« Iran. L'irrésistible ascension »
Par Robert Baer,
L’Iran, une superpuissance émergente
Paru au beau milieu de la campagne présidentielle aux Etats-Unis, le nouveau livre de Robert Baer invite les futurs dirigeants de Washington à opérer une profonde révision, pour ne pas dire une révolution de la stratégie américaine au Moyen-Orient. Cet ancien officier de renseignement de la CIA, spécialiste du Moyen-Orient et familier de ce terrain d’opérations depuis le début des années 1980, s’est illustré en publiant plusieurs ouvrages, devenus célèbres. Dans « Or noir et Maison blanche », il donne un éclairage inédit sur les réseaux de connivence entre Washington et Riyad. Dans « La chute de la CIA », il prononce un vibrant plaidoyer pour un retour aux fondamentaux du métier d’agent de renseignement, qui, selon lui, ne peut être qu’un guerrier armé d’une excellente connaissance de l’ennemi et non un post-adolescent jouant à la guerre par écran interposé… Le scénario du film « Syriana » (2006),de Stephen Gaghan, a été très largement tiré de ces deux ouvrages. D’ailleurs, le héros, joué par George Clooney, n’est autre que Robert Baer lui-même, affublé d’un pseudonyme… Sous le titre « The Devil We Know : Dealing with the New Iranian Superpower », Baer achève donc une sorte de trilogie. Il donne une analyse documentée du nouveau rapport de force régional, instauré par la présence militaire américaine en Irak depuis 2003. En conclusion, il propose d’ouvrir une nouvelle voie, pour le moins radicale si l’on s’en tient à la doctrine de l’ « Axe du Mal » jusqu’ici prévalente : l’Iran doit devenir l’autre partenaire de Washington au Moyen-Orient, l’autre pilier de la stratégie des Etats-Unis dans la région, en d’autres termes l’alter egogéostratégique de l’allié Israël…
A l’aune des doctrines géopolitiques américaines (Nicholas Spykman, puis Zbigniew Brzezinski), l’Iran, verrou stratégique du continent eurasiatique, constitue depuis la fin de la seconde guerre mondiale une pièce maîtresse sur le grand échiquier des jeux d’influence entre les grandes puissances. La révolution islamique de 1979 avait profondément ébranlé les cadres d’analyse et de prévision du Pentagone et de Langley, conduisant Washington à un rapprochement plus étroit que ce qui n’était vraiment souhaité avec l’Arabie Saoudite. Cette alliance américano-saoudienne a produit de coûteux dégâts collatéraux, en favorisant par exemple la constitution de puissants (et incontrôlables) réseaux de l’islam sunnite radical, armés par Washington et financés par Riyad, réseaux néanmoins indispensables - faute de pouvoir intervenir à partir du territoire iranien - pour faire la guerre contre l’URSS en Afghanistan. Pour Baer, ces expériences devraient logiquement conduire les Américains à renoncer à prendre appui dans le monde sunnite, qui ne compte aucun Etat qui soit à la fois viable et fiable, et se tourner vers le chef de file du monde chiite, l’Iran, seul Etat du Moyen-Orient (avec Israël) qui soit doté d’une véritable stratégie et qui ait remporté des victoires significatives au cours de ces trente dernières années. L’Iran « a déjà battu l’Amérique » en Irak - voisin arabe de l’Iran, dont la population est à 60% chiite - et tire le meilleur profit d’une situation de chaos qui lui permet « d’annexer une large portion de l’Irak sans tirer un seul coup de feu ». En occupant militairement l’Irak, « les Etats-Unis auront livré un autre pays arabe à l’Iran sur un plateau - un nouveau joyau pour sa couronne impériale ». L’observation de ce qui se passe à Bassorah (Basra), grande ville du sud de l’Irak, située à 550 km de Bagdad sur le Chatt-al-Arab - la voie d’eau qui relie le Tigre et l’Euphrate au Golfe persique - seul accès maritime du pays et principale voie d’exportation de son pétrole, permet à elle seule de saisir le « paradigme iranien de l’expansion ». Cette ville, qui constitue donc le « cœur de l’économie irakienne », « ne fait plus réellement partie de l’Irak », ne serait-ce que parce qu’aujourd’hui, à Bassorah, « la monnaie de référence est le toman iranien » et que dans toutes les provinces méridionales de l’Irak, dont Bassorah est la métropole, « la police, les services secrets, les hôpitaux, les universités et les organisations sociales (…) ne répondent pas aux autorités de Bagdad, mais aux partis politiques et autres groupes chiites soutenus par l’Iran ». Dès lors, il est envisageable que demain, « l’Iran détiendra de facto le pouvoir sur le pétrole irakien », ce qui lui conférera un poids accru au sein de l’OPEP et lui permettra de rivaliser encore davantage avec l’Arabie Saoudite, à laquelle l’Iran chiite dispute aussi la primauté au sein de l’islam et le contrôle des lieux saints de La Mecque…
