Recension
par Camille Galic, journaliste, essayiste
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Depuis les prétendus printemps arabes et la paupérisation provoquée par la chute du prix des hydrocarbures en Algérie, déjà fragilisée par la succession de l’égrotant Bouteflika, le Machrek et le Maghreb connaissent également une extrême tension, qui provoque un exode massif vers nos pays.
C’est dire si Histoire de l’Afrique du Nord (Egypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc) des origines à nos jours, de Bernard Lugan, vient à point.
Pour son dernier et très ambitieux ouvrage, l’historien africanologue, auquel on doit déjà une Histoire de l’Egypte (1) et une autre du Maroc (2), a étudié son et plutôt ses sujets non pas géographiquement, mais chronologiquement, comme l’avait fait il y a trente ans Jean Duché pour sa passionnante Histoire du Monde (3). Choix judicieux car les destins des contrées concernées, et qui, depuis l’Antiquité ont durablement été soumises aux mêmes maîtres, l’Empire romain puis l’Empire ottoman s’interpénètrent. Avec la lecture « horizontale » adoptée par Bernard Lugan, on discerne mieux les interactions, les similitudes mais aussi les contradictions entre les cinq composantes de la rive sud de la Méditerranée, avec une inexorable constante : le facteur ethnique.
Toute l’Afrique du Nord était en effet peuplée jadis de Berbères (selon l’égyptologue Christiane Desroches-Nobecourt qui ausculta sa momie, l’illustre Ramsès II aurait été un « grand rouquin »). Si, en Egypte, les clans nilotiques furent tôt unifiés par les pharaons, au contraire de ceux du désert libyque, redoutables prédateurs, ce sont les luttes tribales qui, de la Cyrénaïque à l’Atlantique, entraînèrent d’épouvantables carnages et favorisèrent tour à tour les successives occupations étrangères — romaine, vandale, byzantine, arabe, normande, ottomane et enfin française ou italienne —, les chefs locaux s’appuyant sur les nouveaux venus pour neutraliser et/ou massacrer leurs rivaux et les peuples d’iceux. Ces confrontations furent particulièrement sanglantes en Algérie et au Maroc où les différentes tribus ont longtemps joué le Portugal ou l’Espagne pour venir à bout des autres. Et n’est-ce pas la Communauté internationale qui s’est immiscée dans les rivalités tribales du cru pour éliminer le régime de Kadhafi avec ce résultat que la Libye a sombré à nouveau dans les haines ancestrales entre tribus de la Cyrénaïque et celles de la Tripolitaine, sans parler du Fezzan ?
Et quand le soutien étranger ne suffit pas, c’est le respect ou plutôt le non-respect de la religion qui légitime les carnages. Ainsi les Almohades misèrent-ils sur le fanatisme pour renverser la dynastie almoravide considérée comme corrompue par les plaisirs d’Al-Andalus (création berbère, et non arabe, insiste Lugan) puisque les femmes n’y étaient pas voilées et qu’on y écoutait de la musique.
L’arabisation, funeste révolution
Ce sont aussi les Almorades qui unifièrent tout le Maghreb sous la férule marocaine mais, auparavant, ces purs Berbères de l’Anti-Atlas avaient changé la physionomie de la région en ouvrant la voie aux Arabes, comme le rappelle notre auteur : « Sous le règne de Jacoub al Mansour (1184-1199), les tribus arabes Rijah, Jochem, Athbej, Sofyan, Khlot, Attej et Zoghba reçurent l’autorisation de s’installer dans les riches plaines atlantiques, alors peuplées par plusieurs tribus masmouda aujourd’hui disparues ». Ne restait plus aux Berbères restés sur place qu’à fuir vers les montagnes, pour y fomenter de nouvelles séditions, ou à s’assimiler « peu à peu aux Arabes, à telle enseigne qu’aujourd’hui, la plupart des habitants des Doukhala sont persuadés qu’ils sont d’origine arabe ».
