De cet amas de connaissances que l’on croyait d’abord inutiles et qui peu à peu se sont effacées, disparaissant de notre conscience les unes après les autres, résulte donc pour finir la possibilité d’avoir une pensée personnelle, une vie indépendante et une personnalité autonome. La liberté toujours doit se conquérir : elle se conquiert aussi en classe par des exercices dont le sens n’est pas toujours reconnu ni compris.
Jacqueline de Romilly, Le trésor des savoirs oubliés.
Une réforme scolaire qui travaille à l’abolition des langues mortes en avançant pour argument qu’on n’en a justement pas besoin pour la vie est ridicule. Ce n’est que si l’on en avait besoin pour la vie qu’il faudrait les abolir. Elles n’aident certes pas à demander, par la suite, dans Rome ou Athènes, où se trouvent les choses à voir. Mais elles implantent en nous l’aptitude à nous les représenter. L’école ne sert pas à l’accumulation d’un savoir pratique. Mais les mathématiques assainissent les voies de l’esprit ; et même si l’on doit plancher sur des dates qu’on oubliera sitôt sorti, on ne fait rien d’inutile. […] Ce que l’école est en mesure de faire, c’est de dégager cette brume des choses, dont émerge une individualité. Quelqu’un sait-il encore après des années, de quel drame classique et de quel acte est tirée telle citation, l’école a manqué son but. Mais sent-il où elle pourrait se trouver, alors il est véritablement cultivé, et l’école a pleinement atteint son but.
Karl Kraus, Aphorismes : Dits et Contredits.
Depuis que les hommes accumulent de l’expérience, élaborent un langage et établissent des connaissances, la nécessité d’une transmission de celles-ci aux générations suivantes s’impose tout naturellement. Les sociétés humaines organisées sur un mode tribal de même que les sociétés archaïques numériquement plus importantes ont pu – par absence de moyens pratiques et par précarité – omettre la création d’une institution scolaire, et par conséquent d’un réseau d’écoles chargé de cette transmission. Mais dès que fut atteint un niveau d’organisation suffisant, par le biais entre autres de la sédentarité, accompagné d’une relative sortie de la pénurie en ressources, des écoles furent créées. On en rencontre ainsi dans les cités-Etats de la Grèce ancienne, dans le monde romain et sans doute dans d’autres aires civilisationnelles. Et si elles ne s’adressent qu’à un petit nombre, à une sorte d’élite sociale, ou encore aux seuls garçons, l’idée de leur nécessité est néanmoins très tôt présente dans l’Histoire.
Toutes les sociétés humaines, en fonction de leurs moyens et de leur niveau d’organisation, ont compris l’importance de l’Ecole et ont contribué à renforcer son organisation et son efficacité. Contenus et savoirs se sont enrichis en fonction des connaissances propres à chaque époque. Même les régimes totalitaires du XXème siècle, avec la volonté criminelle de construction d’un « homme nouveau », ont maintenu voire renforcé l’institution scolaire en comprenant l’importance de son bon fonctionnement dans la transmission de connaissances et le rôle central qu’elle représente pour toute société qui souhaite consolider son existence.
La présence d’une Ecole de qualité est d’ailleurs un gage de relatif bon fonctionnement d’une société tendant à la protéger de toute forme de décomposition et de la menace de disparition.
Dès lors, nos sociétés occidentales (globalement l’Union européenne et le continent nord-américain) sont sans doute les premières, non dépourvues de moyens matériels, à réellement s’acharner de manière constante à détruire l’Ecole et à saccager le processus de transmission des connaissances autant linguistiques que scientifiques. Comme dans de si nombreux autres domaines, nous vivons une situation totalement inédite dans ce monde de la marchandisation victorieuse. Le recours à l’expression « destruction de l’Ecole » ne relève pas d’une assertion gratuite et péremptoire, mais au contraire de l’observation précise de ce qui se produit désormais depuis plus de trente ans dans un pays tel que le nôtre. En effet, majorités de droite comme de gauche ont, avec le même zèle, contribué à cette décomposition programmée. Le processus est désormais si bien avancé en France que l’on peut estimer qu’il est en période d’achèvement. Et, si l’on fait exception des rares établissements scolaires protégés, on peut dire que la destruction a déjà eu lieu, qu’il s’agit désormais d’un fait accompli.