C’est dans le très chaotique Liban du début des années 1980, où l’agent Baer a d’ailleurs connu sa première expérience du terrain moyen-oriental, que la jeune république islamique d’Iran a fourbi ses premières armes impériales. Soutenant et armant les milices chiites du Hezbollah, l’Iran a expérimenté et développé tout à la fois l’art de la guerre asymétrique et la stratégie d’instrumentalisation politique des minorités chiites. En 2000, l’ayatollah Khamenei, successeur de Khomeini en tant que Chef suprême - le véritable pouvoir exécutif de l’Iran - déclarait publiquement : « le Liban est la plus grande réussite de l’Iran en termes de politique étrangère ». En 2006, l’Iran remportait, par Hezbollah interposé, une victoire militaire aussi stupéfiante que décisive contre Israël, attestée en ces termes par le rapport de la commission Winograd, la commission d’enquête mandatée par le gouvernement israélien pour analyser la guerre de trente-quatre jours de 2006 : « une organisation semi-militaire de quelques milliers d’hommes a résisté, pendant plusieurs semaines, à l’armée la plus puissante du Moyen-Orient, qui jouissait d’une supériorité aérienne totale, d’une taille et d’avantages technologiques considérables ». Pour Baer, sa grande maîtrise de la guerre asymétrique, qui combine terrorisme et méthodes conventionnelles, met l’Iran à l’abri du besoin de l’arme atomique. Entretenu à dessein par le lobby pro-israélien, le spectre de la bombe iranienne devrait être rangé au rayon des fantasmes et autres accessoires idéologiques obsolètes qui, regrette vivement l’auteur, sont toujours de mise dans la réflexion géopolitique américaine, brouillant les pistes et désinformant les élites occidentales sur les réalités du Moyen-Orient. « Non seulement l’Amérique se bat encore comme en 1939-1945, mais elle considère le monde en termes d’idéologies du XIXe siècle - fascisme, communisme, libéralisme et démocratie (…) En rangeant l’Iran dans la catégorie des “islamofascistes“, nous commettons une erreur majeure ». Il convient de contrer l’opinion dominante en vertu de laquelle l’Iran, au demeurant « société fermée, profondément xénophobe et paranoïque », est en proie à un régime totalitaire. Baer explique que le président Ahmadinejad - dont les vaticinations négationnistes et la rhétorique anti-occidentale abreuvent le moulin de la diabolisation de l’Iran, thème fort prisé par les médias occidentaux - dispose d’un pouvoir très restreint. Le véritable pouvoir est placé entre les mains de l’ayatollah Khamenei, à la fois « ecclésiastique, médiateur, dictateur, commandant militaire et chef de la police », dont la « façon de gouverner tient plus du pape du XIIe siècle que du président américain ou d’un fasciste totalitaire à la Adolf Hitler ». En Iran, tout ce qui relève du pouvoir politique est secret, et l’a toujours été. Aucun des circuits de la prise de décision n’est véritablement connu, l’art consommé de la manipulation du secret étant considéré comme un attribut essentiel du politique. Le Prince, s’il n’est pas identifié clairement, existe bel et bien à Téhéran, mais il faudra, prévient Baer, se contenter de traiter avec ses émissaires, sans que cela ne mette en cause la confiance au cours des négociations et tractations. La maîtrise du secret s’accompagne de celle du double langage, qu’il faut apprendre à décrypter, dans la mesure où la scansion de slogans anti-occidentaux lors des fréquentes manifestations de rue se conjugue parfaitement avec une très grande connaissance, par les Iraniens, de la société occidentale par le biais d’internet et des séries télévisées, d’autant qu’il existe en Iran « ce qui n’existe dans aucun pays arabe : une véritable classe moyenne » … Baer cite fort opportunément les propos d’Amin, un ami iranien : « l’Iran est un pays sous le voile des apparences. Et ce voile, ce n’est pas les Iraniens qu’il aveugle (…) Les Américains voient le turban, pas le cerveau »...
