propagande, et ce sont là des soucis qui leur sont parfaitement étrangers ; sans prêcher la « liberté », ils laissent les autres penser ce qu’ils veulent, et même ce qu’on pense d’eux leur est fort indifférent. Tout ce qu’ils demandent, au fond, c’est qu’on les laisse tranquilles ; mais c’est ce que refusent d’admettre les Occidentaux, qui sont allés les trouver chez eux, il ne faut pas l’oublier, et qui s’y sont comportés de telle façon que les hommes les plus paisibles peuvent à bon droit en être exaspérés ».
A la même époque Bernanos comprend que l’homme égal c’est l’homme pareil (voyez mes textes sur la France – la pauvre ! – contre les robots). Guénon écrit… pareillement :
« L’« égalité » si chère aux Occidentaux se réduit d’ailleurs, dès qu’ils sortent de chez eux, à la seule uniformité ; le reste de ce qu’elle implique n’est pas article d’exportation et ne concerne que les rapports des Occidentaux entre eux, car ils se croient incomparablement supérieurs à tous les autres hommes, parmi lesquels ils ne font guère de distinctions… »
C’est vrai que pour l’Américain et ses mille milliards de dollars de déficit commercial tout devient article d’exportation, même la drogue qui rend zombi.
Chose amusante, l’Occidental exige qu’on l’admire :
« Les Européens ont une si haute opinion de leur science qu’ils en croient le prestige irrésistible, et ils s’imaginent que les autres peuples doivent tomber en admiration devant leurs découvertes les plus insignifiantes… »
A côté de cela notre crétin est repentant et exige d’être remplacé. Guénon explique pourquoi :
« L’orgueil, en réalité, est chose bien occidentale; l’humilité aussi, d’ailleurs, et, si paradoxal que cela puisse sembler, il y a une solidarité assez étroite entre ces deux contraires : c’est un exemple de la dualité qui domine tout l’ordre sentimental, et dont le caractère propre des conceptions morales fournit la preuve la plus éclatante, car les notions de bien et de mal ne sauraient exister que par leur opposition même. En réalité, l’orgueil et l’humilité sont pareillement étrangers et indifférents à la sagesse ».
Les complexes de la personnalité occidentale étaient résumés finalement par la formule de Victor Hugo (génie qui pouvait écrire n’importe quelle ineptie à côté de n’importe quel trait juste) : « je suis une force qui va ! » Guénon :
« Ce changement où il est enfermé et dans lequel il se complaît, dont il n’exige point qu’il le mène à un but quelconque, parce qu’il en est arrivé à l’aimer pour lui-même, c’est là, au fond, ce qu’il appelle « progrès », comme s’il suffisait de marcher dans n’importe quelle direction pour avancer sûrement ; mais avancer vers quoi, il ne songe même pas à se le demander… »
L’Occidental c’est la « recherche » (défense de se moquer de Proust !) :
« Le goût maladif de la recherche, véritable « inquiétude mentale » sans terme et sans issue, se manifeste tout particulièrement dans la philosophie moderne, dont la plus grande partie ne représente qu’une série de problèmes tout artificiels, qui n’existent que parce qu’ils sont mal posés, qui ne naissent et ne subsistent que par des équivoques soigneusement entretenues ; problèmes insolubles à la vérité…
Le maître souligne le péril anglo-saxon (De Maistre et Bonald l’avaient fait déjà, voyez mes textes) :
« C’est chez les peuples anglo-saxons que le « moralisme » sévit avec le maximum d’intensité, et c’est là aussi que le goût de l’action s’affirme sous les formes les plus extrêmes et les plus brutales ; ces deux choses sont donc bien liées l’une à l’autre comme nous l’avons dit. Il y a une singulière ironie dans la conception courante qui représente les Anglais comme un peuple essentiellement attaché à la tradition, et ceux qui pensent ainsi confondent tout simplement tradition avec coutume. »
A l’époque déjà la domination est fragile. Mais en cessant d’être coloniale elle est souvent devenue plus dangereuse (voyez mon texte sur Titus Burckhardt et la tradition marocaine détruite par l’Etat moderne marocain) : l’Etat moderne dénoncé par Jouvenel s’est appliqué partout et il projette partout sa meurtrière matrice totalitaire. Davos et les smart cities sont là pour nous le rappeler comme leur développement durable globalisé aux relents si génocidaires…
« Les Occidentaux, malgré la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière définitive, qu’elle peut être à la merci d’événements qu’il leur est impossible de prévoir et à plus forte raison d’empêcher. »
Guénon sera moins optimiste sur l’Orient traditionnel dans le Règne de la quantité ; et Frithjof Schuon encore beaucoup moins (cf. Burckhardt cité supra).
La folie occidentale n’est pas près de s’interrompre ; sur ce point le maître ne se trompe pas :
« Quoi qu’il en soit de ces prévisions peut-être lointaines, les Occidentaux d’aujourd’hui en sont encore à se persuader que le progrès, ou ce qu’ils appellent ainsi, peut et doit être continu et indéfini ; s’illusionnant plus que jamais sur leur propre compte, ils se sont donné à eux-mêmes la mission de faire pénétrer ce progrès partout, en l’imposant au besoin par la force aux peuples qui ont le tort, impardonnable à leurs yeux, de ne pas l’accepter avec empressement. Cette fureur de propagande, à laquelle nous avons déjà fait allusion, est fort dangereuse pour tout le monde, mais surtout pour les Occidentaux eux-mêmes, qu’elle fait craindre et détester ; l’esprit de conquête n’avait jamais été poussé aussi loin, et surtout il ne s’était jamais déguisé sous ces dehors hypocrites qui sont le propre du « moralisme » moderne. »
Guénon fait une allusion à la faiblesse ontologique de la « race » occidentale :
« En effet, les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres. »
Il est confirmé par le penseur raciste Madison Grant qui voit sa presque comique « grande race » péricliter partout à la même époque.
Guénon n’évite pas la question juive, ni la russe, ni l’allemande (qui se posait encore alors !) :
« Il est profondément ridicule de prétendre opposer à l’esprit occidental la mentalité allemande ou même russe, et nous ne savons quel sens les mots peuvent avoir pour ceux qui soutiennent une telle opinion, non plus que pour ceux qui qualifient le bolchevisme d’« asiatique » ; en fait, l’Allemagne est au contraire un des pays où l’esprit occidental est porté à son degré le plus extrême ; et, quant aux Russes, même s’ils ont quelques traits extérieurs des Orientaux, ils en sont aussi éloignés intellectuellement qu’il est possible. Il faut ajouter que, dans l’Occident, nous comprenons aussi le judaïsme, qui n’a jamais exercé d’influence que de ce côté, et dont l’action n’a même peut-être pas été tout à fait étrangère à la formation de la mentalité moderne en général ; et, précisément, le rôle prépondérant joué dans le bolchevisme par les éléments israélites est pour les Orientaux, et surtout pour les Musulmans, un grave motif de se méfier et de se tenir à l’écart ; nous ne parlons pas de quelques agitateurs du type « jeune-turc », qui sont foncièrement antimusulmans, souvent aussi israélites d’origine, et qui n’ont pas la moindre autorité. »
On arrête ici. Malgré toutes ses tares l’Occident a gagné, triomphé des sociétés traditionnelles et imposé son modèle de coursier nihiliste qui semble plus excitant aux foules. L’imposition mondiale de la tyrannie informatique nous montre qu’il sera quasiment impossible d’en sortir, comme je l’annonçais dans la première édition de livre sur Internet. Le contrôle de tout par le totalitarisme numérique mettra tout le monde d’accord. Sauf miracle.
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jeudi, 09 février 2023
Guénon et la révision du traditionalisme selon Silvano Panunzio
Guénon et la révision du traditionalisme selon Silvano Panunzio
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/guenon-e-la-revisione-del...
Les éditions Iduna proposent aux lecteurs un important recueil d'écrits de Silvano Panunzio, introduit par Aldo la Fata, qui est le plus grand exégète de ce penseur chrétien. Il s'agit du volume René Guénon e la crisi del mondo moderno ("René Guénon et la crise du monde moderne"), dans lequel sont rassemblés des essais consacrés par l'auteur à l'exégèse de la pensée de l'ésotériste français et de son école, parus dans des livres ou dans la revue Metapolitica, qu'il a lui-même fondée. Les textes sont accompagnés d'une série de lettres adressées à des chercheurs de différents horizons, intéressés par le 'traditionalisme intégral' (pour toute commande : associazione.iduna@gmail.com, pp. 188, euro 20.00). La Fata note la différence de ton que l'on peut déduire en comparant les écrits publics et privés : les premiers caractérisés par un plus grand calme, les seconds plus "libres" et caractérisés par des tons plus polémiques ou apologétiques.
D'un point de vue général, Panunzio reconnaît le rôle important de Guénon dans la culture métaphysique et religieuse du vingtième siècle, mais considère que son enseignement n'est pas sans limites ni contradictions. Panunzio vise à démontrer "aux 'traditionalistes ésotériques' que le christianisme est une tradition complète à tous égards" (p. 9). Parmi les essais, certains révèlent explicitement l'intention qui anime et traverse l'exégèse du "traditionalisme intégral" de Panunzio: parvenir à une révision du guénonisme. Prenant comme point de départ une critique de l'écrivain Vintilă Horia de 1982, consacrée à La crise du monde moderne, l'universitaire italien montre qu'il partage la thèse critique du Roumain. Horia a relevé des ambiguïtés dans le livre en question. Si, d'une part, Guénon "revendique [...] au christianisme latin et à l'Église le privilège d'être la seule organisation authentiquement "traditionnelle"" (p. 65), d'autre part, il accorde à la franc-maçonnerie le même rôle. En outre, les "ouvertures" à l'Orient hindou et à l'islamisme, une religion à laquelle le Français s'est ensuite converti en s'installant en Égypte, ont en fait contribué au "démantèlement" de l'Europe de sa patrie spirituelle. De telles attitudes théoriques pourraient trouver une justification dans l'idée guénonienne de la Tradition unique, dont toutes les "traditions" descendent.
Silvano Panunzio jeune.
À cette thèse, Panunzio répond que les Révélations ne se valent pas et ne sont pas interchangeables: "Le christianisme est, en ce sens, la "dernière" religion, celle qui offre uniquement à l'homme la possibilité du salut [...] par l'intercession du Fils de Dieu lui-même" (p. 67). Compte tenu de l'accélération des processus de décadence qui se sont manifestés après la seconde moitié du siècle dernier, pour Panunzio il aurait été diriment de mettre en œuvre une révision du "traditionalisme intégral". Une révision aussi radicale que celle qui avait ébranlé les certitudes dogmatiques du marxisme à la fin du 19ème siècle. La limite du guénonisme est identifiée, comme on peut le voir dans Les multiples états de l'être, d'où descend tout le système de l'ésotériste, d'être une proposition centrée sur le monisme de Plotin et de ramener, par conséquent, le débat : "à la rencontre et au choc, jamais complètement résolu, entre le néoplatonisme extrême et le christianisme" (p. 70). Cette attitude intellectuelle a, en outre, conduit Guénon à vivre l'Inde à la lumière de la seule perspective shankarienne, sous-estimant le "mystère vivant", saisi par Pannikar, relatif à l'existence d'une "Inde intérieure" qui reconnaît la fonction salvatrice du Christ.
En conclusion, pour Panunzio, le guénonisme est une forme moderne de l'averroïsme "qui se présente aux chrétiens du vingtième siècle avec les mêmes problèmes choquants qu'au treizième siècle ! Il faut dire, précise notre auteur, que Guénon lui-même attendait beaucoup, en termes d'amendement de son propre système, de la nouvelle vague d'études traditionnelles qui s'affirmait en Italie et qui était menée par le spécialiste de l'économie Giuseppe Palomba et par Panunzio lui-même. Il était censé favoriser, non pas simplement la réunion horizontale de l'Est et de l'Ouest, mais "l'échange vertical entre le Ciel et la Terre" (p. 73). Des remarques critiques similaires émergent à la lecture de l'essai consacré à Guido De Giorgio, dont le plus grand mérite est de "ne pas avoir risqué (sic !) de mettre la Tradition à la place de Dieu" (p. 43). C'est précisément par l'analyse de l'apport de cet Adepte que l'on peut comprendre l'échec du traditionalisme des 19ème et 20ème siècles, oublieux des enseignements de De Maistre, qui était conscient que la Tradition avait été préservée non seulement par le catholicisme mais aussi par l'orthodoxie, dont seul Sédir avait une idée. Sur la voie tracée par le guénonisme: "L'Europe intérieure a été abandonnée, laissée à la merci des forces chthoniennes [...] Un glissement de terrain : que la métaphysique pure, sans l'aide de la métapolitique, s'est révélée impuissante à arrêter" (p. 45). Guénon, rappelle Panunzio, a rencontré le Père Tacchi Venturi (photo) : l'échange entre les deux n'a pas été fructueux pour rectifier les positions du Français, et il a continué à poursuivre la voie de l'"externalisation" du patrimoine ésotérique.
Le penseur transalpin n'a pas pleinement compris l'héritage "traditionnel" présent chez Leibniz. Ce dernier, non seulement était un véritable initié, mais avait une connaissance profonde de la scolastique mystique: "cette dernière est, par contre, inconnue de Guénon" (pg. 34). Leibniz, pour cela, n'a pas reculé devant la conception audacieuse de la "pars totale", qui a tant fasciné Goethe, philosophe de la nature. Ceux qui sont présentés ne sont que quelques-uns des thèmes abordés dans le volume. Ils reviennent également dans l'intéressante correspondance privée qui clôt cette précieuse collection. Nous sommes d'accord sur la nécessité de réviser le traditionalisme. Panunzio aurait voulu y parvenir en faisant référence à un "christianisme ésotérique", "johannique". Dans certains passages du volume, un jugement excessivement peu généreux envers l'"hérésie évolienne", considérée comme "luciférienne", est évident.
L'écrivain pense certainement que "l'esprit géométrique" et l'esprit systémique de Guénon doivent être vitalisés par "l'esprit de finesse". Cette qualité était vivante et présente dans la tradition mystique grecque, en particulier dans le dionysisme, qui n'a jamais, dans l'acte aristotélicien, pensé à normaliser et à faire taire la dynamis, la puissance-liberté du principe. L'un, pour moi, n'est donné que dans le multiple, il est infranaturel. Physis est le temple de dynamis. Par conséquent, s'il devait y avoir un ésotérisme chrétien, centré sur l'idée d'un dieu qui meurt et renaît, "puissant" et "souffrant", il serait redevable et successeur des anciens Mystères, auxquels il faut revenir pour dépasser la scolastique traditionaliste.
Giovanni Sessa
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lundi, 20 juin 2022
Traditionalisme et sémiotique
Traditionalisme et sémiotique
Alexandre Douguine
via Facebook (https://www.facebook.com/groups/262431180450314)
Le but de cet article est d'examiner la figure de "l'Antéchrist" et le champ sémantique de "la fin des temps" sans référence à une tradition religieuse particulière.
Mais la figure de l'"Antéchrist" (Ο Αντίχριστος) a un lien évident avec le christianisme. Par conséquent, nous considérons non seulement et cela, pas tellement directement, la figure chrétienne de l'Antéchrist, mais aussi ses analogues. Cela nous amène au thème du traditionalisme.
Qu'est-ce que le traditionalisme ? Ce n'est pas une seule tradition. C'est cette matrice structurelle, ce paradigme qui est commun aux différentes traditions.
Si nous les comparons avec la société moderne, avec le New Age et avec le paradigme séculaire de la science moderne, nous constatons que toutes les traditions et religions particulières ont quelque chose en commun.
Le désir de décrire, d'identifier, de mettre en évidence ce point commun conduit au traditionalisme.
Dans un tel contexte, le traditionalisme peut être compris comme le résultat d'une analyse sociologique de la modernité (en tirant, ce faisant, des conclusions négatives) et d'un comparatisme parallèle des traditions spécifiques. Mais il revendique (par exemple, en la personne de Guénon [1]) quelque chose d'autre - le "primordialisme", c'est-à-dire que le traditionalisme est une expression de la Tradition primordiale, qui précède, plutôt que suit, les traditions connues.
Nous ne discuterons pas maintenant de la question de savoir si cette affirmation est justifiée. Pour l'instant, il nous suffit de constater que la procédure sociologique reconstituant le traditionalisme ou le paradigme de la société traditionnelle par opposition à la société moderne est parfaitement valable. Ce seul fait donne de la crédibilité à Guénon. Cependant, la question de savoir si sa conviction que le concept sociologique et philosophique de "Tradition" correspond de manière réaliste et historique, ainsi qu'ontologique, à une certaine essence sous-jacente qui peut être perçue de manière expérientielle (y compris les formes métaphysiques et spiritualisées de l'expérience) est justifiée, nécessite un examen plus attentif. En d'autres termes, la question de savoir si nous pouvons parler d'une véritable "primordialité" plutôt que d'une simple reconstruction mentale a posteriori s'apparentant aux généralisations postmodernistes est une question ouverte.
La valeur de Guenon dans le contexte du postmoderne est évidente. Mais comment ses idées se rapportent-elles aux structures du Prémoderne ? Et y a-t-il quelque chose dans le Prémoderne qu'il identifie comme sa partie centrale - c'est-à-dire la Tradition primordiale ?
Notre hésitation nous évitera de tomber dans le syncrétisme, le New Age, l'occultisme et le néo-spiritualisme. Nous ne rendons pas un verdict, nous disons : acceptons la thèse de la "Tradition" et même de la "Tradition Primordiale" comme un concept certainement opérant sociologiquement (structure commune pour des traditions spécifiques) et mettons (pour l'instant) entre parenthèses sa validité historique et ontologique.
Abordons le problème sous l'angle de la sémiotique. Qu'est-ce qu'une tradition particulière ? Une tradition religieuse, par exemple. C'est un langage. Ce langage est structuré, contient des signes et une syntaxe, crée des champs de signification (connotatifs - pour les structuralistes), constitue ou décrit (constitue) des dénotations. Dans tous les cas, une tradition particulière comporte trois strates linguistiques et logiques :
- une série de signes (symboles, dogmes, intrigues, mythes, récits), c'est-à-dire la structure du signifiant ;
- une série de significations (signifiants) correspondant aux signes ;
- et une série de significations (régissant les relations de la première et de la deuxième rangée - ou la relation des signes de la première rangée entre eux, la connotation).
Par exemple, lorsqu'un musulman dit "Allah", il ne veut pas dire la même chose qu'un chrétien lorsqu'il dit "Dieu". Sans une analyse détaillée de ces trois rangées, nous ne pouvons rien comprendre à une tradition particulière. De la même manière, "l'Antéchrist" n'a strictement de sens (et de signification) qu'en tant que figure du récit chrétien, des dogmes chrétiens ; il est relié au Christ de manière complexe (le plus souvent en sens inverse) et nous renvoie à un dénotatif (un dénoté) qui est constitué exclusivement par la religion chrétienne et réside dans son cadre. Il est possible de parler de l'Antéchrist comme d'une connotation qui tire son être de sa place conceptuelle dans le système du langage chrétien et de sa structure.
On peut dire la même chose de toute figure d'une religion particulière. Par exemple, la Khizra des musulmans ou le prophète Elijah des juifs. Certaines choses sont vaguement analogues dans d'autres religions, dans d'autres non.
En outre, il existe des emprunts et des réinterprétations des mêmes figures dans des contextes différents. Cela complique l'analyse.
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jeudi, 26 novembre 2020
Guénon, les virus et la civilisation hallucinatoire
Guénon, les virus et la civilisation hallucinatoire
par Nicolas Bonnal
Le caractère hallucinatoire du virus est une évidence. Une modeste épidémie surexploitée médiatiquement sert à happer nos libertés restantes, nos vies et nos ressources. Mais il ne faut pas s’en étonner, dans un monde où le populo passe dix heures par jour le nez dans le smartphone ou le tronc planté devant la télé. L’opération virus est le couronnement de la crasse stupidité des occidentaux et du caractère hallucinatoire de leur civilisation. Je dirais d’ailleurs comme un ami guénonien (Jean Robin) qu’il ne faut pas trop s’inquiéter de la situation actuelle : elle gonfle comme Oz.
Il est évident que nous vivons sous hypnose : abrutissement médiatique/pédagogique, journaux, actus en bandeaux, « tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire. » Mais cette hypnose est ancienne et explique aussi bien l’ère d’un Cromwell que celle d’un Robespierre ou d’un Luther-Calvin. L’occident est malade depuis plus longtemps que la télé…O Gutenberg…
Je redécouvre des pages extraordinaires de Guénon en relisant Orient et Occident. Il y dénonce le caractère fictif de la notion de civilisation ; puis son caractère hallucinatoire à notre civilisation ; enfin son racisme et son intolérance permanentes (sus aux jaunes ou aux musulmans, dont les pays – voyez le classement des pays par meurtre sur Wikipédia – sont les moins violents au monde). Problème : cette anti-civilisation dont les conservateurs se repaissent, est la fois destructrice et suicidaire. Exemple : on détruit des dizaines de pays ou des styles de vie pour se faire plus vite remplacer physiquement (puisque métaphysiquement nous sommes déjà zombis)…
Voyons Guénon :
« La vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au XIXe siècle sous l’influence d’idées nouvelles…Ainsi, ces deux idées de « civilisation » et de « progrès », qui sont fort étroitement associées, ne datent l’une et l’autre que de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque qui, entre autres choses, vit naître aussi le matérialisme; et elles furent surtout propagées et popularisées par les rêveurs socialistes du début du XIXe siècle.»
Guénon pense comme le Valéry de Regards (1) que l’histoire est une science truquée servant des agendas :
« L’histoire vraie peut être dangereuse pour certains intérêts politiques ; et on est en droit de se demander si ce n’est pas pour cette raison que certaines méthodes, en ce domaine, sont imposées officiellement à l’exclusion de toutes les autres : consciemment ou non, on écarte a priori tout ce qui permettrait de voir clair en bien des choses, et c’est ainsi que se forme l’« opinion publique ».
Puis il fait le procès de nos grands mots (comme disait Céline : le latin, le latinisant en particulier est conifié par les mots), les mots à majuscule du monde moderne :
« …si l’on veut prendre les mêmes mots dans un sens absolu, ils ne correspondent plus à aucune réalité, et c’est justement alors qu’ils représentent ces idées nouvelles qui n’ont cours que moins de deux siècles, et dans le seul Occident. Certes, « le Progrès » et « la Civilisation », avec des majuscules, cela peut faire un excellent effet dans certaines phrases aussi creuses que déclamatoires, très propres à impressionner la foule pour qui la parole sert moins à exprimer la pensée qu’à suppléer à son absence ; à ce titre, cela joue un rôle des plus importants dans l’arsenal de formules dont les « dirigeants » contemporains se servent pour accomplir la singulière œuvre de suggestion collective sans laquelle la mentalité spécifiquement moderne ne saurait subsister bien longtemps. »
Il a évoqué la suggestion comme Gustave Le Bon. Il va même parler d’hypnose, René Guénon :
« À cet égard, nous ne croyons pas qu’on ait jamais remarqué suffisamment l’analogie, pourtant frappante, que l’action de l’orateur, notamment, présente avec celle de l’hypnotiseur (et celle du dompteur est également du même ordre) ; nous signalons en passant ce sujet d’études à l’attention des psychologues. Sans doute, le pouvoir des mots s’est déjà exercé plus ou moins en d’autres temps que le nôtre ; mais ce dont on n’a pas d’exemple, c’est cette gigantesque hallucination collective par laquelle toute une partie de l’humanité en est arrivée à prendre les plus vaines chimères pour d’incontestables réalités ; et, parmi ces idoles de l’esprit moderne, celles que nous dénonçons présentement sont peut-être les plus pernicieuses de toutes. »
La science ne nous sauve en rien, bien au contraire. Autre nom à majuscule, elle sert aussi notre mise en hypnose :
« La civilisation occidentale moderne a, entre autres prétentions, celle d’être éminemment « scientifique » ; il serait bon de préciser un peu comment on entend ce mot, mais c’est ce qu’on ne fait pas d’ordinaire, car il est du nombre de ceux auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens. La « Science », avec une majuscule, comme le « Progrès » et la « Civilisation », comme le « Droit », la « Justice » et la « Liberté », est encore une de ces entités qu’il faut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu’on les examine d’un peu trop près. »
Le mot est une suggestion :
« Toutes les soi-disant « conquêtes » dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n’y a rien ou pas grand-chose : suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d’individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée ; peut-être essaierons-nous quelque jour d’éclaircir un peu ce côté de la question. »
Et le vocable reste imprécis, s’il est idolâtré :
« …nous constatons seulement que l’Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l’on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n’ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde ; au fond, il n’y a là, dans la plupart des cas, que l’expression, on pourrait même dire la personnification, d’aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d’une sorte de « religion laïque » qui n’est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l’être, mais qui n’en a pas moins une existence très réelle : ce n’est pas de la religion au sens propre du mot, mais c’est ce qui prétend s’y substituer, et qui mériterait mieux d’être appelé « contre-religion ».