Ce que l’École a pu être et ce qu’elle ne doit plus être
De tout temps, l’Ecole a été perçue par les différents régimes politiques rencontrés dans l’Histoire comme un moyen efficace et essentiel d’amélioration des conditions de vie collectives, comme une sorte de mise en adéquation des nouvelles générations avec leurs futures responsabilités morales, collectives et organisationnelles, avec leurs responsabilités d’adultes pleinement assumées. Il s’agissait malgré toutes les inégalités sociales de maintenir voire d’élever le niveau de connaissances moyennes. Le socle de la mise en pratique d’un tel objectif, par exemple en Europe, fut toujours l’organisation d’une institution scolaire qui ait comme finalité de conserver le Passé, de l’honorer et de transmettre son souvenir
La transmission de la langue dans les meilleures conditions était déjà le gage d’une volonté de pérenniser notre culture. La langue commune est le premier élément de constitution d’une communauté politique solide, le véhicule décisif d’une réelle communication au sein de cette communauté, peut-être même la garantie d’une résistance à l’oppression. Pour dénoncer les crimes, les exactions, les injustices, les vulgarités, il faut déjà être capable de les nommer. La maîtrise de l’orthographe, de la grammaire et de la syntaxe, avec un ensemble de mots à disposition, même si cela n’était pas toujours suivi d’une réussite totale selon les conditions individuelles et sociales, était néanmoins encore de mise dans les objectifs comme dans la pratique des programmes scolaires. Le niveau de français d’un élève pourvu de son certificat d’études primaires était d’ailleurs encore jusqu’aux années 60 bien souvent supérieur à celui d’un bachelier moyen d’aujourd’hui dont les « écrits » sont truffés de fautes et l’expression orale déficiente.
N’oublions pas de signaler qu’il n’a pas été nécessaire d’attendre la fameuse « Ecole de la République » pour qu’un authentique apprentissage de la langue française soit accompli. A l’évidence, sous l’Ancien Régime, les écoles existaient déjà même si le clergé en avait alors la responsabilité. D’ailleurs, il n’est pas inutile de préciser, à l’encontre de nos oppresseurs contemporains qui aiment à peindre notre époque sinistre comme celle de l’épanouissement illimité, opposée à un Passé de ténèbres, que la volonté d’endoctrinement y était sans doute moindre qu’avec l’avènement de la République bourgeoise.
La richesse des contenus d’enseignement primaire puis secondaire se traduisait donc notamment dans celui du français et de son usage littéraire et poétique, mais s’étendait plus généralement aux Humanités, à l’Histoire ou encore à la philosophie.
De plus, lorsque les sciences connurent un fantastique développement, avec des retombées technologiques parfois néfastes, un enseignement axé sur ce type de savoir vit le jour, parcellaire mais réel, parallèlement au maintien de la transmission des Humanités.
Jules Verne avait pu imaginer, dans son ouvrage posthume « Paris au XXème siècle », un monde où la Science a triomphé et où l’on constate une invasion déraisonnable des savoirs techniques dans l‘instruction publique. Parallèlement, les disciplines littéraires sont rendues quasiment criminelles et hors la loi, avec l’abandon emblématique du grec et du latin. Ce triomphe de la Science aboutit, dans cette fiction littéraire, à une société déshumanisante. Livre déjà prémonitoire, l’auteur ne pouvait néanmoins pas prévoir qu’au-delà de la littérature, et des arts en général, c’est toute transmission de connaissances, même d’ordre scientifique et technique, pourtant moteur de notre société contemporaine technophile, qui serait un jour elle-même condamnée.
Par conséquent, longtemps dans notre pays l’enseignement primaire est resté globalement de qualité. Et, s’il est entendu que seule une infime minorité issue des classes populaires avait accès à l’enseignement secondaire et a fortiori supérieur, ces étapes avancées des circuits scolaires conservaient leurs exigences et n’étaient pas totalement hermétiques à l’intégration d’élèves issus de ces mêmes classes populaires.