L’administration Obama saura-t-elle, mieux que la précédente, considérer l’Iran dans son « irrésistible ascension » et en tenir compte? Tout semble indiquer que le nouveau locataire de la Maison blanche, loin d’écouter les conseils de Robert Baer, poursuivra la politique d’alliance inconditionnelle à Israël, dont l’offensive menée ces dernières semaines dans la bande de Gaza visait non seulement à frapper le Hamas, mais aussi à tester la capacité de Téhéran à « tenir ses troupes », c’est-à-dire à contrôler le Hezbollah libanais pour l’empêcher de voler au secours de son allié, le Hamas… Toutefois, le redéploiement annoncé de l’effort stratégique vers l’Afghanistan pourrait conduire les Etats-Unis à tenir compte de l’Empire iranien émergent. En effet, sur quel voisin de l’Afghanistan s’appuyer pour mener à bien une telle entreprise ? Sur le Pakistan, en voie d’effondrement ? Sur les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, sans l’accord de la Russie, plus que jamais irritée par le déploiement du bouclier anti-missiles en Europe de l’Est ?... Robert Baer dégage quelques lignes de force utiles qui permettent d’envisager l’avenir à moyen terme et montrent toutes que la politique américaine actuelle aboutit à coup sûr à une impasse. Animé d’une irrépressible ambition impériale, l’Iran va s’imposer comme une incontournable puissance régionale. Au-delà de son implantation au Liban et en Irak, Téhéran va poursuivre sa stratégie d’instrumentalisation de l’islam chiite au Bahreïn. Ce petit archipel, seule monarchie du Golfe à majorité chiite, pourrait devenir la tête de pont d’une stratégie iranienne de contrôle du détroit d’Ormuz et, par ce biais, de l’ensemble du Golfe persique, une zone par laquelle transite plus de la moitié du pétrole importé par les pays de l’OCDE… L’Iran détient également certains atouts maîtres sur le terrain afghan et même au Pakistan, un pays où vit une forte minorité chiite (20% de la population). Il faut également rappeler que l’Azerbaïdjan, le voisin post-soviétique du nord, est lui aussi à majorité chiite. Mais toute stratégie d’influence iranienne dans ce pays pourrait mettre en péril l’équilibre interne de l’Iran lui-même, un « Empire multiethnique » où les Persans ne représentent que 51% de la population et les Turcs azéris 24%… Baer rappelle à ce sujet un fait majeur, souvent ignoré : les Turcs azéris constituent la grande majorité de la population de la capitale, Téhéran. S’il est une minorité transfrontalière qui fait l’objet de toutes les attentions de l’Iran, c’est bien la minorité kurde, à cheval sur les territoires de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie et de la Turquie. Selon Baer, Téhéran mène une politique active d’instrumentalisation de la minorité kurde de Turquie en soutenant discrètement les bases arrière du PKK. La Turquie, ce « pilier oriental de l’OTAN » (George Bush) est d’ailleurs, selon l’auteur, la prochaine cible de l’Iran… Ce livre passionnant et stimulant recèle bien d’autres informations (notamment un utile glossaire) et réflexions intéressantes encore, notamment un chapitre tout à fait instructif sur la distinction entre les notions de martyr (chiite) et la pratique (sunnite) des kamikazes… Cet ouvrage est à lire et à méditer. Seule ombre au tableau, et elle est de taille : l’éditeur français n’a pas songé à faire figurer une carte ! Vaillants lecteurs, à vos atlas !
Antoine de Fixey
Polémia
27/01/09
Robert Baer, « Iran. L’irrésistible ascension », éd. Jean-Claude Lattès, (trad. Marie de Prémonville) 2008, 382 p.
Antoine de Fixey