L’hystérie occidentale, européenne ou américaine, est violente et permanente (en ce moment russophobie, Afghanistan, Syrie, Irak, Venezuela, Libye, etc.). Elle repose sur le sentimentalisme ou sur l’humanitarisme :
« De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la « superstition », celle de la « science » et de la « raison » est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale ; mais il y a parfois un rationalisme qui n’est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qu’y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension. »
Le mot haine est important ici, qui reflète cette instabilité ontologique, et qui au nom de l’humanisme justifie toutes les sanctions et toutes les violences guerrières. Guénon ajoute sur l’islamophobie :
« …ceux qui sont incapables de distinguer entre les différent domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudo-intellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce qui concerne le reste de l’Orient. »
Et déjà sur la haine antichinoise :
« Ceux mêmes d’entre les Orientaux qui passent pour être le plus fermés à tout ce qui est étranger, les Chinois, par exemple, verraient sans répugnance des Européens venir individuellement s’établir chez eux pour y faire du commerce, s’ils ne savaient trop bien, pour en avoir fait la triste expérience, à quoi ils s’exposent en les laissant faire, et quels empiétements sont bientôt la conséquence de ce qui, au début, semblait le plus inoffensif. Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe… »
Sur le péril jaune alors mis à la mode par Guillaume II :
« …rien ne saurait être plus ridicule que la chimérique terreur du « péril jaune », inventé jadis par Guillaume II, qui le symbolisa même dans un de ces tableaux à prétentions mystiques qu’il se plaisait à peindre pour occuper ses loisirs ; il faut toute l’ignorance de la plupart des Occidentaux, et leur incapacité à concevoir combien les autres hommes sont différents d’eux, pour en arriver à s’imaginer le peuple chinois se levant en armes pour marcher à la conquête de l’Europe… »
Guénon annonce même dans la deuxième partie de son livre le « grand remplacement » de la population occidentale ignoré par les hypnotisés et plastronné par les terrorisés :
« …les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres. »
Concluons : notre bel et increvable occident est toujours aussi belliqueux, destructeur et autoritaire ; mais il est en même temps humanitaire, pleurnichard, écolo, mal dans sa peau, torturé, suicidaire, niant histoire, racines, polarité sexuelle… De ce point de vue on est bien dans une répugnante continuité de puissance hallucinée fonctionnant sous hypnose (relisez dans ce sens la Galaxie Gutenberg qui explique comment l’imprimerie nous aura altérés), et Guénon l’aura rappelé avec une sévère maîtrise…
Note
(1) Valéry : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines… L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »
Sources
René Guénon, Orient et occident, classiques.uqac.ca, pp.20-35
Paul Valéry : Regards sur le monde actuel
Nicolas Bonnal : Si quelques résistants…Coronavirus et servitude volontaire (Amazon.fr)
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samedi, 27 juin 2020
Frithjof Schuon versus René Guénon
Frithjof Schuon versus René Guénon
00:20 Publié dans Islam, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : frithjof schuon, rené guénon, tradition, traditionalisme, islam | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 04 juin 2020
Le Traditionalisme en Turquie
Tibet DIKMEN:
Le Traditionalisme en Turquie
Il est difficile de dire que le traditionalisme a été suffisamment discuté et diffusé dans la sphère intellectuelle turque. Malgré le fait qu’une majorité des livres traditionalistes importants aient été traduits en turc, la conscience de ce courant philosophique est assez limitée à une «élite» particulière. Bien que la plupart des œuvres de René Guénon, Frithjof Schuon, Seyyed Hossein Nasr, Martin Lings, Titus Burckhardt et Julius Evola soient toujours publiées par 'İnsan Yayınları', de nombreux Turcs ignorent à quel point l'école traditionaliste est un mouvement politico-philosophique actif, comment les traditionalistes sont connectés les uns aux autres, jusqu’où s'étendent les grandes et petites veines qui les alimentent, et à quelle distance les vaisseaux qui en résultent se propagent.
René Guénon est naturellement le premier nom traditionaliste à atteindre la Turquie. Le plus ancien document portant son nom remonte à 1938, dans l'intitulé d'un article de journal affirmant: «René Guénon, le philosophe français perdu depuis sept ans a finalement été retrouvé à la célèbre université Al-Azhar au Caire. Tout le monde à Paris est étonné par l’aventure étrange et curieuse du philosophe. » Cependant, cet article s'avère peu pertinent. Les œuvres intellectuelles de Guénon n'atteindront les intellectuels turcs qu'au début des années 80. Cela a commencé par la publication de petits articles dans un magazine conservateur appelé «Résurrection», appartenant à un parti islamo-conservateur qui a ensuite été fermé pour avoir refusé de participer aux élections trois fois d'affilée. À la suite de cette introduction, la traduction de ses livres a été entamé par Nabi Avcı, chroniqueur aux journaux Yeni Şafak, conseiller principal du Premier ministre Erdogan en 2003, ministre de l'Éducation nationale entre 2013-2016, puis ministre de la Culture et Tourisme jusqu'en 2017. Nous constatons déjà que des universitaires et intellectuels particulièrement bien placés ont tenté d'être les «précurseurs» du Traditionalisme en Turquie.
Nabi Avci.
Après les traductions d'Avcı, des deuxièmes éditions ont été publiées, toutes chez 'les éditions ‘Insan', sous la direction du Prof. Dr. Mahmut Erol Kılıç, également écrivain à Yeni Şafak et académicien célèbre pour son travail sur Ibn-Arabi et René Guénon, actuellement ambassadeur de Turquie en République d'Indonésie. Jusqu'à très récemment, on pouvait observer que le contenu traditionaliste ne se trouvait que dans les arènes islamo-conservatrices telles que les facultés de théologie. Cependant, le courant anti-moderne vit, à ce jour, son apogée en Turquie. De nombreuses nouvelles traductions s'additionnent et les idées gagnent chaque jour plus d'interlocuteurs.
Mahmut Erol Kiliç.
Outre que le traditionalisme devient une énorme influence pour les ordres soufis actifs, certains conservateurs ont commencé à essayer d'utiliser le traditionalisme comme une philosophie rigide et forte contre l'opposition laïque.
Un effort accru peut également être remarqué pour introduire l'école de la pensée à la jeune génération. GZT (la section jeunesse du journal Yeni Şafak que nous avions abordé plus tôt, un quotidien conservateur connu pour son soutien intransigeant au président Erdogan, entretenant des relations étroites avec le régime de l'AKP et fréquemment accusé pour discours de haine excessif et antisémitisme) a écrit un article approfondi et bien documenté sur le Traditionalisme destiné à la jeune génération, et a même réalisé une vidéo YouTube de 20 minutes expliquant l'héritage de Guénon. Cette `` gazette de la jeunesse '' qui, avec Yeni Şafak, appartient à Albayrak Holding, un conglomérat d'un milliard de dollars impliqué dans les télécommunications, l'immobilier, la production de moteurs, le textile et le papier, a également organisé une diffusion en direct avec Ibrahim Kalin (l'actuel conseiller en chef du président Erdogan), où il a sévèrement critiqué la modernité et recommandé à la jeune population turque de lire «L'Homme et la Nature» de Seyyed Hossein Nasr. De nouveaux articles sur les écrivains traditionalistes paraissent très fréquemment dans les revues de jeunesse de nombreuses universités allant d'Istanbul à Erzurum. On peut donc constater que, contrairement à l'Europe où il apparaît comme un courant dissident, le traditionalisme en Turquie se retrouve entrelacé dans la classe dirigeante, l'endroit auquel on s'attendrait le moins.
Compte tenu de tous les différents facteurs, même si elles s’avèrent inconscientes et imprévues, une renaissance se produit dans la branche conservatrice de la Turquie et cela est directement liée au point de vue traditionaliste. Alors que les soufis et les ordres religieux ont tendance à se concentrer sur la tangente ‘pérennialiste’ plus passive, la "Révolte contre le Monde moderne'' de Julius Evola gagne en popularité auprès des militaristes: ceux qui adhèrent fermement à la devise "la Turquie n'est pas un pays avec une armée, l'armée turque est une armée avec un pays".
La croissance de l'influence traditionaliste a atteint une telle ampleur que Abdul-Wahid Yahya Guénon, fils de René Guénon, a été invité à Istanbul en 2015 pour recevoir le prix d'honneur de “Ami spécial” (décerné à ceux qui auraient grandement servi et contribué l'Islam) par une fondation soufie aux racines profondes (Kerim Vakfı). Au cours de son discours, le fils de Guénon a partagé des faits inédits sur son père. Le plus étonnant d’entre eux est le fait qu'un élève d'Albert Einstein aurait écrit une lettre à René Guénon déclarant que «son professeur était fortement influencé par ses travaux sur la métaphysique» et «qu'il les recommandait à ses élèves». Le fils de Guénon a également déclaré que même s'il était heureux que les œuvres de son père soient louées en Turquie, seulement 13 de ses 28 livres ont été traduits à ce jour.
N'oublions pas non plus l'opposition. L’opposition la plus forte à Guénon est venue de Zübeyir Yetik (du Milli Görüş d’Erbakan) qui a consacré tout un livre sur la critique des positions ésotériques et «suprareligieuses» de Guénon, intitulé «La suprématie de l’homme et l’ésotérisme guénonien».
Yetik affirme avec force que «les résultats des efforts visant à faire revivre le« patrimoine commun de l'humanité »sous le nom de« tradition », qui est constamment porté à l'ordre du jour par René Guénon et ses disciples, comme moyen alternatif de salut, est une triche et une escroquerie à ce sujet, portant préjudice à l’individu et à la société ». A côté de ces critiques, on peut également constater que les francs-maçons turcs ne sont pas non plus satisfaits de sa popularité. Selon une recherche effectuée par Thierry Zarcone, bien que la bibliothèque de la Grande Loge d'Istanbul disposait de nombreux livres de Guénon, ils l'ont délibérément ignoré et ont même fait preuve de consternation envers sa philosophie.
Nous pouvons facilement remarquer l'attention croissante envers le traditionalisme, en particulier avec l'arrivée d'Ernst Jünger sur les étagères turques. Jünger est le plus récent penseur qui est entré dans cette «renaissance intellectuelle» en cours et, curieusement, le premier livre traduit était «Gläserne Bienen» (Abeilles de verre) en 2019, suivi de «In Stahlgewittern» (Orages d’acier) plus tard cette année-là. Ainsi, il a fallu 99 ans à Ernst Jünger pour atteindre un public turc. Nous pouvons donc conclure que le traditionalisme s'installe et crée des changements intellectuels significatifs dans différentes parties du monde, chacun dans des contextes indépendants et que la Turquie n'embrasse que récemment mais complètement cette vision du monde éternelle.
Sources :
https://www.gzt.com/mecra/gelenekselci-ekol-3426042v
http://www.insanyayinlari.com/
https://www.youtube.com/watch?v=3nseIBrYVhY
https://www.youtube.com/watch?v=13K4--Hdup0
https://www.aa.com.tr/tr/kultur-sanat/einstein-babamdan-cok-etkilenmis/496404
https://en.wikipedia.org/wiki/Nabi_Avc%C4%B1
https://tr.wikipedia.org/wiki/Albayrak_Holding
https://www.yenisafak.com/hayat/rene-guenon-ve-krizdeki-dusunce-2532911
https://www.religion.info/2003/01/26/rene-guenon-influence-en-iran-et-en-turquie/
https://books.google.be/books?id=zesfgcT_xtUC&pg=PA131&lpg=PA131&dq=traditionalisme+turquie+gu%C3%A9non&source=...
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mardi, 02 juin 2020
Traditionalism in Turkey
Tibet DIKMEN:
Traditionalism in Turkey
It is difficult to say that Traditionalism has sufficiently been discussed and spread in the Turkish intellectual sphere. Despite the fact that a majority of the important Traditionalist books have been translated into Turkish , the awareness of this phylosophical current is quite limited to a peculiar ‘elite’. Although most of the works of René Guénon, Frithjof Schuon, Seyyed Hossein Nasr, Martin Lings, Titus Burckhardt and Julius Evola are still being published by ‘İnsan Yayınları’, many Turks ignore how the Traditionalist school is an active politico-philosphical movement, how the Traditionalists are connected with each other, where the large and small veins that feed them extend, and how far the vessels that extend from these range.
René Guénon is naturally the first Traditionalist name to reach Turkey. The oldest document bearing his name dates back to 1938, in the heading of a newspaper article stating : « René Guénon, the French philosopher who was lost for seven years has been finally found at the famous Al-Azhar University in Cairo. Everyone in Paris is astonished by the philosopher’s weird and curious adventure. » However, this article proves irrevelant. The intellectual works of Guénon will only reach Turkish intellectuals at the beginning of the 80’s. It began with small articles being published on a conservative magazine called ‘Ressurection’, belonging to an islamo-conservative party that was later closed down for refusing to participate in elections thrice in a row. Following this introduction, the translation of his books were lead off by Nabi Avcı, who was a column writer at Yeni Şafak newsapapers, the chief advisor of Prime Minister Erdogan in 2003, the Minister of National Education between 2013-2016 and then the Minister of Culture and Tourism until 2017. We already notice that peculiarly high placed academicians and intellectuals have tried to be the ‘precursors’ of Traditionalism in Turkey.
Nabi Avci.
After Avcı’s translations, second editions have been published, all at ‘Insan Publishing’, under the editorship of Prof. Dr. Mahmut Erol Kılıç, also a writer at Yeni Şafak and an academician famous for his work on Ibn-Arabi and René Guénon, currently the Turkish ambassador to the Republic of Indonesia. Until very recently, we could observe that Traditionalist content was only to be found in islamo-conservative arenas such as Theology faculties. However, the anti-modern current is, as of today, living its apogee in Turkey. Many new translations are adding up and the ideas are gaining more interlocutors every day.
Mahmut Erol Kiliç.
Besides Traditionalism becoming a huge influence for active Sufi orders µ, some conservatives have began to try using Traditionalism as rigid and strong philosophy against the secular opposition.
An increased effort can also be noticed in introducing the school of thought to the younger generation. GZT ( the youth section of the Yeni Şafak newspaper we had pointed out earlier, a conservative daily newspaper known for its hardline support of president Erdogan, having close relations with the AKP regime and frequently accused of using excessive hate speech and anti-semitism) has written a thorough and well-researched article about Traditionalism aimed at the younger generation, and has even made a 20 minute YouTube video explaining the legacy of Guénon. This ‘youth gazette’ which, along with Yeni Şafak, belongs to Albayrak Holding, a billion-dollar conglomerate involved in telecommunication, real estate, engine production, textile and paper, has also organised a live stream with Ibrahim Kalin ( the current chief advisor of president Erdogan ) where he harshly criticised modernity and recommanded the young Turkish populations to read Seyyed Hossein Nasr’s ‘Man and Nature’. New articles about Traditionalist writers appear very frequently in youth magazines of many universities ranging from Istanbul to Erzurum. We can therefore observe that, unlike in Europe where it appears as a dissident current, Traditionalism in Turkey can be found intertwined in the ruling class, the place you would least expect it.
Considering all the different factors, even if it’s unconscious and unplanned, a renaissance is happening in the conservative branch of Turkey and that is directly linked with the Traditionalist point of view. While the Sufis and religious orders tend to focus on the more passive Perennialist tangent, Julius Evola’s ‘Revolt against the Modern World’ is gaining popularity along the militarists : those who comply firmly to the motto ‘Turkey is not a country with an army, the Turkish army is an army with a country.’
The growth of Traditionalist influence has reached such an extent that, Abdul-Wahid Yahya Guénon, son of René Guénon, has been invited to Istanbul in 2015 to receive the honorary prize of ‘Special Friend’ (given to those deemed to have greatly served Islam) by a deep-rooted Sufi foundation (Kerim Vakfı). During his speech, Guénon’s son has shared some previously unheard facts about his father. The most astonishing of these was the fact that a student of Albert Einstein wrote a letter to René Guénon stating that “his professor was greatly influenced by his works on metaphysics” and that “he recommended it to his students”. Guénon’s son also stated that even though he is happy that his fathers are praised in Turkey, only 13 of his 28 books have been translated so far.
Let us not omit the opposition as well. The strongest opposition to Guénon came from Zübeyir Yetik ( from Erbakan’s Milli Görüş) who consecrated a whole book on critisizing Guénon’s esoteric and ‘suprareligious’ positions, called “Man’s supremacy and Guenonian esoterism”.
Yetik strongly affirms that “The results of the efforts to revive the "common heritage of humanity" under the name of "tradition", which is persistently brought to the agenda by Rene Guénon and his disciples, as an alternative way of salvation, cheats and stalls on this subject, and is a damage to the individual and to society”. Alongside such critics, we can also observe that Turkish freemasons are not fund of his popularity either. According to a research made by Thierry Zarcone, eventhough the Grand-Lodge of Istanbul’s library had many of Guénon’s books at disposal, they somehow deliberately ignored it and even showed dismay towards his philosophy.
We can easily take notice of the growing attention towards Traditionalism, particularly with arrival of Ernst Jünger on Turkish shelves. Jünger is the most recent thinker who has entered this ongoing ‘intellectual renaissance’ and oddly enough, the first translated book was ‘Gläserne Bienen’ (Glass Bees) in 2019, followed by ‘In Stahlgewittern’ (Storms of Steel) later that year. Thus, it took 99 years for Ernst Jünger to reach a Turkish audience. We can therefore conclude that, Traditionalism is still settling and creating significant intellectual changes in different parts of the world, each in independent contexts and Turkey, is only recently but thoroughly embracing this perennial worldview.
Source :
https://www.gzt.com/mecra/gelenekselci-ekol-3426042v
http://www.insanyayinlari.com/
https://www.youtube.com/watch?v=3nseIBrYVhY
https://www.youtube.com/watch?v=13K4--Hdup0
https://www.aa.com.tr/tr/kultur-sanat/einstein-babamdan-cok-etkilenmis/496404
https://en.wikipedia.org/wiki/Nabi_Avc%C4%B1
https://tr.wikipedia.org/wiki/Albayrak_Holding
https://www.yenisafak.com/hayat/rene-guenon-ve-krizdeki-dusunce-2532911
https://www.religion.info/2003/01/26/rene-guenon-influence-en-iran-et-en-turquie/
https://books.google.be/books?id=zesfgcT_xtUC&pg=PA131&lpg=PA131&dq=traditionalisme+turquie+gu%C3%A9non&source=...
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mercredi, 27 novembre 2019
Guénon, Saint-Point, and Agarttha
The book consists of seven sections: artistic beginnings, artistic experiments, “Latin Sisters: Artistic and Theoretical Dialog with Italy,” feminism, politics, influences, and inheritance. Most of these deal with the avant-garde. The call of the Orient is dealt with primarily in the section on politics, in which three of four chapters cover the last three decades of Saint-Point’s life, spent in Cairo, and her Islam. They are by Frédérique Poissonier, Daniel Lançon, and Alessandra Marchi. Poissonier looks primarily at French diplomatic correspondence relating to the attempted expulsion from Egypt of Saint-Point for conducting Bolshevik propaganda, Lançon looks most importantly at Saint-Point’s short-lived Egyptian journal, Le Phœnix. Revue de la renaissance orientale (The Phoenix: Review of the Oriental Renaissance), and Marchi looks at Saint-Point’s conversion to Islam, which she compares to that of an Italian contemporary of Saint-Point, the Italian anarchist (and friend of Benito Mussolini) Leda Rafanelli (1880-1971).
The main source for the relationship between Guénon and Saint-Point is Saint-Point herself, writing in the newspaper L’Egypte nouvelle in 1952, on the first anniversary of Guénon’s death. She had been forewarned of Guénon’s arrival in Cairo, she wrote, and during the years before Guénon’s marriage in 1934 he had visited her weekly, and they spent many hours together. She was not, however, a disciple of his, having made her own study of religions and esotericism before she met him. His work contributed some details to her understanding that were interesting, but “not indispensable.”
One writer who seems to have been more indispensable for Saint-Point was an earlier French esotericist, Alexandre Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909), who was also appreciated by Guénon. This, and the fact that the circles Saint-Point had inhabited in Europe connected with those that Guénon had inhabited, probably explains the close relationship between Saint-Point and Guénon.
Saint-Yves was best known for a political system, “synarchy,” that he proposed as an alternative to anarchy. He was also known for his description of Agarttha, a subterranean synarchical utopia located somewhere in Asia, probably in India. Agarttha was described in Saint-Yves’ Mission de l'Inde en Europe, mission de l'Europe en Asie. La question du Mahatma et sa solution (India's mission in Europe, Europe's Mission in Asia: The Question of the Mahatma and its Solution), written in 1886 but withdrawn from the press and then not published until after Saint-Yves’ death, in 1910. Its final publication was the work of Papus (Gérard Encausse, 1865-1916), the founder of the Martinist Order, to which Guénon had once belonged. Encausse had acquired Saint-Yves’ papers.
Mission de l'Inde does not deal directly with the question of the Mahatma, which may have been added as a subtitle by Papus to improve sales. This question was raised by the Theosophist Helena Blavatsky (1831-91), who claimed to be in receipt of communications from enlightened adepts known as Mahatmas. It was never made clear who these Mahatmas were. Saint-Yves’ book suggests an answer: they were inhabitants of Agarttha, initiates who guarded the ancient, esoteric Tradition (given a capital T by Saint-Yves).
Guénon addressed the issue of Agarttha (now generally spelled Agartha) in Le roi du monde (The King of the World, 1927), treating accounts of it primarily as myth, and comparing them to other, similar myths. It seems, however, that he did on balance accept that Agarttha, or something like it, actually existed. So did Saint-Point, who wrote of Sufism as “anterior to Islam” and as connected to Agarttha. Guénon, of course, also saw Sufism as a repository of ancient, esoteric Tradition, though he would not necessarily have drawn a connection through Agarttha.
Saint-Point and Guénon agreed on a number of other points, too. Both valued Oriental civilization over Western civilization, which both condemned, and both were French converts to Islam. Again, there were differences, however. Saint-Point’s commitment to the Orient was political and activist, unlike Guénon’s. This was the motivation for her journal and the cause of her political difficulties, resolved only through the personal intervention of the French foreign minister, Aristide Briand (1862-1932), who knew Saint-Point’s ex-husband, Charles Dumont (1867-1939), a member of the French Senate who was twice minister of finance. Briand knew that Saint-Point was not a Bolshevik. Her anti-colonial agitation was probably inspired by Theosophy.
Saint-Point’s Islam was also different from Guénon’s. She admired Abd al-Aziz ibn Saud (1875-1953), the founder of the Kingdom of Saudi Arabia, who she saw as a “young patriot” who was “returning Muslimism [Musulmanisme] to its origins, to the Spirit.” She evidently knew little of Ibn Saud’s Wahhabism, and he probably appealed to her romantic view of Islam as “the religion of silence, the Voice that speaks in the desert, the poetry of horizons framed by the sands.”
Those who are interested in Agarttha and do not read French may refer to the English translation of Mission de l'Inde, as The Kingdom of Agarttha: A Journey into the Hollow Earth (Inner Traditions, 2008, $14.95), with an excellent introduction by Joscelyn Godwin which is recommended even to those who do read French.
[This post has been edited to remove a quotation incorrectly attributed to Saint-Point that was actually from Rafanelli.]
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mardi, 21 mai 2019
Guénon et le rejet des élites en Chine ancienne
Guénon et le rejet des élites en Chine ancienne
Les Carnets de Nicolas Bonnal
Ex: http://www.dedefensa.org
Les élites sont rejetées ou carrément craintes maintenant en occident, et la grande élection de Trump aura marqué ce moment, comme le reconnaissait Nassim Nicholas Taleb. Ce penchant anarchiste – ou libertaire-libertarien – est très marqué dans notre vague mondiale de contestation antitout et je lui trouve sinon une origine, du moins un beau précédent – en Chine ancienne. Pays du nombre et de la récurrente organisation totalitaire et massifiée, la Chine a été aussi, dans une lointaine antiquité, le pays du rejet de cette organisation.