C’est sans doute aussi cette tendance dangereuse à l’infiltration par les pauvres qu’il fallait interrompre. L’instauration d’un « collège unique » à caractère massifiant a procédé de cette volonté politique en initiant la dégradation et la corruption de l’institution scolaire. Comme c’est le plus souvent le cas là où règne la marchandise, on peut être assurés que si un bien ou un service est de qualité, il reste rare et peu accessible en dehors des moyens dont dispose une élite sociale. A l’opposé, dès qu’il se démocratise, c’est-à-dire se massifie, ce bien perd nécessairement ses attributs de qualité pour se transformer en ersatz dégradé destiné au plus grand nombre. La même logique délétère se retrouve autant dans le cas d’un produit alimentaire disponible au supermarché, d’une destination de voyage prolétarisée offerte par l’industrie du tourisme que dans celui des contenus d’enseignement public de masse.
Nous ne ferons toutefois pas abstraction du fait que l’enseignement pouvait être dévoyé et parfois vécu dans le malaise par un excès d’autoritarisme que l’on ne doit pas confondre avec la nécessité d’une autorité en matière de transmission de connaissances. Le régime politique pouvait très bien mettre en œuvre par ce biais une contrainte sociale plus ou moins avouée en formatant les esprits à la soumission de classe mais cela relevait plutôt d’une discipline implacable et d’un discours moral hypocrite servant les intérêts de la bourgeoisie au pouvoir. On retrouve la description d’une telle situation dans les romans de Jules Vallès par exemple.
Une fois laissé de côté l’aspect autoritaire, avec ses dérapages, l’exigence d’une transmission se perpétuait, l’objectif de maîtrise de la langue, l’acquisition d’un minimum de connaissances historiques et une approche des techniques de calcul et de géométrie persistaient. L’arme principale de la classe dominante résidait plutôt dans la réduction du temps de scolarité en termes d’années du fait de la contrainte du travail précoce des enfants et adolescents imposé aux familles populaires.
Exclure les savoirs de L’École pour mieux y faire entrer la propagande
Dès le début des années 80, le Pouvoir a compris la nécessité de rompre avec la tradition de qualité maintenue dans l’institution scolaire, en produisant rapidement un ersatz d’enseignement.
Pour y parvenir, il fallait donc en finir avec toutes les techniques d’enseignement qui avaient fait leurs preuves. La dictée devait devenir autodictée, la pratique du calcul mental disparaître par l’usage de la calculette, l’entretien de la mémoire par un « par cœur » bien dosé se voir substituer un papillonnage hâtif sur des textes vides de sens, la lecture des grands auteurs être remplacée par de la « littérature jeune », les théorèmes et les démonstrations mathématiques être balayés par l’apprentissage besogneux de « savoir-faire », l’enseignement de l’Histoire devenir un commentaire de phénomènes de société pour finalement ne présenter que des lambeaux de notions sans chronologie, les sciences de la vie être ramenées à la publicité pour une sexualité précoce déshumanisante, à la propagande pour les OGMs et au principe de précaution hypocrite, la science expérimentale être abaissée à la « techno » ou encore la réflexion personnelle se voir réduite au pillage inconséquent d’Internet. On n’en finirait pas de décrire toute l’indigence de cet enseignement misérabiliste.
Et comme si la destruction des pratiques pédagogiques d’antan ne suffisait pas, le Pouvoir se décida à tailler férocement dans les programmes et les contenus de chaque discipline. Alors que dans la période antérieure, il ne serait venu à l’idée de personne d’alléger ou de faire disparaître des pans entiers d’enseignement, tous les excès vont désormais progressivement devenir possibles jusqu’à la caricature. Ainsi, on n’hésitera pas à substituer au français et au calcul pourtant essentiels, des activités sans doute plus « fun » telles que la pratique du hip hop ou de la danse africaine, une éducation à la diversité et à la tolérance, une éducation à la sexualité pouvant aboutir à l’intervention d’un militant de la cause homosexuelle, voire même, plus récent encore, un projet pédagogique dans le cadre duquel un référent extérieur initiera à la soumission idéologique du moment.