Cette révolution, qui irradia dans tout le Maghreb, eut des répercussions aussi durables que funestes : l’agriculture, jusque-là pratiquée par les sédentaires et qui avait fait de la Numidie le « grenier à blé » de Rome, dut céder aux pratiques des nomades, ce qui entraîna des disettes endémiques car, de l’aveu même d’Ibn Khaldoun, « semblables à une nuée de sauterelles, ils détruisaient tout sur leur passage ». Des gigantesques étendues d’alfa qui remplacèrent les champs de blé, on peut tirer du papier ou des paillasses, mais pas du pain. Et le drame de l’Algérie contemporaine est qu’après l’indépendance, comme le rappelle Bernard Lugan, le FLN influencé par Nasser et le jacobinisme français se livra à une arabisation forcenée de ce qui était encore kabyle (« Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes », proclamaient dans les rues d’Alger d’immenses inscriptions après l’indépendance). Avec ce résultat que la Mitidja, cet immense verger naguère si prospère grâce à la colonisation et à l’assèchement des marais, si coûteux en vies humaines, s’est désertifiée et qu’Alger doit importer à grands frais l’essentiel des denrées alimentaires. C’est la « crise du pain » qui favorisa la montée du Front islamique du Salut et provoqua la meurtrière guerre civile qui ravagea le pays après l’annulation des législatives de juin 1990 gagnées par le FIS.
Mais comment les Berbères, par nature insoumis sinon libertaires, et où la christianisation avait été « intense » (600 évêchés identifiés en Afrique du Nord), avaient-ils pu accueillir si rapidement une religion aussi globalisante et dogmatique que l’islam qui, en 714, soit moins d’un siècle après l’Hégire, avait déjà soumis toute l’Afrique du Nord à la loi du prophète ? Du point de vue théologique et sociologique, l’islam est certes « confortable », qui après une profession de foi minimale, la chahada, n’exige l’adhésion qu’aux quatre « piliers », dont seul le ramadan est contraignant, et assure à ses fidèles un statut social et financier privilégié par rapport aux dhimmis. Mais s’y ajoutèrent des motifs économiques et politiques. Ainsi les chrétiens coptes d’Egypte, furieux de voir le concile de Chalcédoine consacrer la prééminence du patriarcat de Byzance sur celui d’Alexandrie avec pour conséquence la primauté de la Nouvelle Rome sur le grand port égyptien comme grande place économique de la Méditerranée orientale, versèrent-ils dans la dissidence, ce qui entraîna une reprise en main musclée sous Justinien et donc une grande rancœur chez les coptes se considérant comme occupés. « Ces luttes internes au christianisme préparèrent donc le terrain aux conquérants arabo-musulmans ».
Cette Histoire de l’Afrique du Nord apprendra – ou rappellera aux plus érudits – quantité d’événements marquants ou de faits moins importants mais révélateurs. Sait-on que l’armée fatimide chiite qui, en 969, marcha sur l’Egypte avant de s’emparer de Damas était « essentiellement composée de contingents berbères » partis de l’Ifrikiya-Tunisie ? Que les Mameluks, cette aristocratie d’« esclaves exclusivement blancs », Slaves, Albanais ou Caucasiens, qui régna plus de trois siècles sur l’Egypte, « méprisaient l’usage des armes à feu » qui « devint même le monopole exclusif des esclaves noirs », considérés comme « une horde méprisable » ? Alors que, comme l’a reconnu le ministre de la Défense Le Drian, « plus de 800.000 Africains attendent en Libye de franchir la Méditerranée » grâce à des passeurs qui leur font miroiter l’Eldorado contre des milliers de dollars, sait-on enfin que, depuis la conquête arabe, ce pays fut la plaque tournante de la traite négrière entre l’Afrique subsaharienne et la Méditerranée, par où transitèrent, selon certains auteurs, plus de cinq millions d’esclaves noirs, razziés par « des esclaves, qui n’étaient pas les moins sanguinaires, opérant au nom de l’islam » ? Une tradition multiséculaire, revivifiée par le catastrophique printemps libyen, auquel, pour notre plus grande honte, la France de Sarkozy cornaqué par Bernard-Henri Lévy apporta aide, subsides et armements.
Eclairé de très nombreux encadrés explicitant les points les plus divers (origine ethnique des anciens Egyptiens, piraterie contre lesquelles les puissances européennes multiplièrent les interventions armées, rôle des gouverneurs ottomans, drame des disparus d’Algérie, etc.) et d’un copieux cahier de 72 pages d’illustrations et surtout de cartes extrêmement bien faites sur l’Afrique du Nord depuis les Romains, les migrations, la progression de l’islam, des invasions et occupations, cette Histoire de l’Afrique du Nord est un indispensable livre de référence. En outre, ce qui ne gâte rien, ce gros livre se lit avec autant d’agrément que d’intérêt.
Camille Galic
15/06/2016
Bernard Lugan, Histoire de l’Afrique du Nord, éd. du Rocher 2016. 732 pages grand format avec index, bibliographie (des noms propres mais non des lieux) et cahier illustré couleur.
Notes :
- 1/Editions du Rocher, 2001
- 2/Critérion, 1992.
- 3/Histoire du Monde, en cinq tomes publiés de 1960 à 1966 par Flammarion.