Il y a vingt-cinq siècles donc les gilets/périls jaunes existent en Chine et rejettent, avec les penseurs taoïstes, la hiérarchie, l’empereur, la bureaucratie, l’armée et les fameux « lettrés » alors incarnés par Confucius. On se référera ici surtout à Tchouang-Tseu.
Et comme René Guénon, cet immense et si traditionnel auteur n’en veut pas au peuple :
« Petits mais respectables sont les êtres qui remplissent le monde. Humble mais nécessaire est le peuple. »
J’ai cité Guénon, et ce n’est pas pour rien. Un bref rappel de sa vieille crise du monde moderne que j’ai étudiée ici-même :
« Au VIe siècle avant l’ère chrétienne, il se produisit, quelle qu’en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples ; ces changements présentèrent d’ailleurs des caractères différents suivant les pays. Dans certains cas, ce fut une réadaptation de la tradition à des conditions autres que celles qui avaient existé antérieurement, réadaptation qui s’accomplit en un sens rigoureusement orthodoxe ; c’est ce qui eut lieu notamment en Chine, où la doctrine, primitivement constituée en un ensemble unique, fut alors divisée en deux parties nettement distinctes : le Taoïsme, réservé à une élite, et comprenant la métaphysique pure et les sciences traditionnelles d’ordre proprement spéculatif ; le Confucianisme, commun à tous sans distinction, et ayant pour domaine les applications pratiques et principalement sociales. »
Guénon a ici tort de notre point de vue ; la pensée taoïste, puisqu’elle va au Principe, se moque de la Tradition, des rites, de la musique, et elle humilie Confucius au service de ses maîtres et des cruels guerriers. Mais il ajoute :
« Dans l’Inde, on vit naître alors le Bouddhisme, qui, quel qu’ait été d’ailleurs son caractère originel, devait aboutir, au contraire, tout au moins dans certaines de ses branches, à une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie, au sens étymologique d’« absence de principe », dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social. »
Cela s’applique parfaitement à la pensée anarchiste-taoïste de cette époque.
Je rappelle pourquoi pour Guénon cette époque est importante :
« En nous rapprochant de l’Occident,… le VIe siècle fut le point de départ de la civilisation dite « classique », la seule à laquelle les modernes reconnaissent le caractère « historique », et tout ce qui précède est assez mal connu pour être traité de « légendaire », bien que les découvertes archéologiques récentes ne permettent plus de douter que, du moins, il y eut là une civilisation très réelle ; et nous avons quelques raisons de penser que cette première civilisation hellénique fut beaucoup plus intéressante intellectuellement que celle qui la suivit, et que leurs rapports ne sont pas sans offrir quelque analogie avec ceux qui existent entre l’Europe du moyen âge et l’Europe moderne. »
Mais on en revient au manège antiélitiste et antitraditionnel (au sens de sclérotique et de hiérarchique, c’est un rejet aussi de toute taxinomie) de notre taoïste Tchouang-Tseu. Pour lui les sages (ou intellectuels, ou politiciens, on dirait maintenant « experts ») ont gâché le monde et ils sont « des emballeurs de brigands » :
« Le vulgaire ferme, avec des liens solides et de fortes serrures, ses sacs et ses coffres, de peur que les petits voleurs n’y introduisent les mains.
Cela fait, il se croit et on le trouve sage. Survient un grand voleur, qui emporte sacs et coffres avec leurs liens et leurs serrures, très content qu’on lui ait si bien fait ses paquets. Et il se trouve que la sagesse de ces vulgaires avait consisté à préparer au voleur son butin.
Il en va de même en matière de gouvernement et d’administration. Ceux qu’on appelle communément les Sages ne sont que les emballeurs des brigands à venir. »
Ces lettrés sont critiqués car ils se mettent souvent au service des autorités :
« Les plus renommés d’entre les Sages historiques ont ainsi travaillé pour de grands voleurs, jusqu’au sacrifice de leur vie. Loung-fang fut décapité, Pi-kan fut éventré, Tch’ang-houng fut écartelé, Tzeu su périt dans les eaux.
Le comble, c’est que les brigands de profession appliquèrent aussi à leur manière les principes des Sages. »
Dans le même esprit, Lao Tsé a écrit (§ 57, traduction Stanislas Julien) :
« Plus le roi multiplie les prohibitions et les défenses, et plus le peuple s’appauvrit ; Plus le peuple a d’instruments de lucre, et plus le royaume se trouble ; Plus le peuple a d’adresse et d’habileté, et plus l’on voit fabriquer d’objets bizarres ; Plus les lois se manifestent, et plus les voleurs s’accroissent. »
Et Tchouang-Tseu :
« Oui, l’apparition des Sages cause l’apparition des brigands, et la disparition des Sages cause la disparition des brigands. Sages et brigands, ces deux termes sont corrélatifs, l’un appelle l’autre, comme torrent et inondation, remblai et fossé. »
Et d’enfoncer nûment son clou :
« Je le répète, si la race des Sages venait à s’éteindre, les brigands disparaîtraient ; ce serait, en ce monde, la paix parfaite, sans querelles.
C’est parce que la race des Sages ne s’éteint pas qu’il y a toujours des brigands. Plus on emploiera de Sages à gouverner l’État, plus les brigands se multiplieront. »
Tchouang-Tseu recommande même les us et manières des…casseurs, « la civilisation étant une conspiration » (John Buchan) qui fait déchoir les hommes et par là le monde. Il est important de détruire la musique rituelle et, avec elle, instruments et outils :
« Détruisez radicalement toutes les institutions artificielles des Sages, et le peuple retrouvera son bon sens naturel. Abolissez la gamme des tons, brisez les instruments de musique, bouchez les oreilles des musiciens, et les hommes retrouveront l’ouïe naturelle. Abolissez l’échelle des couleurs et les lois de la peinture, crevez les yeux des peintres, et les hommes retrouveront la vue naturelle. Prohibez le pistolet et le cordeau, le compas et l’équerre ; cassez les doigts des menuisiers, et les hommes retrouveront les procédés naturels… »
Comme Hésiode ou Ovide, Tchouang-Tseu célèbre l’âge d’or, la Tradition primordiale, l’In Illo Tempore de Mircea Eliade. On cite Ovide (Métamorphoses, I, 94-107) :
« Les pins abattus sur les montagnes n’étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues. Les mortels ne connaissaient d’autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. Les cités n’étaient défendues ni par des fossés profonds ni par des remparts. »
Ovide poursuit :
« La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d’elle-même. L’homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort, cueillait les fruits de l’arbousier et du cornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui tombait de l’arbre de Jupiter. C’était alors le règne d’un printemps éternel. »
Et on reprend Tchouang-Tseu :
« Ils trouvaient bonne leur grossière nourriture, bons aussi leurs simples vêtements. Ils étaient heureux avec leurs mœurs primitives et paisibles dans leurs pauvres habitations. Le besoin d’avoir des relations avec autrui ne les tourmentait pas. Ils mouraient de vieillesse avant d’avoir fait visite à la principauté voisine, qu’ils avaient vue de loin toute leur vie, dont ils avaient entendu chaque jour les coqs et les chiens. En ces temps-là, à cause de ces mœurs-là, la paix et l’ordre étaient absolus. »
Le développement intellectuel, administratif et bureaucratique est cause de la décadence. Tchouang-Tseu :
« L’invention de la sophistique, traîtresse et venimeuse, avec ses théories sur la substance et les accidents, avec ses arguties sur l’identité et la différence, a troublé la simplicité du vulgaire. »
Et de taper sur les sophistes comme un bon Socrate :
« Oui, l’amour de la science, des inventions et des innovations est responsable de tous les maux de ce monde. Préoccupés d’apprendre ce qu’ils ne savent pas (la vaine science des sophistes), les hommes désapprennent ce qu’ils savent (les vérités naturelles de bon sens).
Préoccupés de critiquer les opinions des autres, ils ferment les yeux sur leurs propres erreurs. »
Le désordre moral rejaillit sur la nature :
« De là un désordre moral, qui se répercute au ciel sur le soleil et la lune, en terre sur les monts et les fleuves, dans l’espace médian sur les quatre saisons, et jusque sur les insectes qui grouillent et pullulent à contretemps (sauterelles, etc.). Tous les êtres sont en train de perdre la propriété de leur nature. C’est l’amour de la science qui a causé ce désordre. »
Shakespeare fait dire comme on sait à Titania à la fin de son fameux monologue (il ne s’agit pas du tout de faire de la littérature comparée, mais d’établir des correspondances traditionnelles) :
« Le printemps, l’été, le fertile automne, l’hiver chagrin, échangent leur livrée ordinaire ; et le monde étonné ne peut plus les distinguer par leurs productions. Toute cette série de maux provient de nos débats et de nos dissensions ; c’est nous qui en sommes les auteurs et la source… »
Mais on en revient à l’étonnante modernité de Tchouang-Tseu, à sa rage anti-verbeuse :
« Depuis dix-huit siècles, on s’est habitué à faire fi de la simplicité naturelle, à faire cas de la fourberie rituelle ; ou s’est habitué à préférer une politique verbeuse et fallacieuse au non-agir franc et loyal. Ce sont les bavards (sages, politiciens, rhéteurs), qui ont mis le désordre dans le monde. »
La sophistication est alors telle que notre penseur dénonce un gouvernement mathématique :
« Tout le monde voulut devenir savant pour parvenir, et le peuple s’épuisa en vains efforts. C’est alors que fut inventé le système de gouvernement mathématique.
L’empire fut équarri avec la hache et la scie. Peine de mort pour tout ce qui déviait de la ligne droite. Le marteau et le ciseau furent appliqués aux mœurs. »
C’est la révolte contre la méga-machine de Lewis Mumford, qui lui analysait l’Egypte. Mais restons-en là : alors arrive une révolte façon gilets jaunes :
« Le résultat fut un bouleversement, un écroulement général. C’est que le législateur avait eu le tort de violenter le cœur humain. Le peuple s’en prit aux Sages et aux princes. Les Sages durent se cacher dans les cavernes des montagnes, et les princes ne furent plus en sûreté dans leurs temples de famille. »
La rage de Tchouang-Tseu devient donc destructrice :
« Il a raison, l’adage qui dit : exterminez la sagesse, détruisez la science, et l’empire reviendra à l’ordre spontanément. »
Et de finir sur cette étonnante question rhétorique :
« Qui trouble l’empire, qui violente la nature, qui empêche l’action du ciel et de la terre ? qui inquiète les animaux, trouble le sommeil des oiseaux, nuit jusqu’aux plantes et aux insectes ? qui, si ce n’est les politiciens, avec leurs systèmes pour gouverner les hommes ? ! »
Le secret serait de laisser le monde tel quel (le rêve libertarien de Rothbard) :
« Il faut laisser le monde aller son train, et ne pas prétendre le gouverner. Autrement les natures viciées n’agiront plus naturellement (mais artificiellement, légalement, rituellement, etc.). Quand toutes les natures, étant saines, se tiennent et agissent dans leur sphère propre, alors le monde est gouverné, naturellement et de lui-même ; pas n’est besoin d’intervenir. »
Sources
Ovide – Métamorphoses, I, traduction Villenave (ebooksgratuits.com)
Shakespeare – le songe d’une nuit d’été, II, 2 (ebooksgratuits.com)
Zhuang Zi – Œuvre de Tchouang-Tseu
René Guénon – La crise du monde moderne, pp. 21-23 (classiques.uqac.ca)
Tao Te King – Lao Tsé – Livre de la Voie et de la Vertu, traduction Julien
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mercredi, 03 avril 2019
René Guénon et notre civilisation hallucinatoire
René Guénon et notre civilisation hallucinatoire
Les Carnets de Nicolas Bonnal
Ex: http://www.dedefensa.org
Il est évident que nous vivons sous hypnose : abrutissement médiatique/pédagogique, journaux, actus en bandeaux, « tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire. » Mais cette hypnose est ancienne et explique aussi bien l’ère d’un Cromwell que celle d’un Robespierre ou d’un Luther-Calvin. L’occident est malade depuis plus longtemps que la télé…O Gutenberg…
Je redécouvre des pages extraordinaires de Guénon en relisant Orient et Occident. Il y dénonce le caractère fictif de la notion de civilisation ; puis son caractère hallucinatoire à notre civilisation ; enfin son racisme et son intolérance permanentes (sus aux jaunes ou aux musulmans, dont les pays – voyez le classement des pays par meurtre sur Wikipédia – sont les moins violents au monde). Problème : cette anti-civilisation dont les conservateurs se repaissent, est la fois destructrice et suicidaire. Exemple : on détruit des dizaines de pays ou des styles de vie pour se faire plus vite remplacer physiquement (puisque métaphysiquement nous sommes déjà zombis)…
Voyons Guénon :
« La vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au XIXe siècle sous l’influence d’idées nouvelles…Ainsi, ces deux idées de « civilisation » et de « progrès », qui sont fort étroitement associées, ne datent l’une et l’autre que de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque qui, entre autres choses, vit naître aussi le matérialisme; et elles furent surtout propagées et popularisées par les rêveurs socialistes du début du XIXe siècle.»
Guénon pense comme le Valéry de Regards (1) que l’histoire est une science truquée servant des agendas :
« L’histoire vraie peut être dangereuse pour certains intérêts politiques ; et on est en droit de se demander si ce n’est pas pour cette raison que certaines méthodes, en ce domaine, sont imposées officiellement à l’exclusion de toutes les autres : consciemment ou non, on écarte a priori tout ce qui permettrait de voir clair en bien des choses, et c’est ainsi que se forme l’« opinion publique ».
Puis il fait le procès de nos grands mots (comme disait Céline : le latin, le latinisant en particulier estconifié par les mots), les mots à majuscule du monde moderne :
« …si l’on veut prendre les mêmes mots dans un sens absolu, ils ne correspondent plus à aucune réalité, et c’est justement alors qu’ils représentent ces idées nouvelles qui n’ont cours que moins de deux siècles, et dans le seul Occident. Certes, « le Progrès » et « la Civilisation », avec des majuscules, cela peut faire un excellent effet dans certaines phrases aussi creuses que déclamatoires, très propres à impressionner la foule pour qui la parole sert moins à exprimer la pensée qu’à suppléer à son absence ; à ce titre, cela joue un rôle des plus importants dans l’arsenal de formules dont les « dirigeants » contemporains se servent pour accomplir la singulière œuvre de suggestion collective sans laquelle la mentalité spécifiquement moderne ne saurait subsister bien longtemps. »
Il a évoqué la suggestion comme Gustave Le Bon. Il va même parler d’hypnose, notre René Guénon !
« À cet égard, nous ne croyons pas qu’on ait jamais remarqué suffisamment l’analogie, pourtant frappante, que l’action de l’orateur, notamment, présente avec celle de l’hypnotiseur (et celle du dompteur est également du même ordre) ; nous signalons en passant ce sujet d’études à l’attention des psychologues. Sans doute, le pouvoir des mots s’est déjà exercé plus ou moins en d’autres temps que le nôtre ; mais ce dont on n’a pas d’exemple, c’est cette gigantesque hallucination collective par laquelle toute une partie de l’humanité en est arrivée à prendre les plus vaines chimères pour d’incontestables réalités ; et, parmi ces idoles de l’esprit moderne, celles que nous dénonçons présentement sont peut-être les plus pernicieuses de toutes. »
A l’époque moderne, le mot devient une idole. TS Eliot en parle aussi dans un poème célèbre, les chorus :
Words that have taken the place of thoughts and feelings…
La science ne nous sauve en rien, bien au contraire. Autre nom à majuscule, elle sert aussi notre mise en hypnose (pour René Guénon, aucun mot à particule n’a de sens sérieux, et il est important de le noter) :
« La civilisation occidentale moderne a, entre autres prétentions, celle d’être éminemment « scientifique » ; il serait bon de préciser un peu comment on entend ce mot, mais c’est ce qu’on ne fait pas d’ordinaire, car il est du nombre de ceux auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens. La « Science », avec une majuscule, comme le « Progrès » et la « Civilisation », comme le « Droit », la « Justice » et la « Liberté », est encore une de ces entités qu’il faut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu’on les examine d’un peu trop près. »
Le mot est une suggestion (repensez à la psychologie des foules de Le Bon) :
« Toutes les soi-disant « conquêtes » dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n’y a rien ou pas grand-chose : suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d’individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée ; peut-être essaierons-nous quelque jour d’éclaircir un peu ce côté de la question. »
Et le vocable reste imprécis, s’il est idolâtré :
« …nous constatons seulement que l’Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l’on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n’ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde ; au fond, il n’y a là, dans la plupart des cas, que l’expression, on pourrait même dire la personnification, d’aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d’une sorte de « religion laïque » qui n’est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l’être, mais qui n’en a pas moins une existence très réelle : ce n’est pas de la religion au sens propre du mot, mais c’est ce qui prétend s’y substituer, et qui mériterait mieux d’être appelé « contre-religion ».
L’hystérie occidentale, européenne ou américaine, est violente et permanente (en ce moment russophobie, Afghanistan, Syrie, Irak, Venezuela, Libye, etc.). Elle repose sur le sentimentalisme ou sur l’humanitarisme :
« De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la « superstition », celle de la « science » et de la « raison » est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale ; mais il y a parfois un rationalisme qui n’est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qu’y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension. »
Le mot haine est important ici, qui reflète cette instabilité ontologique, et qui au nom de l’humanisme justifie toutes les sanctions et toutes les violences guerrières. Guénon ajoute sur l’islamophobie :
« …ceux qui sont incapables de distinguer entre les différent domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudo-intellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce qui concerne le reste de l’Orient. »
Et sur la haine antichinoise :
« Ceux mêmes d’entre les Orientaux qui passent pour être le plus fermés à tout ce qui est étranger, les Chinois, par exemple, verraient sans répugnance des Européens venir individuellement s’établir chez eux pour y faire du commerce, s’ils ne savaient trop bien, pour en avoir fait la triste expérience, à quoi ils s’exposent en les laissant faire, et quels empiétements sont bientôt la conséquence de ce qui, au début, semblait le plus inoffensif. Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe… »
Sur le péril jaune alors mis à la mode par Guillaume II :
« …rien ne saurait être plus ridicule que la chimérique terreur du « péril jaune », inventé jadis par Guillaume II, qui le symbolisa même dans un de ces tableaux à prétentions mystiques qu’il se plaisait à peindre pour occuper ses loisirs ; il faut toute l’ignorance de la plupart des Occidentaux, et leur incapacité à concevoir combien les autres hommes sont différents d’eux, pour en arriver à s’imaginer le peuple chinois se levant en armes pour marcher à la conquête de l’Europe… »
Guénon annonce même dans la deuxième partie de son livre le « grand remplacement » de la population occidentale ignoré par les hypnotisés et plastronné par les terrorisés :
« …les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres. »
A la même époque de nombreux écrivains (Chesterton, Yeats, Céline, Madison Grant ou Scott Fitzgerald en Amérique) pressentent/constatent aussi le déclin quantitatif de la population en occident. Guénon semble par contre avoir surestimé la résilience orientale au smartphone et au béton, à la télé et au shopping-center… Sans oublier Hollywood, le tabac et le chewing-gum. Mais on ne se refera pas.
Concluons : notre bel et increvable occident est toujours aussi belliqueux, destructeur et autoritaire ; mais il est en même temps humanitaire, pleurnichard, écolo, mal dans sa peau, torturé, suicidaire, niant histoire, racines, polarité sexuelle… De ce point de vue on est bien dans une répugnante continuité de puissance hallucinée fonctionnant sous hypnose (relisez dans ce sens la Galaxie Gutenberg qui explique comment l’imprimerie nous aura altérés), et Guénon l’aura rappelé avec une sévère maîtrise…
Note
(1) Valéry : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines… L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »
Sources
René Guénon, Orient et occident, classiques.uqac.ca, pp.20-35
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lundi, 07 janvier 2019
René Guénon sur notre société festive
Philippe Muray a brillamment « tonné contre » la société festive. On l’a rappelé ici-même. Mais on va remonter plus haut et examiner le corps du délit avec notre René Guénon. Qu’était une fête dans le monde traditionnel ? Une subversion momentanée de l’ordre. Guénon, dans ses admirables Symboles de la science sacrée :
« Il n’est pas inutile de citer ici quelques exemples précis, et nous mentionnerons tout d’abord, à cet égard, certaines fêtes d’un caractère vraiment étrange qui se célébraient au moyen âge : la « fête de l’âne », où cet animal, dont le symbolisme proprement « satanique » est bien connu dans toutes les traditions, était introduit jusque dans le chœur même de l’église, où il occupait la place d’honneur et recevait les plus extraordinaires marques de vénération ; et la « fête des fous », où le bas clergé se livrait aux pires inconvenances, parodiant à la fois la hiérarchie ecclésiastique et la liturgie elle-même. Comment est-il possible d’expliquer que de pareilles choses, dont le caractère le plus évident est incontestablement un caractère de parodie et même de sacrilège, aient pu, à une époque comme celle-là, être non seulement tolérées, mais même admise en quelque sorte officiellement ? »
Guénon évoque aussi les saturnales :
« Nous mentionnerons aussi les saturnales des anciens Romains dont le carnaval moderne paraît d’ailleurs être dérivé directement, bien qu’il n’en soit plus, à vrai dire, qu’un vestige très amoindri : pendant ces fêtes, les esclaves commandaient aux maîtres et ceux-ci les servaient ; on avait alors l’image d’un véritable « monde renversé », où tout se faisait au rebours de l’ordre normal… »
La fête a donc pour but de canaliser (aujourd’hui on dirait défouler) les forces inférieures de l’homme déchu. Guénon rappelle :
« …c’est là, en effet, quelque chose qui est très propre, et plus même que quoi que ce soit d’autre, à donner satisfaction aux tendances de l’« homme déchu », en tant que ces tendances le poussent à développer surtout les possibilités les plus inférieures de son être. Or, c’est justement en cela que réside la véritable raison d’être des fêtes en question : il s’agit en somme de « canaliser » en quelque sorte ces tendances et de les rendre aussi inoffensives qu’il se peut, en leur donnant l’occasion de se manifester, mais seulement pendant des périodes très brèves et dans des circonstances bien déterminées, et en assignant ainsi à cette manifestation des limites étroites qu’il ne lui est pas permis de dépasser. S’il n’en était pas ainsi, ces mêmes tendances, faute de recevoir le minimum de satisfaction exigé par l’état actuel de l’humanité, risqueraient de faire explosion, si l’on peut dire et d’étendre leurs effets à l’existence… »
Guénon conclut : « le fait qu’il n’y a là rien d’imprévu « normalise » en quelque sorte le désordre lui-même et l’intègre dans l’ordre total. »
Guénon parle alors des masques (voyez mon livre sur Kubrick et mes analyses symboliques sur les masques dans Eyes Wide Shut calqué de l’admirable Sarabande de Dearden, avec Stewart Granger)). Le masque ne masque pas, il révèle :
« En effet, les masques de carnaval sont généralement hideux et évoquent le plus souvent des formes animales ou démoniaques, de sorte qu’ils sont comme une sorte de « matérialisation » figurative de ces tendances inférieures, voire même
« infernales », auxquelles il est alors permis de s’extérioriser. Du reste, chacun choisira tout naturellement parmi ces masques, sans même en avoir clairement conscience, celui qui lui convient le mieux, c’est-à-dire celui qui représente ce qui est le plus conforme à ses propres tendances de cet ordre, si bien qu’on pourrait dire que le masque, qui est censé cacher le véritable visage de l’individu, fait au contraire apparaître aux yeux de tous ce que celui-ci porte réellement en lui-même, mais qu’il doit habituellement dissimuler. »
Guénon ajoute sur le retournement parodique : « Il est bon de noter, car cela en précise davantage encore le caractère, qu’il y a là comme une parodie du « retournement » qui, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, se produit à un certain degré du développement initiatique ; parodie, disons-nous, et contrefaçon vraiment « satanique », car ici ce « retournement » est une extériorisation, non plus de la spiritualité, mais, tout au contraire des possibilités inférieures de l’être. »
Ce retournement parodique momentané servait certainement à détourner les attaques du Malin.
Tout se retourne comme toujours au dix-septième qui marque le déclin ou la sanction/récupération des carnavals. Et dans le monde moderne la fête devient permanente pour pousser la consommation-consumation des âmes et des forces : Halloween, Black Friday, Noël, Pride machin, Saint-Valentin toutes les fêtes sont là qui se succèdent et puent. Comme dit Tocqueville, en démocratie on laisse le corps pour aller droit à l’âme (on dira au croyant que la mission est de remplir les enfers).