La profondeur du saccage est désormais abyssale. Un ministre de l’Education nationale des années 90, aujourd’hui oublié, nous avait d’ailleurs prévenus en affirmant que « ce n’est pas à l’élève à s’adapter à l’Ecole mais à l’Ecole à s’adapter à l’élève. », aveu d’un fantastique mépris pour la masse et d’une volonté politique de régression de la conscience et de l’intelligence.
De plus, de la même manière que pour tout autre sujet où la destruction s’accomplit sans fard, n’oublions pas qu’il s’agit toujours d’un jeu de dupes. En effet, un ministre de l’Éducation nationale pourra déclarer que la dictée, le calcul, les savoirs fondamentaux et la maîtrise de la langue sont sa priorité et n’ont jamais cessé de l’être, tout en instaurant en même temps une organisation de la scolarité objectivement contraire à ces déclarations vertueuses. De la même manière, un président peut tout aussi bien déclarer la guerre à la finance et être acoquiné de la plus criante façon avec les milieux financiers : l’outrecuidance de notre médiocre représentation politique est désormais sans limites. La désinformation et la pratique de l’enfumage restent des techniques de base dans le discours médiatique adressé aux foules modernes.
Qu’est-ce qui pouvait être un premier élément de rupture ?
En France, nous l’avons dit, on peut situer la rupture avec la « tradition » dans l’instruction publique au début des années 80. A la lecture de Hannah Arendt, on s’aperçoit que ce phénomène de destruction avait déjà pris place aux Etats-Unis dès le tournant des années 50/60, et nous n’avons pas lieu de nous en étonner. Le modèle américain est en tout point adopté en Europe, avec un peu de retard mais souvent avec un zèle plus destructeur. En effet, les Etats-Unis représentent la pointe extrême du laboratoire de la falsification en tout domaine en jouant de manière permanente de l’illusion de la liberté individuelle pour mieux écraser l’individu dans un monde uniquement voué aux plaisirs grotesques de la consommation et à la logique du «tu gagnes ce que tu vaux, tu vaux ce que tu gagnes ». Les Etats-Unis étaient et restent le modèle indépassable pour toute entreprise d’abrutissement efficace des masses.
Or, l’Ecole fut originellement conçue pour être en pratique le lieu où les enfants, plus tard les adolescents, sont temporairement « retirés » du monde dans lequel ils sont immergés. Ils peuvent ainsi acquérir du temps et un espace propices au recul, à la distanciation et à la concentration d’esprit échappant aux contraintes quotidiennes d’un monde déjà donné et souvent en grande partie affecté à la survie économique. L’Ecole permettait ainsi de mettre en place pendant quelques heures au quotidien une distance avec le monde afin de mieux le comprendre, le renforcer peut-être ensuite, mais aussi pourquoi pas le transformer dès lors que l’individu disposait de connaissances et d’un pouvoir de comparaison. Cette « sortie du monde » était la condition essentielle à ce retour sur soi, à cette construction de l’individu, momentanément émancipé des contraintes sociales extérieures et du règne de la vitesse, du rythme imposé par la production et la consommation.
En pratique, l’élève découvrait donc sur les bancs de l’Ecole qu’il existait autre chose que le quotidien imposé. Si ses parents, par bonheur, étaient conscients de l’importance de ces connaissances, l’enfant pouvait alors découvrir d’autres horizons, dans un aller et retour fructueux entre la famille et l’Ecole, et acquérir les premiers éléments d’une forme d’autonomie, le moyen de s’orienter par lui-même dans la jungle des connaissances, des écrits et des idées.
L’élève pouvait ouvrir son imaginaire sur le Passé, et ainsi concevoir le lien culturel, le maillon nécessaire dont il était potentiellement détenteur. Il y avait moyen d’œuvrer à une continuité entre les hommes du Passé, avec leurs réussites et leurs échecs, et le Futur que les jeunes générations étaient en passe de produire. Voilà bien le danger parfaitement identifié pour les modes post-modernes d’oppression des individus. Les jeunes générations doivent impérativement se considérer comme les premières, comme créatrices de leur monde sans notion d’héritage et ainsi ne rien devoir à ceux qui les ont précédées. Les parents eux-mêmes sont devenus suivistes plus que réellement moteurs de l’éducation de leurs enfants, culpabilisés pour leur incompétence d’éducateurs non professionnels. A ce propos, on peut même rappeler que le sort désormais peu enviable des parents dépossédés de leur fonction éducative par l’Etat et le divertissement (à l’exception d’une minorité résistante), s’apparente plus que jamais à ce que décrivait dès 1978 Guy Debord dans son film « In girum imus nocte et consumimur igni » :
« Ils sont même séparés de leurs propres enfants naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien. On leur enlève en bas âge le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus les opinions informes de leurs parents et sourient de leur échec flagrant, méprisent non sans raison leur origine et semblent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ces domestiques qui les ont par hasard engendrés. Ils se rêvent les métis de ces nègres-là. »
Depuis le temps pas si lointain de cette analyse lucide, l’ensemble s’est considérablement dégradé. On peut même affirmer maintenant que le « spectacle régnant » auparavant encore extérieur à la pratique scolaire ou présent de manière balbutiante, a pénétré victorieusement dans l’enceinte de l’École pour décupler son efficacité au niveau de la technique d’abrutissement des masses. C’est à l’introduction de ce « spectacle régnant » et de lui-seul, au sein de l’École, que travaillent désormais sans relâche nos réformateurs d’État.
Une génération qui se croit la première est une génération manipulable à souhait et c’est bien pour cela que depuis environ trente ans nous n’avons jamais vu de jeunesse aussi soumise, vautrée dans l’adhésion à son époque et seulement capable de pseudo révoltes suggérées voire imposées par l’Etat et ses médias.
Pour cela, il a fallu au contraire des époques précédentes, « faire rentrer le monde » dans l’enceinte de l’Ecole pour finalement en expulser tout ce qui était le propre de l’institution scolaire qui va de pair avec un conservatisme nécessaire puisqu’il s’agit d’une transmission. Le conservatisme en l’occurrence n’a rien de péjoratif, comme l’avait bien compris l’écrivain italien Leonardo Sciascia qui déclarait que :
« L’unico modo di essere rivoluzionari, è quello di essere un po’ conservatori. Al contrario del reazionario, che vuol tornare al peggio, il conservatore è colui che vuol partire dal meglio, che vuol conservare il meglio. / “La seule façon d’être révolutionnaire, c’est d’être conservateur. Au contraire du réactionnaire qui veut retourner au pire, le conservateur est celui qui veut partir du meilleur, qui veut conserver le meilleur.”
Dans la pitoyable France de 2015, on est évidemment aux antipodes de cette vision. Nos dirigeants actuels auront plutôt le souhait de détruire frénétiquement le meilleur pour instaurer le pire, un « pire » qu’ils échouent à trouver dans le Passé et qu’ils sont bien contraints d’instaurer artificiellement et autoritairement. C’est en cela qu’ils sont effectivement à leur manière méprisable des révolutionnaires, au sens où un blackberry, un soda, un micro-ondes ou un éco quartier seront également révolutionnaires.
Arguant de cette nécessité d’introduire à toute force le monde extérieur dans l’École, des professionnels de l’éducation n’ont pas hésité à déclarer que « désormais l’information est partout ». On notera au passage le glissement sémantique de la notion d’instruction ou de connaissance vers cette notion impalpable d’information. Partout, cela signifie présente de manière chatoyante à la télévision, sur Internet, sur un panneau d’affichage, dans une publicité ou dans une chanson. Et si le monde extérieur n’entre pas suffisamment rapidement dans l’enceinte scolaire, on n’hésitera pas à faire sortir l’élève de l’École avec l’accumulation délirante des sorties que l’on tente d’habiller d’un vernis culturel. Au contraire, il ne s’agit le plus souvent que de renforcer la décérébration des jeunes en les guidant vers des loisirs qu’ils connaissent déjà par eux-mêmes de manière bien plus efficace. D’ailleurs, même dans le cas de réelles sorties culturelles dont nous ne nions pas l’existence et qui ciblent par exemple des musées ou des théâtres, ce n’est pas à l’Institution scolaire à organiser ce genre d’activités, mais aux familles. En effet, qu’est-ce qui sera le plus déterminant en fonction du temps scolaire disponible pour tenter de pallier les retards d’instruction dus éventuellement au milieu social d’origine et pour soi-disant « lutter contre les inégalités », ce qui semble être devenu l’objectif majeur des oligarques : accompagner les enfants au musée, au cinéma, ou leur fournir tous les éléments d’instruction nécessaires au développement de leur intelligence et à leur possibilité d’émancipation dans l’enceinte de l’École ?