Guénon sur cette extension du domaine du mal :
« Si les fêtes ne semblent même plus éveiller qu’à peine l’intérêt de la foule, c’est que, dans une époque comme la nôtre, elles ont véritablement perdu leur raison
d’être : comment, en effet, pourrait-il être encore question de « circonscrire » le désordre et de l’enfermer dans des limites rigoureusement définies, alors qu’il est répandu partout et se manifeste constamment dans tous les domaines où s’exerce l’activité humaine ? »
Et le coup de massue final :
« Ainsi, la disparition presque complète de ces fêtes, dont on pourrait, si l’on s’en tenait aux apparences extérieures et à un point de vue simplement « esthétique », être tenté de se féliciter en raison de l’aspect de « laideur » qu’elles revêtent inévitablement, cette disparition, disons-nous, constitue au contraire, quand on va au fond des choses, un symptôme fort peu rassurant, puisqu’elle témoigne que le désordre a fait irruption dans tout le cours de l’existence et s’est généralisé à un tel point que nous vivons en réalité, pourrait-on dire, dans un sinistre « carnaval perpétuel ».
Sources
René Guénon, Symboles de la science sacrée. Chapitre XXI. Sur la signification des fêtes «carnavalesques»
http://classiques.uqac.ca/classiques/guenon_rene/Symboles_science_sacree/symboles_sc_sacree.html
Nicolas Bonnal – Stanley Kubrick, génie du cinéma (Amazon.fr)
http://www.dedefensa.org/article/philippe-muray-face-au-d...
https://en.wikipedia.org/wiki/Saraband_for_Dead_Lovers
https://vigilantcitizen.com/vigilantreport/inside-unicefs...
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lundi, 19 novembre 2018
Guénon et les grands esprits pour les gilets jaunes
Guénon et les grands esprits pour les gilets jaunes
Les Carnets de Nicolas Bonnal
Ex: http://www.defensa.org
Le mouvement des gilets jaunes nous permet de redécouvrir modestement les forces vives de la nation dont avait parlé un jour Pie XII ; il a très utilement été insulté par BHL et va constituer un pont entre les forces de gauche et de droite.
On lui reproche d’être populiste et de n’avoir pas su se joindre au train des hérauts de la modernité. Ce qui m’amuse c’est que les avant-gardes et autres minorités ne sont guère une élite, bien plutôt cet amalgame de journaliers pressés et torturés qui passent leur vie dans les bureaux et les aéroports, et se revêtent des oripeaux de la pensée humanitaire. Les classes moyennes c’est le dernier homme de Nietzsche qui dit avoir inventé le bonheur mais se bourre de médicaments pour dormir. Concentrée dans des grosses villes de plus en plus sales, cette post-humanité n’est pas tellurique mais numérique.
On va citer Guénon qui sentait venir cette nouvelle humanité de classes moyennes et de médiocrités, classe moyenne mondiale et uniforme (elle est caricaturale en Chine par exemple), sans aucun génie vernaculaire. Vous pouvez le lire ici : Le masque populaire, chapitre XXVIII d’Initiation et réalisation spirituelle.
Guénon donc, incarnation de notre déchue élite sacerdotale (au sens de Dumézil presque) qui écrit ceci du peuple :
« C’est d’ailleurs à ce même peuple (et le rapprochement n’est certes pas fortuit) qu’est toujours confiée la conservation des vérités d’ordre ésotérique qui autrement risqueraient de se perdre, vérités qu’il est incapable de comprendre, assurément, mais qu’il n’en transmet cependant que plus fidèlement, même si elles doivent pour cela être recouvertes, elles aussi, d’un masque plus ou moins grossier ; et c’est là en somme l’origine réelle et la vraie raison d’être de tout « folklore », et notamment des prétendus « contes populaires ». Mais, pourra-t-on se demander, comment se fait-il que ce soit dans ce milieu, que certains désignent volontiers et péjorativement comme le « bas peuple », que l’élite, et même la plus haute partie de l’élite, dont il est en quelque sorte tout le contraire, puisse trouver son meilleur refuge, soit pour elle-même, soit pour les vérités dont elle est la détentrice normale ? Il semble qu’il y ait là quelque chose de paradoxal, sinon même de contradictoire ; mais nous allons voir qu’il n’en est rien en réalité. »
J’ai bien décrit dans mon livre sur le paganisme au cinéma (Dualpha et Amazon.fr) le lien entre folklore et culture populaire. Guénon ajoute à ce sujet :
« Le peuple, du moins tant qu’il n’a pas subi une « déviation » dont il n’est nullement responsable, car il n’est en somme par lui-même qu’une masse éminemment « plastique », correspondant au côté proprement « substantiel » de ce qu’on peut appeler l’entité sociale, le peuple, disons-nous, porte en lui, et du fait de cette « plasticité » même des possibilités que n’a point la « classe moyenne » ; ce ne sont assurément que des possibilités indistinctes et latentes, des virtualités si l’on veut, mais qui n’en existent pas moins et qui sont toujours susceptibles de se développer si elles rencontrent des conditions favorables. »
Le plus dur est de maintenir le potentiel d’un peuple intact (c’est pourquoi on cherche à le remplacer ou à la faire changer de sexe quand on n’incendie pas son sol comme ici ou là) :
« Contrairement à ce qu’on se plaît à affirmer de nos jours, le peuple n’agit pas spontanément et ne produit rien par lui-même ; mais il est comme un « réservoir » d’où tout peut être tiré, le meilleur comme le pire, suivant la nature des influences qui s’exerceront sur lui. »
Après Guénon se défoule sur la classe moyenne apparue en France à la fin du Moyen Age et si visible déjà au temps de Molière (que ne le lisez-vous en ce sens celui-là !) :
« Quant à la « classe moyenne », il n’est que trop facile de se rendre compte de ce qu’on peut en attendre si l’on réfléchit qu’elle se caractérise essentiellement par ce soi-disant « bon sens » étroitement borné qui trouve son expression la plus achevée dans la conception de la « vie ordinaire », et que les productions les plus typiques de sa mentalité propre sont le rationalisme et le matérialisme de l’époque moderne ; c’est là ce qui donne la mesure la plus exacte de ses possibilités, puisque c’est ce qui en résulte lorsqu’il lui est permis de les développer librement. Nous ne voulons d’ailleurs nullement dire qu’elle n’ait pas subi en cela certaines suggestions, car elle aussi est « passive », tout au moins relativement ; mais il n’en est pas moins vrai que c’est chez elle que les conceptions dont il s’agit ont pris forme, donc que ces suggestions ont rencontré un terrain approprié, ce qui implique forcément qu’elles répondaient en quelque façon à ses propres tendances ; et au fond, s’il est juste de la qualifier de « moyenne », n’est-ce pas surtout à la condition de donner à ce mot un sens de « médiocrité » ? »
Voilà pour Guénon, qui n’a guère besoin de commentaires. J’ajouterai ce fameux passage de Taine dans son La Fontaine, dernière grande incarnation du génie français traditionnel :
« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »
Que cela est bien dit !
Et je reprends Balzac qui a tout dit aussi sur la classe moyenne, le bobo et le parigot dans les deux premières pages fascinées de sa Fille aux yeux d’or :
« À force de s’intéresser à tout, le Parisien finit par ne s’intéresser à rien. Aucun sentiment ne dominant sur sa face usée par le frottement, elle devient grise comme le plâtre des maisons qui a reçu toute espèce de poussière et de fumée. En effet, indifférent la veille à ce dont il s’enivrera le lendemain, le Parisien vit en enfant quel que soit son âge. Il murmure de tout, se console de tout, se moque de tout, oublie tout, veut tout, goûte à tout, prend tout avec passion, quitte tout avec insouciance ; ses rois, ses conquêtes, sa gloire, son idole, qu’elle soit de bronze ou de verre ; comme il jette ses bas, ses chapeaux et sa fortune. À Paris, aucun sentiment ne résiste au jet des choses… »
Il oubliera Macron alors le parisien ?
« Ce laisser-aller général porte ses fruits ; et, dans le salon, comme dans la rue, personne n’y est de trop, personne n’y est absolument utile, ni absolument nuisible : les sots et les fripons, comme les gens d’esprit ou de probité. Tout y est toléré, le gouvernement et la guillotine, la religion et le choléra. »
La base de tout alors ? Le fric et le cul, répond Balzac.
« Vous convenez toujours à ce monde, vous n’y manquez jamais. Qui donc domine en ce pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment ; mais d’où partent et où aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? L’or et le plaisir. »
Au moyen âge on disait que Dieu avait créé le prêtre, le laboureur et le guerrier, que le diable avait créé le bourgeois. Balzac évoque alors nos avocats politiciens, des gestionnaires de fortune comme on dit :
« Nous voici donc amenés au troisième cercle de cet enfer, qui, peut-être un jour, aura son DANTE. Dans ce troisième cercle social, espèce de ventre parisien, où se digèrent les intérêts de la ville et où ils se condensent sous la forme dite affaires, se remue et s’agite par un âcre et fielleux mouvement intestinal, la foule des avoués, médecins, notaires, avocats, gens d’affaires, banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats. Là, se rencontrent encore plus de causes pour la destruction physique et morale que partout ailleurs. »
La classe moyenne pense sur tout pareil, et c’est en fonction des médias. Elle a été d’abord terrifiante en Angleterre (lisez Fukuyama) puis en France et dans le monde. Balzac :
« Alors, pour sauver leur amour-propre, ils mettent tout en question, critiquent à tort et à travers ; paraissent douteurs et sont gobe-mouches en réalité, noient leur esprit dans leurs interminables discussions. Presque tous adoptent commodément les préjugés sociaux, littéraires ou politiques pour se dispenser d’avoir une opinion ; de même qu’ils mettent leurs consciences à l’abri du code, ou du tribunal de commerce. »
Il est évident pour conclure que le peuple peut être dévié de son but, comme dit Guénon. Mais que comme le chien Ran-Tan-Plan du génial Goscinny (un concentré du génie de la sagesse juive humoristique) qui nous fit tant rire enfants, « il sent confusément quelque chose » au lieu de foncer comme le petit-bourgeois qui mène le monde à sa perdition sous la forme Macron ou Merkel chez le premier Homais venu pour se déboucher le nez.
Sources
Guénon, Initiation et réalisation spirituelle (classiques.uqac.ca)
Balzac – La Fille aux yeux d’or
Bonnal – Chroniques sur la Fin de l’Histoire ; le paganisme au cinéma ; Céline pacifiste enragé (Amazon.fr).
Taine – La Fontaine et ses Fables
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jeudi, 28 juin 2018
Guénon et l'interminable crise de la modernité
Guénon et l'interminable crise de la modernité
par Nicolas Bonnal
Ex: http://www.dedefensa.org
Dans ce livre étonnant écrit il y a presque cent ans Guénon faisait le lien entre la constatation de notre abrutissement et la situation de l’après-guerre mondiale (crise culturelle, sociale, communisme, tiers-mondisme, etc.). Il reconnaissait aussi la montée de l’occidentalisme en orient.
Il évoquait déjà notre abrutissement qui est très grand, qui est même hallucinant. Michael Hoffman évoque les trois « A » : apathie, aboulie, amnésie. Guénon souligne que comme le chien Ran-Tan-Plan de Lucky Luke l’avant-garde modeste des occidentaux « sent confusément » la crise :
« Que l’on puisse parler d’une crise du monde moderne, en prenant ce mot de « crise » dans son acception la plus ordinaire, c’est une chose que beaucoup ne mettent déjà plus en doute, et, à cet égard tout au moins, il s’est produit un changement assez sensible : sous l’action même des événements, certaines illusions commencent à se dissiper, et nous ne pouvons, pour notre part, que nous en féliciter, car il y a là, malgré tout, un symptôme assez favorable, l’indice d’une possibilité de redressement de la mentalité contemporaine, quelque chose qui apparaît comme une faible lueur au milieu du chaos actuel. »
Le progrès ne serait donc pas ce qu’on avait promis au cycliste Virenque : notre civilisation serait mortelle… Or comme on sait grâce à Philippe Grasset elle est surtout mortifère car c’est une anti-civilisation ; mais en étant mortifère elle en devient immortelle. Je me souviens de ce documentaire US consacré à l’adoration des méduses, seule « bête » survivante du pauvre golfe du Mexique. Le commentaire satanique en était enthousiaste, comme ces foules qui vont voir le dernier produit Marvel sur leur extermination prochaine. Guénon :
« C’est ainsi que la croyance à un « progrès » indéfini, qui était tenue naguère encore pour une sorte de dogme intangible et indiscutable, n’est plus aussi généralement admise ; certains entrevoient plus ou moins vaguement, plus ou moins confusément, que la civilisation occidentale, au lieu d’aller toujours en continuant à se développer dans le même sens, pourrait bien arriver un jour à un point d’arrêt, ou même sombrer entièrement dans quelque cataclysme. Peut-être ceux-là ne voient-ils pas nettement où est le danger, et les craintes chimériques ou puériles qu’ils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de bien des erreurs dans leur esprit ; mais enfin c’est déjà quelque chose qu’ils se rendent compte qu’il y a un danger, même s’ils le sentent plus qu’ils ne le comprennent vraiment, et qu’ils parviennent à concevoir que cette civilisation dont les modernes sont si infatués n’occupe pas une place privilégiée dans l’histoire du monde, qu’elle peut avoir le même sort que tant d’autres qui ont déjà disparu à des époques plus ou moins lointaines, et dont certaines n’ont laissé derrière elles que des traces infimes, des vestiges à peine perceptibles ou difficilement reconnaissables. »
Une civilisation peut être crevée et durer encore. Relisez la Charogne de Baudelaire…
La crise suppose un point critique qu’on n’a toujours pas passé un siècle plus tard (on y revient) :
« Donc, si l’on dit que le monde moderne subit une crise, ce que l’on entend par là le plus habituellement, c’est qu’il est parvenu à un point critique, ou, en d’autres termes, qu’une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu’un changement d’orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d’une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe. »
Guénon évoque le kali-yuga, notion fourre-tout, bas de gamme aujourd’hui :
« Le monde moderne ira-t-il jusqu’au bas de cette pente fatale, ou bien, comme il est arrivé à la décadence du monde gréco-latin, un nouveau redressement se produira-t-il, cette fois encore, avant qu’il n’ait atteint le fond de l’abîme où il est entraîné ? Il semble bien qu’un arrêt à mi-chemin ne soit plus guère possible, et que, d’après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entrés vraiment dans la phase finale du Kali-Yuga, dans la période la plus sombre de cet « âge sombre », dans cet état de dissolution dont il n’est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n’est plus un simple redressement qui est alors nécessaire, mais une rénovation totale. »
Tragique il rappelle que le désordre règne partout et se répand comme les méduses :
« Le désordre et la confusion règnent dans tous les domaines ; ils ont été portés à un point qui dépasse de loin tout ce qu’on avait vu précédemment, et, partis de l’Occident, ils menacent maintenant d’envahir le monde tout entier ; nous savons bien que leur triomphe ne peut jamais être qu’apparent et passager, mais, à un tel degré, il paraît être le signe de la plus grave de toutes les crises que l’humanité ait traversées au cours de son cycle actuel. Ne sommes-nous pas arrivés à cette époque redoutable annoncée par les Livres sacrés de l’Inde, « où les castes seront mêlées, où la famille même n’existera plus » ?
La famille tout le monde s’en fout maintenant, y compris la distraite Eglise de Rome. Guénon conclut en termes évangéliques :
« Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l’Évangile appelle « l’abomination de la désolation ».
Plus important pour moi et la thématique de la Fin de l’histoire, du temps immobile depuis des siècles, cette notation sur la France de Louis XIV, déjà aride et moderne, et même anti-traditionnelle (pensez aux bourgeois de Molière) :
« Ce qui est tout à fait extraordinaire, c’est la rapidité avec laquelle la civilisation du moyen âge tomba dans le plus complet oubli ; les hommes du XVIIe siècle n’en avaient plus la moindre notion, et les monuments qui en subsistaient ne représentaient plus rien à leurs yeux, ni dans l’ordre intellectuel, ni même dans l’ordre esthétique ; on peut juger par-là combien la mentalité avait été changée dans l’intervalle. »
Le jeune bourgeois qui douterait des ténèbres du moyen âge ne trouverait pas à se marier, disait Léon Bloy (Exégèse, CXXVII)…
Guénon :
« Il est bien invraisemblable aussi que la légende qui fit du moyen âge une époque de « ténèbres », d’ignorance et de barbarie, ait pris naissance et se soit accréditée d’elle-même, et que la véritable falsification de l’histoire à laquelle les modernes se sont livrés ait été entreprise sans aucune idée préconçue… »
J’ai déjà parlé de Michelet pour qui le moyen âge avait disparu depuis longtemps. Il s’était conservé comme hystérésie (un peu comme la France qui n’est plus rien qu’un sac à stupre, il est temps de le reconnaître en arrêtant d’y pleurnicher) :
« Le vrai moyen âge, pour nous, s’étend du règne de Charlemagne au début du XIVe siècle ; à cette dernière date commence une nouvelle décadence qui, à travers des étapes diverses, ira en s’accentuant jusqu’à nous. C’est là qu’est le véritable point de départ de la crise moderne : c’est le commencement de la désagrégation de la « Chrétienté », à laquelle s’identifiait essentiellement la civilisation occidentale du moyen âge ; c’est, en même temps que la fin du régime féodal, assez étroitement solidaire de cette même « Chrétienté », l’origine de la constitution des « nationalités ». Il faut donc faire remonter l’époque moderne près de deux siècles plus tôt qu’on ne le fait d’ordinaire ; la Renaissance et la Réforme sont surtout des résultantes, et elles n’ont été rendues possibles que par la décadence préalable… »
Les Illuminati dont on nous gave aujourd’hui ne sont en effet que les reproductions des kabbalistes et des sorciers, des alchimistes et des escrocs de tout poil de la Renaissance, espions britanniques y compris. Mais poursuivons car le problème suivant nous importe aussi : l’orient est devenu aussi nul que l’occident. Et si l’occident est crevé, l’orient est en phase terminale de décadence (regardez la numérisation de son humanité à cet orient, que ce soit en Chine ou en Inde – sans parler du monde musulman devenu un zombie comme le christianisme occidental :
« Le désordre moderne, nous l’avons dit, a pris naissance en Occident, et, jusqu’à ces dernières années, il y était toujours demeuré strictement localisé ; mais maintenant il se produit un fait dont la gravité ne doit pas être dissimulée : c’est que ce désordre s’étend partout et semble gagner jusqu’à l’Orient. Certes, l’envahissement occidental n’est pas une chose toute récente, mais il se bornait jusqu’ici à une domination plus ou moins brutale exercée sur les autres peuples, et dont les effets étaient limités au domaine politique et économique ; en dépit de tous les efforts d’une propagande revêtant des formes multiples, l’esprit oriental était impénétrable à toutes les déviations, et les anciennes civilisations traditionnelles subsistaient intactes. »
L’occidentalisation (voyez le ridicule Kim, un sosie CIA selon certains) est donc totale :
« Aujourd’hui, au contraire, il est des Orientaux qui se sont plus ou moins complètement « occidentalisés », qui ont abandonné leur tradition pour adopter toutes les aberrations de l’esprit moderne, et ces éléments dévoyés, grâce à l’enseignement des Universités européennes et américaines, deviennent dans leur propre pays une cause de trouble et d’agitation. »
Guénon nous rassure sans nous rassurer :
« L’esprit traditionnel ne peut mourir, parce qu’il est, dans son essence, supérieur à la mort et au changement ; mais il peut se retirer entièrement du monde extérieur, et alors ce sera véritablement la « fin d’un monde ». D’après tout ce que nous avons dit, la réalisation de cette éventualité dans un avenir relativement peu éloigné n’aurait rien d’invraisemblable ; et, dans la confusion qui, partie de l’Occident, gagne présentement l’Orient, nous pourrions voir le « commencement de la fin », le signe précurseur du moment où, suivant la tradition hindoue, la doctrine sacrée doit être enfermée tout entière dans une conque, pour en sortir intacte à l’aube du monde nouveau. »
L’occident reste un virus en fait :
« Mais laissons là encore une fois les anticipations, et ne regardons que les événements actuels : ce qui est incontestable, c’est que l’Occident envahit tout ; son action s’est d’abord exercée dans le domaine matériel, celui qui était immédiatement à sa portée, soit par la conquête violente, soit par le commerce et l’accaparement des ressources de tous les peuples ; mais maintenant les choses vont encore plus loin. »
Guénon évoque aussi ce besoin démoniaque de prosélytisme humanitaire que j’ai évoqué dans mon texte sur la théosophie et le mondialisme :
« Les Occidentaux, toujours animés par ce besoin de prosélytisme qui leur est si particulier, sont arrivés à faire pénétrer chez les autres, dans une certaine mesure, leur esprit antitraditionnel et matérialiste ; et, tandis que la première forme d’invasion n’atteignait en somme que les corps, celle-ci empoisonne les intelligences et tue la spiritualité ; l’une a d’ailleurs préparé l’autre et l’a rendue possible, de sorte que ce n’est en définitive que par la force brutale que l’Occident est parvenu à s’imposer partout, et il ne pouvait en être autrement, car c’est en cela que réside l’unique supériorité réelle de sa civilisation, si inférieure à tout autre point de vue. »
Rappel des déguisements humanitaires :
« L’envahissement occidental, c’est l’envahissement du matérialisme sous toutes ses formes, et ce ne peut être que cela ; tous les déguisements plus ou moins hypocrites, tous les prétextes « moralistes », toutes les déclamations « humanitaires », toutes les habiletés d’une propagande qui sait à l’occasion se faire insinuante pour mieux atteindre son but de destruction, ne peuvent rien contre cette vérité, qui ne saurait être contestée que par des naïfs ou par ceux qui ont un intérêt quelconque à cette œuvre vraiment « satanique», au sens le plus rigoureux du mot. »
Guénon a tenté et échoué. Comme beaucoup. Cette société est satanique et crèvera après avoir tout souillé et corrompu. Le salut sera personnel.
« Et les folles dirent aux prudentes: Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent.
Mais les prudentes répondirent, disant: [Non], de peur qu’il n’y en ait pas assez pour nous et pour vous; allez plutôt vers ceux qui en vendent, et achetez‑en pour vous-mêmes. »
Or en grec phronéo veut dire penser et concevoir, pas être prudent ! Etre lucide c’est être - surtout avec des fêtes de la musique comme celle que nous venons de vivre.
Et comme on citait Baudelaire et sa charogne vivante et mélomane qui évoque notre « chienlit » cadavérique et increvable :
« Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir (…) »
Cette forme de vie cadavérique exprime bien la vie occidentale contemporaine.
« On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van. »
Sources
René Guénon – La crise du monde moderne
Bonnal – La culture comme arme de destruction massive
Léon Bloy – Exégèse…
Baudelaire – Les Fleurs du mal
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dimanche, 17 décembre 2017
René Guénon face à l’orthodoxie du bouddhisme
René Guénon face à l’orthodoxie du bouddhisme
Dans le règne de la Quantité que nous vivons, la copie semble avoir remplacée l’original, et avec lui tout rapport à l’Origine. La Tradition est absente de nos traditions. Les voies spirituelles se multiplient autant qu’elles semblent se combiner, parfois au sein même d’une unique religion. Le syncrétisme spirituel, nourrit par un matérialisme et un sentimentalisme qui rongent les voies ancestrales, est peut-être le plus grand ennemi de l’esprit de synthèse que toute intelligence métaphysique tend à développer. Si, comme le notait René Guénon, l’Occident chrétien a fermé sa porte aux voies initiatiques depuis le XIIIe siècle et n’est aujourd’hui capable que de retarder l’effondrement absolu de ses propres structures, alors se tourner vers l’Orient semble salutaire. À l’Orient civilisationnel correspond toujours un Orient spirituel, intérieur, qui ne saurait se dégrader dans l’abandon des lignées de transmission. Dans ce défrichement progressif des réceptions occidentales du bouddhisme , les lecteurs de Guénon ont souvent traité avec distance le cas du bouddhisme, ne sachant statuer définitivement sur son orthodoxie. Zone Critique se propose ici d’explorer la question.