Pour nos oppresseurs, il faut agir sur les esprits dès le plus jeune âge pour construire la servilité et organiser la débilité de masse et l’École traditionnelle restait un obstacle majeur à ce projet. Leur premier objectif fut donc de dé-sanctuariser l’École en y faisant pénétrer tout ce qui relève du journal de 20 heures et tout ce qui touche à la catégorie de l’information, c’est-à-dire de l’endoctrinement général imposé aux masses. Sur ce plan, on peut affirmer que c’est une parfaite réussite. Notons ainsi que la rapidité et la réactivité des techniques d’édition et d’impression scolaires, soumises au diktat étatique, sont stupéfiantes. Ainsi l’on pourra ressentir quelque surprise à voir un acte terroriste et son spectacle, à impact polymorphe sur la psychologie des foules, perpétré au mois de janvier de l’année courante, et déjà mentionné et commenté dans des manuels scolaires mis en circulation à la rentrée de septembre de la même année.
Laissons de côté la vision irénique qui ne veut voir en ce domaine qu’une compétition entre pédagogies qui aurait finalement abouti à la victoire d’un « pédagogisme » aveugle
Réformer est l’objectif de chaque ministre analphabète de la « déséducation nationale » depuis le début des années 80. Les programmes doivent être détruits et ils le sont. Il n’en faut pour preuve que l’observation comparée des manuels scolaires quelle que soit la discipline, entre ceux du début des années 80 avec un fort contenu en texte et une certaine densité typographique et ceux d’aujourd’hui où l’iconographie la plus agressive prédomine, où le texte disparaît. Ce phénomène fait toujours plus ressembler les manuels scolaires à des revues du genre de celles que l’on peut trouver dans les salles d’attente des cabinets médicaux. Nous vivons sous le règne de la dictature de l’image et il ne faut donc pas s’en étonner.
Mais dans tous ces bouleversements, ne nous leurrons pas. Il n’y a pas de bataille entre des pédagogies contrastées, entre celle d’hier et celle d’aujourd’hui, ni l’instauration d’un « pédagogisme » délirant qui serait en quelque sorte une erreur d’appréciation, un aveuglement irresponsable d’idéologues. Non, il s’agit bien d’une volonté politique que des crétins stipendiés vêtus de leur vernis d’expert ou de spécialiste des sciences de l’éducation, héritiers minables de l’arnaque structuraliste, ont la charge d’imposer en habillant l’ensemble d’une apparente pensée scientifique. Il s’agit de faussaires nommés par des dirigeants intéressés à la progression de l’acculturation, à la perte des simples notions de logique formelle, à la disparition du pouvoir de comparaison et à l’abrutissement généralisé.
On remarque encore une fois, sur ce thème de l’éducation, la parfaite collusion des oligarques soutenus par leurs divers relais politico-médiatiques avec les gauchistes estampillés par le Système comme « seule critique permise ». Tous militent pour une libération d’avec la tradition, une refonte complète des enseignements à dépoussiérer d’urgence, et surtout un combat acharné contre l’élitisme afin bien sûr de lutter contre les inégalités. La ficelle est grosse et les imbéciles d’extrême gauche oublient ainsi bien facilement l’importance toujours accordée à l’instruction avec des exigences réelles de travail et d’effort personnels, dans les milieux libertaires dès le 19ème siècle. Au sein du mouvement ouvrier en général l’instruction avait très tôt été perçue comme une des clefs essentielles à l’émancipation ouvrière. Ainsi, un roman tel que « Martin Eden » de Jack London retrace avec brio le récit de la vie d’un individu qui se hisse à la conscience et à la force de l’argument subversif grâce à l’étude acharnée dans les bibliothèques, en dehors de ses épuisantes heures de travail. Le socialiste Jack London qui imagina aussi avec perspicacité l’écrasement de la classe laborieuse dans un autre roman, « Le talon de fer », aurait certainement apprécié à sa juste valeur ces transformations imposées par l’Etat inféodé au Marché.
N’oublions pas non plus que ce projet politique répressif, au-delà du seul objectif d’abrutissement, vient renforcer la dictature économique d’ensemble dans tous les secteurs de la société et par conséquent sans en omettre l’École qui avait pu, comme la Famille, conserver malgré tout quelque protection obsolète. Appartenant au monde de l’Economie toute-puissante et à sa logique marchande outrancière, l’École doit ainsi s’adapter aux nouveaux rapports de production, à la logique d’accumulation du Capital et à sa mondialisation forcenée. La dégénérescence de la notion de Travail toujours plus activement remplacée par l’imprécision de ce que recouvre désormais la notion d’Emploi, est aussi une cause principale de cette destruction. En fait, il s’agit d’adapter l’École à un monde où le travail est délocalisé et où il est toujours plus appauvri dans sa pratique quotidienne individuelle. Il devient même parfois difficile de cerner quelle est la véritable activité des individus. Au temps de l’économie capitaliste encore nationale, un tant soit peu paternaliste, en phase d’expansion industrielle, on pouvait avoir besoin d’une main-d’œuvre alphabétisée et locale. On voulait des ouvriers spécialisés, des techniciens, des ingénieurs de divers niveaux. Désormais, alors que le travail productif est délocalisé en Chine, ouvriers spécialisés et techniciens ont disparu pour être remplacés par des vendeurs ou des employés des services, corvéables à souhait et non délocalisables. Ces derniers sont maintenus dans une insécurité permanente du fait de leur absence organisée de compétences réelles et solides susceptibles de les rendre un tant soit peu exigeants quant à leurs émoluments et fiers de leur savoir. Au lieu de cela, on les fait vivre dans une situation de culpabilité où règne la mendicité à l’égard de l’emploi à n’importe quel prix. Nous ne discuterons pas plus avant cet aspect de l’interaction École / Travail, ou plus exactement dégradation de l’École / décomposition du Travail, qui mériterait à lui seul un article entier. Il est cependant certain qu’avec de telles perspectives professionnelles sous le règne du salariat précarisé, il n’est pas très utile de contribuer à ce que les nouvelles générations maîtrisent la langue, connaissent l’Histoire de leur pays ou possèdent de solides notions scientifiques.
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Rarement une classe dominante n’aura manifesté autant de mépris à l’égard de la Culture, du Beau et de l’Intelligence. Ses représentants sont parfaitement conditionnés à la logique de l’accaparement, de la prédation de classe, souvent même représentatifs d’une forme de pathologie mentale où l’absence de scrupules moraux, le non-respect de la parole donnée et une aptitude forte à la trahison sont devenus monnaie courante. Ils ont perdu depuis longtemps, à la différence de l’ancienne bourgeoisie encore détentrice d’un minimum de vernis culturel, toute proximité avec notre culture et ses trésors. Fantoches vils et veules, ils s’ébrouent devant les caméras en laissant devenir visible l’étendue de leur ignorance quand l’expression orale pitoyable qui les caractérise en fournit tous les jours un témoignage consternant.
Si tout ceci a été rendu possible, ce n’est pas grâce à l’intelligence corruptrice d’une classe dirigeante particulièrement douée dans les techniques d’oppression et de manipulation, mais bien plutôt du fait de l’attentisme, de la passivité, de la lâcheté quand ce n’est pas de la complicité ou de l’adhésion enthousiaste et imbécile d’une majorité des enseignants et des parents, dont la fonction première aurait été de résister à l’arnaque. Les programmes scolaires et une pédagogie authentique sont en quelque sorte l’outil de travail des enseignants. On leur casse autoritairement à grand renfort d’inspection terroriste et de discours lénifiants sur une nécessaire modernisation, et ils ne s’insurgent pas. La faculté d’adaptation de l’homme moderne est décidément sans bornes.
Patrick Visconti
Article initialement paru dans le numéro 72 de la revue Rébellion.