« le bouddhisme […] devait aboutir […] tout au moins dans certaines de ses branches, à une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie, au sens étymologique d’ « absence de principe », dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social »
René Guénon, La Crise du monde moderne
« Le dharma et les dharmas, quiddité unitive et quiddité de l’existence diversifiée : c’est là que réside la base d’une exégèse interreligieuse qui ne cherchera pas à remédier aux conflits historiques en minimisant les facteurs formels ou doctrinaux qui en réalité traduisent des différences de génie spirituel. Loin de minimiser l’importance de pareilles différences au nom d’une bienveillance oecuménique facile et éventuellement faussée, elles seront appréciées pour le message que chacune d’elles apporte de même que comme nécessités surgies de la différenciation de l’humanité elle-même ».
Marco Pallis, Lumières Bouddhiques
Tout lecteur, aussi inattentif qu’il soit, sait que René Guénon a changé plusieurs fois son jugement concernant le bouddhisme. Ses proches ne furent pas inutiles à ces revirements, notamment ce monstre d’érudition que fût Ananda Coomaraswamy. Avant de statuer sur l’orthodoxie du bouddhisme, que Guénon n’a reconnu que d’une manière boiteuse, il est nécessaire de comprendre à quoi cette orthodoxie se rattache, puisque l’orthodoxie dont il est ici question n’est autre que la fidélité à la Tradition Primordial. Selon Guénon, la Tradition Primordiale représente l’idée suivante : à l’Origine de l’humanité, la Révélation était Une, pour une humanité Une. Cette humanité fonctionnait dans une sorte d’harmonie consensuelle et entière, non sujette à séparations. En tant qu’axe spirituel, la Tradition Primordiale commune à tous était pourvue de fondements métaphysiques auxquels tous les peuples, aussi différents qu’ils soient, se rattachaient. À la suite de la marche du temps, la Tradition Primordiale va se diffuser sur les différents peuples qui l’exprimeront sous une forme culturelle propre et qui permettront de la rejoindre dans son cœur via la mise en place, à l’intérieur des voies spirituelles exotériques, d’une voie initiatique et ésotérique elle-même fondue dans la civilisation. Cependant et avec l’avancée du progrès dans l’histoire, les traditions vont tendre à se diviser (et non plus simplement à se différencier), elles vont se réformer, se modifier, et s’écarter de leur axe primordial. C’est, selon Guénon et pour ne citer qu’un exemple parmi des centaines, le cas du protestantisme, qui a tellement réformé le christianisme originel qu’il en est venu à dévier de son axe spirituel traditionnel. La Tradition Primordiale est donc toute tendue vers le principe d’Origine métaphysique. Il est inutile de vouloir la situer dans une chronologie historique ou de vouloir la répliquer matériellement, puisque cette Tradition est un fil spirituel supra-humain qui n’est pas sujet à une matérialisation définitive.
Il existe donc, selon Guénon, une connaissance universelle non-humaine à la base de toutes les traditions spirituelles humaines.
Il existe donc, selon Guénon, une connaissance universelle non-humaine à la base de toutes les traditions spirituelles humaines. Comme il le dira dans L’homme et son devenir selon le Védanta à propos des évolutions de la tradition, « si l’exposition peut suivant les époques, se modifier jusqu’à un certain point dans sa forme extérieure pour s’adapter aux circonstances, il n’en est pas moins vrai que le fond reste toujours rigoureusement le même et que ces modifications extérieures n’affectent en rien l’essence de la doctrine ». Selon Guénon, la Tradition Primordiale est donc une quête vers laquelle les traditions spirituelles humaines avancent. La fascination de Guénon pour la tradition hindoue vient du fait même qu’il considérait cette voie comme privilégiée au regard de son orthodoxie, les autres traditions ayant, en quelque sorte, une « dette » spirituelle envers la tradition hindoue. « La situation vraie de l’Occident par rapport à l’Orient n’est, au fond, que celle d’un rameau détaché du tronc .» (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues). Encore une fois, il ne s’agit pas ici pour Guénon de dire si telle religion est supérieure à une autre, ou si le christianisme dépasse l’Islam dans sa profondeur ésotérique, ce qui, évidemment, n’a absolument aucun sens. Il faut entendre cette filiation comme une remontée généalogique dans l’espace de l’origine métaphysique. A ce titre, il n’existe aucune « religion vraie » ou « religion fausse », mais simplement des voies orthodoxes ou hétérodoxes vis-à-vis de la Tradition Primordiale. C’est d’ailleurs en cela que Guénon fût peut-être plus moderne qu’on ne veut bien le penser habituellement : il encourage ses lecteurs, vivant dans un monde qui ne propose plus, comme ce fût le cas, un cheminement initiatique et ésotérique, à explorer les différentes possibilités traditionnelles qui s’offrent à eux. Ce fût pour Guénon et beaucoup de ses disciples le choix de l’Islam et du soufisme, quand d’autres firent un retour au christianisme (Jean Borella) ou une exploration du bouddhisme (Marco Pallis). A ce titre, il ne s’agit pas pour Guénon de se convertir à une voie plutôt qu’à une autre, conversion qui sous-entendrait une validation d’une voie contre une autre, mais plutôt de « s’installer » dans une religion qui, par sa forme exotérique, permet l’accès à une voie interne, ésotérique, vers la Tradition Primordiale. Ce qui compte, en définitive, c’est le fond métaphysique et divin commun à tous, et que la civilisation moderne a délaissé. Dans un monde où les spiritualités sont, comme le reste, mondialisées, l’exigence d’investigation de Guénon semble bien plus moderne qu’elle n’y paraît. Gardons donc toujours à l’esprit que Guénon évolue non en tant que musulman au sens commun du terme, mais en tant qu’esprit fidèle à la Tradition qui a besoin d’une voie exotérique pour s’initier à l’ésotérisme. A la suite de cette définition, un problème se pose immédiatement : savoir quelles sont les traditions qui sont déviantes (hétérodoxes) de la Tradition Primordiale, et quelles sont celles qui proposent un cheminement orthodoxe et initiatique vers cette dite Tradition. Dans le cas qui nous intéresse, et ce notamment parce que les intuitions premières de Guénon allaient dans un sens négatif, la question sera donc : le bouddhisme est-il orthodoxe ?
Orthodoxie temporelle
« S’il y a dans le Bouddhisme des éléments apparemment « chrétiens », il y a aussi dans le Christianisme des éléments apparemment « bouddhiques », et il y a du « Christianisme » aussi dans l’Hindouisme, et ainsi de suite ».
Trésors du Bouddhisme, Frithjof Schuon
Comme nous l’avons vu, le concept de Tradition Primordiale sert de référentiel pour les traditions humaines qui se manifestent dans l’histoire. La somme des voies orthodoxes représentent un perspectivisme métaphysique d’une même Possibilité, s’effaçant progressivement dans leur singularité afin de se fondre dans le monde du non-manifesté. Si les critères métaphysiques ne sont pas à confondre avec ceux de la « méthode historique », méthode d’autant combattue par Guénon qu’elle fût dominante chez les orientalistes de son temps, le critère historique ne demeure pas moins inutile pour situer l’orthodoxie du bouddhisme. Coomaraswamy, dans son article Rebirth and Omniscience in Pâli Buddhism, se montrera critique sur cette manière de considérer les textes bouddhiques en enlevant leur partie métaphysique, retrait à l’origine des incompréhensions sur cette tradition spirituelle. Comme le rappelle le Dr Jean-Pierre Schnetzler dans son article des Cahiers de l’Herne, Guénon a soutenu l’hétérodoxie du bouddhisme de 1921 à 1939, notamment dans la première édition de L’Homme et son devenir selon le Védânta et dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, ainsi que dans de nombreux articles et lettres rédigés durant la période (voir par exemple dans sa lettre à Coomaraswamy du 2 décembre 1935). On sait que Coomaraswamy ainsi que Marco Pallis furent responsables des changements de vues de Guénon, ce dernier étant si enthousiaste pour la métaphysique hindoue qu’il considéra hâtivement le bouddhisme comme étant une hérésie dans l’immense sagesse du Véda. On ne reprochera pas à Guénon d’avoir analysé le bouddhisme avec les sources limitées de l’époque. Les préjugés orientalistes sur le bouddhisme étaient innombrables et le jeune Guénon eut vite fait de considérer le Dharma comme une source de libération sociale, un vecteur « anarchique », une « libre pensée », etc. Des erreurs factuelles sont également recensées, qu’il ne s’agit pas ici de lister. Encore aujourd’hui, le bouddhisme est souvent présenté comme une excroissance déviée de l’hindouisme. En ce sens, les questions métaphysiques ne sont pas à poser puisque le bouddhisme est, temporellement, une déviation consciente de la Tradition Primordiale pour des motifs sociaux. C’est l’apport de Coomaraswamy, notamment dans son livre brillant de clarté Hindouisme et bouddhisme, qui permit de replacer l’enseignement bouddhique dans son orthodoxie métaphysique.
Sur le plan temporel, le bouddhisme possède une orthodoxie qui lui est propre et demeure indépendant de l’hindouisme
Avant de revenir sur ce point, essentiel, il semble nécessaire de montrer en quoi, sur le plan temporel, le bouddhisme a sa propre orthodoxie et demeure indépendant de l’hindouisme (même si les conclusions métaphysiques du Mahayana semblent sur beaucoup de points se joindre presque symétriquement à celles de l’hindouisme tardif). Si l’historiographie pétrie de nationalisme indien a conduit, en Occident, à valider une interprétation du bouddhisme comme réactif au système des brahmanes, nous savons désormais aux vues des recherches indianistes que rien n’est plus faux. Le bouddhisme naît dans les populations dravidiennes situées à l’est de l’Inde, populations qui ont su développer de grandes écoles religieuses fondées sur une pratique ascétique stricte (dont également le jaïnisme). Le rapport religieux des populations dravidiennes est, malgré des différences locales, un rapport pratique qui amène au « salut ». Les populations brahmanes, arrivées plus tardivement (-1000 avant J-C), ont quant à elles un rapport indo-européen à la religion : il s’agit d’établir un ordre social en concordance avec la structure du cosmos. Les brahmanes ont alors leur propre culte basé sur le sacrifice, culte totalement extérieur avec le bouddhisme des origines. D’un côté, des ascètes avec une spiritualité individuelle. De l’autre, une religion dont le but est l’ordonnancement de la société. Il est inutile de dire que ces pratiques se sont progressivement pénétrées les unes les autres aux grès des mouvements de population. Or, le Bouddha ne naît pas dans une région brahmanisée mais dans une société clanique (le clan des Shakya). Les quatre castes des brahmanes validant les fonctions tripartites indo-européennes ne concernent donc pas l’univers mental du Bouddha, qui n’est pas pour autant hors de tout contact avec les brahmanes, ces derniers vivant souvent dans des villes relativement identifiables. Notons ici que le bouddhisme réutilisera le mot de « brahmane » dans son contexte propre, à l’image des versets du Dhammapada qui utilisent le terme comme synonyme de « saint », « Arhat », celui qui a atteint l’Éveil. Ce truchement dans le vocabulaire ajouté à une absence de précision des traducteurs est peut-être à l’origine de nombre de malentendus. Le brahmanisme n’étant alors pas dominant en Inde, le Bouddha n’a donc pas eu à s’y confronter directement comme cela sera le cas pour ses successeurs indiens. L’enseignement du Bouddha ne vient donc ni du brahmanisme, et encore moins de l’hindouisme. Il n’est en rien une branche déviée comme pouvait le penser originellement Guénon. Il faut également rappeler que ce que nous appelons aujourd’hui et communément « hindouisme » est le produit historique des relations entre le jaïnisme et le bouddhisme, relations qui ont progressivement infusées dans le brahmanisme ancien (sacrificiel), ce dernier se transformant alors en religion de libération au même titre que le bouddhisme. C’est donc ce produit « récent » historiquement que l’on nomme hindouisme, le système des castes étant comme une survivance formelle – mais non inutile du point de vue hindou – du brahmanisme ancien dans l’hindouisme tardif. Ce qu’il s’agit de montrer contre l’analyse trop rapide de Guénon est qu’il n’existe aucune une dette temporelle du bouddhisme envers l’hindouisme. Le bouddhisme possède sa propre orthodoxie, attestée d’une transmission, en dehors du système brahmanique dont il n’est pas originaire et n’a, finalement, rien à dire. Si certains individus de basses castes ont trouvé dans le bouddhisme une manière d’échapper à leur position dans le système des brahmanes, ils sont comparables aux paysans qui faisaient le choix du clergé pour échapper à une condition sociale jugée incertaine. L’unique « dette » du bouddhisme envers l’hindouisme est donc une dette à situer sur le plan métaphysique, et pour cela encore faut-il lui reconnaître son orthodoxie et son indépendance à puiser sa source dans cette souche commune de la Tradition. Dans La pensée du Bouddha, récemment traduit en français, l’éminent Richard Gombrich montre bien comment le bouddhisme a d’ailleurs bien plus de liens avec le jaïnisme qu’avec le système hindou, notamment en ce qui concerne l’éthicisation de la loi du karma.
Il faut remercier Guénon d’avoir modifié ses écrits et reconnu son erreur initiale. A la suite des analyses de Coomaraswamy et de Pallis, Guénon considérera le bouddhisme comme le moyen de transmettre aux non-indiens ce que l’hindouisme avait retenu dans son système fermé. Le bouddhisme, et particulièrement le Mahayana, n’avait plus une situation analogue au protestantisme (une réforme du christianisme), mais était similaire à la mission du christianisme face au judaïsme (une universalisation). Le bouddhisme était reconnu catholique au plein sens du mot. Coomaraswamy[1] remarquait à ce titre que le bouddhisme ne fût admiré en Occident, et particulièrement en Europe, que pour la raison qu’il fût mal compris. Il est probable que la situation n’ait pas énormément changé sur ce point, et une encyclopédie de la réception du bouddhisme par les occidentaux serait à écrire à la suite des travaux de Roger Pol-Droit[2]. Ce revirement a cependant permis à Guénon de préciser que l’hétérodoxie d’une tradition humaine face à la Tradition Primordiale venait de la conception rationaliste tardive qui avait présenté le bouddhisme en occident sous ce seul angle. Comme le remarquait son disciple Denys Roman, il était important de rectifier ce point qui plaçait l’Asie dans l’erreur pour plus de deux millénaires. Cette rectification a conduit de nombreux lecteurs de Guénon à s’installer dans le bouddhisme en tant que structure orthodoxe, et ce pour les raisons pertinemment évoquées par Schnetzler (les lignées de maître-disciples encore vivantes, système ésotérique fort, ordinations monastiques qui sont de véritables passages initiatiques).
Orthodoxie du Soi
« Le Bouddha visible est ce qu’est son essence invisible, il est conforme à la nature des choses. Il a une activité, puisque ses mains parlent, mais cette activité est essentiellement « être » ; il a une extériorité puisqu’il a un corps, mais elle est « intérieure » ; il est manifesté puisqu’il existe, mais il est « manifestation du Vide » (shûnyamûrti). Il est la personnification de l’Impersonnel en même temps que la Personnalité transcendante ou divine des hommes ; que le voile se déchire, et l’âme retourne à sa bouddhéité éternelle comme la lumière, diversifiée par un cristal, retourne à l’unité indifférenciée quand aucun objet ne brise son rayon ».
Trésors du Bouddhisme, Frithjof Schuon
L’apport de Guénon n’est donc pas dans une lecture fine de la pensée sotériologique du Bouddha. Les imprécisions et les affirmations tranchées n’apporteront rien à celui qui compte comprendre le Dharma à partir de Guénon. La relation de Guénon au bouddhisme demeura difficile, malgré l’atténuation des vues initiales. Ce regard suspect semble l’avoir éloigné, comme le soulignait Pierre Feuga dans ses Fragments tantriques, d’une compréhension de la métaphysique bouddhique dans sa pleine puissance. A ce titre, Guénon n’a pas réussi à voir le génie absolu, égal à Aristote, de Nâgârjuna. Que dire également de l’omission du moine gandharais Vasubandhu et de son frère Asanga. Il est difficile de traiter la métaphysique bouddhiste sans évoquer la profondeur exceptionnelle du Madhyamaka ou du Yogacara, et avec ces écoles les débats sur la nature de la vacuité, étant dans un premier cas la résultante logique de l’interdépendance des phénomènes prouvant la non-substantialité, et dans un deuxième cas un pendant idéaliste plaçant le lieu de l’illusion comme lieu de l’éveil dans la conscience. A ce titre et comme le remarquait Jean-Marc Vivenza dans son étude Tout est conscience. Une voie d’éveil bouddhiste, il devient subtil de distinguer nettement les conclusions métaphysique du bouddhisme d’avec les développements tardifs de l’hindouisme philosophique, et il est dommage que Guénon soit passé à côté d’une pensée aussi radicalement négative et idéaliste. Le bouddhisme chinois et japonais Chan (Zen) était sûrement trop anti-intellectualiste dans ses conclusions pour la sensibilité de Guénon, malgré le fort caractère ésotérique d’une voie située « en dehors des écritures » qui commença par le silence même du Bouddha. D’une même manière, Guénon était évidemment loin de soupçonner l’existence de voies comme celle du Shugendô qui, dans le cas du bouddhisme japonais le plus ascétique et ésotérique, n’est pas moins fidèle à une tradition initiatique rigoureuse.
Guénon a très tôt éprouvé dans sa fascination pour l’hindouisme un rejet de la pensée dualiste et un amour pour les doctrines de l’Unité.
Si les imprécisions sur l’orthodoxie temporelle du bouddhisme ont été rectifiée, il s’agit de traiter un point métaphysique fondamental dans ce refus de l’esprit dualiste : l’absence de « soi » dans le bouddhisme. On pourrait rapidement supposer que cette question est secondaire, Guénon semblant plus préoccupé des « techniques » initiatiques et de la fidélité d’une voie à son origine, plutôt qu’à des conclusions métaphysiques précises. En réalité, Guénon a très tôt éprouvé dans sa fascination pour l’hindouisme un rejet de la pensée dualiste et un amour pour les doctrines de l’Unité. Ce facteur n’est d’ailleurs sûrement pas absent de son choix de s’installer dans la tradition islamique. Ce grand Soi, unité totale dans laquelle se fond l’individu qui se quitte lui-même, reste le point terminal de la pensée hindoue, rappelant à bien des égards certains gnostiques chrétiens (Guénon cite notamment Jacob Boehme). Le rejet du « soi » dans le bouddhisme a peut-être été la plus grosse incompréhension occidentale de l’enseignement du Bouddha, et on ne compte pas les orientalistes qui ont entendu ce rejet comme la marque d’une réforme des doctrines hindoues. Encore une fois, Coomaraswamy comme Caroline Rhys Davids ont permis certaines clarifications. Le non-soi (anattâ) n’implique en rien une négation réactive du Soi (Âtma). En fait, tout dépend de quel « soi » nous parlons, et l’usage des majuscules n’est peut-être pas synonyme de meilleure clarté. Le disciple de Guénon Marco Pallis, dans ses Lumières Bouddhiques, soulignait qu’il est fort probable que le Bouddha ait voulu par cette négation du soi souligner une tendance naturelle vis-à-vis de l’égo chez ses disciples, l’enseignement étant dans le bouddhisme toujours contextuel, individuel, et circonstancié. La distinction du « Grand Âtmâ » et du « petit Âtmâ » trouve sa traduction plus nette dans la distinction entre le « Soi » et le « moi ». Le caractère de réalité permanente est niée dans le second cas, puisque ce « moi » n’existe tout simplement pas en tant qu’existence réelle. Il ne peut être permanent puisqu’il procède d’un conditionnement mental dans la réalité relative et mondaine. Il n’y a d’ailleurs pas à combattre le moi ou à le faire disparaître par ce même motif de non-existence absolue. Lorsque l’on dit que l’individualité ne concerne pas le « Soi », cela suppose que, contrairement aux interprétations classiques, il y a un Soi, qui est indépendant du « moi ». Cependant, ce soir n’en est pas pour autant permanent. C’est paradoxalement ce point qui servi d’appui pour statuer de l’hétérodoxie du bouddhisme quant à la tradition hindoue qui semble le plus proche des doctrines du brahmanisme. Dans son article The Reinterpretation of Buddhism, Coomaraswamy nous dit : « Aussi, l’état de l’arhat, qui est libéré du « moi » ou du « petit âtmâ », ne saurait-il en aucune façon être regardé comme une « annihilation » (chose qui est d’ailleurs proprement inconcevable) ; il a cessé d’être « quelqu’un », mais, par cela même, il « est » purement et simplement ; il est vrai qu’il n’est « nulle part » (et ici Mrs Rhys Davids paraît s’être méprise sur le sens ou il faut l’entendre), mais parce que le « Soi » ne saurait évidemment être soumis à l’espace, non plus qu’à la quantité ou à toute autre condition spéciale d’existence. Une autre conséquence importante est que, dans le Bouddhisme pas plus que dans le Brâhmanisme, il ne peut y avoir place pour une « prétendue réincarnation » : le « moi » étant transitoire et impermanent, cesse d’exister par la dissolution du composé qui le constituait, et alors il n’y a rien qui puisse réellement se « réincarner » ; l’« Esprit » seul peut être conçu comme « transmigrant », ou comme passant d’une « habitation » à une autre, mais précisément parce qu’il est, en lui-même, essentiellement indépendant de toute individualité et de tout état contingent ».
Le bouddhisme ne nie donc pas le « Soi », il précise le propos et restructure les imprécisions, et cela permet d’évacuer automatiquement toute critique qui voudrait faire du bouddhisme un nihilisme. Par ailleurs, cette réintroduction métaphysique du « Soi », un soi qui, on l’a compris, est un non-soi en tant que fixe, se retrouvera indirectement dans les développements plus techniques de l’ālayavijñāna, que Guénon semblait malheureusement méconnaître. Dans le Lankavatarasutra, on expose huit types de consciences, contrairement aux six consciences des Abhidarma classiques. Dans son commentaire sur le même Sûtra, D.T. Suzuki traduit : « De même que les vagues dans leur variété sont l’océan agité, de même la variété de ce qu’on nomme les consciences est-elle produite dans l’alaya. L’esprit pensant, le mental et les consciences sont distincts dans leur aspects, mais, en substance, les huit ne doivent point être séparés les uns des autres, car il n’y a ni qualifié ni qualifiant ». Le rôle de l’ālayavijñāna est de susciter, lors de la remontée en surface des semences karmiques, une activité consciente entachée d’ignorance et de passions qui appréhende un « soi » individuel. C’est la conscience mentale souillée qui se saisi des semences alors devenus des objets manifestés, et qui, par se saisissement, produit un objet d’attachement et d’aversion qui vont créer de nouveaux karman qui, encore une fois, vont déposer une empreinte dans l’ālayavijñāna. Dans son Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Philippe Cornu relève à propos de l’ālayavijñāna que « selon Vasubandhu, « elle évolue en un courant continu comme le flot d’un fleuve ». Sans interruption, elle forme une série homogène tout au long des vies successives : elle est la source des trois domaines, des six destinées et des quatre modes de naissance et porte les semences qu’elle préserve. Pourtant, elle change d’instant en instant, étant cause et fruit, naissance et destruction. Si elle était permanente, elle ne pourrait être « parfumée » et il n’y aurait pas de distinction entre samsara et nirvana. Elle est ainsi le support de la production conditionnée ».
En ce sens, la disqualification du « moi » est issue d’une simple catégorisation secondaire dans le fonctionnement de l’esprit. Le non-soi bouddhique est un non-soi en tant que substance immuable, mais le soi n’est pas pour autant rejeté. On pourrait dire, comme Dogen le disait, que lorsque le soi est attesté il contient en retrait la vacuité (et donc tous les êtres en tant que co-production conditionnée), et lorsque la vacuité est attestée, elle contient en retrait les individualités en tant que soi. « La vacuité est forme et la forme est vacuité ». L’un des plus grands maître zen du XXe siècle, Kodo Sawaki, dont les propos ont été transmis par son élève Kosho Uchiyama, disait régulièrement que « Zazen est le soi-soyant-le-soi ». A ce titre, Dogen Zenji écrit dans le Genjokoan : « Comprendre la Voie du Bouddha, c’est Comprendre le Soi. Comprendre le Soi, c’est s’oublier. S’oublier c’est se laisser attester par le dharma du Bouddha […]. Comprendre le Soi, c’est s’oublier en tant que soi. S’oublier en tant que soi c’est se laisser attester par le Dharma du Bouddha. Réaliser cela, c’est abandonner son corps et son esprit et toutes notions narcissiques. Dès ce stade sera atteint, vous vous détacherez de l’éveil, tout en continuant à vous y adonner sans y penser. Quand le Dharma authentique est transmis, le Soi-même [le soi véritable] apparaît. Dès l’instant où nous recherchons le Dharma — comme un objet extérieur à obtenir-nous nous éloignons de l’endroit initial où il demeure ».
Concluons ici en disant que René Guénon n’a pas réussi à saisir l’immense profondeur du bouddhisme, et a peut-être été plus fécond par ses disciples (notamment Marco Pallis et Frithjof Schuon) que par ses propres développements.
Concluons ici en disant que René Guénon n’a pas réussi à saisir l’immense profondeur du bouddhisme, et a peut-être été plus fécond par ses disciples (notamment Marco Pallis et Frithjof Schuon) que par ses propres développements. Son opposition fervente contre le syncrétisme se justifiait vis-à-vis de cette fidélité à une Tradition Primordiale ramenant au Principe métaphysique. À ce titre, il eut raison d’opposer radicalement les combinaisons spirituelles croyant se passer d’une tradition instituée. L’intuition métaphysique est moins syncrétiste que synthétique. Ce qui prime chez Guénon n’est jamais l’appartenance à une Voie, mais le concert harmonieux des traditions. Marco Pallis, qui se considérait comme un « pèlerin du bouddhisme tibétain », illustre par un recours à l’histoire chinoise cette jointure entre les traditions humaines, qui dirige l’esprit traditionaliste lorsqu’il passe le seuil d’un temple zen, d’une mosquée ou d’une église (Lumières Bouddhiques) : « En l’an 638 ap. JC, un groupe de chrétien syriens de la secte nestorienne arriva en Chine et se posa la question de savoir si ces étrangers venus de loin devaient être autorisés ou non à fonder un établissement dans le pays. L’empereur T”ai Tsung de la dynastie des T’ang publia un rescrit impérial :« Le Chemin [tao] n’a pas le même nom en tout temps et en tout lieu ; le Sage n’a pas eu le même corps humain en tout temps et en tout lieu. Le Ciel a fait en sorte que soit instituée une religion appropriée à chaque région et climat, afin que toutes les races de l’humanité puissent être sauvées. L’évêques A-lo-pên du royaume de Ta-ch’in, apportant avec lui des sutras et des images, est venu de loin et les a présentés à notre capitale. Ayant soigneusement examiné la portée de son enseignement, nous l’avons trouvé mystérieusement spirituel et d’action silencieuse. Ayant considéré ses points principaux et les plus essentiels, nous sommes arrivé à la conclusion qu’ils recouvrent tout ce qui est le plus important dans la vie… cet enseignement est utile à toutes les créatures et bénéfique à tous les hommes. Qu’il ait donc libre pratique dans tout l’Empire… ».
[1] The Reinterpretation of Buddhism, New Indian Antiquary, 1939
[2] Le culte du néant: les philosophes et le Bouddha, 1997
Clément Sans
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jeudi, 14 décembre 2017
Guénon et la spiritualité perdue de la monnaie
Guénon et la spiritualité perdue de la monnaie
par Nicolas Bonnal
Ex: http://www.dedefensa.org
On sait que l’argent ne vaut plus rien. Les prix de l’immobilier ont été multipliés par cent à Paris en soixante ans. J’ai plusieurs exemples en tête.
On se doute que sur ce sujet j’aurai recours à René Guénon, au règne de la quantité (chapitre XVI). Ensuite à Egon Von Greyerz, dont tous les crétins se moquaient récemment encore sur certains soi-disant sites antisystèmes !
Une chose est sûre, le fric, qui ne valait déjà plus rien, va disparaitre. Une autre l’est moins, savoir si on nous volera notre or (quand vous en avez) comme au temps de Roosevelt (Gold Reserve Act, bonne fiche sur Wikipédia-anglais), des nazis et du Front populaire. Il suffira de tuer quelques contrevenants pour faire craquer tous les autres. L’Etat moderne, qui en a vu et fait d’autres, ne s’arrêtera pas là. Lisez l’historien Hoppe pour le comprendre enfin.
Je vais insister théologie ici, parce les choses sont plus graves que ne le pensent les « éconoclastes » : l’annihilation de la monnaie reproduit en ces Temps de la Fin l’annihilation spirituelle de notre civilisation ET MEME DE NOS PERSONNES.
Je rappelle à certains que salaire vient du mot « sel », que espèces viennent du mot « épices » !
Mais venons-en à Guénon qui se surpasse parfois – et pourtant c’est Guénon :
« La question dont il s’agit est celle de la monnaie, et assurément, si l’on s’en tient au simple point de vue « économique » tel qu’on l’entend aujourd’hui, il semble bien que celle-ci soit quelque chose qui appartient aussi complètement que possible au « règne de la quantité » ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle joue, dans la société moderne, le rôle prépondérant que l’on ne connaît que trop et sur lequel il serait évidemment superflu d’insister ; mais la vérité est que le point de vue « économique » lui-même et la conception exclusivement quantitative de la monnaie qui lui est inhérente ne sont que le produit d’une dégénérescence somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos contemporains. »
Guénon explique ce qu’était une monnaie :
« Il est une remarque qu’il est bien facile de faire, pour peu qu’on ait seulement « des yeux pour voir » : c’est que les monnaies anciennes sont littéralement couvertes de symboles traditionnels, pris même souvent parmi ceux qui présentent un sens plus particulièrement profond ; c’est ainsi qu’on a remarqué notamment que, chez les Celtes, les symboles figurant sur les monnaies ne peuvent s’expliquer que si on les rapporte à des connaissances doctrinales qui étaient propres aux Druides, ce qui implique d’ailleurs une intervention directe de ceux-ci dans ce domaine ; et, bien entendu, ce qui est vrai sous ce rapport pour les Celtes l’est également pour les autres peuples de l’antiquité, en tenant compte naturellement des modalités propres de leurs organisations traditionnelles respectives. »
Le lien entre spirituel et temporel était ainsi établi selon Guénon :
« Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie, sous quelque forme qu’il se soit exercé, n’est d’ailleurs pas un fait limité exclusivement à l’antiquité, et, sans sortir du monde occidental, il y a bien des indices qui montrent qu’il a dû s’y perpétuer jusque vers la fin du moyen âge, c’est-à-dire tant que ce monde a possédé une civilisation traditionnelle. On ne pourrait en effet s’expliquer autrement que certains souverains, à cette époque, aient été accusés d’avoir « altéré les monnaies » ; si leurs contemporains leur en firent un crime, il faut conclure de là qu’ils n’avaient pas la libre disposition du titre de la monnaie et que, en le changeant de leur propre initiative, ils dépassaient les droits reconnus au pouvoir temporel. »
Guénon rajoute dans une note passionnante :
« Voir Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 111, où nous nous sommes référé plus spécialement au cas de Philippe le Bel, et où nous avons suggéré la possibilité d’un rapport assez étroit entre la destruction de l’Ordre du Temple et l’altération des monnaies, ce qui se comprendrait sans peine si l’on admettait, comme au moins très vraisemblable, que l’Ordre du Temple avait alors, entre autres fonctions, celle d’exercer le contrôle spirituel dans ce domaine ; nous n’y insisterons pas davantage, mais nous rappellerons que c’est précisément à ce moment que nous estimons pouvoir faire remonter les débuts de la déviation moderne proprement dite. »
Relisez Dante…
Fin du caractère sacré :
« Il est donc arrivé là ce qui est arrivé généralement pour toutes les choses qui jouent, à un titre ou à un autre, un rôle dans l’existence humaine : ces choses ont été dépouillées peu à peu de tout caractère « sacré » ou traditionnel, et c’est ainsi que cette existence même, dans son ensemble, est devenue toute profane et s’est trouvée finalement réduite à la basse médiocrité de la « vie ordinaire » telle qu’elle se présente aujourd’hui. »
Guénon donne une bonne explication à la Prison Planet du capitalisme moderne :
« Ce que nous avons dit du caractère quantitatif par excellence de l’industrie moderne et de tout ce qui s’y rapporte permet de le comprendre suffisamment : en entourant constamment l’homme des produits de cette industrie, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples « curiosités » n’ayant aucun rapport avec les circonstances « réelles » de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la « vie ordinaire » comme dans une prison sans issue. »
Il explique avant Yellen-Draghi pourquoi la monnaie ne vaut rien (un quarantième de l’or depuis quarante ans, un centième pour le dollar depuis la FED-1913) :
« Pour en revenir plus spécialement à la question de la monnaie, nous devons encore ajouter qu’il s’est produit à cet égard un phénomène qui est bien digne de remarque : c’est que, depuis que la monnaie a perdu toute garantie d’ordre supérieur, elle a vu sa valeur quantitative elle-même, ou ce que le jargon des « économistes » appelle son « pouvoir d’achat », aller sans cesse en diminuant, si bien qu’on peut concevoir que, à une limite dont on s’approche de plus en plus, elle aura perdu toute raison d’être, même simplement « pratique » ou « matérielle », et elle devra disparaître comme d’elle-même de l’existence humaine. »
Et tout cela annonce notre Armageddon :
« Cela peut déjà servir à montrer que, comme nous le disions plus haut, la sécurité de la « vie ordinaire » est en réalité quelque chose de bien précaire, et nous verrons aussi par la suite qu’elle l’est encore à beaucoup d’autres égards ; mais la conclusion qui s’en dégagera sera toujours la même en définitive : le terme réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution finale du monde actuel. »
Et maintenant je laisse conclure von Greyerz qui n’a peut-être pas lu Guénon mais nous aura prévenus.
« Peu de gens réalisent que leur monnaie n’est qu’une entrée électronique qui peut être annulée en une seconde par le gouvernement. Cela signifie que leur monnaie peut disparaître, pour ne jamais réapparaître. C’est ce que les gouvernements et les banques centrales veulent imposer dans la plupart des pays occidentaux.
Les gens pensent que leur argent est en sécurité à la banque et ne réalisent pas que la monnaie électronique n’est pas introduite par commodité, mais bien pour les empêcher de retirer leur argent lorsque les banques insolvables ayant utilisé à outrance l’effet de levier manqueront de cash. Quiconque possède un compte bancaire doit comprendre qu’un jour, il n’y aura plus d’argent à la banque. Les distributeurs automatiques seront fermés et il n’y aura pas de cash disponible. C’est une façon élégante de régler le problème d’insolvabilité du système financier: il n’y aura pas de monnaie papier disponible, ni de monnaie électronique… plus d’argent à retirer.
À ce moment-là, le gouvernement n’imprimera plus de monnaie pour les particuliers, puisqu’elle sera inutilisable. Il imprimera des coupons à utiliser dans certains magasins et pour d’autres dépenses. C’est déjà le cas dans des pays comme le Zimbabwe. Les gens ne pourront dépenser qu’une quantité très limitée de l’argent déposé sur leur compte bancaire chaque mois, comme nous l’avons vu en Argentine.
Bien sûr, l’impression monétaire massive continuera pour sauver le système financier lorsque tous les actifs imploseront. Une très faible quantité de cette monnaie parviendra aux gens ordinaires. »
La plupart d’entre vous diront que ce scénario est totalement irréaliste, pire qu’apocalyptique. J’espère qu’il ne se réalisera jamais. Mais ce que je veux dire est qu’en remettant des actifs aux banques et, finalement, au gouvernement, qui contrôle les banques, la plupart des gens perdront totalement le contrôle de leurs biens. »
On va citer Dante, pour terminer, sur la destruction des templiers et nos rois maudits. Et je vous préviens : ça n’est pas dépassé du tout. C’est même à l’époque du reptilien Draghi et des dettes (debitum, le péché, en latin) européennes ou yankees terriblement actuel :
Que pourrais-tu nous faire, Avarice, de plus,
après avoir si bien avili tous les miens,
que de leur propre chair ils ont perdu le soin ?
Pour que le mal futur ou fait paraisse moindre,
je vois la fleur de lis entrer dans Anagni
et faire prisonnier le Christ en son vicaire.
Je le vois à nouveau soumis aux moqueries ;
je vois renouveler le vinaigre et le fiel ;
je le vois mettre à mort, où les larrons sont saufs.
Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel
qu’il n’en est pas content et pousse jusqu’au Temple,
sans jugement, la nef de sa cupidité.
Sources
Dante –Purgatoire, XX, vers 48-82
René Guénon – Le règne de la quantité et les signes des temps (chapitre XVI)
Elgin Groseclose – Money and man
G. Edward Griffin –The creature from Jekyll Island
Murray Rothbard – The mystery of banking
Stephen Zarlenga – The lost science of money
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lundi, 27 novembre 2017
René Guénon réédité
René Guénon réédité
par Thierry DUROLLE
Les lecteurs d’Europe Maxima connaissent l’intérêt qu’une bonne partie de l’équipe rédactionnelle porte à ce grand éveilleur de la Tradition que fût René Guénon. Daniel Cologne et nous-même lui sommes redevable en bien des aspects !
Né à Blois le 15 novembre 1886 à Blois et mort au Caire le 7 janvier 1951, René Guénon est le dépositaire d’une œuvre dense issu d’un travail colossal mais aussi, comme il lui plaisait de dire, d’une « intuition intellectuelle ». Son champ d’exploration concernait les domaines de la métaphysique, de l’ésotérisme, du symbolisme et la critique du monde moderne. Ses connaissances des doctrines orientales, de la franc-maçonnerie, de l’islam (auquel il se convertit), entre autre, suscitait le respect.
Julius Evola, Guido de Giorgio et Frithjof Schuon compte parmi ceux chez qui l’œuvre de Guénon est sans doute la plus importante. Contrairement à Julius Evola, auteur politique attaché à son « européanité » – ce qui ne l’empêcha pas d’être, lui aussi, un grand connaisseur des doctrines extrêmes-orientales et de leur métaphysique –, René Guénon n’a jamais vraiment eu d’intérêt pour la politique. D’ailleurs ces deux grands éveilleurs sont souvent identifiés au Kshatriya (le guerrier, le principe royale, l’action) pour le premier, et au Brahmane (le prêtre, la contemplation) pour le second pour qui seule la chose spirituelle comptait véritablement.
Hélas, une partie non négligeable des livres de René Guénon ne sont plus disponible, notamment ceux édités par les Éditions Traditionnelles. Il fallait donc chiner chez les libraires ou sur le Net afin de trouver, parfois à des prix prohibitifs, certains ouvrages. Mais ça c’était avant, car les éditons Omnia Veritas (1) viennent de rééditer les dix-sept ouvrages majeurs de René Guénon ainsi que quelques recueils posthumes tels Études sur l’hindouisme (2). C’est un véritable plaisir de redécouvre certains travaux de Guénon comme L’erreur spirite (3), Aperçus sur l’ésotérisme chrétien (4) ou L’homme et son devenir selon le Vêdânta (5) pour un rapport qualité/prix plus que correct.
Il était temps qu’arrive ces rééditions plus que bienvenues. Nombreux livres fondamentaux à notre famille de penser mériterait une nouvelle jeunesse. Les éditions Omnia Veritas confirme le vieux proverbe « Tout vient à point qui sait attendre ». Bonne lecture !
Thierry Durolle
Notes
1 : Cf. leur site https://www.omnia-veritas.com/
2 : René Guénon, Études sur l’hindouisme, Omnia Veritas, 2017, 294 p., 25 €.
3 : René Guénon, L’erreur spirite, Omnia Veritas, 2017, 402 p., 25 €.
4 : René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, Omnia Veritas, 2017, 202 p., 23 €.
5 : René Guénon, L’homme et son devenir selon le Vêdânta, Omnia Veritas, 2017, 274 p. , 25 €.
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jeudi, 23 mars 2017
«René Guénon entre Tradition et Révolution»
Entretien avec David Bisson:
«René Guénon entre Tradition et Révolution»
Ex: http://frontdelacontre-subversion.hautetfort.com
Docteur en sciences politiques et historien des idées, David Bisson est chercheur associé à l’Institut du Droit Public et de la Science Politique de l’Université Rennes 1 et chargé de cours à l’Institut Catholique de Rennes.
Spécialiste des courants ésotériques occidentaux, il cherche à analyser les liens qui se tissent entre le champ politique et le champ religieux, et travaille en particulier sur la notion de « métapolitique ». Après avoir réalisé une thèse de doctorat sur René Guénon et le concept de Tradition, il consacre une étude passionnante sur sa pensée politique.
R/ Comment avez-vous découvert l’œuvre de René Guénon ?
J’ai commencé à travailler sur la pensée de Julius Evola dans le cadre d’une maîtrise en science politique. Ce qui m’a naturellement amené à lire Guénon, tout de même quelques années après, le temps de la « décantation » ésotéro-politique pourrait-on dire. Et j’ai alors découvert – ce qui m’a troublé au départ – que l’œuvre de Guénon n’était pas moins politique que celle de son « disciple » italien, même s’il s’agissait d’une autre politique, d’une haute politique. Ce que j’ai finalement tenté de cerner comme une politique de l’esprit.
R/ Vous développez dans votre livre une analyse très fine des étapes du parcours intellectuel de l’auteur du Roi du Monde. Quels furent les jalons marquants de son existence ?
Je crois qu’il est possible, et assez juste, de scinder l’itinéraire de Guénon en trois périodes inégales. La première court de 1906 à 1920 et correspond à la période de formation intellectuelle. Issu d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale, et entouré de femmes très pieuses (sa mère et sa tante), il s’installe à Paris à l’âge de vingt ans et intègre plusieurs groupes occultistes avec une facilité déconcertante. Ceci est d’autant plus étonnant que ce mouvement très en vogue fait la part belle aux personnalités flamboyantes (Papus, Ivan Aguéli, Sar Péladan, etc.) et aux polémiques cocasses (« guerre des initiés »). En tous les cas, Guénon y forge ses premières armes conceptuelles et affermit son intuition première, celle de la possibilité d’une gnose comprise comme une connaissance universelle.
La seconde période s’échelonne de 1921 à 1930 et correspond à la notoriété de Guénon dans les milieux intellectuels français. Il se fait d’abord connaître comme un bon connaisseur des doctrines hindoues puis comme un historien très critique à l’endroit de ce qu’il nomme déjà le « néo-spiritualisme » (théosophisme et spiritisme) et, enfin, comme le contempteur implacable du monde moderne. On le devine, ces trois « spécialités » ne s’accordent pas naturellement et renvoient, chacune, à un public bien particulier : les orientalistes, les intellectuels catholiques (liés au néo-thomisme de Maritain) et les milieux proches de l’Action française. Guénon n’est pourtant pas un touche-à-tout, loin de là, puisqu’il possède déjà sa synthèse doctrinale, laquelle s’articule autour de la notion de « Tradition » (fond commun à toutes les religions) et se décline sous une série d’oppositions : Orient spirituel contre Occident matérialiste, Tradition contre Modernité, Essence contre Substance, etc. Cette synthèse est cependant trop originale pour titiller les canons idéologiques de l’époque, et tenter d’enrayer ainsi la marche à la guerre. Finalement, Guénon est relégué dans les marges du monde intellectuel.
La troisième période, la plus longue, s’étire de 1930 à 1951 et correspond à l’accomplissement doctrinal. Retiré dans la ville du Caire, et bientôt marié à une égyptienne, Guénon a tout le loisir d’affiner les éléments de son système et de préciser plusieurs notions importantes, telles que l’initiation, la réalisation métaphysique, le sens du symbolisme, etc. Tout ce travail aurait peut-être été vain s’il ne s’était constitué autour de lui une petite équipe entièrement dévouée à sa pensée, une revue (Le Voile d’Isis, Études Traditionnelles) qui lui servait de relais avec le monde dit « traditionnel » et, bientôt, des groupes initiatiques qui vont constituer le principal lieu de résonance du système guénonien, aussi bien en théorie qu’en pratique. A ce titre, il faut bien avouer que Guénon a écrit un nouveau chapitre des modalités de la réception des idées, celui de réussir à concilier engagement spirituel et combat (méta)politique.
R/ Vous définissez la personnalité de René Guénon comme gnostique. Que recouvre ce terme pour vous ?
Dans son (excellent) ouvrage, Philosophie philosophique, Julien Freund précise que la mystique se distingue de la gnose dans le sens où tout un chacun peut avoir accès à la contemplation pourvu qu’il accepte la discipline du corps et l’ascèse. A l’inverse, la gnose postule d’emblée la distinction entre ésotérisme et exotérisme, entre ceux qui savent (les parfaits ou les initiés) et ceux qui ne savent pas (les hyliques ou les profanes). Sur quoi se fonde cette distinction ? Sur la connaissance illuminante, la connaissance qui éclaire les principes de l’être et les réverbère jusqu’à l’extinction de cette même connaissance. Guénon, qui peut être considéré comme le plus grand ésotériste du XXè siècle, appartient naturellement à la catégorie des « gnostiques », ceux qui approchent Dieu par la connaissance au moyen de « l’intellect pur » (la « supra-rationalité ») ; avec le risque, disons-le, de pécher par orgueil (se prendre pour le « roi du monde ») et la grâce, toujours recommencée, d’épuiser la connaissance par son propre excès de connaissance. La gnose, comme il lui est souvent reproché, est une voie de réalisation réservée aux intellectuels. D’où son danger.
R/ Quel sens donner à l’idée de Tradition dans l’œuvre de René Guénon ? En quoi est-elle une Tradition « réinventée» ? Se rattache t-elle à une Tradition primordiale ?
Pour le dire simplement, la Tradition (écrite avec un « t » majuscule) est l’essence de toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité, ce qui en fait un concept universel – c’est à mon sens le « génie » de Guénon – puisqu’il serait possible de retrouver cette essence, autrement dit le noyau spirituel de l’humanité, dans le corps substantiel des autres religions (textes sacrés, symbolisme, rites, etc.). Dès lors, l’homme traditionnel, dans le sens guénonien du terme, est en quelque sorte l’homme qui a creusé sa propre religion jusqu’à y découvrir la sève première, la lumière originelle, qui est partout la même. Ce que Frithjof Schuon appellera « l’unité transcendante des religions ». Cette tradition est « réinventée » en fonction des lieux et des époques où vivent les hommes ; elle est réinventée, bien sûr, dans la façon dont les hommes l’appréhendent, et en témoignent dans leur vécu, mais demeure immobile au regard de la roue du temps qui tourne. L’expression « tradition primordiale » me semble plus problématique dans la mesure où elle permet à Guénon de resituer, tout du moins tenter de le faire, cette tradition dans le cours de l’histoire : il existerait donc une souche primordiale de laquelle partiraient les différentes branches religieuses au cours de l’humanité. Avec un début, l’hindouisme, et une fin, l’islam, soit un processus linéaire, voire téléologique, qui relève davantage de la science moderne que des sagesses traditionnelles. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet sur lequel Guénon est le plus à l’aise.
R/ Vous montrez de manière admirable que pour lui la Tradition est aussi un projet métapolitique. Y a t il une vision politique guénonienne ?
Il n’y a pas de politique guénonienne à strictement parler même si Guénon a tenté d’opérer certaines actions d’influence au cours des années vingt pour abandonner cette perspective après son installation au Caire. En revanche, il existe une métapolitique traditionnelle qui joue, me semble-t-il, à trois niveaux. Au niveau des principes, elle consiste à rappeler que le politique se fonde sur la métaphysique, et vise à mettre en harmonie la cité avec les fins dernières qui la constituent, soit permettre à chacun, en fonction de sa nature propre, de se connaître soi-même et par là même de participer à l’œuvre commune. Ce que Platon a développé dans son projet utopique : La République. Au niveau historique, la politique est un moyen (et non une fin) de résoudre les contradictions internes à la vie des sociétés avec le souci, jamais intégralement atteint, d’équilibrer les forces en présence dans le monde. D’où la dimension fuyante, et tragique, de toute action politique. Au niveau existentiel, et c’est là je crois la dimension la plus « moderne » de Guénon, la métapolitique est aussi un projet que chacun porte en soi et qu’il lui appartient de mener à terme, quels que soient les lieux et les époques, à travers un cheminement dit initiatique. Précisons que ces trois entrées restent éminemment politique dans le sens où elles se posent et s’opposent à tous les critères de la modernité.
R/ Quel est le sens véritable des notions d’Orient et d’Occident dans l’œuvre de Guénon ?
A travers les notions (et non pas les espaces) d’Orient et d’Occident, Guénon dresse une grille d’analyse paradigmatique qui lui permet d’articuler sa principale opposition : la Tradition contre la Modernité. Cette lecture qui pouvait se comprendre au moment de la publication d’Orient et Occident (1924), puis deLa crise du monde moderne (1927), est beaucoup plus contestable aujourd’hui puisque l’on assiste à l’occidentalisation générale du monde. Sur ce point, il faut mentionner les travaux de Henry Corbin qui comprenait ces deux notions à partir de leur sens imaginal : chacun quittant « son » Occident pour monter vers « son » Orient et découvrir, au cours de ce chemin, la lumière aurorale du septième climat.
R/ « C’est dans le christianisme seul, disons plus précisément encore dans le catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d’esprits traditionnels qui survivent encore ». Ce passage de la Crise du Monde Moderne réveille le rapport complexe de l’auteur avec le christianisme. Comment envisageait-il son intégration dans sa vision de la Tradition ?
On peut effectivement dire que l’équation personnelle de Guénon ne correspondait pas à la démarche croyante du catholicisme, et ce, malgré une enfance bercée par cette religion et un rapport très régulier avec l’abbé Gombault jusqu’à son départ pour Le Caire en 1930. De même, son tempérament gnostique s’accordait mal avec la dimension égalitariste du christianisme. D’où son interprétation partielle et figée de la tradition chrétienne, comprise comme une tradition, certes orthodoxe, mais amoindrie par la perte de son ésotérisme. Sur ce sujet précis, il me semble que Frithjof Schuon a développé une analyse plus fine quoique discutable également. Il a fallu attendre les années 1990 pour qu’un lecteur averti de Guénon, Jean Borella, mette les choses au clair dans Esotérisme guénonien et mystère chrétien, et révise de fond en comble le rapport de la Tradition et de la Révélation. Ce qui n’est pas sans soulever des questions importantes pour certains milieux guénoniens – je pense ici à ceux qui veulent enfermer le texte guénonien dans une dogmatique rigide.
R/ Bien qu’issu des milieux occultistes du début de XXè siècle, il a combattu de manière acharnée les « masques de spiritualités contemporaines » que furent le Spiritisme ou la Théosophie. Est-ce paradoxal ?
On peut effectivement dire que cela est paradoxal mais d’une toute autre manière. En effet, cela ne l’est pas au regard du positionnement de Guénon par rapport à l’occultisme puisqu’il s’en est détaché très tôt, comprenant que ce mouvement à la mode n’était qu’une sorte de matérialisme spiritualiste davantage marqué par les théories modernes que par les sagesses ancestrales. Sous un autre angle, cela est plus ambivalent car Guénon a toujours conservé certains invariants occultistes dans sa façon de penser : culte du secret, sentiment conspirationniste, sûreté de son savoir, etc. Et puis il est le « grand codificateur de l’ésotérisme pour le XXè siècle » ; en cela, il a peut-être mené à bien la mission qu’il s’était donné : séparer le bon grain de l’ivraie dans le monde foisonnant et parfois délirant de l’occultisme.
R/ Les rapports de René Guénon avec la franc-maçonnerie ont fait coulé beaucoup d’encre parmi ses « disciples ». Quelle fut sa réelle opinion sur ce sujet ?
Cela est effectivement surprenant puisque Guénon a toujours été très clair sur la question, que l’on soit d’accord ou non avec ces interprétations. En l’occurrence, il avait une grande estime pour la franc-maçonnerie, considérée comme une tradition initiatique à part entière même si cette dernière a subi, selon lui, une dégénérescence au XVIIIè siècle. C’est d’ailleurs pourquoi il n’a jamais abandonné l’espoir de voir renaître une franc-maçonnerie dite traditionnelle, et qu’il s’est toujours intéressé de très près à tout ce qui se faisait en la matière. La création de la loge La Grande Triade, sous les auspices de la Tradition, en 1946 correspond à ce projet « restaurationiste ». Cela fut en grande partie un échec. Et on peut conjecturer sans grands risques que Guénon aurait été abasourdi par le niveau des francs-maçons aujourd’hui (sauf exception), comme de beaucoup d’autres groupes soit disant initiatiques.
R/ Le départ pour le Caire constitue un tournant décisif dans l’existence de René Guenon. Quelle fut le sens de sa « conversion » à l’Islam ?
Selon ses propres termes, Guénon ne s’est jamais « converti » mais tout simplement « installé » dans l’islam ; la nuance peut paraître mince mais elle signifie que l’auteur d’Orient et Occident n’a jamais abandonné sa lecture universaliste des traditions religieuses. Comme le rappelle d’ailleurs la citation suivante : « Quiconque a conscience de l’unité des traditions […] est nécessairement, par là même, “inconvertissable” » (Guénon). Après, on peut effectivement signaler que Guénon, sans doute soucieux d’orienter ses lecteurs-disciples vers une voie initiatique viable, a privilégié l’islam soufi, notamment au travers des groupes formés par Frithjof Schuon et Michel Vâlsan.
R/ Comment interprétez-vous les rapports entre René Guenon et Julius Evola ? Existe t-il une synthèse de leurs deux approches ?
Guénon et Evola entretiennent effectivement des rapports singuliers qui tiennent, pour une part, à leurs tempéraments et, pour une autre, à leurs visions du monde. S’il est vrai que les deux hommes ont entretenu une correspondance cordiale jusqu’en 1951 (décès de Guénon), ils n’ont jamais été associés à un projet précis. Guénon refusant d’intégrer la signature d’Evola dans sa revue alors même que ce dernier se démenait pour diffuser sa pensée en Italie. Une synthèse est-elle possible ? Cela dépend de quel côté nous nous situons. Du côté d’Evola, la synthèse est effectivement possible puisqu’elle est contenue dans son maître ouvrage Révolte contre le monde moderne. Du côté de Guénon, elle n’est pas même envisageable puisque le système traditionnel se suffit à lui-même. Autrement dit, les lecteurs d’Evola trouveront sûrement un approfondissement dans la pensée de Guénon tandis que les lecteurs de Guénon ne s’enrichiront pas forcément au contact de la pensée évolienne.
R/ A la lecture de votre livre, on croise deux auteurs particulièrement important dans la réception « universitaire » des idées traditionnelles : Mircea Eliade et Henry Corbin. Quels furent leurs rapports exacts avec la Tradition ?
Mircea Eliade entretiendra des rapports ambigus avec la pensée de Guénon tout au long de sa vie. Ambigu dans le sens où il ne révèlera jamais sa dette à l’égard de la pensée traditionnelle, et ce, pour mener à bien sa carrière universitaire. Le passage d’une lettre d’Evola (qui lui est adressé en 1951) est à cet égard symptomatique : le penseur italien lui demande, de façon presque nonchalante, pourquoi il s’évertue à camoufler ses principales références (Guénon, Coomaraswamy, etc.) pour ne mettre en avant que des ouvrages universitaires le plus souvent très insipides. Et finit par s’interroger : est-ce que « le jeu en vaut la chandelle » ? Et Eliade de lui répondre, gêné, qu’il n’a pas d’autres choix que d’entretenir de bons rapports avec la « maçonnerie académique » !
Quant à l’influence intellectuelle de Guénon sur le penseur roumain, elle est effectivement beaucoup plus sinueuse. On peut, en un mot, dire que Mircea Eliade reprend certaines catégorisations établies par Guénon pour les transposer, d’abord, dans son nationalisme archaïque et, ensuite, dans son approche philosophique du religieux.
Quant à Henry Corbin, ses liens personnels avec la pensée de Guénon sont beaucoup plus distendus. Il parvient, cependant, à des conclusions voisines en partant d’un tout autre terrain de recherche : la philosophie iranienne. En cela, on peut dire que Corbin apporte du « grain à moudre » à la pensée guénonienne, quitte à la prendre de biais, et contribue à étoffer ce vaste territoire qu’est le mode visionnaire (par opposition à la raison ratiocinante). C’est pourquoi on peut le considérer, me semble-t-il, comme l’un des philosophes les plus importants du XXè siècle.
R/ Après la mort de René Guenon, son œuvre connaît une diffusion mondiale et de nombreuses interprétations. Quels sont les courants qui ont été influencés par son travail?
Sans revenir sur les nombreuses occurrences dont fait l’objet le nom de Guénon aujourd’hui dans des domaines aussi inattendus que la musique, les arts et la littérature – quoiqu’il faille rappeler l’intérêt que les surréalistes lui ont porté dès les années vingt –, on peut établir trois grands pôles de réfraction de la pensée traditionnelle. Le premier se situe naturellement dans la mouvance initiatique telle que Guénon a tentée de la mettre en place de son vivant. Étrangement, c’est peut-être la plus fragile tant les groupes initiatiques, une fois leurs leaders disparus (Schuon et Vâlsan principalement), tendent à péricliter. En revanche, la reprise des idées guénoniennes dans des cercles spiritualistes plus larges (soufisme, hindouisme, franc-maçonnerie, etc.) est de plus en plus fréquentes.
Le second pôle se situe dans l’orbite du monde universitaire en général et des sciences religieuses en particulier. Il est assez vivace aux États-Unis avec des intellectuels comme Seyyed Hossein Nasr et John Gordon Melton qui propose une version à la fois étoffée et « édulcorée » du traditionalisme (dans le sillage de Schuon). Ce pôle reste, en revanche, très fragmentaire en Europe où seuls quelques chercheurs osent briser l’oukase qui entoure encore le nom de Guénon, tout particulièrement en France…
Le troisième pôle s’inscrit dans le sillage de Guénon et d’Evola pour continuer à développer l’idée d’une politique d’inspiration traditionnelle face à l’accélération de la dissolution du monde moderne. Les groupes à s’y référer sont nombreux sans que l’on sache toujours exactement quelle est la frontière entre la militance politique et l’engagement religieux. Aujourd’hui, le groupe se réclamant volontiers de Guénon (et d’Evola) le plus influent est sans contestation possible celui mené par le philosophe russe Alexandre Douguine.
Entretien paru dans le numéro 61 de la revue Rébellion.
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samedi, 23 janvier 2016
The Road from Dante to Guenon
The Road from Dante to Guenon
Vintila Horia was a Romanian Traditional author. In a collection dedicated to the thought of Rene Guenon, titled Rene Guenon Colloque du Centenaire, he contributed an essay Mon Chemin de Dante à Guenon, or, My Path from Dante to Guenon. (I’m looking for a hard or soft copy of the full text if anyone can find it.)
The Project Rene Guenon published some excerpts from it here. In the section below titled “Reading Notes”, there is my translation of the notes from French to English.
Even this little taste is quite suggestive. Usually applied to Sacred Texts, Horia points out that the Divine Comedy by Dante can also be understood on four levels. It is no surprise that he names Rene Guenon as providing to key to the highest level of interpretation.
An interesting wrinkle is that Horia names Soren Kierkegaard as providing to key to understand the Comedy at the moral level. That is certainly worth exploring. Kierkegaard describes the phenomenological states of consciousness for many types of men. Perhaps then, we should understand Dante’s descriptions of the punishments of hell for the various class of sinners as pictorial representations of their inner soul life.
Horia then points out the roles of the Cross and the Eagle, i.e., Church and Empire (or Spiritual Authority and Temporal Power, in Guenon’s terms). A one-sided effort is certain to fail.
Horia ends on a note reminiscent of Boris Mouravieff: a small group of the just will witness the coming Age of the Holy Spirit.
Reading Notes
There are several keys to Dante. Rene Guenon provides us one: that of esoterism, which would make the “Divine Comedy” the poem par excellence from the standpoint of traditional studies. (p 93)
Among the studies devoted to Dante, the closest to the poet’s spirit are:
- that of Rene Guenon
- that of the Italian scholar Luigi Valli
- that of the Spaniard Asin Palacios, entitled “Dante and Islam.”
“With the fourteenth century, and especially with Petrarch, the path takes a turning point, it tries to rise, with the return of Platonism to power, along the first part of the Renaissance at least, but it sinks, after Marsilio Ficino, into a hopeless landscape, or terminal end, of which the eighteenth century constitutes a type of spiritualist error, so to speak, by following the teaching that Guenon suggests to us as an example of what we should not do especially at times when poetry, like politics together, as in Dante’s time a tragic inseparability. Hölderlin, already at the beginning of the last century, placed in relation the “times of distress” and the “presence of the poet.” (p 94)
Our time is perhaps one of the closest to Dantean exegesis.
“Dante was above all a poet faithful to poiesis and then to creation, and, in the most logical way, he found himself tempted by all the paths to the very source of creation, which is Truth. To reach it, he let himself be guided by the two poles of our poetic soul: inspiration, which proceeds in a straight line from the unconscious world, and reason, linked to the consciousness above any partial separation, classical in one sense, romantic in another, and which removed from his work that tone of impartiality — I would not say objectivity, because this word has no meaning in this context — that characterizes it despite permanent injunctions of his ego and of the historical sufferings that inspire it and, often, determine it in his creative action. Dante is a world, in the fullest sense, and it even lets us embrace it, even if we are situated almost seven centuries after his adventure.” (p 94)
There is a literary key of “The Divine Comedy” and of Dante in general. Next, there is an allegorical key, which is a first way to add a veil above the literal sense. Then a moral key, proposed by Kierkegaard. The last one, the anagogical key, was given by Guenon and Luigi Valli.
“What Guenon did for me and, I imagine, for most of those who found in him the same remedy, was to draw me away from minor or partial truths, to put me in contact, at least wavering, with Truth, which is one and that, by following ever more complicated and hidden paths, drew me to Plato and made me understand the most prominent and the most spectacular aspects of current physics, for example, through Heisenberg, to name a stage, as efforts as part of a broader effort whose aim was that to help me advance towards something after going through hell — the last two centuries of history Western form, in this perspective, the nine circles of hell and it is possible that we are going through the last, that of eternal ice and traitors, those who betrayed man — to lead us to an indispensable Purgatory to make the last jump, one that implies an end and a beginning, and that is surely one of the end and a new beginning, ‘Pure and disposed to mount unto the stars’, which is the last verse of Dante’s Purgatory.” (p 97)
The metapolitical goal of “The Divine Comedy” is to present to a sick mankind the double remedy of the Cross (the Catholic Church) and the Eagle (the Empire). The Cross has the role to cure ignorance and the Eagle, distress. Lust was to be annihilated by the victory of the Cross, and injustice by the victory of the Eagle.
“So don’t we owe our terrible entrance into the deterministic and entropic night to the separation between the Cross and the Eagle? The Cross alone would now solve the problems that it could solve neither at the end of the Middle Ages, when it was strong and universal, nor in the age of the Revolution, when it was abandoned by poets causing the flight of the gods which Hölderlin speaks about. The Eagle soared, too, on other worlds, very far away from us, imitated by fake eagles, imperial in space but not in time, which belongs to the reign of the Cross. We live under the oppression of invalid empires, not only because sick of tyranny and inhumane separations, fated to protect the ultimate fall and decay, but also because they do not want the Cross, their most mysterious and fiercest enemy, alone but surviving. I think that Dante and Guenon complement each other on the threshold of the catastrophic loss of the relationship with being and of finding again complementary phases in the path of salvation that explain the history of this time with a clarity that other specialized disciplines are not able to explain because they unable to understand. Beyond the end of time, that time already many centuries old, we may find ourselves in the fullness of Being, according to the voice full of the bitterness and hope of the best prophets. Everything will only be the pile of the useless, arrogant and vain. Only a voice of the righteous, that is to say, those that have been formed in a different light, will accompany us in the great alchemical change in the third millennium.” (p 100-101)
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samedi, 27 juin 2015
Guénon y Drieu
Guénon y Drieu
por José Luis Ontiveros
Ex: http://culturatransversal.wordpress.com
Hay un reclamo persistente en Drieu: “Voces falsarias y hueras me han acusado de que mi posición surge de un adaptarme a las formas políticas que se proyectan como victoriosas, en este momento de la guerra y que serían las dominantes en el futuro, todo ello es falso”
“Las guerras —prosigue— como la vida fluyen y cambian su rumbo, nada es seguro, no se percibe el sentido oculto de mi actitud; cada vez soy más escéptico en cuanto Alemania aliente el futuro o si la barbarie rusa, creadora de instintos poderosos lo perfile”.
Estas palabras epifánicas de sus escritos depositados en el México profundo y vestigial hacen una clara referencia en clave a la influencia determinante —en Drieu— de las reflexiones sobre la Tradición primordial, la historia de los símbolos de las religiones y su confluencia sagrada que marcan la obra de René Guénon, en particular de su libro axial La crisis del mundo moderno, que tiene como corolario El reino de la cantidad y los signos de los tiempos, el primero publicado en 1927, y el segundo, en el fatídico año de 1945.
En un círculo pitagórico que cumple en Drieu la bitácora de cuáles fueron las causas metafísicas de que continuara hasta el final en una situación límite y en el filo de la navaja, llegando a consumar el ritual de su propia muerte consagratoria.
En cuanto Guénon dice: “Lamentablemente mi lectura de Guénon fue un tanto tardía, ya pasando del comunismo al fascismo revolucionario, más el haberlo encontrado fue para mí más definitivo, quizá, que mi conocimiento de Nietzsche, de Maurice Barrés y de Charles Maurras, al punto que puedo considerarlo una fuente decisiva para mi ruptura con el mundo moderno y su civilización materialista”.
“He de referirme al propio Guénon —continúa— en cuanto los puntos esenciales que legitiman, por el sentido de las ciencias sagradas, lo que puede parecer puramente contingente, superficial y aún meramente ‘político’.
“Por ello destaco lo que toca el centro de mi corazón y la profundidad del espíritu luminoso que guarda el alma”.
Y Drieu retoma a Guénon como la verdadera doctrina: “Hay algunos que vislumbran —de manera algo difusa y confusa— que la civilización occidental, en lugar de seguir evolucionando siempre en el mismo sentido, bien podría un día llegar a punto muerto o hasta perecer por completo en algún sombrío cataclismo”.
Recopila citas que vuelve suyas en comunión con la sacralidad de la Tradición unánime identificándose sin saberlo con el símbolo heroico de Julius Evola y su Doctrina aria de lucha y victoria, en que lo esencial es el valor de la acción en sí y no sus resultados.
Da especial atención el juicio de René Guénon: “Lograr concebir que esta civilización, de la cual los modernos se sienten tan ufanos, no ocupa un sitio de privilegio en la historia del mundo”.
En tal sentido estima en una misma caída espiritual a la civilización demoliberal y a la marxista, fusionándose con Guénon: “Es inminente una transformación más o menor profunda, (en que) inevitablemente tendrá que producirse un cambio de orientación a breve plazo, de buen o mal grado, de manera más o menos brusca, con catástrofe o sin ella”.
Sobre el particular apunta Drieu: “Me he convencido de que Guénon anuncia, con el lenguaje cifrado propio de la Tradición sagrada de los pueblos, que se aproxima un cambio drástico en la valoración de los hombres y en el sentido de la vida; en ello he visto a las nuevas fuerzas que se alzan contra los dogmas, al parecer inamovibles, de una civilización basada en el dinero, el materialismo y en formas políticas caducas”.
“Ello me ha sido confirmado —señala— al leer en Guénon”: “El estado de malestar general que vivimos en la actualidad me da el oscuro presentimiento de que, en efecto, algo está por terminar”.
“Y esta creencia —agrega— se tornó ya indeclinable cuando Guénon se refiere al cierre de un ciclo y el principio de uno nuevo”: “Los elementos que luego deberán intervenir en el ‘juicio’ futuro, a partir del cual se iniciará un nuevo periodo de la historia de la humanidad en la Tierra”.
Drieu interioriza en su vida la lectura de Guénon: “Y si lo que debe terminar es la civilización occidental en su forma actual (considerada como la ‘civilización sin epítetos’), (hay quienes) se sienten dispuestos a creer que al desaparecer vendrá el fin del mundo”.
“El fin del mundo —acota— es para mí el escenario de esta guerra en la que combato por la Idea y en la que sé moriré y eso está claro”, manifiesta.
La lectura que Drieu hizo de Guénon es la verdadera explicación de su sacrificio visionario.
Fuente: Vértigo Político
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mercredi, 17 juin 2015
J. M. Vivenza: crise du monde moderne, et si Guénon avait eu raison?
Jean-Marc Vivenza:
La crise du monde moderne, si René Guénon avait raison ?
Extrait tiré du site http://www.baglis.tv
Débat sur l’atemporalité de l’ouvrage emblématique de René Guénon: « La crise du Monde moderne », paru en 1927. La crise évoquée par René Guénon inaugure-t-elle une ère nouvelle en liaison avec les quatre âges de l’humanité tels que le définit la cosmologie hindoue du Manvantara Ou bien doit-on, avec le recul du siècle passé la lire comme un simple texte apocalyptique ?
Pour voir l'intégralité de cet exposé allez sur
http://www.baglis.tv/philosophie-video/metaphy
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René Guénon et Alain Daniélou
René Guénon et Alain Daniélou
par Jean-Louis Gabin
Ex: http://bouddhanar.blogspot.be
Daniélou a témoigné plusieurs fois de l'importance qu'avait représentée pour lui la lecture de l'Introduction générale aux doctrines hindoues de Guénon. Il en traduisit des passages en hindi dans les années 40, car les milieux traditionnels dans lesquels il avait été accueilli à Bénarès étaient intéressés par la façon dont Guénon présentait le Sanâtana Dharma et la « crise du monde moderne ».
« La première révélation de ce que l'homme doit connaître des lois qui régissent l'Univers et des destinées des êtres vivants a été donnée à des Rishis (Voyants), des sages des premiers âges. Leur enseignement a été ensuite transmis par des initiés, des hommes jugés dignes d'assurer la continuité de cette fonction essentielle, à travers toutes les mutations, les alternances de décadence et de progrès, les changements de religion, de langue, de société. Ceci n'exclut pas que des révélations ultérieures viennent parfois rafraîchir la mémoire des représentants de la Tradition ».
« Je ne puis laisser dire que je suis “converti à l'Islam” car cette façon de présenter les choses est complètement fausse ; quiconque a conscience de l'unité essentielle des traditions est par là même inconvertissable à quoi que ce soit, et il est même le seul qui le soit ; mais on peut “s'installer”, s'il est permis de s’exprimer ainsi, dans telle ou telle tradition suivant les circonstances, et surtout pour des raisons d'ordre initiatique. J'ajoute à ce propos que mes liens avec les organisations ésotériques islamiques ne sont pas quelque chose de plus ou moins récent comme certains semblent le croire ; en fait ils datent de bien près de 40 ans... ».
« Certains recherchent avant tout de prétendus “pouvoirs”, c'est à dire, en somme, sous une forme ou une autre, la production de phénomènes plus ou moins extraordinaires (..). Bien entendu, il ne s'agit aucunement ici de nier la réalité des “phénomènes” (..) ils ne sont même que trop réels, pourrions-nous dire, et ils n'en sont que plus dangereux (..). En général, l’être qui s'attache à ces choses devient ensuite incapable de s'en affranchir et d'aller au-delà, et il est irrémédiablement dévié (...). Il peut y avoir là une sorte de développement “à rebours” qui (...) éloigne toujours davantage de la réalisation spirituelle jusqu'à ce que l'être soit définitivement égaré dans ces prolongements inférieurs (…) par lesquels il ne peut qu'entrer en contact avec “l'infra-humain” ».
« Dans la société orthodoxe où je vivais (pendant la seconde guerre mondiale, à Bénarès) s'affrontaient subtilement et se mêlaient une orthodoxie védique sympathisant avec les théories aryennes du nazisme et une tradition shivaï'te profondément opposée aux aryens. Swamy Karpâtrî, dont je suivais fidèlement les enseignements, avait créé un mouvement culturel, le Dharma Sangh (association pour la défense des valeurs morales et religieuses) afin d'opérer un retour aux valeurs de la culture et de la société traditionnelle. Il critiquait les idées socialistes représentées par le Congrès national de Gandhi et Nehru mais aussi les réformateurs pseudo-traditionnels comme Aurobindo ou Tagore, qui prétendaient revenir à une tradition idéalisée, mais étaient très imbus d'idées occidentales. Par ailleurs, Karpâtrî était très hostile aux idées du Rashtrya Svayam Sevak Sangh (association pour la défense des valeurs nationales) qui préconisait des méthodes inspirées du fascisme dans la lutte contre le Congrès et les idées modernistes (...). De par mon opposition à la domination anglaise et mon attachement à l'Inde, j'avais des rapports très proches avec les dirigeants du mouvement indépendantiste, avec Nehru et sa famille et aussi avec la célèbre poétesse Sarojini Naïdu, tous membres influents du Congrès (…). À aucun moment et en aucune façon je n'ai voulu me mêler des mouvements politiques, ni d'un côté ni de l'autre ».
« Je n'ai jamais voulu m'affilier à aucune secte religieuse ou croyance, jamais voulu perdre mon libre arbitre. Mais, frondeur de nature, j'ai toujours tendance à m'opposer à l'idéologie dominante, à contrecarrer ce que les gens prennent pour des vérités établies, à toujours remarquer que l'enfer est pavé de bonnes intentions, à penser que la remise en question de toute affirmation est le seul moyen de faire évoluer la connaissance. La discussion est un élément de recherche et non point d'assertion ».
« Le paradoxe, la remise en question des évidences qui semblent les mieux établies est un exercice salutaire, le seul capable défaire avancer les choses et de ne point rester figé sur des dogmes. Ce qui m'a fait souvent attribuer une appartenance à des théories auxquelles je ne souscris en aucune façon. La liberté d'esprit a difficilement sa place dans une société infectée par des conflits et des appartenances idéologiques également arbitraires ».
« Je ne suis pas prophète, d'ailleurs ma barbe se refuse à pousser. Mon âge fait que les gens attendent de moi des directives ou des oracles, ce à quoi je me refuse ; je ne suis pas un guru. Je continue toujours à chercher à comprendre le mystère du monde et, pour cela, je suis prêt, chaque jour, à tout recommencer, à réexaminer mes convictions, à rejeter toute croyance, à m'avancer seulement dans la direction du savoir qui est le contraire de la foi. Ma méfiance reste entière vis-à-vis de tout rite ou cérémonie qui m'apparaît comme du théâtre dès qu'il y a des témoins. Je me refuse à faire une puja pour des dévots toujours fanatiques (nous dirions aujourd'hui des “fans”) ».
« La seule valeur que je ne remets jamais en question est celle des enseignements que j’ai reçus de l'hindouisme shivaïte qui refuse tout dogmatisme, car je n'ai trouvé aucune forme de pensée qui soit allée aussi loin, aussi clairement, avec une telle profondeur et une telle intelligence, dans la compréhension du divin et des structures du monde. Aucune forme de pensée n'approche de près ou de loin cette merveilleuse recherche qui nous vient du fond des âges. Aucune des idéologies, aucune des théories qui divisent le monde moderne ne me semble mériter que je m'y associe, que j'en prenne la défense. Elles me paraissent puériles, quand elles ne sont pas simplement aberrantes ».
« Dans le monde moderne où les voies de la transmission normale de la connaissance ésotérique sont fermées pour la plupart, les livres jouent un rôle très différent de celui qu'ils jouaient dans des circonstances normales, de sorte que certains enseignements jusque là préservés sous forme orale se mirent à circuler sous forme écrite, constituant ainsi véhicules d'enseignement et de guidance pour ceux qui se trouvent privés de tous les autres moyens. Cette manifestation compense la disparition des voies traditionnelles de transmission de la connaissance, au moins dans son aspect théorique, sans que cela implique que cette situation elle-même puisse entraîner la manifestation de l'intégralité de la connaissance traditionnelle dans les livres sous une forme facilement accessible à tous ».
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vendredi, 13 mars 2015
Unité spirituelle et multipolarité planétaire
Unité spirituelle et multipolarité planétaire
par Georges FELTIN-TRACOL
Le penseur français René Guénon (1886 – 1957) ne suscite que très rarement l’intérêt de l’université hexagonale. On doit par conséquent se réjouir de la sortie de René Guénon. Une politique de l’esprit par David Bisson. À l’origine travail universitaire, cet ouvrage a été entièrement retravaillé par l’auteur pour des raisons d’attraction éditoriale évidente. C’est une belle réussite aidée par une prose limpide et captivante.
René Guénon est le théoricien de la Tradition primordiale. de santé fragile et élevé dans un milieu catholique bourgeois de province à Blois, il fréquente tôt les milieux férus d’ésotérisme et y acquiert une somme de savoirs plus ou moins hétéroclites tout en développant une méfiance tenace à l’égard de certains courants occultistes tels le théosophisme et le spiritisme. Côtoyant tour à tour catholiques, gnostiques et francs-maçons, René Guénon édifie une œuvre qui couvre aussi bien la franc-maçonnerie que le catholicisme traditionnel et l’islam.
En effet, dès 1911, René Guénon passe à cette dernière religion et prend le nom arabe d’Abdul Waha-Yaha, « le Serviteur de l’Unique ». Puis, en 1931, il s’installe définitivement au Caire d’où il deviendra, outre une référence spirituelle pour des Européens, un cheikh réputé. David Bisson explique les motifs de cette implication orientale. Guénon est réputé pour sa fine connaissance des doctrines hindoues. La logique aurait voulu qu’il s’installât en Inde et/ou qu’il acceptât l’hindouisme. En quête d’une initiation valide et après avoir frayé avec le gnosticisme et la franc-maçonnerie, l’islam lui paraît la solution la plus sérieuse. Même s’il demande aux Européens de retrouver la voie de la Tradition via l’Église catholique, ses propos en privé incitent au contraire à embrasser la foi musulmane.
Réception de la pensée de Guénon
Les écrits de René Guénon attirent les Occidentaux qui apprécient leur enseignement clair, rigoureux et méthodique. David Bisson n’a pas que rédigé la biographie intellectuelle de l’auteur de La Crise du monde moderne. Il mentionne aussi son influence auprès de ses contemporains ainsi que son abondante postérité métaphysique. La revue Le Voile d’Isis – qui prendra ensuite pour titre Études Traditionnelles – publie avec régularité les articles du « Maître » qui « constituent […] une sorte de guide grâce auquel les lecteurs peuvent s’orienter dans le foisonnement des traditions ésotériques en évitant les contrefaçons spirituelles (théosophisme, occultisme, etc.) (p. 146) ». Guénon se montre attentif à examiner à l’aune de la Tradition le soufisme, l’hindouisme, le taoïsme, le confucianisme, etc., « ce qui permet […] d’évaluer le caractère régulier de telle ou telle branche religieuse. Ainsi, la doctrine tantrique est-elle déclarée conforme et, donc, “ orthodoxe ” au regard des principes posés par la Tradition. De même, la kabbale est considérée comme le véritable ésotérisme de la religion juive et remonte, à travers les signes et symboles de la langue hébraïque, jusqu’à la source de la tradition primordiale (p. 147) ». Il élabore ainsi une véritable « contre-Encyclopédie » spiritualiste et prévient des risques permanentes de cette « contrefaçon traditionnelle » qu’est la contre-initiation.
C’est dans ce corpus métaphysique que puisent les nombreux héritiers, directs ou putatifs, de René Guénon. David Bisson les évoque sans en omettre les divergences avec le maître ou entre eux. Il consacre ainsi de plusieurs pages à l’influence guénonienne sur l’islamologue du chiisme iranien et traducteur de Heidegger, Henry Corbin, sur le sociologue des imaginaires, Gilbert Durand, sur le rénovateur néo-gnostique Raymond Abellio et sur les ébauches maladroites – souvent tendancieuses – de vulgarisation conduites par le duo Louis Pauwels – Jacques Bergier. David Bisson s’attache aussi à quelques cas particuliers comme le Roumain Mircea Eliade.
Au cours de l’Entre-deux-guerres, le futur historien des religions affine sa propre vision du monde. Alimentant sa réflexion d’une immense curiosité pluridisciplinaire, il a lu – impressionné – les écrits de Guénon. D’abord rétif à tout militantisme politique, Eliade se résout sous la pression de ses amis et de son épouse à participer au mouvement politico-mystique de Corneliu Codreanu. Il y devient alors une des principales figures intellectuelles et y rencontre un nommé Cioran. Au sein de cet ordre politico-mystique, Eliade propose un « nationalisme archaïque (p. 252) » qui assigne à la Roumanie une vocation exceptionnelle. Son engagement dans la Garde de Fer ne l’empêche pas de mener une carrière de diplomate qui se déroule en Grande-Bretagne, au Portugal et en Allemagne. Son attrait pour les « mentalités primitives » et les sociétés traditionnelles pendant la Seconde Guerre mondiale s’accroît si bien qu’exilé en France après 1945, il jette les premières bases de l’histoire des religions qui le feront bientôt devenir l’universitaire célèbre de Chicago. Si Eliade s’éloigne de Guénon et ne le cite jamais, David Bisson signale cependant qu’il lui expédie ses premiers ouvrages. En retour, ils font l’objet de comptes-rendus précis. Bisson peint finalement le portrait d’un Mircea Eliade louvoyant, désireux de faire connaître et de pérenniser son œuvre.
Le syncrétisme ésotérique de Schuon
Contrairement à Eliade, la référence à Guénon est ouvertement revendiquée par Frithjof Schuon. Ce Français né en Suisse d’un père allemand et d’une mère alsacienne se convertit à l’islam et adopte le nom d’Aïssa Nour ed-Din. En Algérie, il intègre la tarîqa (confrérie initiatique) du cheikh al-Alawî. Instruit dans le soufisme, Schuon devient vite le cheikh d’une nouvelle confrérie. Dans sa formation intellectuelle, Guénon « apparaît comme un “ maître de doctrine ” (p. 160) ». On a très tôt l’impression que « ce que Guénon a exposé de façon théorique, Schuon le décline de façon pratique (p. 162) ».
En étroite correspondance épistolaire avec Guénon, Schuon devient son « fils spirituel ». cela lui permet de recruter de nouveaux membres pour sa confrérie soufie qu’il développe en Europe. D’abord favorable à son islamisation, Schuon devient ensuite plus nuancé, « la forme islamique ne contrevenant, en aucune manière, à la dimension chrétienne de l’Europe. Il essaiera même de fondre les deux perspectives dans une approche universaliste dont l’ésotérisme sera le vecteur (p. 172) ». Cette démarche syncrétiste s’appuie dès l’origine sur son nom musulman signifiant « Jésus, Lumière de la Tradition».
Frithjof Schuon défend une sorte d’« islamo-christianisme ». Cette évolution se fait avec prudence, ce qui n’empêche pas parfois des tensions avec l’homme du Caire. Construite sur des « révélations » personnelles a priori mystiques, la méthode de Schuon emprunte « à plusieurs sources. Principalement fondée sur la pratique soufie, elle est irriguée de références à d’autres religions (christianisme, hindouisme, bouddhisme, etc.) et donne ainsi l’impression d’une mise en abîme de l’ésotérisme compris dans son universalité constitutive (p. 203) ». En 1948, dans un texte paru dans Études Traditionnelles, Schuon, désormais fin ecclésiologue, explique que le baptême et les autres sacrements chrétiens sont des initiations valables sans que les chrétiens soient conscients de cette potentialité. Cette thèse qui contredit le discours guénonien, provoque sa mise à l’écart. Dans les décennies suivants, il confirmera son tournant universaliste en faisant adopter par sa tarîqa la figure de la Vierge Marie, en s’expatriant aux États-Unis et en intégrant dans les rites islamo-chrétiens des apports chamaniques amérindiens.
Avec René Guénon, Frithjof Schuon et leurs disciples respectifs, on peut estimer que « la pensée de la Tradition semble de façon irrémédiable se conjuguer avec la pratique soufie (p. 175) ». Or, à l’opposé de la voie schuonienne et un temps assez proche de la conception de Mircea Eliade existe en parallèle la vision traditionnelle de l’Italien Julius Evola, présenté comme « le “ fils illégitime ” de la Tradition (p. 220) » tant il est vrai que sa personnalité détonne dans les milieux traditionalistes.
Ayant influencé le jeune Eliade polyglotte et en correspondance fréquente avec Guénon, Evola concilie à travers son équation personnelle la connaissance ésotérique de la Tradition et la pensée nietzschéenne. De sensibilité notoirement guerrière (ou activiste), Julius Evola se méfie toutefois des références spirituelles orientales, ne souhaite pas se convertir à l’islam et, contempteur féroce des monothéismes, préfère redécouvrir la tradition spécifique européenne qu’il nomme « aryo-romaine ». Tant Eliade qu’Evola reprennent dans leurs travaux « la définition que Guénon donne du folklore : ce n’est pas seulement une création populaire, mais aussi un réservoir d’anciennes connaissances ésotériques, le creuset d’une mémoire collective bien vivante (p. 269) ». Mais, à la différence du jeune Roumain ou du Cairote, Evola n’hésite pas à s’occuper de politique et d’événements du quotidien (musiques pop-rock, ski…). Quelque peu réticent envers le fascisme officiel, il en souhaite un autre plus aristocratique, espère dans une rectification du national-socialisme allemand, considère les S.S. comme l’esquisse d’un Ordre mystico-politique et collabore parfois aux titres officiels du régime italien en signant des articles polémiques.
Tradition et géopolitique
Tout au cours de sa vie, Julius Evola verse dans la politique alors que « Guénon n’a cessé de mettre en garde ses lecteurs contre les “ tentations ” de l’engagement politique (p. 219) ». Les prises de position évoliennes disqualifient leur auteur auprès des fidèles guénoniens qui y voient une tentative de subversion moderne de la Tradition… De ce fait, « la plupart des disciples de Guénon ne connaissent pas les ouvrages du penseur italien et, lorsqu’ils les connaissent, cherchent à en minorer la portée (p. 220) ». Néanmoins, entre la réponse musulmane soufie défendue par Guénon et la démarche universaliste de Schuon, la voie évolienne devient pour des Européens soucieux de préserver leur propre identité spirituelle propre l’unique solution digne d’être appliquée. Ce constat ne dénie en rien les mérites de René Guénon dont la réception est parfois inattendue. Ainsi retrouve-t-on sa riche pensée en Russie en la personne du penseur néo-eurasiste russe Alexandre Douguine.
Grande figure intellectuelle en Russie, Alexandre Douguine écrit beaucoup, manifestant par là un activisme métapolitique débordant et prolifique. Depuis quelques années, les Éditions Ars Magna offrent au public francophone des traductions du néo-eurasiste russe. Dans l’un de ses derniers titres traduits, Pour une théorie du monde multipolaire, Alexandre Douguine mentionne Orient et Occident et La Grande Triade de Guénon. Il y voit un « élément, propre à organiser la diplomatie inter-civilisationnel dans des circonstances de ce monde multipolaire, [qui] réside dans la philosophie traditionaliste (p. 183) ».
Pour une théorie du monde multipolaire est un livre didactique qui expose la vision douguinienne de la multipolarité. Il débute par l’énoncé de la multipolarité avant de passer en revue les principales théories des relations internationales (les écoles réalistes, le libéralisme, les marxismes, les post-positivismes avec des courants originaux tels que la « théorie critique », le post-modernisme, le constructivisme, le féminisme, la « sociologie historique » et le normativisme). Il conclut qu’aucun de ces courants ne défend un système international multipolaire qui prend acte de la fin de l’État-nation.
Mais qu’est-ce que la multipolarité ? Pour Alexandre Douguine, ce phénomène « procède d’un constat : l’inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l’alliance de circonstance que l’on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd’hui une fiction juridique (pp. 8 – 9) ». « La multipolarité sous-tend seulement l’affirmation que, dans le processus actuel de mondialisation, le centre incontesté, le noyau du monde moderne (les États-Unis, l’Europe et plus largement le monde occidental) est confronté à de nouveaux concurrents, certains pouvant être prospères voire émerger comme puissances régionales et blocs de pouvoir. On pourrait définir ces derniers comme des “ puissances de second rang ”. En comparant les potentiels respectifs des États-Unis et de l’Europe, d’une part, et ceux des nouvelles puissances montantes (la Chine, l’Inde, la Russie, l’Amérique latine, etc.), d’autre part, de plus en plus nombreux sont ceux qui sont convaincus que la supériorité traditionnelle de l’Occident est toute relative, et qu’il y a lieu de s’interroger sur la logique des processus qui déterminent l’architecture globale des forces à l’échelle planétaire – politique, économie, énergie, démographie, culture, etc. (p. 5) ». Elle « implique l’existence de centres de prise de décision à un niveau relativement élevé (sans toutefois en arriver au cas extrême d’un centre unique, comme c’est aujourd’hui le cas dans les conditions du monde unipolaire). Le système multipolaire postule également la préservation et le renforcement des particularités culturelles de chaque civilisation, ces dernières ne devant pas se dissoudre dans une multiplicité cosmopolite unique (p. 17) ». Le philosophe russe s’inspire de certaines thèses de l’universitaire réaliste étatsunien, Samuel Huntington. Tout en déplorant les visées atlantistes et occidentalistes, l’eurasiste russe salue l’« intuition de Huntington qui, en passant des États-nations aux civilisations, induit un changement qualitatif dans la définition de l’identité des acteurs du nouvel ordre mondial (p. 96) ».
Au-delà des États, les civilisations !
Alexandre Douguine conçoit les relations internationales sur la notion de civilisation mise en évidence dans un vrai sens identitaire. « L’approche civilisationnelle multipolaire, écrit-il, suppose qu’il existe une unicité absolue de chaque civilisation, et qu’il est impossible de trouver un dénominateur commun entre elles. C’est l’essence même de la multipolarité comme pluriversum (p. 124). » L’influence guénonienne – entre autre – y est notable, tout particulièrement dans cet essai. En effet, Alexandre Douguine dessine « le cadre d’une théorie multipolaire de la paix, qui découpe le monde en plusieurs zones de paix, toujours fondées sur un principe particulier civilisationnel. Ainsi, nous obtenons : Pax Atlantide (composée de la Pax Americana et la Pax Europea), Pax Eurasiatica, Pax Islamica, Pax Sinica, Pax Hindica, Pax Nipponica, Pax Latina, et de façon plus abstraite : Pax Buddhistica et Pax Africana. Ces zones de paix civilisationnelle (caractérisées par une absence de guerre) ainsi qu’une sécurité globale, peuvent être considérées comme les concepts de base du pacifisme multipolaire (p. 130) ».
Les civilisations deviennent dès lors les nouveaux acteurs de la scène diplomatique mondiale au-dessus des États nationaux. Cette évolution renforce leur caractère culturel, car, « selon la théorie du monde multipolaire, la communauté de culture est une condition nécessaire pour une intégration réussie dans le “ grand espace ” et, par conséquent, pour la création de pôles au sein du monde multipolaire (p. 127) ». Mais il ne faut pas assimiler les « pôles continentaux » à des super-États naissants. « Dans la civilisation, l’interdépendance des groupes et des couches sociales constituent un jeu complexe d’identités multiples, qui se chevauchent, divergent ou convergent selon les articulations nouvelles. Le code général des civilisations (par exemple, la religion) fixe les conditions – cadres, mais à l’intérieur de ces limites, il peut exister un certain degré de variabilité. Une partie de l’identité peut être fondée sur la tradition, mais une autre peut représenter des constructions innovantes parce que dans la théorie du monde multipolaire, les civilisations sont considérées comme des organismes historiques vivants, immergés dans un processus de transformation constante (p. 131). » Par conséquent, « dans le cadre multipolaire, […] l’humanité est recombinée et regroupée sur une base holistique, que l’on peut désigner sous le vocable d’identité collective (p. 159) ». Ces propos sont véritablement révolutionnaires parce que fondateurs.
Piochant dans toutes les écoles théoriques existantes, le choix multipolaire de Douguine n’est au fond que l’application à un domaine particulier – la géopolitique – de ce qu’il nomme la « Quatrième théorie politique ». Titre d’un ouvrage essentiel, cette nouvelle pensée politique prend acte de la victoire de la première théorie politique, le libéralisme, sur la deuxième, le communisme, et la troisième, le fascisme au sens très large, y compris le national-socialisme.
Cette quatrième théorie politique s’appuie sur le fait russe, sur sa spécificité historique et spirituelle, et s’oppose à la marche du monde vers un libéralisme mondialisé dominateur. Elle est « une alternative au post-libéralisme, non pas comme une position par rapport à une autre, mais comme idée opposée à la matière; comme un possible entrant en conflit avec le réel; comme un réel n’existant pas mais attaquant déjà le réel (p. 22) ». Elle provient d’une part d’un prélèvement des principales théories en place et d’autre part de leur dépassement.
Une théorie pour l’ère postmoderniste
Dans ce cadre conceptuel, le néo-eurasisme se présente comme la manifestation tangible de la quatrième théorie. Discutant là encore des thèses culturalistes du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, il dénie à la Russie tout caractère européen. Par sa situation géographique, son histoire et sa spiritualité, « la Russie constitue une civilisation à part entière (p. 167) ». Déjà dans son histoire, « la Russie – Eurasie (civilisation particulière) possédait tant ses propres valeurs distinctes que ses propres intérêts. Ces valeurs se rapportaient à la société traditionnelle avec une importance particulière de la foi orthodoxe et un messianisme russe spécifique (p. 146) ». Et quand il aborde la question des Russes issus du phylum slave – oriental, Alexandre Douguine définit son peuple comme le « peuple du vent et du feu, de l’odeur du foin et des nuits bleu sombre transpercées par les gouffres des étoiles, un peuple portant Dieu dans ses entrailles, tendre comme le pain et le lait, souple comme un magique et musculeux poisson de rivière lavé par les vagues (p. 302) ». C’est un peuple chtonien qui arpente le monde solide comme d’autres naviguent sur toutes les mers du globe. Son essence politique correspond donc à un idéal impérial, héritage cumulatif de Byzance, de l’Empire mongol des steppes et de l’internationalisme prolétarien.
Alexandre Douguine fait par conséquent un pari risqué et audacieux : il table sur de gigantesques bouleversements géopolitiques et/ou cataclysmiques qui effaceront les clivages d’hier et d’aujourd’hui pour de nouveaux, intenses et pertinents. Dès à présent, « la lutte contre la métamorphose postmoderniste du libéralisme en postmoderne et un globalisme doit être qualitativement autre, se fonder sur des principes nouveaux et proposer de nouvelles stratégies (p. 22) ».
Dans l’évolution politico-intellectuelle en cours, Douguine expose son inévitable conséquence géopolitique déjà évoquée dans Pour une théorie du monde multipolaire : l’idée d’empire ou de « grand espace ». Cette notion est désormais la seule capable de s’opposer à la mondialisation encouragée par le libéralisme et sa dernière manifestation en date, le mondialisme, et à son antithèse, l’éclatement nationalitaire ethno-régionaliste néo-libéral ou post-mondialiste. Dans cette optique, « l’eurasisme se positionne fermement non pas en faveur de l’universalisme, mais en faveur des “ grands espaces ”, non pas en faveur de l’impérialisme, mais pour les “ empires ”, non pas en faveur des intérêts d’un seul pays, mais en faveur des “ droits des peuples ” (p. 207) ».
L’auteur ne cache pas toute la sympathie qu’il éprouve pour l’empire au sens évolien/traditionnel du terme. « L’Empire est la société maximale, l’échelle maximale possible de l’Empire. L’Empire incarne la fusion entre le ciel et la terre, la combinaison des différences en une unité, différences qui s’intègrent dans une matrice stratégique commune. L’Empire est la plus haute forme de l’humanité, sa plus haute manifestation. Il n’est rien de plus humain que l’Empire (p. 111). » Il rappelle ensuite que « l’empire constitue une organisation politique territoriale qui combine à la fois une très forte centralisation stratégique (une verticale du pouvoir unique, un modèle centralisé de commandement des forces armées, la présence d’un code juridique civil commun à tous, un système unique de collecte des impôts, un système unique de communication, etc.) avec une large autonomie des formations sociopolitiques régionales, entrant dans la composition de l’empire (la présence d’éléments de droit ethno-confessionnel au niveau local, une composition plurinationale, un système largement développé d’auto-administration locale, la possibilité de cœxistence de différents modèles de pouvoir locaux, de la démocratie tribale aux principautés centralisées, voire aux royaumes) (pp. 210 – 211) ».
La démarche douguinienne tend à dépasser de manière anagogique le mondialisme, la Modernité et l’Occident afin de retrouver une pluralité civilisationnelle dynamique à rebours de l’image véhiculée par les relais du Système de l’homme sans racines, uniformisé et « globalitaire ». L’unité spirituelle des peuples envisagée par René Guénon et repris par ses disciples les plus zélés exige dans les faits une multipolarité d’acteurs politiques puissants.
Georges Feltin-Tracol
• Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique. La Russie et les idées politiques du XXIe siècle, avant-propos d’Alain Soral, Ars Magna, Nantes, 2012, 336, 30 €.
• Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, Ars Magna, Nantes, 2013, 196 p., 20 €.
• David Bisson, René Guénon. Une politique de l’esprit, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013, 527 p., 29,90 €.
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vendredi, 19 décembre 2014
René Guénon, Roma, Convegno
00:03 Publié dans Evénement, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rené guénon, tradition, traditionalisme, rome, italie, événement | | del.icio.us | | Digg | Facebook